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J’HAÏS LES ANGLAIS ROMAN NOIR FRANÇOIS BARCELO

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J’HAÏS LES ANGLAISROMAN NOIR

FRANÇOIS BARCELO

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Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication, et la SODEC pour son appui financier en vertu du Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Gouvernement du Québec — Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC

Conception graphique de la couverture : Marc-Antoine RousseauConception typographique : Nicolas CalvéMise en page : Marie BlanchardRévision linguistique : Annabelle MoreauCorrection d’épreuves : Jenny-Valérie Roussy

© François Barcelo et Coups de tête, 2014

Dépôt légal — 2e trimestre 2014Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada

ISBN papier : 978-2-89671-120-8 | pdf : 978-2-89671-121-5 ePub : 978-2-89671-122-2

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection des droits d’auteur.

Tous droits réservés

Imprimé au Canada sur les presses de l’imprimerie Lebonfon.

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J’haïs les Anglais.C’est ce que je me répète depuis ce matin, pour

me donner le courage de me lancer dans ma nouvelle carrière de braqueur de banque, dont les Anglais sont, sans le savoir, les initiateurs.

J’ai toujours haï les Anglais, du plus loin que je me souvienne. Pour des tas de raisons que je peux résumer en quelques mots et dates, sans ordre particulier.

Les plaines d’Abraham. Le rapport Durham. Les rébellions de 1837 et 1838. La Loi des mesures de guerre. La conscription. Les référendums de 1980 et 1995. Stephen Harper. Le rapatriement de la Constitution. L’élimination du registre des armes à feu. Russell Williams. Les orangistes. Rob Ford. Le coup de la Brinks. La déportation des Acadiens. Richard Henry Bain. Les votes ethniques. Je peux

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ajouter Hiroshima, Nagasaki, Guantanamo et Lac-Mégantic, puisque les Américains sont pour la plu-part des descendants d’Anglais et portent des noms d’Anglais.

Je remplirais facilement deux ou trois pages comme ça. Mais ces dates, noms et évènements devraient suffire à démontrer pourquoi je déteste les Anglais. À mon avis, toute personne qui n’est pas anglaise devrait faire comme moi. Rien ne l’y oblige, bien entendu. La détestation, c’est comme la ban-daison, ça ne se commande pas, chanterait Brassens.

Et je dois reconnaître que j’ai la rancœur tenace, puisque la plupart des évènements se sont produits bien avant ma naissance.

Pourtant, pendant les vingt-huit premières années de ma vie, je ne leur en ai jamais voulu personnelle-ment, aux Anglais. Je n’avais pour eux qu’une haine quasiment abstraite. Parce que, jusqu’à récemment, rien de tout ça ne me touchait directement. Sans compter que, dans plusieurs cas, c’étaient des his-toires dans lesquelles des Québécois (Pierre Elliott Trudeau, pour ne nommer que celui-là) avaient joué un rôle important.

Si je détestais les Anglais au point de faire une double faute en disant « j’haïs » (sans h aspiré et avec un tréma sur le i), c’était de façon générique, pourrait-on dire. Je les détestais tous ensemble et non à titre individuel. Par exemple, si j’avais vu quelqu’un se noyer en appelant à l’aide en anglais et si j’avais su nager, j’aurais probablement été tenté de lui sauver la vie.

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Ce n’est plus le cas, maintenant. D’abord, parce que je n’ai toujours pas appris à nager. Et surtout parce que j’ai été attaqué personnellement par les Anglais. À l’endroit où ça fait le plus mal : dans mon portefeuille.

Cela exige une longue explication.La Trans-Colonial Bank of Canada (qui se pré-

sente maintenant sous le sigle TCBC, de façon à maquiller sa raison sociale repoussante pour beau-coup de Québécois) vient d’ouvrir une succursale à Sainte-Cécile-de-Bougainville, la petite ville où je vis et travaille. Jusqu’à il y a deux mois, il n’y avait ici que la Caisse populaire de Sainte-Cécile-de-Bougainville et une succursale de la Banque québécoise (dont l’enseigne BQ échoue lamenta-blement à attirer les clients anglais). Depuis la fin de mars, en plein centre de Sainte-Cécile, trônent sur deux côtés (l’avenue de l’Église et la rue Basile-Routhier) d’immenses panneaux de la TCBC. C’est le coin le plus convoité de la place Ô Canada, juste en face du presbytère transformé en maison de la culture. On ne voit que ces enseignes, surtout la nuit, parce qu’elles sont lumineuses et que le budget de cette banque autorise tous les gaspil-lages d’électricité. Le jour aussi, leurs lettres jaunes encadrées de noir sur fond rouge vif dominent, alors que les enseignes de la Caisse pop (vert et blanc) et de la BQ (bleu et blanc) semblent avoir été conçues pour se marier au paysage dominé par les arbres et le ciel.

Et ça marche fort, pour la TCBC.

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Je ne sais pas combien la Caisse pop a perdu de clients, mais la BQ a pour sa part déjà perdu 16 % des siens (sans compter ceux qui ont ouvert un compte à la TCBC sans fermer le leur) et 28 % de ses dépôts, en neuf semaines à peine.

Je le sais, parce que je suis le directeur adjoint de la succursale de la BQ à Sainte-Cécile-de-Bougainville. J’exagère un peu, parce que j’ai la fonction sans le titre. En réalité, je suis employé par une agence. Lorsque j’aurai fait neuf cents heures de travail, je pourrai devenir le directeur adjoint en titre. Cela devrait arriver dans cinq ou six semaines. Mais c’est loin d’être assuré, maintenant que la TCBC est entrée en scène.

Avec moins de cinq mille habitants, seuil qui nous permettrait de nous proclamer petite ville, Sainte-Cécile est un gros village. Mais trop petit pour trois institutions financières, et je ne serais pas étonné que la BQ ferme ses portes à plus ou moins brève échéance. Il est déjà question de réduction de personnel. Va-t-on congédier la directrice ou une des six caissières qui peinent plus que jamais à se relayer depuis que la TCBC a décidé d’ouvrir le samedi et le dimanche, ce qui nous a forcés à faire la même chose ? Non, bien sûr. La seule personne dont on peut se passer, c’est évidemment le futur directeur adjoint, qui n’a aucune espèce de permanence tant qu’il n’aura pas fait ses neuf cents heures. D’autant plus que je n’ai pas tout à fait la formation nécessaire pour ce poste. J’ai un bac en histoire et le strict minimum de connaissances en comptabilité pour occuper mes fonctions.

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Alors, voilà : à cause de cette damnée TCBC, je risque de perdre mon emploi. Et je commence à haïr les Anglais pour des raisons tout à fait per-sonnelles et actuelles, et non uniquement histo-riques et collectives. On m’objectera que la TCBC a été rachetée par une banque de Hong Kong, ça ne change rien à l’affaire. Sur Internet, j’ai trouvé les noms des membres de son conseil d’administration. Que des noms anglais, à part un Paul Goulet dont je ne serais pas étonné qu’il ne parle pas un mot de français, à moins qu’il s’agisse du Québécois de ser-vice qui ne parle français qu’à la maison s’il n’a pas épousé une Anglaise pour grimper plus rapidement dans l’échelle sociale. Il n’y a pas un seul nom qui ressemble à un nom chinois. Il n’y a donc pas plus anglaise comme banque.

En principe, je serais plutôt favorable à la mondia-lisation. Nous portons des chemises fabriquées au Bangladesh par des miséreux, mais nous vendons dans le monde entier des avions assemblés dans la région de Montréal par des ouvriers bien mieux payés que moi. Nous y gagnons au change. Sauf que la mondia-lisation est automatiquement suivie – quand elle n’est pas précédée – par l’anglicisation.

Et ça tombe mal, parce que mon anglais est nul. J’ai été élevé à Sainte-Cécile-de-Bougainville, où il y a tellement peu d’Anglais qu’ils sont depuis tou-jours obligés d’apprendre le français s’ils veulent parler à quelqu’un d’autre que les membres de leur famille immédiate. Effet pervers : cela prive les fran-cophones de toute occasion de parler anglais. À

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l’école, nos profs d’anglais n’étaient pas plus bilin-gues que leurs élèves. Au cégep de Bougainville, les cours d’anglais n’étaient pas obligatoires pour mon diplôme d’études collégiales en arts et lettres. Pour le bac d’histoire, je suis allé à l’Université du Québec à Montréal. Ma veuve de mère a jugé qu’une heure de bus et vingt minutes de métro soir et matin coû-taient moins cher qu’un logement dans un quartier anglophone de Montréal, puisque c’était moi et non elle qui investissais ce temps de transport dans mes études universitaires. Ça tombait bien : j’étais plutôt content de me contenter du français.

Parce que je n’ai jamais été doué pour les langues. L’hiver dernier, j’ai passé une semaine dans un tout inclus en République dominicaine, et je n’ai appris qu’un mot d’espagnol : cerveza.

Donc, à part yes et no, mon anglais est inexistant. Ce qui m’interdit beaucoup d’emplois, dans le com-merce et la restauration, par exemple. Les patrons, même à Sainte-Cécile-de-Bougainville, insistent pour que leurs employés soient bilingues, parce qu’il n’est pas absolument impossible qu’un de ces jours un client anglophone unilingue se perde et pousse la porte de leur établissement. À la BQ, on m’a embauché parce que la directrice, madame Huard, sait que jamais des Anglais ne viendront ouvrir un compte chez nous puisqu’ils sont convaincus que les Québécois sont nuls en finance. Les rares anglos de la région étaient prêts à rouler deux fois dix-huit kilomètres pour faire affaire avec les banques anglaises de Bougainville, la ville la plus proche. Ils

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se sont évidemment précipités pour transférer leur argent à la succursale locale de la TCBC dès qu’elle a ouvert ses portes.

Si mon ignorance de l’anglais n’est pas nécessai-rement une raison suffisante pour haïr les Anglais (elle me forcerait à détester aussi des milliards d’êtres humains qui parlent d’autres langues que je ne connais pas), elle ne m’a jamais aidé à établir des liens constructifs avec eux. Et c’est peut-être là que se trouve le point de départ de ma décision de braquer la nouvelle succursale de la TCBC. C’est une banque anglaise qui est venue s’installer chez nous. Ils ont beau avoir du personnel francophone ou bilingue, il n’empêche que c’est une banque anglaise, d’origine anglaise, avec un sigle anglais et des patrons anglais même si les actionnaires sont chinois. Que je perde mon emploi est le dernier de leurs soucis. À moins que ça ne fasse partie de leurs objectifs.

J’ai donc parfaitement le droit, sinon l’obligation, de les combattre là où ça va leur faire le plus de mal : en leur enlevant leur argent. Et c’est ce que je m’ap-prête à faire.

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Après avoir mis en marche l’enregistrement de mes ronflements et monté le volume pour qu’on l’en-tende de l’autre côté de la porte, je sors du bureau de madame Huard avec mon sac de toile, qui contient la panoplie indispensable à mon vol soigneusement planifié. Je serais tenté de tout remettre à demain, mais je ne serai jamais plus prêt qu’aujourd’hui.

Je ferme à clé la porte du bureau en m’assurant qu’aucune des caissières ne regarde dans ma direc-tion. Ni aucun client, bien entendu, mais il n’y en a pas en ce moment. Ils sont de moins en moins nombreux, et on les voit surtout entre midi et deux heures.

Je n’ai plus qu’à emprunter le petit couloir qui donne sur la porte de la ruelle entre la BQ et la TCBC.

Je n’ai rien d’un spécialiste des braquages de banque. Bien entendu, j’ai suivi la formation de deux

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heures que la BQ nous a donnée en janvier sur l’art de réagir en cas de vol à main armée. L’enseignement du responsable des mesures de sécurité pour la protec-tion du personnel et des avoirs des clients se résume en cinq mots : « Ne faites rien, donnez tout. » Sans hésiter. Si nous avons la chance d’avoir un bouton d’alerte à portée de la main, nous pouvons appuyer dessus, à condition que le voleur n’ait aucune pos-sibilité de nous voir faire. Sinon, nous ne bougeons pas. Sauf si le bandit nous donne des ordres et alors nous obéissons sans rouspéter.

J’ai aussi été témoin, par vidéo interposée, d’un braquage réussi, à la BQ de SCDB. Rien de tragique. Le voleur est reparti avec le contenu des caisses et du coffre-fort : soixante-six mille dollars et des pous-sières.

Je n’étais pas là. C’était un lundi. Comme je tra-vaille le soir les jeudis et vendredis (plus les samedis et les dimanches toute la journée, depuis l’ouverture de la TCBC), j’ai congé tous les lundis. Le type de la sécurité de la BQ et le représentant de la compa-gnie d’assurance nous ont forcés à regarder au moins dix fois les enregistrements faits par les caméras de sécurité, tout nouveau modèle avec enregistrement sonore. Ils nous ont souligné les erreurs et omissions du personnel. Ils ont gentiment reconnu que les cais-sières avaient en général respecté le code de procé-dures. Mais ils ont surtout insisté sur les hésitations de certaines d’entre elles et sur le fait que notre vie est irremplaçable, alors que la Banque du Canada n’a qu’à appuyer sur un bouton pour remplacer

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des billets de banque. De toute façon, la BQ est assurée contre le vol – par une compagnie d’assu-rance dont elle est propriétaire, ce qui fait que c’est tout comme si elle ne l’était pas, a fait remarquer le représentant de ladite compagnie d’assurance, mais on nous donne officiellement l’ordre de ne pas en tenir compte.

Comme le voleur n’a toujours pas été arrêté après cinq mois, j’ai décidé de faire exactement comme lui lors de mon braquage à moi. Ainsi, on va croire que le même voleur a frappé de nouveau à Sainte-Cécile. Lui mettre mon méfait sur le dos n’est pas très élé-gant de ma part, mais l’imitation est la forme de flat-terie la plus sincère.

Je me suis procuré tous les vêtements et acces-soires nécessaires pour imiter ce hold-up-là. Surtout, grâce aux vidéos qu’on nous a fait voir jusqu’à plus soif, je me souviens des moindres faits et gestes du voleur. J’ai appris toutes ses répliques par cœur. Je me suis même entraîné à imiter son accent. Je crois qu’il vient de l’Ontario, parce qu’il parle un peu comme mon cousin et coloc Stef (né et élevé près de Sudbury), en roulant horriblement chaque r comme s’il y en avait trois. Le voleur avait une voix haut per-chée, je pense que c’est ce qu’on appelle une voix de fausset. Je ne sais pas si c’était sa vraie voix, mais j’ai appris à la simuler. J’ai fait des douzaines de répéti-tions, chez moi, devant le miroir de mon armoire à pharmacie, en l’absence de Stef, bien entendu. Je me suis enregistré et écouté pour vérifier que j’imite le voleur de la BQ à la perrrfection.

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J’ai choisi un mercredi après-midi juste avant trois heures pour mon méfait, même si ce méfait est plutôt un juste retour des choses. Mais je n’ose-rais pas me comparer à Robin des Bois. Pour com-mencer, c’était un Anglais : Robin Hood, de son vrai nom. Et surtout je n’ai aucune envie de par-tager mes gains avec les pauvres. J’en ai trop besoin moi-même.

Pourquoi un mercredi ? Entre autres raisons, parce que c’est ce jour-là que madame Huard est en congé. Elle suit des traitements de dialyse à Montréal et je suis, tous les mercredis, seul maître à bord de la BQ de SCDB, en ma qualité de directeur adjoint en formation. Mes responsabilités sont limitées, parce que j’ai pour instruction de ne prendre aucune initiative. Comme d’habitude, j’aide les clients à remplir des formulaires de demande de prêt ou de carte de crédit et je leur donne un rendez-vous avec madame Huard pour le lendemain.

Et pourquoi à trois heures de l’après-midi ? Parce que c’est une heure morte dans les rues de Sainte-Cécile. Personne ne se rend au travail ni n’en revient. Personne ne se rend manger au restaurant ou à la maison. Les ivrognes sont encore loin de l’heure de rentrer chez eux. À l’école secondaire, les cours se terminent à trois heures, les élèves et les profs ne sont pas au centre du village avant trois heures et dix. L’école primaire, elle, ne ferme qu’à trois heures et demie. Les commerces, vers cinq ou six heures. Tous les chiens du village ont été promenés en avant-midi. Les rares cyclistes et joggeurs du matin sont au

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travail, dans leur jardin ou devant leur écran d’or-dinateur ou de télévision. Et les vieux font la sieste au lieu de se traîner derrière leurs déambulateurs. À trois heures, les rues sont désertes, les trottoirs aussi. C’est l’heure idéale pour éviter les témoins.

De plus, la plupart des commerçants vont déposer les recettes des vingt-quatre dernières heures après le repas du midi, quand les clients commencent à se faire rares. Les bénéfices d’un braquage en milieu d’après-midi sont donc augmentés d’autant plus. Notre voleur n’était visiblement pas au courant, sinon il n’aurait pas commis son crime en avant-midi.

Depuis trois semaines, dès que j’ai commencé à échafauder mon projet, j’ai pris l’habitude, tous les mercredis, de prétendre que je fais la sieste, sur le canapé dans le bureau de madame Huard, qui est mon bureau ce jour-là (les autres jours, je travaille dans une aire ouverte, ce qui rend la sieste impos-sible). Je travaille sans arrêt depuis le matin et je mérite une pause.

À trois heures moins quart, j’ai mis en marche le CD d’une heure de ronflements que j’ai enregistré pour l’occasion avec mon ordinateur tout neuf et l’aide de mon cousin Stef, à qui j’ai dit que je dors mieux dans mon lit quand j’entends quelqu’un ron-fler. Et personne n’est autorisé à me déranger avant quatre heures moins quart, quand je cesse de ronfler.

Cet après-midi, je fais donc comme les mercredis précédents. Sauf qu’au lieu de m’enfermer dans le

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bureau et de faire semblant de dormir, je le ferme à clé de l’extérieur. Mon ronflement est tout à fait convaincant. J’ai donc un alibi parfait, pourvu que je sois revenu dans une heure. J’ai lu assez de romans policiers pour savoir qu’un bon alibi est le meilleur moyen pour un coupable de se prouver innocent, à moins que le témoin de son alibi ne change son histoire. Mais mon seul complice est le lecteur de CD de madame Huard et les lecteurs de CD ne se contredisent jamais.

Bref, je me suis efforcé de ne laisser aucun détail au hasard. Le problème des vrais criminels, c’est qu’ils ne planifient pas suffisamment leurs affaires. Prenez les Devil’s Own. Ils sont devenus le groupe criminel organisé le plus puissant du Québec. Mais quand on y regarde de plus près, on voit que la plu-part de leurs chefs ainsi que bon nombre de lieute-nants et de simples soldats sont en prison pour dix ou vingt ans, ou en attente de jugement, ou sur le point de se faire prendre, ou carrément décédés. Les criminels professionnels pensent que leur principale force, c’est la force. Et ils s’entretuent à qui mieux mieux au lieu de se partager les marchés et de vivre jusqu’à cent ans.

Les petits criminels indépendants ont souvent des carrières bien plus longues que celles des pro-fessionnels. Prenez le voleur de la BQ. Cinq mois après son braquage, il est toujours au large et on n’a aucune idée de son identité. À moins qu’il n’aille s’en vanter à des amis ou à des inconnus rencontrés dans des bars. Moi, je n’ai pas d’amis à part mon

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cousin Stef – et c’est autant un coloc qu’un ami – et je ne vais jamais dans les bars.

De plus, je suis religieusement la recette d’un as qui a réussi son coup sans le moindre accroc. Et j’ai préparé le mien avec le plus grand soin. Par exemple, j’ai dessiné un plan des lieux. Ça m’a permis de bien évaluer les distances et l’horaire.

La porte du bureau de madame Huard donne sur un petit couloir qui donne à son tour sur une porte de côté qui s’ouvre sur la ruelle entre la BQ et la TCBC. J’ai à la main un sac de toile gris, que j’apporte à la BQ tous les jours depuis trois semaines. Normalement, il ne contient que des sandwichs, un thermos de café et deux petits gâteaux : mes préférés, les rouleaux suisses. J’ai bu et mangé tout ça, bien entendu, de façon à faire de la place pour mon butin. Aujourd’hui, j’ai aussi emporté dans ce sac le maté-riel nécessaire à mon braquage.

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D’abord, un blouson noir qui ressemble à celui de mon voleur, sauf que le mien est réversible – blanc, de l’autre côté. J’avais déjà un jean, semblable à tous les jeans, y compris celui du voleur. Et des souliers de course, blancs comme les siens.

Il y a cinq taies d’oreiller, qui vont me servir à ramasser l’argent. J’en ai pris deux dans mon lit, deux autres dans mon panier à linge sale et j’en ai acheté une cinquième. Ce n’est peut-être pas exacte-ment le même modèle que ceux de mon voleur, mais c’est à s’y méprendre parce qu’elles sont plutôt pâles et c’est tout ce qu’on pouvait voir dans la vidéo : des sacs en tissu pas foncé.

J’ai aussi, soigneusement plié, un sac de toile des Canadiens de Montréal, tout à fait semblable à celui de l’autre. Et un passe-montagne avec une petite visière, comme l’autre. Pour les deux, c’est mon cousin Stef qui m’a dépanné. Je suis d’abord allé à Montréal en autobus. J’ai fait en vain le tour de trois magasins d’articles de sport à la recherche de ces deux articles indispensables à mon projet. Pas de sac des Canadiens, pour cause de rupture de stock. Ni de passe-montagne, ce n’est pas la saison.

Interrogé discrètement, Steve m’a dit que je trou-verais ça au magasin à un dollar, à Bougainville. J’y suis allé, à vélo. Et Steve avait raison : le sac m’a coûté deux dollars quatre-vingt-dix-neuf. Le passe-montagne, un dollar quatre-vingt-dix-neuf. À peine plus de cinq dollars, taxes incluses, pour le tout. Je suppose que le braqueur de la BQ n’était pas plus riche que moi.

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Au fond du sac gris, il y a surtout le revolver que je me suis procuré dans un grand magasin de jouets en banlieue de Montréal, le jour où mon cousin Stef m’a amené acheter des cadeaux pour l’anniversaire de son fils. Il est le seul à savoir que j’en ai un et il n’est pas du genre à me dénoncer. Il n’a même pas protesté parce que je donnais un jouet de gangster à son enfant. De toute façon, je vais le donner au petit dans deux semaines, le 18 juin, jour de son anniver-saire, si l’ex de Stef accepte qu’on aille à la fête du petit. On me dira que ce n’est pas très généreux de ma part, donner à un enfant un revolver en plas-tique qui a déjà servi. Je répondrai qu’il sera encore comme neuf, parce qu’un revolver jouet ne peut pas tirer.

Quand j’ai essayé le passe-montagne devant lui, Stef m’a demandé : « Coudonc, t’as-tu envie de voler une banque ? » J’ai ri, puis il a ri lui aussi, mais pas longtemps. Sans passe-montagne, je n’ai pas une tête de voleur.

Il n’y a personne dans la ruelle, mais je me cache entre deux grands bacs de recyclage à roulettes pour me déguiser. C’est vite fait : j’enfile le blouson du côté noir, je glisse le revolver dans une poche et je me coiffe du passe-montagne, mais sans le dérouler. Si quelqu’un me voit avant que j’entre dans la TCBC, il croira que je porte une tuque en juin, ce qui n’est pas aussi bizarre qu’on pourrait le croire, avec les jeunes d’aujourd’hui.

Je déplie le sac des Canadiens et je mets le sac gris à l’intérieur.

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Je tourne à droite au bout de la ruelle. Je n’ai que quelques pas à faire sur le trottoir de la rue Basile-Routhier. Je passe devant la vitrine de la TCBC. Impossible de voir à l’intérieur, parce qu’ils ont fait installer une pellicule qui coupe les rayons du soleil. Mais ça m’étonnerait que quelqu’un fasse attention à moi. Les caissières sont trop occupées à compter les billets des clients et les clients surveillent les cais-sières qui comptent leur argent.

Je m’arrête devant la porte de la banque. Avant de la pousser, je déroule ma cagoule jusqu’au menton. Maintenant, quiconque me verra sera convaincu que je suis le voleur de la BQ de l’automne dernier. Sa photo prise par les caméras de sécurité est passée plusieurs fois dans le journal de Bougainville. Je ne sais pas si mon voleur avait un vrai revolver ou un faux, mais le mien ressemble au sien à s’y méprendre, en tout cas tel qu’on peut le voir sur les images des caméras, qui ne sont pas d’une définition particuliè-rement élevée, du moins pas aussi élevée que celle de la télé que je vais m’acheter bientôt, mais pas trop tôt de façon à éviter les soupçons. Tout le monde sait que les voleurs ont intérêt à attendre quelques mois après leur vol avant de faire étalage de leur nouvelle fortune.