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60 L'ornement de la masse 1 Diverses sont lcslignes dt: la vie, Comme dîvers chemin:; el des montagnes les pimites, Ce qu'ici nous 'Jommes, un Dieu lil·bas peut le [parfaire, Avec des harmonies, el la paix, récompense [étertlelle. HôlderHn. Le lieu qu'une époque occupe dans le processus historique se détermine de manière plus pertinente à partir de l'analyse de ses manifestations discrètes de surface, qu'à partir des jugements qu'elle porte sur elle-même. Ceux-ci, en tant qu'expression des tendances du temps, ne sont pas des témoignages concluants sur l'état d'esprit global du siècle. Les premières, par leur caractère inconscient, donnent directement accès au contenu fondamental de la réalité existante. Inversement, leur interprétation est liée à la connaissance de celui-ci. Le contenu fondamental d'une époque et ses mouvements demeurés Inaperçus s'éclairent mutuellement. 2 Dans le domaine de la culture physique, qui s'empare même des journaux illustrés, il s'est opéré imperceptiblement un changement de goût. Cela a commencé avec les Tiller girls. Ces produits des usines de distraction américaines ne sont plus des jeunes filles particulières, mais des groupes indissolubles de jeunes filles dont les mouvements sont des démonstrations mathématiques. Si, dans les revues, elles Se constituent en véritables figures, ce qui se déroule sur le sol australien ou indien) sans parler de l'Amérique! ce sont toujours, dans le même stade bondé, des représentations d'une égale précision géométrique. Et la moindre petite localité où elles ne sont pas encore parvenues est informée il leur sujet par les actualités de la semaine. Un simple regard sur l'écran montre que les ornements Se composent de milliers de corps, des corps en maillots de bain, asexués. La régularité L'ornement de la masse des motifs qu'ils décrivent est acclamée par la foule répartie dans les tribunes. Il y a longtemps que ces spectacles, qui ne sont pas seulement orga- nisés par les girls et les habitués du stade, sont devenus une forme consacrée. Ils ont atteint une reconnaissance illlemaDana/c. L'intérêt esthétique se tourne vers eux. Le support des ornements, c'est la masse. Non pas le peuple: en effet, chaque fois qu'il arrive à Ce dernier de créer des figures, elles ne sont pas en suspens dans llair l mais naîssent au sein de la commu- nauté. Un flot de vie organique se déverse depuis les groupes liés par un même destin vers leurs ornements i qui apparaissent comme une magie nécessaîre et sont tellement chargés de signification qu/ils ne se laissent pas réduire à la minceur de simples assemblages de lignes. De même, les humains qui se sont séparés de la communauté, ayant conscience d'être des individus possédant une âme se montrent inaptes à la formation de ces motifs nouveaux. S'ils partici- paient à la représentation, l'ornement buterait sur eux. Cela donne- rait une composition colorée qui ne serait pas calculable de bout en bout, car ses pointes, ,'enfonçant comme les dents du râteau dans les couches intermédIaires de râme, en retiendraient encore un reste, Les motifs des stades et des cabarets ne trahissent rien de tel. Ils sont composés d'éléments qui sont de simples pierres li bâtir et rien d'autre. Pour construire l'édifice, ce qui importe , c'est la dimension et le nombre des pierres. Et c'est la masse qui est impliquée. Membres de la masse uniquement, et non individus convaincus d'être façonnés de l'intérieur, les humains sont des fragments d'uneseule et même figure. L'ornement est à sol-même sa propre fi". Le ballet, autrefois, four- nissait aussi des ornements qui se mouvaient comme dans un kaléi- doscope. Mais, après avoir dépouillé leur signification rituelle, ceux-ci demeuraient toujours une expression artistique de la vie érotique qui les engendrait à partir d'elle-même et déterminait leurs traits. Le mouvement de masse des girl!, en reVanche, est suspendu dans le vide: un système de lignes qui ne veut rien exprimer d'érotique, mais tout au plus désigne le lieu de l'érotique. De même, les constellations vivantes dans les stades n'ont pas la signification d'évolutions mili- taires. Si régulier qu'eût été l'ordonnancement de celles-ci, leur régula- rité était considérée comme un moyen en vue d'une fin; le défilé de la parade naissait des sentiments patriotiques, et éveillait à son tour des sentiments chez les soldats et les sujets. Ces cOllSteliations ne ..... - - "" s::: - <Il - .... - _0 .....:) ,- ,....::; r-- N 0\ - ........ 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C'est un article extrait d'un ouvrage d'un sociologue allemand Kracauer du début du XX siècle, sur les effets et le discours des médias

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L'ornement de la masse

1

Diverses sont lcslignes dt: la vie, Comme dîvers l!!~ chemin:; el des montagnes les pimites, Ce qu'ici nous 'Jommes, un Dieu lil·bas peut le [parfaire, Avec des harmonies, el la paix, récompense [étertlelle.

HôlderHn.

Le lieu qu'une époque occupe dans le processus historique se détermine de manière plus pertinente à partir de l'analyse de ses manifestations discrètes de surface, qu'à partir des jugements qu'elle porte sur elle-même. Ceux-ci, en tant qu'expression des tendances du temps, ne sont pas des témoignages concluants sur l'état d'esprit global du siècle. Les premières, par leur caractère inconscient, donnent directement accès au contenu fondamental de la réalité existante. Inversement, leur interprétation est liée à la connaissance de celui-ci. Le contenu fondamental d'une époque et ses mouvements demeurés Inaperçus s'éclairent mutuellement.

2 Dans le domaine de la culture physique, qui s'empare

même des journaux illustrés, il s'est opéré imperceptiblement un changement de goût. Cela a commencé avec les Tiller girls. Ces produits des usines de distraction américaines ne sont plus des jeunes filles particulières, mais des groupes indissolubles de jeunes filles dont les mouvements sont des démonstrations mathématiques. Si, dans les revues, elles Se constituent en véritables figures, ce qui se déroule sur le sol australien ou indien) sans parler de l'Amérique! ce sont toujours, dans le même stade bondé, des représentations d'une égale précision géométrique. Et la moindre petite localité où elles ne sont pas encore parvenues est informée il leur sujet par les actualités de la semaine. Un simple regard sur l'écran montre que les ornements Se composent de milliers de corps, des corps en maillots de bain, asexués. La régularité

L'ornement de la masse

des motifs qu'ils décrivent est acclamée par la foule répartie dans les tribunes.

Il y a longtemps que ces spectacles, qui ne sont pas seulement orga­nisés par les girls et les habitués du stade, sont devenus une forme consacrée. Ils ont atteint une reconnaissance illlemaDana/c. L'intérêt esthétique se tourne vers eux.

Le support des ornements, c'est la masse. Non pas le peuple: en effet, chaque fois qu'il arrive à Ce dernier de créer des figures, elles ne sont pas en suspens dans llairl mais naîssent au sein de la commu­nauté. Un flot de vie organique se déverse depuis les groupes liés par un même destin vers leurs ornements i qui apparaissent comme une magie nécessaîre et sont tellement chargés de signification qu/ils ne se laissent pas réduire à la minceur de simples assemblages de lignes. De même, les humains qui se sont séparés de la communauté, ayant conscience d'être des individus possédant une âme propr~, se montrent inaptes à la formation de ces motifs nouveaux. S'ils partici­paient à la représentation, l'ornement buterait sur eux. Cela donne­rait une composition colorée qui ne serait pas calculable de bout en bout, car ses pointes, ,'enfonçant comme les dents du râteau dans les couches intermédIaires de râme, en retiendraient encore un reste, Les motifs des stades et des cabarets ne trahissent rien de tel. Ils sont composés d'éléments qui sont de simples pierres li bâtir et rien d'autre. Pour construire l'édifice, ce qui importe, c'est la dimension et le nombre des pierres. Et c'est la masse qui est impliquée. Membres de la masse uniquement, et non individus convaincus d'être façonnés de l'intérieur, les humains sont des fragments d'uneseule et même figure.

L'ornement est à sol-même sa propre fi". Le ballet, autrefois, four­nissait aussi des ornements qui se mouvaient comme dans un kaléi­doscope. Mais, après avoir dépouillé leur signification rituelle, ceux-ci demeuraient toujours une expression artistique de la vie érotique qui les engendrait à partir d'elle-même et déterminait leurs traits. Le mouvement de masse des girl!, en reVanche, est suspendu dans le vide: un système de lignes qui ne veut rien exprimer d'érotique, mais tout au plus désigne le lieu de l'érotique. De même, les constellations vivantes dans les stades n'ont pas la signification d'évolutions mili­taires. Si régulier qu'eût été l'ordonnancement de celles-ci, leur régula­rité était considérée comme un moyen en vue d'une fin; le défilé de la parade naissait des sentiments patriotiques, et éveillait à son tour des sentiments chez les soldats et les sujets. Ces cOllSteliations ne

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visent rien en dehors d/elles~mêmesl et la masse d'où elles s/élèvent n/est pas, comme la compagnie, une unité morale. On ne peut même pas aborder ces figures comme des ornements secondaires accompa­gnant le travail de discipline de l'éducation physique. Les unités de girls s/exercent plutôt à produire un grand nombre de lignes parallèles, et on aimerait un entraînement de masses humaines les plus larges possible, afin d'obtenir un motif de dimensions inouïes. À la fini il ya l'ornement, et les structures porteuses de substance se sont vidées pour constituer son espace clos.

L'ornement n'est pas pensé par les masses qui le réalisent. Aussi linéaire soit-il, aucune ligne ne sort des particules de la masse pour rejoindre la figure entière. Il ressemble aux VIles aériennes de paysages et de villes en ceCÎ qu'il ne naît pas de l'intérieur des phénomènes, mais qu/il apparaît au-dessus d'eux. Les acteurs de théâtre nlont pas non plus la mesure de toute la mais ils prennent consciem­ment part à sa construction, et, dans les figurines de ballet, la figure demeure encore ouverte à ceux qui la représentent. Mais plus la rela­tion entre eux se dépouille pour devenir purement linéaire, plus la figure se soustrait à la conscience immanente de ceux qui la forment. Elle n/en est pas pour autant atteinte par un regard qui serait plus décisif, et personne ne la verrait, n/était la foule des spectateurs assise face à l'ornement, laquelle a une relation esthétique à lui et ne repré-

sente personne. L'ornement détaché de ses supports doit être saisi rationnellement.

Il est constitué de lignes et de cercles, comme on les trouve dans les manuels de géométrie euclidienne; il englobe aussi les structures élémentaires de la physique, les ondes et les spirales. Il rejette l'exubé­rance des formes organiques et le rayonnement de la vie spirituelle. Les Tiller girls ne peuvent plus après coup se reconstituer en êtres humains, les exercices physiques de masse ne sont jamais le fait de corps dans leur intégrité, les courbures se refusent à la compréhension rationnelle. Bras, cuisses et autres sections de corps sont les plus petits éléments constitutifs de la composition.

La structure de l'ornement de masse reflète celle de la situation d'ensemble aujourd'hui. Étant donné que le principe du procès de production capitaliste ne relève pas purement de la nature, il doit faire éclater les organismes naturels qui sont pour lui des moyens ou des obstacles. Communauté populaire et personnalité s'effacent devant l'exigence de calculabilité; Phomme comme simple particule de la

L'ornement de la masse

masse peut sans difficulté grimper dans les statistiques et servir les machines. Le système, insensible aux différences de formes, mène de lui-même à j'effacement des particularités nationales et à la fabrica­tion de masses ouvrières qui se laissent engager de la même façon en tous points de la terre. Le procès de production capîtalîste est à lui­même son propre but tout comme l'ornement de masse. Les marchan­dises qui sont issues de lui ne sont pas à proprement parler produites pour être possédées, mais pour le profit, qui se veut sans limites. Sa croissance est Hée à celle de l'entreprise. Le producteur ne travaille pas pour le gain personnel, dont il ne peut jouir que dans une faible proportion - les excédents} en Amérique/ sont versés à des conserva­toires de l'esprit comme des bibliothèques, des universités, etc., où l'on conduit à maturité des intellectuels qui par leur activité future rembourseront au centuple le capital avancé -, le producteur travaHle pour l'accroissement de l/entreprise. S'il fabrique des valeurs} ce n'est pas pour ces valeurs elles~mêmes. Si, auparavant, leur production et leur consommation étaient dans une certaine mesure le but du travail, elles sont devenues aujourd'hui de simples effets secondaires, au service du processus de production. Les activités qui s'impliquent dans celui~ci se sont dépouillées de leurs contenus substantiels. - Le processus de production se déroule publiq uement dans le secret. Chacun exécute son geste devant la chaine, exerce une fonction partielle, sans avoir la connaissance de l'ensemble. Telle motif du stade, Porganisation surplombe les masses) figure monstrueuse que son auteur soustrait à la vue de ceux qui la portent sans être lui-même vraiment capable de la contempler. - Elle a été conçue selon des prin­cipes rationnels, dont le taylorisme ne faU que tirer la conséquence ultime. Aux jambes des Tiller girls correspondent les mains dan~ l'usine. Par-delà les capacités manuelles, on cherche aussi à évaluer les dispositions psychiques au moyen de tests d'aptitude psychotech­niques. L'ornement de masse est le reflet esthétique de la rationalité recherchée par le système économique dominant.

Les gens cultivés, dont la catégorie ne s'éteint pas, ont mal accepté l'arrivée des Tiller gÎrls et des images de stade. Ce qui amuse la foule, ils le condamnent comme distraction de la foule. Contrairement à ce gu'ils pensent, le plaisir esthétique que l'on prend à ces mouvements ornementaux de masse est légitime. Ils font partie en réalité de ces réali­sations isolées propres à notre époque, qui prêtent forme à un maté­riau préexistant. La masse qui est disposée en elles est tirée des bureaux

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et des usines i le principe formel dlaprès lequel elle est modelée est celui qui la détermine aussi dans la réalité. Quand de grands contenus de réalité sont soustraits à la visibilité de notre mondel llart doit s'accommoder des éléments qui lui restentl car une représentation esthétique est œautant plus réelle qu'eUe est moins privée de réalité à llextérieur de la esthétique. Si faible que soit la valeur qu/on attribue à l'ornement de masse} il se situe, d/après son degré de réalité, au-dessus de ces productions artistiques qui continuent à cultiver dans des formes du de grands sentiments périmés; ne signifierait-il rien d'autre.

3 Le processus de I/hîstoire est soutenu par la raison faible et

lointaine contre les farces de la nature qui dans les mythes régnaient sur la terre et le ciel. Après le crépuscule des Dieux, les Dieux n'ont pas renoncé, la nature ancienne, dans l'homme et en dehors de lui, continue à s'affirmer. C'est d'elle qu'ont surgi les grandes cultures des peuples l lesquelles i comme toute création naturelle, sont mortelles; c'est d1elle que naissent les superstructures de la pensée mythologique qui confirme la nature dans sa toute-puissance. Cette pensée, si diverses que soient ses structures qui varient avec les époques} respecte toujours les limites marquées par la nature. Elle reconnaît l'organisme comme modèle originel, elle se brise sur la forme inhérente à I/étant, elle slinc1ine devant le règne du destin; dans toutes les sphères, elle reflète les données de la nature, sans se rebeller contre leur perma­nence. La doctrine organique de la société/ qui érige l'organisme naturel en modèle pour l'organisation sociale, n'est pas mOÎns mytho­logique que le nationalisme, qui ne connaît pas d'unité plus haute que celle, fatidique, de la nation.

Ce n'est pas dans le cercle de la vie naturelle qu'évolue la raison. Son but est dJinstituer la vérité dans le monde. Son empire est préfi­guré en rêve dans les véritables contesJ qui ne sont pas des histoires merveilleuses mais visent le merveilleux avènement de la justice. 11 y a une profonde signification historique dans le fait que Les Mille et Une Nuits ont justement trouvé leur chemin dans la France des Lumières, que la raison du XV1W siècle a reconnu la raison des contes comme son égale. Aux tout premiers temps de l'histoire déjà, dans le conte, la simple nature est supprimée pour faire triompher la vérité. La

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puissance naturelle est vaincue par l'impuissance du bien, la fidélité triomphe des effets de la magie.

Pour servÎr à ]a percée de la vérité, le processus historique devient un processus de dém)'thologÈsatiol1, opérant la destruction radicale des positions sans cesse reprises par le naturel. Les Lumières françaises constituent un bel exemple de ce conflit entre la raison et les mirages mythologiques qu'on avance jusque dans les domaines religieux et politique. Ce conflit se poursuit et, dans le cours de l'évo)ution histo­rique, il n'est pas impossible que la nature, de plus en plus dépouillée de sa magie l devienne de plus en plus transparente à la raison.

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L'époque capitaliste est une étape sur la voie de cette démysti­fication. La pensée en corrélation avec le présent système économique a permis une maîtrise et une exploitation de la nature close sur elle~ même comme aucune période antérieure n'avait encore eu les moyens de le faire. Mais le décisit ce n'est pas que cette rende capable d'exploiter la nature - si les humains étaient seulement des exploiteurs de la nature, la nature aurait vaincu la nature -le décisif est que cette pensée rend de plus en plus indépendant par rapport aux conditions naturelles, créant ainsi un espace pour l'intervention de la raison. Cest à la rationalilé de cette pensée, en partie issue de la raison des contesj bien que pas uniquement à elle} que l'on doit les révolutions bour­geoises des cent cinquante dernières années, qui ont réglé leurs comptes avec les pouvoirs naturels de l'Église impliquée dans le monde, de la monarchie et de la féodalité. L'irrésistible décomposition de ces liens - et d'autres encore - de nature mythologique est la chance de la raison l caf le conte ne se réalise que sur les lieux de désagrégation des unités naturelles.

Cependant, la mUa du système économique capitaliste n'est pas la raison elle-même, mais une raison troublée. À partir d'un certain point, elle abandonne la vérité, de laquelle elle participe. Elle n'inclut pas f'hwnain. Le déroulement du processus de production n/est pas réglé sur sa prise en considération l pas plus que l'organisation écono­mique et sociale ne s'édifie à partir de lui et que le fondement de l'humain ne constitue en un endroit quelconque le fondement du système. Le fondement de Ilhumain : ÎI n'est pas question en effet que la pensée capitaliste s'attache à Ilétre humain comme à une création ayant grandi dans un processus historique} ni qu'elle doive

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Objets externes et internes

nécessairement le laisser indemne en tant que personnalité et satis­faire les aspirations de sa nature. Les représentants de cette concep­

tion~là font au capitalisme le reproche que son rationalisme violente l'humain, et ils souhaitent à nouveau l'avènement d'une commu­nauté qui, mieux que la société capitaliste, préserve ce qui est censé être l'humain. Outre J'effet retardateur de telles figures régressives, elles passent à côté de ce qui constitue le noyau même de la faiblesse du capitalisme. Il ne rationalise pas trop, mais trop peu. La pensée dont il est le support s'oppose à j'accomplissement dans la raison qui parle à partir du fondement de Jlhumain.

Ce qui marque le lieu où se situe la pensée capitaliste, c'est son caractère abstrait. La prédominance de ce dernier aujourd'hui instaure un espace mental qui couvre l'ensemble des manifestations. L'objec­tion soulevée à l'encontre du mode de penser abstrait, à savoir qu'il ne serait pas capable de saisir les contenus véritables de la vie et devrait donc céder la place il une observation concrète des phénomènes, indique certainement les limites de l'abstrait; cependant, elle est soulevée trop vi te, si elle l'est au bénéfice de cette fausse concrétude mythologique qui voit son aboutissement dans ttorganisme et dans la forme. Un retour à cela reviendrait à abandonner la capacité d'abstrac­tion atteinte, non à surmonter l'abstrait. Ce dernier est l'expression d'une rationalité qui se bute. Les déterminations des contenus de sens, opérées dans une généralité abstraite - comme les déterminations dans le domaine économique, politique ou moral -, ne rendent pas à la raison ce qui appartient à la raison. L'empirique demeure non pensé par elle, on peut tirer n'importe quelle application des abstractions vides de substance. C'est seulement derrière ces abstractions qui font barrage que se trouvent les connaissances rationnelles singulières correspondant à la particularité de chaque situation envisagée. Malgré la substantialité qui doit en être exigée, ces connaissances ne sont

concrètes que dans un sens dérivé; mais, en tout cas, pas concrètes au sens trivial, qui utilise le terme ({ concret Il pour désigner les vues sous l'emprise de la vie naturelle. - Le caractère abstrait de la pensée contemporaine est ainsi il dOllble sens. Du point de vue des doctrines mythologiques, dans lesquelles la nature s'affirme naïvement, le processus d'abstraction, comme le pratiquent, par exemple, les sciences de la naturel représente un gain de rationalité qui porte préju­

dice à la splendeur des objets de la nature. Depuis une perspective rationnelle, le même processus d'abstraction parait conditionné par la

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nature; il se perd dans un formalisme vide qui sert de couverture pour donner libre cours au naturel) car il ne laisse pas passer les connais­sances rationnelles qui seraient capables de saisir ce naturel. L'abstrac­tion régnante montre que le processus de démythologisation n'est pas parvenu à son terme.

La pensée actuelle se trouve devant le dilemme de s'ouvrir à la raison ou de continuer à dériver sans ouverture sur elle. Elle ne peut dépasser les limites qu'elle s'est eUe-même imposées sans transforma~ tion essentielle du système économique qui est son infrastructure i la continuité de ce dernier entraîne la sienne. L'évolution ininterrompue du système capitaliste conditionne donc la croissance ininterrompue de la pensée abstraîte (ou bien elle oblige la pensée à sombrer dans une fausse concrétude). Mais plus l'abstraction se renforce, plus l!homme

demeure hors du pouvoir de la raison. Il est à nouveau soumis à la domination des forces naturelles dès que sa pensée, se tournant à mi-chemin vers rabstraitJ refuse l'émergence des véritables contenus de savoÎr. Au lieu de soumettre ces puissances, la pensée fourvoyée provoque elle-même leur soulèvement en glissant par-delà la raison qui seule pourrait les affronter et les faire plier. Simple conséquence de l'extension effrénée du système économique capitaliste: la nature obscure revendique de manière de plus en plus menaçante, et empêche IJavènement de l'humain qui relève de la raison.

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L'ornement de la masse est de la même ambiguïté que j'abstraction. D'un côté, sa rationalité est une réduction du naturel qui n'entraîne pas une diminution de l'humain mais qui au contraire, si elle était menée jusquJau bout, ferait purement ressortir ce qu'il a d'essentiel. C'est justement parce que le support de j'ornement ne

figure pas en tant que personnalité totale, qu'union harmonieuse entre nature et (t esprit" dans laquelle la première aurait trop reçu et le second pas assez, qu'il devient transparent à l'humain déterminé par la raison. La figure humaine impliquée dans l'ornement de masse a commencé à émigrer hors de la splendeur organique expansive et de la possession d'une figure individuelle, vers cet anonymat dans lequel

elle se dépouille quand elle est dans la vérité, et que les connaissances rayonnant à partir du fondement humain dissolvent les contours de la figure naturelle visible. Que, dans l'ornement de masse, la nature soit désubstantialisée indique justement un état où, de la nature, peut seul

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sJaffirmer ce qui ne s'oppose pas à Pillumînation par la raison. Ainsi, sur les vieilles peintures de paysages chinois, arbres, étangs, montagnes ne sont plus que de modestes signes ornementaux simple­ment esquissés à l'encre. Le centre organique a été évidé et les restes isolés ont été composés selon les lois fournies par une connaissance de la vérité] quel que soit son conditionnement par l'époque, et non composés selon les lois de la nature. Ce ne sont aussi que des restes du complexe humain qui passent dans l'ornement de masse. Leur choix et leur composition dans le médium artistique s'opèrent selon un prin­cipe qui représente plus purement la raison faisant éclater la forme que ces autres principes qui conservent l'humain en tant qu'unité organique.

Quand on considère l'ornement de masse du côté de la raison, il se révèle comme un mite mythologique se dissimulant sous un vêtement abstrait. La conformité de l'ornement avec la raison est donc l'appa­rence que prend l'ornement par comparaison avec des représenta­tions corporelles possédant une immédiateté concrète. En réalité, c'est la manifestation brute de la nature inférieure. Elle peut se mouvoir d'autant plus librement que la ratio capitaliste est séparée de manière plus décisive de la raison et) sans s'arrêter à l'humain, va se perdre dans le vide de ]Iabstrait. Sans se soucier de la rationalité du motif de masse, le naturel se dresse avec lui dans son impénétrabilité. Certes, l'humain en tant qu'être organique a disparu de l'ornement i cependant le fondement humain n'en apparaît pas pour autant, et la particule de masse qui demeure se ferme à lui comme un quelconque concept formel universel. Certes, les jambes des Tiller ,girls se lèvent parallèle­ment! mais non les unités naturelles des corps; certes) les milliers de gens dans le stade forment une seule étoile, mais cette étoile ne brille pas et les jambes des Tiller girls sont la désignation abstraite des corps. Là où la raison détruit la cohérence organique et déchire la surface naturelle si cultivée soit-elle, là elle parle) là elle ne décompose la forme humaine que pour que la vérité sans masque, d'elle-même, remodèle l'homme. Dans l'ornement de masse elle n'a pas pénétré, ses motifs sont muets. La mtio qui le produit est assez forte pour convo­quer la masse et effacer la vie de ses figures. Elle est trop faible pour trouver les humains dans la masse et rendre les figures transparentes à la connaissance. Étant donné qu'elle fuit dans l'abstrait devant la raison, la nature incontrôlée se dresse puissamment sous le couvert du mode œexpression rationnel et utilise les signes abstraits pour se

L'omement de la masse

représenter elle-même. EUe ne peut plus] comme chez les peuples primitifs et au temps des cultes religieux, se transposer dans des créa­tions douées d'un pouvoir symbolique. Une telle force du langage des signes a disparu de l'ornement de masse, sous l'influence de la même rationalité qui interdit de briser son mutisme. C'est donc la simple nature qui se livre en lui, la nature qui se refuse en même temps à l'énoncé et à la formation de sa propre signification. C'est la (orme rali01l11elle l'ide du culte, dénuée de tout sens explicite, qui se repré­sente dans l'ornement de masse. Par là, il s'avère bien comme étant une rechute dans la mythologie - à peine pourrait~on en imaginer une plus grande - une rechute qui à son tour trahit la fermeture de la ratio capitaliste à la raison.

Qu'il soit une engeance du naturel pur, est encore confirmé par le rôle qu'ii joue dans la vie sociale. Les gens intellectuellement bien pourvus qui sont l sans se }Iavouer, l'appendice du système écono­mique dominant, n'ont même pas encore décelé que l'ornement de masse est le signe de ce système. Ils nient ce phénomène, afin de conti­nuer à s'édifier dans des représentations artistiques qui nlont pas encore été atteintes par la réalité présente dans le motif du stade. La masse, auprès de laquelle celui-ci s'est imposé spontanément, est supé­rieure à ceux qui le méprisen t, dans la mesure où elle reconnaît sans se voiler la face les faits à l'état brut. La même rationalité qui domine les supports de ces modèles dans la vie réelle les fait s'abîmer dans le corporel et pérenniser ainsi la réalité du moment. Aujourd'hui, Walther Stolzing 1 n'est pas le seul à chanter les louanges de la culture physique. Il est facile de percer à jour leur caractère idéologique l même si le concept de culture physique allie de manière tout à fait légitime deux mots apparentés par le sens. L'importance illimitée que l'on attribue au corporel ne saurait se déduire de la valeur limitée qui lui revient Elle s'explique uniquement à partir de la connivence que la pratique de l'éducation physique, en partie à l'insu de ses pionniers! entretient avec la réalité existante. Ventraînement physique confisque les forces; production et consommation irréfléchies des figures orne­mentales détournent de la transformation de l'ordre établi. L'accès à la raison est rendu plus difficile quand les masses dans lesquelles elle devrait pénétrer s'adonnent aux sensaUons fournies par ce culte

Walther von Stolzing: persollnage des IvlllÎtrt's clllllIll'lIrs de Nurc/IIbl."'g ùe Richard Wagner.

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Objets externes et internes

mythologique sans dieux. La signification sociale de ce dernier est tout à fait celle des jeux du Cirque chez les Romains, qui furent institués par les détenteurs du pouvoir.

6 Nombreuses sont les tentatives} pour parvenir à une sphère

plus haute) de renoncer à la rationalité et au niveau de réalité atteints par l'ornement de masse. Ainsi} les efforts de la gymnastique rythmique dans le domaine de la culture physique se donnent pour but, par-delà l'hygiène privée, d'exprimer d'élégants contenus spirituels, auxquels les professeurs de culture physique ajoutent souvent des visions du monde. Ces manifestations, sans parler de leur nullité sur le plan esthétique, visent exactement à récupérer ce que l'ornement de masse a heureusement abandonné derrière lui: le lien organique de la nature avec quelque chose que les natures par trop modestes considèrent comme l'âme ou resprit ; c'est-à-dire l'exaltation du physique au moyen de significations qui naissent de lui et peuvent sans doute être d'ordre spirituel} mais ne portent en elles aucune trace de raison. L'ornement de masse présente la nature muette sans la moindre superstructure) la gymnastique rythmique} elle, selon sa propre opinion, réquisitionne de surcroît les couches mythologiques supé­rieures} renforçant ainsi d/autant plus la nature dans sa domination. Elle sert d/exemple pour tant d/autres efforts tout aussi désespérés de parvenir, à partir de cette masse, à la vie supérieure. De tels efforts, on peut dire que, dans leur majorité, ils se réfèrent de manière véritable­ment romantique à des formes et à des contenus qui ont depuis long­temps succombé à la critique en partie justifiée de la ratio capitaliste. Ils veulent à nouveau enchaîner l'homme à la nature plus solidement encore que par son appartenance présente} ils pensent que l'accès à la sphère supérieure ne se fait pas par la relation à la raison non encore réalisée dans ce monde, mais par le retour à des contenus mytholo­giques. Leur destin est Firréalité; en effet, si en un point du monde la raison transparaît, la figure qui la masque, si sublime soit-elle, doit disparaître. Des entreprises qui, sans tenir compte de notre lieu histok

rîque, cherchent à reconstruire une forme d'État, une communauté, un mode de création artistique dont le support est un humain déjà atteint par ta pensée d'aujourœhui - un humain qui n'existe plus en droit -} de telles entreprises ne font pas le poids face à l'ornement de masse dans sa bassesse: se tourner vers elles n'est pas s'élever au-dessus

Uornement de la masse

de sa platitude vide et extérieure} c'est fuir devant sa réalité. Le processus conduit à traverser carrément l'ornement de la masse, non à faire retour en arrière. Il ne peut avancer que si la pensée limite la nature et construit I/humain tel qu/il est en vertu de la raison. Alors la société se transformera. Alors aussi fornement de la masse disparaîtra, et la vie humaine elle-même prendra les traits de cet ornement où elle s'exprime avec netteté} dans les contes, face à la vérité.