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Jean-Pierre Chrétien-Goni AUX ARMES, etc... Les Editions du Vent

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Jean-Pierre Chrétien-Goni

AUX ARMES, etc...

Les Editions du Vent

AUX ARMES, etc...Théâtre

i

Cette oeuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 3.0 non transposé.

Décembre 2012Collection Les Enfants du Chaos Volume 2

mail: [email protected]

Avant Propos

Cette fable sur notre monde l’imagine divisé en deux: le Monde d’en Bas et le Monde d’en Haut. Ce dernier est une gigantesque «casse automobile», une déchèterie pour métaux où vivent quatre personnages: Cric, Manivelle, deux adolescents, Averroès, clochard poète et Emereck gardien d’un cirque désaffecté. Le monde du Bas, c’est en vérité le nôtre; le monde des gens qui s’affairent, du pouvoir, de la souffrance, du cours ordinaire de la vie. Et ce monde là nous est proposé sous une forme future qui en fait la caricature un peu noire de celui que nous habitons. Après avoir compris que les deux adolescents sont des enfants abandonnés recueillis par Averroès dans son monde d’objets récupérés et transfor-més par l’imagination des habitants de ce monde d’en haut, qu’ils sont fantasques, inso-lents, bagarreurs, un peu délinquants par nécessité, on apprendra peu à peu les tâches auxquelles ils passent leur temps. Ils observent le monde d’en bas, et ont pour travail de noter scrupuleusement sur une grande carte, les événements de ce monde d’en bas, les mouvements des humains, leurs émotions, leurs tristesses et leurs rires, la violence qui s’accroît... Pour cela, Averroès leur a construit un instrument d’observation fait de maté-riaux récupérés. Et tout au long de l’histoire, le spectateur découvrira de nombreuses ma-chines fantastiques réalisées de la même façon et aux usages bien surprenants parfois...

Un troisième univers constitue le lieu du dernier acte. Il s’agit d’un cirque abandonné et hanté par un vieil écuyer fantomatique dont la raison vacille. Il est caché sous la montagne d’automobiles fracassées et l’accès en est tenu secret.

Ce monde d’en Haut va vivre l’irruption d’un groupe de terroristes, avec l’otage qu’ils dé-tiennent. Toute la pièce se noue dans cette rencontre entre des «marginaux poètes» et des «révolutionnaires désespérés» . Comment résister au monde terrible «d’en bas» qui éreinte l’humanité des hommes? L’échappée belle ou la guerre juste?

ii

Scénographie

Un amoncellement d’objets métalliques, fragments d’automobiles pour figurer une «Casse»

Des machines diverses inventées et toutes construites de métaux récupérés:

la Grande Lunette d’Observation, une Contrebasse à soupapes (ou analogue), une ma-chine à vérité (un siège d’auto et un masque de théâtre au bout d’une articulation où le co-médien peut poser son visage), la Roue du Désir (à partir d’un volant de camion, par exem-ple), des dispositifs variés de diffusions d’images vidéos (anciennes télévisions ré-agen-cées...), des horloges bricolés qui sont le passe-temps de Cric

Des tas de livres sont répartis partout dans l’espace, de vieux livres sans valeur apparente.

Averroès s’est fabriqué une sorte de radeau qui fait office de refuge pour lui; des rétrovi-seurs pourront lui servir de pagaies...

iii

Personnages

Le Monde d’en Haut

Cric et Manivelle, deux enfants des rues, jeunes adolescents

Averroès, dit «le Récupérateur», clochard céleste, philosophe excessif

Emereck, vieux fantôme d’écuyer, gardien de cirque

Cricot, poulet royal

Le Monde d’en Bas

les terroristes

Yannis, le chef du groupe, instigateur de l’action

Marie, jeune cinéaste «engagée», sa maîtresse

Idir, porteur d’une ceinture d’explosifs

Pablo, révolutionnaire sud américain

l’otage

Léo Richard, monsieur tout le monde, au mauvais endroit au mauvais moment...

iv

Le camp d’en-haut

ACTE 1

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1 - Les vigies

Cric et Manivelle sont juchés en haut d’un tas de ferraille. Ils observent la ville d’en bas; Ma-nivelle utilise la machine à observer. (ils ont des livres partout autour d’eux, en mauvais état, ils ont beaucoup lu). Ils ont entrepris la réalisation d’une grande carte, très énigmati-que. Cric trace et prend des notes précises de ce qu’ils observent.

Manivelle  : Je vois une femme descendre d’une auto noire, ses longues jambes élégantes touchent à peine le sol…elle flotte…elle va finir par s’envoler au dessus des toits avec la même élégance, mais non elle trébuche, éclabousse son tailleur. Splash… là, j’aperçois au point nord le plus éloigné du bloc 12, deux enfants qui courent en se retournant et der-rière eux deux flics dans leur nouvel uniforme vert, l’un d’entre eux hurle  ; c’est curieux un homme qui gueule sans qu’on l’entende  : on a l’idée qu’il cherche à aboyer et à imiter la grimace des chiens  ;

Cric : Quand vas-tu te débarrasser de l’illusion qu’il y a de la vie sur la terre d’en bas  ?

Manivelle : Quand je serai sûr qu’on en a suffisamment ici...

Cric : Qu’est ce qu’y se passe maintenant au bloc 18  ? Laisse moi deviner…ils ont fermé les stores des boutiques…et on ne voit plus un centimètre carré de peau blanche à deux kilomètres à la ronde…

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Manivelle :  Grave erreur, Monsieur Cric, il y a un type qui déambule en zigzagant  ; il porte ce qui a dû être un costume noir strict, affublé d’une aussi anciennement stricte mal-lette de banquier ou d’homme d’affaire des quartiers Est…un authentique visage blême  ; un drôle de petit bonhomme d’en bas, il s’ est assis dans le petit parc de la 3éme rue, tout seul, et il a posé la tête sur ses genoux  ; je crois qu’il pleure…Ça fait longtemps que tu n’as pas pleuré toi  ?

Cric : On ne m’a pas expliqué à quoi ça servait, alors j’évite...

Manivelle  : J’ai fait un rêve cette nuit... J’étais tout petit, dans les bras de quelqu’un que je ne connaissais pas, il y avait plein de…sentiments dedans là (il désigne des parties de son corps), des douceurs par là, de la chaleur qui coulait le long, là, des odeurs de bon-heur dans tous les creux, des…

Cric : Ferme ta gueule, Manivelle, t’as juste rêvé de ta mère…viens écouter ça…

Manivelle  : C’est quoi  ?

Cric : Ecoutes  !….(silence)….Le bruit de son absence… (riant et moqueur) ta mère, ta douce maman, elle t’a littéralement pondu dans le coffre d’une voiture comme une chatte des rues, entouré dans une couverture et laisser brailler à en crever, dans le froid  ; c’est bien fait un bébé, ça tient exactement dans l’emplacement de la roue de secours !… et s’il n’ y avait pas eu l’autre dingo pour te sauver la vie, tu ne serais pas là à décorer la misère avec tes discours !... (il montre le clochard Averroès, un peu à l’écart)

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Manivelle : Si t’avais vu les étoiles partout dans ses cheveux, tu ne parlerais pas comme ça, t’es jaloux Bonhomme Cric, t’es jaloux et tu me chauffes !…

(Ils se battent comme des chiffonniers; tout cela finit en éclat de rire; ils reposent, essouf-flés, sur le dos)

Cric : Je crois que c’est l’heure du travail, tu fais quoi ce matin  ?

Manivelle  : Euh...mon emploi d’aujourd’hui, ça va être d’attendre...

Cric : Attendre quoi  ?

Manivelle  : Je vais attendre qu’un oiseau tombe du ciel…et toi  ?

Cric : La routine, Manivelle, la routine! ...Ramasser des horloges, des réveils, m’accumuler du temps dans les petites mécaniques abandonnées par ceux d’en bas et continuer la Grande Carte, s’il me reste du temps...

Manivelle  : Le même temps qu’hier, mon compère, le même temps à vivre, moins un jour…

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Averroès dit le Récupérateur  : je me mangerais le bout des doigts s’ils pouvaient tou-cher les arcs en ciel  ; en dessous, il y a, paraît-il, des mondes sucrés et nous, nous som-mes enfermés dans la ferraille  ; (il regarde de loin Cric et Manivelle)...pauvres gosses recy-clés dans la misère....

Il grimpe dans son radeau de ferraille et rame sans avancer, naturellement...

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2 - Le festin ou le mystère du roi cricot

Manivelle : Est-ce que quelque part dans ta mémoire en ruine, il y a le souvenir d’un bain ?

Cric : D’un quoi...  ?

Manivelle  : D’un bain, d’une orgie liquide avec de la mousse jusqu’au cou…

Cric : Question orgie, je ne n’ai que le souvenir du dernier repas qu’on a fait , un moineau tombé mort d’amour dans ta main…

Manivelle : je sentais bon là bas, quand les bras de la nourrice me sortait de l’eau, tu peux pas savoir ce que c’est…

Cric : j’ai jamais pris de bain de ma vie et j’en vois pas l’intérêt  ; Averroès dit que c’est ce qui condamnera l’humanité  ; à force de se frotter la peau, elle va disparaître ou pire deve-nir transparente… t’imagines, on verrait tout à l’intérieur… l’avenir des hommes propres, c’est pas la peau blanche mais la peau rouge, sanguinolente…(rires)

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Manivelle : tu me donnes faim mon vieux Cric, je viens juste d’imaginer une entrecôte de la taille d’un homme…à peine grillée des deux côtés…je crois que je viens d’une tribu de cannibales… (il regarde Manivelle et s’approche de lui ).... Cric, j’ai envie de toi !….

Ils se battent...puis se séparent quand le jeu est fini.

Cric s’empare d’une de ses horloges…

Cric : c’est l’heure de la fête du corps, le moment tant attendu du grand Festin de prin-temps, de la grande Noce d’été, des ripailles annuelles, de la bombance universelle, de la grande marée nourricière ! Manivelle, il est midi plein  !

Manivelle file dans une carcasse de voiture et sort avec un poulet vivant dans une cage

Manivelle : (solennel) Nous avons un nouveau maître: p’tit Cric ! Je l’ai appelé comme toi: pt’’it Cric, autrement dit Cricot. ( il s’adresse au poulet) J’ai, Seigneur Cricot, l’honneur de vous présenter mon double, mon frère et seul ennemi au monde, agent double, seul com-pagnon de ma misère, troisième et dernier habitant du monde d’en Haut: Mr Cric cartogra-phe et chronologue, fils de rien ou de pas grand chose, à l’inverse de moi votre humble servant enfant de grandes choses et de pas rien…Cric, pour l’amour de notre seigneur, prosterne toi devant le roi Cricot 3 !

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Cric se prosterne et marmonne à Manivelle

Cric : crapule de manivelle! c’est au moins la centième volaille que tu as enlevé à l’affec-tion des siens depuis que nous sommes ici…

Manivelle (marmonnant, prosterné)  : la ferme, elle le croit, je vais pas l’appeler Cricot 870, elle se douterait de quelque chose…et j’ crève de faim…regarde plutôt comme elle est charnue…

Ensemble (en révérence, et dansant une sorte de menuet)  : Votre Majesté des Pou-lets…grande élue, parfaite et sublime…Très Sage et caetera…

Ils dressent un longue table vide, avec une nappe immense, cérémonieusement, ils placent Cricot au centre et s’en vont s’asseoir chacun à un bout de la table pour contempler la vo-laille.

Cric : il y a vraiment des nerfs qui vont de l’estomac à la tête, je les sens qui frémis-sent…mon dieu, Manivelle, j’ai parfois la tête pleine de mets absents, de viandes sans substance et il n’y a même plus la place pour y loger un mot, encore moins une petite idée…

Manivelle  : ils appellent cela la faim en bas, la dalle, la fringale, le creux, et quand ça dure tout le temps, comme ici, la disette ou la famine ( Manivelle prend un fragment de livre et

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lit  «  Découper les blancs en dés, faire revenir les morceaux sur un lit d’oignons roussis, retirer du feu, déglacer la casserole avec un jus chargé d’épices mises à tremper la veille, trancher les poivrons, les petites courgettes et piler les pointes d’asperges avec de la can-nelle; faire griller les petits légumes à feu vif pendant quelques minutes, poivrer et saler, ar-roser avec le jus du déglaçage, mélanger avec les blancs, dresser le tout sur un assem-blage de laurier et de thym, napper de miel chaud…  » )… tu te sens mieux  ?

Cric  : trop bien  ! ça rissole dans ma caboche, ça friture, ça garbure, ça roussit, ça dore  !

Cric se dirige vers l’appareil d’observation d’En Bas

Cric : à toi de noter, Manivelle !… 8ème Secteur, angle du Bd des Augustins et la Rue des Ordinaires, Rez de Chaussée, fenêtre de la cuisine… un peu de buée sur la vitre, on voit mal…elle a dû faire des nouilles…comme tous les mardis…il vient de rentrer dans la cui-sine, soulève le couvercle…il n’est pas content…à côté des nouilles... je distingue mal... une forme oblongue, légèrement courbée, de bonne taille, comme un cylindre…

Manivelle (observant toujours Cricot 3)  : du boudin, Cric, du boudin !…

Cric  : même immeuble, 8ème étage, le petit joufflu est installé par sa mère sur sa chaise haute…elle approche la cuillère pleine de purée blanche…le gamin la regarde sans bron-cher, ni ouvrir la bouche…l’attaque est imminente…ça y est…il a soufflé dans la cuillère, en pleine face maternelle, la purée du petit… Manivelle, ce serait bien d’embrasser la mère à cet instant tragique, son visage, du bout de la langue…(sérieux) tu crois que j’ai été un petit joufflu, moi aussi  ?

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Manivelle : tourne un peu ta mécanique vers les secteurs Sud, du côté des toits de tôles, là où les rues n’ont plus de nom, ni de numéro, vers les boulevards de terre battue qui con-duisent jusqu’ici, qui montent vers notre royaume des cieux…(Manivelle consulte la Car-te)…aperçois-tu une petite cour boueuse avec des enfants  ?…oui  ?…leurs parents sont à cette heure dans les champs, le dos baissé vers la terre, à récolter je ne sais quoi pour la Compagnie Nationale, tu vois le ventre de ces gosses  ? tu penses qu’ils sont obèses avec leurs gros ventres et leurs yeux creux  ? Non Cric, ils vont crever parce que le miracle de la longue lignée des rois Cricot ne va pas se produire là bas !…pas d’usine à poulet où pénétrer la nuit et se servir, non, Cric, je ne crois pas que tu aies eu un jour de grosses joues…comme le petit ange de l’amour que ta mère n’a pas beaucoup fréquenté…

Cric : j’aimerai rejouer dans ma tête avec les souvenirs de ce temps là, du temps de mon petit corps rose et braillant, mais voilà…rien... et toi, Manivelle, tu n’arrêtes pas de faire comme si tu savais…mais tu n’en sais pas plus que moi, ton histoire tu te l’es inventée, vo-leur de poules  ! je ne sais rien d’avant et rien d’avant encore…mon père, c’est le vent qui a soulevé la robe de ma mère et a gonflé la pelure de baudruche que ma maman gardait contre elle depuis qu’elle était toute petite , recroquevillée dans le trou de son nom-bril…voilà, c’est au moins aussi vrai que tes racontars…

Manivelle : ça change des choux et des roses, mais tu parles mal de ta mère, Cric, le vent…le vent  !…

Ils se battent à nouveau et se coursent dans la Casse

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Averroès  (appuyant sur la touche d’un magnétophone): laissez moi lever une part du mys-tère qui règne à mon sujet...on vous a peut-être raconté des histoires...que je suis fils de Prince breton et de Cléopâtre, que j’ai trois sœurs, Attila, Déchia et Antilope dont deux sont également Princesses et la troisième serveuse dans un routier sur la Grande Natio-nale d’en Bas - elle ne s’en plaint pas d’ailleurs -. On vous aura aussi indiqué l’existence de mon frère bohémien Adelioz, vendeur d’épices à Carthage…à vrai dire, je n’en sais rien et m’en préoccupe peu. Je suis ici chez moi. J’ai rassemblé de mes mains tout ce qui se trouve ici, enfin les petites choses, et aussi les monstres (il regarde les deux gamins et les oublie).

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3 - Le Blues des Bagnoles

Cric et Manivelle sont enfermés dans une voiture cassée. Elle est éclairée de l’intérieur, la nuit est tombée sur la Casse. Ils s’apprêtent à s’endormir, s’enfoncent dans leurs couvertu-res. Manivelle va entonner un blues.

Cric  : tu as vu passer l’Ostrogoth  ? T’as bien rangé nos affaires  ? Tu sais qu’il va tout ra-fler dans la nuit …sinon, demain il faudra à nouveau faire une descente dans son ra-deau…j’en peux plus, on peut rien laisser traîner !…

Manivelle  : c’est pour cette raison qu’on est vivant ici et pas mort en bas, tête pleine d’air  ! il ramasse, récupère, restaure, c’est sa façon d’être, c’est lui le miracle dans cette pou-belle, le fantôme qui marmonne, qui nous a tout appris, donné tout ces livres avec tout leurs mots… ce vieux fou prépare dans ces carcasses désolées la nouvelle Arche de Noé… tu te rappelles cette histoire  ?

Cric  : oui, au début je ne comprenais rien à son langage d’édenté, je ne comprenais rien au langage du tout, d’ailleurs…j’ai eu du mal à apprendre avec lui…

Manivelle  : à l’époque, il lui restait des dents, c’est pour ça qu’on y est parvenu… t’imagi-nes s’il nous récupérait maintenant  !

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Cric : je suis lassé de tous ces livres, ces phrases qui en appellent d’autres, ces lettres ac-crochées sans fin... désormais je veux plus rien lire, Manivelle…on a fait ce qu’il voulait  : apprendre à lire, enregistrer le maximum d’informations possibles sur la grande carte du monde d’en bas, stocker les livres les plus importants dans la vieille remorque du fond, c’est fait, basta !

Manivelle : il continue pourtant à ramener d’autres ouvrages, des journaux et tous ces ob-jets à moitié détruits…comment peut-on aimer à ce point là ce qui ne marche pas et qui ne sert à rien  ? C’est notre papa «Ramasse-tout» !…

Cric : nous on est dans la deuxième catégorie…j’ai du voir traîner un bouquin qui parle de nous, les inutiles, va falloir qu’on lise au moins celui là pour finir…

Manivelle : Allez, prends ton instrument à réchauffer les rêves, on va se faire notre petite musique de nuit…j’ai écrit un nouveau p’tit blues…

Cric (se saisissant de son instrument de musique particulier à l ‘arrière de la voiture) : c’est parti pour la berceuse ! …un jour, Manivelle, on ira faire des concerts pour les pauvres des bidonvilles d’en bas…je nous imagine arriver sur la grand place poussiéreuse illuminée par les phares des mobylettes, les enfants crient de tous côtés, ils sautent sur place et nous on est derrière un mur en béton pas fini, et on les regarde par le trou béant que ne comble-ra jamais aucune fenêtre…ils veulent notre musique si ardemment qu’on finit par venir là au milieu de la lumière, bras levés et âme dressée…comme d’habitude, il se met à pleu-voir à verse…magie, personne ne bouge…le silence s’installe, on dégouline de cette pluie commandée par les puissants pour nous faire fuir…mais tu t’avances, j’entame les premiè-res notes et ….

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Ils se sont avancés sur la scène, le concert est prêt à commencer dans les projecteurs  :

Manivelle chante le reggae des Bagnoles, en fait une reprise de «Pas Long Feu» de Serge Gainsbourg:

«Cette fois je crois que nous sommes complètement ça y est / C’est une question que c’est absolument ça ne fait rien / parce que se ronger les sangs ce serait tout a fait y’a pas de quoi /Alors moi je sens que je ferai  :

Pas long feu, pas long feu, pas long feu ici, pas long feu…Pas long feu, pas long feu dans cette chienne de vie, pas long feu… BIS

Quand la vie semble inévitablement  «  c’est foutu  » /On se dit qu’il faudrait mieux être tout à fait c’est pas ça / Et malgré tout on reste totalement «  on fait comme on a dit  »

Alors moi je sens que je ferai  :

Pas long feu, pas long feu, pas long feu ici, pas long feu…Pas long feu, pas long feu dans cette chienne de vie, pas long feu… BIS

Se flinguer y’aurait plus question de «  remettez nous ça patron  » / Et dans ma tête «  je suis véritablement j’en veux plus  » / Et je me sens vaguement «  où va –t-on nous  »

Alors moi je sens que je ferai  :

Pas long feu, pas long feu, pas long feu ici, pas long feu…Pas long feu, pas long feu dans cette chienne de vie, pas long feu… BIS»

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Ils terminent par un salut hystérique, dans le silence le plus total. Ils se volent la vedette pour s’incliner devant le public absent, et se bagarrent encore. Ils retournent en chanton-nant dans l’auto-couchette et s’y endorment après avoir éteint la lumière.

Averroès  : (fouinant partout) l’autre fois, j’ai trouvé une télévision pleine d’alouet-tes…c’est curieux.... Vous savez quand passe le destin  ? j’ai toujours peur de le rater… et quand je l’attrape, je sais comment le redresser !… comment vous croyez qu’on m’a laissé tranquille ici  ? Vous pensez qu’un Prince de ma condition, amateur de livres et spécialisé dans l’abandonné, la découverte du déchet, les laisse indifférents, ceux d’en bas  ? Ils sa-vent qu’entre mes mains, l’histoire, avec un grand H, elle passe un sale moment  ; je la re-fais moi à ma sauce, la sauce suprême  ! j’accommode leurs restes… Vous avez déjà en-tendu le bruit du destin qu’on attrape (il ouvre une valise et la ferme violemment)  ? Hop  ! mais…attendez…on a de la visite…(il s’enfuit vers son radeau).

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L’armée des ombres

ACTE 2

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1 - La fuite

Le groupe de terroriste arrive dans la Casse, à bout de souffle, détenant l’Otage.

Idir ( examinant au loin derrière eux) : …je crois qu’ils ont lâché l’affaire…ils doivent nous croire dans les entrepôts sur les quais A...

Pablo : à l’heure qu’il est, ils doivent tout saccager là-bas avec leurs chiens...

Idir : ...et lui  ? On en fait quoi maintenant  ?

Yannis : On le garde sous la main…il n’y a désormais plus que lui qui vaille encore quel-que chose ici…

Marie  : j’ai froid, c’est quoi cet endroit  ? on est déjà en enfer  ? Yannis, je voulais le vrai, l’enfer du feu, pas ce cimetière glacé…pourquoi en est on là, à fuir comme des braqueurs minables  …je devais mourir avec vous cet fin d’après midi, pas cavaler à dégueuler de trouille à chaque coin de rue où tu nous as laissé soufflé…

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Idir : oui, pourquoi on les a pas attendus au beau milieu de la chaussée en faisant mine de nous rendre, là au milieu des magasins du Bd de la Sainte-Victoire  ? ils se seraient ap-prochés…et au moment de nous toucher, on les auraient tous éparpillés avec nous en pe-tits morceaux !....

Yannis : primo, parce que ça ne rimait à rien de disperser ces misérables qu’on a dres-sés pour ça, secundo parce que de toute façon, ils nous auraient fait éclater le front avant même que tu aies eu l’idée de bouger un doigt vers ta ceinture…

Pablo : On avait pensé à tout, oui ou non  ? alors, d’où ils sont sortis les commandos de la Police Politique, d’où  ?

Idir : Tu veux dire, de qui  ?...

Marie  : Pourquoi vous me regardez, parce que je suis une femme, parce que je suis une petite bourgeoise, fille de médecin  ? Parce qu’hier soir je lisais un roman en anglais  ? Ca va  !

Yannis  : Laisse aller Marie, aucun de nous n’a été effleuré par ce soupçon, aucun, c’est clair  ?

Pablo  : J’y crois pas (il boxe un sac pour se détendre) j’ai l’impression que quelqu’un d’au-tre a écrit cette histoire....

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Marie  : j’ai fait trois ans d’études de Cinéma pour rien, on a même pas pu accéder au hall d’entrée, je ne parle pas du studio, pas de la régie,.. non, j’ai bien dit  : au hall d’entrée, là où tout le monde peut aller paisiblement en se promenant…et nous !…

Idir : nous on a perdu avant même d’avoir pu commencer...c’est comme si j’avais pris une profonde respiration et qu’ils m’aient mis la main sur le visage… j’étouffe…j’étouffe…

Pablo : Et les autres groupes, le 14, le Louise Michel, les nouveaux Zappatistes, tu crois qu’ils sont passé, qu’ils ont réussi  ? Depuis qu’on cavale, j’écoute, j’écoute partout le ca-non de nos frères, j’espère le hurlement de leurs martyrs, rien, rien…rien n’a fonctionné...

Marie (elle a sa petite caméra) : A cette heure-ci, je devrais diriger la caméra sur Pablo, un léger zoom en arrière pour faire apparaître tout notre groupe, arme au poing, mâchoires de vainqueurs, la ceinture kaki des explosifs bien en évidence...je pousserais le curseur de l’antenne principale, le rouge s’allumerait à la porte du studio et le monde entier relaierait nos revendications, notre idéal pourrait entrer dans tous les foyers du pays…Yannis, je crois que je vous déteste…

Yannis la prend dans ses bras

Yannis : c’est toujours à l’aurore que l’histoire bascule. Respire bien les rayons de celle qui vient, c’est peut-être la dernière mais sûrement la plus belle....La nuit a été éprouvante, et elle a bousculé nos prévisions, je le sais, mais ton visage dessine une saine fatigue d’in-surgé. Tu es belle de toute ta conviction. Nos forces sont ici réunies avec les tiennes, recro-

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quevillées avant l’impact. Tout relâchement à ce point serait une erreur fatale, proche de la trahison.

L’otage : j’ai envie de pisser, désolé d’interrompre…

Idir : c’est une drôle de condition que la tienne Mr… comment tu t’appelles  ?

L’otage : Richard, Mr Richard, comme le prénom et mon prénom c’est Léo, ça fait en somme Léo Richard…maintenant qu’on a été présenté je peux éviter d’inonder mon panta-lon  ?

Idir : je me suis toujours demandé si un condamné à mort a envie de pisser juste quel-ques minutes avant son exécution, est-ce qu’il se dit  : de toute façon, c’est pas la peine, ou bien est-ce qu’il fait comme si son corps allait continuer avec ses envies, comme s’il ne savait rien des minutes qui approchaient....

Pablo : je te rappelle que c’était notre situation la nuit dernière  ; on s’est dit  :  «  c’est la dernière  »  ; et pourtant on a mangé, on a dormi, et le reste…et puis voilà qu’on vient de nous offrir une nuit de plus  : du rab, Idir, du rab de vie…Allez, emmenons le là bas der-rière , pour profiter avec nous de son petit supplément d’existence à lui…

Ils s’éloignent avec l’otage

Marie : pardonne-moi Yannis, j’ai tant abandonné pour me retrouver là, dans ce nulle part… je m’étais préparée au néant, mais à un néant bien noir, pur de tous les tourments,

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où je n’aurai plus besoin de toi, et là je t’aime encore plus et si le temps passe encore je ne vais plus vouloir mourir pour notre cause...

Yannis : c’est le dernier acte, Marie, le plus beau, celui du dénouement, nous avons la chance d’en être les maîtres  : tout retour en arrière est désormais impossible. L’histoire avance à notre pas, nous nous sommes juré que s’aimer c’était refuser  ; refuser ensem-ble, refuser que soit interdit que des couples comme toi et moi puisse marcher dans la rue en se donnant la main. Donner un visage à ce qui oppresse les gens anonymement, tous les jours. Sortir les troupeaux d’esclaves de leur torpeur et rendre visible le refus total de ce qui est imposé à chacun d’entre nous. Nous sommes au cœur de l’affrontement , Ma-rie, soyons à sa hauteur.

Marie : ces fameuses altitudes où, paraît-il, il n’est plus possible de mentir  ? laisse moi te filmer (elle le fait, en gros plan)…c’’est un scoop ça, ça vaut une fortune ! Yannis, recher-ché depuis 15 ans par la Police Politique, là, mesdames et messieurs, devant vous, juste avant le sacrifice qui a entraîné la chute de l’Emetteur National et du même coup l’interrup-tion de la Sainte Propagande Parlée, et libérés de leurs chaînes tous les honnêtes tra-vailleurs…il va s’exprimer devant nous…bla-bla-bla, tu t’es planté Yannis, mais t’as de la chance, t’auras même pas d’enfants devant qui t’en expliquer  ! (elle s’éloigne)

Les trois autres reviennent

Pablo : qu’est ce qui se passe  ? qu’est ce qu’elle a encore  ?

Yannis : la ferme, Pablo, nous allons établir des tours de garde d’une heure au plus. Nous nous reposerons chacun notre tour. Que chacun vérifie son armement, et l’état des détona-teurs…

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Marie filme quelques instants le visage de l’otage

Ils finissent par tous s’endormir…on aperçoit Cric et Manivelle qui ont observé toute la scène à l’abri de leurs auto.

L’Otage ( Mr Richard; il s’adresse au public en aparté ) :

Est-ce que vous trouvez que j’ai une tête à chapeau  ? ...Une de ces têtes dont on dit  : il va bien le porter? C’est ce qui m’arrive. Je suis le type qui a rien demandé et qui se trouve pour son malheur, le mauvais jour au mauvais endroit. Une belle tête d’otage. On devait être au moins deux cents à passer à ce moment précis sur le trottoir de la Rue Nationale, devant l’immeuble de la Télévision d’ Etat. Deux cents ,peut-être bien plus. Et moi là, ar-pentant le macadam droit devant moi, en ruminant à la fois ce que j’allais dire à Lalla – Lal-la c’est ma femme – pour justifier mon retard, à cause de cette foutue grève de tramway et de cette bousculade au niveau du Boulevard des Bates, de la vieille qui s’écroule devant moi en éparpillant ses courses sur le pavé, que je sauve des roues de la Brandbourg mo-dèle 89 et qui se confond en excuses, remerciements, haine du temps qui passe etc. … et... merde, m’y voilà, avec une toute petite pensée de travers pour Ludmilla ma nouvelle collègue, dont les seins sont si bavards et que si jamais Lalla, … c’est à cette pensée-là du «  si jamais…  » que tout a soudainement explosé  : ils sont sortis d’une grande Berline noire un 4x4 de chez Travers année 91 armés jusqu’aux dents, muets à en hurler, se préci-pitant avec une lenteur contrôlée vers le porche  de la Télé  ; nos trajets se croisaient exac-tement. Nos instants aussi  : j’ai vu au coin de la 2e rue un groupe noir de la Police Politi-que qui pointaient leurs petites gueules de fusils vers eux. Ils les ont aperçus en même temps que moi. Vous avez déjà vu ces films, ces films d’action qui vous feraient péter l’écran  ; mais l’écran là c’était moi  ; M. Richard l’innocent, M. Richard la barbiche, M. Ri-chard avec son petit cœur qui bat pour sa Lalla et qui frémit du ventre pour Ludmilla. Le

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Richard du bureau, le Richard des Potes, le Richard de son papa et de sa maman qui fait la lessive. Putain, ils m’ont chopé en flinguant partout, des mecs en noirs, ils en sortaient de tous les côtés, je me demande comment ils ont fait pour me rater, j’ai l’impression qu’ils voulaient régler le problème de l’otage avant qu’il ne le devienne… J’suis là en garde à vie, je sais pas ce qu’ils veulent… j’aime bien regarder la Télé Nationale, qu’est ce qu’ils ont contre  ? Les programmes ne leur plaisent pas  ? Ils ont pas appris les bonnes maniè-res…et j’ai la trouille d’être tellement innocent qu’ils vont finir par trouver que ma mort se-ra idéale  ; après ça, tous les autres, en bas, ils vont paniquer...c’est pas ma mort qui va les chagriner, c’est la leur qu’ils vont sentir dans leurs sous-vêtements, parce qu’eux aus-si ils marchent en pensant à des trucs qui…Pffhh  !… Lalla, je te jure que les seins de Lud-milla, en vérité…Allez Lalla, laisse moi rentrer à la maison....

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2- le piège

Tout le groupe s’est endormi; même le veilleur de garde a cédé à son épuisement...Cric et Manivelle sortent de leurs cachettes et s’approchent d’eux sans faire de bruit...

Cric  : d’où sortent ces animaux  ?

(ils les reniflent)

Manivelle  : quand ils sont arrivés, j’ai eu l’impression de me voir pénétrer pour la première fois avec Averroès dans l’usine à poulets des grands Quartiers du bas où je vais me ser-vir…

Cric  : Sûr  ! ils sentent la panique  ! Leur sommeil a quelque chose d’humide…

Manivelle  : t’as vu leurs machines à tuer  ? Celle-là,c’est une 16 coups d’origine tchèque (je sais pas où c’est, mais c’est bien) Regarde, (il montre une vieille revue militaire) c’est la même…

Cric  : et celle là  ? Double percuteur, non  ?

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Manivelle  : évidemment  ! origine sud-américaine, travail d’artisan…allez, on ramasse…

Ils récupèrent les armes

Cric  : et on se ligote le tout…comme on a déjà fait avec les deux touristes égarés l’année dernière…Averroès dit qu’il faut contrôler l’immigration ici…

Ils s’exécutent et retournent à l’abri des regards  ; à un signal de Manivelle, il mettent en route leur concert favoris de klaxons, préparé avec soin pour donner aux indésirables le sentiment qu’ils vont se réveiller au milieu d’un carrefour en ville, aux heures de pointe…

Le groupe de terroristes se réveille, paniqué…

Pablo : Qu’est ce qu’il se passe  ?

Idir : Lâchez nous, putain, lâchez nous  !

Marie : Yannis, qu’est ce qui nous arrive, je peux plus bouger  !

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Pablo : Où sont-ils  ? Montrez-vous, allez montrez-vous  !

Idir : Moi, je vais faire sauter ma ceinture, je vous jure, je vais le faire….Merde, j’y arrive pas  !

Yannis : Calmez vous, y a quelque chose de pas clair, je vois pas les brigades d’interven-tion  !

Marie : Putain, Pablo, espèce d’enfoiré tu t’es endormi, t’as rien vu, rien, salaud  !

Pablo : Toi la petite, je vais te crever, t’entends, je vais te crever…

Marie : Qu’on me laisse une seule main de libre Pablo, et elle sera pour toi, je te le jure  !

Yannis : Fermez la ! Une dernière fois, fermez la !…on est seuls, écoutez, regardez, pas âme qui vive, si c’était les gars des brigades, ou on serait déjà morts, ou bien on aurait le visage dans la poussière et ils nous marcheraient dessus avec leurs bottes…

Pablo : C’est vrai, c’est pas normal

Idir : Je vais faire péter ma ceinture, je vais le faire…

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Yannis : Idir, contrôle-toi, la seule chose que tu vas éclater, c’est nos gueules et des car-casses déglinguées…

Idir : je retournerai plus dans leurs prisons, tu le sais Yannis, c’est notre marché, plus ja-mais les cellules de trois mètres carrés, les yeux bandés dans le noir, plus jamais le truc de la bouteille, tu sais Yannis, tu sais !…

Yannis : OK, Idir, mais laissez-moi évaluer la situation…

Marie : On n’a plus nos armes…j’y crois pas.. réveille moi, Yannis  !

Cric et Manivelle interpellent leurs visiteurs de loin à voix forte

Manivelle  : On aimerait bien que vous appreniez ceci !

Cric : Il y a un monde d’en bas, c’est le vôtre, c’est chez vous` !

Manivelle  : Il y a un monde d’en haut, c’est le nôtre, c’est chez nous !

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Cric : Nous quand on va chez vous, on nous jette des pierres, on nous insulte avec des mots qu’on a jamais lus nulle part ici...

Manivelle  : Et pourtant, on en a mangé des mots, croyez nous, si emberlificotés qu’ils vous collent à la langue !...

(ils rivalisent de mots étranges)

Manivelle  : atrabilaires  ! bésigue  ! apoplexie  !

Cric : bastringue  ! amygdales  ! introspectif  !

Manivelle : adipeux  ! ingambe  ! ascensionnel  ! j’en ai un pas mal  : asymptotique  !

Cric : vous voyez, nous aussi on pourrait insulter, y a qu’à demander  !

Manivelle  : c’est surtout les pierres qu’on n’ aime pas, alors avec vous, depuis bien long-temps on se méfie, il y a toujours un caillou caché dans une de vos mains pour les va-nu-pieds de notre espèce…

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Cric : du coup, on a un pacte à vous proposer  : on vous détache les jambes, on vous fait rentrer dans la carcasse de la  Blue Converse 206 qui est près de la porte du bas, on pousse le carrosse et vous retournez d’où vous venez  ; y a plus le moteur, mais, bon, comme ça descend…

Yannis : Non, on peut plus retourner dans ce que vous appelez notre chez nous  ; en bas, ils veulent nous tuer…

Cric et Manivelle s’approchent en grand apparat avec un membre de la famille royale Cri-cot sur l’épaule de Manivelle, pour mieux comprendre…

Manivelle  : Vous tuer, mais pourquoi donc  ?( désignant l’otage) Parce que vous avez volé celui là  ?

Yannis : Oui, enfin pas tout à fait  ; nous sommes des résistants, vous comprenez ça, des combattants qui refusent précisément ce que vous subissez quand vous allez en bas, on veut que tout les gens puissent vivre où ils veulent, comme ils veulent, sans ces laisser-passer qui nous sont imposés pour aller d’un quartier à l’autre, sans contrôle de la pensée par la Télévision Nationale  ; nous ne voulons plus que des êtres humains puissent être parqués derrière des murs construits pour ça  …Nous ne voulons pas de ce monde qui ressemble de plus en plus à ses propres prisons et à leur infâme puanteur…

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Marie : les pierres nous voulons vous apprendre à les lancer sur eux, jeter des pierres con-tre la haine qu’ils répandent partout  ; ne plus la fuir, s’y opposer  ; relâchez-nous, nous sommes de votre côté…

M. Richard  : et moi, là, je fais quoi  ? Si vous les avez ligotés eux, la logique c’est de me libérer moi  ! Non  ? On va pas m’attacher deux fois, vous êtes tous cinglés…je vais vous laisser là, entre vous, et moi je vais gentiment, me…

Pablo : Rien n’a changé, abruti, la marchandise a juste changé de main, c’est tout…pour le moment !…

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3 – Décrochages

A chaque «décrochage», le récit va s’interrompre et sortir de son premier degré narratif pour être dirigé vers le public (ou vers une caméra témoin)  ; les terroristes vont se débar-rasser de leurs liens et se rassembler côté Jardin, Cric et Manivelle se juchent à nouveau dans leurs carcasses de voiture. Les deux groupes se regardent, regardent le public, se jau-gent, s’évaluent. Le temps du récit change, chacun raconte ce qui s’est passé lors de cette confrontation, comme s’ils s’en souvenaient à l’issue d’un «  happy end  ».

Terroristes

Yannis : On n’avait jamais rencontré des gens comme ça dans notre monde. Nous avions le sentiment d’avoir été stupidement pris au piège par des enfants, nous les révolutionnai-res, qui devaient, ce soir là, changer le mouvement du monde

Pablo : Juste un assoupissement comme ça et tout se désagrège devant vous…

Marie : Notre fin tragique nous fuyait comme une ombre qui s’évanouit au fur et à mesure que le jour se lève...

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Cric-Manivelle

Manivelle : Parfois, les gens croient que, parce qu’on est pauvres, on n’a rien à dire sur le monde qui nous tient dans ses tenailles  ; ce n’est pas notre cas, leur monde d’en bas on le connaît bien, on s’en méfie, on le fréquente sur ses bordures, on joue avec son crépus-cule, on le frôle mais on ne s’y attarde jamais vraiment...

Cric : Pourtant, on en tient un peu les archives absolues  : rendre compte de tout mouve-ment et de toute émotion, tenter d’enregistrer les formes de vie manifestées là-bas, et no-ter, simplement noter...

Terroristes

Yannis :On s’attendait à tout quand nous nous sommes réveillés, mais pas à cette farce – on devaient être un peu vexés, à vrai dire...

Idir : Pendant de long mois, je me suis préparé à mourir pour que ma vérité éclate. Je ne sais si vous le saisissez, des mois à peser le poids de la dernière nuit: celle-ci  ; chaque geste m’était devenu étrange, presque précieux...

Pablo : Et l’absence à soi-même, dans ces moments où l’on ne pensait à rien d’autre qu’à être prêt, totalement disponible à notre décision...

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Marie : C’est justement au moment où l’on prenait la pose pour l’éternité que tout s’est mis à bouger – un tremblement, un léger flou et le mouvement d’une image…

Dans les séquences suivantes, les protagonistes quittent leur position face public, jouent la scène proposée par Cric et Manivelle, et quand elle est achevée, retrouvent leur groupe pour la suite.

Cric et Manivelle s’approchent de la caméra de Marie

Manivelle : Fais voir, comment tu regardes  dedans?

Marie : D’accord, mais détache-moi les mains

Manivelle : Pas de blague, hein  !

Marie : Promis, je crois mes mains ont changé...c’est bizarre mais c’est vrai, croyez-moi, mes mains sont inoffensives...

Ils la détachent

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Marie : Voilà, comme ça…le cadre vous donne l’image…on appuie là… et ce que vous voyez vous appartient, enfin, appartient à la boîte…

Cric la manipule en tous sens, et commence à filmer Manivelle

Manivelle (poursuivant Cric qui continue à filmer) : Mr Cric et Melle «j’ignore-votre-nom», vous n’avez pas le droit,d’après notre constitution du monde d’en haut, c’est à dire d’ici, de ma dérober mes traits, la couleur de ma peau, ni la forme de mes mouvements: tout ce-la fait partie de mon être et pourrait bien se confondre avec mon âme. Seul le reflet dans la rivière possède ce pouvoir naturellement, et on sait ce qu’il en coûte à se retrouver le bec dans l’eau  ; je vous conteste votre droit d’aspiration et vous rendrait responsable de toutes mes disparitions, absences et manquement à venir…

Cric : Calme toi, Manivelle, ce sont tes ancêtres qui te chatouillent l’esprit  ?

Manivelle : (en colère) Mademoiselle – détache ses pieds, machiniste – je vais vous pren-dre l’une de vos mains récemment libérée et vous montrer ce que ça veut dire, ici, de no-ter une image  ; j’ai bien dit «  noter  » et pas «  prendre  »  ; nous, ici, on ne vole que les choses, en particulier les enfants de la lignée Cricot – mais ça, que voulez-vous c’est la loi du ventre, pas de l’esprit. Allez, montez, jetez un œil la-dedans…Cric, à ton poste  !…

Marie (observant le monde du bas par l’appareil d’observation)…un chien errant plonge dans une poubelle renversée au milieu de sacs éventrés…il y a trois enfants noirs qui se battent aussi…je ne vois pas ce qu’ils se déchirent…l’un d’entre eux vient de lâcher…il

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pleure de désespoir et de rage aussi sans doute…(elle dirige son instrument vers un autre secteur)…des hommes, en grand nombre, sont en file indienne devant une porte fermée en métal noir, avec une enseigne qui clignote…

Cric : sans doute un imbécile qui s’est arrêté pour lacer sa chaussure devant la porte, et les autres ont cru qu’il faisait la queue pour une place dans l’usine-qui-clignote  ; du coup l’autre en se relevant et voyant les autres attendre s’est dit qu’il avait de la chance d’être là, par hasard le premier client pour l’embauche…et hop…trois cent mètres de queue de-vant l’issue de secours de la buanderie… (il rit)

Manivelle  : Noter Cric, pas interpréter…il s’agit juste d’un agglomérat linéaire au milieu du Bd de Bradeville , en rouge gras et appuyé… trois cent mètres, pas plus. (il inscrit sur la carte comme il l’a indiqué)

Marie : une fenêtre vient de surgir dans le noir, une jeune fille la traverse, en allées et ve-nues ininterrompues…elle se ronge les ongles…je crois qu’elle parle seule…l’ampoule qui pend au plafond est nue et cruelle, elle inonde tout l’espace autour…elle s’arrête…le télé-phone…elle se précipite, écoute, ne dit rien, s’assoit, se tait comme calmée…elle éteint la lumière…mais que fait-elle dans le noir, assise, seule, immobile  ?!

Manivelle : une grosse quantité de désespoir vient d’enfler sur les grandes barres d’im-meuble du Centre et de se dissoudre dans le néant des nuits du bas, des petites nuits du bas…Voilà entre 21h08 et 21h12, juste le temps de prendre un train ou de le rater…made-moiselle…vous voyez, nous on note l’épuisement de la vie, son réveil parfois, en même temps, en même temps…et tout s’entasse là entre les mains de Cric

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Cric : Manivelle veut dire que votre caméra, elle peut pas attraper ça, pas vrai Maniv’?

Marie : c’est pas vrai, j’ai essayé, regardez !…même si je crois que vous avez…

Marie aperçoit un vieux téléviseur dans le fatras de la casse et des objets récupérés par Averroès. Elle leur montre un de ses films dont on voit la projection dans le décor…Cric et Manivelle regarde avec attention

Les deux groupes se reconstituent face au public et continuent le commentaire de leurs ac-tions.

Manivelle  : ça peut paraître bizarre, mais nous n’avions jamais vu d’images qui bougent comme ça, à part dans notre machine d’observation

Yannis  : nous non plus, nous n’avions jamais vu les images de Marie  ;

Pablo : durant toutes ces semaines, elle n’arrêtait pas et cela nous exaspérait, Idir et moi. Nous avons appris à laisser le moins d’images possibles derrière nous et là franchement, son obsession nous inquiétait  : c’était pour qui, tout ça  ?

Cric : Moi, j’ai trouvé que cela ressemblait à ce que je faisais  : des déplacements de corps et de couleurs émotionnelles…

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Yannis : c’est juste après ça qu’ils nous ont montré leurs drôles de machines  ; ils nous ont dit…

Cric et Manivelle se parlent à l’oreille pour un conciliabule concernant la conduite à tenir.

Manivelle : voilà, c’est simple, si vous voulez qu’on vous détache, il faut accepter les rè-gles du monde ici  : 1- Le monde d’en haut est gouverné par notre Papa Averroès, qui se cache quelque part par là-bas  ; il a un peu perdu la parole, enfin, on comprend pas tout ce qu’il raconte et comme il n’écoute rien !…mais c’est lui qui nous a enseigné, il y a long-temps, ce qu’un homme doit faire de lui-même  ; 2 - nous vénérons la Sainte Volaille qui nous garantit la vie par un miracle toujours renouvelé  ; 3 – il faut pour devenir habitant de ce Chaos, avoir subi l’épreuve de la machine à vérité et de la roue du désir…

Cric : il est nécessaire aussi d’avoir été banni du monde d’en bas...nous sommes le cra-choir du monde ordinaire, ce qui fait qu’on ne se précipite pas vraiment pour nous rejoin-dre, tant, en bas, ils sont convaincus de leur bonheur…

Décrochage

Pablo : on s’est regardé…et on a éclaté de rire…vous imaginez, en pleine fuite, avec la mort derrière nous et la mort devant…se retrouver dans l’univers secret d’enfants aban-donnés par les hommes, le temps, les dieux…

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Idir : ...invités à jouer comme si l’éternité nous appartenait, comme si le malheur avait per-du notre trace en entrant ici…

Yannis : dans cette situation hallucinante, tout s’est mis à nous apparaître simple, incon-tournable  ; comment résister à leur liberté, nous qui la cherchions au bout de nos fusils, elle était là…

Idir : moi, je veux bien votre chose à vérité…qu’est ce que je dois faire  ?

Les deux groupes retrouvent le présent des évènements, Idir avec ses liens…

Cric : On te détachera les mains après, d’accord…allez, assied toi là et attends.

Ils installent Idir sur un fauteuil auquel se trouve fixé un masque de théâtre. Ils lui suggèrent de poser son visage dans le masque…Marie filme…

Cric : ferme les yeux et compte lentement jusqu’à dix. Et après, tu ouvres les yeux et tu réponds à ma question…(il attend la fin du compte d’Idir  , il se rend à son tableau et peint en même temps)…quelle est la couleur de ta vie  ?

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Idir : ...Blanche… oui, c’est ça, blanche pour commencer, dans la maison de ma mè-re…les draps qui sèchent au soleil, sa robe de fête, les chemises des hommes, le soleil sur le sable…après je la vois…brune…la terre qu’il faut soulever dans les terres des Grands Propriétaires, la couleur de mes mains…quand je les regarde, je vois mon visage brûlé…le tabac entre les doigts de mes compagnons de labeur, quand on nous laisse nous asseoir à l’ombre du petit olivier…

Cric : dis moi maintenant la couleur qui t‘as mené jusqu’à cette nuit…

Idir : (soupirant)…c’est du noir éclaboussé de rouge… et des couleurs tachées, mélan-gées de tissus déchirés…voilà…je l’ai devant les yeux depuis ce jeudi, ce jeudi écarlate… tu vois, je rentre du travail, il est 7heures, dans l’autobus, je sommeille, j’aperçois des con-vois militaires que l’on croise…au point de contrôle, ils sont plus agités qu’à l’accoutu-mée, ça hurle…il me jette mes papiers à la gueule…ma gueule, elle a l’habitude, tu vois, elle l’a, cette habitude…et puis nous arrivons dans le village…j’aperçois immédiatement la fumée, partout, les gens qui courent, je revois les yeux de Mardushka, ma voisine, elle me regarde, c’est comme si elle ne me reconnaissait pas, elle court, elle s’échappe de moi…j’ai la trouille, mon gars, la grande trouille…je ne cours pas, non je ne cours pas, Dieu m’est témoin que je n’ai pas couru vers ma maison…quand j’y suis arrivé…(silen-ce)…même la rue n’existait plus…plus de maison…rasée…soufflée…ouverte jusqu’aux fondations…des morceaux de tissus qui flottaient leurs absurdes couleurs au sommet de pierres calcinées…les lunettes du fils tordues sur le sol, le berceau…si tu avais vu ce ber-ceau avec les yeux d’un père…et ce rouge qui tourne au brun des cauchemars, partout!…

Cric : Allez, c’est bon, lève-toi, viens avec nous…arrête…

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Idir : (ne pouvant s’interrompre)… qui peut s’imaginer? Un matin, tu prends ton thé avec un peu de pain, tu te chamailles avec ton épouse, mais tu l’embrasses en partant car elle est si jolie et tes enfants que tu étreins, vite, parce que tu es en retard pour prendre l’auto-car…et le soir, tu rentres…et plus rien ne t’appartient…plus que des lambeaux de tes amours… et toute ton histoire est incendiée…ton cœur est un champ dévasté et ta tête s’est peu à peu bourrée d’explosifs… (il sort de la machine, extrait par Cric et Manivel-le)…pourquoi j’ai dit tout ça  ?… Pourquoi  ?… c’est quoi votre machine  ?…

Les deux groupes sont à nouveau séparés et parlent au public.

Yannis : Nous ne connaissions pas l’histoire de notre frère Idir. J’avais enrôlé sa rage, sa détermination à détruire l’ennemi au plus profond de sa chair, pas ses raisons. N’importe où, disait-il, n’importe quand…je viens, je marche sur eux…je n’aurai pas d’ombre dans mon regard, pas de tremblement dans mon bras pour appuyer où il faudra. Vous savez, chez nous aussi, les beaux parleurs sont légion  ! Idir était notre danger, notre menace, no-tre férocité.

Marie : c’est sûrement ce qui m’a rendue à ses yeux si odieuse, à aimer Yannis. Redou-tait-il les hésitations de l’amour au moment crucial  ? Bien des révolutions se sont endor-mies dans les petits matins d’un lit défait…mais Idir n’avait plus de lit, le sien était un amas de ferraille… Idir s’est soudainement éteint après avoir parlé…le chargeur de son arme s’était vidé…

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Pablo rit de plus en plus fort…

Manivelle : On a lu dans l’une des pages d’ici, qu’en bas, ils avaient inventé des sortes de roues pour les supplices…on attache le type sur la roue, on lui pose des questions et s’il répond pas on lui tape dessus…alors nous on a imaginé la nôtre. On l’appelle «  la roue de l’envie  »…on se met dessus, l’autre te fait tourner et tu laisses venir à la surface tes dé-sirs, tes instincts, tes trucs bizarres qui se faufilent dans ton corps au fur et à mesure que tu grandis…ça permet de s’occuper quand on a faim…

Pablo se fait bander les yeux et grimpe sur la Roue du désir (un volant de camion posé au sol)

Pablo : (continuant à rire) Oh là, doucement, j’ai pas fait de manège depuis…c’est seule-ment avec quelques verres, accroché à un comptoir que j’ai la tête qui…

Manivelle : laisse venir la première image, même si c’est la figure du diable…surtout, si c’est celle là  !

Pablo : (riant, gueulant) je revois le visage de Maria et son corps bouillant…nous tournions dans l’herbe en nous serrant à en étouffer, l’un contre l’autre. On avait quatorze ans et nos parents nous cherchaient partout…et la première orange arrachée au marché, j’ai encore dans les oreilles le beuglement de la vendeuse et les battements du sang dans mes oreilles. Je sautais de joie après ma prouesse, en donnant le fruit à ma mère. J’ai juste aperçu mon père qui saisissait le bâton pour me corriger et j’ai déguerpi en riant enco-

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re…il savait d’où elle venait, on est voleur de père en fils dans ma famille. C’était mon bap-tême avec la volée qui allait avec…et le sourire paisible de Maria me regardant faire mes préparatifs pour rejoindre le groupe des révolutionnaires des Trois Lumières, à la fin du mois d’août. Elle nourrissait ma fierté intérieure d’y être accepté enfin, pour œuvrer sur le chantier de l’émancipation de mon peuple…comme tous les hommes du village, afin de reprendre les terres de nos ancêtres aux propriétaires du Grand Est et à leurs mili-ces…mais rien, non rien n’a jamais autant fait de moi un homme que le premier enfant que m’a donné Maria, un fils, un fils qui se battra aussi pour que les siens puissent continuer à cultiver leur terre, un fils qui sera beau comme une révolte d’été… fort, si fort qu’on l’appel-lera «  Barre de Fer  » dans toute la contrée, inflexible, dur, droit… (soudainement sérieux et triste)  …j’aimerai revoir mon fils et puis Maria aussi et les filles…4 au total, eh oui, la bête est vigoureuse et Maria sait comment m’inventer de nouveau enfants sans que je m’en doute  !…(il quitte la machine et se remet à rire, puis cesse )

Pablo va retrouver, libéré, les autres, sonné à son tour, ne sachant plus très bien où il se trouve…

Manivelle : il nous reste le grand, là…

Cric : on dirait un de ces sorciers du Grand Continent aux îles brûlantes dont Averroès nous a conté l’existence par là (il regarde sa carte du monde d’en bas)

Manivelle : il n’a pas l’air commode…j’ai envie de lui présenter notre dernier Cri-cot…quand, nous, on le voit, ça fait venir du plaisir dans la bouche et même parfois un peu plus haut… on ne sait jamais…(Manivelle va chercher Cricot)

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Manivelle imite la «  voix  » de Cricot le poulet

Cricot  : vous avez un regard qui me fait, je dois dire, un peu peur…

Yannis (riant)  : je n’ai pas trop l’habitude de converser avec les poulets…

Manivelle dans la suite a le poulet dans les bras et lui prête sa voix...

Cricot  : j’aimerai,très cher Monsieur Yannis, connaître votre sentiment  ; les miens sont vic-times depuis de nombreuses générations d’un ignoble génocide  : on nous égorge, on nous dévore, puis on jette nos restes aux chiens galeux, et cela dans toutes les contrées humaines  ; faisons l’hypothèse que Dieu existe…et que, comme le prétendent les théolo-giens, il soit bon au delà de toute imagination  ; comment accepter qu’il tolère l’immense mal qui nous est fait  ?

Yannis  : puis-je parler franchement Seigneur Poulet…

Cricot  : faites, Monsieur, j’apprécierai cette franchise…

Yannis  : ce que vous appelez le mal, n’est en réalité qu’un sublime sacrifice que vous con-sentez à sa création…je ne vois pas de plus noble position que la vôtre, qui consiste à of-frir votre chair à la rapacité de vos prédateurs  ; vous êtes l’honneur de la création  ; vous avez désappris à voler pour que votre corps s’alourdisse, vous pondez plus que de raison pour l’unique grandeur de l’homme (il crache par terre)…nous appartenons à la même es-pèce, seigneur Cricot…nous craquons sous la même dent…et…

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Cric : (soudain alerté) .... y a du mouvement en bas… des tourbillons de poussière… ça vient chez nous…(à sa machine d’observation)…un grand gars sort d’une camionnette avec un manteau de cuir…il parle vite au téléphone en regardant par ici…d’autres camion-nettes, de l’autre côté…des tas d’uniformes qu’on n’a jamais vus qui sont arrêtés devant les portes de notre monde à nous…et ils regardent tous par ici…on n’a jamais autant été regardé, Manivelle…

Cric : je ne veux pas énerver, mais j’ai l’impression qu’on va manquer de place par ici dans pas longtemps  !

L’Otage Mr Richard : ....et moi, je fais quoi maintenant, si vous avez fini, je…

De violentes explosions retentissent autour de la Casse. C’est une tentative d’assaut des forces de la Police Politique et des Brigades Spéciales. Sirènes, lumières violentes. Tous s’affolent et cherchent à se cacher. Seul Yannis s’empare de l’otage et le pousse devant lui en bouclier. Ils s’avancent. Le fracas s’interrompt aux premiers hurlements de Yannis en di-rection des assaillants.

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Yannis : Le choix vous appartient  ! Nous détenons l’un des vôtres. L’un de ceux que vo-tre monde a engendré et qui, comme vous, se moque de ceux de tout-en-bas, des miséra-bles que vous épuisez à votre convenance dans vos champs et dans vos usines. Et en plus, il a, comme vous, tout accepté  : les fausses libertés, le confort larmoyant, et votre domination. Tout sentiment de pitié nous a quitté. Vous nous avez enseigné à nous débar-rasser de toute commisération, voilà le retour de votre arrogance ! Dans un monde où le mensonge est devenu la loi commune, seule une incroyable vérité peut venir à bout lui. Nous sommes lassés de toutes les hésitations, retour en arrière, regrets, nostalgies de nos prédécesseurs. Nous savons qu’aux yeux de beaucoup, nous avons tort et que nous por-tons le mal...mais c’est pour un plus grand bien à venir ! Nous n’hésiterons donc pas une seconde à exécuter cet otage qui est votre représentant, et, en nous sacrifiant, à suppri-mer tous ceux qui s’approcheront de nous. Nous exigeons donc… (la voix de Yannis se perd dans le brouhaha de sons entremêlés, et presque inaudibles, d’émission de télévision ou de radio).

Tout le groupe des terroristes s’est regroupé autour de Yannis et de l’otage. Il lui colle un journal dans les mains. Marie filme le groupe. Ils sont tous immobiles. Cric et Manivelle pointent leur nez dans le silence revenu. Ils vont assister au discours de Mr Richard. Ce der-nier se détache du groupe, comme si pendant un instant, il leur échappait. A la fin de son discours, il reprendra sa place dans le groupe qui retrouvera sa mobilité normale.

L’Otage Mr Richard : ....J’ai la peau d’un colon. Que voulez-vous que je vous dise  ? N’ai-je pas au moins un oncle ou un arrière grand-père qui a combattu là-bas  ? voilà qui ne fait aucun doute: le cacao que je mange, le café que je bois, les chemises que nous portons, les chaussures, qui les produit, qui les fabrique  ? Vous n’en avez pas une petite idée  ? Depuis quelques heures, j’ entends les pleurs de ces gosses de là bas , les plaintes de

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leurs mères, je sens dans mon cou couler la sueur de leurs pères…Voilà, vous avez raison, j’ai ce que je mérite, ce que mon peuple mérite  ; je ne suis même pas assez savant pour délivrer devant vous la longue litanie de nos crimes, leur liste dépasse ma mémoi-re…quoi  ? vous me dites que moi, je n’ai rien fait  ? Mais pardi, c’est sûrement parce que je n’en ai pas eu l’occasion, que je n’ai pas encore rencontré ma victime celle qui m’at-tend, qui m’est nécessaire pour accomplir le destin de ma condition !… Nous sommes tranquillement endormis dans nos vies paisibles, mais qui a regardé sous son lit, sur quoi il est posé ce lit, sur quelle montagne d’infortune  ? Qui la paye notre quiétude  ?

Alors, voici que c’est moi qui règle l’addition  ! Garçon  ! la note de nos crimes, s’il vous plaît, c’est M. Richard qui régale  ! …Oh…oui, allez-y, c’est mon immense faute tout ça, le foutoir dans le monde, c’est moi, la grande misère de Grandes Contrées du Sud, c’est tou-jours moi, l’extension du domaine de la mort, l’accroissement des déserts, bibi  ! Pendant que vous me croyez doucement inoffensif, je sévis…Mr Richard est bon pour le sacrifice… il est où votre couteau  ? Non, M. Abraham, laissez le pauvre petit mouton en paix, je vais bien faire l’affaire, il faut aller au bout de l’histoire...allez si vous n’osez pas, donnez-moi le couteau, je vais me débrouiller, c’est un marché entre lui et ma gorge…besoin de person-ne…tous les deux ou trois mille ans, il faut faire une saignée à l’humanité pour la purger de ses mauvaises humeurs...allez c’est parti pour la purification universelle !…faites sauter le bouchon, le bouchon, c’est moi !

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Le Grand Cirque

ACTE 3

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Tous se sont rassemblés sur la «  place  » de la Casse. Ils regardent en direction de la ville du Bas… inquiets…

Manivelle : Mais qu’est ce qui leur arrive? Nous, on n’existe même pas ici  ! Depuis quand ils s’intéressent au vent et au froid  ? Nous sommes juste leurs courants d’air  ! Des esprits de leurs détritus  ! On ne vaut pas une guerre…seulement de bon vieux cailloux pointus, pas plus  !

Marie : Et bien grâce à nous vous existez, malheureusement…

Cric : (observant en bas) Ils sont de plus en plus nombreux…je vois aussi des groupes qui pointent des machines comme la vôtre, mademoiselle…ils dressent de longues barrières jaunes et noires un peu partout… on dirait que des gens viennent de loin pour nous voir…tous ces visages qui se lèvent dans notre direction, c’est insensé Manivelle !…

Manivelle : Qu’est ce qui va se passer  ? On n’a jamais intéressé autant de monde…on aime bien les regarder; nous, c’est un peu notre occupation principale  ; mais eux, s’ils s’y mettent !… j’aimerais bien leur demander de se retourner, qu’ils retrouvent leur mouve-ment perpétuel, là bas…

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Marie : Nous sommes pour quelques heures au centre du monde… et le centre du monde, c’est un cœur en fusion dans lequel nous allons tous nous dissoudre à tout ja-mais… et vous, avec nous…

IdirI : ils ne feront rien avant l’aube…c’est idiot, mais c’est la première fois que j’ai som-meil depuis des années…

Pablo : Voilà, cette nuit ou jamais...nous y sommes enfin…j’aimerais pouvoir rire encore une fois avant…( à Cric et Manivelle)...c’était bien tout à l’heure, merci.

Marie : Et si on laissait partir les gens d’ici, avec lui (désignant M. Richard)…ça changerait quoi, maintenant  ?

Yannis : Ca changerait que notre histoire serait à jamais une histoire annulée. Comme un tir avec des balles à blanc. Je préfère des balles perdues à des balles à blanc  ; les deux échouent, mais les deuxièmes, en plus, elles sont inoffensives. Nous ne devons plus être inoffensifs pour eux. Le monde est rempli d’hommes à blanc, inoffensifs au déroulement de l’histoire, de leur propre histoire.

Pablo : Et si, toute notre histoire n’était que l’histoire d’une bande d’aveugles qui tirent des balles à blanc ?…perdues, ouais pour sûr Yannis, mais aussi à blanc ! Que tu le veuilles ou non ! (il imite le tir de la mitrailleuse, en arrosant tout le monde)… des balles de cinéma, Marie, des balles pour rire avec un long baiser à la fin pour l’amant qui s’effondre dans les bras de la fiancée douloureuse  ! Romantico  !

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Mr Richard  : Si je peux me permettre, je vous ai trouvé très convaincant tout à l’heure, Mr Yannis...si je peux me… et je me dis que finalement, ils vont peut-être comprendre vos rai-sons et.... comme je ne vois pas pourquoi ils mettraient ma vie en danger, une issue heu-reuse est envisageable, enfin c’est une option…non  ?

Tous, les uns après les autres éclatent de rire, y compris Mr Richard…Leur rire est long, ner-veux et s’achève sur un lourd silence. Yannis libère les mains de l’Otage qui comprend.

Idir  :(souriant) Quand, sur une plage, tu jettes un truc à la mer et que la marée monte, le truc, il te revient toujours dans les pieds, toujours…et là, la marée elle monte, c’est même notre grande marée de printemps…haute, forte, violente..

Silence lourd entre les protagonistes qui observent les forces de police en bas. Ils se regar-dent furtivement.

Manivelle  : Cric…  !

Cric  : Quoi, Manivelle  ?

Manivelle  : Tu sais bien, le…

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Cric  : Le…

Manivelle  : Oui, Cric, le…chose…là en bas…

Cric  : Mais on avait juré que ce serait que pour nous, que ce serait notre refuge secret, Manivelle, l’endroit où on irait quand…

Manivelle  : Je sais, Cric, je sais, mais je crois qu’on n’a plus le choix…tu vois…en bas…i-ci…

Cric  : Ok, Ok…vas y…

Marie  : Si vous avez une idée, faudrait pas trop tarder…parce que je commence à sentir l’odeur de leurs cirés, de leur tabac, de leur sueur, de leurs interrogatoires, de leurs coups si jamais ils nous prenaient vivants…

Pablo  : Ca, ça m’étonnerait…(il hurle)…je suis prêt  !!

Manivelle  : On a peut-être…enfin…pas vraiment une solution…mais…comment dire…une cachette…(désignant les assaillants) pour que ceux-là ne nous…

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Cric et Manivelle désigne le centre du tas de ferraille, d’autos amoncelés....

Yannis  : Là-dedans  ? Mais, ils ne vont pas laisser un seul bout de métal intact, ici, vous ne vous rendez pas compte de leur haine à notre égard et de leur indifférence pour vous!…

Marie  : Faisons leur confiance, de toute façon notre histoire est close, non  ? C’est peut-être notre «  happy end  », pas vrai Pablito  ?

Cric et Manivelle invitent le groupe à les suivre. Ils s’enfoncent tous dans la casse, parvien-nent à une porte de camion posée à même le sol. Manivelle l’ouvre et découvre ainsi un es-calier en béton qui s’enfonce dans le sol. Cric referme la porte derrière eux.

Le décor change. Tout le groupe débarque dans une sorte d’ancienne piste de cirque. Des tissus de couleur, déchirés, ornent les murs circulaires. Un trapèze est encore suspendu à des barres  ; des costumes bariolés sont suspendus à des cintres, du matériel de ma-quillage est posé sur une table, à côté de masques de théâtre.

Un homme, Emereck, dort sur le sable. Averroès balaie la piste consciencieusement autour de lui.

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Idir  : On est où  ?

Marie  : Yannis, on bascule de monde en monde... en vérité, je crois qu’on est de l’autre côté depuis longtemps…

Pablo  : J’ai déjà vu des endroits comme ça, avec plein d’enfants partout autour, qui crient et tapent dans leurs mains…j’y suis venu avec les miens…

Marie  : Dans ta campagne du Sud, peut-être, mais ici ça fait longtemps que tout ces lieux ont été interdits puis fermés…ce qui s’y racontait ne plaisait pas à tout le monde…

Yannis  : Et celui-là qui est-ce  ? je vous croyais seulement trois dans votre univers de fer-raille ?...

Cric  : Il s’appelle Emereck, quelque chose comme ça, cet endroit lui a appartenu autre-fois  ; quand ils en ont bouché les issues, il n’a pas voulu sortir, je crois qu’Averroès lui a donné de quoi survivre au début…maintenant c’est nous. Une fois par semaine, on vient passer un moment ici pour lui parler et lui porter de quoi vivre…

Manivelle  : Il nous parle de ses chevaux…on aime bien l’écouter…vous allez voir…

Manivelle se dirige vers Emereck et le réveille…

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Manivelle  : Hé, Emereck c’est nous, on est avec des amis…n’aie aucune crainte…

Emereck  :(observant Yannis puis les autres, parlant à Manivelle)… je me présente, Eme-reck, Grand Ecuyer de cet établissement....si comme moi maintenant, vous fermez les yeux, vous apercevrez pénétrant sur la piste par la grande porte, au son de l’orchestre, un équipage de trois frisons, luisants, pleins de fougue, les naseaux largement ouverts....la ca-valière est juché sur le dos de celui du milieu...debout, frêle, incroyablement frêle sur tant de puissance...ils tournent au trot, tous du même pied...à cet instant chaque spectateur sait qu’elle représente à elle seule l’humanité  : une fragile adolescente dominant la force pure et noire de ses montures...vous les voyez tourner autour de vous de plus en plus vite, passant du trot au galop, l’écuyère voltigeant d’une croupe à l’autre, libellule d’argent, fille du ciel…(silence, Emereck devient sombre puis continue)…cavalière de notre apocalypse chevauchant des animaux de boucherie, suants, éreintés, lacérés de coup de fouet vers leur inéluctable destin, d’immenses couteaux acérés les attendent dans des boxes en-core souillés du sang de ceux qui viennent d’être égorgés et tirés par des crochets plantés dans leurs mâchoires vers les chambres froides, vers la barbarie…Pardonnez-moi, il faut que je me taise…

Cric  : il ne parle que ses chevaux, il ne pense qu’à eux, il attend leur retour, sûrement !…

Marie  : Ecoutez moi, vous autres, j’essaie de comprendre  : c’est toujours du temps en plus qui nous est donné, on nous déplace d’impasse en impasse…je sais maintenant: je crois qu’on ne retournera plus jamais d’où nous venons...nous qui voulions en finir, avec tout !…

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L’Otage Mr Richard  : Si vous permettez, je suis embarqué depuis un moment avec vous…et maintenant je crois que je n’ai plus peur de vous… de rien. Je crois qu’on va vivre ici, avec eux, que c’est ainsi...moi, je vais attendre que Lalla, ma petite femme, elle arrive un jour par le même escalier que celui que nous avons emprunté, je la serrerai dans mes bras, elle pleurera, je sourirai en fermant les yeux.... vous Mr Pablo, vous imaginerez, dans les gradins, Maria et vos quatre enfants applaudir à tout rompre à votre numéro de clown… Vous, Mr Idir…je ne sais pourquoi, mais je vous vois danser devant une famille im-mense après avoir planté des arbres partout dans le sable pour célébrer une récolte ou le mariage d’une de vos filles…

Décrochage, les personnages s’adressent au public

Marie  : On a écouté notre otage,- comment l’appeler  ? - nous parler pendant de longues minutes...

Yannis  : Un otage, la seule chose qu’il a normalement à faire, c’est se taire, mais à ce mo-ment, il était peut-être devenu notre seul porte-parole. Nous étions des otages à notre tour…des hommes otages d’eux-mêmes…

Manivelle : il a parlé de tout le monde, on l’a écouté raconter des prophéties sur notre ave-nir qui ne viendrait plus jamais…et il a dit un truc très…étrange  : «  vous avez déjà votre visage de paradis  !»

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Marie : on s’est tous souri…et Cric est allé chercher un vieux poste de radio…il a sorti de sa poche une cassette et on a compris que le spectacle final pouvait commencer…

Cric fait ce que Marie a décrit, et lance de son vieil appareil une musique de cirque très en-traînante et un peu «  grinçante  ». Manivelle va chercher les costumes de clowns sur les cintres et les apporte à chacun pour qu’il s’en habille…après quelques hésitations, chacun le fait en s’amusant de la situation…La caméra est confiée à l’otage.

Yannis, après un long moment de silence, se lève, comme pris dans une transe sur la musi-que. Il s’avance au milieu…Il imite le poulet «  Cricot  »

Yannis (avec la voix du poulet) il y a peut-être quelque part dans cet endroit une autre porte qui va nous conduire ailleurs, plus bas, plus haut, qui sait  ? ...une porte qui s’ouvri-rait sur l’infini  ?... Nous autres, gallinacés, sommes juchés au sommet de votre monde, c’est à dire d’un tas de fumier…d’une montagne d’excrément, et pourtant nous sommes en mesure de fabriquer l’objet le plus parfait de l’univers, le plus équilibré, le plus fonda-mental  : l’œuf  ! Alors qui sait si, dans notre cul de sac, il n’y a pas…

Tous rient et se mettent à danser frénétiquement....

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Averroés s’avance. Les personnages se figent et vont demeurer dans l’immobilité pendant le final d’Averroès.

Averroès : (il tient dans les mains un parapluie à moitié détruit, qu’il tente d’ouvrir crescen-do, pendant qu’il parle; il lutte avec lui et quand enfin, il y parvient et dès que l’ombrelle dé-ploie ses lambeaux, des images d’explosion nucléaire, des archives, des moments clefs de l’histoire, sont projetées quelque part sur la scène. Il demeure ainsi jusqu’au noir final)

(au public) ... Je fus différent et pourtant le même... Ah ! , différent, le même.... abracadabra...je suis votre énigme !.... mais pas du tout, pas du tout ! c’est tout simple: je tiens chronique imaginaire de l’humanité !... Hep, là oui ! Moi le chevalier indigne ! (il es-quisse un ou deux pas de danse toujours en s’affairant à l’ouverture du parapluie)...je ra-masse vos restes et vos rebuts et j’en protège l’enchantement que vous n’y avez su décou-vrir....!!! Oh là là ! comme vous êtes peu voyants ! Pas très «regardants», si on peut dire, n’est ce pas ?...quand votre main s’ouvre et lâche le mouchoir, je passe derrière et m’en saisit et pèse vos larmes... quand vos trains oublient sur le quai un enfant debout dans sa solitude, je le monte sur mes épaules et patiemment le fait plus grand que vous, et si vous l’entendiez rire !...quand vous découpez le monde au rasoir de vos bonnes raisons, je ba-laie les scories, les inutilités, les délaissements, en un mot je conserve vos chutes ! (Solen-nel) Chiffonniers, ferrailleurs, éboueurs, aux armes, aux armes....! ! ! (Il brandit le parapluie comme un sabre, et sourit, avant de reprendre sa lutte avec l’objet)...Je suis moi-même une chute, un affaissement, un de vos attardés, le bord déchiré d’un vêtement délaissé... Hi ! Comme vous avez peur de ce qui traîne, du désordre, de ce qui va de travers !

Voilà, donc, désormais vous l’avez compris, ici, c’est le cul du monde! ...(il fait mine de pleurnicher)...et vous êtes assis dessus, et vous nous écrasez de tout votre poids !... votre cul vous tient comme votre fondement et c’est le seul lieu de vous même que vous ne ver-rez jamais de vos propres yeux !...Che miseria !...(il arrête sa fausse plainte et reprend sa

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vigueur)...alors, nous les misérables, on prépare ici depuis que vous avez commencé à vous trouver beau, une machine à vous le botter, le cul ! et on placé à l’endroit stratégique, eh, eh ... et je la tiens dans les mains en même temps que je vous parle, cette machine.... oh, elle n’a l’air de rien... à vrai dire, elle n’est rien, un de ces «rien-du-tout» de la catégorie des immondices, de vos immondices...mais voilà, on a beaucoup travaillé dans nos têtes et fouillé tous les livres que vous avez jetés au pilon...et on l’a colorée de fables inconnues de vous, de mots impitoyables, de rêves philosophiques...nous l’avons, avec les gosses, là, et le vieil écuyer, chargée jusqu’à la gueule de toute poésie possible...et dès que je trouve la gâchette (ses efforts pour ouvrir le parapluie décuplent).... arrivederci !...BOUM!...

A ce moment, il parvient à l’ouvrir. Les projections commencent, comme un cataclysme passant de la guerre nucléaire à toutes sortes d’images de l’humanité, dans ce qu’elle mon-tre de pire et de meilleur.

FIN

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