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I. Le processus de rationalisation selon Max Weber Les caractéristiques attribuées à la modernité sont issues du travail des fondateurs de la sociologie, soit des analyses des observateurs de l’Allemagne, de la France et de la Grande- Bretagne de la deuxième moitié du XIX e siècle. Une des thèses centrales des transformations qui travaillent ce siècle repose sur le concept wébérien de rationalisation. L’analyse de Max Weber va alimenter le récit fondateur de la modernité qui demeure, en partie structurant de nos jours en dépit des fissures qu’il montre. Selon ce dernier, les sociétés modernes sont issues d’un processus de sécularisation du monde qui profite au polythéisme des valeurs et à l’autonomisation de différents domaines d’activités, voire à la compétition croissante entre différentes logiques de légitimation de l’action. Une des principales manifestations de cette compétition s’exprime à travers la concurrence entre la logique économique et la logique relationnelle ou sociale, éclairée par la thèse du don et du contre don (Mauss, 1950 ; Revue du Mauss, 1995 ; Caillé, 2006 ; Laville, Cattani, 2006), notamment. Cet affrontement n’est que la partie visible des tensions qui résultent du processus de différenciation de la société. Le concept de rationalisation permet de préciser cette dynamique paradoxale. Selon Max Weber, la rationalisation procède selon deux plans qui conduisent à la différenciation sociale, d’une part et à l’émergence d’une culture commune, d’autre part. Cette différenciation première est sous-tendue par l’existence de deux éthiques qui conditionnent l’action : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité (Weber, 1982, 1 ère éd. 1919). L’éthique de responsabilité se confond avec un sens des conséquences de l’action alors que l’éthique de conviction se confond avec une dette à l’égard d’une cause au sens d’un idéal. L’adhésion à une cause sous-tend le processus de rationalisation en valeurs qui tend à l’autonomisation des sphères d’activités ; le souci des conséquences de l’action sous-tend la recherche de l’optimisation des actions et des entreprises : il favorise le processus de rationalisation en finalités. Bien que motivé par un principe de réalité, ce souci qui se confond jusqu’à un certain point avec le sens des responsabilités peut lorsqu’il est poussé à son extrême s’enfermer dans une logique folle ainsi qu’en témoigne l’expression consacrée de la cage d’acier. L’éloge de la performance et de la maîtrise profite à l’émergence d’une valeur transversale, distincte des valeurs propres aux différents systèmes, qui conduit à l’affirmation d’une culture utilitariste. Cette dernière va de pair avec le désenchantement du monde. Le processus de rationalisation s’organise, par conséquent, selon deux plans : un plan qui va de pair avec la différenciation fonctionnelle de la société moderne, d’une part et un plan utilitariste qui vise le succès et la performance des actions entreprises sans se soucier de la

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I. Le processus de rationalisation selon Max Weber Les caractéristiques attribuées à la modernité sont issues du travail des fondateurs de

la sociologie, soit des analyses des observateurs de l’Allemagne, de la France et de la Grande-

Bretagne de la deuxième moitié du XIX e siècle. Une des thèses centrales des transformations

qui travaillent ce siècle repose sur le concept wébérien de rationalisation. L’analyse de Max

Weber va alimenter le récit fondateur de la modernité qui demeure, en partie structurant de

nos jours en dépit des fissures qu’il montre. Selon ce dernier, les sociétés modernes sont

issues d’un processus de sécularisation du monde qui profite au polythéisme des valeurs et à

l’autonomisation de différents domaines d’activités, voire à la compétition croissante entre

différentes logiques de légitimation de l’action. Une des principales manifestations de cette

compétition s’exprime à travers la concurrence entre la logique économique et la logique

relationnelle ou sociale, éclairée par la thèse du don et du contre don (Mauss, 1950 ; Revue du

Mauss, 1995 ; Caillé, 2006 ; Laville, Cattani, 2006), notamment. Cet affrontement n’est que la

partie visible des tensions qui résultent du processus de différenciation de la société. Le

concept de rationalisation permet de préciser cette dynamique paradoxale. Selon Max Weber,

la rationalisation procède selon deux plans qui conduisent à la différenciation sociale, d’une

part et à l’émergence d’une culture commune, d’autre part. Cette différenciation première est

sous-tendue par l’existence de deux éthiques qui conditionnent l’action : l’éthique de

conviction et l’éthique de responsabilité (Weber, 1982, 1ère éd. 1919). L’éthique de

responsabilité se confond avec un sens des conséquences de l’action alors que l’éthique de

conviction se confond avec une dette à l’égard d’une cause au sens d’un idéal. L’adhésion à

une cause sous-tend le processus de rationalisation en valeurs qui tend à l’autonomisation des

sphères d’activités ; le souci des conséquences de l’action sous-tend la recherche de

l’optimisation des actions et des entreprises : il favorise le processus de rationalisation en

finalités. Bien que motivé par un principe de réalité, ce souci qui se confond jusqu’à un

certain point avec le sens des responsabilités peut lorsqu’il est poussé à son extrême

s’enfermer dans une logique folle ainsi qu’en témoigne l’expression consacrée de la cage

d’acier. L’éloge de la performance et de la maîtrise profite à l’émergence d’une valeur

transversale, distincte des valeurs propres aux différents systèmes, qui conduit à l’affirmation

d’une culture utilitariste. Cette dernière va de pair avec le désenchantement du monde. Le

processus de rationalisation s’organise, par conséquent, selon deux plans : un plan qui va de

pair avec la différenciation fonctionnelle de la société moderne, d’une part et un plan

utilitariste qui vise le succès et la performance des actions entreprises sans se soucier de la

validité des objectifs visés, d’autre part. La combinaison de ces deux plans permet un

processus de différenciation fonctionnelle ou systémique des activités humaines dans le

respect d’un cadre commun, propre à la modernité, qui s’inscrit dans la perspective du

développement et du progrès. Cette structuration de la société moderne va de pair avec une

certaine autonomisation, par différenciation fonctionnelle, des institutions. Cette structuration

apporte la preuve d’un encadrement de la dynamique de la modernité par le processus de

rationalisation, mais dont les conséquences demeurent contestables. La formation de

frontières systémiques, garantes d’autonomie et de compétences relatives, est génératrice de

conflits, voire de clivages, qui préoccupent les sociologues de la fin du XIXe siècle à nos

jours1. Parallèlement à ce processus, on assiste à la formation d’une orientation transversale

et, par conséquent, commune à l’ensemble de ces institutions, qui se structure autour de la

recherche de la performance et du succès qui se confond avec la notion de progrès. Le progrès

qui résulte de la maîtrise croissante du monde et du développement des structures sociales ne

s’accompagne pas nécessairement d’une harmonisation des différentes sphères de la vie. En

langage trivial, on peut dire que le progrès ne rime pas avec le bien-être et le bonheur de

l’humanité. L’observation de la dynamique de la modernité montre que, sur la durée, la quête

d’efficacité et de performance, qui procède d’un sens des responsabilités inhérent à l’action,

se mue en une course infernale et inconsciente, sourde aux conséquences qu’entraîne la

généralisation de la quête de succès. Avec le temps, la rationalisation se confond avec la

percée d’une culture utilitariste qui conduit à des investissements dans des moyens et des

démarches sélectionnés en fonction d’objectifs et de fins, dont la valeur n’est pas questionnée.

Contrairement aux promesses qui accompagnent la thèse du progrès et du développement, le

processus de rationalisation ne semble pas lisser les différences et les différends structurels. Il

n’est pas source de cohérence et d’unité, mais de dissonances et de conflits2. Ce constat

témoigne de l’écart entre la modernité vécue et la modernité conçue, pour reprendre une

distinction que Serge Moscovici avait introduite à propos de la différence entre les pratiques

et les discours qui configurent la réalité sociale (Moscovici, 1992 : 225-236). Comme l’a, par

ailleurs, montré Norbert Nisbet, dans sa lecture des fondateurs de la sociologie, les travaux

consacrés à la modernité mettent en évidence un paradoxe tenace qui a trait à la persistance

d’une forme d’incohérence sociétale en dépit de la percée de la rationalisation des activités

1 Les tensions sociales, ainsi qu’en témoigne le concept d’anomie, proposé par Émile Durkheim, mettent à l’épreuve le concept de société et, en particulier, l’unité de la société. 2 J’indique, au passage, sans m’y arrêter maintenant que tous ces éléments sont particulièrement éclairants pour l’analyse du développement durable.

humaines (Nisbet, 1993, 1ère éd. 1966). Cette observation est congruente avec les critiques

relatives à l’investissement dans la puissance - via le progrès scientifique, technologique et

militaire, notamment -, au mépris de l’évaluation des finalités de cette dernière (Duclos,

1993 ; Giddens, 1994 ; Gras, 2003). Le processus de rationalisation ne se confond pas, en

d’autres termes, avec l’affirmation d’une raison pratique : il peut s’avérer « déraisonnable »

(Eder, 1988). Comme en a discuté Max Weber, dans Le savant et le politique, la formation

d’une « raison pratique » échappe au processus de rationalisation en vertu du polythéisme des

valeurs. Weber défend, en effet, l’idée que la science est impuissante face à l’éthique : elle ne

peut pas résoudre la seule question qui nous tient à cœur à savoir ce que nous devons faire

(Weber, 1982, 1ère éd. 1919). La modernisation tend à se confondre, par conséquent, avec

l’hypostase de la raison instrumentale : elle constitue le talon d’Achille des sociétés

modernes. La raison instrumentale contribue, en effet, aux impasses dans lesquelles semble

s’enliser le projet de la modernité. Ce constat ne fera que se confirmer avec le temps ainsi

qu’en témoignent les crises que traverse le capitalisme et dont la crise écologique est une

expression. Ces dernières justifient l’investissement dans une science des sociétés, susceptible

d’éclairer les hommes par rapport aux effets pervers de l’action et du processus de

rationalisation.

L’adhésion des sociologues à un programme d’encadrement de la modernité dépend

en partie de leur tolérance aux conflits et aux dissonances qui traversent la société. Plus la

notion de société est associée à la cohésion et à l’intégration sociales, plus les conflits sont

source d’inquiétude et plus la théorie cherchera à les contenir et à les dépasser. Plus l’accent

est mis, au contraire, sur le mouvement et la dynamique dans la constitution de la société, plus

les différences, voire les différends, entrent dans le processus « normal » de la constitution

des sociétés. Selon les représentations de la société qui sous-tendent les théories de la société,

les sociologues se montrent, par conséquent, plus ou moins sensibles et irrités par les

dissensions sociales. En dépit de ces arrière-plans qui conditionnent la réception et l’analyse

des conflits, la sociologie, dans son ensemble, se propose de prendre en charge la production

et de la reproduction de la société moderne via un programme d’accompagnement de la

modernité. La thèse de l’inflexion de la modernité s’inscrit également dans ce processus

d’accompagnement de la modernité par la sociologie. Le constat selon lequel l’intensification

de la rationalisation ne se confond pas nécessairement avec une poussée de la « raison

pratique » a été confirmé par la crise écologique. Cette dernière a permis de visualiser les

limites de la rationalité à laquelle prétendent les modernes, ainsi qu’en témoigne la percée du

concept de réflexivité. Ce dernier contribue à la remise en question des programmes de

modernisation de la société voire à la prétention à l’universalité des modernes.

II. Les conséquences de la percée écologique sur les discours de la modernité L’écologie participe d’un processus de déstabilisation créateur, récurrent dans

l’histoire de la modernité : elle entretient un état d’instabilité dont la modernité est

coutumière3. Si on s’interroge sur les effets de cette dynamique du point de vue de la réalité

quotidienne, on peut se risquer à dire que l’essor de l’écologie correspond à l’affirmation d’une

disposition mentale favorable à une remise en question des habitudes de vie, des pratiques

quotidiennes et des modes de gestion et de gouvernement des établissements humains. Cette

proposition, qui n’exclut formellement aucun domaine d’activité de la société4, est attestée par

la diffusion de motifs d’action et de slogans politiques comme l’écologie urbaine, la

modernisation écologique, et le développement durable. Ce constat est indissociable, par

ailleurs, de l’importance qu’a prise l’écologie à l’échelle mondiale. La question naturelle, pour

reprendre l’expression de Serge Moscovici, dans un ouvrage précurseur, s’impose comme la

question sociale par excellence du XXIe siècle (Moscovici, 1977). Elle permet aux différents

systèmes de la société de s’éprouver et contribue à installer le système de la société dans un

état de résonance généralisé, selon les termes de Niklas Luhmann (Luhmann, 1986). Quant à

Ulrich Beck, il déclare, à la même époque, que la question écologique doit sa destinée à sa

capacité à transcender les frontières nationales et les clivages de classes (Beck, 1986)5. Selon

les termes d’une sociologie de l’action, enfin, l’écologie favorise la formation de dispositions

psycho-sociales propices à une déstabilisation des certitudes des modernes, voire à une remise

en cause de leur arrogance à l’égard d’autres sociétés. Cette dynamique est attestée par

l’engagement de différents acteurs, dans des lieux à leur portée et selon des supports qui leur

3 Cette dynamique, qui est plus volontiers qualifiée de réflexive, de nos jours, que de critique, a été maintes fois mise en évidence que ce soit dans le cadre des travaux consacrés au capitalisme ou à la modernité. 4 La prétention à l’exhaustivité du regard écologique, en raison du décentrement qu’il permet, résiste à la mise à l’épreuve pratique : elle demeure théorique, à la manière dont Niklas Luhmann l’a formulée, par exemple. La différence système, environnement lui semble judicieuse, en effet, parce qu’elle peut se décliner de manière universelle. C’est une différence qui se protègerait contre l’exclusion, en d’autres mots. Concrètement, cela revient à dire que l’écologie mobilise l’ensemble de la société et qu’il ne saurait être question, en conséquence, de procéder à l’inventaire de l’ensemble des territoires affectés par cette «révolution». 5 Bien que cette déclaration cède à un excès d’optimisme, elle présente une certaine pertinence : en dépit des stratégies d’évitement qu’ils adoptent, les riches ne sont pas entièrement à l’abri de retombées environnementales auxquelles ils participent activement.

sont propres. Ce processus n’épargne pas la « communauté » sociologique qui participe à la

production de textes et de discours sur la société moderne qui la transforment en retour selon

le principe de la double herméneutique6. À l’instar de la crise écologique, qui déborde les

cadres nationaux usuels, les contributions sociologiques circulent dans un espace transnational,

tout en restant configurée par des spécificités nationales (Moscovici, 1977 ; Morin, 1980 ;

Beck, 1986 ; Giddens, 1994 ; Eder, 1988 ; Habermas, 1987 ; Luhmann 1990, 1992 ; Latour,

1991, 1999, 2006 ; Callon et al., 2001). Elles adoptent des voies, des styles et des rythmes

propres. Ces variations sont le résultat de particularismes locaux, façonnés par l’intégration

des États nations, jusqu’à récemment, encore. C’est ainsi que des communications sur le mode

de l’alerte contribuent à dresser des tableaux dans la lignée des grands portraits de la

modernité, dont la tradition sociologique a le secret, au tournant du XIXe et du XXe siècles. À

cette approche a fait place progressivement une nouvelle sensibilité qui se traduit par le retour

des travaux empiriques, voire des monographies. Cet essor est indissociable dans le contexte

français de la posture adoptée par le centre de sociologie de l’innovation de l’École des

Mines7, mais aussi d’un nouvel intérêt pour l’anthropologie britannique et la philosophie

pragmatique de John Dewey, notamment (Macnaghten, Urry, 1998 ; Charles, 2000 ; Latour,

2006). Par-delà les spécificités propres aux différentes écoles et sensibilités sociologiques, un

grand nombre de travaux s’accordent pour associer la percée de l’écologie à un ébranlement des

certitudes des modernes, tant du point de vue épistémologique que de celui de leurs modes

d’établissements et de leurs arrangements avec les non humains. Ces travaux contribuent à la

promotion d’une nouvelle figure de la modernité qualifiée selon les auteurs de modernité du

deuxième ordre, de modernité avancée ou réflexive, voire de post-modernité. À l’exception des

partisans de la thèse post-moderne, selon lesquels la modernité et les discours sur la modernité

auraient fait leur temps, les promoteurs d’un changement de régime de la modernité

s’entendent, dans leur grande majorité, pour reconnaître que la modernité dite réflexive définit

un moment où le projet de la modernité dévoile certaines de ses facettes qui étaient demeurées

cachées. Cette convergence des interprétations justifie une présentation de ce nouvel

imaginaire sociologique.

6 Ce dernier repose sur la circulation du sens qui déborde toujours ses lieux de production, de sorte qu’aucun énoncé ne peut prétendre à l’immunité par rapport à d’autres énoncés (Giddens, 1994 : 44-51). 7 L’impact de ces travaux sur la sociologie française me conduit à parler, sans mauvais esprit, de «nouvelle école de la sociologie française».

Une des caractéristiques sur lesquelles insistent les promoteurs de cette thèse a trait à

l’effondrement des certitudes des modernes en raison de la généralisation d’un processus de

réflexivité qui procède du travail de la raison sur elle-même. La réflexivité œuvre à la fois à la

déstabilisation des évidences et des institutions et à la révélation de phénomènes émergents

auxquels elle permet de prendre ancrage, le cas échéant. Il s’ensuit qu’en régime de modernité

réflexive, on assiste à une intensification de l’incertitude quant aux établissements entre

humains et non humains.

«La réflexivité de la vie sociale moderne, c’est l’examen et la révision constantes des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère constitutivement leur caractère. (…) Dans toutes les cultures, les pratiques sociales sont quotidiennement modifiées à la lumière des découvertes en cours, (…). Mais la révision de la convention ne se radicalise que dans la modernité, jusqu’à s’appliquer (en principe à tous les aspects de la vie humaine, …)» (Giddens, 1994 : 45).

Cette situation va de pair avec l’affirmation de nouvelles préoccupations, voire d’une

certaine inquiétude fondée sur la méconnaissance du futur et de l’impact de l’action humaine

en général.

«Nous ne faisons probablement que commencer, en cette fin de vingtième siècle, à réaliser à quel point cette perspective est inquiétante. Car lorsque la raison a remplacé les valeurs traditionnellees, elle a paru assurer un sentiment de certitude supérieur à ce que permettaient les anciens dogmes. Mais cela n’est convaincant que si l’on oublie qu’en réalité la réflexivité de la modernité subvertit la raison, du moins la raison considérée comme l’acquisition d’un certain savoir. La modernité se constitue dans et à travers le savoir réflexivement appliqué, mais l’assimilation entre savoir et certitude a malheureusement été mal comprise. Nous vivons dans un monde entièrement structuré par l’application réflexive du savoir, mais où en même temps nous ne pouvons jamais être sür que tel ou tel élément de ce savoir ne sera pas remis en cause», (Giddens, 1994 : 45-46).

Ces motifs alimentent un nouveau type de communications sociales qui mettent en

scène des situations à risques. Ce thème prend une telle acuité qu’il s’impose en symbole de

notre temps, ainsi qu’en témoigne la réception de l’expression de société du risque (Beck,

1986). Le succès de cette expression se traduit par le développement de programmes de

recherche qui se déclinent selon des domaines disciplinaires variés. Sans prétendre embrasser

cette diversité, on peut dire que les travaux en sciences sociales contribuent, dans leur

ensemble, à l’exploration des conditions d’émergence de nouvelles dispositions individuelles et

institutionnelles pour faire face à la prise de conscience de l’incertitude et affronter des

situations dites à risques. Dans une société du risque, les différences sociales et les différends

qui leur sont associés tendent à s’organiser autour de scénarii du futur en compétition. Or, ces

derniers restent virtuels, par définition. Même s’ils peuvent faire l’objet de calculs de

probabilités, selon les cas, ils demeurent hypothétiques. Il s’ensuit que les communications

structurées autour des risques s’organisent autour de versions de la réalité qui relèvent de

constructions sociales et ne reposent que partiellement sur des observations tangibles. Cette

situation profite à l’essor d’une nouvelle forme de conflictualité structurée autour de la mise en

scène du futur ainsi qu’à une nouvelle forme de gestion des conflits qui passe par la

multiplication des procédures d’évaluation et des situations d’expertises, à laquelle des publics

de plus en plus nombreux et diversifiés souhaitent prendre part. Cette dynamique profite à

son tour à l’activation de la réflexivité. La multiplication des épreuves et des procédures

d’évaluation est à double tranchant : elle a des effets déstabilisants, en raison de la dynamique

réflexive qu’elle entretient, mais néanmoins stabilisants par les sélections qu’elle permet entre

différents énoncés. Il s’ensuit qu’il n’est pas aisé de formuler un diagnostic univoque à

l’encontre de l’intensification de la réflexivité et du régime de la modernité réflexive. Cette

incertitude contribue à la formation d’attitudes psycho-sociales contrastées. Entre l’affichage

d’un optimisme à toute épreuve et d’un cynisme blasé s’ouvre un espace de dispositions

psycho-sociales hybrides et de politiques d’encadrement de la modernité avancée dont les

différentes théories sociologiques rendent compte à leur façon.

Dans cette rétrospective sur les déplacements qu’ont connus les discours sociologiques

sur la modernité, la confrontation des travaux de Jürgen Habermas à ceux de Niklas Luhmann

constitue un moment important. Elle permet d’explorer le passage d’une conception de la

modernité à une autre. Jürgen Habermas se propose de réfléchir aux conditions de la mise en

cohérence entre l’idéal que poursuit la modernité, qui se confond, entre autres, avec l’idée

d’une société émancipée et démocratique, et sa concrétisation. Plutôt que de condamner le

projet de la modernité, il cherche à contrer la course folle avec laquelle se confond le travail

de la raison instrumentale. La lecture de La technique et la science comme idéologie, puis de

La théorie de l’agir communicationnel, confirme l’effort qu’entreprend Jürgen Habermas

pour dénouer le paradoxe de la rationalisation que les sociologues, dans leur ensemble, n’ont

pas manqué de souligner (Habermas, 1973, 1ère éd. 1968). En dépit de la qualité de sa

réflexion qui s’appuie, cela dit en passant sur une lecture remarquable des différents travaux

sociologiques qui accompagnent l’analyse de la modernité, son entreprise ne parvient pas à

dissiper le doute qui pèse sur l’entreprise de rationalisation qui se confond avec le projet de la

modernité. L’accomplissement d’une société juste et émancipée, érigée en modèle

d’universalité, demeure terni par les conséquences des poussées de modernisation, dont la

crise écologique est la dernière en date, mais surtout suspect en raison de la visée de

puissance qu’anime un tel projet. Les résistances à ce modèle s’organisent à partir des points

obscurs de la théorie, d’une part, mais surtout au contact des mondes vécus et de la réalité.

Les échecs de la modernisation triomphante des trente glorieuses portent préjudice à ce

discours. Cet arrière-plan profitera à la diffusion progressive de la conception luhmanienne de

la société dans la sociologie allemande via la polémique entre Jürgen Habermas et Niklas

Luhmann qui éclate dans les années 1970. Ce différend aura un impact important sur la

structuration de la sociologie allemande, même si ce n’est pas immédiat (Habermas,

Luhmann, 1985, 1 ère éd. 1971). La controverse8 profitera, dans un premier temps, à la

reconnaissance des travaux de Niklas Luhmann et à la prise en compte de certains motifs qui

participent de la rupture avec les discours univoques et rassurants que la modernité tient sur

elle-même. Bien qu’on ne puisse affilier la sociologie de Niklas Luhmann aux thèses post-

modernes, ne serait-ce qu’en raison de son caractère systémique et de son goût pour les

grands récits (Lyotard, 1979), la théorie générale de la société, qu’il construit, poursuit une

entreprise de déstabilisation de la philosophie des Lumières et de la tradition humaniste qui

peut profiter à la diffusion de certains thèmes post-modernes. Dans un premier temps, elle

aura surtout comme conséquence de mettre à l’épreuve le modèle habermassien et

d’introduire à la définition du processus de réflexivité, via la notion d’observation du

deuxième ordre.

III. Jürgen Habermas : le paradigme communicationnel au secours de l’unité problématique de la modernité Le cadre théorique de l’agir communicationnel, rédigée au tournant des années 1970-

80, par Jürgen Habermas, est annoncé par l’ouvrage sur la technique et la science sur lequel je

reviens ci-dessous.

1. Travail et interaction La distinction entre le travail et l’interaction est au cœur du dispositif

communicationnel. Selon cette distinction, l’humanité s’engage de deux manières dans le

8 L’emploi du terme de controverse est adéquat dans la mesure où le différend permet de mettre à l’épreuve respectivement les deux théories.

monde selon qu’elle entre en relation avec des alter ego ou des objets9. La synthèse sociale

résulte, par conséquent, de l’harmonisation entre différents types d’associations : il faut tenir

compte de ce qui est réalisable – domaine des choses ou du monde objectif, par extension de

la nature – et de ce qui est souhaitable – domaine de l’intersubjectivité et de la subjectivité ou

de la culture. Selon cette distinction, Jürgen Habermas ne se formalise pas que la modernité

rime avec l’épanouissement d’une culture utilitariste qui se confond avec la quête du progrès.

La mise au travail de la nature ne lui pose pas de problème. Cette affirmation prend appui sur

la discussion à laquelle Jürgen Habermas se livre dans La technique et la science comme

idéologie à propos des états d’âme d’Herbert Marcuse relatifs à la tendance des sciences

modernes et de la technique à engager le monde dans une dynamique infernale du type de la

cage d’acier décrite par Max Weber. Alors qu’Herbert Marcuse s’interroge sur les conditions

d’une science au service de la communication et de l’intelligibilité des établissements humains

et non humains, Jürgen Habermas s’emploie à montrer qu’Herbert Marcuse fait fausse route

en portant son attention sur l’instauration d’un nouveau « contrat » naturel. L’aliénation ne

résulte pas, selon lui, d’une relation tronquée aux choses, mais d’un déficit de communication

entre les hommes. La technique, qui résulte d’un rapport instrumental au monde, est salutaire,

selon lui : elle répond à une fonction qui permet à l’humanité de se libérer de certaines

contraintes et d’investir de nouveaux domaines d’expérience. Cette fonction ne saurait être

condamnable en tant que telle.

«Il suffit de réfléchir au fait que l’évolution technique obéit à une logique qui correspond à la structure de l’activité rationnelle par rapport à une fin et contrôlée par son succès, c’est-à-dire en fait à la structure du travail ; dès lors, on ne voit vraiment pas de quelle manière nous en viendrions jamais à pouvoir renoncer à la technique, en l’occurrence à notre technique, au profit d’une autre qui en serait qualitativement différente, aussi longtemps que l’organisation humaine ne se modifie pas et que par conséquent nous devrons continuer à entretenir notre existence grâce au travail social et à l’aide des moyens se substituant au travail. (…) Pas plus que l’idée d’une Nouvelle Technique, celle d’une Nouvelle Science ne résiste à une analyse conséquente, dès lors qu’on entend ici par science la science moderne, liée à la mise au point de dispositifs permettant certaines manipulations techniques ; pour cette fonction qui est la sienne, comme pour le progrès scientifique et technique en général, il n’y a pas de substitut qui soit plus ‘humain’. Marcuse semble lui-même avoir des doutes (…). Dans de nombreux passages de l’Homme unidimensionnel, il n’est finalement plus question de révolutionner la société qu’au sens d’un changement du cadre institutionnel qui laisserait intactes les forces productives en tant que telles. La structure propre au progrès scientifique et technique serait donc maintenu, seules les valeurs directrices changeraient. (…) Ce qui serait nouveau ce serait la direction de ce progrès lui-même, mais la rationalité comme critère resterait quant à elle inchangée», (Habermas, 1968 : 3-16). La technique et la science ne sont pas responsables, par conséquent, de l’aliénation

9 Dans un vocabulaire actualisé par les travaux de Bruno Latour et de Philippe Descola, notamment, j’emploierais plus volontiers la distinction humains, non humains plutôt que celle de sujet, objet.

humaine. Cette dernière résulte des mauvais usages de la technique : elle dépend de la qualité

des ententes entre les hommes. C’est la direction du progrès qui est en jeu, par conséquent, et

non le progrès en tant que tel. En adoptant cette position, Jürgen Habermas se situe clairement

du côté du progrès et de la modernité, dont il défend le projet. Il préconise le principe d’une

distinction entre travail et interaction qui définit deux types de sociabilité : la première de type

asymétrique caractérise les relations entre l’humanité et la matière et la seconde de type

symétrique est propre aux relations entre les humains. La dynamique infernale identifiée par

Max Weber et dont Herbert Marcuse s’inspire pour défendre le principe d’un nouveau contrat

« naturel » ne convainc pas Jürgen Habermas. Selon lui, seuls les termes du contrat social sont

tronqués et cette conviction lui inspire la conception de la théorie de l’agir communicationnel.

L’agir communicationnel permet de réfléchir, par conséquent, aux conditions nécessaires à la

formulation de projets fondés selon différents types de rationalités et susceptibles d’emporter

l’assentiment général. Pour échapper aux effets de la rationalisation instrumentale, il convient

de définir des orientations qui doivent surmonter différentes épreuves, dont une épreuve

théorico-expérimentale ou scientifico-technique, une épreuve morale-pratique et une épreuve

affective. Seule la dernière épreuve est problématique, selon Jürgen Habermas, puisqu’elle met

en jeu une dimension individuelle difficile à évaluer formellement. Cette production sociale ne

peut avoir lieu qu’à condition de créer un dispositif particulier susceptible de l’accueillir. Ce

dernier se caractérise par le respect d’un certain nombre d’exigences, dont le respect d’un

processus, d’une procédure et d’une production d’arguments qui définissent la théorie de

l’argumentation (Habermas, 1987, Tome I : 41-42, 1ère éd. 1981). L’institutionnalisation de

l’agir communicationnel permet une activation de la réflexivité sociale et se présente comme un

moyen de contention des dérives de la modernité. Ce n’est donc pas la constitution de

systèmes qui est problématique, selon Jürgen Habermas, mais la colonisation des mondes

vécus par les systèmes, en revanche. Cette dernière a lieu lorsque les hommes ne se montrent

pas en mesure de se concerter et de s’entendre sur les finalités de la technique et du travail, en

général. Il convient de préciser ici que cette notion ne se limite pas à des dispositifs matériels,

mais qu’elle intègre également des sophistications institutionnelles comme la bureaucratie, par

exemple. L’intégration systémique qui contribue à la complication de la société10, dans son

10 «(…), il faut bien distinguer la complexité de la complication qui en est, bien souvent la représentation commune. Un phénomène est compliqué quand, à l’image dela pelote de laine emmêlée, la simplification ou le

ensemble, est un facteur de progrès tant qu’elle ne dépossède pas l’humanité de sa capacité à

se prendre en charge et à entreprendre son avenir. Tant que les hommes font preuve de leur

aptitude à contenir leur puissance ou de la mettre au service d’une cause qui fait sens

collectivement et qu’ils poursuivent effectivement, cette dernière n’est pas problématique,

pour Jürgen Habermas. Cette confiance dans l’aptitude de l’humanité à canaliser son ubris et à

contenir la puissance issue de l’intelligence technique et du travail sera remise en question par

la crise écologique et la généralisation des risques environnementaux et techniques (Duclos,

1993 ; Gras, 2003).

La question du rapport des hommes aux non humains et de la contribution de la

technique à l’aventure humaine et sociale étant posée, il apparaît que la théorie de l’agir

communicationnel s’organise autour du projet de réconciliation de l’humanité avec elle-même

dont une des traductions pourrait être de concilier l’intentionalité et l’agir. L’agir

communicationnel se propose de réfléchir aux moyens de contention de la puissance : il vise à

établir un dispositif susceptible de servir la pacification de la société. De ce point de vue, c’est

un ouvrage de sociologie politique qui réfléchit aux conditions de la démocratie dans une

société développée. Cette réflexion s’exprime autour de la critique de la colonisation des

mondes vécus par les systèmes.

2. La pacification sociale et la réconciliation de l’humanité avec elle-

même

Dans sa quête d’une forme de réconciliation de la société moderne avec elle-même,

Jürgen Habermas s’inscrit volontiers dans la continuité des travaux d’Émile Durkheim11,

auquel il reconnaît l’intuition d’avoir identifié un des principaux dysfonctionnements de la

rationalisation des mondes vécus en mettant en cause le déficit d’un monde commun partagé.

Alors que la métaphore de la cage d’acier, que l’on doit à Max Weber, exprime un symptôme

de la modernité dévoyée, l’anomie propose un diagnostic et préconise, indirectement, des

pistes pour contrer les « pathologies modernes ». Elle va au-delà de la description et indique

des orientations susceptibles de rectifier ces « dysfonctionnements ». Elle témoigne de la

retour aux éléments simples – ici le démélage – peut-être long mais reste possible», P. Roggero, De la complexité des politiques locales, Paris : L’Harmattan, 2005, 25. 11 Sociologiquement cette sensibilité prend naissance avec les travaux d’Émile Durkheim sur les formes de la solidarité sociale et sur la menace d’atomisation de la société qu’il qualifie d’anomie et se poursuit notamment dans les réflexions de Jürgen Habermas consacrées à la pacification de la société moderne.

SSPSD UMB ! 11/4/09 16:56Commentaire:

portée politique et morale de la science sociale. Jürgen Habermas reprend le diagnostic établi

par Émile Durkheim et en conclut que les « pathologies » de la modernité procèdent de

l’hypostase de la raison instrumentale ou encore de la surdétermination de la rationalité

théorico-expérimentale dans l’évaluation des projets de modernisation. Il s’ensuit que plutôt

que de condamner la science et la technique, il convient, afin de respecter la complexité

sociale, de mobiliser l’ensemble des ressources12, dont la culture objective dispose, avant de

prendre des décisions. Selon cette lecture, les problèmes que rencontrent les modernes ne sont

pas dus à un excès de rationalisation, comme on pourrait le penser, mais à un déficit

d’articulation entre différents types de rationalité13. Tout projet de modernisation est sous-

tendu par trois mondes qui renvoient, selon la distinction établie par Piaget, au monde

objectif, au monde social et au monde subjectif. À chacun de ces mondes correspondent des

formes de rationalités et des ressources spécifiques, sous la forme de discours et de

techniques, notamment. Le déroulement quotidien de la vie sociale, généralement non

problématique, ne permet pas de faire l’expérience de ces arrière-plans de la vie sociale. Ce

n’est qu’à l’occasion de problèmes concrets, dans la réalisation de projets spécifiques, que la

complexité du monde fait irruption dans la vie des hommes. Selon les termes de Jürgen

Habermas, on peut dire que le monde vécu, généralement non problématique, perd de son

évidence. La restauration de cette dernière nécessite un travail d’argumentation qui permet

d’accéder aux arrière-plans qui sous-tendent l’existence de la vie sociale. Nous sommes

rarement confrontés, en bref, au caractère problématique de la synthèse sociale : ce n’est qu’à

l’occasion de difficultés particulières que nous y sommes exposés. La synthèse sociale

s’effectue le plus souvent à notre insu, sans que nous ayons à composer consciemment une

culture commune. Les conflits et les crises nous confrontent à cette réalité. L’agir

communicationnel apparaît comme une mesure spécifique : il est conçu pour répondre à des

tensions et à des situations de rupture. La résolution des différends emprunte un processus

d’analyse qui permet d’observer les problèmes selon le monde objectif, le monde

intersubjectif et le monde subjectif. La déclinaison des problèmes selon ces plans va de pair

avec l’expérience de différentes rationalités qui sont respectivement sous-tendues par la

raison théorico-expérimentale, la raison morale-pratique et la raison subjective. Elle contribue

au développement de connaissances relatives à ces mondes et à la formation de compétences

12 Ces dernières intègrent l’ensemble des sciences et davantage : elles concernent également le domaine de la littérature et de l’art, ainsi que des savoirs locaux. 13 On notera, au passage, que cette observation est assez proche de l’éthique associative diffusée par les discours consacrés au développemet durable. L’incitation à la recherche de synergies entre des logiques réputées irréductibles entre elles est assez comparable à l’incitation à la conciliation entre différents typpes de rationalité.

spécifiques. Il s’ensuit que les situations de conflits profitent à la structuration de la société et

à la prise de conscience des enjeux sociétaux : la société et l’humanité accèdent à des niveaux

d’abstraction supplémentaires. Jürgen Habermas parle à ce propos d’irruption du potentiel

rationnel de l’humanité qui correspond à l’activation du processus de réflexivité indispensable

à la formulation de projets rationnels au sens plein du terme. Outre le fait d’assurer l’intégrité

des mondes vécus, la dynamique communicationnelle intervient également dans le

développement de connaissances et de compétences sociales. Il s’ensuit que l’agir

communicationnel contribue au développement de la culture et qu’il participe à la

socialisation secondaire et à l’intégration de la société. On notera, au passage, l’association

constante qu’opère Jürgen Habermas entre la dynamique de la modernité et l’aventure

humaine : il semble que les deux se confondent. Cette association est favorable à des

glissements normatifs ainsi qu’en témoigne l’investissement moral dont la modernité fait

l’objet dans la sociologie de Jürgen Habermas. La modernité ne se confond pas avec un

processus aveugle, comme cela sera le cas chez Niklas Luhmann, elle incarne un projet qui

accompagne l’humanité et lui permet de se révéler à elle-même. En tant que processus de

réalisation de l’humanité par elle-même, la modernité n’est pas « mauvaise » en soi, à moins

d’être dévoyée et de se retourner contre elle-même. On ne peut pas, par conséquent, s’opposer

à la modernité.

Alors que par bien des aspects, dont la nécessaire composition entre des logiques irréductibles

entre elles, Jürgen Habermas intègre la complexité dans son modèle, son modèle de résolution

des différends paraît presque trop simple pour être vraisemblable et convaincant. Il demeure

que la modélisation du monde social, que préconise Jürgen Habermas, présente le mérite de

raisonner à partir de l’hétérogénéité des situations auxquelles les femmes et les hommes sont

confrontés : il contribue à une sociologie de la complexité. Son approche présente l’intérêt de

réfléchir à la résolution de conflits à partir de l’expresssion de points de vue et d’intérêts

distincts. Sa sociologie se présente, de ce point de vue, comme une sociologie qui se

confronte au problème des articulations, voire des synergies, entre différentes logiques à

priori irréductibles entre elles. La faiblesse de son dispositif tient, en revanche, à

l’empressement qu’il met à rétablir la continuité entre des ordres dont il a pourtant identifié

les solutions de continuité. Alors qu’il tente de sauver l’idée d’universalité, via la

recomposition d’un monde commun univoque et rationnel, la thèse de la différenciation du

monde sur laquelle s’appuie son dispositif théorique est suffisamment explicite : elle

témoigne de l’écart entre le discours sur l’unité du monde et la réalité. Le modèle ne parvient

pas à occulter, in fine, que les résolutions auxquelles parvient l’agir communicationnel ne

peuvent prétendre à l’universalité : ce sont des constructions locales et nécessairement

contingentes, pour reprendre une notion fréquemment employée par Niklas Luhmann.

3. Les limites du modèle communicationnel Une des faiblesses qui est régulièrement mise en avant à propos de l’agir

communicationnel a trait au modèle de démocratie qu’il défend implicitement, lequel serait

d’inspiration autocratique et technocratique14. En ayant cherché à contrer le processus

unidimentionnel de la rationalisation instrumentale, Jürgen Habermas ne se serait pas

suffisamment méfié de la surdétermination de la raison dans son modèle. En raisonnant à

partir de la différenciation du monde selon Piaget, il a certes contribué à la réhabilitation de la

raison pratique qui n’avait pas droit au chapitre dans la rationalisation instrumentale, mais

sans discuter suffisamment les limites de son modèle. Sans même parler du problème de

l’intégration des raisons subjectives, qu’il identifie et dont il souligne la difficulté, une des

principales limites de son modèle tient incontestablement à la prétention à l’universalité de

son dispositif. Outre que cette proposition postule que la recherche de la vérité, de la justesse

et de bien d’autres qualités serait non problématique, elle contribue à la disqualification des

opposants et des perdants. Elle crée, par conséquent, une double exclusion, car dans l’esprit

de la démarche, la résolution retenue est forcément la meilleure, en raison de son universalité,

notamment. Le piège auquel cède la théorie de l’agir communicationnel est indissociable du

postulat selon lequel, la vérité et la justice seraient des qualités platoniciennes, identifiables à

partir de situations pratiques pourvu que nous nous y engagions avec sérieux, intelligence et

authenticité en y mettant le temps nécessaire. Il s’ensuit que le débat public demeure

fortement inspiré, chez lui, par l’idéal d’une entente fondée exclusivement sur la production et

l’échange d’arguments. Cette lecture converge avec les griefs, dont fait l’objet la théorie de

l’agir communicationnel, selon lesquels son modèle tend à accorder un rôle trop important à

la science et à la connaissance dans le dénouement des différends et dans la formation des

ententes sociales. Jürgen Habermas s’est efforcé depuis à déconstruire ce reproche selon

lequel sa conception de la pacification sociale tend à se confondre avec une démocratie de

clercs. Il a apporté, dans Droit et Démocratie, notamment, un certain nombre de précisions

qui contribuent à relativiser cette lecture (Habermas, 1997). Depuis qu’il a insisté sur la

communication comme mécanisme d’engendrement des valeurs, on ne peut plus lui reprocher

14 Habermas distingue effectivement ces deux modalités dans la typologie des formes de «gouverne» qu’il propose dans La technique et la science comme idéologie (Habermas, 1973 : 97-132)

de céder à une représentation platonicienne de la vérité et de justesse sans lui faire un mauvais

procès. C’est d’ailleurs le sens de la thèse de la démocratie délibérative qu’il définit comme

une forme hybride inspirée de la démocratie libérale et de la démocratie républicaine

(Habermas, 1998 : 259-274)15. Le paradigme de la communication équivaut, désormais, au

paradigme de la recherche dans d’autres modèles. La communication sert, en d’autres mots,

l’exploration de perspectives sociales selon différents critères dont les exigences de

faisabilité, de justesse et de justice sociales.

À ces observations, il convient d’ajouter que le dispositif mis en place par Jürgen

Habermas occulte, pour le dire de manière ramassée, bien des motifs qui peuvent entrer dans

l’adhésion à des projets et face auxquels la raison, même dans sa forme différenciée, demeure

impuissante. On peut remarquer, pour illustrer cette proposition, qu’il n’est pas exclu, lors

d’un différend, de se ranger à une proposition selon laquelle un énoncé est valide sans

soutenir pour autant sa réalisation. Ego peut observer, en d’autres termes, que les arguments

d’alter sont sensés, sans épouser sa cause. Le fait que cet aspect des différends ne soit pas pris

en considération par la théorie de l’agir communicationnel est dommageable à l’intelligibilité

de nombreux conflits, dont les conflits dits de modernisation qui retiendront ultérieurement

notre attention. En stipulant que la résolution d’un différend est une affaire d’argumentation

uniquement, la théorie de l’agir communicationnel passe à côté de tout un pan des résistances

susceptibles de s’exprimer lors d’un désaccord. Sans prolonger davantage cette discussion, on

peut dire que la théorie de l’argumentation limite l’étude des conflits à une approche

technique de ces derniers. À partir du moment où la question est posée en ces termes, la

discussion ne peut que s’orienter d’après des équipements et des aménagements susceptibles

d’encadrer les dérives de la communication. Tous les aspects inhérents à la rencontre, qui

conditionne la recherche d’une entente, sont occultés au profit d’un débat juridique et

technique orienté autour de l’institutionnalisation d’un contexte favorable à la production

d’arguments et à leur évaluation. Outre le fait que l’adoption de cette perspective occulte

l’intervention de motifs qui résistent au travail de la raison, elle favorise une conception

procédurale de la démocratie. Cette approche sous-estime, enfin, la diversité des associations

susceptibles de justifier des projets et des plans de vie distincts, voire antagonistes et

néanmoins acceptables. Cette possibilité, que la prétention à l’universalité ignore, constitue le

talon d’Achille du modèle. La prétention à l’universalité exclut les alternatives : elle inscrit le

développement dans une voie univoque. Outre le fait que cette position est politiquement

15 Je reviens plus longuement sur cette typologie pages148-149.

insupportable, elle ne présuppose pas, contrairement aux discours que le modèle tient sur lui-

même, une sortie pacifique des conflits. La prétention à l’universalité discrédite les scénarii

concurrents : elle leur récuse une certaine pertinence, tout simplement. Cette lecture ne profite

pas à la réception de la théorie de l’argumentation : elle invite à trouver, à minima, des

aménagements.

On peut insister, pour clore cette discussion, sur le fétichisme du processus

d’objectivation qui sous-tend ce modèle. Ce dernier suppose qu’en faisant la lumière, toute la

lumière sur les plans et les arrière-plans des motivations qui animent les protagonistes d’un

différend, les positions finiraient par s’ajuster. Cette vision procède d’une illusion quant au

processus de rationalisation qui peut se révéler un faux-semblant : elle véhicule une

conception univoque de la réalité sociale qui n’est pas avérée dans les faits ni souhaitable. Par

ailleurs, l’approche qu’incarne Jürgen Habermas ne tient pas suffisamment compte des

niveaux des discours, d’une part ni des interprétations et des associations multiples auxquelles

le langage donne libre cours, d’autre part. Il s’ensuit qu’en admettant que toutes les conditions

requises de la théorie de l’argumentation soient réunies, les ententes sur les enjeux des

différends ainsi que sur le sens des mots qui scellent tout accord demeurent problématiques.

Cette observation me permet de compléter la définition de la technocratie par l’idée qu’est

technocratique, toute proposition qui occulte la polysémie et l’enchevêtrement des actes de

langage. Le principal risque auquel la théorie de l’agir communicationnel est confrontée, si on

peut dire, est produit par l’idéal vers lequel elle tend. Ce dernier est associé à la figure du sujet

instituant et, par conséquent, menacé par le dogme et les dérives autoritaires. Toutes ces

observations, que m’inspire la lecture de l’agir communicationnel, me conduisent à défendre

la thèse selon laquelle les crises que traverse la modernité apparaissent comme des situations

inéluctables et non comme des anomalies. Cette affirmation ne doit pas dissuader, pour

autant, de se rencontrer sur le mode de l’agir communicationnel et de chercher des solutions

aux différends de cette manière à condition toutefois de ne pas s’illusionner sur les réponses

apportées selon ce mode de résolution des différends. Dans la continuité des objections

formulées précédemment, les sorties de crises ne peuvent plus prétendre à l’universalité. Elles

apparaissent pour ce qu’elles sont : des accords de circonstance, c’est-à-dire circonscrits à des

situations qui ne sont pas forcément interchangeables. Si Jürgen Habermas peut admettre le

caractère complexe des formations sociales et l’effort de synthèse nécessaire pour parvenir à

un accord entre différents scénarii, par conséquent, il sous-estime le caractère contingent de

ces derniers.

IV. Niklas Luhmann : la version autopoiétique et autoréférentielle de la communication La réception des travaux de Niklas Luhmann procède de la fragilisation de l’édifice

théorique de Jürgen Habermas et y contribue. J’ai pu en faire l’expérience, dans les années

1990, à l’université de Bielefeld. Certes, c’était le campus de rattachement de la chaire de

professeur de Niklas Luhmann, aussi le lieu se prêtait-il plus que d’autres à la réception de la

controverse entre Jürgen Habermas et Niklas Luhmann. Je me souviens de séminaires où nous

débattions activement textes à l’appui des arguments pour ou contre l’adoption d’une théorie

plutôt qu’une autre et des débats qui se poursuivaient dans les différents lieux de convivialité

de ce campus. Les termes de ces débats tournaient autour de la définition de la communication,

notamment, et de la pertinence de la notion d’intersubjectivité. Alors que Jürgen Habermas

conçoit la communication comme un processus qui permet à une intersubjectivité de

s’affirmer, Niklas Luhmann redéfinit la communication comme une opération spécifique et

l’attribut du système de la société et réfute la proposition selon laquelle la société serait

l’expression et le résultat de sujets associés dans la constitution d’une intersubjectivité.

Avant d’effectuer une plongée dans la sociologie de Niklas Luhmann, il me faut

préciser que l’immersion dans la pensée de Niklas Luhmann m’a permis d’effectuer le

tournant nécessaire à la réception de la thèse de la modernité avancée sans rompre avec une

certaine exigence théorique et scientifique propre aux grands récits qu’affectionnent les

modernes. La sociologie de Niklas Luhmann conserve ce goût sans céder à une version

univoque de la modernité : elle permet de cultiver l’ambivalence de la modernité, dont André

Akoun faisait l’éloge, encore récemment (Akoun, 1995 : 147). Des grands récits, la sociologie

de Niklas Luhmann conserve la structure sans s’épuiser dans des contenus précis. Le monde

que nous décrit Niklas Luhmann est un monde que la transcendance et la raison ont quitté,

mais dont la dynamique semble garantie par des qualités intrinsèques au sens. Niklas

Luhmann comparait volontiers le sens à la lumière afin de souligner que le sens, au même

titre que la lumière à laquelle s’intéressent les physiciens, existe et est déterminé par des

invariants qu’aucune science humaine et sociale ne devrait être en droit d’ignorer. Selon cette

lecture, les sciences humaines et sociales se doivent d’étudier le sens et son organisation de

manière positive. Il s’ensuit que la sociologie de Niklas Luhmann est davantage inspirée par

l'instabilité intrinsèque du sens que par la force des convictions de l’humanité et les luttes

qu’elle engendre. Il s'ensuit que la seule certitude à l'œuvre dans son discours semble dériver

de l'inachèvement du sens, de son arrachement inexorable aux contextes auxquels il se

rattache cependant, mais de façon ambivalente. La sociologie de Niklas Luhmann cultive un

désenchantement certain auquel seule l’obstination de la vie, dans ses manifestations

autopoiétiques, semble résister. Elle contribue, par conséquent, à un grand récit

démystificateur qui rompt avec les discours lénifiants sur les êtres humains et leur capacité à

intervenir sur le cours des choses. En bref, la sociologie de Niklas Luhmann semblait

présenter bien des attraits par rapport à la sociologie de Jürgen Habermas à une époque où la

croyance en la capacité de l’action collective à infléchir les grandes tendances de l’histoire

était remise en question. À ce propos, je me souviens encore de l’impact qu’avaient eu sur

moi les enseignements de Niklas Luhmann, en particulier les cours consacrés au système

politique et à sa modeste contribution à la dynamique de la société.

D’un point de vue moins subjectif, on peut certainement attribuer la réception

favorable de la thèse de Niklas Luhmann à la nouveauté du regard qu’il porte sur le monde,

d’une part et à certaines limites de la théorie de l’argumentation, d’autre part. À cette époque,

la vision d’un monde soudé autour de la formation d’une entente rationnelle est en perte de

crédibilité, d’une part et Jürgen Habermas n’a pas encore eu le temps de répondre aux

objections qui s’opposent à son modèle, d’autre part. La sociologie de Niklas Luhmann offre

une alternative aux discours normatifs auxquels la sociologie critique n’échappe pas. Son

succès est indissociable, en d’autres termes, de l’espace qu’il crée pour des sensibilités qui ne

se retrouvent pas dans cette version intégrée du monde. Le regard que Niklas Luhmann porte

sur le monde permet de rendre compte, par ailleurs, des dynamiques dissonantes qui

accompagnent la modernité : il est plus consistant, d’une certaine façon, que le discours que

tient Jürgen Habermas. Dans la sociologie de Niklas Luhmann, les scénarii chaotiques, voire

désespérants, du point de vue humaniste, sont non seulement possibles et par certains aspects

à l’honneur dans ses descriptions16. Sa sociologie participe de la diffusion d’une esthétique et

d’une éthique de l’incertitude et de l’imprévisibilité du monde qui affecte la manière dont nous

expectons les situations.

1. Une entreprise de refondation de la sociologie

L’entreprise de Niklas Luhmann s’organise autour de plusieurs inspirations. Elle

16 Un hommage tempéré, puisqu’il décrit néanmoins un ordre qui semble s’être dégagé en dépit de toute nécessité et transcendance. Cette lecture contribue, de manière insidieuse, à promouvoir une forme de conservatisme qui s’appuie en substance sur le constat qu’il s’en faudrait de peu pour que cet ordre, certes discutable, cède au chaos.

s’appuie sur les travaux de Humberto Maturana17 et de Franscesco Varela18, dans le domaine

de la biologie, ainsi que sur la thèse de Darwin, selon laquelle les formes de vie résultent du

jeu des variations, de la compétition et de la sélection entre des événements contingents

(Rudolf, 1994). Elle s’inspire, par ailleurs, d’une épistémologie constructiviste, établie autour

de la théorie des formes de George Spencer Brown19. Elle s’inscrit, enfin, dans la filiation de

Talcott Parsons, dont elle garde le goût pour les entreprises de refondation (Joas, 1999 : 17-

52). Le projet de Niklas Luhmann se confond, par conséquent, avec un projet ambitieux pour

la sociologie, qu’il qualifie modestement de toilettage. Dans cet objectif, il entreprend de

s’attaquer à tous les concepts qui forment des obstacles épistémologiques. Selon sa

conception de la société comme système dépendant du sens, la formation d’obstacles

épistémologiques constitue non seulement une entrave à la sociologie, mais interfère de façon

plus critique sur la dynamique autopoiétique de la société. Cette proposition introduit

directement à l’originalité de la sociologie de Niklas Luhmann qui établit constamment une

correspondance entre des énoncés, en particulier lorsqu’ils s’organisent en communications,

et la structuration du système de la société. Les communications sociales sont au cœur de sa

sociologie, par conséquent, mais à l’inverse de Jürgen Habermas, ces dernières ne sont pas

conditionnées par la création d’un contexte démocratique comme préalable à la formation

d’une intersubjectivité cohérente et juste humainement, elles forment les unités de base du

système de la société et sont dépendantes de l’inachèvement du sens. La société communique,

en effet, mais avec elle-même et sur elle-même. Il faut, pour préciser cette proposition,

revenir à la théorie des systèmes autopoiétiques et, en particulier au système autopoiétique de

la société.

• L’application de la théorie des systèmes autopoiétiques à la sociologie :

L'entreprise de Niklas Luhmann se structure autour d’une théorie des systèmes, inspirée du

concept d’autopoièse développé en biologie. Selon cette influence, un système est défini par

son caractère autoréférentiel, c’est-à-dire en référence à la clôture qu’il réalise par rapport à

son environnement. Les systèmes créent un monde pour eux, qui ne saurait être expliqué en

17 Humberto Maturana est un biologiste, cybernéticien et philosophe chilien, né le 14 septembre 1928 à Santiago du Chili. Il a proposé la théorie de l’autopoièse dans le prolongement de William Bateson (1861-1926)», (http://fr.wikipedia.org, consulté le 2 août 2007). 18 Disciple et collaborateur de Humberto Maturana et chilien comme lui, il est décédé à Paris le 28 mai 2001.«Il inventa avec lui le concept d’autopoièse.(…). Dans le souci de dépasser le dualisme qui oppose subjectivisme et objectivisme, il proposera le concept d’énaction ou cognition incarnée qui permet d’appréhender l’action adaptative de tout organisme vivant comme polarité connaissance/action et action/connaissance», (http://fr.wikipedia.org, consulté le 2 août 2007). 19 Philosophe anglo-saxon, né en 1923. Il a travaillé avec Ludwig Wittgenstein en 1950-1951. Est particulièrement connu pour son ouvrage Laws of Form, publié en 1973.

référence à un extérieur. Le système de la société et les systèmes psychiques forment des

entités sémantiques qui se structurent autour de différences qui s’organisent en une distinction

générale qui correspond à la différence entre système et environnement. Selon cette

définition, les systèmes psychiques, tout comme le système de la société, procèdent selon des

événements sémantiques spécifiques qui correspondent respectivement à la production de

pensées et de communications sociales. Il s’ensuit qu’on a affaire à des entités qui ne se

présentent pas comme des « choses » au sens où elles sont dépourvues de matérialité. Ainsi

les systèmes psychiques se structurent autour de la production de pensées qui finissent par se

structurer en une identité propre ou en une subjectivité spécifique, alors que le système de la

société se structure autour de communications sociales. Ces dernières peuvent, en fonction

des compétences qu’elles acquièrent via la récurrence de communications sur des

communications et avec le temps, par conséquent, former des configurations plutôt que

d’autres, ainsi qu’en témoigne notamment la différence entre des sociétés dites stratifiées et

des sociétés fonctionnellement différenciées. Dans ce dernier cas de figure qui correspond à la

définition des sociétés modernes, la structuration du système de la société va de pair avec une

autonomisation des sous-systèmes entre eux. Cette particularité contribue à l’unité

problématique de la modernité.

De la sociologie classique, le système de pensée de Niklas Luhmann conserve le

principe que la société est une réalité auto-constituante. Sa sociologie tend cependant à

radicaliser cette proposition ainsi qu’en témoigne le postulat selon lequel les systèmes

autopoiétiques demeurent résolument coupés de leur environnement au sens où il n’y a pas de

circulation entre ce dernier et eux. Il s’ensuit qu’ils sont entièrement tributaires de leurs

propres structures pour percevoir qu’il se passe quelque chose dans leur environnement, pour

le traduire et l’intégrer. L’influence d’Humberto Maturana et de Franscisco Varela sur la

sociologie de Niklas Luhmann s’impose d’emblée. Dans cette dernière, il y a superposition

des opérations de connaissance et de structuration. L’influence de ces auteurs se mesure

également à la manière dont Niklas Luhmann envisage l’interpénétration entre différents

systèmes ainsi que les relations d’un système à son environnement. Fidèle à la théorie des

systèmes autopoiétiques, la sociologie de Niklas Luhmann exclut l’idée de continuïté entre un

système et son environnement ainsi qu’entre différents systèmes. Elle raisonne à partir des

concepts d’interface et de connexion structurelle. Bien que n’ayant fondamentalement pas

accès à son environnement et aux systèmes psychiques qui forment un environnement d’un

type particulier du système de la société, ce dernier forme en retour un environnement

particulier pour les systèmes psychiques. Ils sont pareillement affectés par des événements

sémantiques. Le système de la société et les systèmes psychiques entrent en situation de

connexion structurelle et peuvent, par conséquent, suivre une dynamique de co-évolution.

Leur sensibilité commune au sens les prédispose à s'interconnecter et à évoluer de façon

parallèle sans jamais se confondre ou se superposer en raison notamment de la spécificité de

leurs opérations. Dit en d’autres termes, il n’y a pas d’input et d’output d’un système dans son

environnement et inversement. Toutes les opérations qui ont lieu à l’intérieur du système

s’effectuent de l’intérieur, c’est-à-dire à partir des éléments de ce système et de sa

structuration. Il s’ensuit que tout ce qui a lieu à l’intérieur du système est toujours le résultat

d’opérations de traduction.

L’ensemble de ces propositions contribue au rejet du paradigme associatif selon lequel

la société serait le résultat des interactions entre les hommes et l’expression d’une

intersubjectivité, soit d’une « conscience » collective, pour parler comme Durkheim,

notamment. Niklas Luhmann travaille, par ailleurs, activement à la déconstruction de l’idée,

entretenue par certaines représentations de la société, selon laquelle la société serait une

chose, voire une œuvre de l’humanité, sur laquelle cette dernière pourrait intervenir, même si

la philosophie enseigne que nos œuvres nous échappent… Pour Niklas Luhmann, seules des

communications sociales peuvent avoir un impact sur le système de la société. Cette

proposition peut prêter à confusion. Elle peut porter à penser que les hommes associés

peuvent influencer les communications sociales. Ce serait une interprétation erronée de la

proposition de Niklas Luhmann : on pourrait tout au plus extrapoler de cette dernière que des

événements, qui ont lieu dans l’environnement du système de la société, sont vecteurs

d’irritations susceptibles d’activer la dynamique autopoiétique du système de la société. Ce

dernier réagit dans tous les cas de manière autoréférentielle et en fonction des structures qu’il

s’est forgé au cours du temps. En bref, il n’y a pas vraiment de place pour l’action dans la

sociologie de Niklas Luhmann, sinon sous la forme d’une distinction que la structuration des

communications sociales rend possible. Si on demandait à Niklas Luhmann quelle place il

accorde à l’action dans son système, par exemple, il répondait qu’avant toute chose, l’action

est une distinction parmi d’autres : elle signale à ce titre que les communications sociales font

la différence entre action et observation, par exemple. Il exprimait de la sorte que l’entreprise

de connaissance se fourvoyait selon lui bien souvent en demeurant au niveau d’observations

du premier ordre. L’introduction de la différence entre une observation du premier ordre et

une observation du deuxième ordre renvoie à un différentiel de réflexivité. S’attacher à la

notion d’action sans observer que cette notion est issue de la production d’une distinction qui

en dit long sur la structuration de la société c’était faire preuve de naïveté intellectuelle pour

Niklas Luhmann. Cette précision étant apportée, on peut se demander un peu prosaïquement

ce que de telles distinctions apportent au système. Les distinctions créent des options : elles

accompagnent des bifurcations autour desquelles peuvent émerger de nouveaux systèmes de

communication et des programmes institutionnels. Pour revenir à la distinction entre action et

observation, on peut selon le regard adopté par Niklas Luhmann observer que « l’observation

est plus que l’action ». Je dirais, à mon tour et pour compléter cette formulation, que

l’observation est une action dotée d’une compétence spécifique : c’est une action réflexive.

Du point de vue de la structuration du système de la société, elle est plus performante qu’une

action non réflexive. Cette démarche, illustrée à partir de l’exemple de l’action, peut se

répéter indéfiniment pour d’autres notions comme celle de risque et de danger, notamment, à

laquelle Niklas Luhmann réserve également un ouvrage et des articles conséquents

(Luhmann, 1993 : 131-169). De manière générale, ces études illustrent un regard singulier et

une manière de pensée qui, lorsqu’ils sont appliqués à l’étude de la société dans son

ensemble, donne à penser la société comme différence.

Cette proposition s’inscrit dans une théorie de la forme qui porte un éclairage nouveau

sur l’impossibilité d’une description adéquate de la société. Cette proposition retentit sur

l’unité problématique de la société et sur les tensions qui traversent la modernité, par

conséquent. La forme est dans l’unité de la différence, ne cesse de répéter Niklas Luhmann,

de manière un peu énigmatique. La traduction que je propose de cette proposition est la

suivante : le système n’est qu’une face de la forme qui nous intéresse (Rudolf, 1994).

Idéalement, il faudrait pouvoir décrire le système et l’environnement qu’il définit. Ce projet

demeure amputé du fait que le système est le seul accès à la forme : tout le reste nous

échappe ! Les communications sociales sont toujours en deçà de la réalité qu’elles prétendent

décrire : aucune communication sociale ne peut prétendre représenter la totalité. La quête de

savoir est un activateur de l’autopoièse du système qui ne parvient pas à rendre compte de la

totalité. Cette limite entretient la dynamique autopoiétique qui peut se confondre avec une

quête identitaire inachevée. Ce dynamisme est assuré, enfin, par une des caractéristiques

essentielles du sens selon laquelle aucun événement sémantique ne peut prétendre épuiser le

sens. Même la négation d’un événement sémantique fait sens : il s’agit, en d’autres termes,

d’un médium qui se reproduit de manière infinie. Si la société dans son ensemble échappe à

sa description, il ne peut pas y avoir d’énoncé infaillible sur lequel fonder une entente sans

faille. Il est vain, par conséquent, de chercher à échapper à la contingence de la dynamique

autopoiétique. Cette proposition crée une différence robuste entre Jürgen Habermas et Niklas

Luhmann. Selon cette lecture, l’incertitude s’impose comme la dernière des certitudes.

Ces remarques préliminaires sur le dispositif conceptuel à partir duquel réfléchit

Niklas Luhmann étant établies, Niklas Luhmann va entreprendre d’observer comment les

différents systèmes de la société se sont constitués au cours de l’histoire de la modernité. Ses

sources s’appuient sur différents corpus qui remontent jusqu’à la Renaissance. La

structuration des différents systèmes lui permet de préciser chemin faisant différents aspects

de sa théorie.