igor krtolica - diagramme et agencement chez gilles deleuze

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Diagramme

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  • Igor Krtolica UDK: 17.022.2:159.95Ecole Normale Superieure, Lyon Originalni nauni rad

    DOI:10.2298/FID0903097K

    DIAGRAMME ET AGENCEMENT CHEZ GILLESDELEUZE. LLABORATION DU CONCEPT DEDIAGRAMME AU CONTACT DE FOUCAULT

    Rsum: Pendant les annes 1970, Gilles Deleuze labore avec Flix Guat-tari et Claire Parnet les concepts dagencement et de diagramme: au moins jusquMille plateaux (1980), agencement et diagramme rebaptiss machine concrte etmachine abstraite , constitueront le soubassement thorique de lensemble du tra-vail de Deleuze. Or, lide de diagramme doit beaucoup au Foucault de Surveiller etpunir avec lequel Deleuze mne un dialogue thorique ininterrompu pendant ces an-nesl: elle cristallise pour lui un enjeu de taille, celui de penser la mutation desstructures historiques hors des schmas dominants du structuralisme et du mar-xisme. Deleuze, penseur du devenir, se confrontant Foucault, historiengnalo-giste des transformations: au cur de cette confrontation sur le diagramme, surgis-sent deux conceptions distinctes de la mutation que Deleuze sefforce de concilierdans son livre sur Foucault.

    Motscls: Deleuze, Foucault, diagramme, agencement, histoire, mutation,machine.

    Au milieu des annes 1970, Deleuze et Guattari inventent leconcept dagencement. Il surgit en 1975 et il est peine exagr dedire quil innerve lensemble du travail thorique de Deleuze aumoins jusquau dbut des annes 1980. Jusqu Mille plateaux(1980), Deleuze avec Flix Guattari et Claire Parnet en laboreracontinment les composantes, quil rutilisera ensuite abondam-ment au moment dcrire son Foucault (1986). Cest sur ce dernierpoint que cette tude porte. Pourtant, avant daborder la maniredont Deleuze rinvestit le concept dagencement dans sa lecture deluvre foucaldienne et comment il confronte sa thorie du dia-gramme celle quil prtend dtecter dans Surveiller et punir, il estncessaire de faire quelques remarques pralables sur llaborationet les enjeux du concept dagencement.

    Dabord, celuici ne surgit pas de nulle part, mais reprend lesacquis de la thorie des synthses disjonctives et des machines

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  • dsirantes dveloppes dans Lantidipe (1972). Contre le struc-turalisme et ses consquences tant pratiques que thoriques, Deleuzeet Guattari cherchent carter une difficult rcurrente de la notionde structure: celleci tant conue comme un systme relativementhomogne et stable, leur transformation cestdire la rencontreou le surgissement dun lment htrogne au sein de la structure est rendue ncessairement problmatique. Depuis le texte de 1967 quoi reconnaton le structuralisme?, il est patent que Deleuze aune vive conscience de la ncessit de fournir au structuralisme unethorie adquate de la mutation des structures1: la thorie des synth-ses disjonctives en 1970, rinvestie dans celle des machines dsiran-tes en constituera la solution. Ainsi, dans Lantidipe, la difficultest limine au moyen de lide que les machines dsirantes fonc-tionnent non pas malgr leurs rats mais par leurs rats, quil y a enelles identit stricte entre leur formation ou leur gense dune part etleur fonctionnement ou leur structure dautre part. Deleuze retiendracette ide pour le concept dagencement: Les structures sont lies des conditions dhomognit, mais pas les agencements.2 Bref,Deleuze vacue le problme de la transformation (ou, ce qui revientau mme, de la gense) des structures en intgrant la puissance delhtrogne au sein de lagencement, cestdire en incluant lesvecteurs de mutation comme composante interne relle de toute enti-t relle3.

    Cest seulement en 1975 que surgit nommment le conceptdagencement. Il merge en deux lieux: dans Kafka. Pour une litt-rature mineure, notamment dans le dernier chapitre (Questce qu-un agencement?); puis dans la recension que Deleuze fait de Sur-veiller et punir de Foucault, intitule crivain non: un nouveau

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    1 Cf. G. DELEUZE, quoi reconnaton le structuralisme?, in Lle dserteet autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 268: Ds lors, un ensemble de problmescomplexes se pose au structuralisme, concernant les mutations structurales (Fou-cault) ou les formes de transition dune structure une autre (Althusser).

    2 G. DELEUZE & C. PARNET, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 65.3 Cette ide resurgira sous une autre forme dans Mille plateaux, lorsque De-

    leuze et Guattari affirmeront la primaut des lignes de fuite: le diagramme ou la ma-chine abstraite ont des lignes de fuite qui sont premires, et qui ne sont pas, dans unagencement, des phnomnes de rsistances ou de riposte, mais des pointes de cra-tion et de dterritorialisation. (G. DELEUZE & F. GUATTARI, Mille plateaux, Paris,Minuit, 1980, p. 175176, n. 36). Je reviendrai sur ce point.

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  • cartographe4. Dans ces textes, le concept dagencement est conucomme une entit double face: agencement machinique de corps etagencement collectif dnonciation, tat de choses et rgime de si-gnes, forme de contenu et forme dexpression5. Plus qu poserlexistence des deux aspects de contenu et dexpression, dj connuedu structuralisme, lintroduction du concept dagencement vise r-soudre le problme de leur rapport. Le recours de Deleuze et Guatta-ri au linguiste danois Louis Hjelmslev leur permet de thoriser lanature de larticulation du contenu et de lexpression comme un rap-port de prsupposition rciproque, que Deleuze voit luvre, dsla Naissance de la clinique, dans le travail de Michel Foucault au-tour des relations entre le visible et lnonable. Comme on le verra,limportance que Deleuze accorde la nature de ce rapport est dci-sive dans la mesure o elle vise rfuter deux positions adversesmais symtriques et dominantes dans le champ thorique cettepoque: le structuralisme dune part, pour lequel lexpression pro-duirait le contenu (idalisme du signifiant), et le marxisme vulgairedaprs lequel le contenu comme infrastructure conomique dter-minerait causalement les modalits superstructurelles de lexpres-sion conue comme idologie (matrialisme conomiste). On verragalement que pour Deleuze, la grande innovation thorique de Sur-veiller et punir de Foucault tient lintroduction du concept dediagramme, qui dfinit le plan sur lequel sarticulent contenu et ex-pression et constitue leur cause immanente. La distinction entre dia-gramme et agencement se voit ds lors redouble par celle entre ma-chine abstraite et machine concrte, la premire tant dfinie par lesvecteurs de mutation affectant la seconde6.

    AvecDialogues, deux ans plus tard, Deleuze et Parnet forma-lisent la composante diagrammatique qui a t ajoute au conceptdagencement: ce dernier ne se dcline donc plus seulement en deux

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    4 G. DELEUZE, crivain non: un nouveau cartographe,Critique, n 343, d-cembre 1975, p. 12071227.

    5 G. DELEUZE & F. GUATTARI, Kafka, Paris, Minuit, 1975, p. 145: Un agen-cement, objet par excellence du roman, a deux faces: il est agencement collectif d-nonciation, il est agencement machinique de dsir.

    6 Cf. G. DELEUZE, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 47: Les machines con-crtes, ce sont les agencements, les dispositifs biformes; la machine abstraite, cest lediagramme informel. (dornavant not F dans le corps du texte, suivi du numro dela page).

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  • formes, lune de contenu et lautre dexpression, mais galement se-lon les variations qui le traversent et qui dfinissent en lui des coeffi-cients de stabilisation ou de devenir. Ces variations tracent le dia-gramme de lagencement7. En outre, si lensemble desDialogues estddi lanalyse dagencements dtermins (agencement fodal,agencement du petit Hans, agencementHume, etc.), cest que leconcept prend cette poque une extension dmesure, au point qu-ils y affirment: Lunit relle minima, ce nest pas le mot, ni lideou le concept, ni le signifiant, mais lagencement8. Mille plateauxse chargera en 1980 de systmatiser lensemble de ces composantesqui irrigueront toutes les analyses de louvrage9. Le couple agence-ment / diagramme, ou machine concrte / machine abstraite, y ac-quiert la double fonction doprateur descriptif et pratique, critiqueet clinique. Dune part, il est une unit danalyse (fonction cogni-tive) et fonctionne comme oprateur critique au sens o lagence-ment est quelque chose qui dcrit ou qui se dcrit; dautre part, il estun vecteur dexprimentation (fonction pratique) et agit comme unoprateur clinique dans la mesure o agencer cest exprimenter denouveaux modes dtre.

    Dans llaboration progressive du dispositif conceptuel delagencement, lide de diagramme emprunte Foucault occupeune place dcisive: on lui doit en effet une conception originale destransformations affectant les entits relles. Point dcisif de lathorie des agencements puisquy est en jeu la pense de leffectivitdes devenirs, de leur description comme de leur production. Cestsur ce dernier point que porte cette courte tude. Ambition modesteet dmesure la fois puisqutudier llaboration du concept dediagramme au contact de Foucault cest examiner la conception de-leuzienne de la mutation.

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    7 Cf. G. DELEUZE & C. PARNET, Dialogues, p. 87: Et puis il y a encore unautre axe daprs lequel on doit diviser les agencements. Cette fois, cest daprs lesmouvements qui les animent, et qui les fixent ou les emportent, qui fixent ou empor-tent le dsir avec ses tats de choses et ses noncs. Pas dagencement sans territoire,territorialit, et reterritorialisation qui comprend toutes sortes dartifices. Mais pasdagencement non plus sans pointe de dterritorialisation, sans ligne de fuite, quilentrane de nouvelles crations, ou bien vers la mort?.

    8 Ibid., p. 65.9 Cf. G. DELEUZE& F. GUATTARI,Mille plateaux, p. 112113, sur les axes ho-

    rizontal et vertical de lagencement ou sa ttravalence.

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  • De lagencement au diagramme

    Dans Foucault, Deleuze dfinit une machine concrte ou unagencement comme des formations historiques (ou strates); Fou-cault les dsigne par le concept de savoir. Et le savoir, tel que Fou-cault en forme un nouveau concept, se dfinit par ces combinaisonsde visible et dnonable propres chaque strate, chaque formationhistorique (F, 58). Une formation historique de savoir se dfinit ain-si par lentrecroisement dun rgime de visibilit et dun rgime dedicibilit, dune forme non discursive de contenu et dune forme dis-cursive dexpression. On trouve chez Foucault, notamment dansLarchologie du savoir, les concepts de formations discursives(renvoyant au dicible, lensemble des noncs) et non discursi-ves (dsignant le visible, lensemble des corps); mais les catgoriesde plan dexpression et de plan de contenu que Deleuze leur su-perpose sont trangres Foucault et proviennent du linguiste da-nois Hjelmslev dont Deleuze sapproprie non sans en modifierquelques attendus la distinction pour la description des rgimes s-miotiques10. Lobjet de larchologie foucaldienne du savoir est pr-cisment la mise au jour de ces formes de contenu et dexpression,de milieux et dnoncs. Par exemple, la mdecine clinique la findu XVIIIe sicle est une formation discursive; mais elle est commetelle en rapport avec des masses et des populations qui dpendentdun autre type de formation, et impliquent des milieux non discur-sifs, institutions, vnements politiques, pratiques et processusconomiques (F, 3839). Ou encore, la prison telle quelle appa-rat au cours du XVIIIe sicle met en rapport un nouveau milieu (lemilieu carcral) et des noncs (les noncs sur la dlinquance). Or,

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    10 Cf. L. HJELMSLEV, Prolgomnes une thorie du langage, Paris, ditionsde Minuit, 1968/1971; voir en particulier le chapitre 13. On verra que la reprise parDeleuzeet Guattari de la corrlation non isomorphe entre un plan de contenu et unplan dexpression hrite de Hjelmslev vise substituer un illusoire rapport de re-prsentation entre des mots et des choses un rapport qui rende tout de mme comptede leur prsupposition rciproque. Lindpendance de la forme dexpression et de laforme de contenu ne fonde aucun paralllisme entre les deux, aucune reprsentationnon plus de lune lautre, mais au contraire un morcellement des deux, une maniredont les expressions sinsrent dans les contenus, dont on saute sans cesse dun re-gistre lautre, dont les signes travaillent les choses ellesmmes, en mme tempsque les choses stendent ou se dploient travers les signes. (G. Deleuze & F.GUATTARI, Mille plateaux, p. 110).

  • cest la nature du rapport entre contenu et expression qui constituelenjeu spcifique de lanalyse deleuzienne.

    Le besoin de faire un nouveau pas

    cet gard, Deleuze fait systmatiquement deux remarques.Il affirme en premier lieu que les deux formations sont htrognes,bien quinsres lune dans lautre (F, 39). Il ny a ainsi commelindiquait Foucault dans Larchologie du savoir11 ni rapport desymbolisation ni rapport de causalit directe entre les deux forma-tions, mais une articulation que Deleuze qualifiera aprs Hjelmslevde prsupposition rciproque (F, 74). On reconnat dans cettefausse alternative deux positions adverses que Deleuze et Guattarimettent dos dos: pour eux, la distinction entre contenu et expres-sion nest rductible ni celle entre signifi et signifiant, ni celleentre infrastructure et superstructure. On ne peut pas plus poser unprimat du contenu comme dterminant quun primat de lexpressioncomme signifiante12. Car dune part, le contenu ne renvoie pas une infrastructure conomique qui dterminerait causalement lex-pression comme superstructure idologique. lconomisme dunmatrialisme mal dgrossi, Deleuze et Guattari opposent le fait quelexpression est dj demble une forme et qui ne peut donc pas secontenter de reflter une forme de contenu conomique. Maisdautre part, en accordant le primat au signifiant, le structuralisme ale tort inverse daffirmer la suffisance de la forme dexpressioncomme systme linguistique, comme si ce dernier avait la vertudengendrer la smantique, et de remplir ainsi lexpression, tandisque les contenus seraient livrs larbitraire dune simple rf-rence13. lidalisme du signifiant, il faut opposer lide dunepragmatique de la langue qui prend en compte les facteurs non lin-guistiques qui agissent en elle. Pour Deleuze et Guattari, le dtourpar Hjelmslev et Foucault leur permet de mettre distance les mod-les dominants du champ thorique de lpoque: le structuralisme dusignifiant et lconomisme marxiste.

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    11 M. FOUCAULT, Larchologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 212215.12 G. DELEUZE & F. GUATTARI, Mille plateaux, p. 88.13 Ibid., p. 114.

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  • Quant au rapport entre contenu et expression, Deleuze re-marque en second lieu que Larchologie du savoir ne fournit pas lemoyen de comprendre cette articulation, la nature de ce rapport entreles deux formations, en raison du privilge accord la question desnoncs cette poque. Larchologie du savoir posait la fermedistinction des deux formes, mais, comme elle se proposait de dfi-nir la forme des noncs, elle se contentait dindiquer lautre formengativement comme le nondiscursif (F, 39). Cette lacune, lanouvelle dimension mthodologique et ontologique que fourniraSurveiller et punir en 1975 se chargera de la combler, en surmontantle dualisme des deux formations htrognes dont il faut penser lerapport de prsupposition rciproque. Pour Deleuze, la rsolution dece dualisme se fera sur deux plans: dabord, par la qualification posi-tive des milieux non discursifs qui deviendront la forme du vi-sible, par diffrence avec celle de lnonable ; ensuite, par lathorie du diagramme (commemachine abstraite) qui conceptualise-ra la nature du rapport quentretiennent les deux formes de lagence-ment historique de savoir (comme machine concrte).

    Deleuze peroit dans Surveiller et punir une innovation con-ceptuelle prcise, celle de qualifier positivement ce qui restait en-core pens en termes ngatifs depuis la Naissance de la clinique(1963) jusqu Larchologie du savoir (1969)14. Ce que Larch-ologie reconnaissait, mais ne dsignait encore que ngativement,comme milieux non discursifs trouve avec Surveiller et punir saforme positive qui hantait toute luvre de Foucault: la forme du vi-sible dans sa diffrence avec la forme de lnonable (F, 40). Parexemple, Surveiller et punir montre lmergence peu prs simul-tane dun rgime de visibilit (forme de contenu) dfini par le mi-lieu carcral et dun rgime de dicibilit (forme dexpression) dfinipar ses noncs sur la dlinquance. Mais si ces deux formes sont h-trognes, elles nen communiquent pas moins:

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    14 Ds laNaissance de la clinique, en 1963, Foucault crit: La retenue du dis-cours clinique (proclame par les mdecins: refus de la thorie, abandon des syst-mes, nonphilosophie) renvoie aux conditions non verbales partir de quoi il peutparler: la structure commune qui dcoupe et articule ce qui se voit et ce qui se dit.(M. FOUCAULT, Naissance de la clinique, Paris, PUF, Quadrige, 2003, p. XV).Cest le dgagement de cette structure commune que Deleuze voit luvre dansSurveiller et punir propos de la prison.

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  • Bien sr, la prison comme forme de contenu a ellemme sesnoncs, ses rglements. Bien sr, le droit pnal commeforme dexpression, noncs de dlinquance, a ses contenus[]. Et les deux formes ne cessent dentrer en contact, desinsinuer lune dans lautre, darracher chacune un segmentde lautre: le droit pnal ne cesse de reconduire la prison, etde fournir des prisonniers, tandis que la prison ne cesse de re-produire de la dlinquance, den faire un objet. (F, 40).

    Ds lors, si les formes du visible et du dicible sont htrog-nes et communicantes, indpendantes et articules, reste dfinir lanature de leur rapport. Cest cette tche que Deleuze assigne en se-cond lieu Surveiller et punir, celle de fournir par la thorie du dia-gramme la rsolution de la nature problmatique de ce rapport. Or,selon Deleuze, la rsolution de ce problme impose Foucault depasser une autre dimension: de celle des formations historiquescomme strates celle de la dimension non stratifie du pouvoircomme stratgie. Autrement dit, elle implique le passage dune di-mension historique, archologique et actuelle une dimension dedevenir, microphysique et virtuelle. Cest ce passage qui fait queSurveiller et punir opre vritablement un nouveau pas.

    La coadaptation du contenu et de lexpressionau niveau du diagramme

    Deleuze comprend cette nouvelle tape partir de la distinc-tion entre fonctions et matires formalises dune part, et fonctionset matires informelles dautre part. Formaliser, cest organiser desmatires et finaliser des fonctions. Par exemple, les milieux denfer-mement dcrits dans Surveiller et punir (cole, caserne, atelier, hpi-tal, prison) sont des matires formes, tandis quduquer, dresser,faire travailler, soigner et punir sont des fonctions formalises car fi-nalises. Cest la prsupposition rciproque de ces deux formalisa-tions quil sagit dexpliquer (htrognit et coadaptation), maissur un mode qui nest ni symbolique ou expressif (qui verrait dansles milieux carcraux et les fonctions de normation deux expressionsqui se symbolisent lune lautre), ni causal (qui chercherait savoirquelle formalisation dtermine lautre), cestdire qui ne recourtni au signifiant ni linfrastructure.

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  • Comment donc expliquer la coadaptation? Cest que nouspouvons concevoir de pures matires et de pures fonctions abstrac-tion faite des formes o elles sincarnent. (F, 41). Cette nouvelledimension informelle (F, 42), Foucault luimme lui donne un nomdans Surveiller et punir: celui de diagramme. Questce quundiagramme? Cest, pour Foucault, un mcanisme de pouvoir rame-n sa forme idale; [] fonctionnement [] abstrait de tout obs-tacle, rsistance ou frottement [] et quon doit dtacher de toutusage spcifique15. Surveiller et punir offre un exemple prcis dediagramme, celui du panoptique. Pour Foucault, le panopticon deBentham est polyvalent dans ses applications:

    Il sert amender les prisonniers, mais aussi soigner les mala-des, instruire les coliers, garder les fous, surveiller les ou-vriers, faire travailler les mendiants et les oisifs. Cest un typedimplantation des corps dans lespace, de distribution des in-dividus les uns par rapport aux autres, dorganisation hirar-chique, de disposition des centres et des canaux de pouvoir, dedfinition de ses instruments et de ses modes dintervention,quon peut mettre en uvre dans les hpitaux, les ateliers, lescoles, les prisons.Chaque fois quon aura affaire une multi-plicit dindividus auxquels il faudra imposer une tche ou uneconduite, le schma panoptique pourra tre utilis16.

    En quoi le diagramme ou machine abstraite expliquetil lacoadaptation des formes de contenu et dexpression? Comme le noteFoucault, le diagramme panoptique en loccurrence ignore lafois la finalisation des fonctions (soigner ou surveiller, instruire ouamender, etc.) et lorganisation des matires (hpital ou atelier, coleou prison, etc.). En ce sens, la dimension du diagramme peut tre diteabstraite puisquelle ne concerne pas les incarnations concrtes(fonctions finalises et matires organises) qui lactualisent; ellenen est pas moins relle (et non simplement pense) puisquelle car-tographie des fonctions et des matires informelles coextensives tout le champ social, et qui agissent positivement en lui. Ds lors, le

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    15 M. FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 239. Deleuze,qui cite ce passage, signale avec justesse que la dfinition pralable que fait Foucaultdu panoptique comme systme architectural et optique est insuffisante et doit tredpasse vers une dfinition diagrammatique (F, 42, n. 18).

    16 M. FOUCAULT, Surveiller et punir, p. 239240. Nous soulignons.

  • diagramme est la carte des rapports de forces qui sincarnent dans desagencements concrets, en se diffrenciant selon le double axe des for-mes de contenu (visible) et dexpression (nonable): cest lexposi-tion des rapports de forces qui constituent le pouvoir (F, 44). Cestdonc ce rapport dactualisation par diffrenciation de la machine abs-traite qui rend compte de la coadaptation des deux formes htrog-nes. Car le diagramme agit comme une cause immanente nonuni-fiante, coextensive tout le champ social: la machine abstraite estcomme la cause des agencements concrets qui en effectuent les rap-ports; et ces rapports de forces passent non pas audessus" maisdans le tissu mme des agencements quils produisent" (F, 44). De-leuze rsout donc le problme de la coadaptation ou prsuppositionrciproque des deux formes partir du concept de cause immanente; ce concept, il assigne dans Foucault une triple dtermination: ac-tualiser, intgrer et diffrencier. La troisime dtermination connectelactualisation du diagramme un principe de diffrenciation dinspi-ration explicitement bergsonienne17. Pourquoi? Non pas parce quela cause en voie dactualisation serait une Unit souveraine, mais aucontraire parce que la multiplicit diagrammatique ne peut sactuali-ser, le diffrentiel des forces ne peut sintgrer, quen sengageantdans des voies divergentes, en se rpartissant dans des dualismes, ensuivant des lignes de diffrenciation sans lesquelles tout resteraitdans la dispersion dune cause ineffectue (F, 45). Autrement dit, laconcrtisation de la machine abstraite est ncessairement une diff-renciation selon des formes htrognes mais qui renvoient toutes une mme cause immanente informelle. Cest donc ce niveau quelon peut penser la fois lhtrognit formelle du visible et de l-nonable et leur rapport de prsupposition rciproque18.

    Pour Deleuze, si Larchologie du savoir ntait pas enmesurede comprendre larticulation de la forme de contenu et de la formedexpression, cest donc parce quil lui manquait cette dimension

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    17 Cf. G. DELEUZE, Foucault, p. 45, n. 24: Que lactualisation dun virtuel soittoujours une diffrenciation, on trouvera ce thme profondment analys parexemple chez Bergson, et faudraitil ajouter dans le travail que Deleuzeconsacre Bergson (cf. Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966, V, p. 92119).

    18 Cest prcisment parce que la cause immanente ignore les formes, dansses matires comme dans ses fonctions, quelle sactualise suivant une diffrencia-tion centrale qui, dune part, formera des matires visibles, et dautre part, formalise-ra des fonctions nonables. (F, 4546).

  • diagrammatique informelle qui en dtermine prcisment la forma-tion et que conquiert Foucault en 1975 avec Surveiller et punir. Lediagramme informel ignore le partage du visible et de lnonable,mais il en est la cause immanente prsuppose. Ou, comme lcrit De-leuze: Cest une machine presque muette et aveugle, bien que ce soitelle qui fasse voir, et qui fasse parler (F, 42); ou encore: Sans doutele pouvoir, si on le considre abstraitement, ne voit pas et ne parle pas.[] Mais justement, ne parlant pas et ne voyant pas luimme, il faitvoir et parler. (F, 88). Cette seconde formule indique ainsi que laconqute par Foucault de la dimension du pouvoir rsout les probl-mes poss par celle du savoir, et ce prcisment parce quil y a primatdes rapports de pouvoir sur les relations de savoir, que cellesci ac-tualisent ceuxl en les diffrenciant. Certes, les rapports de pouvoirresteraient virtuels si les relations de savoir ne les actualisaient pas,non moins que les relations de savoir nauraient rien actualiser silny avait des rapports de pouvoir. Mais, on nen conclura pas que lesdimensions soient justiciables du mme traitement:

    sil y a primat, cest parce que les deux formes htrognes dusavoir se constituent par intgration, et entrent dans un rap-port indirect, pardessus leur interstice ou leur nonrap-port, dans des conditions qui nappartiennent quaux forces.Aussi le rapport indirect entre les deux formes de savoir nim-pliquetil aucune forme commune, ni mme une correspon-dance, mais seulement llment informel des forces qui lesbaigne toutes deux. (F, 88).

    Bref, si pour Deleuze Surveiller et punir opre un nouveaupas cest quil dcouvre le primat du pouvoir sur le savoir par le biaisdu concept de diagramme.

    Le problme de la mutation des diagrammes

    La question questce quun diagramme? appelle dsor-mais une rponse prcise: cest la carte des rapports de forces (ou depouvoir); et cette carte est une machine abstraite (diagramme infor-mel) qui ne seffectue pas sans sactualiser dans des machines con-crtes deux faces (les agencements et leurs formes de contenu etdexpression). Cest comme si la machine abstraite et les agence-

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  • ments concrets constituaient deux ples, et quon passt de lun lautre insensiblement. (F, 48). Ainsi, tantt les agencements effec-tuent la machine abstraite selon des segmentarits dures, fonction-nant par blocs discontinus (cole, caserne, atelier, prison; instruire,dresser, travailler, punir), tantt ils renvoient la machine abstraitequi leur confre une segmentarit souple et diffuse, telle quils seressemblent tous, comme les variables dune mme fonction sansforme, dune fonction continue la prison comme modle delcole, de la caserne, de latelier, etc. (F, 48). On a ainsi affaire, surune chelle intensive, des degrs deffectuation de la machine abs-traite dans des agencements dtermins ou coefficients deffec-tuation (F, 48) , la hauteur du degr variant en raison de ladqua-tion de lagencement tout le champ social et de sa diffusion dansdautres agencements. Par ce biais, on peut produire une comparai-son synchronique et diachronique des agencements au sein dun dia-gramme donn. Mais tout se passe alors comme si lon en restait une dfinition statique du diagramme luimme: manquerait une d-finition dynamique de celuici. Et si le problme de la dfinition dudiagramme en luimme a t sembletil rsolu, demeure celui desa mutation. Il sagit donc de complter la thorie du diagramme enexplicitant la possibilit de sa gense comme de sa transformation,de sa constitution comme de sa destitution. On verra alors que bienloin de dissocier la formation de la machine abstraite de son fonc-tionnement, il faut non seulement penser leur troite corrlationmais surtout leur identit relle: le diagramme est une machine dontle procs de fonctionnement est identique celui de sa formation.Cest, du mme coup, la distinction mme entre formation et fonc-tionnement qui deviendra caduque.

    Audel du diagramme?

    Si un tel problme existe chez Deleuze et Guattari, ce nestpas le cas chez Foucault o la question de la mutation du diagramme,de son rapport aux agencements qui lincarnent dun ct et aux fac-teurs de sa transformation de lautre, reste ambigu. Quatre textes deDeleuze en fournissent la preuve. En premier lieu, un texte de 1977,qui est en ralit une lettre adresse Foucault aprs la parution deLa volont de savoir en 1976, publi dans le Magazine littraire en

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  • 1994, intitul Dsir et plaisir, dont le contenu concerne principale-ment le problme des dispositifs de pouvoir chez Foucault, et du po-sitionnement de Deleuze cet gard19. Un second texte fait tat desdiffrences par rapport Foucault: il sagit cette foisci dunelongue note de bas de page deMille plateaux (1980) o, propos dela thorie des noncs propose par Foucault, Deleuze et Guattariformulent deux remarques au sujet des agencements et du dia-gramme20. Le troisime texte, datant de 1986 attestant une diffrencedans la conception du diagramme, et partant de sa mutation, appar-tient au Foucault de Deleuze21, o une lecture attentive rvle unethorie distincte de celle dveloppe dansMille plateaux six ans au-paravant. Enfin, le quatrime et dernier texte qui nous parat perti-nent du point de vue de lanalyse du diagramme de pouvoir queFoucault appelle le plus souvent dispositif de pouvoir sintitulejustement Questce quun dispositif?: il est la retranscription dela dernire intervention publique de Deleuze, en janvier 1988, uncolloque consacr la philosophie de Michel Foucault 22.

    Lide gnrale qui fait converger ces quatre textes, est la sui-vante: tandis que chez Foucault la conception du diagramme ou dis-positif de pouvoir ninclut pas en luimme les facteurs de sa muta-tion mais rclame, pour la penser, le passage une dimensionsupplmentaire (la subjectivation), chez Deleuze le diagramme se d-finit par ses pointes de cration et de dterritorialisation23. Ce quisignifie que chez Foucault, le dispositif de pouvoir enveloppe unecertaine condition dhomognit, de relative stabilit et cest pr-cisment pourquoi une autre dimension est ncessaire pour expliquer

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    0919 G. DELEUZE, Dsir et plaisir, Deux rgimes de fous, Paris, Minuit, 2003,p. 112122.

    20 G. DELEUZE & F. GUATTARI, Mille plateaux, p. 175, n. 36.21 Il sagit principalement des deuxime et quatrime chapitres du livre, consa-

    crs la question du pouvoir. On notera cependant que deux textes prparaient ceux de1986: pour le second chapitre, il sagit dune version remanie de larticle que Deleuzea consacr Surveiller et punir ds 1975, paru dans Critique; pour le quatrime, on entrouve une bauche ds 1984, dans un texte crit aprs la mort de Foucault et intitulSur les principaux concepts de Michel Foucault, repris dans DRF, p. 226243.

    22 G. DELEUZE, Questce quun dispositif?, Deux rgimes de fous, p.317325. Cette version est une reprise sans le rsum de la discussion du texte pu-bli dans les actes du colloque sous le titre:Michel Foucault. Rencontre internatio-nale, Paris, 9, 10, 11 janvier 1988, Paris (collectif), Le Seuil, 1989, p. 185195.

    23 G. DELEUZE & F. GUATTARI, Mille plateaux, p. 175, n. 36.

  • lirruption de lhtrogne qui fait devenir le systme. linverse,chez Deleuze, le diagramme nenveloppe pas de clause dhomog-nit puisquil est dfini comme connexion dlments htrognes.Mais, corrlativement, surgit chez Deleuze un problme qui na paslieu dtre chez Foucault: celui de lidentification, de la dlimitationdun diagramme donn. En effet, si Foucault accole sa thorie dudispositif une clause de stabilit relative, alors celuici est aismentidentifiable au sens mme o il implique immdiatement cette possi-bilit. En revanche, en refusant de dfinir un diagramme de pouvoirpar ses lignes de sdimentation quitte invoquer dans un secondtemps, comme le fait Foucault, une autre dimension qui puisse rendrecompte de lapparition et de la disparition de ces lignes , Deleuze sedoit daffronter un autre problme, celui de la possibilit mme dediffrencier des diagrammes, tant donn que rien ne vient en garan-tir lidentit. Ds lors, questce qui autorise par exemple Deleuze parler de diagramme disciplinaire si celuici ne doit pas se dfinirpar ce qui le rend proprement disciplinaire, mais plutt par ce quien conteste la relative identit (les lignes de fuite qui le traversent)?Bref, comment diffrencier des diagrammes quand ceuxci consti-tuent euxmmes le plan de diffrenciation?

    En premier lieu, il sagit de dterminer, partir des quatre tex-tes mentionns plus haut, la nature du dplacement conceptuel queDeleuze opre lgard du concept foucaldien de dispositif de pou-voir, ou diagramme. Dans cette optique, il serait intressant, non pasde montrer comment Deleuze affirmerait finalement que Foucaultpropose un concept inadquat de dispositif de pouvoir, mais plutt desattacher prciser la manire qua Deleuze de reconstruire la lo-gique de la pense foucaldienne, puisque cest elle qui imposerait Foucault de passer une autre dimension celle de la subjectivation, prouvant a posteriori le caractre inachev de la conception dupouvoir. Instruisant la question du dispositif de pouvoir chez Fou-cault selon une mthode rtrospective ou rgressive, apparatra alorsle vide qui appelait la construction dune nouvelle dimension censecomplter la thorie du pouvoir. Lintroduction dune troisimedimension dans la pense foucaldienne que Foucault attesteluimme24 fait constamment lobjet dune mme remarque de la

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    24 Sur les trois axes de gnalogies possibles: lontologie historique denousmmes dans nos rapports la vrit (savoir), dans nos rapports un champ de

  • part de Deleuze. Suivant une logique sismique, la pense de Foucaultavancerait par crises successives: aprs La volont de savoir, Foucaultaurait ainsi t confront une crise, lie son incapacit franchirla ligne des dispositifs de pouvoir dans lesquels il serait enferm.

    Enfin Foucault dcouvre les lignes de subjectivation. Cettenouvelle dimension a dj suscit tant de malentendus quon adu mal en prciser les conditions. Plus que toute autre, sa d-couverte nat dune crise dans la pense de Foucault, commesil lui avait fallu remanier la carte des dispositifs, leur trouverune nouvelle orientation possible, pour ne pas les laisser se re-fermer simplement sur des lignes de force infranchissables, im-posant des contours dfinitifs. [] Et Foucault pour soncompte pressent que les dispositifs quil analyse ne peuventpas tre circonscrits par une ligne enveloppante, sans que dau-tres vecteurs encore ne passent audessous ou audessus:franchir la ligne, ditil, comme passer de lautre ct?25

    La crise qui affecte la pense de Foucault dcoule donc dunsentiment dimpasse: celle dans laquelle les rapports de pouvoir en-fermeraient, et dont dpend lobjection quil se fait luimme:Nous voil bien, avec toujours la mme incapacit franchir laligne, passer de lautre ct Toujours le mme choix, du ct dupouvoir, de ce quil dit ou fait dire26. Cette ligne quil faudraitfranchir, cet autre ct quil sagirait datteindre, cest prcismentle point o un dispositif de pouvoir donn entre en connexion avecdes forces htrognes qui le font devenir autre. Or, tel que Foucaultle dfinit, un dispositif de pouvoir dsigne une liaison de forces,mais qui ne dit rien de la possibilit de leur dliaison; il dcrit un rap-

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    pouvoir (pouvoir), de nos rapports la morale (ou subjectivation), voir H. DREYFUS& P. RABINOW, Michel Foucault. Un parcours philosophique (1982), Paris, Galli-mard, 1984, p. 332.

    25 G. DELEUZE, Questce quun dispositif?,Deux rgimes de fous, p. 318.26 M. FOUCAULT, La vie des hommes infmes, cit par G. DELEUZE,Foucault,

    p. 101. Voir galement, p. 103: La volont de savoir se termine explicitement sur undoute. Si, lissue de La volont de savoir, Foucault trouve une impasse, ce nestpas en raison de sa manire de penser le pouvoir, cest plutt parce quil a dcouvertlimpasse o nous met le pouvoir luimme, dans notre vie comme dans notre pense,nous qui nous heurtons lui dans nos plus infimes vrits. Il ny aurait dissue que si ledehors tait pris dans un mouvement qui larrache au vide []. Ce serait comme unnouvel axe, distinct la fois de celui du savoir et de celui du pouvoir.

  • port de forces et la puissance dintgration de forces htrognesdans ce rapport, mais ne fournit pas les conditions objectives de d-composition de ce mme rapport. Or, tout compos de forces est n-cessairement confront des puissances susceptibles de le dcom-poser27, cestdire des forces nonintgrables issues dun dehorsimmanent, un supplment de forces nontotalisable.

    Le diagramme comme dtermination dun ensemble de rap-ports de forces npuise jamais la force, qui peut entrer sousdautres rapports et dans dautres compositions. Le diagrammeest issu du dehors, mais le dehors ne se confond avec aucun dia-gramme, ne cessant den tirer de nouveaux. [] La force, ence sens, dispose dun potentiel par rapport au diagramme danslequel elle est prise, ou dun troisime pouvoir qui se prsentecomme capacit de rsistance. (F, 95; nous soulignons).

    Le problme des dispositifs de pouvoir consiste donc dans leurincapacit expliquer leur propre gense (la composition comme ladcomposition de leurs rapports, leurs mutations), qui implique defaire appel des forces non lies. Il est important de remarquer que ceproblme nest pas dordre purement thorique, mais avant tout pra-tique. Comme le signale lvocation dun troisime pouvoir commecapacit de rsistance, il sagit dabord de dgager une surface decontestation possible des dispositifs de pouvoir, cestdire toutsimplement la possibilit dchapper aux mcanismes de pouvoir, desortir de lalternative entre dtenir ou subir le pouvoir, et dorganiserles modalits pratiques de la rsistance28. Il sagit, dans une veine

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    27 Cest un axiome spinoziste: cf. B. SPINOZA, thique, IV, Axiome: Il ny apas de chose singulire, dans les nature des choses, quil ny en ait une autre pluspuissante et plus forte. Mais, tant donne une chose quelconque, il y en a une autreplus puissante, par qui la premire peut tre dtruite. (trad. fr. B. Pautrat).

    28 Cf. M. FOUCAULT, La volont de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 126:Fautil dire quon est ncessairement dans le pouvoir, quon ne lui chappe pas,quil ny a pas, par rapport lui, dextrieur absolu, parce quon serait immanquable-ment soumis la loi? Ou que, lhistoire tant la ruse de la raison, le pouvoir, lui, seraitla ruse de lhistoire celui qui toujours gagne? Le moins quon puisse dire est queDeleuze est sensible la dimension minemment pratique de la crise dans laquelle estplong Foucault: cest galement la raison pour laquelle Deleuze aime tant citer Lavie des hommes infmes de Foucault, car il y voit lincarnation politique et pratiquede ce problme. Si Foucault a besoin dune troisime dimension, cest quil a lim-pression de senfermer dans les rapports de pouvoir, que la ligne se termine ou quilnarrive pas la franchir, quil ne dispose pas dune ligne de fuite. Cest ce quil

  • nietzschenne, de linvention de nouvelles possibilits dexistence,de nouveaux modes de vie, dapprendre penser et sentir autre-ment. Cest pourquoi la rponse demeure insatisfaisante tant que larsistance est conue comme le corrlat symtrique du pouvoir, sa r-ciproque pratique. Pourtant, jusque dans lessai quil consacre laquestion du pouvoir pour louvrage de Dreyfus et Rabinow, Foucaultoffre la mme rponse. Il y affirme en effet la coimplication aumme titre des relations de pouvoir et des stratgies de lutte ou de r-sistance: entre les deux, il y a appel rciproque, enchanement ind-fini et renversement perptuel29. Cest dailleurs la rponse quilavait dj fournie dans La volont de savoir en 1976, lorsquil ques-tionnait la possibilit dchapper au pouvoir:

    Ce serait mconnatre le caractre strictement relationnel desrapports de pouvoir. Ils ne peuvent exister quen fonctiondune multiplicit de points de rsistance: ceuxci jouent,dans les relations de pouvoir, le rle dadversaire, de cible,dappui, de saillie pour une prise. [] Elles sont lautre ter-me, dans les relations de pouvoir: elles sy inscrivent commelirrductible visvis.30

    Rsistance et lignes de fuite

    Deleuze a alors raison, ds cette poque dans Dsir et plai-sir, qui suit la publication de La volont de savoir , de poser le pro-blme du statut de ces phnomnes de rsistance. En oprant undplacement par rapport lide hrite de la dialectique hglia-nomarxiste selon laquelle champ social se dfinirait par ses contra-dictions, Deleuze est amen poser avec Foucault deux problmes:dune part, celui dune dfinition du champ social qui ne passe paspar la contradiction; dautre part, celui du statut des lignes de fuite etdes rsistances. Conformment aux attendus dgags ds 1968 dans

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    dit, en termes splendides, dans La vie des hommes infmes. Foucault se demande:comment franchir la ligne, comment dpasser leur tour les rapports de forces? Oubien eston condamn un ttette avec le Pouvoir, soit quon le dtienne, soitquon le subisse? (G. DELEUZE, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 134).

    29 M. FOUCAULT, Deux essais sur le sujet et le pouvoir, in H. DREYFUS & P.RABINOW, Michel Foucault, p. 320. Nous soulignons.

    30 M. FOUCAULT, La volont de savoir, p. 126127.

  • Diffrence et rptition, lenjeu dune dfinition non contradic-toire du champ social consiste vacuer la position dune totalitimplique par la complicit des contradictoires dans les disposi-tifs de pouvoir (par exemple les deux classes, la bourgeoise et le pro-ltariat)31. Deleuze peut donc crditer Foucault dune avance dci-sive, puisque pour ce dernier une socit ne se contredit pas, maisstratgise ou se stratgise. Poussant encore plus loin cette logiquemachinique consistant refuser la dfinition dune socit selon descoordonnes totalisantes ou unifiantes, Deleuze affirme que ce quiest premier dans un champ social, cest quil fuit32. La raison decette radicalisation tient ce que les dispositifs de pouvoir qui carac-trisent chez Foucault la relative unit dun champ social nont chezDeleuze quune ralit seconde par rapport aux agencements de d-sir: vu mon primat du dsir sur le pouvoir, ou le caractre secon-daire que prennent pour moi les dispositifs de pouvoir, leurs opra-tions gardent un effet rpressif, puisquils crasent non pas le dsircomme donne naturelle, mais les pointes des agencements de d-sir.33 Cest pourquoi ce sont les lignes de fuite qui dfinissent primi-tivement le champ social: ce sont donc elles qui, secondairement (ausens logique et non chronologique), vont tre codes par des disposi-tifs de pouvoir. Ou, comme nous le disions plus haut, ce sont les for-ces issues du dehors, des forces non lies qui sont premires et quivont faire lobjet dune liaison par intgration dans un rapport depouvoir. Il nen reste pas moins que la stratgie ne pourra tre queseconde par rapport aux lignes de fuite34.

    Corrlativement, cest le statut des phnomnes de rsistancequi devient problmatique, ce que suggre dailleurs clairement leterme mme de rsistance, savoir quil sagit dune raction.Penses sous le terme de rsistance, les stratgies de lutte contre lepouvoir passent pour en tre les effets, bien quils en soient des effetsncessaires (lirrductible visvis). Lapparente secondarit

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    31 G. DELEUZE, Deux rgimes de fous, p. 116.32 Ibid., p. 116.33 Ibid., p. 115. Deleuze le rptera en 1980, dans la note de Mille plateaux

    consacre Foucault: les agencements ne nous paraissent pas avant tout de pouvoir,mais de dsir, le dsir tant toujours agenc, et le pouvoir une dimension stratifie delagencement (p. 175, n. 36).

    34 Ibid., p. 117.

  • des stratgies de lutte, ou rsistance, suscites par le pouvoirluimme, dcoule directement de la nature des dispositifs de pou-voir tels que Foucault les pense. Car si les dispositifs de pouvoirsont en quelque manire constituants, il ne peut y avoir contre euxque des phnomnes de rsistance, et la question porte sur le statutde ces phnomnes35, plus prcisment sur lorigine des forces r-sistantes: Il a beau invoquer des foyers de rsistance, do viennentde tels foyers?36. Inversement, en confrant aux lignes de fuite uneposition primitive dans la dfinition dun champ social, Deleuze entire du mme coup un bnfice direct, savoir lvacuation de cequi, chez Foucault, fait problme:

    Pour moi, il ny a pas de problme dun statut des phnomnesde rsistance: puisque les lignes de fuite sont les dterminati-ons premires, puisque le dsir agence le champ social, ce sontplutt les dispositifs de pouvoir qui, la fois, se trouvent pro-duits par ces agencements, et les crasent ou les colmatent37.

    Le bnfice est de taille puisque fautil le rappeler? le sta-tut des phnomnes de rsistance cristallise en ralit la questionbien plus large des conditions positives de la mutation des dispositifsde pouvoir (diagrammes), de manire rendre le changement pos-sible (F, 95). On comprend ds lors pourquoi Deleuze insiste sur cepoint, quitte dformer les propos de Foucault luimme, qui affir-mait la stricte rciprocit et la symtrie du pouvoir et des rsistances:le dernier mot du pouvoir, crit Deleuze propos de Foucault, cestque la rsistance est premire, dans la mesure o les rapports de pou-voir tiennent tout entiers dans le diagramme, tandis que les rsistan-ces sont ncessairement dans un rapport direct avec le dehors dontles diagrammes sont issus. (F, 9596). La consquence directe duntel dplacement est vidente: cest louverture du diagramme sur unedimension plus profonde, que Deleuze et Foucault qualifient aprs

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    35 Ibid., p. 117.36 G. DELEUZE, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 127.37 G. DELEUZE,Deux rgimes de fous, p. 118. Cette thse, qui dcoule directe-

    ment de la prcdente (le primat du dsir dans un agencement), Deleuze la reformule-ra galement dans la note de Mille plateaux: le diagramme ou la machine abstraiteont des lignes de fuite qui sont premires, et qui ne sont pas, dans un agencement, desphnomnes de rsistances ou de riposte, mais des pointes de cration et de dterrito-rialisation. (G. DELEUZE & F. GUATTARI, Mille plateaux, p. 175176, n. 36).

  • Blanchot de dehors. Cest elle qui doit permettre dexpliquer lamutation des diagrammes euxmmes, leur gense comme leur des-truction, bref leurs mutations.

    On a ainsi deux versions du diagramme exposes par De-leuze. Lune est expose dans Mille plateaux, et elle double leconcept de machine abstraite, dont le corrlat dans une logiquebergsonienne de distinction de deux types demultiplicits est nom-m machine concrte; cette premire version du diagramme enve-loppe les conditions de sa mutation puisque le diagramme se dfiniten premire instance par ses lignes de fuite. Lautre version est ex-pose dans les textes consacrs Foucault, et obit en loccurrence une logique ternaire et non plus binaire, le diagramme ouvrant dunct sur les strates historiques de savoir dont il rend compte, et dunautre ct sur un dehors immanent qui le constitue. Aussi ny atilpas seulement des singularits prises dans les rapports de forces,mais des singularits de rsistance, aptes modifier ces rapports, les renverser, changer le diagramme instable. (F, 130)38.

    Le diagramme et la pratique de lHistoire

    Pourquoi, dans ce que nous avons appel la premire versiondu diagramme chez Deleuze et Guattari, la question de la (trans)for-mation des diagrammes nestelle pas lautre face de celle de leurfonctionnement? Autrement dit, pourquoi naton pas complterune dfinition statique du diagramme par une dfinition dynamique?Prcisment parce que le concept de diagramme, hrit de la thoriedes machines dsirantes et qualifi de machine abstraite, ignore ladistinction entre formation et fonctionnement, et quil a t construitpour lignorer: autrement dit, la dfinition deleuzienne du diagram-me enveloppe les facteurs de sa mutation. On verra que les condi-tions de la transformation historique en sortent renouveles, notam-ment lgard de la dmarche structuraliste. linverse, cestseulement si lon en reste une conception encore partielle de la ma-chine abstraite que peut se poser le problme de sa mutation, tandisque si lon tire les consquences de sa dfinition, il devra apparatre

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    38 Cette logique ternaire nest dailleurs pas sans rappeler celle que Deleuze etGuattari formulent tout au long deMille plateaux, partir de la typologie des lignesmolaires, molculaires et de fuite.

  • que lopposition entre statique et dynamique ou entre fonctionne-ment et formation est une fausse opposition.

    Lidentit entre formation et fonctionnement

    Deleuze et Guattari empruntent LewisMumford la compr-hension littrale du social comme machine39. Cependant, ils modi-fient en profondeur le sens et les enjeux de lanalyse mumfordienneen rapportant la dtermination machinique, non pas la socitcomme entit autosuffisante ou sujet substantiel, ni la dtermina-tion de fonctions productives coordonnes en vue dune uvre parti-culire, mais une fonction dagencement. Or, la fonction dagence-ment est dtermine comme fonction dun procs, non pas deproduction, mais de fonctionnement. Questce quun agence-ment? Cest une multiplicit qui comporte beaucoup de termes ht-rognes, et qui tablit des liaisons, des relations entre eux []. Aussila seule unit de lagencement est de cofonctionnement.40 SuivantDeleuze et Guattari, lexigence fondamentale de la notion machi-nique du social est de dlier le procs de tout lment de transcen-dance, cestdire de penser le procs en train de se faire indpen-damment de toute condition suppose donne dans des moyens oudans des buts, et indpendamment mme de toute condition de re-production de procs, cestdire sans la clause de relative homo-gnit encore prsente chez Foucault. Cest un continuum de fonc-tionnement qui tablit la connexion des lments divers dunprocessus machinique. Ds lors, comment comprendre loprationde la fonction dagencement comme continuum de fonctionnement?Pour le comprendre, il faut se reporter au cadre de largument duquatrime chapitre de Lantidipe. Il sagit dans ce chapitre derompre avec la distinction entre dun ct, la formation ou la produc-tion, et de lautre, lusage ou le fonctionnement. Pour ce faire, il fautpartir de lide que cette distinction quon la considre au niveaudun corps biologique, dune machine technique ou dune formation

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    39 Les analyses qui suivent sur lidentit entre formation et fonctionnementpour la machine abstraite sont redevables du travail de G. SibertinBlanc,Politique etclinique. Recherche sur la philosophie pratique de Gilles Deleuze, Thse de doctoratsoutenue le 8 dcembre 2006, lUniversit Charles de Gaulle Lille 3.

    40 G. DELEUZE & C. PARNET, Dialogues, p. 84.

  • sociale prsuppose des liaisons prtablies, organiques ou struc-turales41. Partant de telles relations prsupposes donnes, on estalors oblig de dissocier le processus producteur (ou formateur) delusage (ou du fonctionnement) qui ne concerne plus que le produitdissoci. Or, le fonctionnement nest pas subordonn une dtermi-nation structurale pralable, ni la production nest non plus subor-donne la gense et la reproduction dune unit ou dune choseindividue. Si lusage et la production ne font donc plus quun dansles machines que Deleuze et Guattari nomment en 1972 dsiran-tes, cest parce que les machines dsirantes produisent des liaisonsdaprs lesquelles elles fonctionnent, et fonctionnent en les improvi-sant, les inventant, les formant. Ce sont donc des machines formati-ves dont le fonctionnement est indiscernable de la formation, etpar consquent dont les rats mmes, ntant pas apprciables laune de conditions structurales ou de buts transcendants, sont fonc-tionnels et formateurs42. lunit se substitue ainsi un rgime deconnexions transversales entre lments htrognes, procdant parsynthses nonunifiantes, par relations paradoxales en labsence deliens organiques, structuraux ou finaux. Cest pourquoi lon peut fi-nalement dire que le problme pos ne se posait pas vritablementpuisque le concept de machine abstraite (ou diagramme) est cons-truit pour inclure en luimme la potentialit de sa transformation,mieux: pour vacuer la fausse opposition entre formation et fonc-tionnement, dynamique et statique.

    Deux versions de la mutation des diagrammes

    Ces deux versions de la thorie du diagramme, celle de De-leuze luimme et celle que Deleuze voit luvre chez Foucault,tmoignent de deux voies de rsolution de la question de la mutation

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    CA 41 cet gard, on peut penser en dmographie ou en politique lide dephase de transition (quelle soit dmographique donc, ou dite dmocratique) quiprsuppose ncessairement de telles liaisons, poses soit rtrospectivement (dtermi-nation a posteriori dun but conu comme ce qui tait vis) soit prospectivement (d-termination a priori dun but comme ce qui doit tre atteint). Qui peut rellement dire,par exemple, que lIrak est aujourdhui et depuis quelques annes maintenant en-tr dans une phase de transition dmocratique sans rapporter prospectivement la si-tuation des fins prexistantes?

    42 G. DELEUZE & F. GUATTARI, Lantidipe, Paris, Minuit, 1972, p. 341.

  • des dispositifs de pouvoir. Mais, si dans la seconde version le pro-blme de lidentification dun diagramme dtermin ne soulve pasde problme puisque le diagramme enveloppe une condition de sta-bilit relative comme liaison de forces, il nen va pas de mme de lapremire version. En effet, la thorie de la machine abstraite exposedansMille plateaux nenveloppe, elle, aucune condition dhomog-nit ou de stabilit bien quelle puisse susciter de tels effets: surelle, les lignes de fuite sont premires. Ds lors, on voit mal com-ment diffrencier un diagramme dun autre. Avec Foucault, on ne sa-vait pas comment passer dun diagramme un autre; avec Deleuze, ilsemble quon ne sache plus comment il pourrait y avoir plusieursdiagrammes. Un problme en remplace un autre: on serait passdune trop grande discontinuit (comment oprer le passage unautre tat du diagramme?) une trop grande fusion (comment distin-guer des tats du diagramme?).

    On possde un lment de rponse ce problme dans le neu-vime desMille plateaux, intitul Micropolitique et segmentarit.Distinguant sur la surface dun champ social deux types de mouve-ments (dorganisation et de mutation), commandant la diffrenceentre lignes molaires et lignes molculaires, Deleuze et Guattari y af-firment que la tche de lhistorien est dassigner la priode decoexistence ou de simultanit des deux mouvements (dco-dagedterritorialisation dune part, et dautre part surcodagereter-ritorialisation).43 Cette distinction implique la diffrenciation dedeux modalits historiographiques, dont lune nest pas infrieure lautre ni ne la contredit, puisquelles invoquent deux systmes derfrence distincts44. Deleuze et Guattari qualifient ces modalitsde microhistoire et de macrohistoire, tout en oprant un dplace-ment conceptuel par rapport leur acception courante do dcou-lera deux sries derreurs ne pas commettre. La microhistoire serfre des lignes molculaires et dfinit une pratique attentive auxvecteurs de mutations smiotiques (dcodage) et physiques (dterri-torialisation), tandis que la macrohistoire se rfre des lignes mo-laires et dfinit une pratique soucieuse des facteurs dorganisationssmiotiques (surcodage) et physiques (reterritorialisation).

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    43 G. DELEUZE & F. GUATTARI, Mille plateaux, p. 269.44 Ibid., p. 270.

  • Une premire srie derreurs ne pas commettre est de r-duire la distinction entre microhistoire et macrohistoire une dif-frence de dure historique ou dchelle de grandeur. Dune part, lamacrohistoire ne soccupe pas plus spcifiquement des dures br-ves que la macrohistoire des longues dures. Bien quelle ne laconteste pas, leur distinction ne se superpose donc pas du tout celle, hrite de Braudel, entre plusieurs dures historiques45.Dautre part, leur distinction est galement irrductible une diff-rence dchelle danalyse: la microhistoire na pas plus pour objetpropre les faits historiques dchelle individuelle (dont Alain Corbinou Carlo Ginzburg pourraient aujourdhui tre les reprsentants),que la macrohistoire na pour objet les hauts faits de lhistoire lesguerres et les traits de paix et lanalyse institutionnelle. Sil nesagit pas dune distinction entre histoire institutionnelle et histoireinfrainstitutionnelle, ni mme entre histoire des longues dures ethistoire des courtes dures, cest parce quil sagit avant tout dunediffrence qualitative entre deux types de mouvements qui affectentun champ social, entre deux types de lignes qui le traversent maisdont la distinction nimplique pas lextriorit (distinction formelleet non numrique). Dans les institutions comme dans les longues du-res, la microhistoire pourra dgager des vecteurs de mutations s-miotiques et physiques, de mme que la macrohistoire, inverse-ment, pourra sattacher mettre au jour dans les courtes dures et ledomaine infrainstitutionnel des facteurs dorganisation smioti-ques et physiques, selon deux systmes de rfrence distincts.

    La diffrence dune macrohistoire et dune microhistoirene concerne nullement la longueur des dures envisages, legrand et le petit, mais des systmes de rfrence distincts, sui-vant que lon considre une ligne surcode segments, oubien un flux mutant quanta46.

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    CA 45 Dailleurs, la distinction braudlienne des dures historiques est triple:longue durehistoire des rapports de lhomme son milieu; dure moyennehis-toire des cycles conomiques; courte durehistoire politique. Cf. F. BRAUDEL,crits sur lhistoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 1113.

    46 Ibid., p. 270; cf. p. 264: le molaire et la molculaire ne se distinguent passeulement par la taille, lchelle ou la dimension, mais par la nature du systme de r-frence envisag. Ce pas seulement indique bien que la distinction opre par De-leuze et Guattari ne vise pas contester la possibilit des distinctions classiques,maismme quelle la recoupe en bien des points, bien quelle ne sy superpose pas.

  • La seconde srie derreurs possible dcoule dune mauvaiseinterprtation de la nature de la distinction entre les systmes de rf-rence ou les lignes qui les dfinissent. En effet, la distinction formelleet qualitative des lignes nest pas une distinction numrique dont d-coulerait lide que cellesci sont soit logiquement et rellement ex-trieures soit chronologiquement distinctes. En vrit, les codes nesont jamais sparables du mouvement de dcodage, les territoires,des vecteurs de dterritorialisation qui les traversent. Et le surcodageet la reterritorialisation ne viennent pas davantage aprs. Cest pluttun espace o coexistent les trois sortes de lignes troitement m-les47. Conformment la thsementionne plus haut sur la tche delhistorien, il faut affirmer que les diffrentes lignes, les diffrentsmouvements qui affectent le champ social coexistent. Cependant, ilserait insuffisant den rester l, puisque la coexistence des lignesnimplique pas ncessairement leur immanence: or, cest bien lenjeude leur distinction en tant quelle nest pas numrique. Cest pour-quoi il est ncessaire dajouter quelles sont inhrentes les unes auxautres et passent les unes dans les autres, en plus de coexister. Suivantun exemple emprunt lhistoire de lantiquit, on aura par exempledans un mme champ social, coexistence et transformation entre desbandes nomades, lEmpire romain et des Barbares migrants (Wisi-goths, Ostrogoths, Vandales) qui fluctuent entre les deux: tantt lesBarbares conquirent lEmpire ou en reforment un autre (les Wisi-goths); tantt, ils passent du ct des nomades et visent dtruirelEmpire sans pour autant chercher en recrer un (les Ostrogoths).Il semble donc que les trois lignes, ne coexistent pas seulement,mais se transforment, passant chacune dans les autres48. Deleuze etGuattari laffirmaient dj sans dtour ds le huitime plateau, danslequel ils distinguaient pour la premire fois dans louvrage les troistypes de lignes (molaires, molculaires et lignes de fuite):

    Il y a limmanence mutuelle des lignes. Ce nest pas facile nonplus de les dmler. Aucune na de transcendance, chacunetravaille dans les autres. Immanence partout. Les lignes defuite sont immanentes au champ social49.

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    47 Ibid., p. 271.48 Ibid., p. 272.49 Ibid., p. 251.

  • De cette immanencemutuelle des lignes dcoule pour lhisto-rien la possibilit daccomplir sa tche qui est dassigner la p-riode de coexistence ou de simultanit des deux mouvements. Endcoule galement la possibilit de distinguer, au sein dun mmediagramme plusieurs tats coexistants renvoyant aux diffrents ty-pes de lignes invoqus. Contre toute interprtation htive de leurexemple (sur les Barbares, les bandes nomades et lEmpire romain),qui identifierait chaque ligne un groupe dfini, recrant du mmecoup une distinction numrique l o il ny en a pas, Deleuze etGuattari affirment ainsi quil vaudrait mieux ds lors considrer destats simultans de la Machine abstraite suivant les lignes envisa-ges50. En correspondance avec chacune des lignes affectant lechamp social, Deleuze et Guattari dterminent trois tats de la Ma-chine abstraite, qui sont comme trois machines abstraites qui agis-sent sur elle: dune part, une machine abstraite de surcodage qui d-finit une segmentarit dure (solidaire dun appareil dtat); dautrepart, une machine abstraite de mutation (mobilisant les lmentsdune machine de guerre); enfin, une machine abstraite molculaire,qui dsigne tout un domaine de ngociation, de traduction, de trans-duction travers par les tendances immanentes aux deux ples (sur-codage et mutation)51.

    Remarques conclusives

    Deux consquences dcoulent de ceci. La premire a trait un problme dinterprtation de la thse deleuzoguattarienne selonlaquelle un champ social se dfinit dabord par ses lignes de fuite(le diagramme ou la machine abstraite ont des lignes de fuite quisont premires). Lerreur serait de durcir la signification de la thse,en la remplaant par une autre qui noncerait quun diagramme sedfinit exclusivement par ses lignes de fuite. Or, lenjeu de la thseest prcisment, non pas de refuser aux lignes molaires et molculai-res une valeur de dtermination, mais daffirmer leur secondarit etdu mme coup la primaut des lignes de fuite. Si elles sont dites pre-mires, ou primitives, ce nest donc pas que les autres lignes soientinessentielles ou contingentes dans la dtermination dun diagram-

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    50 Ibid., p. 272.51 Ibid., p. 272273.

  • me: simplement, elles sont drives. Il ne sagit donc pas de retirer la dimension actuelle toute ralit ou toute teneur ontologique auprofit de la dimension virtuelle, mais daffirmer leur relle asymtrieet leur solidarit effective.

    La seconde consquence de ce geste thorique est dvacuerle problme initial, savoir limpossibilit de diffrencier plusieursdiagrammes ou machines abstraites en raison de lapparente fusion laquelle Deleuze les soumettait. Ce qui apparat au contraire, cestque le diagramme est irrductible une dfinition purement transi-toire qui rcuserait toute stabilisation dun rapport de pouvoir. Lediagramme indique seulement le niveau informel et non stratifi desforces, mais sans exclure la diversit de leurs rapports possibles: rap-port molaire de surcodage et de reterritorialisation, rapport molcu-laire de dcodage et de dterritorialisation relatifs, et lignes de fuiteimpliquant un dcodage et une dterritorialisation absolus. Cestpourquoi, plutt que de superposer la distinction diagramme/agen-cement (ou machine abstraite/machine concrte), une fausse distinc-tion devenir/tre, il faut distinguer au sein du concept de diagrammeplusieurs tats coexistants52. Il sagit donc de tracer la carte dun rap-port de forces en fonction de ses diffrents mouvements immanents.Ce sont eux qui dterminent en retour la possibilit pour lhistoriende priodiser, cestdire doprer dans le tissu historique des d-coupages diffrents en fonction des multiples vecteurs smiotiqueset physiques qui affectent un champ social en mme temps quils ledfinissent. Aux yeux de Deleuze, cest ce que faisait Foucault.

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    0952 Sur la question de la crise et de son rapport avec le diagramme, voir le bel ar-

    ticle dAnne SAUVAGNARGUES, Devenir et histoire: la lecture de Foucault par De-leuze, inConcepts [8], ditions SilsMaria asbl, mars 2004. Elle y affirme que la crisemarquant le devenir du systme, celleci doit tre conue sur le double plan de lactuelet du virtuel (cf. Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Diffrence, 1981, p.35: Il y a certainement succession de priodes, mais aussi aspects coexistants). Dola ncessit dun double cadre danalyse: chronologiqueactuel (ordre des successionshistoriques) et logiquevirtuel (ordre des coexistences problmatiques). Le diagrammeest donc indissociable de son actualisation que lon peut dater, mais en luimme, ilnappartient pas lhistoire mais la double sur le mode du devenir intensif. Le dia-gramme la vertu de crise, la puissance de rupture prsente dans le systme: la mutation,la raison de la succession des priodes nappartient donc pas lhistoire comme suc-cession causale, mais la cration, entendue comme rupture, devenir. La crise indiquele devenir du systme, et donc son historicit, tout comme elle rvle sa continuitheurte, non linaire (A. SAUVAGNARGUES, art. cit., p. 64).

  • Igor Krtolica

    !IL DELEZ O DIJAGRAMU I UREENJU.RAZVIJANJE KONCEPTA DIJAGRAMA

    U DODIRU S FUKOOMRezime

    Sedamdesetih godina dvadesetog veka !il Delez, zajedno s Feliksom Gata-rijem i Kler Parne, razvija koncepte ureenja i dijagrama: barem do Hiljadu ravni(1980) ureenje i dijagram prekrteni potom u stvarnu i apstraktnu mainu sain-javali su istureni teorijski temelj celokupnogDelezovog dela. Ideja dijagramamnogoduguje Fukou iz doba Nadziranja i ka%njavanja, s kojim Delez, u tim godinama, vodineprekidni teorijski dijalog. Ona za njega predstavlja veliki ulog jer je trebalo mislitimutacije istorijskih struktura izvan vladajuih ema strukturalizma i marksizma. De-lez se, kaomislilac budueg, suprotstavlja Fukou, istoriaru-genealogiaru promena:u sreditu te rasprave oko dijagrama pojavljuju se dve razliite koncepcije mutacijekoje Delez nastoji da pomiri u svojoj knjizi o Fukou.

    Kljune rei: Delez, Fuko, dijagram, ureenje, istorija, mutacija, maina.

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