introduction (fichier pdf, 567 ko)

34
19 INTRODUCTION Les origines d’une recherche Ce livre est né d’une commande officielle, formulée au printemps 2002 par la Bibliothèque publique d’information (BPI) au Centre Pompidou et la Direction du livre et de la lecture (DLL) du ministère de la Culture et de la Communication. L’enjeu de la demande portait sur les problèmes de réception des littératures policières. La légitimité littéraire acquise par le genre avait-elle modifiée le profil de son lectorat, les manières de le lire ? Quel était l’état d’une offre de littératures policières qu’il faut désormais évoquer au pluriel ? Lisait-on des policiers uniquement pour se distraire ? Quelles pouvaient être les trajectoires sociales, les biographies prédispo- sant à des affinités avec le genre ? Quels dispositifs d’enquête inventer pour répondre à ces questions ? Pourquoi deux spécialistes de sociologie politique ont-ils cherché à répondre à ces questions qui peuvent sembler assez éloignées de ce qu’on associe habituellement à la « science politique » ? La réponse tient pour partie à des raisons extrascientifiques. Nous sommes l’une et l’autre des lecteurs anciens et assidus de policiers, donnée qui nous offrait (moins que nous le pensions au départ !) un avantage de familiarité, de connaissance d’auteurs, de collections, d’intuition des contours d’une carte du genre. Nos travaux avaient, en second lieu, de longue date, des rapports avec le récit, le rapport fiction – vie sociale, ses usages et significations. Pour Erik Neveu, une thèse sur le roman d’espionnage français 1 , des travaux ultérieurs sur Paul Féval ou les romans écrits par des énarques 2 , pour Annie Collovald une thèse et un ensemble de travaux sur Jacques Chirac 3 où figurait en bonne place une réflexion sur la production et les usages des (auto) biographies d’un dirigeant politique. Cet intérêt pour la fiction, ses producteurs, ses usages et réceptions nous avait conduits, depuis 1998, à nous lancer ensemble dans une recherche sur le « néo-polar » français. Nous voulions comprendre comment l’invention de ce sous-genre policier, 1. L’Idéologie dans le roman d’espionnage, Paris, Presses de Science-Po, 1985. 2. « Les habits noirs », Rohou Jean, Dugast Jacques, Paul Féval, romancier populaire, Rennes, PUR, 1992 ; « Quand les énarques se font écrivains : un art du “grand écrit” », Le Bart Christian, Mots, 54, 1998, p. 9-26. 3. Jacques Chirac et le gaullisme. Biographie d’un héritier à histoires, Paris, Belin, 1999. « Lire le noir », Annie Collovald et Erik Neveu ISBN 978-2-7535-2209-1 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

Upload: phamtuyen

Post on 13-Feb-2017

230 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

19

IntroductIon

Les origines d’une recherche

Ce livre est né d’une commande officielle, formulée au printemps 2002 par la Bibliothèque publique d’information (Bpi) au Centre pompidou et la Direction du livre et de la lecture (Dll) du ministère de la Culture et de la Communication. l’enjeu de la demande portait sur les problèmes de réception des littératures policières. la légitimité littéraire acquise par le genre avait-elle modifiée le profil de son lectorat, les manières de le lire ? Quel était l’état d’une offre de littératures policières qu’il faut désormais évoquer au pluriel ? lisait-on des policiers uniquement pour se distraire ? Quelles pouvaient être les trajectoires sociales, les biographies prédispo-sant à des affinités avec le genre ? Quels dispositifs d’enquête inventer pour répondre à ces questions ?

pourquoi deux spécialistes de sociologie politique ont-ils cherché à répondre à ces questions qui peuvent sembler assez éloignées de ce qu’on associe habituellement à la « science politique » ? la réponse tient pour partie à des raisons extrascientifiques. Nous sommes l’une et l’autre des lecteurs anciens et assidus de policiers, donnée qui nous offrait (moins que nous le pensions au départ !) un avantage de familiarité, de connaissance d’auteurs, de collections, d’intuition des contours d’une carte du genre. Nos travaux avaient, en second lieu, de longue date, des rapports avec le récit, le rapport fiction – vie sociale, ses usages et significations. pour Erik Neveu, une thèse sur le roman d’espionnage français 1, des travaux ultérieurs sur paul Féval ou les romans écrits par des énarques 2, pour Annie Collovald une thèse et un ensemble de travaux sur Jacques Chirac 3 où figurait en bonne place une réflexion sur la production et les usages des (auto) biographies d’un dirigeant politique. Cet intérêt pour la fiction, ses producteurs, ses usages et réceptions nous avait conduits, depuis 1998, à nous lancer ensemble dans une recherche sur le « néo-polar » français. Nous voulions comprendre comment l’invention de ce sous-genre policier,

1. L’Idéologie dans le roman d’espionnage, paris, presses de Science-po, 1985.2. « les habits noirs », Rohou Jean, Dugast Jacques, Paul Féval, romancier populaire,

Rennes, puR, 1992 ; « Quand les énarques se font écrivains : un art du “grand écrit” », le Bart Christian, Mots, 54, 1998, p. 9-26.

3. Jacques Chirac et le gaullisme. Biographie d’un héritier à histoires, paris, Belin, 1999.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 2: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

20

avait pu correspondre à des démarches consistant à sortir du gauchisme sans rentrer dans le rang, comment la fibre militante et la radicalité politique survivaient (ou non) à la consécration comme écrivain majuscule 4. Mais, au-delà du projecteur placé dans ces premiers textes sur les rapports de ces auteurs au champ littéraire et à la politique, d’autres enjeux apparaissaient. Que pouvait nous dire le « néo-polar » noir sur les desti-nées sociales de la « génération 1968 », sur les conditions dans lesquelles pouvait se préserver (ou non) une forme de continuité à long terme des engagements, des vies ? À quels lectorats, à quels investissements correspon-dait le succès durable de ce nouveau style de policiers, réactivé dans les années 1990 par le « poulpe » ? Alors que nous nous posions ces questions, la recherche contractuelle portée par la Bpi était providentielle. par rapport à nos préoccupations, son objet était à la fois plus limité aux questions de réception et d’usage, et élargi à l’ensemble des littératures policières. Mais il permettait aussi de saisir la singularité des lecteurs du néo-polar au sein des genres policiers. l’enquête proposée promettait de plus un environnement intellectuel et des moyens pour enquêter sur ce qui, en matière de livre, exige toujours les investissements les plus coûteux en temps, en énergie, en argent aussi : une approche individuelle, détaillée, diversifiée des pratiques de lecture, de leur histoire, de leurs contradictions.

l’objectif était donc, pour comprendre les réceptions, de susciter avec le minimum de biais maîtrisé la parole des lecteurs sur leurs pratiques de lectures, les plaisirs qu’ils y expérimentaient, les infléchissements de leurs goûts. il s’agissait de reprendre la question qui était au centre d’une des recherches françaises les plus marquantes sur la lecture 5 : « Comment rendre compte de la diversité des intérêts, des goûts, des dispositions en matière de lecture ? » l’enjeu de l’enquête était simple dans son principe : quels usages, quelles réceptions des policiers font les lecteurs, et pourquoi ? il impliquait aussi diverses logiques de comparaisons. l’une se fixe sur les variantes du genre (lit-on Ellroy comme Ellis peters ou Exbrayat ?). une autre peut explorer la singularité des genres policiers, poser la question de ce qu’ils peuvent apporter ou permettre ce que n’autoriserait pas la science-fiction ou les romans d’amour. Même si, finalement, les matériaux collectés ne nous ont guère permis de produire une interprétation cohérente fondée sur notre enquête, nous souhaitions aussi comprendre la relation possible des lectures policières à d’autres pratiques culturelles. les musiques dont il est le plus souvent question dans les romans policiers (noirs surtout) sont le jazz, le blues et le rock. De telles associations de consommations cultu-

4. Travaux dont on trouve les traces dans le volume : Briquet Jean-louis, Garraud philippe (dir.), Juger la politique, Rennes, puR, 2001 ; Voir aussi : « le polar. Entre critique sociale et désenchantement », Revue Mouvements, n° 15-16, 2001.

5. Mauger Gérard, poliak Claude F., pudal Bernard, Histoires de lecteurs, paris, Nathan, 1999.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 3: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

21

relles s’observent-elles chez les lecteurs ? peut-on identifier une ou des constel-lations de pratiques culturelles (sorties, presse, programmes télévisés, hobbies) dans lesquelles les lecteurs de policiers seraient plus systématiquement insérés ?

Les passagers de l’ascenseur culturel

la lecture, spécialement celle de fictions, n’est pas une pratique culturelle comme les autres. Elle constitue un marqueur symbolique fort et classant, à la fois parce que l’espace des choix entre auteurs et œuvres n’a guère d’équivalent dans d’autres segments de l’offre culturelle (program-mation TV, cinéma) et parce que le livre reste institué comme le conserva-toire par excellence des légitimités et hiérarchies culturelles 6. Au sein de ces lectures, les genres policiers occupent une position particulière. Cette singularité a souvent été associée – y compris par nous-mêmes en traitant du néo-polar – à une charge subversive liée au rôle de la violence, au position-nement politique des auteurs ou à la nature des enjeux sociaux mis en récit. Sans disqualifier ces analyses, notre enquête nous a conduits, en passant d’une composante spécifique du genre à la globalité des récits policiers, à poser d’autres questions, à devenir sensibles à d’autres singularités.

Beaucoup de débats récents sur la sociologie de la culture et de la lecture tournent autour d’un questionnement sur la « démocratisation culturelle », sa nature, ses limites. Qu’il s’agisse de s’en féliciter, plus discrètement de déplorer les effets de massification, ou de relativiser la réalité du phéno-mène, les questions centrales posées par de nombreux travaux tournent autour d’un processus d’accès des catégories moyennes et populaires à des pratiques et œuvres légitimes, élitistes. On questionne alors les effets de dévaluation que peut produire cette divulgation, qui a pu faire passer les Quatre saisons du statut de chef-d’œuvre à l’écoute tonifiante à celui, moins gratifiant, de mélodie pour « goût moyen », quand ce n’est pas de rengaine pour hypermarché ou répondeur. le débat porte encore sur les conditions sociales d’efficacité des entreprises de démocratisation, les postures que ces changements impliquent sur les registres de la déférence, de la bonne volonté culturelle devant l’œuvre, du sentiment d’avoir « progressé ».

Des publics ou des œuvres ?

Toutes ces interrogations sont pertinentes et fécondes. Mais le policier, cousin en cela de la bande dessinée analysée par luc Boltanski 7, pose

6. À de très rares exceptions, comme celle de Jules, nos interlocuteurs repoussent d’ail-leurs tous fermement l’idée qu’ils pourraient jeter un livre à la poubelle. Attitude que susciterait moins un CD ou une vidéo.

7. Boltanski luc, « la construction du champ de la bande dessinée », Actes de la Recherche en sciences sociales, 1, 1975, p. 37-59.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 4: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

22

un autre problème. là où la sociologie de la démocratisation culturelle se confronte à des publics qui prennent un ascenseur culturel vers des œuvres légitimes, le policier met en présence d’une situation inverse. Ce sont ici des œuvres décriées, associées au monde des littératures « populaires », des « paralittératures » et littératures « de gare 8 » qui prennent l’ascen-seur vers la légitimité culturelle. Ce processus de légitimation était déjà identifiable voici vingt ans dans les enquêtes de patrick parmentier sur « les genres et leurs lecteurs 9 ». Conduisant une enquête auprès d’usagers de bibliothèques, celui-ci cherchait à comprendre les associations entre profils sociaux de lecteurs et genres de prédilection. il choisissait pour cela de distinguer entre un « policier cultivé » fait de classiques américains consa-crés, des « Carré Noir » Gallimard et du néo-polar, par opposition à un policier plus ordinaire associant les livres du Fleuve noir et des presses de la Cité, San-Antonio et SAS. l’enquête de parmentier permettait d’observer un processus de légitimation, perceptible dans l’intérêt des catégories sociales diplômées, des milieux « supérieurs », pour le policier et d’abord le policier cultivé. Mais cette recherche formulait aussi observations et questions qui restent d’actualité vingt ans plus tard. la préférence des plus diplômés pour le policier « cultivé » n’était en rien exclusive de la lecture simultanée de genres policiers plus « populaires ». l’observation d’un processus de légiti-mation laissait aussi entière la question de ses formes : un policier « cultivé » et consacré – comme Simenon en « pléiade » – devient-il une œuvre litté-raire en quelque sorte comparable à Balzac ou Gracq ? Ou s’agit-il d’une coexistence pacifique entre des formes bien distinctes de culture lettrée ?

Notre propre enquête va rencontrer les mêmes questions. Elle manifeste sans équivoque l’amplification du processus de légitimation repéré au milieu des années 1980 par parmentier. Très peu des personnes rencontrées expri-ment un rapport coupable à leurs lectures policières. Soit elles considèrent que la dignité littéraire de ces œuvres va de soi, soit elles expriment un rapport militant, revendiquent la qualité, parfois la supériorité (esthétique, littéraire, sociale) de ces récits. Cette position s’observe y compris et d’abord chez des interlocuteurs qui, par leurs origines, leurs scolarisations ou leurs métiers, disposent de quartiers de noblesse culturelle, de diplômes univer-sitaires. l’institution scolaire a joué en ce domaine un rôle important. Jadis ostracisées, les littératures policières ont intégré les programmes. Armelle, une professeure de français de notre échantillon, utilisait Daeninckx en cours et explique que ce type de livre permet de mobiliser jusqu’aux

8. pourtant passionné de policier, un de nos interlocuteurs, Nicolas, permanent syndi-cal autodidacte répond ainsi à une question sur ses collections favorites : « la “Série Noire” Gallimard est bien faite. Rivages, c’est très sérieux, j’aime bien. Ce sont les deux que je préfère. le Masque… C’est idiot, mais j’arrive pas à être convaincu par ce qu’ils font. la couverture jaune, je trouve que ça fait hall de gare. »

9. parmentier patrick, « les genres et leurs lecteurs », Revue française de sociologie, n° 3, 1986, p. 397-430.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 5: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

23

élèves les plus rétifs à la lecture. les services pédagogiques des académies et les éditeurs scolaires produisent pour les enseignants de français des modes d’emploi des genres policiers en classe 10, des auteurs policiers sont invités dans les cours de français.

penser la lecture du policier suppose donc de déplacer les questionne-ments hérités des chantiers de la légitimité et de la démocratisation culturelle. Voici un genre, naguère tenu pour vulgaire ou commercial, que consacre une partie des institutions (critique littéraire, école, intellectuels) productrices des brevets de légitimité culturelle. le processus fonctionne-t-il dans une logique simple de reclassement, les genres policiers accédant (inégalement) aux attri-buts symboliques des œuvres consacrées comme le roman ou la peinture ? peut-on distinguer un régime de légitimation propre à des genres et biens culturels montants (BD, jazz, rock, polars) ? S’il existe un mode de légitimation spécifique, quel est-il ? Et le mot légitimation reste-t-il alors adéquat ? Ce mode inédit de consécration s’exprimerait-il dans le refus d’un rapport scolaire et légitimiste à l’œuvre, dans la revendication de l’impureté, du « mauvais genre » : « C’est la canaille ? Eh bien, j’en suis 11 ! » l’une des questions qui émerge de notre enquête est là, celle d’une possible recomposition des critères et processus de définition des biens culturels « légitimables »… ou faut-il écrire, pour échapper à l’effet de halo de cette notion, « dignes d’être consommés », « associés à des significations culturelles ou esthétiques fortes » ? On développera, en faveur d’une telle interprétation, les réponses cohérentes sinon convergentes de nos interlocuteurs. ils mettent en avant la revendication de plaisir, d’accessibilité, de distance au sérieux excessif, de rapport à des enjeux contemporains. ils expriment aussi avec force le fait qu’ils trouvent dans ces lectures des significations, des investissements forts, irréductibles à la notion de pure distraction, à une simple récréation. Tels sont les référents fréquents de propos par lesquels se valorise la lecture policière et se décrit comme stérile ou insupportable le rapport aux œuvres canoniques (les pièces du répertoire théâtral classique, les romans de Balzac sont massi-vement cités dans les entretiens comme les modèles de pensums infligés par l’institution scolaire, parfois accusés de dégoûter les jeunes de la lecture).

Les entrepreneurs culturels du polar

les questions relatives au statut du livre policier, au régime de plaisir, aux usages qu’il ouvre ne se posent pas de façon spontanée, de par la seule

10. Voir, par exemple, poslaniec Christian, Houyel Christine, Activités de lecture à partir de la littérature policière, paris, Hachette Éducation, 2001. la rubrique « documentaire » des Crimes de l’année, publiés par la BilipO, recense une bonne part de ces textes.

11. la formule du père Duchesne est revendiquée par Jean-François Vilar dans ses réponses à un questionnaire adressé en 1978 par Alexis lecaye aux auteurs de policiers pour une enquête du Monde des livres.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 6: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

24

publication des volumes par des éditeurs en quête de parts de marché. Si la dignité culturelle du genre, ses promesses, sa dimension patrimoniale sont mises en débat, c’est grâce à l’investissement, à coloration souvent militante, d’entrepreneurs du polar : auteurs, éditeurs, critiques, bibliothécaires, amateurs passionnés qui l’accompagnent en quelque sorte dans l’ascenseur, contribuent à sa reconsidération.

parler d’entrepreneurs culturels, c’est désigner tout un réseau de positions, de rôles – et de mécanismes comme les prix littéraires propres au policier – qui, en contribuant à la publication, à la diffusion et à la récep-tion des genres policiers, les popularisent, leur donnent visibilité et dignité. Ce réseau comprend des éditeurs dont l’action est indissociable d’un engagement pour le genre, comme François Guérif, fondateur depuis 1980 de plusieurs collections et animateur depuis 1986 de « Rivages Noir », qui a contribué à la consécration ou à la traduction française de nombreux auteurs. On y placera aussi des auteurs dont le rapport au policier comporte une composante d’engagement pour le genre, de budget temps professionnel hors de l’écriture de fiction. Jean-Bernard pouy, coinventeur du « poulpe », figure obligée des événements et salons du policier, Michel lebrun naguère, éditeur de L’Année du polar relèvent de ce groupe. Mais le réseau intègre aussi un ensemble de protagonistes qui accèdent plus rarement à la visibi-lité médiatique mais dont les actions conjuguées ont pesé d’un grand poids dans le changement de statut du policier. Y figurent des libraires, comme Olga dans notre échantillon, des bibliothécaires organisant des animations autour du policier. C’est encore un bibliothécaire, Bernard Strainchamps qui fait vivre le site « Mauvais genres » et sa liste de discussion. l’un de nos interlocuteurs, Oncle paul, est aussi une figure connue du microcosme des policiers. il est à la fois érudit, collectionneur, chroniqueur multimédia de l’actualité du polar, intervenant en milieu scolaire. les cariatides du polar sont encore à l’interface du monde éditorial et du monde académique, comme l’universitaire Delphine Cingal, brièvement directrice littéraire du « Serpent Noir ».

l’existence du réseau des entrepreneurs culturels du policier constitue une donnée importante pour analyser le statut du genre, ses réceptions. Elle n’est pas indifférente à des chercheurs qui s’intéressent au policier et ont bien souvent besoin – ce fut notre cas – du concours de ces profes-sionnels ou amateurs éclairés qui détiennent tant une considérable érudi-tion qu’une réflexion stimulante sur le genre. Nous avons cherché à éviter les jeux de suspicion croisée par lesquels une condescendance des universi-taires pour ces « amateurs », d’autant plus agaçants qu’ils savent des choses, suscite en retour un anti-intellectualisme qui dénonce (pas toujours à tort) la combinaison du verbalisme et des lacunes d’information, la réduction des récits à des objets de froide intellection, bientôt figés dans le formol du jargon, là où il faudrait savoir aimer, s’émouvoir, se passionner.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 7: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

25

Une lecture relationnelle des lectures

propulsé par l’action de ses entrepreneurs, le processus de légitimation des genres policiers pose la question plus vaste des redéfinitions contempo-raines des œuvres culturelles fréquentables. Elle suppose une vision relation-nelle des faits sociaux qui implique alors d’être attentif aux limites d’une métaphore de l’ascenseur 12. Si les genres policiers « montent », on vient de voir que c’est accompagnés et propulsés par des entrepreneurs cultu-rels. Mais toute la littérature policière n’est pas du voyage. les littératures policières (et d’espionnage) lues par les classes populaires, matérialisées des années 1950 à 1980 par les milliers de titres des collections d’espion-nage ou du « Spécial police » du Fleuve Noir 13 ont disparu, tout comme s’est spectaculairement contracté le portefeuille de titres disponibles chez certains éditeurs (presses de la Cité) tandis que d’autres disparaissaient tout simplement (presses de l’Arabesque).

Cette consécration, payée de la disparition de ce qui faisait le gros de la production et de l’image sociale du genre, suggère – par sa variable « dispa-rition » – un rapprochement a priori bizarre avec la culture du vin et du boire. Si un savoir-faire en matière de connaissance des vins, d’œnologie s’est largement diffusée dans la société française depuis trente ans 14, c’est aussi en relation avec une éviction du marché et de l’espace des produits consommables des vins du Midi les plus « grossiers », à fort titre alcoolique, associés au populaire. Au risque de ne pas respecter la « soif de modération » qui s’impose, y compris dans l’usage métaphorique du vin, on peut ajouter que la culture du vin qui s’est diffusée s’est associée à la multiplication des labels et appellations (AOC, VDQS, vins de cépage depuis peu), à la réhabi-litation de crus oubliés… et que des processus comparables sont observables dans le domaine du policier. les sous-genres et appellations (thriller, policier historique, policier ethnologique, néo-polar) se sont multipliés, la gamme des productions étrangères disponible sur les rayonnages s’est démultipliée. le poids croissant (dans les ventes, le nombre de titres) des écrivains femmes suggère une autre facette de ces changements de l’offre.

Nous avons à dessein évité toute tentative de définition ou de délimita-tion normative ou littéraire de ce qu’était le policier 15. Non que ces débats

12. Ou il faut compléter l’ascenseur d’un « monte-charge » qui descend les fictions les plus populaires vers les débarras de la culture.

13. Raabe Juliette (dir.), Fleuve Noir : cinquante ans de littérature populaire, paris, BilipO, 1999.14. issu d’une thèse, le livre de Fernandez Jean-luc, La Critique vinicole en France  :

Pouvoir de prescription et construction de la confiance (paris, l’Harmattan, 2004), dans ses développements sur la métamorphose de la profession de sommelier, la diffu-sion d’une culture œnologique, donne en ce domaine matière à des réflexions et analogies stimulantes.

15. S’agit-il de récits qui mettent en scène une atteinte à la loi et la quête du coupable par un enquêteur ? Mais dans beaucoup de cas le coupable est connu d’entrée, et l’enquête peut être un alibi pour dépeindre un milieu, des caractères.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 8: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

26

ne puissent être utiles, agréables ou stimulants, mais ils sont avant tout des débats de littéraires, d’amateurs, d’auteurs, de locuteurs dont la réflexion s’inscrit dans une logique de lutte pour définir le bon ou le vrai policier. Notre propos est autre, il cherche une position d’observateur extérieur, à la fois critique et bienveillant, pour comprendre les pratiques de lecture. il suppose, à ce titre, non de prétendre à une vraie définition, mais à une délimitation objective : un roman policier est ce qu’on trouve au rayon policier de la librairie, ce dont parle le site « Rompol », ce que recensent Les Crimes de l’année. Or, les « livres policiers » ainsi définis sont profon-dément différents en 2004 de ce qu’ils étaient en 1980 ou 1960. il y a là une nouvelle donnée-clé pour tenter de penser de manière relationnelle ces lectures… et les lecteurs.

Les énigmes du lecteur de policier

loin d’éloigner de la question des réceptions, que l’appel d’offre initial plaçait au départ de cette recherche, l’accent mis ici sur le processus de légitimation des genres policiers et leur spécificité en confirme la centralité.

Des contours sociologiques brouillés ?

les observations qui précédent conduisent en effet directement à une série d’énigmes relatives aux publics. Si des genres policiers « montent » dans l’ascenseur culturel, à quel étage vont-ils ? le policier se diffuse-t-il dans tout l’espace des classes moyennes et supérieures ? Faut-il chercher des combinaisons particulières entre des genres et des catégories sociales à fort capital culturel et/ou économique ? Est-ce une lecture propre aux nouvelles classes moyennes salariées ? De la même façon, que conclure de la disparition des genres policiers populaires ? Que les classes populaires ne lisent plus ? Ne lisent plus de romans policiers ? Qu’elles lisent d’autres types de policiers ? Avancer vers des réponses réintroduit l’impératif d’une approche relationnelle : il faut à la fois prendre en compte les changements radicaux des récits que recouvre le label « policier » entre 1965 et 2005… et les changements non moins considérables qui affectent le monde des classes populaires. les jeunes ouvriers titulaires de bac pro, dont Stéphane Beaud et Michel pialoux 16 évoquent le rapport au travail et à la cité, sont profondément différents de la génération de leurs pères, avec laquelle ils entretiennent dans l’usine une relation inconfortable. le change-ment des identités et des dispositions sous la continuité des mots ou des catégories de l’iNSEE concerne d’ailleurs tous les milieux : ni un institu-teur, ni un agriculteur, ni un étudiant ne sont des personnages sociaux

16. Beaud Stéphane, pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière, paris, Fayard, 1999.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 9: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

27

immédiatement comparables selon qu’on se situe en 1950, 1980 ou 2004. leur « rareté », leur niveau scolaire, leur statut social, la panoplie identi-taire de leur groupe ont changé. l’oublier, lorsqu’on les étudie comme « lecteurs », serait la source de méprises majeures.

parler d’énigme du lectorat est plus qu’une facilité de langage dans un texte sur le policier. la question de la composition exacte des lectorats consti-tue pour les éditeurs un questionnement aux enjeux très concrets sur un marché qui représente plus d’un livre sur cinq vendus en France, et dans un contexte de concurrence accrue. le leitmotiv officiel – entendu de libraires, bouquinistes, bibliothécaires durant notre enquête – consiste à souligner que l’aire sociale du lectorat concerne « tous les milieux ». l’observation est assurément vraie. Ne faut-il pas plutôt dire « même pas fausse » ? la diversité même des profils sociaux de nos interlocuteurs, la multiplicité des modes d’appropriation empiriquement observables témoignent de la variété des publics et des appropriations des genres policiers. un policier australien d’upfield, une enquête racontée par les Suédois Sjöwall et Wahlöö peuvent se lire pour la qualité de l’intrigue, le côté attachant de l’enquêteur ou sa composante de découverte d’une société. Goûts et dégoûts de lecteurs sont fortement contrastés. Mais, pour être fondés, ces constats sont médiocre-ment éclairants tant pour les professionnels que les chercheurs.

les éditeurs sont les premiers à ne pas se satisfaire de l’image floue d’un public socialement éclectique, de consommations sans cohérences. la collection « pocket 17 » a imprimé en janvier 2004, à la fin de ses volumes de policiers, une page questionnaire recto-verso visant à identifier à la fois les caractéristiques sociales des lecteurs (habitat, sexe, age, CSp) et les genres, auteurs et collections qui avaient leur préférence. le document – auquel les cent premiers répondants se voyaient offrir un livre – se terminait par une demande de téléphone ou de mél pour « que nous reprenions éventuelle-ment contact ». la préoccupation des éditeurs est aussi de saisir les nouvelles lignes de partage qui peuvent structurer un lectorat aux contours incertains. En soulignant des oppositions entre le public du roman historique offert par le Masque et « 10/18 » et celui du noir promu par Rivages et « Série Noire », Didier imbot, directeur des éditions du Masque, met ainsi en avant l’importance prise par la variable de genre, l’asymétrie entre un lectorat masculin du noir et un lectorat féminin du policier historique. les chiffres qu’il mentionne laissent parfois sceptique 18. le propos souligne cepen-dant l’importance majeure d’un processus de féminisation du lectorat que retrouve notre propre enquête. Sur les cinquante-six questionnaires retour-nés par des emprunteurs de policiers dans des bibliothèques parisiennes

17. le questionnaire ciblait aussi l’offre de « 10/18 » relevant du même groupe d’édition.

18. Quel protocole d’enquête peut permettre de connaître à 2 % près le sex-ratio du lectorat de diverses collections ? Entretien publié par 813, p. 63.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 10: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

28

et rennaises qui nous sont revenus quarante-neuf émanaient de lectrices. On peut ajouter que, dès que les questions se font précises, les lecteurs – et d’abord ceux qui sont proches du monde professionnel de la lecture – identifient des nuances et des distinctions dans les rapports de publics à des genres 19.

Groupes-lecteurs ou individuation des pratiques ?

les mystères et l’inconfort liés à la recomposition des publics d’un genre qui se légitime concernent aussi les sociologues. S’il l’accentue par sa spécificité, le genre policier illustre un débat de sociologie de la culture qui s’est développé parallèlement à l’avancée de cette enquête. Résumé un peu brutalement, ce débat invite à relativiser, voire à remettre nettement en cause, les modèles et conclusions théorisées, voici un quart de siècle, dans La Distinction de pierre Bourdieu 20 et vulgarisés depuis. le travail collectif coordonné par Olivier Donnat 21, qui résonne comme un bilan et peut-être un chant du cygne, des approches « pratiques culturelles des français » (dont la démarche s’inspirait de la sociologie de la culture de Bourdieu), le livre plus récent de Bernard lahire sur La Culture des individus 22 représentent les expressions les plus systématiques et les plus ambitieuses de cette discussion. Ces contributions soulignent, de façon souvent convaincante, l’impossibilité pratique d’associer de manière univoque une catégorie sociale et un type de choix culturel (livre, film). Elles rendent visible la dimension feuilletée des pratiques culturelles où la même personne peut cumuler des pratiques très légitimes (Chostakovitch, Zola et une exposition Turner) avec d’autres, tenues pour commerciales ou populaires (la pétanque, les films de James Bond et Julien Clerc). Elles suggèrent la force d’un processus d’individuation des goûts culturels. Ce qui est mis en cause dans ces travaux est au minimum la pertinence d’une quête systématique de correspondances cohérentes entre des systèmes de pratiques culturelles – elles-mêmes assez homogènes – et des groupes sociaux identifiables par des propriétés objectives (CSp, scolarisation, capital culturel…). les registres de critiques sont à vrai dire variés. Certaines suggèrent en effet la vanité définitive des tentatives d’expli-quer le culturel par le social. D’autres invitent à revaloriser des paramètres sous-évalués : dans un ensemble de contributions au livre d’Olivier Donnat, associées au titre Au-delà du capital culturel, patrick lehingue met ainsi l’accent

19. Yves, le bouquiniste de notre échantillon, observe ainsi qu’il ne voit presque jamais de clients venir lui vendre des Rivages ou des « Série Noire » quand les « pocket » et les Fleuve Noir ne font pas défaut. Olga, libraire spécialisée, ironise sur le profil « bourgeois au moins quinquagénaire » des lectrices de Ann perry.

20. paris, Éditions de Minuit, 1979.21. Donnat Olivier (dir.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, paris,

la Documentation française, 2003.22. lahire Bernard, La Culture des individus, paris, la Découverte, 2004.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 11: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

29

sur l’importance d’une opposition masculin/féminin, Bruno Maresca souligne la place structurante de l’opposition ville/campagne et l’inten-sification singulière des pratiques culturelles chez les résidents parisiens. D’autres relectures critiques des modèles de La Distinction cherchent à saisir les cohérences de l’incohérence, c’est-à-dire à comprendre les mécanismes de socialisation capables de rendre possibles chez la même personne des pratiques culturelles plurielles et en apparence contradictoires.

Notre enquête nous a placés de plain-pied dans ce débat. il interroge la notion de compétence culturelle tant comme capacité d’appropriation des œuvres que comme construction d’une typologie des formes et schèmes cognitifs qu’elle met en mouvement. Nos recherches nous conduisent à souli-gner la quasi-impossibilité d’associer un genre (ou un sous-genre policier) à une catégorie nettement homogène de lecteurs. Nous avons rencontré, au fil des entretiens, toutes sortes de personnages troublants : un cadre commercial, politiquement proche d’une droite modérée et grand amateur de polar noir social, un admirateur d’Alain Madelin qui dit grand bien des nouvelles de Daeninckx. Ailleurs, c’est la combinaison des goûts qui ne manque pas de troubler, quand un interlocuteur avoue être passionné par la brocante, les polars artistiques à la ian pears et les romans d’espionnage tandis qu’une professeure de français lit romans contemporains, policiers et science-fiction (lecture « masculine » et « scientifique »). Mais la question n’est-elle pas de se demander ce qui est « troublé » par ces faits ? Des théories sociologiques ou l’aide-mémoire réducteur qu’on s’en était fait ? l’hypothèse fondatrice d’articulations entre la culture et les caractéristiques sociales des individus ou une vision cartésienne qui exige une cohérence complète des comportements, attend des systèmes de pratiques culturelles ordonnées comme un jardin à la française fraîchement désherbé ? une vision intellec-tualiste, issue des lumières, qui fait de la lecture un acte réflexif d’appro-priation d’un texte à des fins esthétiques ou cognitives, ou la réalité du lire dont les enjeux aussi identitaires et émotionnels peuvent contribuer à une prise de contrôle – réelle ou imaginaire – sur son quotidien ?

Lire des policiers : entre expériences partagées et pratiques éclatées

le trouble des classements, des identités, des types de lecteurs peut conduire à une forme de repli réaliste : quoi qu’on puisse dire ou ne pas dire sur leurs profils sociaux, sur le degré d’individuation des pratiques, les lecteurs de policiers ont en commun… de lire des policiers ! Des policiers, pas des récits de voyage ou des recueils de haïku ! la nature du genre ne préjuge-t-elle pas raisonnablement des modes de réception ? Mauger, poliak et pudal ont discerné quatre pôles dans les pratiques de lecture. Certaines sont de distrac-tion : « Abandon à la sensation immédiate, soumission aux affects, participation sans distance à l’illusion », p. 395. par leur mode d’emploi, ces textes (romans

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 12: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

30

divers, BD, romans photos) occupent le temps libre, offrent des échappées hors de la quotidienneté, délassent. D’autres (guides de voyages, manuels de langues ou de technologie, livres scolaires) sont de savoir, didactiques : ils contribuent à la formation et à la qualification des lecteurs, apportent des informations pratiquement utilisables. D’autres, encore, sont des livres de « salut ». Textes religieux, livres politiques, manuels de conduite ou de conseils, mais aussi œuvres de fiction investies d’une forte charge de légiti-mité culturelle 23  : les écrits quirelèvent de ce pôle donnent un sens à l’exis-tence, expliquent le monde et les manières de faire face aux difficultés, de s’y situer, font accéder à des domaines extérieurs et supérieurs aux expériences ordinaires. D’autres, enfin, renvoient au plaisir de l’esthète, lecture « pure », centrée sur les propriétés formelles, le style, la fonction esthétique de la litté-rature. Elle valorise ce que Jakobson nomme la « poétique » de la communi-cation : choix et agencement des mots, syntaxe, montage rhétorique.

Au premier réflexe, la participation des genres policiers au pôle des lectures de distraction semble aller de soi. Ne se refusent-ils pas aux prétentions esthétiques du roman ou de la poésie ? Si quelques auteurs (Cook, Ellroy) se risquent à ce qui peut se décoder en évocation de l’âme et de la condition humaine, l’idée d’une littérature de salut paraîtra grandiloquente ou déplacée aux habitués d’Hercule poirot, Montalbano ou Galeran de lesneven. Hormis la connaissance des armes ou la familia-rité avec les pratiques des médecins légistes, leur association au « savoir » ne s’impose pas. lectures peu investies, offrant un délassement passager, sans prétention, elles semblent le prototype même d’une lecture de distrac-tion, peut-être même de ses variantes mineures.

Cette manière de bon sens interprétatif ne supporte pas longtemps l’épreuve de l’enquête. Nous avons bien rencontré des lecteurs et des lectures correspondant au modèle suggéré ici. Jules, l’instituteur rural en retraite, offre le cas le plus pur d’un refus de se payer de mots, de rentrer dans un jeu d’intellectualisation de ses lectures policières. il lit du policier parce que cela lui donne les plaisirs du suspense, parfois l’occasion d’entre-voir un milieu social. point. le livre lu part en général chez le bouquiniste, finit parfois au tri sélectif. il trouve visiblement curieux – et peut-être un peu comique – qu’un chercheur fasse cent-vingt kilomètres pour l’interroger sur ses lectures policières. il adressera d’ailleurs un mot amical pour demander s’il doit rendre ou poser à la médiathèque voisine les quatre livres qui lui ont été soumis en lecture et qu’il n’entend pas conserver :

« Je crois vous avoir expliqué que, contrairement à vous, je considérais le roman comme un objet de consommation. »

23. On peut penser à La Recherche du temps perdu comme accès à la littérature majuscule, à l’association parfois faite entre certains grands romans russes et l’investigation de l’âme humaine, à des récits à composante philosophique, des Essais de Montaigne à Si c’est un homme de primo levi.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 13: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

31

la manière de lire de Jules ne lui est pas exclusive. Mais elle n’épuise pas les façons de lire des policiers, les enjeux de la lecture. parce qu’il est porté par l’engagement et la passion d’un réseau de bibliothécaires, de libraires, d’amateurs, le policier offre aussi des occasions singulières de sociabilité, de parole. parce qu’il est un genre en voie de légitimation, il permet aussi une palette d’appropriations qui inclut les jeux de provoca-tion, le radical – chic, l’ostentation de ne lire que du mauvais genre. Associer au policier des vertus d’évasion est à la fois vrai, mais peut-être aussi vague que le concept caoutchouteux d’escapisme de la sociologie fonctionnaliste des années 1950. l’Espagne de pépé Carvalho, le Texas de Jim Thompson, le longwy de Didier Daeninckx, le Marseille de Jean-Claude izzo offrent, sans doute, des espaces d’« évasion », mais la bizarrerie même de cette énumération, le modeste pouvoir de faire rêver que le sens commun associe aux villes industrielles, suggèrent la mollesse explicative de la notion si l’on pense que nommer c’est expliquer. On peut, certes, s’évader par des livres : de l’ennui, de la prison où l’on est confiné 24, voire d’un métier où l’on s’étiole en y préparant un concours, en y cherchant une formation. Mais, pour faire sens, l’évasion requiert des compléments : de quoi s’évade-t-on, grâce à quoi, vers où ? Si nous avons finalement gardé un terme qui suscitait au départ davantage notre défiance que notre adhésion, c’est précisément parce que l’enquête nous apportait graduellement la possibilité d’ajouter des compléments, beaucoup de compléments, de nous heurter par eux à un authentique paradoxe. Nous ne vendrons pas la mèche de nos résul-tats au seuil de ce livre. Mais on verra peu à peu que ceux et celles qui s’évadent dans la lecture policière assidue ont plus souvent que la moyenne des profils singuliers (ils sont des « mobiles » sociaux), que l’attraction du policier joue souvent au maximum dans des séquences de rupture ou de tournant dans les biographies personnelles. Chercher à donner à l’éva-sion une portée autre que vaguement métaphorique, c’est aussi prêter attention à son vecteur. Si le policier fait s’évader, c’est bien souvent vers le drame, la mort, la peur. C’est encore s’évader dans et par des textes souvent très réalistes, très documentés, ce peut aussi être se retrouver dans des univers sociaux marqués par la misère, la déchéance, la banalité d’univers populaires ou ordinaires qui sont rarement ceux où s’établissent les fictions contemporaines. Bref, loin de fonctionner à la sollicitation de modèles convenus (tropiques et cocotiers, romance, mondes futurs) et/ou rassurants, le policier offre le curieux paradoxe d’une évasion dont le vecteur serait cela même à quoi l’évasion est en général réputée faire écran et diversion : la réalité du monde social et spécialement ses aspects les plus déplaisants. On entrevoit ici le paradoxe auquel il nous faudra

24. Fabiani Jean-louis, Soldini Fabienne, Lire en Prison, paris, Bibliothèque publique d’information/Centre pompidou, 1995.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 14: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

32

nous confronter pour rendre compte du pourquoi et du comment de cette singulière évasion…

la nécessité d’explorer toute une série d’usages et de réceptions est d’autant plus impérative que le policier est – on le verra via sa carte – fragmenté en de multiples sous-genres aux styles, contenus et valeurs nulle-ment homogènes. une catégorie en apparence aussi simple que « les lecteurs de policiers » pose en réalité bien des questions. Quels policiers lisent-ils ? Avec quelles attentes et quels investissements ? la catégorie rassemble à la fois des lecteurs ayant une culture étendue en la matière, d’autres attachés à un sous-genre ou quelques auteurs. Elle additionne des personnes pour qui le genre représente de 25 à 100 % des lectures de fictions ; certains en lisent depuis vingt ans, d’autres viennent d’y entrer. il faut donc aborder les lectures au vu d’une « compétence polardeuse » qu’on peut exprimer en parcours d’apprentissages, en livres lus, en connaissance d’auteurs, de genres. Olga, qui tient aujourd’hui une librairie de polars en Bretagne Sud après bien des galères professionnelles, donne à la question sur les affinités possibles entre lecteurs de policiers une réponse qui n’est pas sans pertinence sociologique sur la cohérence de cette catégorie « lecteurs de policiers », même si elle universalise peut-être la volonté de légitimer ces romans que peuvent partager les habitués d’une librairie spécialisée :

« Maintenant que j’en ai fait mon métier, je dirais que c’est tellement varié les gens qui lisent. Non, non je n’ai pas l’impression… les seuls trucs qu’on peut avoir en commun, les lecteurs de policiers, c’est… ce que n’ont pas les autres… C’est justement de vouloir défendre cette littérature, d’être toujours un peu baba de tout ce qu’on y trouve, d’être…, d’avoir des débats très passionnés parce qu’on a découvert un auteur absolument génial et qui va aller contre l’idée que ce n’est que de la littérature de gare. peut-être qu’on a ce point commun-là… Qu’on va être plus passionné, plus passionnant, parce qu’on a quelque chose à défendre. »

À l’inverse, partir de la diversité des pratiques pose des problèmes tout aussi délicats. Faut-il se contenter d’enregistrer une collection de comptes rendus des pratiques dont la variété ne prouverait que la vanité des explications sociologiques ? Faut-il au contraire se lancer dans la quête et la hiérarchisation d’un complexe de variables dont les combinaisons, les « molécules » donneraient la formule génératrice de la lectrice type de Minette Walters ou celle des n espèces d’amateurs du « poulpe » ? un socio-logisme appauvrissant peut être au rendez-vous.

Que demander aux lecteurs ?

Avant d’exposer très pratiquement les opérations et les terrains par lesquels nous avons établi le contact avec des lecteurs assidus de romans

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 15: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

33

policiers, avant d’évoquer les cuisines de l’enquête, quelques repères éclai-reront les choix de méthode et les parti-pris intellectuels mis en œuvre dans cette étude.

Nous avons élaboré notre dispositif d’enquête pour qu’il puisse répondre à deux exigences simultanées. il s’agissait d’une part d’objecti-ver, c’est-à-dire de ramener dans nos filets des faits aussi peu équivoques que possible : Combien de romans policiers se vendent chaque année en France ? Comment s’organise l’offre mise en place par les éditeurs ? Quel livre vient d’emprunter l’usager de la bibliothèque, et quel est le métier de ce dernier ? Quelle a été la socialisation familiale de la lectrice que nous rencontrons, ses études, son apprentissage de la lecture ? Quels livres a-t-elle lus le mois dernier ? Où les achète-t-elle ? Quels sont ses auteurs favoris ? Simultanément, notre projet était de recueillir des matériaux relevant du subjectif, de l’émotion, de susciter une parole qui dise ce que les personnes rencontrées trouvaient de plaisir, de savoir, de réminiscences, d’occasions d’échanges dans ces lectures. Nous leur avons par exemple demandé – dans trois questions situées à des moments différents de l’entretien – d’expliquer le plaisir qu’elles avaient à lire du policier, en quoi d’autres lectures ne pouvaient fournir la même expérience.

Chercher à tenir ensemble ces deux dimensions qu’on pourrait associer à la recherche de corrélations causales (expliquer) et à l’accès au rapport vécu, aux « bonnes raisons » qui poussent à tel choix culturel (comprendre) devrait aller de soi. Mais ce choix va mieux en se disant puisqu’un simplisme en vogue oppose une sociologie « compréhensive » – qui serait seule atten-tive aux individus, aux subjectivités, aux différences, aux irrégularités du réel – à une sociologie « explicative » qui serait, elle, avec la grâce d’un rouleau compresseur, obsédée de corrélations statistiques, de déterminismes simplets, indifférente, pour tout dire, à la subjectivité et à la réflexivité des personnes. Ces simplifications mélodramatiques font souvent merveille dans les pages culturelles des newsmagazines. Elles expriment un air du temps rétif aux systématisations, prompt à discerner quelque chose de liberticide dans toute mise en évidence de causalités, surtout si elles sont associées aux notions suspectes de classe ou de milieu social. Mais célébrer la compréhen-sion contre l’explication équivaut à un éloge du statut de borgne. Mobiliser les sciences sociales sur la lecture des policiers c’est tenter de combiner les éclairages qui viennent de données objectives et ceux qu’offre l’explora-tion du rapport vécu, affectif, à l’acte de lire. De là surgissent des régularités, des tendances floues, mais plus encore les ruptures de cohérence du lire, au sens de discordance avec des modèles dominants : pourquoi l’homme haut fonctionnaire de notre échantillon lit-il d’abord des policiers statisti-quement associés aux préférences féminines ? Si le directeur commercial que nous rencontrons semble logiquement apprécier Douglas Kennedy parce

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 16: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

34

que ses récits dévoilent une expérience de la vente « à un haut niveau », quelle est alors l’autre logique qui lui fait aimer des policiers noirs parmi les plus glauques quant à la peinture du social (John Harvey, James Ellroy, Robin Cook) ?

Mettre l’accent sur notre volonté de tenir les deux faces de l’objectiva-tion et de la compréhension conduit aussi à souligner ce que nous voulions éviter. En premier lieu, un objectivisme mécanique qui se contenterait de chercher à associer des classes de livres à des classes de lecteurs. À suppo-ser qu’un tel schéma fonctionne – et il fonctionne médiocrement – il ne dirait rien des raisons et des expériences associées à cette lecture. penser la lecture comme une expérience, une activité culturelle qui a aussi son amont (on choisit les livres, on lit des critiques) et son aval (on parle des livres, on les range) veut aussi dire que les livres ne sont pas des boîtes noires, des choses équivalentes à une formule « éditeur + titre + auteur ». Nous nous sommes astreints, pour nous faire une idée de ce à quoi réagissaient nos interlocuteurs, à lire – avec un plaisir inégal – un nombre important de romans, d’auteurs dont ils parlaient et qui nous étaient inconnus. Nous rejoignons de la sorte les critiques adressées par Michel peroni 25 à une sociologie de la lecture qui se contenterait d’associer des types de livres, des intensités de pratique d’une part et des classes de lecteurs de l’autre. une telle entreprise n’est ni vaine, ni improductive. Elle oublie simple-ment, dans une sociologie de la lecture, l’expérience vécue de l’acte de lire. Nos questions ont donc cherché à comprendre aussi où, quand, comment on lit. Que raconte le récit ? Croit-on à l’histoire ? Est-elle perçue comme une bulle récréative ? Alimente-t-elle une réflexion, un regard sur le monde ? parle-t-on de ses lectures ? À qui ?

Notre travail s’inscrit dans un parti-pris théorique qui veut passer « du livre au lire ». Dans une forme alors inspirée de luckaks, cette démarche est perceptible dès le seuil des années quatre-vingt dans la recherche originale de Jacques leenhardt et pierre Jozsa 26 qui sollicitent sur la lecture des deux mêmes romans un échantillon de lecteurs hongrois et français, pour tenter de saisir la diversité des perceptions et décodages d’un même texte en fonction tant des cultures nationales que des statuts socioprofessionnels. Mais c’est surtout Roger Chartier 27, l’un des histo-riens les plus ouverts aux travaux de sociologues comme Bourdieu et Elias, qui théorisera de manière ferme cette démarche. Sans pour cela renier ou disqualifier les acquis des recherches antérieures, Chartier propose un renouvellement profond de problématique. Sa démarche peut se

25. peroni Michel, Histoires de lire. Lecture et parcours biographique, paris, Bibliothèque publique d’information/Centre pompidou, 1995 (1re éd. 1988).

26. leenhardt Jacques, Josza pierre, Lire la lecture. Essai de sociologie de la lecture, paris, le Sycomore, 1982.

27. Chartier Roger (dir.), Pratiques de la lecture, paris, payot, 1993 (1re édition 1985).

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 17: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

35

condenser en quelques repères. il observe d’abord que les sciences sociales se sont intéressées aux livres de manière très, peut être trop, objective. les historiens ont beaucoup utilisé les inventaires de bibliothèques à fins d’héritage, ou les commandes aux imprimeurs pour comprendre qui lisait quoi. les analyses sociologiques contemporaines de type « pratiques cultu-relles des français » ont associé des types de livres et des classes d’âge ou des catégories professionnelles qui en sont plus ou moins consommatrices. Ces démarches ont permis des découvertes fécondes. Mais, relève Chartier (p. 80-81), elles se paient souvent d’une double occultation. la première consiste à séparer les textes de leur support. Or la taille du volume, la typographie, le papier, les illustrations, la mise en page constituent à la fois des modes d’emploi et des filtres qui favorisent certains types de lecture, en dissuadent d’autres (on hésite à surligner les pages d’un volume de la « pléiade », on a moins de scrupules à meurtrir la reliure d’un recueil de comics). Comment les éditeurs se représentent-ils leurs lecteurs ? Anticipent-ils sur leurs compétences lectorales ? la diversité et la cherté des textes accessibles, ou, au contraire, leur variété et leur faible coût, sont aussi à considérer. Cette matérialité de l’objet lu est un élément actif dans l’exis-tence de modes de lecture différents du même texte par des lecteurs divers. une seconde limite des approches « objectivistes » que souligne juste-ment Chartier tient dans le fait que, pour être important, le constat de ce que tel type de lecteur (par exemple : hommes/ruraux/de quarante-cinq à cinquante-neuf ans) constituait le premier public de tel ou tel type de livre, ne dit à peu près rien ni sur le pourquoi, ni sur le comment de ces lectures. « les modalités d’appropriation des matériaux culturels sont sans doute autant, sinon plus distinctives que l’inégale distribution sociale de ces matériaux eux-mêmes » (p. 81).

Dans cette jeune tradition des sciences sociales, nous sommes donc partis de l’image de lecteurs à la fois divers et actifs. Nous nous sommes demandés ce que des individus dont nous cherchions à saisir la singularité, les combina-toires de dispositions, à partir de la mise à jour de toute une série de variables objectives, « faisaient » de leur lectures.

Notre questionnement portait aussi, en retour, sur ce que les livres font aux lecteurs. la formule ne postule aucun pouvoir d’influence automatique du livre sur des lecteurs crédules. Nous avions glissé dans les entretiens une question qui demandait si la lecture répétée d’histoires de crimes « avait fait prendre conscience des problèmes d’insécurité avant qu’ils n’occupent le premier plan de l’actualité ». Dans près des deux tiers des cas la réponse fut le rire 28. Considérer que les livres « font » quelque chose à leurs lecteurs n’est donc pas réductible à une thématique de l’influence. les livres apportent

28. En quelques cas amorcé par le nôtre, il faut l’avouer… Mais rire déclencheur, lui-même amené par l’évidence d’une réponse sarcastique au vu de l’heure antérieure d’entretien.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 18: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

36

aussi des savoirs (ou l’illusion d’en détenir), des occasions de rencontre, de discussion et d’intégration à des « sociabilités du livre 29 ». ils peuvent activer la mémoire, provoquer dégoût 30, révolte, bonne humeur, déclencher des chocs émotionnels au moins aussi forts qu’une madeleine dans une tasse de thé. passer du livre au lire, c’est penser le livre non plus comme un objet, lettres noires sur papier blanc, mais comme un informateur, un catalyseur, un activateur d’humeurs, d’émotions et de réflexions. Nos références sont aussi à chercher ici du côté des travaux d’historiens (Chartier, Darnton 31), de sociologues 32 qui ont voulu saisir empiriquement la diversité et les contra-dictions des réceptions de littératures peu légitimes. Elles doivent à l’apport des Cultural Studies britanniques qui, dès la fin des années cinquante, ont entrepris, avec Richard Hoggart 33 de penser les capacités de négociation, de détournement, la résistance passive des « consommations nonchalantes » de biens culturels, contre les discours apocalyptiques prêtant aux produits de la culture de masse une influence foudroyante et forcément abêtissante. Si la plupart des travaux de référence 34 qui ont jalonné cette recherche fonda-trice d’une sociologie de la réception se sont davantage fixés sur la télévi-sion que sur l’écrit, leurs concepts et questionnements restent transposables. ils ont en particulier permis de montrer empiriquement qu’un même message pouvait donner lieu à des réceptions – décodages tout à fait divers selon ses récepteurs, que si les variables associées à la notion de classe sociale étaient pertinentes, elles devaient impérativement se compléter d’autres paramètres interprétatifs en termes de tranche d’âge, de genre, d’identité ethnique, par exemple 35. Adossées à ces travaux, notre recherche s’inscrit donc dans une posture d’attention aux capacités contrastées de décodage et d’appropriation des divers publics de la culture 36, à leur réflexivité, attention qui, pour notre part, ne signifie nullement célébration d’une liberté illimitée des lecteurs ou oubli des contraintes objectives liées aux hiérarchies instituées de la culture, aux effets des différences de scolarisation, de trajectoire, de catégories sociales.

29. Burgos Martine, Evans Christophe, Buch Esteban, Sociabilités du livre et commu-nautés de lecteurs. Trois études sur la sociabilité du livre, paris, Bibliothèque publique d’information/Centre pompidou, 1996.

30. plusieurs lecteurs ont spontanément mentionné leur incapacité à aller au bout d’un roman de Maud Tabachnik centré sur une affaire de pédophilie.

31. Le Grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, paris, Hachette coll. « pluriel », 1986.

32. À côté du travail, déjà cité, de Mauger, poliak et pudal (1999), on citera Thiesse Anne-Marie, Le Roman du quotidien, paris, le Chemin vert, 1987, et Radway Janice, Reading the Romance, Chapel Hill, NC : university of North Carolina press, 1991.

33. Hoggart Richard, La Culture du pauvre, paris, Éditions de Minuit, 1970 (1re éd. 1957).34. Ang ien, Watching Dallas, londres, Methuen, 1985 ; Morley David,

Brunsdon Charlotte, The Nationwide Television Studies, New York, Routledge, 199 9 ; Hall Stuart, « Encodage-Décodage », Réseaux, 68, 1994.

35. Mattelart Armand, Neveu Erik, Introduction aux Cultural Studies, paris, la Découverte, 2003.

36. le Grignou Brigitte, Du côté du public, paris, Économica, 2003.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 19: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

37

Le dispositif d’enquête

Notre enquête a pris appui sur trois outils principaux d’investigation.

Les enquêtes « Pratiques culturelles des Français »

le premier a consisté, grâce à l’aide d’Emmanuel pierru, du CuRApp d’Amiens, à utiliser les données accumulées par le ministère de la Culture lors de la vague 1997 de l’enquête « pratiques culturelles des Français ». il s’agissait en particulier de comparer à l’ensemble des répondants, les personnes qui, dans l’univers des lectures, « préfèrent lire » des policiers ou « lisent le plus souvent » ou « possèdent » de tels romans. un ensemble de tris croisés a permis de saisir à la fois la singularité de ces sous-popula-tions, au regard de l’échantillon global, et de chercher à repérer leurs singu-larités dans des domaines comme la sociabilité, la consommation d’informa-tion, diverses pratiques culturelles. l’ensemble de ces tris a fourni près de trois cents pages de données chiffrées. Ce matériau statistique nous a rendu au moins trois services.

le premier a été de constituer un garde-fou contre l’esprit lettré, toujours prompt à considérer la lecture comme une pratique universelle, explicable par des choix et des goûts reflétant l’expression de subjectivi-tés libres. l’effet salutaire de ces données est de rappeler quelques vérités déplaisantes : la lecture n’est pas une activité universelle ; la pratique de la lecture subit même ce que Bernard lahire 37 désigne comme une « crise de la foi en la culture littéraire ». le pourcentage de « gros » lecteurs, lisant plus de vingt-cinq livres par an, est tombé de 31 à 14 % de la population française entre 1973 et 1997. Quant aux lecteurs de policiers, ils constituent une minorité au sein de cette minorité de gros lecteurs. par ailleurs, si les données statistiques sont assez complexes pour couper les ailes aux inter-prétations simplettes domiciliant les lectorats des genres policiers dans des zones nettement délimitées de l’espace social, elles sont aussi castratrices à l’égard des discours qui viseraient à faire échapper les goûts policiers à toute détermination sociale. l’hétérogénéité sociale du lectorat n’empêche pas d’y discerner des sous-composantes (opposition entre des lecteurs peu dotés en capital culturel – diplômes, connaissances littéraires – et d’autres fortement pourvus), ou d’opérer des constats souvent contre-intuitifs comme celui d’une forte présence des femmes, des titulaires de hauts revenus chez ceux et celles qui lisent d’abord ce type de fiction.

la reprise de l’enquête « pratiques culturelles des Français » de 1997 permettait aussi de mobiliser les résultats d’une très grosse enquête « repré-sentative » pour comprendre des processus de transformation du lectorat,

37. lahire Bernard, 2004, La Culture des individus, op. cit., chapitre 15.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 20: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

38

et plus encore pour associer la lecture des policiers à davantage de variables et d’autres pratiques culturelles que les matériaux de nos entretiens ne le rendaient possible.

Ce matériau permettait enfin de monter en généralité… Jamais par le tour de passe-passe qui consiste à utiliser l’enquête du ministère de la Culture pour « prouver » le bien-fondé des conclusions de la nôtre et réciproquement, en oubliant leur différence radicale de nature, mais en utilisant cette ressource pour conforter la plausibilité, la cohérence de nos hypothèses, suggérer des moyens de les tester via de nouvelles enquêtes.

Cartographier l’offre

Dès le début de l’enquête, nous nous sommes fixés comme objectif de nous doter, avant tout entretien avec les lecteurs, d’une cartographie de l’offre éditoriale, tâche que nous avons pu mener à bien grâce à l’aide précieuse de Catherine Chauchard, directrice de la BilipO, et Claude Combet de Livres Hebdo 38. l’objectif était de disposer d’un cliché aussi précis que possible des collections identifiées au policier que pouvait trouver le client d’un point de vente de livres bien pourvu sur ce terrain. Nous avons donc dressé des listes de maisons d’édition et de collections, cherché à identifier leurs stratégies. De l’appui sur des formules rôdées à l’invention de styles et genres en phase avec les attentes latentes et émergentes de divers publics, l’offre éditoriale ne se développe pas sans chercher à prendre en compte l’espace vague et informulé des « demandes » naissantes. Dans cette limite, il n’est pas abusif de soutenir que l’offre crée la demande : les limites du choix des amateurs de policiers sont celles de la somme des titres labellisés comme tels, disponibles en un temps T sur le marché. Nous avons cherché à donner à cette enquête un peu de profondeur historique en prenant de grands repères sur l’apparition des diverses collections, les mutations de l’offre. Ce volet de l’enquête a aussi été complété par la construction d’indicateurs sommaires visant à construire un espace, un « champ » éditorial 39 où l’offre (associée à des maisons d’édition) est aussi mise en forme de manière relation-nelle, en essayant de classer les éditeurs sur des critères comme leur légiti-mité, l’importance de leur catalogue et du fonds, leur stratégie d’innovation ou d’exploitation d’un fonds d’auteurs gros vendeurs. un tel fonds de carte aide grandement à faire sens des pratiques de lecture, si on le combine en particulier à une double attention à la catégorie littéraire du « genre » d’une

38. les développements de ce livre sur la littérature policière pour enfants sont aussi profondément tributaires du travail d’Alain Regnault, de la BilipO.

39. C’est-à-dire un espace structuré de positions et d’oppositions, où la place d’un acteur (maison d’édition, auteur) fait sens par les ressources originales dont il dispose, dans son positionnement par rapport aux autres (éditer des best-sellers ou découvrir des auteurs, écrire du néo-polar ou des policiers « ethnologiques »).

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 21: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

39

part et, d’autre part, à des paramètres de légitimité culturelle, à des variables particulièrement éclairantes en sociologie de la lecture (genre, trajectoires).

l’enquête vers les lecteurs a été amorcée par un questionnaire, léger dans sa forme et sa visée. Distribué dans certaines bibliothèques (BilipO et bibliothèque Mouffetard à paris, bibliothèques municipales rennaises), il demandait aux usagers empruntant un policier quelques renseignements sur l’intensité de leurs pratiques, leurs motivations et préférences, leurs réactions à une douzaine de noms d’auteurs. Cinquante-six réponses nous sont revenues 40. Cette forme de sondage – au sens d’un prélèvement explo-ratoire, non d’un échantillon représentatif – permettait à la fois de recueillir les premiers éléments d’un discours de lecteurs sur le policier, plus encore de voir quels profils sociaux se sentaient assez motivés, assez légitimes aussi pour prendre la plume et la parole sur le sujet… la proposition d’un entre-tien en fin de texte permettait aussi d’amorcer la constitution d’un groupe de lecteurs-interlocuteurs.

Le dispositif d’entretiens

Au cœur de l’enquête se plaçait une quarantaine d’entretiens qualitatifs, structurés autour de l’idée de faire raconter un itinéraire de vie et de lecture, insistant spécialement sur la lecture des genres policiers. inspiré du question-naire élaboré par Gérard Mauger, Claude poliak et Bernard pudal pour leur propre enquête, cette (trop) longue grille d’entretien de 253 questions comportait une première partie biographique (milieu d’origine, scolarité, entrée dans la vie active, itinéraire culturel et idéologique). une seconde partie explorait, depuis la petite enfance, une biographie de lecteur, en insistant sur les modes de découverte, les goûts et pratiques du policier. un dernier bloc de questions se centrait davantage sur les pratiques d’acc-mulation et d’acquisition des livres, les sociabilités autour de la lecture, les manières de lire.

Conduits entre avril 2003 et juin 2004, les entretiens ont duré d’une heure un quart à trois heures. la partie biographique du questionnaire était en général autoadministrée et récupérée par la poste avant l’entre-tien, ce qui permettait à la fois de situer l’interlocuteur et de lui faire préci-ser certaines réponses. Tous les entretiens ont été enregistrés, et 80 % ont été réalisés personnellement par les auteurs, afin de pouvoir profiter de tout le potentiel d’information diffuse qu’offre aussi le cadre personnel de l’interlocuteur, les mimiques et langages corporels lors de l’entretien. On peut qualifier nos entretiens de semi-directifs dans la mesure où, tout en cherchant à produire des données comparables à partir de la grille de départ, ils étaient caractérisés par une réelle souplesse. ils ne suivaient

40. Dont quarante-neuf émanant de lectrices, nous y reviendrons…

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 22: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

40

pas toujours méticuleusement l’ordre des questions prévues, s’adaptaient à l’identité des interlocuteurs (demander à un bouquiniste qui vous reçoit dans son capharnaüm s’il a eu envie de se constituer une bibliothèque comporte une part de cocasse), en de rares cas à leur malaise ou agace-ment devant l’avalanche de questions. le but de ces dialogues était de faire parler de gros lecteurs (plus de vingt romans policiers par an), en se donnant les moyens de connaître leur histoire personnelle, sociale, lecto-rale sur l’expérience et la pratique de la lecture. l’ensemble des entre-tiens retranscrits correspond à une moyenne de vingt pages, interligne un et demi, soit un total de plus de huit à neuf cents pages de retranscription après enregistrement. une majorité des lecteurs rencontrés a accepté de compléter l’enquête par la lecture de quatre policiers (un Viviane Moore, un Didier Daeninckx, un Henning Mankell et un patricia Cornwell) sur lesquels nous leur demandions des commentaires sur un jeu de fiches d’évaluation.

l’échantillon ne prétend pas être statistiquement représentatif de la population des lecteurs ou gros lecteurs de policiers. la première est presque coextensive à celle des lecteurs de fiction ; il est douteux que quiconque, même les éditeurs, dispose aujourd’hui de données fiables sur la composition de la seconde. Trois critères ont, en fait, présidé à la composition de cet échantillon. En valorisant une attention aux trajectoires, à l’expérience, aux entrées et sorties dans la lecture du genre, le question-naire supposait le choix d’interlocuteurs assez âgés pour avoir quelque chose d’une vie de lecteurs, d’où la sous-représentation délibérée des plus jeunes (sur quarante interlocuteurs, seuls deux avaient moins de vingt-cinq ans, neuf autres se situant entre vingt-cinq et trente-cinq ans). Nous avons par ailleurs cherché à couvrir une palette aussi large que possible de milieux sociaux et de trajectoires, en cherchant spécialement à échapper au face- à-face avec les seules professions « intellectuelles ». Évoquer ce point suppose d’introduire aussitôt une troisième contrainte, subie et non choisie celle-là, qui tient à la très inégale facilité à identifier des interlocuteurs selon les milieux. pratiquement, nous avons mobilisé nos cercles de relations, ceux de nos proches, des jeunes étudiants de nos laboratoires de recherche. Ces contacts comportaient, on le devine, plus de professions intermé-diaires et d’intellectuels que de paysans ou d’ouvriers. l’élargissement du réseau des interviewés s’est fait avec l’aide de bibliothécaires (paris, Rennes, Chantepie, pordic), par des appels sur la liste électronique de discussion « Mauvais genres », avec l’appui des cheminots mobilisés autour du prix polar de la SNCF, par les suggestions de personnes interviewées qui nous renvoyaient à d’autres lecteurs. les entretiens se sont le plus souvent déroulés au domicile des personnes rencontrées (vingt-neuf cas), parfois dans nos bureaux à l’université ou à nos domiciles (deux cas pour chacune de ces situations), en deux cas dans des cafés ou restaurants, sur les lieux

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 23: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

41

de travail de nos interlocuteurs (quatre cas : bureau, librairie, local technique d’un élevage laitier), une bibliothèque publique (un cas). Outre le rendement « indiciaire » qu’apporte un passage dans le cadre quotidien des interlocuteurs, le choix de valoriser les rencontres au domicile nous à souvent permis de voir les bibliothèques. il a plus souvent encore permis à nos hôtes de chercher un livre pour retrouver un titre, un nom d’auteur qui se dérobait à la mémoire.

la liste des entretiens est synthétisée dans le tableau qui suit. il donne des éléments de base pour situer nos rencontres. Nous avons donné à chacun un pseudonyme pour préserver l’anonymat, dans quelques rares cas modifié le lieu de d’habitation lorsque cela semblait prudent pour cette même raison. Chaque lecteur est ici identifié par son lieu d’habitation 41, son âge, sa formation scolaire, sa situation professionnelle et l’indication de quelques-unes des lectures policières dont il/elle a parlé avec le plus de chaleur. Au fil des pages, nous avons aussi fait en sorte de donner un peu de chair et de présence à ces lecteurs assidus, en donnant quelques préci-sions sur eux à leur première apparition dans notre compte rendu, toujours par des précisions biographiques introduites là où elles étaient éclairantes, parfois par des portraits plus complets, lorsqu’une expérience individuelle de la lecture des policiers nous semblait capable d’éclairer, de donner saveur à des mécanismes et situations que nous cherchions à éclairer.

Au-delà de ses rubriques, les tableaux synthétiques des pages 44 à 47 doivent aussi être lus dans une logique de graduation. l’ordre d’indica-tion des personnes interviewées, qui part de Juliette, Jules et lola pour se clore sur Bella, lorraine et Olga, tente de refléter ce que nous ne voulons en aucun cas appeler une hiérarchie de compétence ou d’investis-sement – tous nos interlocuteurs ont eu une pratique de lectures policières supérieure à la moyenne, – mais plus une mise en ordre grossière de ce qu’on pourrait désigner comme une capacité à suggérer des vues panop-tiques des littératures policières. Comment cette séquence de classement a-t-elle été produite ? À partir des entretiens, nous avons additionné le nombre des auteurs que nos interlocuteurs connaissaient dans une liste de dix, le nombre de « sous-genres » (questions 75 et 76) qu’ils discernaient. Nous avons aussi relevé dans la transcription écrite des entretiens le nombre d’auteurs autres que ceux de la liste de dix que nos hôtes mentionnaient spontanément. le chiffre final (qui va de huit pour Juliette à quarante chez Olga pour une moyenne générale de vingt-trois où se situent Dominique, Arzela, Jane et Camille) a servi de critère pour organiser le tableau. Ce classement ne comporte pas de cassures nettes, d’écarts qui permet-traient d’opposer des groupes de lecteurs. il ne donne ni un tableau d’hon-

41. À l’exception de Milou, domicilié en languedoc, tous les entretiens ont été conduits là où vivaient nos interlocuteurs.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 24: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

42

neur, ni une hiérarchie fiable d’une compétence en romans policiers. le nombre d’auteurs spontanément cités – qui fait le gros des différences – peut refléter l’érudition du locuteur et la variété de ses lectures. Mais il peut tout autant mesurer son confort à s’exprimer, son désir de se mettre en valeur ou, plus prosaïquement, le fait que sa mémoire (cas d’Albert) se dérobe aux noms propres.

Cette présentation peut cependant donner une idée grossière d’une des différences entre nos interlocuteurs. Si tous nous ont parlé de façon riche et utile de leur goût du livre policier, tous ne l’ont pas fait avec la même abondance de références. la dizaine de lecteurs du début de liste a mobilisé dans ses propos un nombre assez restreint (de huit à seize) de noms ou de genres. Des raisons fort différentes peuvent expliquer ce trait. Certains inter-viewés ont répondu de façon assez laconique (Juliette), d’autres se soucient assez peu de considérations sur les auteurs et trouvent même visiblement un peu cocasse qu’on puisse les interroger plus d’une heure sur leurs lectures de distraction (Jules). pour d’autres encore (luc), l’espace de référence se concentre sur un sous-genre, où la lecture du policier est une chose récente (Gwendoline) ou un peu désinvestie (Barnabé). À l’inverse, plus la liste va vers son terme, plus elle mentionne des amateurs de policiers qui ont fait preuve durant l’entretien de beaucoup d’érudition, de capacité à parler d’un univers varié d’auteurs. Si Olga, lorraine, Oncle paul, Bella apparaissent parmi les plus érudits, on fera partir de Céline et Coco le pôle de ceux qui, en situation d’entretien, expriment un rapport aux policiers plus érudit, plus panoptique que la moyenne de l’échantillon (voir tableau 1, p. 42-45).

l’intérêt de cette liste est aussi d’illustrer à la fois la variété des personnes rencontrées et les limites de l’échantillon. pour en donner une illustration concrète, les responsables des bibliothèques de quartier rennaises ont entre-pris, lors de l’été 2003, de solliciter personnellement leurs emprunteurs de policiers correspondant à des profils plus populaires, peu diplômés ou plus âgés. la quasi-totalité des personnes sollicitées n’a pas donné suite à la demande, soit que la durée d’entretien leur apparaisse comme dissua-sive, soit vraisemblablement qu’ils identifient le protocole d’enquête à une situation d’examen. la diversité sociale, territoriale et générationnelle des personnes que nous avons rencontrées ressort du tableau synthétique de l’annexe 1. Elle ne doit pas occulter un certain nombre de singularités de notre échantillon.

la première tient à sa structure générationnelle. la sous-représenta-tion volontaire des plus jeunes a déjà été soulignée. S’y ajoute une sous- représentation, non voulue celle-là, des lecteurs âgés, puisque seuls quatre (10 %) de nos interlocuteurs ont dépassé la soixantaine.

une seconde singularité tient à ce qu’on pourrait désigner comme le profil « surdiplômé » de notre échantillon. Quinze de nos lecteurs ont un niveau qui correspond à la maîtrise ou à des diplômes au moins

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 25: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

43

équivalents (école d’ingénieur). parmi eux, six sont titulaires de diplômes de troisième cycle et/ou de titres rares (Agrégation, Sup de Co, ENA). À l’inverse, en assimilant les réponses « niveau bac » à la détention de ce diplôme, nous n’avons que sept interlocuteurs ayant arrêté leurs études avant le baccalauréat.

Ces traits sont à relier à une troisième série de données de notre échan-tillon, relatives à sa composition socioprofessionnelle. On en soulignera trois traits. il s’agit d’abord d’une représentation modeste des milieux populaires. un agriculteur, trois représentants du monde ouvrier (mais tous trois issus de sa composante très particulière qu’est la SNCF), un serveur de café, une employée de maternelle, trois secrétaires (dont l’une a fait des études postbac) : soit un quart d’interlocuteurs qu’on peut dissocier des mondes des classes moyennes et supérieures. C’est peu par rapport au poids de ces groupes dans la société française. Est-ce une anomalie notable par rapport à leur poids dans les lectorats du policier ? En l’absence de données fines sur les profils précis des lecteurs occasionnels ou intensifs de policiers, une réponse elle-même précise est difficile. Compte tenu des données issues d’enquêtes générales sur la lecture, des processus de recul de la lecture assidue du livre, notre échantillon ne nous semble pas sur ce point poser d’autre problème que l’absence d’ouvriers du secteur privé. On notera au passage que trois de nos quatre « plus de soixante ans » sont dans le groupe populaire, éclairant parfois les évolutions des pratiques de lecture populaires dans le long terme 42.

À l’autre extrémité de ce que l’on désigne parfois du terme réducteur d’échelle sociale, on peut noter la faible représentation de certaines catégories supérieures : un seul lecteur (avocat) dans le monde des professions libérales, un seul encore issu du monde des cadres supérieurs du privé. le biais de notre échantillon nous semble ici plus net. Cette présence (trop) modeste des cadres supérieurs et professions libérales est elle-même indissociable d’une autre singularité de notre échantillon : la relative surreprésentation des salariés du secteur public (seize) et parapublic (trois) qui représentent la moitié de nos interlocuteurs alors que le secteur public, au sens large, pèse pour un tiers des emplois environ. De ce point de vue, la présence de quatre enseignants et d’un conseiller d’éducation parmi nos interlocuteurs est intéressante puisque des comparaisons public/privé 43 ont montré que c’est le groupe des profes-seurs qui explique le gros des écarts dans les pratiques culturelles – et d’abord la lecture – entre cadres du privé et du public.

42. Ainsi Albert, retraité de la SNCF, né en 1930, qui a commencé au niveau le plus modeste des chemins de fer, pour finir avec le statut de chef de gare dans une petite ville d’ille-et-Vilaine, et qui lit aujourd’hui des policiers très « modernes » (Mankell, Higgins Clark), a été jadis un grand lecteur des collections d’espionnage du Fleuve Noir et de SAS.

43. De Singly François, Thélot Claude, Gens du privé, gens du public. La grande diffé-rence, paris, Dunod-Bordas, 1988.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 26: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

44

Nom

sl

ieu

Né(

e)

en

Dip

lôm

eM

étie

r ac

tuel

polic

iers

/an

polic

iers

favo

ris

1Ju

liett

epa

ris

15e

1933

CE

p, B

reve

t pr

ofes

sion

nel

Secr

étai

re m

ilita

ire

25 +

J. l

ee B

urke

, Var

gas,

Mc

Bai

n,

leh

ane

2Ju

les

pord

ic

(22)

1935

Bac

inst

itute

ur r

etra

ité15

+D

aeni

nckx

, Sim

enon

3l

ola

Cor

seul

(2

2)19

73D

uT

Tec

hnic

ienn

e

de la

bora

toir

e15

Hig

gins

Cla

rk, F

aille

r

4A

lber

tA

uray

(5

6)19

30B

EpC

Che

min

ot r

etra

ité20

Faill

er, H

iggi

ns C

lark

, San

-Ant

onio

5M

athi

lde

Cou

tanc

es

(50)

1955

Bac

+ 2

inst

itutr

ice

20C

ornw

ell,

Elli

s pe

ters

, Var

gas

6Jé

rôm

epa

ris

20e

1978

BE

pC/C

Ap

cuis

inie

rSe

rveu

r de

bar

25D

aeni

nckx

, pec

hero

t

7B

arna

béR

enne

s (3

5)19

54M

aîtr

ise/

DE

AA

voca

t15

?Si

men

on, C

hris

tie, n

oir

uS

8l

ucpa

ris

11e

1969

Doc

tora

t sci

ence

s so

cial

esC

herc

heur

CN

RS

40Jo

nque

t, po

uy, C

lass

ique

s no

irs

uS

9G

régo

ire

Tou

rs (

37)

1956

Du

duca

teur

sp

écia

lisé

50 +

pear

s, i

zzo,

Fol

let,

pere

z-R

ever

te

10G

wen

dolin

eR

enne

s (3

5)19

78D

EA

sci

ence

po

litiq

ueÉ

tudi

ante

40E

llroy

, Var

gas,

izz

o

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 27: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

45

Nom

sl

ieu

Né(

e)

en

Dip

lôm

eM

étie

r ac

tuel

polic

iers

/an

polic

iers

favo

ris

11B

enja

min

eO

sny

(9

5)19

54M

aîtr

ise

de le

ttre

sC

oméd

ienn

e in

term

itten

te20

Var

gas,

Dae

ninc

kx, J

onqu

et,

aute

urs

fem

mes

12Yv

espa

impo

l (2

2)19

41B

ac, D

uT

Cad

re r

etra

ité/

bouq

uini

ste

60 ?

Mag

nan,

Him

es, C

hase

, Sim

enon

13Sa

m-S

ausa

upa

ris

19e

1996

Bac

/DE

uG

Ass

ista

nte

de

dir

ectio

n30

Con

nelly

, Mc

Bai

n, T

hom

pson

14G

igi

Châ

lons

(5

1)19

45B

EpC

/Éco

le p

igie

rSe

crét

aire

-co

mpt

able

25 +

Geo

rge,

Cor

nwel

l,

Wal

ters

, M. H

iggi

ns C

lark

15R

ampo

Ren

nes

(35)

1971

lic

ence

Bea

ux-a

rts

Des

sina

teur

BD

20Ja

pona

is, E

llroy

, Dan

tex,

Jonq

uet

16M

arc

St-Je

an

(35)

1963

Niv

eau

DE

uG

Hom

me

au fo

yer

40Ja

ouen

, Jon

quet

, «

Séri

e N

oire

», D

essa

int

17D

omin

ique

St-Je

an

(35)

1966

Cap

es h

isto

ire

prof

esse

ur

de fr

ança

is40

+pa

liser

, « p

oulp

e »,

« G

rand

s dé

tec-

tives

», «

10/

18 »

, Jon

quet

18A

rzel

al

anni

on

(22)

1958

Bac

Ann

imat

rice

sp

ortiv

e50

Var

gas,

Con

nelly

, Hig

hsm

ith, p

eter

s,

leo

n

19Ja

neR

enne

s (3

5)19

49B

ac +

4 H

isto

ire

et

Géo

grap

hie

Con

trôl

eur

de

s im

pôts

50H

ighs

mith

, Dae

ninc

kx,

Var

gas,

Riv

ages

Noi

r

20C

amill

eC

hant

epie

(3

5)19

62B

acA

TSE

M25

?iz

zo, D

aeni

nckx

, Var

gas,

M

c B

ain,

Jaou

en

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 28: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

46

Nom

sl

ieu

Né(

e)

en

Dip

lôm

eM

étie

r ac

tuel

polic

iers

/an

polic

iers

favo

ris

21A

lfio

Ren

nes

(35)

1957

Niv

eau

bac

Mag

asin

ier

SNC

F50

Jonq

uet,

Dae

ninc

kx, F

ajar

die,

M

anot

ti, V

illar

d, i

talie

ns

22M

aria

nne

pari

s 11

e19

57D

ESS

psy

cho

psyc

holo

gue

30C

hris

tie, V

ilar,

Japr

isot

, C

hase

, Cha

ndle

r

23St

épha

nie

pari

s 19

e19

64É

cole

de

pub

Secr

étai

re

com

mer

cial

e50

+V

arga

s, M

c B

ain,

l

iebe

rman

, Jon

quet

24A

rmel

leB

ourg

barr

é (3

5)19

46M

aîtr

ise

p rof

esse

ure

de

fran

çais

, ret

raité

e40

Ren

del,

Hig

hsm

ith, J

apri

sot,

Var

gas

25C

arol

eC

lichy

(9

2)19

64É

cole

d’in

géni

eur

i ngé

nieu

re

info

rmat

ique

70 +

« G

ds d

étec

tives

», «

10/

18 »

, H

iller

man

, Hig

hsm

ith

26C

élin

eM

alak

off

(92)

1972

Maî

tris

e éc

onom

ie/

DE

SSC

adre

A, m

inis

tère

Je

unes

se &

spo

rts

40V

arga

s, D

aeni

nckx

, Mal

let,

Riv

ages

27C

oco

p ari

s 19

e19

65D

EA

/EN

AH

aut f

onct

ionn

aire

, m

inis

tère

Fin

ance

s60

+pe

ters

, Cor

nwel

l, «

Gra

nds

déte

c-tiv

es »

, « 1

0/18

»

28Je

an- p

ierr

eR

enne

s (3

5)19

52B

EpC

Che

min

ot20

Dae

ninc

kx, H

amm

et,

Del

teil,

Man

otti

29N

icol

aspa

ris

19e

1954

BE

pC/T

echn

icie

n SS

perm

anen

t syn

dica

l30

Hill

erm

an, J

onqu

et, V

arga

s, E

cco

30Jo

rge-

lui

sR

enne

s (3

5)19

71M

aîtr

ise

info

com

Res

pons

able

ém

issi

on T

V10

0R

ende

ll, C

amill

eri,

Man

kell

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 29: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

47

Nom

sl

ieu

Né(

e)

en

Dip

lôm

eM

étie

r ac

tuel

polic

iers

/an

polic

iers

favo

ris

31So

nia

pari

s 18

e19

74M

aîtr

ise

d’ar

abe

pigi

ste/

chôm

euse

50V

arga

s, N

oirs

fran

çais

32M

acha

napa

ris

19e

1974

Agr

égat

ion

de

fran

çais

prof

esse

ure

(sec

onda

ire)

40C

onne

lly, C

hris

tie,

Eva

sovi

tch,

R. M

c D

onal

d

33G

eorg

esSa

int-M

alo

(35)

1959

Sup

de C

oD

irec

teur

co

mm

erci

al40

« R

ivag

es N

oir

», C

onne

lly,

Var

gas,

Che

sbro

34E

rwan

npo

rt B

lanc

(2

9)19

61B

TS

Agr

icul

teur

40B

lock

, Cam

iller

i, H

arve

y, V

arga

s

35T

chao

pari

s 11

e19

64M

aîtr

ise

com

mu-

nica

tion

soci

ale

CpE

lyc

ée30

Var

gas,

Dae

ninc

kx, J

onqu

et,

hisp

aniq

ues,

« 1

0/18

»

36M

ilou

pari

s 11

e19

49D

iplô

me

ingé

nieu

rin

géni

eur

E

aux

& F

ôret

s30

Dae

ninc

kx, G

eorg

es C

hand

ler,

C

hris

tie, D

ars,

Con

nelly

37O

ncle

pau

lSa

int-l

o (5

0)19

47B

EpC

Ret

raité

pT

T10

0M

c B

ain,

Chr

istie

, Arn

aud,

pet

ers

38B

ella

pari

s 6e

1948

DE

A S

cien

ces

écon

omiq

ues

ingé

nieu

re

de r

eche

rche

50M

c B

ain,

Var

gas,

iba

rgüe

ngoi

tia,

luc

arel

li, H

imes

39l

orra

ine

Dra

ncy

1960

Niv

eau

Bac

Gra

phis

te/

chôm

euse

60D

aeni

nckx

, Chr

istie

, Ellr

oy,

Hill

erm

an, W

alte

rs, D

oss

40O

lga

Qui

mpe

r (2

9)19

52N

ivea

u 1er

, Cou

rs

pigi

erl

ibra

ire

200

+G

oodi

s, C

hary

n, Ja

ouen

, Riv

ages

Tab

leau

1. –

Lis

te d

es q

uara

nte l

ecte

urs i

nter

view

és.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 30: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

48

une quatrième singularité de notre échantillon, de notre point de vue la plus problématique, au double sens d’une énigme à résoudre et d’un risque de biais, tient à ce qu’on appellera son « sinistrisme ». Nos interlocu-teurs sont de gauche… au point que – tout jugement de valeur mis à part – la rencontre avec des lecteurs de « droite » ait fini par devenir un motif de réjouissance ! Sept de nos interlocuteurs répugnent à se classer politi-quement ou ne trouvent pas leur compte dans l’offre politique 44. Sur les trente-trois restants, cinq se situent à droite et quatre au centre.

Enfin, si les variations de la structure sociale en l’espace de deux ou trois générations rendent très hasardeux tout exercice de classification indiscu-table en terme d’ascension ou de déclin social (une employée du secteur public – fille d’ouvrier, – un responsable d’émission de télévision sur un réseau local – fils d’un artisan d’art – vivent-ils une ascension par rapport à leurs parents ?), on peut cependant relever l’importance de ceux que l’on appellera donc ici des « mobiles sociaux » parmi nos interlocuteurs. il est possible de situer aux environs des trois quarts de nos interlocuteurs ceux qui ont vécu une expérience forte de mobilité sociale (rupture nette de statut social, de niveau de diplôme ou de revenus) à l’égard de leurs parents. Cette mobilité est en majorité ascendante, mais aussi, en quelques cas (cinq ou six), elle suggère une forme de déclassement (temporaire ou provi-soire pour les plus jeunes ?) à l’égard du statut social des parents 45.

Évoquer ici, avec un peu de détails, les caractéristiques générales de nos interlocuteurs, c’est à la fois permettre de les identifier, rendre honnêtement compréhensible aux lecteurs et aux chercheurs les particu-larités de notre échantillon, par lesquelles il peut aussi être critiqué. Mais ces explications ne doivent pas susciter un quiproquo. Elles ne cherchent pas à expliquer ou à excuser les défaillances de « représentativité » de notre échantillon puisque, répétons-le une dernière fois, celui-ci ne cherche pas à être un modèle réduit du lectorat des genres policiers et ne saurait, de toute façon, l’être avec quarante personnes pour une « population-mère » de lecteurs dont les contours sont confus ! l’utilité pratique des précisions données ici est autre. Elles permettent d’abord de comprendre que nous disposons de matériaux d’une inégale richesse pour nous confronter à divers types de lecteurs et de lectures. Beaucoup de témoignages, par exemple, sur les lectures du policier par la génération du baby-boom, beaucoup de gros lecteurs qui sont aussi des mobiles sociaux. plus de témoins dans les

44. Mais les informations qu’ils donnent sur leurs votes aux présidentielles ou leur trajectoire politique les associent cependant plus souvent à une orientation à gauche qu’à droite.

45. un autre indicateur peut se trouver dans le fait que vingt-trois sur quarante de nos interlocuteurs ont au moins deux grands-parents appartenant aux mondes populaires (ouvriers, employés, artisans et petits commerçants, paysan), alors même que plusieurs questionnaires ne mentionnent pas la profession précise des grands-parents.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 31: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

49

nouvelles classes moyennes que dans le jeune monde ouvrier. À l’inverse, la difficulté ou la maladresse à collecter certains types de témoignages (professions « supérieures » du privé, retraités, ouvriers d’industrie) vaut comme invite à la prudence quand il s’agira de chercher à théoriser leurs rapports aux lectures du policier. D’autres singularités de notre échantillon joueront pour nous un rôle de clignotant ou de signal d’alerte : que veut dire le surprenant chiffre de près de 30 % de nos répondants se positionnant explicitement à gauche du parti socialiste ? Ne peut-il suggérer un vrai biais ? le poids, à première vue considérable, des mobiles sociaux est-il un hasard d’échantillon ou doit-il être pensée comme un élément capable d’éclairer des affinités aux livres policiers ? Comment expliquer encore, qu’alors qu’il s’agit du premier best-seller du genre, les opinions de nos interlocuteurs sur les romans de Higging Clarks soient si souvent négatives ou assassines ?

Notre dispositif d’enquête, par le cumul des photographies de pratiques, offre la possibilité de combiner deux approches : attention prioritaire à la diversité des pratiques saisies à partir de singularités individuelles, tenta-tive de trouver, à partir de là, des cohérences, des sous-catégories de lecteurs relativement homogènes. les faiblesses même de notre échantil-lon (resserré, sans prétention représentative) peuvent devenir des atouts. S’ils sont longs et parfois dissuasifs, nos questionnaires permettent aussi de reconstituer des séquences biographiques, des ruptures, d’identifier une partie de la diversité des facteurs qui influent sur les pratiques de lecture et les éclairent. ils sont conçus pour maximiser à la fois les chances de comprendre l’existence de ruptures et de séquences dans les vies, et pour dérouler le fil des apprentissages et pratiques de lecture. Bref, ils permettent de penser la lecture comme une « carrière ». ils aident à comprendre les modes et degrés d’acquisition d’une compétence en matière de policiers. ils éclairent les variations d’intensité ou d’orientation dans ces lectures, leurs connexions à des événements personnels, à d’autres changements dans les pratiques culturelles.

Sans entrer trop tôt dans le détail des balises interprétatives qui se sont peu à peu imposées à nous en confrontant nos entretiens respectifs, le senti-ment de grande diversité des préférences et des réceptions n’a jamais fait obstacle à ce que ressorte la capacité explicative transversale de facteurs comme les formes de mobilité sociale, les ruptures biographiques (change-ment de travail, divorces, séparations, deuils), les engagements et désenga-gements politiques et civiques, les appartenances générationnelles, l’oppo-sition homme/femme, les rapports à la légitimité culturelle.

La galaxie des rapports à la lecture policière

les pièces du puzzle sont désormais en place. la genèse de ce travail, sa démarche, les questionnements qui ont émergé au fil des rencontres

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 32: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

50

et des lectures sont maintenant posés. il reste à préciser comment va s’orga-niser la restitution de notre enquête.

Elle s’ouvre par la présentation, dans un premier chapitre, de la carte de l’offre de policiers. Celle-ci permet de situer les évolutions et l’éven-tail de l’offre à laquelle réagit le public français depuis un quart de siècle. Si elle ne cherche pas à « définir » le policier en l’enfermant dans une formule qui risquerait fort d’être soit contestée, soit inopérante du fait du caractère protéiforme du genre, elle permet toutefois de repérer ses subdi-visions, de comprendre aussi en quoi le flou des catégories policières, qui s’hybrident avec tous les genres romanesques, est aussi une clé de son succès.

À partir de cette carte, le chapitre second, comme tous ceux qui s’ouvrent alors, est centré sur les résultats de nos entretiens et questionne plus préci-sément pour sa part les parcours d’entrée dans la lecture de policiers. Existe t-il quelque chose comme une exposition – socialisation banale au genre ? Des modalités courantes de rencontre avec ces récits ? C’est aussi la question de la valorisation et de la légitimation du genre, par un « réseau » d’institutions, par un traitement moins distant par l’école qui est abordée dans ces pages.

un troisième chapitre s’organise autour d’une analyse des modes de lecture et de la dynamique des compétences. Sa visée est essentiellement de restituer la mosaïque des raisons de lire des policiers qu’expriment expli-citement les gros lecteurs que nous avons rencontrés : Quel est l’éventail de leurs plaisirs et justifications ? Comment prendre en compte à la fois la diversité des raisons et des plaisirs de lire qui émergent des entretiens, et une réelle cohérence des justifications proposées ? Comment éviter de prêter aux lecteurs un rapport lettré, intellectualisé aux livres policiers, sans aplatir leur pratique sur la pure distraction, l’absence de toute composante réflexive ?

les deux derniers chapitres cherchent à découvrir les attentes des lecteurs que vient d’une certaine façon combler la littérature policière. Quelle signification concrète recouvre la lecture des livres policiers ? Quels rapports ces lecteurs entretiennent-ils avec les fictions policières (leur récit et leurs personnages) ? Quelles sont les raisons pratiques qui, au-delà des plaisirs avancés, destinent les lecteurs rencontrés à se retrouver, dans tous les sens du terme, dans ce genre littéraire ? le quatrième chapitre resti-tuera ainsi les particularités des lecteurs enquêtés en termes de trajectoire et de dispositions sociales pour les mettre en relation avec l’univers propre des romans policiers. les portraits retracés des lecteurs viendront éclai-rer la diversité des modalités de retrouvailles de soi et du monde vécu qui se réalisent lorsqu’ils s’approprient les textes offerts à leur lecture. De façon, en effet, inattendue, c’est une évasion dans la réalité sociale que les lecteurs accomplissent lorsqu’ils lisent des romans policiers. Mais s’il s’agit bien d’une échappée dans le monde réel, c’est à condition également de perce-voir combien le réalisme qui les attire est défini et redéfini, en quelque sorte construit par la manière dont ils le déchiffrent.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 33: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

IntroductIon

51

le cinquième chapitre tentera de montrer que ces lecteurs, qui ont le goût pour le réel, sont en même temps portés à l’imagination de la réalité par les brisures d’une vie qu’ils cherchent à surmonter. il explorera ainsi ces coïncidences troublantes entre ruptures biographiques et engagement dans la lecture de polars ; il essaiera de mettre à jour les solutions trouvées par les lecteurs pour refaire le lien avec eux-mêmes. l’on verra que, là encore de façon imprévue, la littérature policière leur offre des ressources pour se réconcilier avec eux-mêmes et avec le monde social. C’est alors la contribution du romanesque à la formation des identités vécues qui est mise en évidence.

puisque ce livre aborde un genre littéraire, il n’est pas illogique de dire quelques mots de son style. Nous avons cherché un compromis entre les deux publics potentiels qui peuvent s’y intéresser : d’une part des spécialistes de sciences sociales et particulièrement de sociologie de la culture et de la lecture, de l’autre des passionnés de littératures policières qui peuvent n’avoir ni goût pour la sociologie, ni familiarité avec elle. Ces derniers trouveront sans doute certains passages un peu compliqués, peut-être obscurs. Nous avons fait en sorte, à la relecture, d’être attentifs à toute dérive jargonnante. Simultanément, les sciences sociales ont un langage dont la singularité n’est réductible ni au goût des mots compliqués, ni à une forme de narcissisme professionnel consistant à cultiver l’obscurité. Comme tout savoir spécialisé (de celui du bibliothécaire à celui du chimiste, en passant par celui du médecin légiste), les sciences sociales ont un lexique propre. Celui-ci a deux justifications. il permet d’éviter d’utiliser des mots du langage courant quand celui-ci est ambigu ou piégé par des sous-entendus ou des jugements de valeur implicites. Ainsi, si nous parlons d’« entrepre-neurs » des genres policiers et pas d’intellectuels, c’est à la fois pour éviter les connotations normatives (tantôt péjoratives, tantôt valorisantes) du mot « intellectuel » et pour condenser dans une expression l’idée d’un engage-ment au service de ces genres et celui d’une activité théorique (« intel-lectuelle » au sens neutre) de défense et de connaissance de ces genres. En second lieu, le lexique de la sociologie invente des mots et des concepts quand ceux ci peuvent condenser une théorie, un problème, un mécanisme de causalité en une expression. Ainsi, emprunter au théoricien allemand de la littérature Jauss le terme « horizon d’attente » (d’autres parleront de « vraisemblable ») permet de désigner le fait qu’un type de littérature (la poésie, le policier, la science-fiction) est associé à un ensemble de conventions, d’habitudes, d’anticipations par les lecteurs de ce que contient un texte de cette classe. On peut considérer ces termes comme un jargon, et nous ne songerons pas à contester que des textes de sciences sociales abusent de ces termes de façon inutilement intimidante. il faut aussi voir qu’en prenant la peine d’en expliquer le sens à leur première apparition ces termes abstraits évitent aussi la répétition de lourdes périphrases pour exprimer les notions parfois complexes qu’ils condensent.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

Page 34: Introduction (Fichier pdf, 567 Ko)

Lire Le noir

52

Ces précisions donnent aussi – pour employer un autre terme de jargon – le « contrat de lecture », c’est-à-dire le système de promesses des auteurs et de demandes qu’ils font aux lecteurs, de ce livre. il ne cherche pas à faire mieux que ce qu’offrent les amateurs éclairés et spécialistes des littératures policières en matière d’érudition, de connaissance détaillée des auteurs, des œuvres, des généalogies des littératures policières 46. il ne porte pas le pari perdu d’avance d’être plus savant que les spécialistes. il propose, au prix d’un effort modeste sur un outillage théorique, d’éclairer le pourquoi d’une partie au moins des expériences de lecture du policier, tant du côté des régularités objectives qui façonnent les contours de son lectorat que de celui du vécu subjectif de ces expériences de lecture. Ce texte apporte-t-il sur ces terrains des résultats, des interprétations qui soient à la fois basés sur des données, convaincants et producteurs des lumières qui jusque-là n’existaient pas ? Nous avons quelques raisons de penser que la réponse est oui. Au lecteur de s’en faire une idée person-nelle. C’est à ce critère d’un apport d’intelligibilité que notre travail demande à être jugé, par les sociologues comme par les amoureux du policier.

46. On pense à l’énorme et magistral Dictionnaire des littératures policières publié en deux volumes sous la direction de Mesplède Claude, aux Éditions Joseph K, en 2003.

« Li

re le

noi

r », A

nnie

Col

lova

ld e

t Erik

Nev

eu

ISBN

978

-2-7

535-

2209

-1 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

013,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr