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DELLY Hoëlle aux yeux pers

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Hoëlle aux yeux pers

Delly

Hoëlle aux yeux pers

BeQ

Delly

Hoëlle aux yeux pers

roman

La Bibliothèque électronique du Québec

Collection Classiques du 20e siècle

Volume 277 : version 1.0

Des mêmes auteurs, à la Bibliothèque :

Entre deux âmes

Gilles de Cesbres

Esclave... ou reine ?

L’étincelle

L’exilée

Le rubis de l’émir

La biche au bois

Aélys aux cheveux d’or

L’orgueil dompté

La maison des Rossignols

Le sphinx d’émeraude

Bérengère, fille de roi

Le roi de Kidji

Elfrida Norsten

Hoëlle aux yeux pers

Première partie

I

En cette soirée de septembre 1774, la tempête s’était élevée avec une soudaineté qui surprit les plus expérimentés parmi les marins de la côte cornouaillaise, autant du moins que les caprices de la mer peuvent surprendre des hommes habitués à s’y soumettre depuis leur enfance. Vers neuf heures, la violence du vent s’accrut. À ce moment-là, un coup de canon se fit entendre, puis deux autres à intervalles assez rapprochés. Un navire en perdition demandait du secours.

Dans la salle basse de Ty an Heussa, un homme qui lisait leva la tête, écouta, les yeux brillants. Un rictus de satisfaction entrouvrait ses lèvres minces qui ressortaient comme un trait sanglant sur la blancheur de la figure, jeune encore.

Cet homme se leva et appela :

– Jeanne !

D’une pièce voisine, dont la porte était entrouverte, surgit une jeune femme blonde qui tenait sur ses bras un enfant.

– Je sors ! dit brièvement l’homme.

La pâle figure de la jeune femme eut une crispation, ses lèvres tremblèrent en disant :

– Tu vas... là-bas, Edern ?

– Oui.

Sur cette laconique réponse, Edern de Porspoët alla vers une armoire creusée dans le mur et y prit un large manteau dont il s’enveloppa.

Derrière Jeanne apparut une grande femme maigre d’une cinquantaine d’années qui portait la coiffe du pays d’Audierne. Dans le visage osseux, les petits yeux noirs luisaient de contentement.

– Tâchez de nous rapporter quelques barils de bonne eau-de-vie, monsieur, comme la dernière fois ! dit-elle de sa voix gutturale.

Puis elle eut un rire mauvais en remarquant le mouvement d’horreur que n’avait pu contenir la jeune femme.

– Vous ne vous y habituerez donc jamais, madame ?

Il y avait dans son accent une insolence railleuse.

– Jamais ! dit sourdement Jeanne.

M. de Porspoët leva les épaules en jetant vers sa femme un coup d’œil rapide. Puis il enfonça jusqu’à ses oreilles un bonnet de laine noire.

– À tout à l’heure ! dit-il.

– Et vous, madame, dépêchez-vous de coucher l’enfant, ordonna la servante sur un ton d’arrogante autorité.

Hors du logis, Edern fut assailli par les violents coups de vent. Serrant autour de lui le manteau, il s’enfonça résolument dans la tourmente et dans les ténèbres.

Des ténèbres qui n’en étaient pas pour lui, car il avait la faculté de voir dans la nuit. Il avançait d’un pas assuré dans le bois qui entourait Ty an Heussa, d’abord, puis à travers la lande parsemée de rochers aux formes étranges. Là, en espace découvert, les rafales s’acharnaient sur lui tout à loisir. Mais il y demeurait indifférent. Les sorties de ce genre lui étaient familières depuis l’enfance, quand son père Budic l’emmenait pour assister à quelque naufrage.

Aux hurlements du vent se mêlait maintenant le grondement de la mer soulevée

Celle-ci, tout à coup, apparut aux regards d’Edern, superbe et terrifiante dans sa fureur. Le coup d’œil expérimenté de M. de Porspoët eut vite fait d’apercevoir, jouet de cette force déchaînée, un navire qui essayait de lutter contre elle. À cet instant, on entendit de nouveau le canon d’alarme.

Edern s’engagea dans un sentier rocailleux qui descendait presque à pic et déboucha sur la grève. De quelque retraite invisible surgirent une dizaine d’hommes qui devaient le guetter.

– Eh bien ! le signal ? demanda-t-il.

L’un des hommes répondit :

– Nous étions embarrassés, monsieur. Mocaër nous a prévenus que M. de Tréguidy pourrait bien avoir l’œil à la chose.

– Au diable Tréguidy ! répliqua rudement Edern. Vivement le signal.

Un homme disparut dans une anfractuosité de la falaise et revint, portant une forte lanterne rouge allumée, fixée à une longue perche. Il se dirigea vers un petit promontoire rocheux, jamais atteint par les plus fortes marées. Arrivé là, il demeura immobile, tenant la lanterne qui allait attirer le navire sur les terribles écueils de la côte.

Les sombres nuages, chassés violemment, s’écartaient parfois et une lueur blafarde éclairait pendant quelques instants le vaisseau que d’énormes vagues soulevaient pour le laisser ensuite retomber comme au fond d’un abîme. Puis il y eut une sorte d’accalmie. On vit alors que le malheureux navire en profitait pour gouverner vers le feu rouge qu’il croyait le salut.

– Il a le pavillon anglais, dit M. de Porspoët.

– Qu’il soit seulement aussi bien garni que le dernier, c’est tout ce qu’on lui demande, répliqua l’un des hommes, un petit trapu à figure de brute.

– Oui, mais fais attention de t’enfermer chez toi quand tu te saoules, Lagadec, car je n’aime pas les bavards !

Le ton d’Edern était sec, tranchant. L’autre baissa le nez en balbutiant :

– On y prendra garde, monsieur.

Quelqu’un annonça :

– Il a touché... sur le rocher Rouge !

Oui, le navire avait trouvé sa fin sur l’un des plus dangereux écueils, ainsi nommé à cause des morts dont il avait été la cause.

Le drame fut rapide. Le vaisseau naufragé s’inclina, commença d’enfoncer. On vit sur le pont courir des gens affolés. Des canots furent mis à la mer. En quelques instants, ceux-ci furent soulevés, renversés.

Des malheureux essayaient pendant un moment de lutter contre les vagues, puis coulaient à leur tour, comme ceux qui ne savaient pas nager.

Cependant, un seul canot tenait bon. Les deux hommes qui le manœuvraient devaient être d’intrépides et habiles marins. Edern distinguait, blottie au milieu de l’embarcation, une femme qui tenait contre elle un enfant.

– Riec !

L’homme qui revenait avec la lanterne éteinte s’approcha.

– Attention à ceux-là ! dit M. de Porspoët.

Riec, un colosse au dur visage tanné, inclina la tête en signe d’assentiment.

– Bah ! Ils couleront avant ! déclara Lagadec.

Mais sa prédiction ne se réalisa pas. Les deux marins continuaient de lutter avec une adresse et une intrépidité qui, malgré tout, excitaient l’admiration des hommes de proie réunis autour de Porspoët.

– Dommage de les tuer ! dit l’un d’eux.

– Aimes-tu mieux qu’ils te fassent aller devant les juges ? demanda sarcastiquement Edern.

– Ah ! pour ça, non ! Je préfère encore ma peau à la leur !

– Allons, les gars, c’est le moment ! Aidez Riec.

La petite embarcation, soulevée par une vague, venait d’échouer sur la grève. Les hommes s’élancèrent, la saisirent au plat-bord, tirèrent pour l’amener plus avant dans la crainte qu’elle ne fût submergée par un violent retour du flot. Les marins, croyant à une aide généreuse, poussaient un hourrah tout britannique. Mais Riec bondit soudain sur l’un des marins, le saisit à la gorge, serra violemment, fit basculer le corps qui tomba hors du canot. L’autre, avant d’avoir pu se reconnaître, eut le même sort. La mer enleva les deux corps sans vie que l’on put voir quelque temps portés sur la crête des vagues.

Edern se pencha vers le canot pour regarder la femme et l’enfant.

– Ils ne bougent pas, dit-il.

– Il n’y a qu’à les jeter à l’eau ! proposa Riec.

À cet instant, un sifflement aigu, prolongé, se fit entendre.

M. de Porspoët eut un terrible juron.

– Qui est-ce qui s’avise de venir nous déranger ? Le maudit Tréguidy sans doute ? Vivement, mes gars, emportez cette femme dans la cache ! Elle est bien vêtue et peut avoir sur elle des bijoux et de l’argent que je ne me soucie pas d’envoyer à la mer.

– Le petit aussi ? demanda Riec, déjà penché pour saisir la naufragée entre ses bras énormes.

– Emporte tout ! Elle le tient trop serré pour que tu le lui enlèves facilement. Vous autres, repoussez la barque... là, c’est bien. Maintenant, cher monsieur de Tréguidy, vous pouvez venir !

Un mauvais sourire retroussait la lèvre de Porspoët. Il s’enveloppa dans son manteau en ajoutant :

– Égaillez-vous, les gars. À demain matin.

Les hommes se dispersèrent le long de la grève, dans les ténèbres. Par d’étroits sentiers abrupts, ils allaient regagner leurs chaumières en attendant l’aube, la fin de la tempête et le reflux qui laisserait à découvert les épaves du navire naufragé.

Porspoët, lui, s’engagea dans une anfractuosité rocheuse et déboucha dans une petite grotte complètement vide. Un étroit couloir naturel s’y amorçait, aboutissant à une paroi de roc. Edern, appuyant sur un mécanisme secret, la fit basculer. Derrière lui, elle se referma lentement.

Vers ce même moment arrivaient sur la grève trois hommes, dont deux étaient munis de lanternes. Celui qui semblait le chef, un homme d’une cinquantaine d’années, s’exclama :

– Rien encore ! Ils ont disparu, les démons, après avoir accompli leur forfait ! Et il en sera toujours ainsi puisqu’ils sont prévenus !

– Dame ! oui, monsieur le vicomte, dit un des hommes, grand et gros garçon à mine bonasse. Leur coup de sifflet, ça ne manque jamais ! Et après, ni vu, ni connu !

– Ils ont des guetteurs sur la lande... Il faudra que j’organise quelque chose pour les contre-espionner. Cherche un moyen, Mocaër, tu as quelquefois de bonnes idées !

– À votre service, monsieur le vicomte ! Je serais bien content aussi de pouvoir pincer les bandits !

– Surtout leur chef, cet infernal Porspoët ! Allons, nous n’avons plus qu’à nous retirer ! Il ne reste ici, hélas ! rien à faire.

Après un long regard de pitié vers le navire sur lequel s’acharnait la mer furieuse et vers un canot dont se jouaient les vagues énormes, M. de Tréguidy quitta la grève, suivi des deux hommes, dont l’un, Mocaër, souriait mystérieusement.

II

À l’heure du déjeuner, le lendemain, Edern entra dans la salle de son logis où l’attendait sa femme, penchée sur une vieille robe dont elle essayait encore de tirer parti.

– À table ! ordonna-t-il. J’ai beaucoup travaillé ce matin. Ce navire anglais avait une importante cargaison d’objets de luxe. L’affaire sera bonne.

Le pâle visage de la jeune femme frémit, ses yeux chargés d’effroi douloureux se baissèrent un instant sous le regard sardonique d’Edern. M. de Porspoët eut un rire sourd.

– Oui, Jeannette, une affaire excellente !... Et puis, il faut que je t’annonce encore une chose : nous allons avoir des hôtes.

– Des hôtes ? répéta-t-elle, visiblement stupéfaite.

Car jamais, depuis trois années qu’elle était mariée à Edern de Porspoët, Jeanne n’avait vu quelqu’un d’étranger loger dans ce sinistre Ty an Heussa.

– Parfaitement. Hier soir, j’ai sauvé une des passagères de ce navire, avec son petit garçon. Riec m’a aidé à l’apporter ici cette nuit. Je les ai logés dans les chambres de l’est. Catherine les soigne et tu n’auras pas à t’en occuper. La femme a perdu la mémoire, sans doute par l’effet de la peur éprouvée au moment du naufrage ; elle ne peut donc me dire pour le moment son nom. Mais elle est espagnole, je l’ai reconnu aussitôt à son langage, à son type et au prénom de Linda brodé sur son mouchoir.

Jeanne regardait son mari avec une surprise qui semblait lui enlever l’usage de la parole. Porspoët poursuivit :

– Quant au petit garçon, il paraît avoir environ quatre ans. Il a l’air bien portant, mais d’esprit assez engourdi. J’ai cependant pu obtenir de lui son prénom, dont la mère ne se souvient pas, il s’appelle Miguel.

– Oh ! les malheureux ! murmura Jeanne. Mais elle va retrouver la mémoire, sans doute, Edern ? Elle ne restera pas ainsi ?

– Comment veux-tu que je le sache ? En tout cas, je vais faire venir Mainsville. Nous verrons ce qu’il en dira.

La servante entra, portant un plat qu’elle posa sur la table. Porspoët demanda :

– Tu as servi les Espagnols, Catherine ?

– Oui, monsieur.

– La jeune femme est toujours de même ?

– Toujours... mais elle est bien jolie, on peut le dire !

Les mauvais petits yeux noirs de Catherine dévisageaient la figure amaigrie, déjà un peu fanée, de sa jeune maîtresse.

Edern leva les épaules.

– Une beauté brune qui peut plaire à certains. Moi, j’aime mieux celle de ma Jeannette.

Il souriait en attachant sur la jeune femme ses prunelles d’un bleu-vert, brillantes, fascinantes, auxquelles il savait donner la plus ensorcelante douceur. Jeanne frissonna d’effroi et faillit laisser échapper le plat qu’elle venait de prendre. Elle savait par expérience que ce regard-là et ce sourire lui promettaient quelque souffrance nouvelle.

Catherine rentra dans la cuisine en disant :

– J’apporte tout de suite les perdreaux pour vous, monsieur.

Jeanne essaya d’avaler quelques cuillerées de la bouillie de blé noir qui était l’unique plat de son déjeuner. En face d’elle, M. de Porspoët mangeait de bon appétit les perdreaux dodus, cuits à point. Telle était la règle habituelle à Ty an Heussa : tout ce qu’il y avait de bon pour le maître seul et l’ordinaire le plus frugal pour sa femme.

Pendant le repas, Edern garda le silence. Des préoccupations importantes l’absorbaient visiblement. Jeanne, en le voyant se lever, le déjeuner terminé, demanda en hésitant :

– Dois-je aller voir cette étrangère ?

– Pas pour le moment : elle a besoin de repos. Catherine suffit à la soigner et à la servir.

Sur ces mots, Porspoët quitta la salle par une petite porte basse ouvrant sur la pièce d’entrée, haute et voûtée, d’où s’élevait l’escalier tournant autour d’un énorme pilier de granit. Il gravit les degrés usés, longea au premier étage un couloir dallé dont aucune tenture ne cachait les murs de pierre sombre. Puis il ouvrit une porte massive, tourna à gauche dans un second couloir et s’arrêta devant une autre porte à laquelle il frappa.

– Entrez ! répondit une faible voix de femme.

La pièce où pénétra Edern était nue, très vaste chambre tendue de tapisseries fanées. Les poutres de vieux chêne du plafond, les fenêtres hautes, garnies de vitraux, enfoncées dans de profondes embrasures, les meubles de bois ancien, noircis par les siècles, une odeur de renfermé, de moisissure, tout contribuait, en cette salle de dimensions trop grandes, à donner une impression de tristesse presque lugubre.

Dans un fauteuil à haut dossier était assise une jeune femme de vingt-cinq à trente ans, enveloppée dans une grande cape bretonne qui appartenait à Catherine. Dans un petit lit voisin, dormait un bel enfant aux cheveux bruns bouclés, au teint légèrement ambré.

À l’entrée de Porspoët, l’étrangère tourna la tête. Deux grands yeux noirs, fatigués, inquiets, largement cernés, se posèrent sur lui.

– Eh bien ! dona Linda, comment vous trouvez-vous ?

Edern lui adressait la parole en excellent espagnol.

– Tout à fait brisée... toujours incapable de retrouver mes idées...

– Cela reviendra, ne craignez rien. Tout à l’heure vous verrez un médecin que j’ai fait chercher... Votre enfant dort, lui... il sera vite remis de cette émotion.

– Mon enfant ?

Linda dirigeait son regard vers le lit. Sa voix faible, hésitante, répéta :

– Mon enfant... ? Oui, il dort...

– Il est bien votre fils ?

– Je ne sais pas.

– Comment, vous avez oublié même cela ?

– Oui...

– Alors, vous ne vous souvenez pas non plus si vous êtes mariée ?

Elle secoua négativement la tête.

Edern jeta un coup d’œil sur ses mains, fines et soignées, garnies de fort belles bagues.

– Vous n’avez pas d’alliance... Parmi les épaves que la mer renvoie, nous avons trouvé tout à l’heure une malle portant gravé sur une plaque de cuivre ce nom : Linda Morales. Est-ce le vôtre ?

– Je ne sais pas... je ne sais pas !

Elle leva ses deux mains vers son visage, en ajoutant avec un accent d’angoisse :

– Oh ! c’est terrible de ne pouvoir me rappeler qui je suis !

M. de Porspoët posa sur son épaule une main protectrice.

– Ne vous désespérez pas ainsi, je vous en prie ! Tout s’arrangera. Cet après-midi, on apportera la malle où vous trouverez peut-être quelque papier capable de vous rappeler votre identité...

Il savait fort bien le contraire, car ladite malle, et deux autres, jetées sur la grève par la tempête, avaient été auparavant fouillées sans qu’il y découvrît la moindre révélation sur les naufragés.

– ... En attendant, calmez-vous. Ici, vous êtes chez des amis qui feront leur possible pour vous être agréables.

Linda laissa retomber ses mains, montrant un visage crispé par l’anxiété. Catherine disait vrai : elle était fort jolie. Une masse de cheveux noirs, brillants, entourait sa figure aux traits fins, au teint mat, animée par l’éclat de grands yeux expressifs. Ceux-ci ne se baissèrent pas sous la lueur d’admiration jaillie du regard d’Edern.

– Je vous remercie... je vous suis très reconnaissante... Ah ! quelle terrible chose ! Cette tempête... Seigneur !

Ses traits se convulsaient, un violent tremblement agitait ses membres.

– Écartez ces souvenirs... Oubliez ! Oubliez !

Edern se penchait sur elle, plongeait ses fascinantes prunelles dans les yeux dilatés par l’épouvante rétrospective.

– ... Reposez-vous... dormez. Vous êtes maintenant en sûreté, vous et l’enfant.

Elle parut se calmer, inclina la tête et ferma lentement les paupières mates aux longs cils.

– À bientôt, dona Linda. Je reviendrai vous voir avant le souper.

Il prit sa main, la baisa et quitta la pièce.

Par le chemin parcouru précédemment, il regagna le principal corps de logis et se dirigea vers sa chambre, située au premier étage sur la cour. Arrivé là, il ouvrit un vieux bahut de chêne et en tira un petit coffret d’ivoire, d’un joli travail. La veille, il l’avait trouvé dans une des mains crispées de la jeune femme. Tout aussitôt, il avait pris connaissance de son contenu. Et de nouveau, il l’ouvrait, en retirait une enveloppe et un feuillet de papier plié en quatre.

À cet instant, on frappa et la voix de Catherine annonça :

– Monsieur, voilà le docteur Mainsville !

Edern cria :

– Eh bien, qu’il entre !

Repoussant la porte du bahut, il alla poser sur une table le coffret et les papiers.

Le docteur Mainsville parut. Il devait avoir une quarantaine d’années. Une étrange tête d’oiseau était posée au bout d’un long cou, sur un grand corps maigre habillé de bure grise. En entrant, ce personnage enleva le large chapeau qui recouvrait sa perruque poudrée et le jeta sur un siège.

– Eh bien ! Porspoët, tu as du travail avec cette tempête ? dit une voix profonde, un peu caverneuse, avec un léger accent anglais.

– Oui, cher ami... et j’ai besoin de ta science pour soigner une naufragée.

– Une naufragée ? dit Mainsville avec surprise. Quelqu’un a été sauvé ?

– Elle et un enfant.

– Ah ! ah ! Tu les as épargnés ?

Porspoët inclina affirmativement la tête.

– Je vais t’expliquer cela.

Ils s’assirent en face l’un de l’autre près de la table. Mainsville demanda avec un sourire sarcastique :

– Elle est jolie ?

– Très jolie... Mais ce n’est pas seulement pour ce motif... Voici un coffret qu’elle tenait et où j’ai trouvé ceci... Lis.

Porspoët tendit au docteur l’enveloppe. Elle portait comme suscription :

Sr. Agostino Pavïla

2, rue de la Source, Paris

Mainsville en sortit un papier et lut :

« Je t’envoie la señora Morales qui t’amène un enfant dont je te confie la garde. Suis exactement ses instructions. Elle te remettra une somme importante pour ce service que je te demande en retour de celui que je t’ai rendu autrefois.

« Enrique. »

Le docteur releva la tête et regarda Porspoët.

– Eh bien ?

– Lis encore ceci, dit Edern en lui tendant le feuillet qu’il venait de déplier soigneusement.

« Linda chérie,

« Un messager sûr te portera ces quelques lignes avant ton départ. Merci encore pour ton dévouement. Sois assurée, ma niña, que ton souvenir ne me quittera pas. Au retour, tu retrouveras mon amour augmenté encore par le grand service que tu me rends.

« À toi toujours,

« Ton Fernando. »

– Linda est le nom de la jeune personne qui a échappé au naufrage, expliqua Edern quand son hôte eut fini de lire.

– Et elle serait aussi la señora Morales, dont il est question dans l’autre billet ?

– Probablement. Une des malles échouées porte ce nom. Elle contient des accessoires de toilette dénotant qu’elle appartient à une femme fort élégante. La jolie Linda a de fort belles bagues aux doigts et, avant qu’elle revînt à elle, je lui ai enlevé cela du cou...

Porspoët, allant au bahut, y prit un riche collier d’or serti d’émeraudes et de diamants.

– Peste ! cela vaut quelque chose ! dit Mainsville après un rapide examen du bijou. Et la somme importante dont parle le correspondant du señor Pavila ?

Malheureusement, je ne l’ai pas trouvée.

– Dommage !... Mais qui peut être l’enfant que cet individu exile ainsi ?

– Ah ! voilà précisément ce qui serait intéressant à connaître ! Mais, pour le moment, la jeune personne a complètement perdu la mémoire. Elle ne se souvient même plus de son nom.

– Effet de la frayeur, du choc nerveux.

– Cela passera, Mainsville ?

– Probablement. Quoique j’aie vu, dans un cas de ce genre, l’incurabilité complète.

Porspoët fronça les sourcils.

– Voilà qui serait fort désagréable !

– Nous ferons le possible pour la guérir... car j’imagine que tu as quelque bonne affaire en vue ?

– Oui, à condition que l’Espagnole me donne les renseignements nécessaires... Vois-tu, Mainsville, je flaire là quelque enlèvement d’enfant.

Le docteur eut un mouvement de tête approbateur.

– Quel âge a le petit garçon ?

– Environ quatre ans, je crois. Il est fin et joli. Mais il paraît d’intelligence un peu endormie.

– Tu ne penses pas qu’il soit le fils de la señora Morales ?

– Non, d’après ce que dit le second billet que tu as lu.

Mainsville reprit les deux papiers, les examina et conclut :

– C’est la même écriture masculine, ferme, appuyée. Mais ce nom Enrique ne se rapporte pas à l’autre signature : Fernando... Ce Fernando est, évidemment, l’amoureux de Linda. Il semble, d’après les termes des deux billets, que celle-ci se soit chargée, pour rendre service au dit Fernando, de conduire le petit au señor Pavila.

– Cela apparaît, en effet.

– Dans quel dessein, voilà ce qu’il faut savoir. S’il y a enlèvement, si les parents de l’enfant sont riches, l’affaire peut être vraiment intéressante !

– Va voir l’Espagnole : tu me donneras ton avis sur son état.

Mainsville quitta la pièce. Edern alla remettre coffret et papiers dans le bahut, mais avant de le refermer, il entrouvrit un tiroir intérieur pour jeter un coup d’œil sur un petit sac gonflé. Porspoët l’avait détaché du jupon de la naufragée avant qu’elle reprît connaissance. Il contenait des pièces d’or frappées à l’effigie de Charles III, roi d’Espagne. Mais Edern n’en avait soufflé mot à son ami, pour lequel il avait quelques petits secrets de ce genre, quelle que fût la complicité qui les unît.

Mainsville reparut au bout d’un quart d’heure. Il s’assit en déclarant :

– Charmante femme ! Pas farouche, habituée aux galanteries des hommes. De petite extraction, mais affinée par la fréquentation de gens appartenant à une classe sociale plus élevée.

– Elle t’a fait des confidences ? demanda Porspoët.

– Pas du tout. Ce sont mes seules observations dont je te fais part. Quant à sa mémoire, je n’ai pu en tirer davantage que toi. Mais c’est une question de temps, espérons-le.

– Elle semble d’un tempérament très nerveux, as-tu remarqué ?

– Oui. Peut-être auras-tu quelque puissance sur sa volonté.

– Elle se calme quand je la regarde, quand je le lui ordonne.

– Eh bien ! tu pourras sans doute user de ce pouvoir pour la faire parler. Mais va doucement à cause du choc moral qu’elle a reçu.

– Oui, je la ménagerai... Je pense, Mainsville, qu’il sera préférable de faire connaître dans le pays sa présence et celle de l’enfant chez moi. Je puis avoir à les garder ici assez longtemps et il serait difficile de les tenir toujours enfermés. Puis les Tréguidy sont à l’affût. Qu’un hasard les amène à connaître que je cache dans mon logis des étrangers, ils en profiteront pour me faire tous les ennuis possibles. Cette nuit, ils ont essayé encore de me prendre sur le fait. Mais mes guetteurs ne s’endorment pas... et puis, Mocaër est l’homme de confiance des châtelains ! Ah ! ah ! ah !

Un rire sardonique s’échappait des lèvres d’Edern. Mainsville lui fit écho.

– Oui, ils sont bien renseignés !... Allons, je pars, Porspoët. Pour les naufragés, rien que le repos et une nourriture fortifiante. Je reviendrai demain matin. Si la jeune femme est plus agitée, je lui donnerai une potion calmante.

Il tendit à Edern sa large main, dans laquelle se posèrent des doigts longs, aux ongles étroits et aigus.

– ... Et bonne chance auprès de la jolie Linda, qui t’apporte peut-être la fortune avec ce petit garçon. Puis, tu ne manqueras pas de lui faire la cour, car elle est délicieuse. Mme de Porspoët aura de quoi être jalouse !

Edern haussa les épaules.

– Je ne me soucie guère des jalousies de Jeanne, tu le sais. D’ailleurs, elle n’ignore pas qu’elle aurait à s’en repentir, si elle s’avisait de les manifester.

– Oui, tu la tiens en bride et tu as bien raison. Les femmes sont de maudites créatures quand on leur laisse trop de liberté ! Allons, bonsoir, cher ami. À demain.

III

Les Porspoët prétendaient descendre des anciens rois d’Armorique, par Ahès, la fille du roi Gradlon. Cette princesse, célèbre par sa beauté, par ses crimes et par la destruction de la ville d’Ys, avait eu, disaient-ils, un fils de Gésolric, prince Goth, dont la famille, exilée d’Espagne, résidait sur la terre d’Armor depuis près d’un siècle. L’enfant, nommé Armaël, fut élevé dans une forêt par des serviteurs fidèles, car il devint de très bonne heure orphelin. La tradition rapportait qu’Ahès, selon sa coutume, avait fait périr son époux dès qu’il avait cessé de lui plaire. Elle-même, peu après, fut engloutie par l’Océan qui submergea la royale cité d’Ys, quand elle eut ouvert la porte de la digue avec la clé soustraite à son père. Armaël devint une sorte d’aventurier, se fit redouter par sa vigueur et sa ruse, acquit des richesses par le pillage. Des descendants ne lui cédèrent en rien sous ce rapport et furent la terreur de cette partie de la Cornouaille, où ils avaient établi leur résidence, dans une demeure fortifiée située à une lieue de la côte. Sur celle-ci, ils régnaient en maîtres, attirant les navires contre les écueils, tuant les naufragés survivants, pillant les épaves et allant faire de la piraterie jusque sur les côtes de la Grande-Bretagne et de Normandie. L’Espagne même vit l’un d’eux qui en ramena une prisonnière dont il fit sa femme.

En l’an 652, un disciple de saint Ronon, l’apôtre irlandais, fonda un monastère en un lieu appelé Trenarvan, situé à une assez grande distance de la mer et entouré d’un bois où les druides avaient exercé leurs rites mystérieux. Autrefois, disait la tradition, il y avait eu là une sorte de petite mer intérieure. Celle-ci avait disparu à la suite de bouleversements sismiques, en laissant comme souvenir un étang d’eau saumâtre, aux alentours duquel se disséminaient de grands blocs de pierre sombre. Le lieu était d’aspect sauvage et triste. Il le parut bien plus encore après le drame dont le souvenir devait demeurer présent dans le pays, bien longtemps après.

Au début du treizième siècle, les moines du prieuré de Trenarvan furent égorgés, une nuit, jusqu’au dernier. L’auteur de ce crime demeura inconnu pour la justice, faute de preuves. Mais la rumeur publique accusait Audic de Porspoët, seigneur de Kermoal, et son fils cadet, Alain.

Cette opinion se fortifia du fait qu’Audic revendiqua la terre où s’élevait le prieuré, en s’appuyant sur d’anciens textes auxquels donnèrent raison les juges devant lesquels fut porté le litige. Les Porspoët étaient à cette époque de puissants seigneurs qui savaient se faire redouter. En outre, ils se servaient aussi bien que leurs devanciers de la ruse, de l’intrigue et de la corruption. Trenarvan, avec son monastère ensanglanté, devint leur propriété. Audic donna cette terre à Alain et mourut peu après d’une maladie terrible qui le faisait hurler de douleur.

La seigneurie de Kermoal revint à Goulven, l’aîné. Il y eut dès lors rupture entre les deux frères. Alain était un démon de férocité, de froide cruauté. Il fut la souche d’une branche de Porspoët sur laquelle semblait demeurer la malédiction divine.

Le crime, le vice, les plus effrayants malheurs, étaient habituels dans cette race marquée d’un sceau fatal. Mais le fond de l’horreur fut atteint en l’année 1512, quand un hasard fit découvrir, dans une carrière voisine de Trenarvan, un amas de sept squelettes. Yves de Porspoët, à l’imitation de Gilles de Rais, l’homme à la barbe bleue, faisait depuis plusieurs années enlever des enfants et des jeunes gens, non seulement dans la contrée, mais encore assez loin dans le pays pour les sacrifier au cours d’orgies démoniaques.

Se voyant découvert, il se jeta à la mer. On prétendit que, remarquable nageur, il avait gagné, par des grottes sous-marines, une retraite souterraine où sa femme venait lui apporter la nourriture nécessaire. En tout cas, on ne le revit plus.

Ce fut à dater de ce monstrueux forfait que la demeure sinistre fut désignée sous ce nom de Ty an Heussa : la maison de l’épouvante. On s’en écartait avec une terreur d’autant plus grande qu’elle passait pour hantée par toutes les victimes des Porspoët. Et non moins exécrables apparaissaient aux yeux de tous la veuve et les enfants d’Yves. Orgueilleux, impudents, bravant avec cynisme l’indignation et le mépris publics, ils continuaient les traditions de leur race maudite. Parmi celles-là existait la criminelle coutume d’attirer les navires sur les écueils à l’aide d’un feu trompeur pour recueillir ensuite les épaves. Les seigneurs de Trenarvan employaient à cette besogne certaines familles de la côte, leurs vassales, où l’on exerçait depuis des siècles, de père en fils, cet affreux métier. Ces gens, après la disparition d’Yves, restèrent attachés aux Porspoët qui avaient réussi à maintenir chez eux la sauvagerie et la férocité primitives et, les payant généreusement, trouvaient là d’utiles auxiliaires pour leurs brigandages. Les descendants d’Alain profitaient de tous les temps de trouble pour saccager, tuer, piller chez leurs voisins. Ils n’épargnèrent pas le domaine de leurs cousins Tréguidy. Comme ceux-ci, à l’époque des guerres de religion, tenaient pour la Ligue, les Porspoët de Trenarvan se déclarèrent pour le roi de Navarre et assaillirent le château de Kermoal qui fut mis à sac. La femme et les deux enfants d’Hugues de Tréguidy furent égorgés. Après ce bel exploit, de Porspoët se retira au logis sinistre où il mourut peu après de façon brusque et mystérieuse, comme beaucoup de sa race.

Depuis la rupture survenue entre les fils d’Audic, les deux branches ne s’étaient jamais rapprochées. L’existence criminelle des Porspoët de Trenarvan était un sujet d’horreur et de mépris pour leurs cousins, les seigneurs de Kermoal, vicomtes de Tréguidy. Ceux-ci, après l’épouvantable découverte des forfaits d’Yves le démoniaque, avaient cessé de porter le nom patronymique déshonoré par ce monstre. À la suite des crimes de son petit-fils Ivol, le fossé fut plus profondément creusé encore. Il semblait que la haine des Porspoët pour leurs cousins augmentât à chaque génération. De leur côté, les Tréguidy s’efforçaient d’entraver les criminelles besognes auxquelles se livraient les maîtres de Trenarvan. Mais c’était en vain. L’esprit de ruse, l’habileté diabolique, survivaient dans la race d’Alain, le meurtrier des moines. Jamais on ne put les prendre sur le fait, eux et leurs séides qu’on appelait « les gars de Porspoët », soit au cours des naufrages qui eurent lieu en cette partie de la côte, soit pour les meurtres suivis de pillage dont parfois était terrorisée la contrée et qu’on leur attribuait, mais qui restèrent toujours enveloppés de mystère.

À toutes ces causes de mépris et d’éloignement s’en joignit une autre chez les Tréguidy. Il advint que sous le règne du roi Louis XV, Budic de Porspoët s’éprit de la belle Haude de Tréguidy. Il l’enleva et l’obligea de consentir à un mariage secret. Quand M. de Tréguidy retrouva sa fille, il eut la stupéfaction de la voir complètement tournée contre lui, se déclarant à jamais unie à Budic et prête à mourir plutôt qu’en être séparée. Ce Porspoët, à la fois dominateur et fascinant, avait déjà fait d’elle une fanatique esclave. Le malheureux père comprit que, usât-il de la force, Haude n’en était pas moins perdue pour lui. Il la maudit et ne la revit plus.

De cette union naquit Edern, l’actuel maître de Trenarvan. Les Porspoët, étant donné leur sinistre réputation, avaient grand-peine à trouver des épouses. Edern alla chercher la sienne dans le pays de Vannes. Il y avait là un vieux gentilhomme, Pol Guénaël, seigneur de Plouvernon, qui était créancier de Budic de Porspoët, car cet estimable personnage et ses ascendants pratiquaient l’usure et y avaient trouvé l’une des principales sources de leur fortune. Le vieillard fut mis en face de cette alternative : ou il donnerait sa petite-fille en mariage à Edern, ou il rembourserait intégralement son prêteur – chose impossible. Jeanne Guénaël se sacrifia pour sauver l’aïeul et ses deux jeunes frères. Elle devint la femme d’Edern, le suivit à Ty an Heussa et ne revit jamais plus sa famille dont Porspoët lui interdit même de recevoir des nouvelles.

Un an après son mariage, elle mettait au monde une fille qui reçut le prénom d’Ahès, en souvenir de la belle et criminelle princesse, sa lointaine aïeule. Et, la même année, mourut Budic de Porspoët. Mais il avait en son fils un continuateur digne de lui. Les vaisseaux continuèrent de se perdre sur la Roche Rouge et les écueils voisins, le grand coffre caché dans les souterrains de Ty an Heussa reçut le produit des prêts usuraires qui ruinaient bien des gens à plusieurs lieues à la ronde, et celui que donnait la vente des objets recueillis lors des naufrages, ou celui que procurait la contrebande, car les Porspoët n’avaient garde de négliger ce métier lucratif où leur ruse excellait. En outre, puisque en ces temps plus calmes il fallait renoncer à piller les logis des alentours, il restait du moins possible d’attaquer les voyageurs sur les routes pour s’emparer de leur avoir. Les « gars de Porspoët » avaient une incomparable maîtrise pour ce genre de besogne. Ils étaient véritablement, aujourd’hui comme autrefois, dignes des maîtres dont ils se faisaient les instruments dociles.

Personne, dans la contrée, ne doutait qu’ils fussent les auteurs de ces crimes et de ces méfaits. Mais en fournir une preuve demeurait impossible. C’était en vain qu’on les surveillait, qu’on les traquait, ils s’échappaient toujours, grâce à une organisation d’espionnage et de renseignements qui faisait honneur au génie malfaisant de leur chef. Aussi, paysans et pêcheurs, frappés par cette singulière impunité, se trouvaient-ils depuis longtemps convaincus que les Porspoët avaient un pacte avec les puissances infernales. Et cette croyance faisait d’eux les tremblants complices des bandits, à peu d’exceptions près, car ils redoutaient la vengeance des démons protecteurs des descendants d’Alain le sacrilège.

Les Tréguidy avaient inutilement cherché à combattre cette terreur. Aujourd’hui encore elle existait, aussi forte chez le peuple de la côte et des terres. Plus forte peut-être même, car Edern passait pour posséder le pouvoir, par son regard, de forcer autrui à lui révéler sa pensée et à lui obéir.

IV

Or, sur le domaine de Trenarvan et aux alentours, on apprit, quelques jours après le naufrage, que M. de Porspoët avait recueilli chez lui une jeune femme et un enfant. La nouvelle fut portée à Kermoal par Me le Bourhis, notaire au bourg de Lauzalec. Le vicomte de Tréguidy, en apprenant cela, fronça les sourcils et se tourna vers son fils qui assistait à l’entretien d’affaires pour lequel le notaire était monté à Kermoal.

– Que dis-tu de cela, Ely ? Quelle diablerie se cache sous ce prétendu sauvetage-là ?

Ely, un grand et mince garçon à mine décidée, eut un ironique et méprisant sourire.

– Simplement que la naufragée est jolie, sans doute.

– Savez-vous si elle est jolie, le Bourhis ? demanda M. de Tréguidy.

– Je l’ignore, monsieur le vicomte. Personne ne l’a vue, et pas davantage l’enfant.

– Ah ! oui, l’enfant ! S’il a sauvé la femme parce qu’elle lui plaît, pourquoi a-t-il préservé l’enfant ? Il y a du louche là-dessous.

– Il y en a toujours dans ce que fait Porspoët.

– Évidemment, hélas ! Et nous ne pouvons rien dans cette affaire-là... du moins tant qu’il ne se produira aucune réclamation au sujet de cette personne, ou qu’elle-même ne demande pas aide et protection.

– Il s’arrangera pour qu’elle ne le puisse jamais, dit Me le Bourhis. Maintenant qu’elle est à Ty an Heussa, au pouvoir de cet homme, la malheureuse est perdue.

– Il faudrait connaître le motif qui a conduit le bandit à la recueillir. Peut-être alors pourrions-nous contrecarrer son action, fit observer Ely.

– Bien malin celui qui y parviendrait ! répliqua M. de Tréguidy en hochant sa tête grisonnante. Ah ! il est habile, le coquin !

Nous serons toujours bernés par lui, je le crains bien. Néanmoins, j’essayerai de savoir ce que devient cette pauvre créature, dont vous dites, le Bourhis, qu’elle a tout à fait perdu la mémoire sur ce qu’elle est, sur le lieu d’où elle vient et celui où elle allait ?

– Il paraît. Le docteur Mainsville a été appelé pour la soigner...

– Mainsville ? Cet étranger ? Ce personnage suspect, ami de Porspoët ? Voilà qui n’est pas rassurant pour les malheureux ! Mais que pouvons-nous faire ? Porspoët est maître en son domaine et quelle que soit sa mauvaise réputation, il est impossible d’intenter une action contre lui parce qu’il a recueilli des naufragés, tant que nous n’aurons pas de preuves qu’il agit dans un but coupable.

– Et nous n’en aurons probablement jamais, conclut Ely.

Quand Me le Bourhis eut entretenu les châtelains du sujet qui l’avait amené, il prit congé, après s’être informé des nouvelles de Mme Ely de Tréguidy qui avait mis au monde, la veille, une petite fille.

– Elle va fort bien ! répondit le jeune père avec un sourire de bonheur. Et notre petite Hoëlle paraît très vivace. Elle fait la joie de ses frères.

Dans la cour, Me le Bourhis croisa un homme aux cheveux roux, à mine paisible et souriante. Il portait la livrée des Tréguidy. Au passage, il salua respectueusement le notaire qui lui dit avec cordialité :

– Bonjour, Mocaër. Nous aurons beau temps ces jours-ci, car le vent a tourné. Ces brigands de naufrageurs n’auront pas de besogne comme la semaine dernière !

– Non, monsieur, heureusement ! Ah ! si nous avions pu les pincer cette nuit-là ! Mais rien à faire : ils nous glissent toujours entre les doigts !

– C’est qu’ils ont nombre de complicités dans le pays ! Impossible d’en douter !

– Bien certainement, monsieur. Je le disais encore l’autre jour à M. le vicomte, des complices partout... et peut-être même ici, qui sait ?

– Ici, au château ? Vous soupçonneriez... ?

– Je ne soupçonne personne, monsieur, je dis seulement que, vu la ruse et l’adresse de M. de Porspoët, il serait fort capable d’avoir gagné quelqu’un dans Kermoal pour le renseigner sur les faits et gestes des MM. de Tréguidy, qu’il sait être des adversaires très résolus.

– Eh ! vous pourriez avoir raison, Mocaër ! Mais il faudrait arriver à connaître ce traître-là !

– Je surveille, monsieur. Ayant cette idée-là en tête, je puis un jour ou l’autre le découvrir.

– Souhaitons-le. M. de Tréguidy a en vous un serviteur fidèle et zélé, Mocaër ! Tous mes compliments.

Là-dessus, Me le Bourhis monta sur son cheval pommelé, que lui amenait un autre valet, et reprit la route du bourg.

Vers cette même heure, le docteur Mainsville sortait de la vieille petite maison qu’il habitait hors de Lauzalec. Depuis quatre ans, il vivait là, seul avec ses deux dogues. Une femme du bourg venait faire très sommairement son ménage. Il était arrivé d’Angleterre un beau jour et M. de Porspoët lui avait loué ce logis. De nationalité anglaise, il se disait normand par son origine paternelle.

Bon médecin, il avait néanmoins peu de clients, car il était suspect, à la fois parce qu’on ne connaissait rien de son existence antérieure et par son intimité avec Porspoët. Il passait pour aider celui-ci dans l’accomplissement de ses forfaits. Mais de cela encore nul ne pouvait présenter de preuves.

En cet après-midi, il s’en allait, précédé de ses chiens, vers Ty an Heussa. Il s’y rendait quotidiennement depuis que les étrangers étaient hébergés au manoir. Ses mains croisées derrière le dos tenaient un gourdin noueux. Il marchait sans hâte en flânant, humait l’air frais de la lande déserte. Les dogues bondissaient devant lui, en venant parfois quêter une caresse de la main sèche qui ne les leur ménageait pas. Car Mainsville était un ami des bêtes, tout au contraire d’Edern de Porspoët qui les détestait.

Les chênes qui formaient en grande partie le bois de Trenarvan commençaient de prendre quelques teintes rousses. La tradition donnait à certains d’entre eux une vieillesse légendaire. Ce bois était traversé par deux chemins étroits dont l’un conduisait à Ty an Heussa, en débouchant près de l’étang.

Il y avait aujourd’hui un doux soleil de fin septembre. Néanmoins, l’eau morte aux reflets verdâtres restait lugubre sous cette lumière qui parvenait difficilement à rendre moins sombre la façade du logis fait de dur granit, que l’âge avait couvert d’une patine presque noire. Les fenêtres étroites et rares, barrées de fer, la voûte basse, en plein cintre, par où l’on pénétrait à l’intérieur, ne contribuaient pas à rendre l’aspect de cette demeure plus avenant.

Dans la cour pavée qui la précédait, Mme de Porspoët était assise, avec sa petite fille entre les bras, sur un des bancs scellés au mur qui étaient là depuis le temps des moines. À quelques pas d’elle se tenait debout le petit Espagnol, vêtu d’un vieux costume que s’était procuré Porspoët.

À la vue de Mainsville, Jeanne réprima avec peine un mouvement de répulsion. Quant à Miguel, il jeta un coup d’œil inquiet vers les dogues mais sans reculer d’un pas.

– Bonsoir, madame ! dit Mainsville en se découvrant avec une politesse affectée. Ahès se porte bien ?... Eh ! oui, elle a bonne mine ! Ce n’est pas comme sa maman.

Le pâle visage de Jeanne se colora d’une rougeur fugitive.

– Je ne suis pas malade, dit-elle sèchement.

– Non, non, pas malade, mais affaiblie, anémiée. Je dirai à Porspoët de vous donner quelques fortifiants.

Une lueur douloureuse jaillit du regard de la jeune femme.

– Il ne se souciera pas de dépenser son argent pour cela, répliqua-t-elle avec un accent d’amertume.

– Bah ! bah ! peut-être... Il est vrai qu’en ce moment il a des charges supplémentaires... cette étrangère, cet enfant... Eh bien ! petit, comment cela va-t-il ?

Il adressait la parole à Miguel en assez mauvais espagnol. Car il ne parlait pas cette langue comme Edern qui avait séjourné un an en Espagne, pays que les Porspoët avaient toujours considéré comme l’un des berceaux de leur race.

L’enfant lui jeta un regard hostile, sans répondre. Il avait de très beaux yeux bleu foncé, un petit air fier et triste, des manières graves empreintes d’une distinction raffinée. Mainsville l’enveloppa d’un coup d’œil curieux et ricana :

– C’est déjà tout plein d’arrogance ! Il doit être le fils de quelque Grand d’Espagne, pétri de morgue ! Eh ! bonsoir, Porspoët ! Je voulais saluer dona Linda.

Au tournant du manoir, venant sans doute du jardin qui s’étendait par-derrière, apparaissait Edern, au bras duquel s’appuyait l’Espagnole. Elle était vêtue d’une robe de mousseline blanche brodée, trouvée dans sa malle, et que Catherine avait lavée et repassée avec le plus grand soin. Ses beaux cheveux noirs tombaient en boucles épaisses autour du joli visage mat, reposé, légèrement teinté de rose. Elle avançait d’une démarche souple, ondulante, en s’appuyant avec une grâce nonchalante au bras d’Edern. Sa beauté brune semblait prendre encore plus d’éclat par le contraste avec le teint si clair de son compagnon et avec cette nuance de cheveux d’un blond un peu roux que les Porspoët prétendaient avoir hérité d’Ahès, la criminelle fille du roi Gradlon.

Edern, dont la tenue comportait toujours quelque recherche, était vêtu aujourd’hui avec plus d’élégance que de coutume. Penché vers l’étrangère, un peu moins grande que lui, il lui parlait de si près que sa bouche effleurait presque les petites boucles de cheveux disposées sur le front bas, couleur d’ambre clair.

– Eh ! cette jeune personne est décidément tout à fait charmante ! dit Mainsville.

Il frottait l’une contre l’autre ses grandes mains sèches en jetant un coup d’œil sur la physionomie contractée de Jeanne.

– ... Qu’en pensez-vous, madame ? Voilà une aimable compagnie, n’est-il pas vrai ?

Jeanne ne répondit pas. Elle regardait le couple qui s’avançait à pas lents et ses lèvres crispées, ses yeux douloureux témoignaient d’une violente émotion.

– La plus jolie femme que j’aie jamais connue ! poursuivit le docteur de sa voix railleuse. Et voyez quel agréable couple ils forment, Porspoët et elle !

Jeanne se leva brusquement et alla vers les arrivants, avec la petite Ahès entre ses bras. Les grands yeux noirs de l’étrangère l’enveloppèrent d’un regard quelque peu dédaigneux. Edern dit sèchement :

– Tu devrais être à aider Catherine à cette heure-ci. Elle s’éreinte pour préparer le dîner, pendant que tu perds ton temps ici.

Une brûlante rougeur monta au visage de Jeanne.

– Je ne puis travailler sans relâche ! J’ai besoin de prendre l’air !

La voix de la jeune femme frémissait, une lueur de révolte passait dans les prunelles azurées.

– Bien, bien... très bien, chère amie.

Edern souriait en répliquant ainsi d’un ton où ne se discernait aucune colère, ni impatience. Et ce sourire, d’une douceur sardonique, parut épouvanter Jeanne. Elle pâlit, baissa les yeux et se détourna pour gagner la voûte sous laquelle disparut sa silhouette mince.

Le docteur Mainsville, qui s’était avancé derrière Mme de Porspoët, s’inclina devant l’étrangère.

– Je suis ravi de vous voir si bien remise, dona Linda ! Vos beaux yeux sont chaque jour plus merveilleux !

À ce compliment, Linda eut le sourire banal de la femme accoutumée d’en recevoir et tendit à Mainsville sa main qu’il baisa.

– Oui, tu dis bien, cher Mainsville, appuya Edern. Dona Linda est un incomparable trésor que la mer a jeté sur notre côte sauvage. Aussi ne serons-nous pas très pressés de nous en séparer !

Linda reporta son regard, devenu plus brillant, sur Porspoët dont les yeux couleur d’océan s’attachaient à elle, éclairés de fascinantes lueurs.

– Vous êtes pour moi d’une bonté incomparable ! Je vous serai toujours reconnaissante, monsieur de Porspoët !

– Ne parlons pas de cela, charmante Linda ! Il me suffit d’être près de vous pour me trouver récompensé au centuple !

Et Porspoët appuya longuement ses lèvres sur la petite main de l’Espagnole, toujours garnie de ses bagues étincelantes.

Puis il avisa l’enfant qui, demeuré immobile, les considérait de ses yeux sombres.

– Que fais-tu là, Miguel ? Pourquoi n’es-tu pas à jouer dans le jardin ?

– Je m’ennuyais.

– Je t’avais ordonné d’y rester. Il faudra apprendre à ne pas me désobéir.

– Tu ne te souviens toujours pas du nom de tes parents, mon petit ? demanda Mainsville.

L’enfant eut vers lui le même regard hostile que tout à l’heure.

– Maman, c’était dona Mercédès.

– Oui, je sais, tu nous l’as déjà dit. Mais des Mercédès, cela ne manque pas en Espagne ! et ton père ?

– Je ne sais pas.

– Il vivait seul avec sa mère et deux serviteurs, d’après ce que j’ai pu tirer de lui, interrompit Edern. Mais il ne paraît pas se souvenir de son nom de famille ni de l’endroit où il habitait. On lui a donné certainement un soporifique : il était endormi, a dit dona Linda, quand on le lui a remis, et cette drogue devait être calculée pour lui enlever, tout au moins pendant un certain temps, la mémoire. Car, par ailleurs, il semble intelligent.

– Cependant, il se rappelle le nom de sa mère.

– Oui, certaines choses peuvent avoir résisté à l’influence de la drogue. S’il n’était pas si jeune, il y aurait plus de chances que, peu à peu, tous ces nuages s’écartent, mais à cet âge...

– Évidemment, il n’y a pas encore d’empreintes bien nettes dans le cerveau. Puis l’enfant n’avait peut-être que rarement l’occasion d’entendre le nom de sa famille. On devait appeler généralement sa mère dona Mercédès.

– En effet. Quant au lieu où il vivait, sa mémoire n’est pas encore réveillée.

– Cela viendra peut-être.

Linda qui avait suivi cet échange de paroles fait en français, langue qu’elle comprenait mais parlait avec quelque difficulté, passa lentement la main sur son front.

– Je ne sais pas non plus... je ne peux pas vous dire...

– Oui, chère dona Linda, vous m’avez appris tout ce que vous connaissez. Ne vous fatiguez pas à chercher... Remontez chez vous... Toi, Miguel, retourne au jardin.

L’enfant obéit et s’éloigna à petits pas, sans hâte. Linda qui le suivait des yeux leva légèrement les épaules.

– Ce sera un petit être désagréable, je le crains, déclara-t-elle.

– Peut-être. Mais s’il restait avec moi, je saurais le rendre souple, dit Porspoët. Il paraît avoir de l’antipathie pour vous, dona Linda ?

– C’est exact. Bah ! peu m’importe ! ajouta l’Espagnole dans un sourire qui montra de jolies dents.

Et, adressant aux deux hommes un salut gracieux, elle se dirigea vers la voûte d’entrée.

– Heureux Porspoët ! dit Mainsville en frappant sur l’épaule de son ami. J’ai vu, à la façon dont te regarde la jeune personne, que tu commences de ne plus lui être indifférent.

Edern sourit, tandis qu’un éclair traversait le bleu de ses yeux.

– Oui, la conquête est déjà commencée. Elle m’aimera, car je l’aime. Je le dois à ce pouvoir mystérieux que je possède dans mon regard, dans ma volonté, car il me faut lutter contre une autre influence très puissante. Enfin, j’ai obtenu de connaître toute son histoire.

– Vraiment ? s’exclama le docteur dont les yeux brillaient de curiosité.

– Oui, mais cela ne nous donne pas la clef de l’énigme. Rentrons, je vais te raconter cela.

V

Dans une vaste pièce sombre du rez-de-chaussée qu’Edern appelait sa bibliothèque, les deux hommes s’assirent à une grande table de chêne. Catherine, sur l’ordre de son maître, apporta une bouteille de cidre mousseux et des verres que remplit Porspoët. Après cela, celui-ci commença :

– Comme tu le sais, j’avais déjà essayé d’endormir Linda pour la faire parler, comme j’ai si bien réussi déjà avec quelques personnes. Elle me paraissait nerveuse, impressionnable à souhait, mais je n’avais pu encore y parvenir. Hier, toute la journée, je ne la quittai pas. Je l’entourai de soins, d’attentions, je lui dis cent fois que je l’aimais, sans qu’elle s’en effarouchât. Elle semblait même m’écouter avec plaisir. Vers la fin de l’après-midi, je l’amenai ici, je la fis asseoir dans ce grand fauteuil. Comme nous nous étions promenés dans le bois, elle était fatiguée. Je m’aperçus que ses paupières s’alourdissaient. Je lui demandai :

« – Vous avez sommeil ?

« – Oui.

« – Eh bien ! alors, dormez !

« Je concentrai toute ma volonté en plongeant mon regard dans le sien. Ses paupières battirent, elle essaya de résister... Mais au bout de quelques minutes, elle était endormie. Alors, je lui dis :

« – Je veux que vous retrouviez la mémoire et que vous m’appreniez d’où vous veniez, pourquoi vous faisiez ce voyage ?

« Son visage se contracta, elle balbutia des mots que je ne pus comprendre.

« – Parlez, je le veux ! dis-je en passant ma main sur son front.

« – Je ne puis... je ne puis pas...

« – Pourquoi ?

« – Il m’a ordonné de garder le secret.

« – Qui cela, « il » ?

« – Don Fernando.

« – Qui est don Fernando ?

« – Mon maître bien-aimé.

« – C’est lui qui vous a fait enlever l’enfant ?

« – Je ne dois rien dire... je ne dois rien dire !

« – Et moi, je veux que vous me disiez tout ! Je le veux, Linda !

« Pendant quelques instants, il y eut une véritable lutte entre mon influence et celle qu’un autre possédait sur cette femme. Il avait dû, lui aussi, pour mieux la tenir sous sa domination, prendre sa volonté par quelque procédé analogue au mien. Enfin, je fus vainqueur et Linda parla.

« Je te résume son récit. Fille de petites gens très pauvres, elle fut de bonne heure remarquée pour sa beauté. À quinze ans, elle s’enfuit du logis paternel pour courir les aventures. Celles-ci furent nombreuses jusqu’au jour où, à Tolède, elle fut remarquée par ce don Fernando dont elle me donna le portrait suivant : il est d’assez petite taille, de figure régulière, avec un front orgueilleux et des yeux de feu. Dès cette première entrevue, ce fut le coup de passion réciproque. Linda suivit cet homme dont elle ne connaissait rien, qui ne lui donna même pas son nom de famille. Il l’emmena en Galice, dans un très vieux château situé en pleine montagne et entouré de forêts. À l’extérieur, il semblait menacer ruine. Mais l’intérieur était meublé avec richesse. Là, Linda fut entourée de luxe, comblée de bijoux. Il y avait dans cette demeure, comme serviteurs, des gens à mine de bandits. Don Fernando, en compagnie d’un certain nombre d’entre eux, faisait de fréquentes absences et, au retour, rapportait à Linda des joyaux, de riches étoffes, de précieuses dentelles. Elle comprit bien vite qu’il était le chef d’une bande de brigands qui vivaient de pillages et de vols à main armée. Cette découverte ne modifia pas ses sentiments pour don Fernando. Elle l’adorait et le redoutait à la fois, en subissant avec une soumission joyeuse son empire despotique. Pour lui, elle vivait sans se plaindre dans cette solitude, elle qui avait aimé les fêtes où triomphait sa beauté.

« Environ trois ans après qu’elle eut fait la connaissance de don Fernando, celui-ci lui dit un jour :

« – Linda, tu peux me rendre un grand service. Le veux-tu ?

« – Avec bonheur ! répondit-elle.

« – Voici donc ce que tu feras : un de mes hommes va te conduire au port de La Corogne où tu t’embarqueras sur un navire anglais avec lequel j’ai traité pour ton passage en France. Ledit navire relâchera à Santander. Là, un autre de mes hommes t’amènera un enfant que je te charge de conduire à Paris et de remettre entre les mains du personnage pour lequel je te donnerai un mot. Après quoi, tu reviendras également par mer et, à La Corogne, tu trouveras dans une auberge de l’endroit le même homme qui te ramènera ici.

« Quoique don Fernando l’eût habituée à ne point l’interroger, cette fois, la curiosité l’emporta.

« – Qui est cet enfant ? demanda-t-elle. Est-il à toi ?

« – Que t’importe ? Il te suffit de m’obéir. Et je veux que tu gardes le secret sur la tâche que je te confie.

« – Je ferai ta volonté, dit-elle aussitôt. Mais combien de temps ce voyage me séparera-t-il de toi ?

« – Je te promets une bonne surprise au retour pour ta récompense. Puis ce doit être déjà une grande joie pour toi de pouvoir me rendre cet important service.

« Elle protesta chaleureusement de son dévouement. Puis elle fit ses préparatifs de départ. Fernando, dès cette entrevue terminée, avait quitté le château pour une destination comme toujours inconnue de Linda. Elle partit en compagnie d’un nommé Pablo qui la quitta à La Corogne après l’avoir embarquée sur le vaisseau anglais. À Santander, un autre individu lui amena un petit garçon endormi, si bien enveloppé de châles qu’on ne voyait pas son visage. L’enfant ne se réveilla que le lendemain et, pendant le reste du voyage, demeura tout engourdi. Linda, selon les instructions de Fernando, devait débarquer au Havre. Mais la tempête, le naufrage ne le lui permirent pas. Et voilà, mon cher Mainsville, l’histoire de cette charmante personne. Beaucoup d’obscurités subsistent, comme tu peux le voir.

– Eh ! oui... elle ne sait pas le nom dudit Fernando... elle ignore qui est l’enfant... Ça n’éclaire pas beaucoup notre lanterne.

– Non, elle ne sait rien de cela. Un jour, elle osa demander à cet homme qui il était réellement. Il lui répondit que jamais elle ne le saurait, avec une telle dureté qu’elle se garda ensuite de pareille question. D’après elle, il avait l’apparence d’un grand seigneur, des habitudes raffinées, et il possédait une instruction étendue. Quant à l’enfant, elle est tout à fait ignorante de ce qu’il peut être. Elle connaît seulement son prénom, parce que don Fernando lui a dit :

« – Quand il s’éveillera, il te racontera qu’il s’appelle Miguel. Mais toi, réponds-lui toujours que ce n’est pas son nom, donne-lui invariablement celui de Juan. Il s’y habituera d’autant plus vite que la drogue donnée pour l’endormir l’abrutira pour un certain temps.

Mainsville hocha la tête.

– Euh !... euh !... tout cela ne nous avance guère ! Et ce señor Pavila à qui l’envoie don Fernando, sait-elle qui il est ?

– Pas du tout !

Mainsville laissa échapper un juron.

– Alors, que faire ? Autant valait laisser le petit se noyer, si ton sauvetage ne doit pas nous rapporter !

– Ne nous décourageons pas si vite. Par ce Pavila, nous pourrons peut-être savoir ce qu’est l’individu qui signe son billet « Enrique », alors que Linda ne le connaît que sous le nom de Fernando.

– Tiens ! c’est vrai ! Il me paraît fameusement mystérieux, cet être-là ! Voilà une histoire bien intéressante, Porspoët !

Les yeux de Mainsville brillaient. Porspoët dit en riant :

– Cela passionne le chercheur d’aventures que tu es ? Mets-toi donc à la besogne pour découvrir le mystère, et nous partagerons les profits de l’affaire, s’il y en a.

– Il y en aura ! On ne fait pas enlever un enfant et le transporter au loin sans un grave motif d’intérêt. Le petit est sans doute un héritier de grande famille qui gênerait quelqu’un. Le Fernando aura été chargé de le faire disparaître. Alors nous, ce sera notre affaire de mettre un œil là-dedans et de demander quelques bonnes sommes pour nous taire. Oui, cher ami, je mettrai toute mon intelligence à découvrir ce que veut cacher ce brave Fernando. La première chose est de m’informer près du señor Pavila. Dès la semaine prochaine, je prends la route de Paris.

– Fort bien, Mainsville ! Nous partagerons les frais du voyage, naturellement. Tu en profiteras pour revoir les amis que tu as là-bas et tu me rapporteras des nouvelles de ce Paris où j’ai fait un bien intéressant séjour il y a une dizaine d’années.

– Et où nous nous sommes connus, ajouta Mainsville. Maintenant, toutes les petites histoires pour lesquelles on chercha à m’ennuyer jadis sont oubliées. Je peux y retourner sans inconvénient.

– Ceci est donc entendu. Pendant ce temps, je verrai si quelque souvenir de l’enfant ne me met pas sur la piste. Quant à Linda, elle m’a dit certainement tout ce qu’elle savait. Ce n’est point par elle que nous connaîtrons la vraie personnalité de don Fernando. Elle ne sait même pas en quel endroit exact de la province de Galice est situé le vieux château où l’emmena cet homme. Car elle le suivit aveuglément sans s’inquiéter des lieux par où ils passaient. Puis, quand elle lui demanda, plus tard, quel était l’endroit où ils habitaient, Fernando lui répondit : « Que t’importe ? Tu es heureuse ici, n’est-ce pas ? Que cela te suffise ! » Et elle ne l’interrogea plus. Les serviteurs restèrent aussi muets quand elle essaya de se renseigner près d’eux... Ainsi donc, au cas où le señor Pavila ne voudrait pas nous donner les renseignements nécessaires, nous n’aurons pas la ressource de faire une enquête là-bas.

Mainsville sortit de sa poche une tabatière d’argent, la tendit ouverte à Porspoët, puis aspira lui-même une prise. Après quoi, il resta un moment silencieux, réfléchissant.

– Évidemment, nous ne pouvons avoir d’espoir qu’en ce Pavila, dit-il enfin. Si je ne puis le faire parler, ou si, chose possible, il n’en connaît pas plus que Linda sur cet Enrique-Fernando, l’affaire est manquée.

– C’est à craindre, à moins que l’enfant ne se rappelle un nom qui nous serve d’indice. À quatre ans, quand on est quelque peu intelligent, on connaît l’endroit où on habite. Il n’est donc pas impossible qu’il s’en souvienne un jour ou l’autre, lorsque les brumes de son cerveau auront disparu.

– En effet.

– Un mot encore, Mainsville : ne fais jamais allusion devant Linda à ce qu’elle m’a raconté une fois endormie. Hors de là, elle n’a pas retrouvé la mémoire. Et je ne tiens pas du tout à ce qu’elle la retrouve jamais, ou bien alors, que ce soit le plus tard possible. Car je veux avoir effacé complètement de son souvenir ce Fernando qu’elle a beaucoup aimé, qui exerçait sur elle une complète domination à laquelle je substituerai la mienne.

– Alors, quel que soit le résultat de nos recherches, tu la garderas ici ?

– Oui, je la garderai, cher Mainsville, parce qu’elle égayera un peu ce logis solitaire où la maussaderie de Jeanne me rend le séjour peu agréable.

Mainsville eut un rire sourd, très railleur.

– Eh ! c’est une raison, cela ! Mais qu’en dira Mme de Porspoët ? Elle a déjà l’air de ne pas voir d’un fort bon œil cette jolie naufragée pour laquelle tu as tant d’attentions.

Edern sourit avec une sarcastique douceur.

– La jalousie est un des principaux défauts féminins, mon ami. Jeanne n’en est pas exempte. Mais un homme ne doit jamais tenir compte de ces petites sottises-là.

– C’est tout à fait mon avis, conclut Mainsville.

VI

Vers le milieu de novembre, le docteur Mainsville revint de son voyage. Il parut à Ty an Heussa un matin, au moment du déjeuner. Porspoët lui tendit chaleureusement la main, Linda, souriante, lui donna la sienne à baiser, Jeanne se contenta de répondre à son salut par une petite inclination de tête, ce qui lui amena cette sèche observation d’Edern :

– Tu ne juges pas, sans doute, le docteur digne de te serrer la main ? Voilà une singulière façon d’être polie, pour une maîtresse de maison !

Jeanne rougit et, avec effort, tendit ses doigts amaigris que pressa légèrement Mainsville.

– Et toi, Miguel ? reprit Edern en s’adressant au garçon qui restait immobile, ses yeux sombres attachés sur l’arrivant. Lève-toi et salue le docteur Mainsville.

L’enfant obéit, sans apparente mauvaise grâce. Mais quand Mainsville lui tapota la joue du bout des doigts, il recula avec un mouvement d’orgueilleuse répulsion.

– Eh quoi ? dit sévèrement Porspoët. Que te permets-tu là, Miguel ? Sors à l’instant. Tu seras privé de déjeuner aujourd’hui.

– Pas facile, l’enfant ? demanda Mainsville en suivant des yeux le petit garçon qui s’éloignait.

– Orgueilleux surtout et ayant des antipathies prononcées. Mais à cet âge et en y mettant la sévérité nécessaire, j’en ferai ce que je voudrai... Mets-toi à table, cher ami ! Jeanne, un couvert pour le docteur. Nous avons ce matin des soles superbes et tu sais, Mainsville, comme Catherine excelle à les préparer.

– C’est un délice ! dit Linda en passant une fine langue rose sur ses lèvres.

Edern eut un rire amusé en la considérant avec complaisance.

– Elle s’y connaît, car elle est gourmande. Aussi, Catherine fait-elle ses meilleurs plats pour elle.

Mainsville, dans les termes un peu ampoulés de l’époque, adressa force compliments à la belle Espagnole qui les accueillit avec le plus gracieux sourire. Elle était vêtue, fort élégamment, de soie jaune paille à petites rayures violettes. Quelques-uns des bijoux trouvés dans sa malle ornaient son cou et ses poignets. Rieuse, parfumée, les yeux brillants de vie, elle formait le plus éclatant contraste avec la pauvre Jeanne que Mainsville trouvait fort amaigrie, plus fanée que jamais, et si minable dans sa robe de bure grise rapiécée.

Pendant le repas, tous les plus fins morceaux étaient réservés à Linda que Porspoët servait lui-même. Il lui versait du vin d’Espagne conservé dans les caves de Ty an Heussa, en expliquant au docteur :

– C’est ce vin-là qui lui a rendu ses forces après la commotion subie dans le naufrage. Aussi, vois quelle mine elle a maintenant !

Et Mainsville admirait tout haut la mine de Linda, son entrain, son appétit de femme bien portante. Il multipliait les hyperboles, les flatteries qui semblaient plaire vivement à l’étrangère et que Porspoët approuvait par des sourires, par des « très bien, très juste ! » accompagnés de regards éloquents vers sa jolie voisine.

Jeanne, fort pâle, avec un profond cerne sous les yeux, mangeait à peine. Son mari ne lui adressait la parole que pour lui donner un ordre concernant le service qu’elle assumait, Catherine ne quittant sa cuisine que pour s’informer si « Mme Linda trouvait tel plat à son goût ». L’Espagnole n’avait pour Mme de Porspoët que des regards d’hostile moquerie. Par contre, elle témoignait ouvertement, et même avec une sorte d’affectation, de ses tendres sentiments à l’égard d’Edern qui en paraissait visiblement fort satisfait.

À la fin du repas, comme on se levait de table, Porspoët dit au docteur :

– Il faudra que tu voies Ahès maintenant. Elle a été un peu souffrante ces jours-ci... Tiens, je l’entends qui pleure dans la cuisine. Va la chercher, Jeanne.

Quelques instants plus tard, Mme de Porspoët reparaissait, portant sa fille. C’était une assez frêle enfant qui allait vers sa troisième année. Elle avait un menu visage très blanc, des cheveux blond pâle. Sa figure maussade s’éclaira tout à coup et elle tendit les bras vers l’Espagnole.

– Hein ! Mainsville, vois cela ! dit en riant Edern. La petite a une prédilection pour Linda. Aussitôt qu’elle l’aperçoit, elle est toute joyeuse !

Linda étendit les mains vers l’enfant.

– Viens, ma belle !... viens !

Mais Jeanne eut un mouvement de recul en serrant sa fille contre elle.

– Eh bien ! que signifie ? dit durement Edern. Donne Ahès à notre amie, Jeanne.

Mme de Porspoët, les traits crispés, la bouche tremblante, desserra ses bras et tendit l’enfant à Linda qui la prit, l’embrassa, la chatouilla pour la faire rire aux éclats.

– Elle s’entend merveilleusement à mettre en train cette petite, généralement d’humeur grognon, dit Edern au docteur. C’est une véritable enchanteresse, cette Linda !

L’enchanteresse, s’étant assise, garda l’enfant sur ses genoux pendant que Mainsville l’examinait. Après quoi, on la rendit à la mère qui se tenait à l’écart, blême, frissonnante d’humiliation et de désespoir. Puis Linda remonta pour sa sieste quotidienne, tandis qu’Edern et son ami gagnaient la bibliothèque.

– Eh bien ? demanda le premier à peine assis.

– Eh bien ! le señor Pavila n’est plus à Paris depuis quelques mois, et personne n’a pu me dire où il se trouvait.

Edern frappa du poing sur la table placée près de lui.

– Voilà une mauvaise nouvelle ! Et tu as trouvé cependant des gens qui l’ont connu ?

– Oui, comme l’on peut connaître un homme d’allure assez mystérieuse, paraît-il. On le soupçonnait de s’occuper d’affaires très louches et l’un de ses voisins m’a dit qu’il était peut-être parti précipitamment pour échapper à quelque enquête judiciaire. La confirmation de cette hypothèse m’a été donnée par un nommé Grübler, Allemand d’origine, établi comme orfèvre. Le docteur Marat, un jeune médecin que j’ai connu à Edimbourg, m’avait engagé à l’aller voir de sa part quand j’aurais occasion de me rendre à Paris. J’ai trouvé là un homme fort aimable, très au courant de tous les petits et gros scandales de la cour et de la ville, passablement usurier, je crois, ayant des clients parmi la noblesse, la magistrature, la grande et la petite bourgeoisie. La boutique est d’apparence modeste, mais il y a là de fort belles choses. Vois-tu, Porspoët, j’ai quelque idée que cet orfèvre usurier ne refuse pas, à l’occasion, l’achat avantageux d’objets plus ou moins bien acquis.

– Mais quel rapport avec tes recherches ?

– Eh bien ! au cours de la conversation, j’ai demandé au sieur Grübler si, par hasard, il n’avait pas connu un nommé Agostino Pavila. Aussitôt, il me répondit :

« – Mais oui. Il fut un de mes clients. Voilà quelque temps que je ne l’ai vu.

« Je lui dis alors ce que j’avais appris de son départ. Il n’en parut pas surpris. Je fis alors cette réflexion :

« – C’était un homme fortuné, puisqu’il vous achetait de l’orfèvrerie ?

« – Oh ! peu de chose... peu de chose...

« Mais j’avais vu dans ses yeux un petit éclair d’ironie qui me suffit pour comprendre que si ce Pavila était son client, ce n’était pas pour l’achat de couverts ou de réchauds d’argent !

« J’essayai ensuite d’avoir quelques renseignements sur le personnage. Mais Grübler m’affirma ne rien connaître de lui en dehors de son nom et de son adresse à Paris. C’était, me dit-il, un homme entre deux âges, très brun, rasé, grand et fort, paraissant de bonne éducation. Il parlait bien le français, avec peu d’accent. Il n’exerçait aucune profession, ayant, prétendait-il, une belle fortune acquise par son père dans le commerce. Voilà tout ce que je pus savoir par cet orfèvre, qui peut-être en connaît bien davantage.

Porspoët, impatiemment, frappait du pied le sol dallé.

– Nous voilà bien avancés ! Miguel ne peut toujours pas nous dire le nom de l’endroit où il vivait avant son enlèvement. D’après les quelques souvenirs qui lui reviennent, c’était un château très grand et très vieux, au bord d’une pièce d’eau. Il vivait là avec sa mère et deux serviteurs nommés Alfonso et Luisa, ce qui peut nous faire supposer que cette dame Mercédès n’avait pas grande fortune.

Mainsville, les sourcils froncés, grommela :

– Je crois qu’il n’y a rien à faire ! Ce mauvais petit gars ne vaut pas un liard et tu aurais aussi bien fait de le laisser à la mer.

– Bah ! il ne me gêne guère et je le dresserai à me rendre service plus tard. D’ici là, en lui mesurant la nourriture, il me coûtera peu de chose... Mais c’est égal ! j’aurais bien voulu connaître le mot de cette mystérieuse affaire !

– Et moi donc !... Nous aurions pu faire des recherches en Espagne pour retrouver le Fernando et surtout nous informer si un enfant de grande famille n’a pas disparu. Mais cela n’irait pas sans de fortes dépenses.

Porspoët hocha la tête.

– Il y aurait des chances de réussite, en effet... mais aussi beaucoup de risques. Si encore nous étions assurés que l’enfant est de famille riche, nous pourrions peut-être les courir, ces risques. Mais sans aucun indice, ce serait déraisonnable. N’est-ce pas ton avis ?

– Oui, mon ami, je dois reconnaître que tu as raison. Alors, laissons les choses en l’état... Tu auras toujours gagné dans cette aventure l’agrément d’une charmante idylle... car vous êtes en pleine idylle, la belle Linda et toi, n’est-ce pas ?

En souriant, Edern inclina affirmativement la tête.

– ... Et la pauvre Jeanne s’en va à petit feu, minée par le chagrin et la jalousie... car elle s’en va, Porspoët.

– Qu’y puis-je ? dit négligemment Edern, avec le geste d’un homme chassant une mouche importune.

– Rien du tout, cher ami... rien du tout. Ce sera du reste la meilleure solution, une solution sans danger, pour faire place à Linda comme dame de Porspoët. Car tu désires peut-être donner à cette ravissante personne, avec ton nom, la situation à laquelle lui donnent droit sa grâce et sa beauté ?

– Nous avons le temps d’y songer, Mainsville. Dame de Porspoët ou non, Linda n’en est pas moins la joie de cette demeure. J’ai la plus puissante influence sur elle et si je l’épouse un jour, je serai assuré de la tenir toujours sous ma domination. Maintenant, elle peut retrouver la mémoire, et elle la retrouve quelque peu en effet, je ne crains plus le souvenir de ce Fernando.

Une lueur de triomphe passa dans les prunelles d’Edern à ces derniers mots.

– Fort bien, mon ami. Toutefois, il y aura peut-être une difficulté pour ton union avec elle. Qui prouvera qu’elle n’est pas déjà mariée dans son pays ?

– Mais je sais son nom : Linda Moralès. Je sais qu’elle est née à Burgos. L’autorité ecclésiastique pourra s’informer là-bas s’il lui convient.

Avec un ricanement sardonique, il ajouta :

– Nous discutons de cela comme si cette pauvre Jeannette était déjà dans le tombeau ! Mais elle a encore quelque temps à vivre certainement... un an, un an et demi sans doute. Elle a une nature résistante en dépit des apparences.

– Oui, mais la souffrance morale aidant, les « remèdes » que tu lui donnes agiront peut-être plus vite.

Edern ne sourcilla pas devant ces paroles de Mainsville, prononcées d’ailleurs fort tranquillement, comme si le docteur parlait d’une chose toute naturelle.

Edern prit une pincée de tabac dans la tabatière qu’il avait posée près de lui et l’aspira lentement. Puis il reprit d’une voix calme et dure :

– J’avais un compte à régler avec elle. Quand je la demandai en mariage, elle prit d’abord des airs de victime forcée d’aller au sacrifice. Mais je sus la rassurer, si bien qu’au bout de quelques jours de fiançailles, elle m’aimait de tout son cœur. Ici, elle fut une épouse très éprise jusqu’au moment où, voulant éprouver son attachement et battre en brèche des scrupules existant chez elle, je lui appris quelques-uns des moyens par lesquels je gagnais notre existence. Ce fut d’abord de la stupéfaction, puis de l’horreur. Oui, elle se permit de me dire, sur le premier moment, que je lui faisais horreur ! Et par la suite, bien que matée par moi, bien que ne pouvant cesser complètement de m’aimer, je reconnus toujours en elle la présence de ce sentiment, de cette réprobation qui l’avait dressée contre moi à ma première révélation. Mais elle n’osait plus me la témoigner ouvertement depuis que je lui avais dit un jour : « Si tu oses encore m’adresser un reproche, prends garde à toi, prends garde à ton père, à tes frères que je garde encore à ma discrétion, puisqu’ils sont toujours mes créanciers. Je me vengerai terriblement, car souviens-toi que je ne recule devant rien. »

« Depuis ce moment-là, je l’ai tenue dans une perpétuelle terreur. Certains regards de moi lui font redouter cette vengeance suspendue sur sa tête, et que je poursuis en réalité chaque jour. Car je ne lui pardonne pas certaines paroles prononcées dans le premier moment de son saisissement, ni dans ce reproche muet que j’ai vu plusieurs fois dans ses yeux et encore moins la sorte de répulsion qu’elle n’a pu toujours maîtriser à mon égard. De tout cela, oui, je me venge, oui, je la punis. Et Linda est un des instruments de ce châtiment. Quoi qu’elle en ait, Jeanne m’aime encore. Puis l’étrangère est de celles par qui on peut faire souffrir une femme de la plus douloureuse jalousie.

– Peste ! je dois dire que vous vous entendez à cela, elle et toi ! dit Mainsville avec un rire sardonique.

Les lèvres minces d’Edern s’entrouvrirent en un sourire cruel.

– Oui, Jeanne aura sa punition complète. Notre fille elle-même y contribue par sa singulière prédilection pour Linda. C’est, je crois, ce qui lui est le plus sensible.

Mainsville, pendant un instant, considéra le mince visage très blanc, les yeux fascinateurs et cette bouche cruelle qui prononçait avec un calme effrayant de telles paroles. Porspoët demanda :

– Pourquoi me regardes-tu ainsi ?

– Je pensais, cher ami, que tu as une âme diabolique, la plus belle en ce genre qu’il m’ait encore été donné de voir.

Edern eut un rire sarcastique en répliquant :

– Tous les Porspoët ont eu plus ou moins cette âme-là, depuis Alain-le-Rouge, et je suis très heureux de ne pas faillir à la tradition.

VII

Un grand vent de mer passait sur la lande, courbait les chênes de Trenarvan, étendait de longues rides sur l’eau grise de l’étang. Il y avait aujourd’hui un an que le vaisseau anglais, attiré par les naufrageurs, était venu se briser sur le Rocher Rouge. Un an que Miguel, l’enfant dont le nom et la famille restaient inconnus, vivait à Ty an Heussa.

Il était assis dans la cour intérieure qu’entourait le cloître aux larges piliers et aux arcades surbaissées, qui avait été le promenoir des moines et où, selon la tradition, plusieurs d’entre eux avaient reçu le coup mortel. Ses petits doigts triaient des haricots qu’ils prenaient dans un grand panier pour les rejeter dans deux bassines. Cette besogne lui était donnée par Catherine qui se servait du petit étranger autant que le permettait son jeune âge. Miguel, d’ailleurs, semblait doué d’une intelligence précoce et accomplissait avec adresse les petites tâches qu’on lui attribuait. Mais il restait taciturne, trop pensif, facilement cabré devant la dure autorité d’Edern. Toutefois, il semblait s’accoutumer à l’existence de Ty an Heussa. Les souvenirs qu’avait pu enregistrer son tout jeune esprit, les affections déjà éprouvées, paraissaient endormis, effacés. Il n’était plus vraiment qu’une épave abandonnée au bon plaisir de Porspoët.

Un léger bruit de talons sur la pierre, un bruissement de soie se fit entendre. Sous le cloître apparaissait Linda, vêtue de moire grise, une mantille de dentelle blanche couvrant ses boucles sombres. Elle s’avança en demandant :

– Sais-tu si M. de Porspoët est rentré, Miguel ?

Sans presque relever la tête, l’enfant répondit :

– Non, je ne sais pas.

– Va t’en informer près de Catherine.

Miguel se leva et allait se diriger vers la partie centrale du logis quand parut la servante au seuil de sa cuisine.

– Catherine, M. Edern est-il là ? lui cria Linda.

En avançant de son côté, Catherine répondit :

– Non, pas encore, madame.

Linda fit une moue de contrariété.

– Comme il est long ! Il m’a dit ce matin en partant : « Je reviendrai de bonne heure cet après-midi ! »

– Quelque chose l’a sans doute retenu.

– Ou bien, il a rencontré des difficultés dans cette expédition... Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !

Une soudaine angoisse pâlissait le visage de la jeune femme.

Catherine dit orgueilleusement :

– Il n’arrivera jamais rien à M. Edern. C’est un homme trop habile et trop prudent... Miguel, va prendre dans la cuisine un verre d’eau et porte-le à Mme Jeanne.

L’enfant obéit. En quittant la cuisine, il monta au premier étage et frappa à une porte. Une voix faible répondit :

– Entrez !

La grande chambre aux fenêtres étroites était meublée de chêne ancien qui l’assombrissait encore. Dans le lit à colonnes s’allongeait un frêle corps épuisé. Sur le traversin s’appuyait une figure émaciée, d’une pâleur livide, où seuls paraissaient vivants les yeux bleus, emplis d’un songe douloureux.

– C’est toi, Miguel ? dit la voix faible. Tu m’apportes à boire ? J’ai tellement soif !

– Voilà, madame.

Et montant le degré sur lequel reposait le lit, Miguel, en se haussant, présentait à la malade le verre grossier rempli d’eau.

Pendant un moment, Jeanne essaya vainement de se soulever. Elle y parvint enfin, but péniblement quelques gorgées et retomba sur le traversin en murmurant :

– Je ne puis plus... c’est la fin... la fin bientôt...

Miguel la considérait de ses grands yeux tristes où montaient les larmes. Elle était la seule ici qui eût été bonne pour lui. Puis il voyait bien qu’on la rendait malheureuse et son petit cœur déjà chevaleresque s’en émouvait. En outre, maintenant, il la voyait malade... très malade. Catherine, ces jours derniers, avait dit qu’elle allait mourir. On la laissait toute seule dans cette chambre où Catherine venait seulement pour quelques minutes le matin et le soir. Quelquefois le docteur Mainsville allait la voir et il disait en descendant : « Elle n’en a plus pour longtemps. »

L’enfant avait peine à s’éloigner de ce lit de souffrance. Il appuya ses petites lèvres chaudes sur la main glacée qui pendait hors du lit. Jeanne entrouvrit les paupières et demanda :

– Tu es là, Miguel ?

– Oui, madame.

– Promets-moi... de protéger Ahès... quand tu seras grand... de la conseiller... de la sauver...

– Oui...

Il répondait sans comprendre. Mais il voulait faire plaisir à la pauvre dame malade.

– N’oublie pas...

Les doigts décharnés s’étendirent, se posèrent sur la brune chevelure soyeuse. Et ce geste fut une bénédiction donnée à l’enfant sans mère, recueilli dans ce sinistre Ty an Heussa.

Miguel quitta la chambre et la mourante se retrouva dans sa solitude, car elle se mourait. Peut-être, ce soir, aurait-elle quitté ce monde.

Combien une telle perspective l’aurait comblée de bonheur si elle n’avait laissé après elle son enfant ! Mais Ahès !... Ahès, livrée à ce père criminel, élevée par lui et cette étrangère sans conscience, sans scrupules ! Ahès en qui peut-être déjà sommeillaient les pires instincts de la race maudite.

Hélas ! Pauvre Jeanne, qu’eût-elle pu faire, vivante, pour protéger sa fille des mauvais exemples, des perfides conseils, de l’incrédulité cynique que lui avait enseignée son père ? Rien, elle le savait bien. Edern était un maître impitoyable qui la traitait comme la plus misérable des esclaves depuis qu’elle avait osé lui montrer sa réprobation de ses odieux brigandages, depuis, surtout, l’entrée de Linda au manoir.

Quel martyre ! Jeanne frissonnait encore de douleur au souvenir de toutes les humiliations, les souffrances, les tortures morales que Porspoët et cette femme, aidés de Catherine, lui avaient fait endurer depuis un an. Ils semblaient s’acharner sur elle, s’acharner à trouver ce qui pourrait la meurtrir dans toutes les fibres de son âme. Puis, en même temps, un mystérieux travail de destruction se faisait dans son être physique. Un jour, elle avait songé : « Peut-être m’empoisonnent-ils ? » et cette pensée ne l’avait plus quittée.

Enfin, elle s’était couchée pour ne plus se relever. Depuis ce moment-là, elle n’avait pas revu sa fille. Quand elle la demandait à Catherine ou au docteur Mainsville, ils répondaient invariablement que Porspoët défendait qu’on la menât près d’une malade. En vain protestait-elle que son état n’était pas contagieux. Edern, impitoyablement, maintenait cette cruauté supplémentaire.

Et il refusait aussi d’appeler un prêtre près de sa femme. Depuis qu’elle connaissait son existence criminelle, il ne lui avait plus permis de remplir ses devoirs religieux. Même à l’heure de la mort, il maintenait cette volonté en laissant la malheureuse à la fois dans l’abandon physique et moral.

Car on dédaignait de la soigner. Catherine lui donnait à peine l’indispensable... Enfin, sa terrible épreuve allait se terminer.

Mais Ahès !... sa pauvre petite fille !

Et son père, ses frères qu’elle n’avait pas revus depuis trois ans ? Ils étaient égoïstes et ne lui avaient jamais témoigné beaucoup d’affection, mais elle les a