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De la pluralité théorique en sociologie: théorie de la connaissance sociologique et théories sociologiques Author(s): Jean-Claude Passeron Source: Revue européenne des sciences sociales, T. 32, No. 99, La théorie sociale aujourd'hui: bilan et perspectives: XIe Colloque annuel du Groupe d'Etude "Pratiques Sociales et Théories" (1994), pp. 71-116 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40370926 . Accessed: 29/08/2013 12:59 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue européenne des sciences sociales. http://www.jstor.org This content downloaded from 131.170.6.51 on Thu, 29 Aug 2013 12:59:09 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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De la pluralité théorique en sociologie: théorie de la connaissance sociologique et théoriessociologiquesAuthor(s): Jean-Claude PasseronSource: Revue européenne des sciences sociales, T. 32, No. 99, La théorie sociale aujourd'hui:bilan et perspectives: XIe Colloque annuel du Groupe d'Etude "Pratiques Sociales et Théories"(1994), pp. 71-116

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De la pluralité théorique en sociologie: théorie de la connaissance sociologique et théoriessociologiquesAuthor(s): Jean-Claude PasseronSource: Revue européenne des sciences sociales, T. 32, No. 99, La théorie sociale aujourd'hui:bilan et perspectives: XIe Colloque annuel du Groupe d'Etude "Pratiques Sociales et Théories"(1994), pp. 71-116Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/40370926 .

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Revue europeenne des sciences societies, Tome XXXII, 1994, N° 99, pp. 71-116

Jean-Claude PASSERON

DE LA PLURALITE THEORIQUE EN SOCIOLOGIE

Theorie de la connaissance sociologique et theories sociologiques

I. THEORIE EMPIRIQUE vs THEORIE FORMELLE

1. Une definition minimale

Est «theorie», en quelque science empirique que ce soit, tout ensemble logiquement coherent de propositions universelles (que celles-ci soient «logi- quement universelles » ou seulement «numeriquement universelles », e'est-a- dire d'une validite particularisee par des coordonnees spatio-temporelles), lorsque - mais seulement lorsque - les protocoles d'exemplification ou de refutation qui en decoulent peuvent etre definis par la reference explicite et stable aux regies d'une epreuve empirique faisant intervenir l'observation.

Autrement dit, le caractere « empirique » ! (par difference avec le caractere non seulement «metaphysique» ou «philosophique» mais meme formel ou mathematique) d'une theorie ne peut etre defini que par les methodes d'enquete et de traitement de I 'information auxquelles elle oblige. Et le carac- tere «scientifique» d'une epreuve empirique2 ne peut etre defini a son tour que par la constatation qu'il existe un lien logique et semantique entre la

1 II va de soi qu'« empirique » est pris tout au long de ce texte au sens descriptif de l'epis- temologie moderne qui caracterise ainsi toute connaissance supposant une information sur le monde et, par consequent, sans aucune des contaminations qui tiennent, en nombre de debats, aux divers sens philosophiques du terme d'«empirisme». Une theorie « empirique » au sens que nous donnons a cet adjectif peut tout aussi bien etre, en ses implications philosophiques, «empiriste» que «rationaliste» ou «nominaliste».

2 Toute « theorie empirique » decrivant le monde n'est pas ipso facto theorie «scientifi- que»: les methodes de confirmation d'une « vision du monde» par les evenements qui renfor- cent la croyance de ceux qui la partagent mettent bien les adeptes au contact continu d'une « epreuve empirique »: mais celle-ci doit a la nature accueillante des methodes de verification qui decoulent de son langage theorique, d'etre toujours confirmee, et par n'importe quel derou- lement ou configuration de faits. Une «vision du monde», religieuse ou non, une philosophic de l'histoire sont des «theories empiriques» qui se distinguent des theories empiriques d'une science sociale en ce qu'elles sont methodologiquement peu ou non-exigeantes: pour elles tout fait exemple.

Inversement, toute « theorie scientifique» n'est pas necessairement « empirique », comme on le voit dans les sciences mathematiques ou formelles qui construisent leurs objets en fonction d'une decidability axiomatiquement definie du vrai et du faux, laquelle ne doit rien a l'epreuve empirique, tenant tout entiere dans la coherence logique de la deduction une fois les axiomes et definitions poses dans un systeme formel.

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forme demonstrative des methodes utilisees dans «l'epreuve» et les principes constitutifs de P«esprit scientifique». Autrement dit, dans une science empi- rique, une «preuve» scientifique suppose non seulement une continuity for- melle entre les principes de la rationalite scientifique et les protocoles ou les arguments du raisonnement, mais encore une coherence semantique entre les concepts descriptifs dont elle use: cette deuxieme coherence ne se reduit pas a la pure coherence logique, puisqu'elle met en jeu le sens referentiel des con- cepts descriptifs; elle introduit done des contraintes empiriques dans la defi- nition de ce qu'est la coherence de «Punivers du discours» propre a une telle description.

Mais, pour que P«esprit scientifique» definisse une quelconque exigence operatoire - un certain nombre de principes ou d'axiomes - , et non pas indistinctement tous les rationalismes et toutes les ratiocinations ou, a Pinverse, la forme restreinte qu'illustrent certaines sciences et non toutes, il faut evidemment s'astreindre a le definir a son tour a posteriori, C'est-a-dire qu'il faut s'astreindre a passer par une description portant sur le travail de construction des connaissances telles que les ont produites, en leur diversite, les sciences existantes. Par exemple comme Pa fait Bachelard, pour les scien- ces du monde materiel, en degageant par une description epistemologique les principes du «rationalisme applique» qui sont aujourd'hui a Pceuvre dans ces sciences, lorsqu'elles etendent ou revolutionnent notre connaissance du monde. La demarche de cet auteur, qui peut inspirer une epistemologie des sciences sociales, est une demarche qui exclut tout a priori philosophique dans la definition d'une «scientificite». En effet, sa caracterisation histori- que du «nouvel esprit scientifique» tel qu'il est issu d'une serie de «revolu- tions scientifiques» s'oblige a prendre en compte Pensemble des operations cognitives, considerees dans leur diversite, sans les jauger a Petalon prealable d'une definition de la Raison scientifique: se separant ainsi du philosophe de la science, Pepistemologue accepte de les decrire dans leur «factualite», c'est-a-dire telles que les mettent ou les ont mises en ceuvre les sciences de la nature qui ont ef fectivement reussi a augmenter la somme de nos connais- sances rationnelles sur le monde empirique.

Par difference avec d'autres formes de «l'experience», la « rationalite » scientifique d'une epreuve empirique suppose seulement que Pon puisse montrer, dans la theorie d'une science, Paction de ce qu'aujourd'hui G.G. Granger denomme « rationalite epistemique» (« rationalite d'explication ou de description ») la distinguant, a Pencontre d'une confusion frequente, de la «rationalite pratique» d'une action, caracteristique qui s'applique, elle, au contenu decrit, que ce soit en sa modalite «technique» ou «axiomatique», et que ces deux formes de la rationalite d'action soient elles-memes definies comme « rationalite substantielle» ou comme « rationalite procedurale»3.

3 G.G. Granger, Forme di razionalita pratica, «Epistemologia», S. Galvan ed., Genova, 1992, pp. 63-80. La derniere distinction renvoie bien sur a H. Simon {A Behavioral Model of Rational Choice, « Quarterly Journal of Economics, vol. 69, 1955; From Substantive to Proce- dural Rationality», in S. Latsis (ed.), Methods of Appraisal in Economics, Cambridge Univer- sity Press, 1976, pp. 422-443).

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La «rationalite epistemique» peut prendre et a pris dans Phistoire des diffe- rentes sciences empiriques des formes fort differenciees selon la structure des questions que la theorie est capable de poser a l'observation.

2. La demarcation de la theorie empirique dans les sciences sociales

Cette definition minimale du rationalisme scientifique comme un «ratio- nalisme de methode» applique aux sciences sociales, en cela distinct, comme y insistait Weber, d'une eventuelle «croyance en la predominance effective de Pelement rationnel dans Paction humaine»4, est en fait presupposee des l'origine par le projet d'une sociologie scientifique, et a ete souvent explicitee chez ses fondateurs ou dans ses developpements ulterieurs. Elle manifeste aujourd'hui dans les sciences sociales le prolongement d'une exigence kan- tienne, celle de la « demarcation », comme la rebaptise Popper5. En effet, tout velleite d 'analyse scientifique des «choses» observables dans le monde donne un contenu au moins methodologique a la demarcation entre rationa- lite metaphysique (ou, aussi bien, rationalite formelle) et theorie empirique. Ce qui est en jeu et en debat, pas toujours tres clair, c'est la forme que prend cette demarcation dans les sciences sociales.

L'exigence de mise en forme operatoire des attendus theoriques d'une assertion empirique me semble partagee par a peu pres toutes les theories de la connaissance qui prennent en charge l'analyse du fonctionnement des sciences empiriques fondees sur l'observation ou la mesure, des lors qu'elles envisagent ce fonctionnement cognitif comme un etat de fait, un factum (au sens ou le sont chez Kant l'existence de la physique ou l'experience de la loi morale). Toutes les epistemologies fondees sur une description de la science telle qu'elle se fait ou s'est faite a travers ses revolutions toujours plus ou moins « coper niciennes», toutes les philosophies rationalistes - depuis la philosophic critique jusqu'aux differents neo-kantismes, du «positivisme logique» a la philosophic analytique - , toutes les epistemologies fondees sur Phistoire des sciences (celles de Koyre comme celles de Bachelard ou Can- guilhem) sont necessairement amenees a «orienter le vecteur epistemologi- que»6 en partant du primat de la theorie (consideree comme organisation prealable d'un langage de description) pour aller vers les epreuves empi-

4 Max Weber, Economie et socie'te' (trad.), Paris, Plon, p. 6. 5 K. Popper, La logique de la decouverte scientifique (trad.), Paris, Payot, 1978, p. 30. 6 G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 1963, (pp. 1-4) : « II (le vecteur

epistemologique) va surement du rationnel au reel et non point, a l'inverse, de la realite au gene- ral comme le professaient tous les philosophes d'Aristote a Bacon. » De meme, on ne comprend, selon Koyre, Galilee experimentateur que si Ton comprend qu'il ne Test que parce qu'il est d'abord «archemedien», c'est-a-dire fondateur de la theorie du «Livre du monde » ecrit en caracteres mathematiques: « L'experience, dans le sens de Texperience brute, n'a joue aucun role, sinon celui d'obstacle, dans la naissance de la science classique» (A. Koyre, Etudes gali- ieennesy I, A Vaube de la science classique, Paris, Hermann, 1940, p. 7; cf. aussi p. 72 et op. cit.y II, Galilee et la loi d'inertie, pp. 226-227.

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riques que cette theorie rend possibles et necessaires. Toute revolution scienti- fique a d'abord ete une revolution theorique. Seule une epistemologie radica- lement (naivement) positiviste qui recuse le role constitutif que joue la theorie dans la construction de tout fait scientifique echappe a cette definition.

Popper - on ne le souligne pas assez - a rompu avec ce positivisme ori- ginaire, puisqu'il fonde son analyse des enonces scientifiques sur la «trans- cendance qui est inherente a toute description »7 lorsqu'on la rapporte a P«etat de choses» qu'elle decrit : il constate et fait constater, a propos de tout rapport du langage au monde, le hiatus constitutif entre l'experience sensible et n'importe quel enonce sur un «etat du monde». Uoriginalite de sa descrip- tion des liens entre la theorie et Pobservation tient seulement a ce qu'en ramenant tout «test empirique» logiquement probant a Pepreuve «falsifica- trice», il restreint par la-meme le traitement de Pobservable a une seule de ses formes, celle de Pexperimentation. On peut dire qu'il formule une theorie restreinte de Pepreuve empirique congue comme «test falsificateur»: le test falsificateur ne peut, par definition, porter que sur un «evenement» defini comme la «classe des occurrences qui ne different qu'eu egard aux positions spatio-temporelles»8. On doit alors convenir que les sciences sociales, telles qu'elles se sont constitutes, pratiquent, elles, une forme d'epreuve empirique qui appelle une theorie large, puisqu'elles component necessairement des enonces sur des occurrences et des co-occurrences qui ne sont jamais equiva- lentes «toutes choses etant egales par ailleurs» (une fois les «choses» perti- nentes definies dans une theorie debarrassee de toutes coordonnees spatio- temporelles).

Pour rendre popperienne la definition dont nous parlons dans le premier paragraphe, Popper devrait done lui enlever quelques mots («ou seulement numeriquement universelles...» dans la parenthese); il devrait aussi oter

7 K. Popper, op. cit., p. 94. II entend par la que: «Chaque fois que nous decrivons nous utilisons des noms (symboles ou notions) universels; tout enonce a le caractere d'une theorie, d'une hypothese. Cenonce *voici un verre d'eau* ne peut etre verifie par aucune espece d*obser- vation. En effet, les termes universels qui apparaissent dans cet enonce ne peuvent etre mis en correlation avec aucune experience sensible specifique. Une 'experience immediate* n'est 'don- nee immediatement' qu'une seule fois; elle est unique. Par le mot 'verre', par exemple, nous denotons des corps physiques qui presentent un certain comportement regulier - quasi legal - ; et ceci vaut egalement pour le mot 'eau\ Les termes universels ne peuvent etre reduits a des classes d'experiences; ils ne peuvent etre 'constitues'. » Se referant en note au sens que Carnap donne a « constitution », Popper veut dire qu'ils ne peuvent etre constitues par Tefficace logique de V induction, qui est incapable, a elle seule, de transformer une experience sensible en concept universel.

8 K. Popper, op. cit., «Occurrences et evenements», § 23, pp. 86-89. «Pourvu qu'elle soit falsifiable (...) une theorie exclut, ou interdit, non seulement une occurrence mais toujours au moins un e've'nement.» Autrement dit, pour Popper, la «falsifiabilite» (existence d'enonces de base qui soient en contradiction avec la theorie) est une condition necessaire mais non suffisante de la « falsification », puisque, souligne-t-il, «des evenements singuliers non-reproductibles n'ont pas de signification pour la science. Nous ne la (une theorie) considerons comme falsifiee que si nous decouvrons un effet reproductible (qui la refute » {op. cit., p. 85). Le test sur lequel il fonde la decidability de la falsification empirique d'une theorie suppose toujours qu'une experimentation sur le repetable soit possible.

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« exemplification » (epreuve empirique qui est pour lui de valeur probatoire nulle) et remplacer in fine « observation » par « experimentation portant sur des effets reproductibles». Mais on aurait bien alors une theorie restreinte de l'epreuve empirique, theorie logique qui convient parfaitement a - mais ne convient qu'a - une scientificite particuliere, celle des theories construi- tes par une science rigoureusement et integralement experimentale, a qui la formulation de propositions «logiquement universelles» est, de ce fait, accessible.

3. Un dilemme qui court les rues

A partir de notre definition minimale de la theorie scientifique, la ques- tion de savoir si les theories construites et confrontees a l'observation par les sciences sociales relevent ou non d'une epreuve empirique de type scientifi- que tourne vite a la controversy On a vu plaider - et, a mon avis, de maniere a la fois plausible et vaine, puisqu'on s'appuie alors sur des constats differents, egalement tires de la description epistemologique ou de l'histoire des sciences, mais qu'on isole les uns des autres - deux interpretations opposees du sens empirique de ce qu'assertent les theories sociologiques. II en decoule que ces deux interpreta- tions de leur scientificite donnent un sens different a la plus menue ou a la plus anodine des assertions explicatives issues d'une enquete sociologique ou d'une analyse historique, puisque (comme on le sait meme si le positiviste qui sommeille en chacun de nous l'oublie vite quand il polemique avec un concurrent) des risultats d 'enquete neprennent un sens scientifique que dans le langage des concepts descriptifs que les operations de Venquete tiennent d'une theorie (implicite ou explicite) de la description du monde. On a ainsi pu voir soutenir contradictoirement:

(a) Soit que les theories sociologiques sont des theories scientifiques « comme les autres », par exemple celles des sciences experimentales - ou, en tout cas, qu'elles sont, au degre de precision pres, du meme ordre logique et methodologique que les theories ou les modeles de la physique, de la chi- mie, de la genetique (de l'economie pure, de la linguistique structurale, etc.).

(a') Consequence stride: la connaissance des relations nouvelles et inat- tendues que procure une enquete sociologique bien construite ou une com- paraison historique bien conduite pourrait alors, tout comme les resultats d'une experimentation physique, soit «corroborer» provisoirement la theo- rie dont est deduit le protocole empirique qui la teste, soit la «refuter» defini- tivement (condition necessaire a la formalisation d'une theorie empirique comme a la « cumulation » stricte des connaissances scientifiques). A partir d'une telle interpretation epistemologique - que j'appelle «naturaliste» - on est conduit a nier ou a eluder les differences qui sautent pourtant aux yeux dans I'agencement, propre aux sciences sociales, des liens logiques et

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semantiques entre «theorie» et « reference empirique »: la comparaison des «cas», des situations ou des traits historiques observes dans des contextes differents est methodologiquement identifiee, au prix d'une grave distorsion descriptive, a une experimentation; tout au plus consent-on a l'appeler «quasi-experimentation» sans en tirer grande consequence.

(b) Soit que le sens des theories sociologiques est si specif ique, du fait de la reference historique de leurs assertions et de la structure argumentative de leurs demonstrations, que la question de leur verite, de leur faussete, de leur depassement, de leur compatibility ou de leur incompatibility perd, dans le cas des sciences de l'homme, tout sens decidable par une demonstration se referant a Pempirie, ou meme tout sens univoquement formulable dans un protocole d'observation permettant de comparer des donnees. On reduit alors le sens des theories sociologiques, et a travers elles du noyau le plus explicatif des theories des autres sciences sociales, a celui d'une demarche librement interpretative ou Interpretation ne releverait plus que d'elle- meme, de sa coherence interne, de la force de ses empathies, voire du plaisir de coherence semantique qu'elle procure. J'appelle «hermeneutique» une telle lecture du sens des theories dans les sciences de l'homme; mais je ne veux caracteriser par la - puisque mon usage du mot est un peu particulier - qu'une demarche intuitive (intuition esthetique ou « intuition des essen- ces ») qui n'imposerait a 1' interpretation des phenomenes (que je sais, bien sur, inevitable en tout acte d'intellection scientifique) aucune astreinte empi- rique codifiable dans une methodologie.

(b') Consequence stride: des lors qu'il y aurait coherence interpretative d'un ensemble theorique, cet ensemble serait «theorie empirique» au meme titre que n'importe quelle autre. Une theorie semantiquement coherente vau- drait autant que toute autre pour faire parler un meme materiel empirique, aucune ne definissant jamais une categorisation ou une exigence supplemen- taires imposees a l'observation; il n'existerait, dans les sciences sociales, aucun index de scientificite tel que les differentes theories pourraient toutes y confronter concurrentiellement leur pouvoir d 'organisation de 1'empirie, avec quelque consequence sur la «veridicite»9 de leurs enonces, fut-ce sous une forme differente de la recusation radicale de toutes par l'une d'entr'elles.

9 Rappelons que nous usons de ce terme de veridicitt (scientifique) pour designer la forme particuliere que prend la ver/tedans Pexemplification empirique d'une proposition socio- logique. Du fait de la forme logique qui est celle des theories dans les sciences sociales, la «veri- dicite» doit etre distinguee (puisqu'elle admet des «degres» dans sa force demonstrative) de la «corroboration» qui est, elle, dans une science experimentale, strictement contradictoire de la « falsification »: Phonnetete logique oblige a reserver l'appellation de «verite» (scientifique), a la modalite propre a une certaine categorie des assertions, celles dont la « vulnerability empiri- que » se trouve, au sens popperien, rigoureusement definissable en termes de tout ou rien face a un test falsificateur.

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II y aurait alors, dans 1' interpretation (b), abus a parler de « sciences sociales» pour designer la recherche qui se fait aujourd'hui sous ce nom. C'est en tout cas ce que les epistemologues «naturalistes» aiment a deduire de l'aveu «hermeneutique». De la une semonce qui est devenue ritournelle: une theorie sociologique devrait revetir, ou devra a l'avenir revetir, en ses pro- positions constitutives, la forme de l'universalite logique qui prete a refutabi- lite popperienne ou s'avouer litterature. Elle ne devrait enoncer qu'en termes universels et done exclure les deictiques (noms propres au sens large) de ses enonces puisque seules les propositions «logiquement universelles» pretent a protocole empirique falsificateur. A partir de cette mise en demeure, le conge signifie a la scientificite de la sociologie ou de Panthropologie telles qu'elles se pratiquent en leurs aspects contextualises et particularises, peut s'accompagner de consolations laudatives et de bonnes paroles pour l'histo- rien ou le sociologue; on sait qu'appliquant aux sciences sociales son modele logique de la falsification10, Popper renvoyait toute demarche argumentative qui n'entre pas dans ce carcan au statut de la suggestion «stimulante», mais il ajoutait volontiers que le «vrai» savant peut toujours aller y puiser de «vraies» hypotheses, qui n'entreront evidemment dans la science que s'il est capable de leur donner une forme falsifiable.

« Une assertion qui nepeut etre soumise a des tests falsificateurs en raison de sa forme logique peut, dans le meilleur des cas, jouer le role d'un stimu- lus.»u

Bref, Passertion interpretative est rejetee hors de la science empirique; elle ne peut jouer aucun role theorique dans la «logique de la decouverte scientifique», meme si on lui fait honneur du role subjectif qu'elle joue dans la psychologie du decouvreur. Toutes les theories non falsifiables au sens popperien ne peuvent plus apparaitre alors que comme «metaphysiques»; elles sont stigmatisees comme «historicistes» des lors qu'elles ne peuvent decrire ou modeliser sans recourir a des deictiques. Definie sur criteres pop- periens, la « demarcation » entre metaphysique et theorie empirique fonc- tionne comme un couperet de Jugement Dernier: les theories a qui leur structure logique interdit le salut scientifique par la falsification «prennent a tort des interpretations pour des theories »12.

(c) Le dilemme truque Plus guillotineur encore, Milner excipe du programme de la linguistique

- comme d'autres des modeles de Teconomie - pour formuler une mise au defi, qui fait fi allegrement des demarches de la recherche telle qu'elle se pra- tique dans nos disciplines comme des connaissances que procure un tel type de recherche:

10 C'est le propos d'ensemble de Misere de I'historicisme, 1944-1945. " K. Popper, La logique..., op. cit., p. 99. 12 K. Popper, Misere..., op. cit.y pp. 148-149.

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«Le choix incontournable s'impose: ou bien les sciences humaines sont des sciences; alors elles le sont au meme sens que le sont les sciences de la nature et relevent de la meme epistemologie (en sorte que le qualificatif 'humaines' ne recouvre aucune autre specificite que mondaine); ou bien elles sont effectivement humaines (ou sociales ou autre chose), alors elles ne sont pas des sciences et n'ont pas d 'epistemologie. Cette alternative se propose a toutes.»u

II. THEORIE DE LA CONNAISSANCE SOCIOLOGIQUE ET THEORIES SOCIOLOGIQUES

Nous avions voulu montrer, dans Le Metier de sociologue14, que, si Ton s'en refere a Phistoire de la sociologie, cette presentation dilemmatique du statut de la theorie sociologique, qui faisait flores bien avant Milner et qui condamnait deja les sciences de Phomme soit au mimetisme naturaliste ou formaliste soit a Pinterpretation liberee de toute astreinte empirique, ne con- venait absolument pas pour definir le statut cognitif des connaissances sociologiques qui existent aujourd'hui et qu'a juxtaposees, depuis ses peres fondateurs, un siecle de recherche fructueuse. On serait sinon conduit a denier tout caractere scientifique aux connaissances que la construction suc- cessive des «theories» sociologiques mises au service d'une exploration de Pempirie historique a pourtant reussi a produire, au seul motif que Phistoire de la sociologie les a juxtaposees, sans jamais les integrer dans un «para- digme» unique, bref qu'elle les a accumulees, plus qu'elle ne les a «cumu- lees» au sens mertonien. La scientificite de telles connaissances me parait pourtant evidente, des que Pon revient au critere de la fecondite empirique de toute theorie scientifique: les theories sociologiques repondent a ce critere puisqu'elles ont produit bon an mal an des connaissances empiriques qui n'auraient pas existe sans les concepts de ces theories.

Pour recuser le dilemme sterile ou le naturalisme veut enfermer les scien- ces sociales, nous avions en effet esquisse, des la fin des annees '60, une dis- tinction qui etait deduite de Panalyse des grandes oeuvres sociologiques dont Particulation conceptuelle commande encore aujourd'hui la recherche en science sociale. C'est la distinction entre theorie de la connaissance sociologi- que et theories de la societe.

Cette distinction est passe assez inapergue, meme chez les utilisateurs assidus de ce petit plaidoyer pedagogique qui se voulait au service d'une pra- tique scientifique de la sociologie. Peut-etre parce que Vunite epistimologi- que de la connaissance sociologique dont elle faisait etat, par dela les conflits theoriques entre sociologues, est une impression intellectuelle si quotidien- nement ressentie par Pensemble des chercheurs qu'elle a pu sembler triviale.

13 J.-C. Milner, Introduction a une science du langage, Paris, Le Seuil, 1989, p. 12. 14 P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron, Le metier de sociologue: prfalables

tpistemologiques, Berlin/New York/ Paris, Mouton, 1968.

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II s'agissait pourtant d'un effort - sans doute trop rapide, ou qu'on pourrait vouloir formuler autrement - pour analyser quelque chose du contenu axiomatique de la revolution scientifique par laquelle se sont fondees au XIXe siecle les « sciences sociales», tout particulierement la sociologie. Avec sans doute, dans son cas, quelque ambition trop amplement claironnee pour etre bien re^ue, si Ton songe au «ton» imperial de la fondation durkhei- mienne, ou a celui, encore plus prophetique, de la socio-economie marxienne.

1. La distinction entre « theorie de la connaissance sociologique» et « theo- ries sodologiques»

Notre argument etait d'abord tire de l'histoire des sciences sociales qui nous semblaient illustrer la convergence factuelle des grandes theories fonda- trices de la fin du XIXe siecle. Mais il s'augmentait d'un effort pour formuler les principes ou axiomes de toute connaissance sociologique dont l'ouvrage organisait la presentation: (a) definition du fait social comme «fait conquis, construit, constate »: (b) principe de non-transparence des faits sociaux; (c) construction de toute theorie explicative ou de toute definition de faits sociaux en termes de « relations » et de « variations » excluant le recours a des essences, substances, invariants, residus, bref a une « nature » (humaine ou sociale).

On peut en effet, disions-nous - et il suffit pour cela de relire des socio- logues anciens ou de lire des travaux sociologiques recents qui nous appren- nent quelque chose de nouveau - identifier et formuler un lot de « schemes theoriques auxquels doit recourir la sociologie pour construire son objet, sans pretendre presenter ces principes premiers de ̂ interrogation propre- ment sociologique comme une theorie achevee de la connaissance de Pobjet sociologique et, moins encore, comme une theorie generale et universelle du systeme social »15.

La distinction entre ces deux sens du concept de « theorie » nous semblait d'autant plus utile que:

«... sous les rappels de I'urgence16 d'une theorie sociologique se confon- dent en effet Vexigence insoutenable d'une theorie generale et universelle des formations sociales et Vexigence ineluctable d'une theorie de la connaissance sociologique. Ilfaut dissiper cette confusion (...) pour pouvoir, sans se con- damner a Veclectisme ou au syncretisme de la tradition theorique, reconnoitre la convergence des grandes theories classiques sur les principes fondamentaux

15 Le me'tier de sociologue, op. cit., (4e edition, 1983), p. 16. 16 Et Dieu sait si en ces annees '70' ces «rappels» a I'urgence de la theorie pour toute

sociologie qui voudrait se presenter comme science etaient frequents, qu'ils provinssent de la tradition d'histoire des sciences issue de Koyre, de Bachelard et de Canguilhem ou du marxisme francais qui en avait fait son cheval de bataille pour monopoliser, au nom de la legitimite du primat de la theorie, le droit a dire les bases de toute theorie.

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qui definissent la theorie de la connaissance sociologique comme fondement des theories partielles, limitees a un ordre defini defaits.»11

La « theorie de la connaissance sociologique » (que j'appellerai ici « theo- rie au sens Tl») est, pour reprendre les termes de Keynes, «une methode plu- tot qu'une doctrine, un instrument de Pesprit, une technique de pensee». Elle est, disions-nous en paraphrasant les nombreuses definitions qu'en ont donnees les chercheurs attentifs a cette distinction:

«le systeme des regies qui regissent la production de tous les actes et de tous les discours sociologiques possibles, et ceux-la seulement; (c'est) leprin- cipe generateur des differentes theories partielles du social - qu 'il s'agisse par exemple de la theorie des echanges matrimoniaux ou de la theorie de la diffu- sion culturelle - et, par la, le principe unificateur du discours proprement sociologique qu'il faut se garder de confondre avec une theorie unitaire du social. »n

Bref, si, avec Polanyi, on distingue «de la science elle-meme la connais- sance de la science, c'est-a-dire la metascience», celle-ci doit pouvoir, en tant que Tl de n'importe quel champ de recherche, s'expliciter dans des principes dont le bilan de compatibility releve de «la logique et de l'epistemologie»19, et le bilan de fecondite de Phistoire de la discipline.

En somme, faisions-nous remarquer, les sociologues fondateurs ont tous defini a peu pres de la meme maniere Pepistemologie de la sociologie qu'ils pratiquaient, meme si presque tous aussi ont construit des theories divergen- tes et souvent opposees de «Pevolution» ou de «Pordre social», des «discon- tinuites» ou des «regularites», des formes ou du contenu de la «sociabilite», de la «domination» ou du «lien social», du «symbolisme» ou de «Pinte- ret», de la «fonction» ou de la « structure », de «Pequilibre» ou de la « deter- mination en derniere instance», du «changement» ou de la «crise», etc. Uenumeration des variations theoriques est evidemment interminable. Mais c'est precisement cette possibility d'une pluralite des theories sociologiques (que j'appellerai ici des T2) cette co-existence concurrentielle des langages de description, ce conflit theorique prolonge non entierement arbitrable par les principes de Pesprit scientifique - et pourtant productif de connaissances scientifiques - qui donne inevitablement, parce qu'il est inscrit dans la for- mulation meme de tout projet de connaissance sociologique, une forme non- popperienne au debat sur la scientificite des T2.

(a) Le premier principe de Tl

Du premier principe, enongant le role theorique d'un langage reconstruit de la description du monde, il y a peu a specifier, puisqu'il se formulerait a peu pres de la meme maniere en tout index de scientificite se referant au monde empirique, quels que soient les phenomenes sur lesquels porte une

17 Le me" tier de sociologue, op. c/7., p. 48, et plus generalement pp. 46-49. 18 Ibidem. 19 M. Polanyi, Personal Knowledge, London, Routledge & Kegan, 1958, p. 344.

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science - des lors, bien sur, qu'on abandonne la vulgate positiviste en sa forme nai'vement empiriste, pour decrire le travail conceptuel d'une recher- che reelle. Bachelard formulait brievement ce principe en disant que «le vec- teur epistemologique est oriente». Tout au plus avions-nous montre, par Pexemple des methodes sociologiques de mise a distance du sens commun (entre autres statistiques ou ethnographiques) que Pacte de « rupture » theo- rique avec la «sociologie spontanee» enveloppee dans Pexperience commune du monde social se trouvait etre, dans les sciences sociales, plus difficile et du meme coup plus exigible pour inscrire un langage theorique dans la con- naissance sociologique, si Ton veut que cette theorie impose en meme temps une methodologie stable a ses operations probatoires.

(b) Le deuxieme principe de Tl

L'heterogeneite des theories sociologiques ne rend que plus frappant Paccord des sociologues fondateurs sur le deuxieme principe. La definition de la sociologie par Pinvite instante a rompre avec «Pillusion de transpa- rence » fournit chez tous un point de depart oblige, quelle que soit la diffe- rence des langages et des instruments d'objectivation des «faits» qu'aient privileges leurs choix methodologiques. On la retrouverait aussi bien, en sa formulation paretienne, dans Pexigence de « lever le voile » de la ratiocina- tion qui dissimule les relations regulieres entre les decisions des acteurs et les circonstances de leurs choix, les deformant presque toujours en « derivations pseudo-logiques», que dans Pexhortation durkheimienne a «rejeter les pre- notions» inscrites dans Pexperience et le langage communs par tout fonc- tionnement social; et, bien sur, au fondement de Panalyse marxiste des « ideologies » avec Passertion que «les hommes font leur histoire mais ne savent pas qu'ils la font».

C'est poser le meme axiome que de dire avec Marx que «dans la produc- tion sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports determines, necessaires, independants de leur volonte». De fonder, avec Weber, la « com- prehension » intellectuelle du «sens des actions sociales », non sur les intui- tions variables et subjectives de la «sympathie» schelerienne, mais sur «Padequation quant au sens» telle qu'elle peut etre reconstruite dans un type historique par une methode de documentation comparative en s'aidant de tous les constats de «regularites» capables d'objectiver une «adequation causale». Ou de rattacher, avec Durkheim, la regie obligeant a «traiter les faits sociaux comme des choses» - ou la signification du «traiter comme» est aujourd'hui encore caricaturee malgre les commentaires de Pauteur - a la necessite fondatrice d'une rupture avec Pillusion de science infuse du social qui organise les certitudes peremptoires des individus sur la vie sociale dans laquelle ils sont quotidiennement plonges: «Nous croyons feconde cette idee que la vie sociale doit s'expliquer non par la conception de ceux qui y participent mais par des causes profondes qui echappent a la cons- cience. »

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Peu de principes ont ete, dans la polemique, disputes avec plus de malen- tendus que celui-la, inlassablement confondu avec un oukase «objectiviste» voire «positiviste» qui exclurait la prise en compte du sens des actes ou des symbolismes collectifs. II ne nomme en fait, mais il Pimpose avec force, que l'exigence premiere d'«objectivation», inseparable de Pintersubjectivite de tout discours scientifique, qui oblige le chercheur a utiliser une methode /rarr- tagee avec d'autres chercheurs. Sur quelques faits qu'elle porte et de quelque maniere qu'on les construise, une argumentation releve d'une methode des lors qu'elle est capable de definir de maniere stable des regies de comparabi- lity dans Pobservation des comportements ou des documents. Prenons par exemple le cas de Durkheim: chacun voit bien que, sur-attentif au risque d'«artificialisme», de «psychologisme» de complaisance introspective, etc., il privilegie evidemment, par decision de methode, le recours descriptif aux aspects empiriquement les plus «cristallises» du social: le morphologique, Pinstitutionnel, le juridique, le statistique, le classificatoire etc.; mais on remarque moins que ce privilege accorde aux indicateurs les plus surs de la contrainte sociale ne Pa absolument pas empeche de consacrer Pessentiel de sa sociologie - et d'en faire dans sa theorie explicative le ressort le plus cen- tral jusqu'a oublier le nominalisme scientifique dont il etait parti pour fina- lement hypostasier philosophiquement «le social » dans la notion de « cons- cience collective)) - a des objes aussi charges de sens subjectif que les « representations », les formes et les categories classificatoires des symbolis- mes sociaux. Si Le Suicide est bien Poeuvre inaugurate de la methodologie durkheimienne, Les formes elementaires de la vie religieuse sont Poeuvre cen- trale de sa sociologie, parce que le concept d'« integration » y est interroge quant a son «sens» theorique le plus general, sur la gamme la plus etendue de ses effets et correlats empiriques.

(c) Le troisieme principe de Tl

C'est sans doute celui que la Tl esquissee dans Le Metier de sociologue presentait comme le plus specifique puisqu'il formule directement une diffe- rence radicate entre le projet explicatif de la sociologie et celui d'autres scien- ces de Phomme qui visent, elles, a partir d'une tout autre Tl, a identifier les invariants du comportement humain, par-dela la variability historique des conduites: psychologie et psycho-physiologie sous toutes ses formes (depuis la psychanalyse ou la psychologie cognitive jusqu'aux neuro-sciences); mais aussi « psychologie de convention » telle que se la donne «l'economie pure» ou la « theorie des jeux» en la posant pour les besoins du calcul comme uni- verselle dans Puniversalisme explicatif de leurs modeles.

En sa forme la plus breve, ce principe qui pose Phistoricite de tout fait social peut s'enoncer comme une negation: // ne peut figurer de proposition transhistorique dans les theories ou les hypotheses d'une science sociale, II s'est formule explicitement des les debuts de la sociologie, ouvrant par la un champ de description empirique et d'hypotheses explicatives a ce qui n'avait

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ete classiquement jusqu'alors qu'une critique philosophique de la notion de « nature humaine» menee au nom de Parbitraire des «coutumes». Associe a la methode comparative qu'il appelle, ce principe nous semble procurer une definition suffisante de la sociologie - et meme de Pensemble des scien- ces sociales comme sciences historiques. Une retrospective des apports «inte- ressants» de la sociologie convainc vite qu'elle les doit au fait d'avoir reussi, depuis un siecle et demi, a transformer en champ d'application d'une methode scientifique et en matrice d'hypotheses interpretatives, l'idee abs- traite - utilisee de fagon generalement polemique ou apologetique chez les philosophes - de la variability culturelle et historique de toutes les actions, interactions, normes et valeurs sociales. Cest done dire la meme chose de la sociologie que de dire qu'elle est une science historique ou qu'elle est science de la determination «contextuelle» des actions sociales. Sans entrer ici dans l'elucidation du statut logique et argumentatif de ce que sont les «regularites», «les tendances historiques » et toutes autres « regies genera- les» mises a jour par le travail comparatif du sociologue, disons seulement, a la suite de Weber, que la validite d'une «regularite historique» n'est jamais enongable sans reference au contexte construit par une typologie compara- tive: et cela suffit a distinguer radicalement son sens descriptif de celui de la «loi universelle».

Marx a le premier, a propos de la description des « rapports de la produc- tion bourgeoise» proposee par l'economie classique, mis en lumiere ce lien, a la fois methodologique et theorique, entre abolition ou oubli de l'histoire et « naturalisation » des rapports sociaux. Mais e'est aussi la marque la plus forte de toute la sociologie durkheimienne que d'avoir mis a jour des correla- tions et des regularites de vaste amplitude sociologique en s'astreignant a toujours «expliquer le social par le social». Chacun, enfin, sait l'insistance methodologique qu'a mise Weber a exclure, pour cause de vacuite explica- tive, la vaine recherche des tendances psychologiques ultimes et trans- historiques, travaillant au contraire en historien a leur substituer des descrip- tions et des interpretations de singularites historiques, dont la force explica- tive tient a ce qu'elles sont toujours contextualisees et specifiees dans le «type ideal» d'une singularity d'action ou de configuration. Toutes ses analyses sociologiques illustrent cette demarche, par exemple a propos de l'esprit du «capitalisme europeen et moderne» ou d'autres figures histori- ques du capitalisme dont, disait-il, on ne decrit plus rien, et explique encore moins, lorsqu'on invoque abstraitement l'universalite intemporelle d'un «desir d'acquerir»20 inscrit de toute eternite dans la nature humaine.

20 Erwerbstrieb, plusieurs fois mentionne chez Weber comme «un concept du reste tout a fait obscur et qu'il vaudrait mieux ne pas utiliser du tout» («L'etat et la hierocratie», Wirt- schaft und Gesellschaft, II);41 pense, sans les nommer ici, aux usages que font de cette « explica- tion » Sombart et surtout Brentano.

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2. Le lien entre le sens 1 et le sens 2 du terme de « theorie »

La theorie de la connaissance sociologique (Tl) ainsi esquissee ne vise qu'a formuler, a partir de l'histoire de la sociologie prise comme base de des- cription empirique, ce que pourrait etre, dans le cas des sciences sociales, 1 'equivalent du triple index galileen des sciences de la nature, tel que l'ont for- mule, ou le reformulent en des termes toujours a peu pres semblables, histo- riens et pratiquants de la physique depuis le XVIIe siecle: (a) mathematisa- tion du sensible; (b) experimentation; (c) relation reversible entre technique et experimentation.

Chacun des trois principes d'une science galileenne (et la physique moderne est encore galileenne en ce sens-la) suppose les deux autres pour etre completement formule sous une forme operatoire et definir ainsi le champ theorique d'un programme inepuisable de recherches empiriques, dont les hypotheses et les methodes sont aujourd'hui encore ordonnees a cet index galileen. Les theories physiques (T2 1? 2, 3... n) Qui se sont succedees, juxtaposees ou affrontees depuis le XVIe siecle trouvent toutes leurs reperes falsificateurs ou leurs experiences corroborates dans le champ ainsi defini.

Ce que nous voulons dire ici c'est seulement que, quand on accepte de le decrire ex post a partir de la sociologie telle qu'elle se fait - l'index d'une sociologie scientifique ne se laisse pas decalquer de l'index galileen, malgre des tentatives reiterees et toujours renaissantes. Pour le meilleur ou pour le pire (ne tranchons pas), un index de scientificite sociologique (quel qu'il soit) ne saurait etre galileen (convenons-en). II en decoule inevitablement que l'index de scientificite des sciences sociales (Tl) definit autrement les rap- ports - conflits, accords ou ignorance reciproque - entre les differentes theories sociologiques (T2).

Je ne vois aucune difficulty - sauf, bien sur, pour une philosophic de l'unite de la Raison, qui s'y dejugerait - a admettre qu'il puisse y avoir des index regionaux&e la scientificite de la connaissance: c'est-a-dire qu'il puisse exister dans le champ argumentatif de l'esprit scientifique des « regions » dif- ferentes ou celui-ci ne puisse investir son exigence de rationalite formelle qu'en la diversifiant. Dans les faits, chacun peut observer et done decrire la difference de texture des connaissances rationnelles que produit par exemple une science formelle comme la logique ou les mathematiques, une science exp6rimentale comme la physique ou une science historique comme la socio- logie. II vaut done la peine d'expliciter cette specification - et si c'est possi- ble, par des principes ou axiomes capables d'en nommer les operations et les semantismes constitutifs - aux fins d'identification des demarches cogniti- ves qui s'y accordent ou non. C'est la fonction d'un «index» que nous appe- lons ici une Tl (theorie d'une structure de connaissance), distincte d'une T2: theorie organisant, dans le cadre d'une Tl, une construction des « faits » a des fins explicatives ou interpretatives.

L'interet de la distinction, lorsqu'on compare des Tl regionales comme celles que nous venons de citer (formelle, experimentale, historique), est d'abord de faire apercevoir que le lien entre un Tl et des T2 prend une forme

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differente pour une Tl definissant le projet des logiques formelles, pour une Tl de type galileen et enfin pour une Tl de type sociologique: j'ai tendance a appeler durkheimien ce troisieme index (a cause, avouons-le, de la rude explicitation qui en est donnee dans Les regies de la methode sociologique). II me semble que l'acceptabilite theorique et empirique d'une theorie T2 ne peut etre definie de la meme maniere dans le cadre des deux index (galileen ou sociologique). Ou plus precisement, c'est le lien entre l'acceptabilite theo- rique et l'acceptabilite empirique d'une T2 qui s'y formule differemment.

a) L'acceptabilite theorique d'une proposition scientifique

L'exemple que prend Raymond Boudon, pour distinguer des niveaux ou des formes d'acceptabilite dans le corps assertorique d'une theorie, me sem- ble fort bon21 : soit un modele nomologique comme celui de Huygens formu- lant les lois du pendule, theorie toujours «corroboree» jusqu'ici (ayant passe avec succes tous les tests falsificateurs). Fabriquons alors une « theorie mythique» en affirmant que « Wotan a decide que...» et en faisant suivre cette assertion des «lois du pendule » telles que les formule le modele huygen- sien. Confrontee aux tests popperiens, pris comme seuls criteres de scientifi- cite, une telle theorie semble alors beneficier de la corroboration reiteree que lui assure la validite experimentale du modele d'Huygens. On ne peut en effet deceler dans Penchainement formel de ses enonces aucune faute contre la logique. Et pourtant une de ses propositions ne peut etre acceptee puisqu'elle contient une notion qui nepeut figurer dans une theorie scientifique. Certes, conviendra chacun, mais pourquoi?

L'interet de la remarque est evidemment de faire voir que, meme dans une science experimentale dont la scientificite se laisse eprouver par reference aux criteres popperiens du test empirique, ceux-ci sont, comme le dit Bouton «necessaires mais non suffisants» pour trancher de l'acceptabilite scientifi- que d'une theorie generale: l'acceptabilite empirique est toujours plus facile- ment definissable que l'acceptabilite theorique, car elle ne suppose que la formulation de regies d'observation (protocoles). Mais, si Ton s'interesse au sens explicatif du langage de la theorie, le schema conceptuel du «parallelo- gramme de forces » sur lequel repose les lois physiques du pendule est une entite tout aussi invisible et insaisissable a l'observation que les decrets de Wotan. Qu'est-ce qui rend une entite acceptable et l'autre non? II existe done, comme il le dit, des « elements d'acceptabilite non empiriques»: et ce sont bien la des « criteres trans-empiriques», des criteres «non-popperiens» de l'acceptabilite theorique (je prefererais dire « trans- » ou «extra- popperiens» pour ne pas faire confusion avec le sens que je donne au terme de «non-popperien»).

21 R. Boudon, Relativizing Relativism: When Sociology Refutes the Sociology of Science, in The Social Philosophy of E. Gellner, I.C. Jarvie, J.A. Hall (eds), mimeo provisoire, p. 5.

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b) Le lien entre une Tl et une T2

Mais le lien entre les elements (concepts et assertions) non-empiriques et les elements empiriques d'une theorie scientifiquement acceptable me sem- ble plus difficile a caracteriser, surtout dans le cas des sciences sociales, que ne le suggere le critere d'une « bonne theorie » propose par Boudon et Laudan22: celui de la puissance theorique d'un schema de calcul ou de des- cription, cette « puissance » etant definie par la transposabilite a d'autres phe- nomenes, des elements non-empiriques d'une theorie corroboree. II est clair en tout cas que la forme logique des propositions de la theorie comme l'exa- men de la seule coherence formelle entre les propositions de la theorie, ne permettent pas de trancher de son caractere scientifique: il n'y a aucune mal- formation logique dans l'enonce qui attribue une cause historique, en l'occurrence de type religieux, a la validite des lois physiques du pendule; c'est une assertion descriptive et explicative formellement conformee comme toute autre asertion historique. Expulser Wotan du modele huygensien, sous peine de voir corroborer son existence par toute experience sur les mouve- ments du pendule, est done une tache qui nous ramene a notre probleme: en quoi ce «lien» entre la mythologie germanique et l'existence de lois physi- ques, est-il inacceptable pour l'esprit scientifique? Chacun sent qu'il y a - argumentativement et non formellement - une rupture de regime assertori- que entre l'element wotanien et l'element huygensien de cette plaisante theo- rie; mais comment caracteriser cette dissonance theorique qu'un logiciel fonctionnant comme un «moteur d'inference» dans un programme d'intelli- gence artificielle ne saurait evidemment detecter?

Je crois que le lien est definissable sans trop de difficulty dans une science experimentale; mais c'est precisement parce que celle-ci n'est conce- vable que selon l'index galileen qui definit dans sa Tl des liens si etroits entre experimentabilite et mathematisabilite (ou formalisabilite) des «faits» que les enonces autorises dans une T2 galileenne se trouvent tous egalement contraints a respecter une forme assertorique qui lie de la meme maniere les elements theoriquement acceptables et les elements empiriquement accepta- bles d'une assertion quelconque. Autrement dit, l'acceptabilite des elements les plus theoriques d'une T2 de type galileen est toujours, potentiellement, formulable dans le meme langage que celui des protocoles empiriques possi- bles. Et meme si ce lien est indirect ou lointain, il n'implique aucune solution de continuity assertorique dans le systeme du formulable (dans cette T2 comme «univers du discours») parce qu'il est deja formule en Tl comme dans une mat rice des enonces bien formes. Autrement dit encore, je crois que les criteres d'une acceptability theorique ne peuvent etre, dans une science experimentale, definis d'une maniere «purement theorique»: les «criteres ultra-popperiens» que formule Boudon impliquent eux-memes, fut-ce loin- tainement, le lien avec une possibility d'epreuve empirique tel qu'il est for-

22 L. Laudan, Progress and its Problems, Londres, Routledge & Kegan, 1977.

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mule dans la Tl galileenne. L'acceptabilite assertorique d'un enonce de T2 change-t-elle de nature dans le cas d'une Tl non-galileenne?

C'est ce probleme que nous voulons poser en nous interrogeant sur la nature logique et assertorique du «lien» entre une Tl et des T2. Je pense qu'on doit pouvoir formuler en tout type de science les principes capables de specifier suffisamment la rationalite scientifique qu'elle met en oeuvre pour borner epistemologiquement ses theories «bien formees», les demar- quer d'autres langages (tout aussi «theoriques» ou logiquement coherents, mais etrangers a son regime assertorique), et exclure ainsi 1' introduction dans une theorie bien formee de tout element conceptuel ou axiomatique exclu par ces principes. C'est la, pour une pratique scientifique, le seul interet theorique de s'attacher a la formulation de la Tl qui definit le champ de for- mulation theorique de ses T2.

II n'est pas besoin de convoquer l'exotique Wotan pour constater qu'en tout debat sur l'acceptabilite theorique, un chercheur scientifique se refere immediatement a la necessite d'une demarcation entre les elements wota- niens et les elements acceptables de sa theorie scientifique. Autrement dit, qu'il se refere inevitablement pour fonder ce partage a un lien, non seule- ment logique mais semantique, entre Tl et T2. Je remarque par exemple dans l'actualite qu'une prise de position conjoncturelle de savants (sur la laicite de l'enseignement des sciences) rencontre immediatement la necessite argu- mentative de circonscrire, en son homogeneite axiomatique, le champ asser- torique de toute connaissance scientifique: un tel refus d'introduire dans une theorie des elements « sacres » ou mythiques ne peut etre formule que sur la base d'une Tl (galileenne en 1 'occurrence):

«L'idee meme de proposer 'un regard Chretien sur le monde, y compris en mathematiques ou en physique' suppose defournir un systeme d'interpre- tation reposant sur des axiomes lies aux textes sacres, et par la meme exempts de tout caractere scientifique, Les degdts immenses causes par une attitude de ce type, que ce soit celle de VInquisition qui condamna Galilee, ou bien celle de Lyssenko imposant une biologie absurde qui se voulait conforme aux textes sacres auxquels se referait I'Union sovietique, illustrent le danger de cette demarche. »23

Des « textes sacres », quels qu'ils soient, constituent bien une Tl d'un cer- tain genre (contenant des principes «metaphysiques»), mais une telle Tl ins- titue un mode de preuve si different de celui des autres Tl scientifiques qu'il faut la symboliser en son alterite assertorique comme une 01 (Theta comme «theologie»); et si le rattachement de T2 physico-chimiques (formulees comme des « theories empiriques») a une telle 01 constitue une rupture de coherence assertorique, c'est que les principes de la Tl galileenne, qui defi- nissent l'espace assertorique de toute theorie empirique en ce domaine, le

23 Extraits publies par Le Monde du 14 Janvier 1994 de la declaration signee par 81 per- sonnalites du monde de la recherche scientifique franchise, en general chercheurs dans les scien- ces de la matiere et de la vie, avec leurs prix Nobel, en reponse aux declarations du Secretaire general de Tenseignement catholique (23 decembre 1993).

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circonscrivent d'une maniere si etroitement liee a l'experimentation qu'aucun axiome qui soit, en ses implications assertoriques, independant d'une possibility de test experimental ne peut y etre ajoute sans introduire une contradiction dans le regime de l'assertion. L'incompatibilite assertori- que est, dans une science empirique, plus exigeante que l'incompatibilite logi- que.

On peut facilement trouver parmi les elements theoriques d'une 01 metaphysique, religieuse ou magique des assertions, logiquement compati- bles avec les assertions d'une science galileenne et dont seul un index exi- geant de l'acceptabilite empirique des assertions theoriques peut detecter l'incongruite. Est assertoriquement incongru dans une theorie empirique tout element qui est en bout de chaine empiriquement inutile ou inutilisable. C'est par exemple le cas de la 01 de Descartes qui fonde sa theorie de l'eter- nite des lois geometriques, mathematiques ou physiques sur l'immutabilite de la volonte divine, nous disant en substance qu'«encore que Dieu eut pu, en sa toute-puissance, faire que les angles d'un triangle ne fussent pas egaux a deux droits, puisqu'il est le libre createur des verites mathematiques, tou- jours est-il qu'ayant cree ainsi le monde des verites physiques et mathemati- ques // s'est oblige necessairement a les maintenir telles quelles a tout jamais». Comme un tel dieu - ni trompeur ni inconstant - peut passer pour une maniere d'enoncer l'immutabilite des «verites mathematiques » presque substituable au principe qui dirait directement l'universalite intem- porelle des lois de la nature et de la pensee, on voit qu'il est plus difficile a expulser de la physique que l'imprevisible et capricieux Wotan. Seul 1' index galileen qui, en tant qu'index des formes assertoriquement acceptables, lie toute assertion theorique a la double exigence de l'experimentabilite et de la mathematisabilite peut le detecter comme element metaphysique sous son habit logiquement irreprochable. C'est, dira-t-on, dans les Meditations metaphysiques, et non dans la Physique, que ce Dieu scientifique intervient comme garantie transcendante de toute possibility d'une science physico- mathematique. Mais, a examiner dans sa coherence deductive «l'ordre des raisons» chez Descartes, il figure bien dans la Tl de la science cartesienne, et on a souvent decrit comment il conduisait a l'oubli de toute experimenta- tion dans La Physique deductive (T2) de notre auteur. Descartes etait assure- ment un meilleur conceptualisateur que Galilee puisqu'il a le premier for- mule en toute coherence et generalite le principe d'inertie que Galilee n'avait formule que plus parcellairement, mais, en sa pratique d'experimentateur comme en son discours de physicien archimedien (dans les Discorsi qui expo- sent sa T2), Galilee resserrait plus etroitement ses enonces dans les limites acceptables de l'espace assertorique propre a une physique mathematico- experimentale.

Un index comme l'index galileen de la pnysique mathematique doit au lien intime qu'il instaure entre la mathematisabilite de la description et la mise en experimentation de l'observation l'avantage de definir sans ambi- gui'te l'acceptabilite des propositions dans une theorie empirique, precise- ment parce que l'acceptabilite de la theorie n'y est pas separable, jusqu'en

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ses elements les plus theoriques des conditions de Tassertion empirique defi- nies par Tl. Un index de scientificite comme celui qui resume le projet des sciences sociales pose, lui, au moins deux problemes qui ne se resolvent pas aussi elegamment (directement): Quels principes faut-il faire figurer en Tl pour rendre compte de la maniere dont ces sciences enoncent en leurs T2? Quelle est la robustesse du lien entre un Tl valable pour tous les travaux sociologiques et les T2 qu'une telle Tl autorise ou exige?

III. LE LIEN ENTRE THEORIE AU SENS 1 ET THEORIE AU SENS 2, EN SOCIOLOGIE

Un nouveau dilemme apparait alors au centre du questionnement des sociologues qui entendent eclaircir, sans se payer d'une fausse monnaie gali- leenne, ce que « theorie » veut dire dans une science sociale. Et cela - insistons-y - que Ton definisse Tl par les principes que nous avons rappeles ou par d'autres (qu'on trouvera meilleurs ou de portee plus generate pour deer ire plus de travaux sociologiques).

1. Un choix de description epistemologique

a) Formulation d'une Tl faible

Ou bien la « theorie de la connaissance sociologique (« theorie » au sens Tl), qui definit le minimum conceptuel exigible pour que se formule une question scientifique (explicative, classificatrice, interpretative, descriptive, etc.) n'oblige a rien ou presque rien, en ce qui concerne le contenu et la struc- ture theoriques des objets construits par et pour une recherche empirique. Elle fixe les bornes du champ des travaux scientifiques portant sur le social, elle «demarque» la sociologie scientifique de la sociologie spontanee, de l'ideologie, du mythe, etc., mais elle ne fournit aucun element d'hypothese explicative, n'impose aucune regie methodologique pour construire et sou- mettre a tests empiriques une « theorie de la societe» («theorie» au sens T2) capable de transformer les hypotheses parcellaires en un systeme de proposi- tions interdependantes. Mais alors la Tl ne perd-elle pas safonction opera ̂ire d'index generateur des theories bien for mees?

b) Formulation d'une Tl forte

Ou bien la theorie (Tl) de Vunite epistemologique de tous les travaux vrai- ment sociologiques conduit a certaines theories de la societe (T2a, T2fc...) plutot qu'a d'autres (T2j, T2 j...). On affirme que Tl favorise, appelle, per- met, fonde la construction de certaines T2. La theorie de la connaissance

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sociologique (Tl), prise comme cadre d'une formulation specifique de Pesprit scientifique (comme theorie-mere des theories acceptables), permet- trait d'inventer les idees maitresses, les hypotheses de certaines theories sociologiques (T2), etc. ; elle pourrait meme en exclure d'autres, et elle les exclurait alors parce que ces dernieres ne pourraient fonder dans ses princi- pes une methode scientifique applicable aux donnees de l'observation histo- rique.

Bref, dans cette deuxieme perspective, certaines theories sociologiques (T2) seraient plus sociologiques que d'autres, parce qu'elles exprimeraient mieux ou plus completement la posture mentale, en principe axiomatisable, definie par la theorie de la connaissance sociologique (Tl). On pourrait dans ce cas attendre de Tl qu'elle ordonne la valeur scientifique des differents chantiers de recherche. Diverses par leurs choix de reconstruction des faits, les theories sociologiques n'exprimeraient qu'inegalement Pintention scien- tifique indexee sur une Tl coherente. Les theories sociologiques seraient du coup facilement hierarchisables, et pourraient meme etre reparties en theo- ries scientifiques ou non scientifiques en fonction de la fidelite de leurs axio- mes aux principes de Tl ou de leur rupture avec eux.

Mais alors la distinction entre Tl et T2 ne tend-ellepas a s'evanouir entie- rement? La Tl ne devient-elle pas une T2?

Autrement dit, le dilemme apparait lorsqu'on formule le lien assertori- que entre une Tl et des T2 comme un lien trop faible ou un lien trop fort. Par la possibility de falsification experimentale qu'il fonde, Pindex galileen definit un lien assertorique si fort que Tl n'autorise simultanement, dans un etat historique des falsifications et des corroborations des theories en conflit qu'une seule T2 operatoire. Ou, plus precisement, Tl autorise un ensemble de T2 qui sont particularisms par leur domaine d'application ou qui peuvent entrer en conflit momentane, mais qui utilisent toutes le meme langage theo- rique, celui qui definit le «paradigme» dominant de la cite scientifique dans un moment de «science normale». II faut alors reconnaitre que Pindex de la scientificite sociologique qui n'exprime jamais qu'une posture epistemolo- gique commune a une pluralite foisonnante de theories empiriques dont les langages sont fortement heterogenes ne permet pas de trancher aussi catego- riquement sur la scientificite des T2, ou meme seulement sur leur plus ou moins grand interet scientifique.

Au f il des recherches et des decouvertes empiriques le probleme se repose sans cesse de savoir si on n'a pas defini trop fortement ou trop faiblement le lien entre Tl et T2. C'est, bien sur, cette instability du lien entre Tl et T2 qui est, dans Phistoire de la sociologie, au principe des conflits de principe entre les formulations et les refondations d'une «bonne» Tl comme du renouvellement jamais conclusif ou cumulatif des T2. Bref, si Phistoire de la sociologie est confuse, c'est pour de bonnes raisons theoriques. Inutile d'attendre une fin de cette prehistoire pour travailler empiriquement.

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2. Decrire la sociologie telle qu'elle se fait: que sont les meilleurs descripteurs de sa Tl?

Concretement cela veut dire: faut-il ajouter ou retrancher des principes aTl?

Faut-il enrichir la formulation de Tl, pour la rendre plus operatoire, plus heuristique, y faire figurer des elements conceptuels, des schemas d'hypothe- ses assez precis pour jouer un role d'embrayeur theorique? Mais ne renonce- t-on pas alors a la possibility de formuler P unite epistemologique de tous les travaux sociologiques, puisque certaines theories sociologiques (T2) s'en trouveront exclues, alors que les enquetes qu'elles ont permises nous ont pourtant fait comprendre quelque chose des interactions sociales et du sens des deroulements ou des configurations historiques? Ou faut-il au contraire appauvrir encore le contenu assertorique de Tl afin de ne pas risquer de ban- nir hors du paradigme de la connaissance sociologique des T2 qui seraient en rupture avec un de ses principes? Mais alors Pindex de la scientificite sociologique ne devient-il pas fantomatique a force d 'extenuation?

Pour que Tl definisse utilement les contraintes qui s'imposent en socio- logie, a tout raisonnement scientifique, et les definisse a partir de caracteris- tiques qui sont communes a tous les raisonnements sociologiques ayant pro- duit des conaissances, il faut evidemment n'y faire figurer que des principes respectes par toutes les T2. Faute de quoi la Tl de la connaissance sociologi- que serait partielle et partiale. Mais il faut aussi, sans entrer en contradiction avec cette premiere exigence, specifier au maximum ce a quoi oblige, en cha- que T2 une telle Tl. Faute de quoi on ne definirait plus qu'une intention de scientificite videe de toute vertu heuristique, un champ purement tautologi- que de Passertion scientifique. A trop couper Tl des T2, Tl se reduit a une predication de Pesprit scientifique qui tourne a vide24.

Je ne sais si les auteurs du Metier de sociologue etaient eux-memes au clair la-dessus. En fait, ils ont plaide tantot Pun tantot Pautre; a tout le moins, les uns ou les autres ont-ils sous-entendu une lecture inegalement tolerante de leurs «prealables epistemologiques». Tout epistemologue de la sociologie est pris entre deux tentations descriptives. S'il lit trop scrupuleuse- ment toutes les enquetes dont la theorie implicite (T2) laisse entendre un echo du projet de scientificite de la sociologie, il est conduit a appauvrir la Tl qui s'y exprime jusqu'a ce qu'elle autorise toute T2: le voila avec une Tl trop bonne fille, toujours prete a accueillir n'importe quelle T2 de passage. Mais, s'il adhere avec trop de passion scientifique a la T2 qu'il pratique ou qu'il prefere, il est vite entraine a formuler comme Tl universelle un index taille sur mesure jusqu'a ne plus designer qu'une seule theorie sociologique

24 Et qui se reduit vite a son lexique incantatoire: je n'ai que trop observe - les jurys de these s'y pretent - la facilite avec laquelle la critique d'une recherche de debutant depourvue de theorie autre que naive conduisait a l'admonestation professorale du candidat par un impe- ratif de convention: «Construisez votre objet, que diable!» - «Ou est votre problematique, Monsieur? » - «Rompez, mais rompez done (avec le sens commun), mon pauvre ami!»

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comme mise en oeuvre scientifique de tout projet sociologique: sa T2 de pre- dilection, souvent la sienne propre, se transforme en paradigme universel indiscernable de la Tl qui definit toute sociologie: et le voila en tete-a-tete avec son epistemologie domestique dont il ne se rassasiera jamais, en fut-il le seul consommateur.

Si Ton veut rendre compte de tout ce que la sociologie a produit comme connaissances d 'allure scientifique, on est done bien devant un dilemme des- criptif en ce qui concerne la robustesse25 du lien entre une Tl et les T2 qui ont foisonne et sans cesse diverge dans l'histoire de la sociologie. Pour ne pas s'y laisser enfermer, il faut sans doute preciser la forme particuliere selon laquelle les principes d'une Tl sociologique sont lies aux axiomes de l'impu- tation causale et de 1' interpretation historique qui specifient une T2.

IV. LA STRUCTURE SEMANTIQUE D'UNE THEORIE SOCIOLOGIQUE

J'ai recemment tente, procedant a une analyse discursive de ce que j'ai pu faire moi-meme en tant que sociologue (j'ai ecrit et ecris encore des comp- tes rendus d'enquete et, le plus souvent, j'essaie de faire parler les resultats d'une enquete a partir de ceux d'une autre ou de ceux d'autres chercheurs), mais aussi en analysant dans sa texture probatoire l'argumentation scientifi- que d'autres auteurs (non seulement sociologues mais aussi historiens et anthropologues): (a) d'elargir la question de l'unite epistemologique de la connaissance sociologique (affirmee par Tl) a Pensemble des sciences socia- les; (b) d'examiner a partir de l'indiscutable unite de la theorie de la connais- sance sociologique (au sens Tl) le type de scientificite que cet index permet- tait de definir et de reconnaitre dans la structure des raisonnements qui ont produit des connaissances nouvelles en faisant un usage empirique des theo- ries sociologiques (au sens T2).

1. Le raisonnement sociologique: un espace assertorique non-popperien

J'ai cru pouvoir aboutir a la conclusion, a mon avis inevitable, qu'une serie indefinie et heterogene de theories (de type T2) peuvent etre construites conformement aux principes de la theorie de la connaissance sociologique (Tl) la plus generalement regue dans nos rangs de sociologues. On aboutit aussi - e'est la these la plus carree que j'ai developpee dans Le raisonnement sociologique - a l'idee que le propre de ces theories (T2) e'est de ne pouvoir

25 Sans etre rigoureusement definissable cette «robustesse» n'est pas une simple meta- phore: il s'agit, comme lorsque des theoriciens definissent la «robustesse» d'un «accord» dans un modele de jeu de coordination, de designer par la la frequence des situations ou un tel accord est le meilleur (ou le moindre mal) pour tous les joueurs. Le lien optimal entre Tl et T2 doit convenir au maximum de T2 possibles sans vider Tl de toute utilite prescriptive.

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se refuter, ni directement ni indirectement les unes les autres, au sens poppe- rien ou leur formulation definirait ipso facto une classe non vide de falsifica- teurs virtuels. Autrement dit, dans un langage de description du monde his- torique il est impossible de concevoir un experimentum crucis capable de departager sans appel les propositions generates constitutives des theories portant sur un ensemble de faits historiques, culturels ou socio-economiques (T2). Ou encore, disons que je prends au sens strict (et ici je m'avoue et me revendique popperien) la difference logique entre «corroboration» et « exemplification » : les sciences sociales ont des exemplifications etjamais des corroborations au sens plein.

Reste evidemment ouvert le probleme methodologique de revaluation de toutes ces theories concurrentes comme «langages de description du monde historique». Constater leur droit epistemologique egal a l'existence theori- que n'est pas affirmer leur egale puissance heuristique ou demonstrative, et cela meme en Vabsence des proprietes logiques qui permettent la refutabilite, et done la corroboration, au sens popperien. J'ai cru possible, dans l'ouvrage que je commente ici, d'extraire, par l'examen des demonstrations comparati- ves, toujours presentes dans les theories des sciences sociales comme dans les moindres de leurs concepts, une caracterisation discursive conduisant a une definition des degres differents de force probatoire qui sont accessibles a Vexemplification lorsque celle-ci est organisee par une theorie et reglee par une methode. De tels degres dans la force de la preuve me semblent discerna- bles et definissables si Ton se refere a la severity des exigences que la theorie impose a Pobservation, et cela de maniere inegale selon les theories (T2): e'est le principe que j'ai formule comme celui des « exemplifications empiri- quement multiplies et semantiquement conjointes»26.

Mais on voit aussi (dans le libelle de cette definition, comme on le cons- tate dans Thistoire des ecoles sociologiques) qu'un tel principe ne conduit qu'a une hierarchisation faible - tendancielle, et seulement decelable ex eventu27 dans Thistoire d'une discipline - de la force scientifique (a la fois theorique et empirique) des differentes T2. Le principe qui permet de definir la valeur de fecondite scientifique propre a une theorie se refere en ef fet, dans les sciences sociales, a deux axes non-commensurables de la «severite» empi- rique d'une exigence theorique:

(a) Paxe ou se mesure la multiplication des exemplifications non-redon- dantes exigees simultanement par une theorie. C'est sur cet axe que s'evalue (et chacun d'entre nous procede quotidiennement a de telles evaluations) la capacite d'une theorie a fournir des concepts empiriquement exigeants.

26 J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique: Vespace non-popp4rien du raisonne- ment natureU Paris, Nathan, 1992, pp. 384-385 et 389-390.

27 II n'y a pas $ optimum calculable entre la maximisation de la coherence semantique d'une theorie et la maximisation de ses exigences empiriques. Tout au plus, repere-t-on, dans le temps de Thistoire scientifique les vertus heuristiques des theories (T2) les plus productives a «la trace paradigmatique (qu'elles) laissent dans la memoire vive des communautes savantes capables de la reutiliser». Le raisonnement sociologique, op. cit., p. 370.

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«Empiriquement exigeant» signifie ici pour une theorie qu'elle impose des observations qui ne seraient pas pensables sans les concepts de cette theorie; et

(b) l'axe oil se mesure la coherence semantique des concepts descriptifs de la theorie. C'est sur cet axe que s'evalue (et nous le faisons quand nous nous referons a la «portee» d'une oeuvre theorique) Vampleur comparative et la systematicite logique du langage de description propre a une theorie.

On peut prendre des indicateurs de l'exigence scientifique sur chacun de ces axes, mais il restera toujours qu'on ne saurait sans arbitraire ou biais sub- jectif ponderer les performances d'une T2 sur Tun des deux axes pour les sommer avec celles obtenues sur Pautre. Cependant cette double exigence, consideree comme un simple descripteur des exigences inegalement severes d'un programme de recherche appele par une T2, pourrait conduire, a mon avis, a la formulation d'un quatrieme principe de la connaissance sociologi- que (Tl): «TVouver des exigences theoriques qui augmentent l'exigence empirique et vice versa. » Dans les sciences sociales, une theorie est d'autant meilleure (plus robuste) qu'elle oblige simultanement a rechercher un maxi- mum d'exemplifications dans les observations empiriques appelees par la theorie et un maximum de coherence conceptuelle dans le langage de des- cription du monde qu'elle choisit. II s'agit bien la, en effet, d'une caracterisa- tion qui convient a tout projet scientifique d'une connaissance du social, des lors du moins que Ton croit devoir28 formuler l'exigence de vulnerability empirique autrement qu'en terme de falsifiabilite comme dans l'index pop- perien de la theorie empirique.

Je ne reviens pas sur l'espace logique de ̂exemplification, dont je pense qu'il constitue l'espace d'epreuve empirique propre a toutes les sciences sociales29. Mais je voudrais, pour entrer dans le probleme du pluralisme concurrentiel des theories sociologiques (T2), reexaminer une objection que j'ai souvent vu faire, oralement ou par ecrit, a la description du raisonne- ment sociologique que j'ai resumee dans les Propositions et Definitions fina- les du livre, y affirmant qu'un espace non-popperien de la demonstration peut constituer un espace de 1 'argumentation scientifique different, mais tout aussi scientifique que l'espace experimental ou que l'espace formel du raisonnement scientifique (pp. 355-402).

28 Or il le faut necessairement, faute de quoi il faudrait considerer comme non- scientifiques toutes les connaissances qui ont ete produites par les sciences sociales jusqu'ici: epistemologie deraisonnable, qui n'est si frequente que pour les besoins de la polemique anti- sociologique. C'est dans l'exigence d'une definition homogene et unitaire (en quelque sorte «monophysite») de l'cssence de la scientificite que la querelle sur la scientificite de la sociologie devient byzantine.

29 Le raisonnement sociologique, op. cit.y pp. 386-395, propositions 3.2. et 3.3.

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a) La non-iterabilite des observations singulieres

L'objection que j'entends le plus souvent revient a reduire la caracterisa- tion du raisonnement sociologique que je propose a un seul trait contrai- gnant: celui de la non-iterabilite des co-occurrences historiques. Par defini- tion, en effet, des co-occurrences ne livrent des donnees, toutes potentielle- ment pertinentes, que sous la forme ou, dans une observation, elles se trou- vent liees au sein d'une configuration historique globale. Les configurations historiques constituent en leur globalite descriptible les seules realties empi- riques directement accessibles a l'observateur d'une realite sociale (historien, anthropologue, sociologue). II est alors tres facile de faire constater la gene- ralite de cette propriete dans toutes les sciences empiriques, sur quelque phe- nomene, naturel ou humain, qu'elles portent. J'en suis pleinement d'accord. C'est la, pourrait-on dire, une propriete tautologique des donnees « singulie- res » (des occurrences) en toute observation, y compris dans celle qui procure leurs donnees aux sciences experimentales, telles qu 'elles se sont constitutes comme sciences de la nature. En ce qui me concerne, j'avance une these plus precise, a savoir que cette caracterisation banale doit etre decrite differem- ment dans le cas des sciences seulement historiques et des sciences histori- ques a potentialites nomologiques, puisqu'elle conduit a des propositions theoriques differemment conformees dans ces deux situations epistemologi- ques de l'analyse scientifique.

En sa triviality la caracterisation de l'observation par la non-iterabilite stricte des occurrences est connue de tout chercheur qui s'astreint a expliciter le sens (denotatif ou explicatif) de ce qu'il enonce sur n 'importe quel deroule- ment de phenomenes localises et dates, lequel est par definition passage d'une configuration observee a une autre qui lui succede. Un raisonnement demonstratif portant sur un deroulement (ou une interdependance) de phe- nomenes implique toujours l'affirmation que certains « traits » de la configu- ration observee ont valeur explicative et non d'autres. C'est ce choix entre les traits non-pertinents et les traits pertinents d'une description qui constitue une theorie scientifique en definissant les elements qu'on y accepte comme ele- ments legitimes de la description et de ^explication (ses «faits virtuels» comme dit G.G. Granger). Seuls refusent cette evidence les positivismes dog- matiques pour qui les traits pertinents d'une explication sont nai'vement con- sideres comme etant d'avance lisibles dans le monde observable ou ils figure- raient en suspens et en pointille. La theorie n'est plus alors que le langage muet des phenomenes, qui n'attendrait que d'etre lu par une bonne observa- tion pour devenir, tel quel et sans recours a un lexique ou une grammaire theoriques prealables, le langage du savant. Etre positiviste c'est avec Auguste Comte qui recusait toute «theorie», ou meme avec le premier physi- calisme viennois, affirmer que le langage de la description savante est deja integralement en attente dans le descriptible.

Mais cette caracterisation premiere de toute explication diachronique, qui s'impose dans toutes les sciences, ne suffit pas a isoler les contraintes qui definissent le regime assertorique des sciences sociales comme sciences

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historiques. Elle conviendrait en effet, il faut le redire, a tout questionnement de forme diachronique portant sur quelque deroulement de phenomenes sin- guliers qu'il s'agisse. Elle convient en effet aussi - j'y insistais, reprenant ici une analyse souvent martelee par Weber - aux questionnements des sciences physiques ou biologiques lorsque celles-ci entreprennent d'expliquer ou de reconstituer une succession d'evenements physiques ou biologiques, dans Thistoire du cosmos ou de la vie.

Je veux seulement montrer que si les questions historiques posees par les sciences de la nature ou du vivant ont la meme structure logique que les ques- tions posees par un historien ou un sociologue des societes humaines, les reponses explicatives accessibles au physicien ou au biologiste ont une autre forme logique que celles du sociologue ou de Panthropologue. En ce qui con- cerne les questions historiques elles-memes, elles ont toujours la meme forme: Claude Allegre rappelait dans un livre recent30 Pimportance constitu- tive du questionnement historique dans les sciences de la nature. Meme si ces sciences, emportees par Pambition mathematique d'un savoir universel et intemporel, ont au debut du XXe siecle delaisse ou rabaisse le projet theori- que que nommait Pancienng appellation devenue desuete, «d'histoire natu- relle», elles redecouvrent aujourd'hui que cette visee historique definit les problemes de succession ou de configurations singulieres comme etant les plus cruciaux dans leurs theories explicatives, qu'il s'agisse d'histoire de Punivers ou d'histoire de Involution biologique.

b) Le savoir nomologique et les differentes formes de Vexplication historique

Ma caracterisation des «contraintes» propres au «raisonnement sociolo- gique» suppose en fait une tout autre propriete que la propriete logique de la non-iterabilite du singulier; et c'est cette deuxieme propriete qui separe vraiment deux formes d'explication historique. La difference concerne la maniere dont le sens theorique des assertions se trouve, dans les sciences sociales, lie par le raisonnement comparatif aux donnees empiriques dont elles parlent, du fait de ce que sont ici les methodes de construction de ces «donnees» en «faits». Par difference avec Phistoricite des sciences de la nature, Phistoricite des sciences sociales a ceci de particulier qu'elle ne peut jamais se referer, pour trier les traits pertinents d'un contexte, aux operateurs que Pon peut extraire d'un noyau de connaissances nomologiques lorsque celles-ci ont ete constitutes grace a ces operateurs. Une connaissance nomo- logique, qu'elle soit systematique ou parcellaire, est toujours un modele reposant sur des assertions et des concepts logiquement universels (et done transhistoriques), modele longuement corrobore et en voie d'enrichissement homogene, comme e'est le cas dans les sciences experimentales. Une analyse historique, mene$sans appfii experimental, tie peut se referer pour fonder

30 C. Allegre, Introduction a une histoire naturelie: du big bang a la disparition de I'homme, Fayard, Paris, 1992.

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ses generalites qu'a d'autres analyses elles-memes singulieres, menees dans d'autres contextes, dont la comparaison ne prete pas a « description comple- tement definie» en Pabsence d'un paradigme capable de formuler universel- lement les variables pertinentes de toutes les descriptions appelees par le paradigme comparatif. Les argumentations sociologiques, meme les mieux etayees de descriptions ou de mesures empiriques ne peuvent parler d'un bout a Pautre de leur discours comparatif le langage d'une theorie organisee en paradigme, c'est-a-dire le langage d'un modele formalisable, dont les ter- mes seraient capables de s'auto-suffire semantiquement, independamment de toute reference a un contexte. II n'y a jamais eu dans Phistoire des sciences sociales de paradigme exclusif ou dominant, celui-ci ne Paurait-il ete que pour un moment de Phistoire des theories.

II en resulte que Phistoricite de Passertion generate, qui est semantique- ment inherente a toutes les assertions explicatives ou interpretatives d'une science sociale, exclut les benefices demonstratifs qui sont solidaires de Padministration d'une preuve popperienne (par corroboration versus refuta- tion) et qui sont reserves a une theorie vraiment experimentale; de meme qu'elle exclut aussi la plupart des benefices d'une formalisation mise au ser- vice de la description empirique, puisqu'on ne peut s'attendre ici a une monosemie integrate des concepts de base en Pabsence d'une « description definie» de tous les concepts descriptifs. Et cela, il faut le redire, meme si le raisonnement experimental et la formalisation du calcul peuvent s'appli- quer a des moments partiels ou a des operations localisees du raisonnement sociologique. \,a. validite d'une assertion issue de la comparaison historique ne peut en effet fonder son sens empirique dans un « paradigme » universel excluant tout deictique. II ne s'agit evidemment pas de reduire, dans les scien- ces sociales, comparaison statistique et formalisation a la portion congrue, mais d'apercevoir que ces methodes ne transforment pas le mode assertori- que des conclusions causales telles que les formule, comparativement ou dans un contexte particularise, le raisonnement sociologique qui y recourt.

2. Le pertinent et le non-pertinent dans une description ou une explication

a) Le probleme du tri entre les pertinences

Je pars du constat que la description d'un contexte d'observation ou de mesure suppose des deictiques des lors que ce contexte ne peut etre decom- pose experimentalement de la meme maniere d'une observation a Pautre. En effet, les « contextes » singuliers qui sont indissociables du sens complet d'une assertion sociologique et qui interviennent necessairement (mais le plus souvent implicitement), pour particulariser la validite empirique d'une assertion comparative indexee sur plusieurs cas singuliers, ne peuvent etre decrits dans le lexique des «faits virtuels» definis par un paradigme: dans l'observation historique un contexte n'est jamais formulable comme un sys- teme, un modele ou, au moins, une liste fermee, des traits pertinents de la

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description. On peut commencer remuneration des traits d'un contexte his- torique qui sont pertinents pour Petablissement d'une relation explicative, l'allonger, on ne peut pas la terminer dans le langage d'une theorie qui nom- merait tout ce qui est pertinent, et rien que ce qui est pertinent, afin d'y fon- der une comparaison faisant intervenir des contextes differents, lorsque c'est precisement par une telle comparaison qu'on veut etablir une imputation his- torique de causalite ou fonder le sens des interdependances dans une confi- guration. Meme en sa forme la plus statistique, la comparaison historique ne met a jour que des relations explicatives qui doivent, pour etre formulees, faire intervenir des concepts se referant a la description de relations obser- vees dans des contextes differents: theorie, methode et abstraction concep- tuelle sont ici dependantes de ce que j'appelle une demarche d'«apparente- ment des contextes »31. En ce cas, la pertinence theorique de l'assertion ne peut etre que typologique.

La « pertinence » des traits pris en compte dans une description a fonc- tion demonstrative n'a done pas le meme statut logique lorsque une theorie ou un modele peuvent les articuler en un systeme hypothetico-deductive- ment ferme, comme dans la theorie d'une science experimental capable de definir des «faits virtuels», et dans une science sociale dont les theories explicatives reposent sur la comparaison de constats operes dans des contex- tes singuliers. La recherche de la signification historique des contextes (la seule interessante pour la generality du sens) interdit une decomposition qui, pour etre finie, devrait etre definie par des concepts relevant d'un meme paradigme trans-contextuel. Le role explicatif que jouent des contextes histo- riquement differents lorsqu'ils se trouvent apparentes par une demarche typologique visant a la fois le sens et la causalite historiques n'est pas epuisa- ble par une enumeration finie des traits pertinents de l'apparentement.

C'est bien pourquoi il me semble que porte a faux Pobjection qui m'est faite par les epistemologues familiers de l'histoire de la theorie et de l'experi- mentation physiques, biologiques, etc., et qui revient a dire, devant ma des- cription que « c'est presque pareil dans les sciences experimentales»; «que les praticiens des 'sciences molles' (que nous sommes tous) idealisent la demar- che logique des 'sciences dures' parce qu'ils en ignorent les approximations », les « discontinuity », les « coups de pouce» conceptuels, etc. Je sais bien que c'est vrai, mais je constate que cette argumentation, qui suggere qu'on peut aussi trouver de la «mollesse» theorique dans les sciences « dures », est sur- tout utilisee par le scientisme rampant des sociologues popperianisant comme si elle etait capable d'aj outer par ce detour de la «durete» epistemo- logique aux sciences «molles»32. Pour notre propos, il ne sert pas a grand

31 Le raisonnement sociologique, op. c/7., pp. 368-370 et 376. 32 Ce meme argument est aussi utilise par les sociologues hyper-relativistes, comme en

France Bruno Latour, a une tout autre fin : en detectant un maximum de «mollesse» dans toutes les sciences, et surtout les plus « dures », on facilite evidemment a la sociologie de la science la tache (philosophique) de dissoudre le concept de «verite» scientifique dans un relativisme sociologique universellement radical : ce qui est une autre maniere de retrouver une universalite de l'assertion. La philosophic des sciences realise aujourd'hui son desir d'absolu dans le relati- visme a tous crins.

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chose de montrer que les assertions d'une science experimentale et nomolo- gique sont elles aussi tributaires «d'un contexte» qui, d'une experience a l'autre, n'est lui aussi jamais constant, qu'on y decouvre chemin faisant des variables pertinentes qui n'avaient pas ete prises en compte dans le modele, qu'on est ainsi amene a rectifier le modele ou a refonder la theorie, etc. etc.

Assurement! Mais, precisement, un «paradigme» theorique, comme il s'en impose entre deux revolutions scientifiques dans les moments d'une « science normale»33, fonctionne comme un demeleur (momentane mais dis- cursivement auto-suffisant) des traits pertinents et des traits non-pertinents du contexte de toutes les observations appelees par une theorie nomologique ou un modele universeL Un «paradigme» au sens plein (comme celui que Boudon prend pour exemple avec la theorie du pendule de Huygens)34 consiste en une enumeration et une articulation logique (ou logico- mathematique) des traits pertinents necessaires et suffisants pour la defini- tion d'une serie coordonnee de protocoles d 'observation. Le paradigme d'une science nomologique ou formalisee definit en toute coherence a la fois semantique et logique, puisque c'est par des « descriptions definies», la fini- tude discursive («l'univers du discours») propre a une theorie. Du meme coup, une telle theorie est par construction «falsifiable» au sens strict, parce qu'elle ne contient pas de «deictiques» lesquels supposent toujours la desi- gnation globale de «cas», interdisant par la une formulation stricte des «conditions initiales» d'une observation35. Le «cas» historique est une entite dont la description peut toujours etre approfondie mais non epuisee par une liste de traits, chacun definissable par une «description definie».

C'est cette deuxieme propriete methodologique qui caracterise a mes yeux les generalites comparatives comme les concepts descriptifs qui sont issus d'un raisonnement sociologique et reutilises dans d'autres raisonne- ments. Elle est liee a une contrainte specifique qui laisse sa trace methodolo- gique, non seulement dans le sens des assertions explicitement les plus theo- riques d'un discours sociologique ou anthropologique, mais jusque dans les mots les plus anodins et apparemment les plus singuliers d'un recit histori- que ou du compte rendu le plus factuel d'une enquete. C'est cette structure typologique du discours theorique qui definit, a mon avis, l'espace assertori- que de toutes les sciences sociales en tant que sciences d'une realite histori- que. C'est done cette propriete-la que j'invoque pour distinguer, par leurs consequences methodologiques, la non-iterabilite des occurrences du monde materiel et la non-iterabilite des occurrences du monde des interactions sociales. Et cette propriete, je le repete, les distingue, non par une hypotheti- que difference entre la structure de leurs objets, toujours discutable et dispu- tee (action humaine vs determinisme naturel), mais par une difference dans

33 Au sens de T. Kuhn, La structure des revolutions scientifiques (trad.), Paris, Flamma- rion, 1976.

34 R. Boudon, loc. cit. 35 A propos des « Conditions initiates », cf. K. Popper, op. cit., pp. 58-59; et Le raisonne-

ment sociologique, op. cit., pp. 385-386.

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la structure logique des methodes de comparaison. Une telle difference est plus qu'une simple difference de degre comme celle qu'on sous-entend cou- ramment entre experimentation et quasi-experimentation. C'est la difference qui separe par leur sens assertorique les operations d'une comparaison expe- rimentale et celles d'une comparaison historique, meme s'il est vrai que les sciences sociales integrent facilement a leurs argumentations des moments de raisonnement experimental ou des schemas formalisables. Le recours au for- malisme n'y a pas le meme sens argumentatif.

Une demarche explicative n'a pas le meme statut demonstratif , elle ne fait pas preuve de la meme maniere, dans le cas ou ily a et dans le cas ou // n'y a pas possibility de mettre en rapports la description d'un deroulement histo- rique (ou de 1 'ensemble des interdependances definissant une configuration) avec un savoir nomologique constitue et corrobore sur la base d'une experi- mentation stricte. L'enonciation des traits pertinents d'un contexte ne pre- sente pas la meme forme dans les methodes d'une science qui peut construire des «modeles purs» et dans celles d'une science qui ne construit jamais que des «modeles a deictiques».

b) Qu 'est-ce qu 'une «pertinence» empirique sans possibility de « commuta- tion » stricte? fypologie, modele universel et modele a deictiques

Une methodologie de science sociale instaure assurement un controle enonciatif et argumentatif des constats qui permet de se referer, sans experi- mentation veritable, aux traits pertinents du « contexte » designant l'espace de validite d'une argumentation. Le discours sociologique n'implique pas de renoncer a nommer les traits pertinents mis en jeu dans une comparaison his- torique: auquel cas plus aucune assertion explicative ou interpretative portant sur des donnees empiriques ne serait possible. Mais la maitrise sociologique ou anthropologique de la variation, comme la maitrise historique du recit expli- catif, reposent sur un traitement conceptuel de la «pertinence» des descrip- tions qui n'est que typologique, puisque celle-ci peut se transformer et s'enri- chir au fur et a mesure de la prospection empirique. Le traitement typologique des donnees est un traitement «ouvert», par la different de celui qui permet le traitement experimental d'une comparaison. Une experimentation est une comparaison, mais qui tient toute entiere dans un protocole integralement deductible du langage d'un modele nomologique. On ne peut oublier les con- sequences discursives de cette difference de sens lorsqu'on decrit les operations de traitement des «faits» dont parlent les propositions theoriques des diffe- rentes sciences, selon leurs rapports a l'enonciation nomologique. Lorsqu'il peut vraiment experimenter, le chercheur dispose, grace a la theorie nomologi- que dont ses operations argumentatives sont solidaires, d'un systeme «ferme» d'enonciation capable de clore et de categoriser l'observable pertinent.

A P inverse, les traits pertinents que mobilise successivement aux fins de description ou d'explication un raisonnement comparatif de forme sociolo- gique ne sont jamais completement superposables et substituables par une

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operation de « description definie» qui epuiserait tous les traits pertinents impliques dans une comparaison de «cas». Us sont encore moins superposa- bles quand on passe d'une enquete a une autre, et moins encore d'un cher- cheur a un autre. L'apparentement semantique des concepts descriptifs se distend a mesure que la comparaison doit, pour augmenter l'intelligibilite des phenomenes compares, s'etendre a des contextes qui sont de plus en plus eloignes les uns des autres. A mesure que se renforce la portee explicative et/ou interpretative de la typologie, s'affaiblit la portee experimentale d'une comparaison historique. Et pourtant une science sociale ne peut viser que cet enrichissement historique. Vouloir a tout prix l'immobilisation de toutes les pertinences de la description tout au long d'un raisonnement sociologique obligerait logiquement le descripteur a l'idiographie, c'est-a-dire a une des- cription conduite a contexte constant puisque unique: mais alors il n'y a plus d'assertion generate.

Ce constat nous ramene a l'actualite scientifique: il ne saurait exister de science idiographique et, dans les sciences sociales, l'evitement de la theorie conduit toujours a l'idiographie. Le paradoxe actuel de la recherche sociolo- gique, c'est que la sociologie qui s'est fondee contre l'histoire evenementielle et au nom de la conceptualisation des generalites historiques se soit, depuis quelques decennies, si facilement laisse reduire a la sociographie, tandis que l'histoire n'a cesse de s'eloigner - et precisement sous Pinfluence de la sociologie - du pointillisme et de l'historiographie, de meme que Panthro- pologie a reussi a echapper a l'enfermement ethnographique.

II faut qu'une sociologie - qui entend, par definition, depasser le niveau de validite d'une pure sociographie - maitrise, nomme et conceptualise les pertinences de ses descriptions et de ses explications generates. Mais, le pro- bleme methodologique et discursif que la plupart des sociologues eludent, par aveuglement, commodite ou calcul, c'est bien que ces pertinences ne sont pas definissables et descriptibles par une « commutation » analogue a celle que pratique la linguistique pour la definition de ses « unites semantiques minimales» (phonemes, monemes ou morphemes). La definition des «faits» construits en leur generality par une science historique ne peut s'appuyer sur une « commutation » des traits observables comme celle qui, en phonologie par exemple, permet de definir operatoirement les traits pertinents des « pho- nemes » par la commutation du signifie telle qu'on peut l'observer dans l'intercomprehension des locuteurs d'une langue naturelle.

Dans le systeme phonologique de la langue frangaise p et b sont bien deux phonemes differents, definissables empiriquement et theoriquement comme «faits virtuels» operatoirement construits, parce qu'on constate que le signifie « commute » irreversiblement quand certains « traits distinctifs» (phonetiquement isolables, descriptibles et separables des variantes faculta- tives») font que recepteur frangais comprend «poisson» et non plus «bois- son», et cela dans une communication observable et reiterable a volonte. La «commutation» presente en ce cas la forme logique d'une «experimenta- tion» puisqu'elle peut etre controlee dans un systeme empiriquement ferme de l'observable (celui que definit l'usage d'une langue). Dans un systeme

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comme celui d'une langue naturelle, les phonemes peuvent etre construits comme des «faits virtuels» puisqu'ils possedent une identite strictement definie comme «classe de traits distinctifs» enongable dans le langage d'une theorie; et cette theorie est une theorie empirique, dans la mesure ou une comparaison qui peut etre reiteree a contexte constant isole les pertinences permettant de decrire la base phonologique de cette langue comme systeme.

c) En quel sens un « systeme social » est-il un systeme?

Mon obsession de descripteur du discours sociologique est sans doute de trop repeter - mais l'analyse des demonstrations menees dans les sciences sociales m'en a persuade - qu'une «societe» ou une «culture», une «aire culturelle» ou une «periode», un «moment» de civilisation ou d'«interac- tion sociale» entre individus, un « champ » ou une « institution » ne consti- tuent jamais un systeme en ce sens-la, c'est-a-dire au sens ou Test un systeme linguistique ou biologique. Les objets construits par la description sociologi- que ou la comparaison historique ne sont pas des systemes au sens ou Test un organisme, puisque le principe d'« auto-regulation » ou celui «d'adapta- tion» a Penvironnement permettent de fonder theoriquement les « pertinen- ces » d'un tel modele; ils ne sont pas non plus des systemes au sens ou Test une langue (naturelle ou artificielle), puisque c'est en ce cas «Pinter- comprehension» qui permet de degager par « commutation » les «faits vir- tuels» de son fonctionnement. En Pabsence d'une experimentation dont les « conditions initiates »36 seraient definissables dans un paradigme, le rapport d'une theorie sociologique a l'empirie historique n'est pas d'un type qui lui permettrait de construire un lexique universel ou une grammaire generate de la description sociologique.

Un « systeme social », tel que la sociologie est condamnee a Pautonomi- ser lorsqu'elle veut en faire un concept operatoire afin de decrire conceptuel- lement un fonctionnement comme un ensemble structure de faits sociaux, ne peut logiquement relever que du «type social », dans le cadre particulier d'une typologie. Le «type social» garde toujours, dans le raisonnement com- paratif du sociologue, un exterieur qui reste heuristiquement inseparable de l'objet d'analyse qu'il construit. En effet, la description de cet exterieur peut toujours faire surgir une nouvelle pertinence descriptive (ou explicative) qui augmente la connaissance du fonctionnement d'un tel « systeme », par la description de ses differentes formes de realisation historique, de ses change- ments ou de ses crises. Autant dire que tout «fait» qu'on construit comme « fait social » reste historique, c'est-a-dire qu'/V ne peut pas etre completement construit comme «fait virtuel» hors de Vhistoire. Le changement advient tou- jours de l'exterieur a un systeme social, puisque c'est la meme chose de dire d'un processus qu'il est systematique ou qu'il est reproductif. Mais aucun systeme social n'est si global - de quelque maniere que le construise une

36 K. Popper, ibid.

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theorie fondee sur l'observation historique - qu'il n'ait pas d'exterieur per- tinent, puisque son exterieur est constitue par Pensemble inepuisable des faits qui restent virtuellement pertinents comme causes, effets ou variations possibles, non-deductibles du modele de ce systeme. Les constats contre- factuels que rencontre une science sociale obligent alors a une argumentation qui ne peut que circonstancier (enrichir) la theorie; ils n'entrainent pas les memes consequences que les constats contre-factuels qui, deductibles d'un modele universel, constituent du meme coup ses enonces falsificateurs, capables d'imposer la falsification de la theorie en termes de tout ou rien.

C'est cette specificite de la construction sociologique des « faits » que je veux designer en disant que le «contexte» est inseparable de 1 'explication his- torique, puisque cette explication porte sur un monde empirique ou aucune recherche n'a pu etablir ni «lois» ni «contraintes universelles» de structure. Un contexte historique se presente done toujours comme une «reserve» de pertinences virtuelles, non entierement listables ou systematisables dans un modele, mais disponibles a l'enrichissement continu et coherent d'une impu- tation causale ou d'une description d'interdependances: les « faits » ou les «systemes» sociaux ne gardent leur signification historique, qu'autant qu'ils restent indexes sur les «cas» qu'ils «designent» en leur inepuisabilite empiri- que. Si les sciences sociales sont possibles comme sciences c'est bien parce que l'inepuisabilite de leurs pertinences empiriques n'equivaut pas a leur indescriptibilite.

La sociologie n'est pas a la sociographie d'une enquete ou a I'idiographie d'un ricit comme la phonologie est a laphontiique. C'est ce trait qui nous sem- ble fondamental en ce qu'il separe deux formes de comparaison: la comparai- son comme experimentation a partir de concepts definissables sans deictiques et la comparaison de « configurations historiquement singulieres». La methode des variations concomitantes (qu'on peut et doit employer dans les deux cas) ne produit pas, dans ces deux cas, les memes effets de preuve - quoi qu'en ait dit Durkheim en son optimisme epistemologique de «fondation». La recherche et la decouverte de « correlations » entre les faits, comme toutes les autres methodes de mesure et de traitement des donnees, n'inscrivent pas, dans une science experimentale et dans une science historique, les conclusions tirees de leurs constats de relations dans un raisonnement comparatif ayant meme structure d'ensemble. Le champ assertorique du raisonnement compa- ratif est organise dans un cas par un paradigme theorique capable de fixer et de limiter les pertinences de la description, et dans l'autre par un apparente- ment typologique des contextes, a ce titre toujours revocable au nom d'autres apparentements - sans que le premier apparentement soit pour autant falsifie - toujours ameliorable aussi, ne Poublions pas.

e) Noms propres et noms communs: Marilyn Monroe et le cesaropapisme

Parmi les consequences discursives qui decoulent de la situation d'enon- ciation que l'observation historique impose au raisonnement et a la theorie

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sociologiques, le statut du concept typologique, que j'ai caracterise cavalie- rement comme celui d'un semi-nom propre31, est sans doute celui qui com- mande le plus directement le sens empirique des assertions formulees dans une telle situation d'enonciation.

L'analyse d'interactions concretes entre des interlocuteurs montre deja le role «pragmatique» que joue dans la communication en langage naturel le recours au nompropre comme «designateur» typologique, et pas seulement comme «designateur rigide» d'un individu singulier38, a quoi on borne sou- vent son usage. Lorsque des interlocuteurs ont en commun l'experience per- ceptive d'un referent, le recours «pragmatique» a la designation de ce refe- rent comme categorisateur, a la fois flou et aigu, est presque toujours - comme on le voit dans la conversation quotidienne - plus operatoire, en tout cas plus rapide, pour 1' identification de lieux, d'objets ou de personnes inconnues du destinataire que le detour par une description definie qui sup- poserait la laborieuse construction d'un paradigme commun de la descrip- tion et l'apprentissage d'une methode commune d'utilisation du paradigme.

Si je veux aider quelqu'un a identifier des individus singuliers qu'il n'a jamais vus, je vais toujours plus vite et je minimise meme les risques de meprises en lui disant que la personne qu'il devra reconnaitre «est du genre » de femme auquel fait penser Marilyn Monroe (par opposition a Audrey Hep- burn), Anna Magnani (par opposition a Greta Garbo), ou que l'inconnu a la carrure de Lino Ventura (par opposition a Gerard Philipe), que si j'entre- prends de lui transmettre un signalement defini de la personne a reconnaitre: mensurations des divers segments du corps, proportions des parties du visage, couleurs d'yeux, de cheveux, de peau et dix mille autres traits distinc- tifs qui ne boucleront jamais aussi efficacement la description de Pindividuel qu'une designation syncretique de quelques individus ou de leurs contrastes intuitifs. C'est «une» Lolita, c'est «une sorte» de King Kong (kinda39 King Kong dit volontiers l'argot des romans noirs americains). II faut evidemment que je sache que mon interlocuteur a pu voir comme moi au cinema les actri- ces ou les acteurs que je designe economiquement aux fins d'une typologie pratique de la reconnaissance, pour pouvoir ainsi faire fonctionner discrimi- nativement des noms propres comme des silhouettes, comme des singularites

37 Le raisonnement sociologique, op. cit., pp. 364, 379-382. 3 8 L'expression de « designateur rigide » vient de Kripke (Naming and Necessity in Seman-

tics of Natural Languages, Davidson and Harman eds., 1972) qui a prolonge l'analyse par K. Donellan de 1' usage «referentiel» de la description par opposition a son usage «attributif»; Reference and Description, «The philosophical Review », LXXV, 1966. Cf. a ce sujet, G.G. Granger (A quoi servent les noms propres?, «Langages», Paris, n° 66, 1982) qui analyse «l'ancrage pragmatique» de tout nom propre au sens strict a partir de la definition peirceenne de I'index en tant que celui-ci «dirige l'attention vers son objet par une compulsion aveugle».

39 Deformation de « kind of » en VNA. De meme, on notera, dans des entretiens en milieu populaire, la frequence de l'operateur « c'est comme... » ou «tu dirais...» suivi du nom d'une ville, d'un lieu, d'une occurrence singuliere quand il s'agit de designer un vaste ensemble de per- tinences qu'on ne saurait enumerer, mais dont on a la certitude qu'on en partage la reconnais- sance globale avec l'interlocuteur et que cette reconnaissance intuitive permet ainsi de faire reconnaitre une autre singularity que celle que nomme directement le nom propre.

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point tout a fait singulieres puisque capables de conduire indicativement a d'autres singularites, bref comme types de reference, c'est-a-dire comme des deictiques mediatiseurs d'operations cognitives.

La reconnaissance informatique des formes complexes distributes en de nombreux exemplaires non strictement equivalents en toutes leurs parties definies, est elle aussi confrontee a ce probleme d'une identification econo- mique du singulier, qu'elle essaie de resoudre dans des logiciels «d'intelli- gence artificielle» par des algorithmes aussi ouverts que possible: en proba- bilisant la pertinence des traits distinctifs, en les assortissant d'une marge de tolerance, en programmant des configurations floues ou des deformations continues, c'est-a-dire en essayant de rendre informatiquement operatoire un equivalent de la methode typologique d'identification d'une « identite numerique», telle que la pratique si efficacement le cerveau humain lorsqu'il appuie ses operations sur une autre demarche que celle qui consiste a epuiser une « identite specifique»40 par une liste fermee de proprietes descriptives.

II n'est pas un seul instant question pour moi de pretendre confondre cet usage de la designation typologique dans la communication quotidienne avec l'usage regie d'une typologie construite par la comparaison historique ou avec la definition «ideal-typique» des concepts descriptifs dont elle s'aide. On ne m'a que trop objecte deja que je tendais a effacer toute demar- cation entre 1' intelligibility de sens commun et l'intelligibilite que produit une methodologie de science sociale. Je crois tout au contraire qu'on saisirait sur cet exemple quelques-unes des regies qui separent la demarche theorique d'une science sociale de la theorie spontanee mise en oeuvre par l'usage du langage naturel dans la communication quotidienne.

La plus importante tient sans doute a ce que la « designation » qui inter- vient dans le langage d'une theorie sociologique porte toujours, non sur une singularity individuelle, mais sur une singularity collective (une configura- tion, une periode, un cas historique). En sa totalite singuliere, une telle confi- guration ne peut qu'etre designee (montree); mais, dans un type construit, ellepeut Vetre sous une forme conceptuelle dont le sens se refere du meme coup a des descriptions. Les singularites historiques ont toujours - sinon nous ne connaitrions meme pas leur existence - deja fait l'objet d'une ou plusieurs autres descriptions. Historiens, sociologues, anthropologues ou temoins, tous ceux qui etaient au plus pres du document ou de l'observation, se presentent ainsi, en toute designation ideal-typique comme des mediateurs descriptifs de la designation. La multiplicity meme des descriptions qui ont deja ete accumulees sur une configuration singuliere et qui ont ete menees selon des decoupages conceptuels differemment pertinents, fait que je ne peux que designer indicativement l'objet que cerne Pensemble heterogene de ces descriptions. Je suis oblige d'aller puiser, en fonction des questions que formule mon raisonnement, dans ces descriptions comme dans un pool de traits descriptifs livres en vrac, dont les pertinences ne sont pas organisees en

40 « Identite numerique» et « identite specif ique» pris ici au sens de L. Prieto, par exemple in Pertinence et pratique, essai de semiologie, Paris, Minuit, 1972, pp. 82, 145-152.

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systeme, en paradigme descriptif. Je suis done contraint a pointer du doigt dans la signification d'un concept typologique une realite trop multiplement decrite pour se livrer entierement a mon discours comme une description homogene.

L'intrication des fonctions «attributive» et «referentielle»41 dans le con- cept typologique est d'autant plus etroite que les descriptions associees a une designation mobilisent elles-memes dans la plupart des mots qu'elles emploient des designations qui presentent a leur tour la meme mixite semanti- que que celle que je pratique en me referant a ces descriptions. Enfin, lorsqu'il est construit par une methode sociologique, un concept ideal-typique est indissociable du raisonnement comparatif dont il est issu. II se refere toujours (que je l'emploie dans une comparaison ou dans un recit), non a une seule individuality historique mais a une serie structuree de «cas», que je designe en bloc dans le concept, mais que j 'utilise, lorsque je raisonne, comme une sfrie construite, susceptible d'etre parcourue et soumise a nouvelles analyses. J'appelle «indexation» cette operation, que je crois etre a l'oeuvre en tout con- cept sociologique, et qui associe a la definition par proprietes abstraites le maintien de la designation portant sur des cas en leur singularity Lindexation d'une signification sur du singulier change la nature de la designation lorsque celle-ci porte sur une serie de «cas» contextualises, dont la comparability repose sur des descriptions qui ne sont que partiellement definies.

II serait vain de croire pouvoir definir integralement par des proprietes transhistoriques et en oubliant tout exemple (e'est-a-dire comme un «cas vir- tuel» qui garderait un sens en Tabsence de tout exemple) un compromis poli- tique comme celui que nous identifions pourtant clairement en disant que e'est un pouvoir «cesaropapiste», y compris, bien sur, en de nombreuses situations oil ne sont plus concernes ni Cesar ni le Pape. Comprendre ce que signifie un tel «type» historique, tant pour le destinataire que pour le cons- tructeur d'un raisonnement d'imputation causale faisant intervenir ce concept ideal-typique, suppose un acte semantique irreductible a la descrip- tion «attributive», qui fait tout le sens d'un pur nom commun, et pourtant distinct de la designation pragmatique d'une ou plusieurs singularites par un pur nom propre. En ses usages descriptifs, et plus encore argumentatifs, un tel concept suppose en effet que Ton mobilise la connaissance partiellement deictique qu'il a existe - et que d'autres enqueteurs ou temoins ont longue- ment decrit, mais dans des langages theoriques organises par des pertinences ordonnees aux besoins de raisonnements differents - un Basileus de Byzance, des souverains protestants anglais et allemands investis du pouvoir episcopal supreme, une autocratie russe ou encore - a des degres differents ou dans des formes differentes de la domestication de la pretrise par la sou- verainete politique - des empereurs chinois, des souverains turcs ou perses, une royaute pharaonique, etc. De meme, si Ton veut utiliser dans un raison- nement la nomination par un concept du conflit interne qui s'est si souvent noue, dans l'histoire des religions, entre le «charisme d'institution» (celui

41 K. Donellan, loc. cit.

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que revendique le prophete de fondation ou de refondation), on ne peut for- muler ou transmettre le sens des mots qui rendent de vastes ensembles de faits plus intelligibles au travers de ces concepts weberiens, sans jamais se referer a l'histoire singuliere des tensions, des conflits ou des accommodements entre PEglise et les ordres monastiques qui se sont succedes en Occident.

Je ne peux pas davantage definir transhistoriquement les concepts de «hierocratie», de «theocratie», de «monachisme», qui interviennent neces- sairement dans ma defintion theorique du «charisme destitution », sans que mon concept se refere, si je ne veux rien perdre de sa capacite historique a conceptualiser la serie de cas jouant un role comparatif, a la configuration de causes et de traits singulieres qui ont, dans le lamaisme thibetain ache- mine le bouddhisme vers une «Eglise de moines», ou a ceux, tout a fait diffe- rents, qui ont fini par le marginaliser politiquement en Chine ou au Japon. C'est dans Pensemble potentiel et heterogene des traits que ces deictiques designent, sans pouvoir les definir par une liste ou dans un systeme homo- gene, que le raisonnement sociologique peut decouvrir et fonder des relations explicatives nouvelles. Celles-ci supposent que des pertinences qui n'etaient que virtuelles deviennent des pertinences en acte; et cette actualisation ne s'opere que dans un processus qui est a la fois d'extension du questionnement a de nouveaux «cas» et de restriction du champ de validite du raisonnement aux seuls contextes qui sont «apparentes» par ce raisonnement.

Mon analyse ne vise qu'a expliciter le fonctionnement referentiel de ces semi-noms propres d'entites collectives que sont les concepts descriptifs des sciences sociales dans Pargumentation sociologique. L'originalite semanti- que de la description et de la designation qu'ils associent les distingue tout autant de la nomination d'une «identite specif ique» par des proprietes gene- riques que du pur nom propre qui renvoie pragmatiquement a la designation de Pindividuel en tant que tel. Jouant un role semantiquement et argumenta- tivement actif, de tels appuis deictiques de la nomination descriptive sont toujours presents, dans les noms communs du sociologue, de Panthropolo- gue ou de Phistorien. Uassociation du sens et de la designation qui decrit dans le langage sociologique un type historique comme singularity histori- que (collective) ne se reduit done pas au geste par lequel on presente quelqu'un a quelqu'un d'autre, ni meme au role typologique que joue deja le nom propre dans le langage commun: e'est toute la difference entre une operation d'usage commun et une operation de methode scientifique42. Uelaboration theorique d'une operation spontanee de Pintelligence natu- relle ne disqualifie pas une demarche scientifique. Toutes les operations dis- cursives, y compris les plus rigoureuses et les plus formalisees, ont un sens dont on retrouve toujours la figure antepredicative dans une operation du langage naturel : e'est aussi le cas des operations les plus eloignees de Popera- tion typologique, et par exemple celui de Poperation de falsification, elle aussi pratiquee au coup par coup dans les essais/erreurs de Pintelligence technique.

42 Le raisonnement, op. cit., pp. 379-382.

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V. Y A-T-IL VRAIMENT UNE THEORIE DE LA CONNAISSANCE SOCIOLOGIQUE?

ET N'Y EN A-T-IL QU'UNE?

Ces quelques elements de description n'isolent qu'un des traits de la struc- ture logique des T2 sociologiques qui sont au principe de leur pluralite addi- tive, comme de la difficulty de hierarchiser leurs apports scientifiques dans Thistoire de la discipline. Mais ils permettent d'introduire a la discussion, sans pouvoir la developper ici, (1) du probleme de la forme et de Putilite d'une Tl de la connaissance sociologique et (2) des problemes poses par la formulation des principes de toute Tl ayant une visee descriptive a posteriori.

1. Une Tl en danger de polymorphisme

Une Tl definie a priori, c'est-a-dire sur la base d'une analyse philosophi- que ou sur une intuition theorique de «fondation», comme il en a pullule dans Phistoire des sciences sociales, peut sembler le meilleur candidat au role d' index theoretico-empirique capable de definir sans contradictions internes (assertoriques et logiques) les principes de la connaissance sociologique con- duisant en toute necessite a des methodes ou des operations specifiques. Mais precisement, on n'a jamais assiste, dans les sciences sociales, a la fon- dation reussie d'un paradigme, analogue a la refondation de la physique par laquelle Galilee a ouvert, a partir de son « intuition theorique » du principe d'inertie, le champ axiomatiquement coherent dans lequel s'inscrit encore aujourd'hui toute physique mathematique. Ou plutot il n'y en a eu que trop: trop d'ecoles, d'oeuvres fondatives ou refondatives, de chantiers momenta- nement exemplaires, de programmes gages sur Pavenir de la recherche, de methodologies promises a la tache de revolutionner la theorie (ou vice versa), de definitions prealables de la sociologie ou du fait social, tous commence- ments ou recommencements sans autre posterite, le temps passant, que repe- titive ou syncretique. Trop de Galilees ou de Newtons presumes ne valent pas mieux qu'aucun, s'il s'agit d'imposer, par sa fecondite continuee dans Phis- toire des sciences, Pevidence ordinatrice et stimulante d'un index. Les plus prometteuses ou les mieux pensees des sociologies fondatives ou refondati- ves sont autant de Tl possibles. Autant dire qu'aucune ne rend compte de guere autre chose que des travaux inscrits dans une T2 particuliere pour les besoins de laquelle un Manifeste d'ecole s'est proclame Tl.

S'il s'agit, au contraire, de rechercher a posteriori, par une analyse des- criptive portant sur tous les travaux inter-reconnus comme sociologiques par tous les sociologues (ou presque), ce qui dans la sociologie est scientifique et ce en quoi consiste cette scientificite, la formulation d'une telle tache definit assez raisonnablement Pinteret operatoire d'en extraire une Tl indicative43:

43 Je remarque une fois de plus que je suis en complet accord avec Boudon lorsqu'il affirme, a contre-courant du «scepticisme» et du «post-modernisme» dominants, que les

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il ne s'agit pas d 'autre chose que de la tache d'explicitation qui incombe nor- malement a une epistemologie descriptive. Mais c'est alors un autre poly- morphisme qui menace la formulation de Tl. La voila placee devant le choix, deja decrit ci-dessus,

(a) de devoir multiplier les principes de Tl pour rendre compte des ope- rations de certaines des «meilleures» T2, celles qui ont fait travailler le plus fructueusement une methode scientifique; ou

(b) de reduire le nombre de ces principes au strict minimum epistemolo- gique pour ne laisser hors du champ de validite theorique de Tl aucune T2 ayant un jour permis fut-ce une bribe de connaissance qui ne lui preexistait pas dans le savoir commun.

Rester coherent dans le propos de caracteriser a posteriori oblige evidem- ment a privilegier le deuxieme terme de Palternative. Jusqu'ou? est une autre question qui obligerait a un detour par le bilan complet des connaissances sociologiques.

Les trois principes d'une Tl essayes ci-dessus constituaient un compro- mis descriptifdont il faut avouer qu'il contient une part d'arbitraire philoso- phique: quelque chose comme un postulat intuitif visant a isoler le noyau epistemologique de toute une histoire des sciences sociales. Quand elle n'est pas portee, pratiquee, interiorisee et perpetuee par un consensus propre a l'ensemble d'une communaute scientifique, il faut avouer qu'une Tl privile- gie toujours une lecture de l'esprit scientifique, qui fonctionne chez le des- cripteur comme un principe originaire de la definition de toute intelligibility proprement scientifique, une pre-Tl en somme, ou mieux une Ur-Tl. Laquelle etait sans doute fondee ici dans le principe bachelardien qu'«il n'y a de science que du cache ». Et a condition d'aj outer que cette assertion prend necessairement un sens plus particulier en sociologie puisqu'elle y definit une matrice «regionale» des hypotheses fortes: le « cache » social

raisonnements sociologiques qui ont ete mis en oeuvre dans les theories comparatives elaborees depuis le XIXe siecle sont des raisonnements scientifiques au meme titre que ceux d'autres scien- ces (loc. cit.y pp. 2-3, 7-9). Cexemple, que prend Boudon, d'un raisonnement de Tocqueville iso- lant l'opposition d'une religiosite partagee entre des sectes multiples a une religiosite d'Eglise dominante pour expliquer la difference historique de leurs rapports a TEtat en France et aux Etats-Unis (loc. cit.y pp. 6-7) est un bon exemple de la situation empirique dans laquelle rai- sonne tout sociologue. Et je pourrais tout aussi bien emprunter a Tocqueville qu'a Weber les schemes de raisonnement comparatif que j'ai utilises comme exemples. Mais on voit aussi pour- quoi 1 'accord total entre Boudon et moi-meme sur l'assertion que la sociologie telle qu'elle rai- sonne depuis toujours, et en ce texte de Tocqueville en particulier, est une science, n'empeche pas un disaccord sur la formulation de la Tl qu'il faut extraire du raisonnement (tocquevillien, weberien, etc.) pour caracteriser cette scientificite. Dans mon analyse precedente, j'essaie de montrer pourquoi on ne peut dire, comme Boudon, que: «Au total, la theorie de Tocqueville est aussi scientifique et objectivement valable que, disons, la theorie de Huygens sur le pendule» (p. 8). «Aussi scientifique» j'y applaudis, mais pas dans le meme sens, pas par reference a la meme Tl, au meme index de scientificite.

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qu'il s'agit de decouvrir peut etre decrit comme un « secret » qu'on suppose etre, d'une maniere ou d'une autre, fonctionnel du point de vue d'un fonc- tionnement social (a decouvrir). On voit que le sociologue qui se cachait der- riere l'invocation a Bachelard etait en l'occurrence Pareto, avec sa theorie originate des illusions socialement necessaires a tout fonctionnement social. La Ur-Tl qui muscle une Tl cache generalement une T2 de predilection. A Tinverse, si Ton ne veut pas trop retrecir l'espace des T2 autorisees par Tl, mon quatrieme principe (ci-dessus, p. 94) ferait partie, on l'aura remarque, du lot meme le plus appauvri de Tl, puisque toute sociologie (T2) qui n'est ni paraphrase du sens commun, ni pataques ou rupture de sens dans la methode d'enquete, ni sociographie sans concept, s'y trouve autorisee.

2. Un troisieme principe peu respecte

C'est celui qui commande de proscrire en toute explication proprement sociologique tous les elements impliquant, de pres ou de loin, un concept comme celui de «nature humaine» ou supposant une «naturalite» de l'his- toire. Lever cette proscription ouvre immediatement une vaine chasse aux «lois de l'histoire» ou aux structures intemporelles de la nature humaine. Cette chasse n'est pas seulement vaine mais dangereuse pour la clarte asser- torique des explications: le prestige theorique qui s'attache a ce gros gibier intellectuel a toujours conduit les poursuivants a se contenter de peu plutot que d'avouer avoir fait chou-blanc: a defaut de «lois» veritables, que de fla- tus vocis dans la gibeciere sociologique des grandes theories nomologiques ! Je ne vois pas comment les sciences sociales pourraient, de quelque maniere qu'elles les reconstruisent, parler de leurs objets par definition historiques et culturels sans en tirer dans leurs theories cette consequence qui n'est que de coherence assertorique. La discussion pourrait evidemment devenir inter- minable parce qu'on voit aussitot se lever comme autant d'objections les nombreux travaux sociologiques qui ont fait place, en un point ou un autre de leurs theories, a des «invariants»: «residus», «propensions», «besoins», «pulsions», «pre-requisits du fonctionalisme», etc. Qui de nous peut se dire exempt de cette inattention sociologique, au detour d'un concept et d'une explication, au moment precisement ou sa theorie se trouve a court de rai- sons sociologiques formulables dans son vocabulaire propre de description? Pareto a meme construit toute sa demarche classificatrice sur une analyse des « derivations » conduisant a l'identification de «residus» qui ont bien chez lui le statut d'invariants explicatifs.

Mais, en meme temps, cette discussion n'est pas determinante pour notre propos. Le foisonnement des infractions ne met pas en cause la valeur signa- letique du principe n° 3, des lors qu'il ne s'agit pas de le faire figurer dans une Tl valant pour toutes les sciences de l'homme. II est certain, qu'en leur visee differente de celle de la sociologie, ces sciences inscrivent bien dans leur Tl la vocation a decrire des structures universelles, soit en leur forme nomo- logique (neuro-sciences, psychologie cognitive) soit en leur forme clinique

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(psychanalyse). Mais, lorsque la sociologie laisse ressurgir en son discours explicatif Puniversalite de connaissances qu'elles n'a pas produites, Tl nous dit simplement que la sociologie fait silence. Son troisieme principe nous donne a entendre ce que signifie ce silence. II n'est vraiment genant que si la sociologie croit etre en train de parler en son espace assertorique. Des connaissances venues d'ailleurs n'ajoutent rien au pouvoir explicatif d'une theorie sociologique qui a reussi a expliquer quelque chose; et encore moins a celui d'une theorie qui echoue en tant que theorie sociologique. Une theo- rie sociologique ne peut en sa coherence assertorique qu'alleguer du social pour expliquer du social.

Le principe n° 3, exigeant en langage durkheimien d'expliquer le social par le social ou, en langage marxien, de ne connaitre les faits sociaux qu'en tant que produits historiques, exprime ici une exigence qui me semble propre a la construction theorique de tout objet scientifique par une discipline particu- liere: une theorie ne peut parler un sabir ou un pidgin theorique. Le troisieme principe n'exprime done pas la revendication corporative que «le social » soit a considerer comme une « chose » reelle dans le monde empirique, un objet qui serait reellement distinct de Pobjet des autres sciences de Phomme; pas davantage Pambition, qui serait alors proprement «sociologiste» de rendre compte sociologiquement de toute la realite humaine en sa diversite empiri- que, mais seulement l'exigence - dans la construction des objets theoriques bien formes comme dans les protocoles empiriques bien penses, et done dans le raisonnement explicatif - de ne jamais abdiquer le droit theorique k P inter- pretation sociologique, de ne pas recourir a une theorie ou une hypothese empruntee a une autre science tant que Pefficacite des methodes duplication proprement sociologique n'a pas ete eprouvee le plus loin possible. II premunit en somme la demarche sociologique contre Pillusion d'expliquer quelque chose alors precisement qu'elle n'explique plus rien lorsqu'elle importe dans sa T2 des fragments d'une T2 relevant d'une autre Tl.

Weber avait deja argumente contre P incoherence scientifique qui consiste a faire entrer dans le schema theorique des explications propres a une science historique des connaisances (psychologiques, physiologiques, genetiques, etc.) qui, meme lorsqu'elles ont une provenance scientifique, voient necessai- rement leur sens scientifique s'alterer dans et par une utilisation etrangere a leur sens theorique originaire: elles revelent alors une limite ou un echec de Pexplication qu'elles scellent d'un «N'allons pas plus loin». Ce n'est pas une T2 sociologique qui se developpe dans un tel manquement au principe n° 3 de la Tl, mais un vide. II est done, en un sens, indifferent a la theorie - mais non pour la coherence assertorique du discours - de le voir se rem- plir de phrases non-pertinentes a la theorie, que celles-ci soient metaphysi- ques ou non. En fait, de tels enonces sont necessairement metaphysiques puisque, meme lorsque son origine est scientifique, une connaissance se met a asserter metaphysiquement dans un lieu theorique qui n'est plus le sien. Pour une theorie scientifique tout lieu etranger a celui ou elle definit les epreuves empiriques qui lui sont propres est un lieu de liquidation de son sens scientifique.

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En notre epoque d'«interdisciplinarite» le plus souvent maniee sans exi- gence theorique aucune, Pinteret du troisieme principe est done de rendre attentif au fait que Pinter-disciplinarite exigerait elle aussi, pour etre prati- quee dans le cadre d'une science empirique, ses schemes theoriques cohe- rents. Une T2 nouvelle est exigible si Ton veut inscrire une recherche interdis- ciplinaire dans un langage theorique qui lui soit adequat, si Ton veut qu'elle constitue, pour les disciplines concernees, autre chose qu'un moyen de met- tre une rustine d'importation sur des echecs explicatifs, des lassitudes de Panalyse ou des non-savoirs.

3. Le deuxieme principe dans la tourmente phenomenologique

Le deuxieme principe a, lui, tourmente la formulation des T2 tout au long de l'histoire de la sociologie. II est impossible, en effet, que le sens sub- yecfr/accorde par les acteurs sociaux a leurs actes - et dont le travail d'objec- tivation propre a une description sociologique refuse, par ce deuxieme prin- cipe, de rester captif - n'entretienne pas cependant quelque rapport, varia- ble selon les T2, avec le sens objectif que lui confere sa reconstruction dans le cadre et selon les methodes d'une T2 particuliere. L'absence de tout rap- port entre sens subjectif et sens objectif des conduites sociales transformerait l'exigence methodologique d'objectivation en postulat objectiviste et par la toute T2 en dogme naturaliste: une sociologie totalement objectiviste serait une science naturelle. Le deuxieme principe ne Pexclut pas, mais Phistoire de la sociologie montre qu'aucune sociologie nomologique n'a pu se constituer sur cette base naturaliste. Non qu'aucun sociologue n'ait eu cette tentation, mais les T2 ambitieusement construites pour hater cette revolution scientifi- que - et qui relevent alors d'une autre Tl, le plus souvent inspiree de Pindex galileen - n'ont pas enregistre les resultats nomologiques qui auraient justi- fie un tel renoncement a rendre compte du sens subjectif des actes sociaux.

C'est dire que, des Porigine, l'histoire theorique de la sociologie est celle d'incessantes tentatives pour reussir a formuler, dans le cadre d'une methode d'objectivation, une construction des faits et une logique des raisonnements sociologiques qui soient capables d'expliquer, d'interpreter, de rendre compte de, de fonder, de constituer... bref, de retrouver quelque chose du sens subjectif des actes (de ses structures, de ses contenus, de ses categories, etc.) a partir du sens objectif construit par des indicateurs externes. Des analyses de Max Weber qui s'est escrime a construire sans contradictions les concepts et les demarches d'une sociologie qui, pour etre science empirique de son objet («P interaction sociale»), ne peut etre qu'une sociologie a la fois d'« explication » et de « comprehension » (intellectuelle) des co-occurrences historiquement observables, jusqu'aux T2 d'aujourd'hui et a la multiplica- tion de leurs schemes consacres au denouement, toujours a venir, de ce debat, on pourrait caracteriser cette zone de la construction theorique comme celle d'une phenomenologie sociologique qui jouxte souvent de tres pres le discours philosophique, mais dont les concepts restent cependant

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inscrits dans l'espace problematique que le 2e principe designe a toute T2 sociologique.

On comprend pourquoi dans un tel espace assertorique la theorie sociologique se mele souvent assez intimement non seulement a celle des disciplines psychologiques, mais aussi a la theorie philosophique qui, en ses courants phenomenologiques precisement, a propose une forme de description de l'experience des phenomenes au plus pres de sa fonction «constituante» et de leur structure «vecue». C'est autour de ce principe, imposant le recours a une methode d'objectivation, que la Tl classique, qui maintient a minimis ce que sociologie veut dire, se trouve le plus chahu- tee. C'est sur ce terrain theorique que renait le plus constamment le debat qui consiste a savoir qui fait encore de la sociologie et qui n'en fait plus, qui est fidele a Tl et qui ferait mieux d'aller ailleurs s'en fabriquer une autre. Bref, s'il y a des courants d'air entre theorie sociologique et theorie philosophique ils sont la plus vifs qu'ailleurs. Le principe n° 2 est celui qui ferme le plus mal la frontiere entre le discours sociologique et toutes les autres formes du discours interpretatif : s'il verrouille il se fait gendarme objectiviste; s'il accueille on le somme d'ouvrir encore plus largement les portes a un flux d'entrants dont le passeport phenomenologique couvre toutes sortes de naturalisation hatives.

La question de la nationality disciplinaire de P«ethnomethodologie» fournirait ici un exemple topique du jeu de tous les sociologues avec le deuxieme principe. C'est en quelque sorte devant le tribunal de la Tl (incar- nee en l'occurrence par YAssociation americaine de sociologie) que Lewis Coser defera avec quelque fracas, en 1975 on s'en souvient, les pretentions de ce courant de recherche, de plus en plus visible aux Etats-Unis et qui per- sistait a se dire « sociologique ». C'etait meme, plus precisement, le principe n° 2 que nous avons nomme «durkheimien» dont s'autorisait le procureur pour conduire, non sans rigueur theorique, l'accusation. Ce sont, en ce lieu de la centralite sociologique aux USA, des jures mertoniens, done attentifs a l'attendu durkheimien qu'il prenait a temoin:

«Les buts que Vethnomithodologie poursuit sont agressivement denues de tout contenu theorique ayant rapport avec la sociologie. Elle se limite elle- meme a Vobservation concrete des codes de communication, des categories subjectives, des gestes accompagnant une conversation (...).

Ignorant lesfacteurs institutionnels en general, et la centralite du pouvoir dans Vinteraction sociale en particulier, elle se restreint a la description des fagonspar lesquelles les acteurs individuels et les etudiants rendent compte de leurs actions.

Elle soutient qu'aucune approche objective generalisante n'est possible dans les sciences sociales qui, par leur nature meme, ne pourraient fournir que des descriptions idiographiques. Dans certaines versions de I'ethnomethodo- logie, Vintersubjectivite est consciemment niee (...).

(En depit de la diversite contradictoire des courants qui la composent) la seule chose qu'ils semblent encore partager est le rejet de la possibility d'une etude et d'une explication objectives de la societe et de son histoire, ainsi que

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la celebration de ce vieux cheval de bataille allemand qu'est la philosophie idealiste.» Etc."

Le verdict a prononcer en ce proces n'interesse pas notre propos; mais seulement le fait que le debat sur les methodes d'objectivation et la place qu'elles font a Pecoute du sens subjectif se revele ancien et toujours d'actua- lite. Le deuxieme principe enonce au point le plus sensible d'une Tl de la connaissance sociologique ; il enonce en somme la difficulty centrale de toute sociologie scientifique. De la que les T2 qui Pinterpretent le plus libre- ment le revendiquent pourtant comme garant de leur scientificite. Dans les reponses ethnomethodologiques a Coser qui se sont multipliees depuis son fracassant requisitoire, on trouvera meme des argumentations presentant Petude des «activites structurantes qui assemblent les structures sociales»45 comme la contribution la plus concrete a la sociologie des structures objecti- ves, puisqu'elle est menee, nous dit-on, sur le terrain meme des interactions qui instituent les structures dans la quotidianite du «travail d'institution». Garfinkel lui-meme argumentera de maniere plausible en 198746 que ses Stu- dies in Ethnomethodology47 peuvent se lire comme une relecture de «Papho- risme de Durkheim» selon lequel «la realite objective des faits sociaux est le principe fondamental de la sociologies II y a, on le voit, relecture et relec- ture. Disons seulement, pour situer en ce point la difficulty theorique et methodologique d'une Tl de la connaissance sociologique, que le deuxieme principe est sans doute le plus relu, et avec des lunettes fort differentes. C'est ici que le sociologue choisit Pusage qu'il fait de la philosophie, ou le philoso- phe, passager clandestin ou porte-cjrapeau, qu'il embarque pour ramer sur sa galere scientifique. Parmi les relectures de Phistoire de la sociologie et de ses rapports avec la philosophie autour de ce noeud gordien, je vous laisse a deviner si la conference de Bourdieu, a PUniversite de San Diego en 1986, etait philosophique ou sociologique lorsqu'elle proposait comme solution «la dialectique» (de la T2 de son auteur) entre «les deux moments objecti- viste et subjectiviste». Si les philosophes pouvaient etre convies a ce debat, Sartre ne serait pas un des plus mal places pour faire valoir Paide que sa theo- rie du «pratico-inerte» a apporte aux sociologues en sa Critique de la Raison dialectique. II faut constater que P interpretation du deuxieme principe com- mande les choix de methode les plus determinants de la sociologie et que c'est bien parce que les T2 fluctuent sur les reponses en acte qu'elles donnent a la definition de «Pobjectivite» que Pon voit ici les philosophemes se meler plus intimement qu'ailleurs aux sociologemes.

44 L. Coser, Presidential Adress: Two Methods in Search of a Substance, « American Sociological Review» 40, 6, dec. 1975, pp. 691-700.

45 H. Mehan. H. Wood, De-secting Ethnomethodology, «The American Sociologist)), 11, 1976, pp. 13-21.

46 Colloque «Analyse de Paction et analyse de la conversation)), MSH, Paris, 1987. 47 Premiere edition: Englewood Cliffs (NJ), Prentice Hall, 1967.

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4. Le quatrieme principe

Si Ton me consent de terminer, off record, par une plaisanterie sur la Tl sociologique, en appelant bachelardien le principe n° 1, durkheimien le prin- cipe n° 2 et weberien le principe n° 3, j'appellerais non certes passeronien mais franciscain mon quatrieme principe, celui de la «pauvrete» du pouvoir d'organisation synthetique propre a toute theorie sociologique (T2). C'est la le principe cher aux sociologues desabuses, qui ne jettent pourtant pas le manche (empirique) apres la cognee (theorique), en depit des deceptions de la discipline. Le quatrieme principe affirme en somme que c'est dans les sciences sociales, lieu des plus grandes debauches d'energie theorique que le sens theorique (en Tl) de ce que signifie une theorie empirique (T2) est le plus faible, le plus minimal si on veut. Mais il affirme aussi que ce sens mini- mal n'est pas rien, puisqu'il definit, en sa coherence epistemologique, le sens assertorique des propositions sur le monde par lequel la theorie scientifique d'une science historique fait parler les resultats de ses epreuves empiriques.

La sociologie est une science empirique en ce sens seulement, mais en ce sens au moins, qu'elle pratique avec methode des enquetes (historiques, ethnographiques, documentaires, statistiques, etc.) dont les concepts des- criptifs comme les schemes qui les articulent sont a volonte, et de quelque theorie qu'ils viennent, tous deux qui lui permettent d'enqueter empirique- ment d'une maniere inedite. L'inedit - le non-su remplace par un savoir - s'entend solidairement des questions que formulent ces schemes et des resul- tats qu'ils procurent. En sociologie comme ailleurs, un scheme theorique est indispensable pour formuler un langage de description donnant ses chances a ̂ augmentation de la connaissance empirique. II arrive, en notre discipline, que le scheme prenne quelque ampleur theorique et que les enquetes attei- gnent au volume d'un grand chantier ; mais cela ne prejuge jamais de l'avenir paradigmatique de la recherche sociologique ni ne decide du sort des autres theories.

L'efficace scientifique d'une theorie commence a se faire sentir quand une recherche parvient a construire, pour les besoins de son auscultation du monde, un «univers du discours» specifique, qui ne se deduit pas d'une autre deja pratique dans une description (commune ou savante). Du point de vue strictement formel, il y a « theorie » des qu'un univers du discours articule deux concepts et une operation: la classification la plus simple n'a besoin pour construire sa coherence semantique que de deux concepts (1 'animal comme « genre » et la propriete de «raisonnable» comme « difference specif i- que» de l'espece «homme») ainsi que de Poperation de negation qui engen- dre la «classe complementaire» de l'animal raisonnable. Mais precisement, le quatrieme principe n'enonce pas seulement sur les proprietes logico- formelles d'une theorie sociologique, il nomme une propriete proprement semantique des theories empiriques qui sont capables d'augmenter notre connaissance du monde historique. Obligeant du meme mouvement la recherche en sciences sociales a «des exemplifications multiples et semanti- quement conjointes», il impose d'introduire dans la structuration d'une

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Page 47: Jean-Claude Passeron, De la pluralité théorique en sociologie: théorie de la connaissance sociologique et théories

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theorie des exigences specifiques capables de mettre en branle heuristique- ment une methodologie empirique d'analyse du social. Ce n'est pas en socio- logie la structure plus ou moins generale ou universalisable d'une theorie qui definit sa fecondite mais la structure des exigences empiriques auxquelles sa formulation conceptuelle empeche d'echapper et que les schemes theoriques deja existant ne formulaient pas. Est theorie empirique en sociologie tout scheme assertorique, meme minuscule, qui oblige a une enquete qui n'aurait pas 6te concevable sans lui. Difficile d'aller plus loin. Mais j'avais deja com- mence par la.

SHADYC Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Marseille

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