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Histoire économique et financière de la France

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Histoire économique et financière de la France

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© Comité pour l'histoire économique et financière de la FranceMinistère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie - Paris 2000

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MINISTÈRE DE L'ÉCONOMIE,DES FINANCES ET

DE L'INDUSTRIE

Récit autobiographique

de 1930 à 1994

Louis Menuet

Avant-propos de Jean-François Costes

Troisième prix du concours autobiographique

« Mémoire des Impôts »

COMITÉ POUR L'HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET

FINANCIÈRE DE LA FRANCE

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Le Comité pour l’histoire économique et financière est présidépar le ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, sonvice-président est Maurice Lévy-Leboyer.

a. Commission administrative:Les directeurs et chefs de service du ministère de l’Économie, desFinances et de l’Industrie, le gouverneur de la Banque de France,le directeur général des Archives de France, le président de laBibliothèque de France, le président de l’Imprimerie nationale.

b. Commission scientifique:Michel Aglietta, Louis Amigues, Michel Antoine, Guy Antonetti,Jean-Charles Asselain, Françoise Bayard, Louis Bergeron, Jean-Jacques Bienvenu, Christian de Boissieu, Éric Bussière, JacquesCampet, François Caron, Philippe Contamine, Agnès d’Angio-Barros, Robert Frank, Patrick Fridenson, René Girault (†), Jean-Noël Jeanneney, Jean Kerhervé, Michel Lescure, Maurice Lévy-Leboyer, Michel Margairaz, Jacques Marseille, Yves Mény,François Monnier, Gabriel Montagnier, Alain Plessis, RaymondPoidevin (†), Albert Rigaudière, Guy Thuillier, Jean Tulard,Denis Woronoff.

La mission du Comité est de contribuer à une meilleure connais-sance de l’histoire de l’État et de son rôle en matière économiqueet financière depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, de susciterdes travaux scientifiques et d’en aider la diffusion.

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Études et documents XII -CHEFF - 2000

AVANT-PROPOSpar Jean-François COSTES

C’est en 1996 que le Comité pour l’histoire économique et financière dela France lança un concours autobiographique invitant les agents retraités etâgés de plus de soixante ans de la Direction Générale des Impôts (DGI) àrédiger leurs mémoires. Cette opération, qui remporta un certain succès (177manuscrits recueillis, 11500 pages de récits), permit la constitution d’unfonds inédit d’histoire administrative et sociale apportant un éclairage origi-nal sur la vie, l’activité professionnelle des fonctionnaires du fisc, ceci surune période de plus d’un demi-siècle, des années vingt aux années 1990.

La partie du vingtième siècle ainsi couverte par les témoignages reçus estriche en événements. En effet, les auteurs appartiennent dans leur majorité àla génération de l’entre-deux-guerres. Certains se souviennent encore de laPremière Guerre mondiale, d’autres ont participé à la Seconde ou grandi pen-dant l’Occupation. Professionnellement, il est un fait marquant qui sert de filconducteur à l’ensemble des textes parvenus au Comité : la fusion desanciennes régies financières (Enregistrement, Contributions directes,Contributions indirectes) et la création, en 1948, de la direction générale desImpôts. Cette fusion est l’aboutissement de l’évolution du système fiscal quipasse d’un système, mis en place à la Révolution, d’impôts indépendants lesuns des autres et reposant sur des faits particuliers à un système moderned’impôts déclaratifs (impôts sur les revenus, taxes sur le chiffre d’affaires)prenant pour base des situations d’ensemble. On comprend, en lisant lesmanuscrits du concours, comment l’apparition d’impôts nouveaux boule-verse les méthodes de travail traditionnelles et conduit progressivement à unrapprochement des tâches des trois régies. Certes ces dernières conserventlongtemps leurs spécificités et les auteurs restent très attachés à leur admi-nistration fiscale d’origine. Il n’en demeure pas moins que la fusion est enmarche. Ses prémices peuvent être décelées avant-guerre, dès les annéesvingt ; ses effets se font encore sentir jusque dans les années 70. Quant à la« démarche de changement », instaurée par la DGI à la suite de la grève de1989, ne vient-elle pas naturellement clore ce processus irréversible ?

Entré « sans conviction aucune » dans l’administration, aux « Impôts » parle hasard des concours administratifs (il aurait pu tout aussi bien être inspec-teur du trésor), Louis Menuet est assez représentatif de ceux dont le Comitéconserve les écrits, fonctionnaires qui s’entendent unanimement pour excluretoute vocation à l’origine de leur carrière fiscale. Poussé par une simplenécessité alimentaire comme beaucoup d’entre eux, Louis Menuet a trouvé,

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Louis Menuet

en passant le concours d’entrée à l’École nationale des Impôts (il appartientà la deuxième promotion de cette École créée en 1951), « la solution mira-culeuse » qui lui offrait la possibilité de finir ses études de droit tout en sui-vant une scolarité professionnelle et en étant rémunéré.

La fusion des régies, Louis Menuet l’a vécue à sa manière : enregistreurde formation (il débute comme inspecteur dans une recette-contrôle del’Enregistrement puis comme rédacteur à la direction de l’Enregistrement del’Oise), c’est à la direction générale, au service du contentieux, où il estensuite nommé, qu’il est appelé à travailler avec des collègues d’originesdiverses, inspecteurs des contributions indirectes tout d’abord, des contribu-tions directes ensuite. Plus tard, lorsqu’il revient dans les services extérieurs,en 1978, directeur départemental assistant du directeur des services fiscauxdes Alpes-Maritimes, la fusion est terminée ; elle n’a semble-t-il « laissé decicatrices visibles ni à la direction, ni dans les services » et notre auteurdécouvre alors « la réalité concrète des nouveaux services fusionnés ».Directeur des service fiscaux de l’Isère, en 1984, il contribue à améliorer lesrésultats de cette fusion en se consacrant, en particulier, à la réforme desinspections spécialisées mises en place à l’automne 1969 dans le cadre desInspections Fusionnées d’Assiette et de Contrôle (IFAC). Il s’agit ainsi, pourlui, de séparer les travaux de gestion et de contrôle afin de renforcer l’effi-cacité du contrôle fiscal externe (sur place). Directeur des services fiscauxdes Alpes-Maritimes en 1987, il découvre à l’occasion de la grève de 1989 « une faille énorme dans le système d’organisation de la DGI » issu de lafusion. En effet, il n’existe pas de « patron unique » pour chaque centre desimpôts. Dès lors, devenu directeur régional à Lyon, en 1989, Louis Menuetplaide en faveur « du regroupement de tous les services d’un même site géo-graphique sous l’autorité d’un responsable unique ». Précisons que cette idéeavait déjà été émise lors de la création des IFAC mais n’avait pu aboutir. Elleva se concrétiser en 1995 avec l’institution du responsable de centre, interlo-cuteur unique pour le directeur, les agents, les usagers, les collectivités loca-les. La fusion ne peut-elle dans ce cas être considérée comme achevée ?Louis Menuet avait vu juste.

On le voit, l’auteur dont nous publions le témoignage a gravi tous les éche-lons de la hiérarchie fiscale. Une belle carrière qui l’a amené, dans les servi-ces extérieurs et centraux de la direction générale des Impôts, à exercer desfonctions très variées. Louis Menuet a commencé inspecteur-adjoint del’Enregistrement dans l’Oise, en 1956, pour finir directeur régional à Lyonavant d’être nommé conservateur des hypothèques à Draguignan dans le Var(une conservation de première catégorie) de 1992 à 1995, date de son départà la retraite. Il l’écrit lui-même : « Après avoir débuté à la base à Crévecœur-le-Grand, après avoir fréquenté les sommets de la hiérarchie à Beauvais, etles plus hauts à Paris, j’ai moi-même été partie intégrante de cette hiérarchie

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Récit autobiographique de 1930 à 1995

à Nice, Grenoble, et Lyon au plus haut niveau. » En cela, le récit publié, richeen anecdotes, bien documenté, précieux, a pour qualité essentielle de fournirau lecteur d’intéressantes précisions sur le fonctionnement de la directiongénérale des Impôts, son évolution pendant quarante ans (concernant lesméthodes de travail, l’informatisation des services entre autres), sur la grèvede 1989 (ses origines, son déroulement), sur le métier de directeur aussi, undirecteur qui, en l’espèce, a dû parfois faire face à des situations délicates (« Les hasards de mon périple administratif m’ont amené à connaître plu-sieurs affaires qui ont défrayé la chronique au plan national, mis en causedes personnalités ») et prendre des décisions difficiles. Acteur de la « démar-che de changement », notre auteur a été amené à faire des propositions en cequi concernait la réorganisation de la DGI. Ses réflexions sur « l’obligationd’amplifier la déconcentration », le rôle des directeurs régionaux, la créationd’un pôle « inter régional » et la réforme des directions régionales sont toutà fait d’actualité.

L’administration fiscale a « intégré » Louis Menuet, elle l’a « insensible-ment conquis puis séduit ». La chose est d’autant plus remarquable que c’estcette même administration qui est à l’origine de la ruine de son père, chefd’entreprise, victime d’un contrôle fiscal excessivement sévère. L’auteur enrestera durablement marqué, qui sera toujours attentif, tout au long de sonparcours professionnel, au respect des droits des contribuables vérifiés. Maisce que Louis Menuet entend démontrer, et il rejoint là nombre de participantsau concours autobiographique, « c’est qu’à la DGI, une carrière administra-tive complète peut se dérouler fort bien sans aucun appui particulier ». Celan’est pas cependant sans comporter quelques contraintes : d’affectation enaffectation, Louis Menuet et sa famille auront déménagé une quinzaine defois en plus de quarante ans. Il lui reste de « ce nomadisme une impressiond’extrême richesse quant à la connaissance des hommes sur le plan rela-tionnel et des choses de la vie ».

Pourquoi Louis Menuet a-t-il rédigé ses mémoires ? Ses motivations sontaussi celles des auteurs du concours qui ont écrit, tout d’abord, pour apporterleur contribution à l’histoire de l’administration fiscale, puis, également, etpeut-être surtout, pour eux, afin d’entretenir leur mémoire, de faire le point,enfin, pour laisser un témoignage de leur existence à leurs proches. Cetensemble de récits qui doit bientôt être publié sous forme d’anthologie formeun tout cohérent valorisant souvent l’image de la DGI, une administration oùl’on rencontre, pour reprendre l’expression de Louis Menuet, « des collabo-rateurs formidables avec qui j’ai pu travailler dans d’excellentes conditionsd’entente, voire d’amitié », d’où cette conclusion : « Je remarque toutefoisque les appréciations favorables, même flatteuses l’ont très largementemporté dans mes propos et que le bilan global que je dresse finalement pourl’administration et ses agents est tout à fait positif. » C’est un point de vue,

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Louis Menuet

le point de vue d’un directeur, qui doit être pris comme tel et pourrait sansdoute être nuancé.

Louis Menuet a obtenu le troisième prix du concours Mémoire de la direc-tion générale des Impôts, prix qui lui a été remis le 28 avril 1998 à l’occasionde la commémoration du cinquantenaire de cette direction. Après l’ouvragede la lauréate, Madame Yvonne Mathé, La longue marche d’une auxiliairedes Impôts, édité dans la collection Mémoire du Comité en 1998, après lemanuscrit de Madame Maryse Falighero, qui a reçu le second prix,Integrazione…pour un code général, paru dans le numéro XI d’Études etdocuments, le Récit autobiographique de 1930 à 1995 de Louis Menuetdevait être publié. Le voici.

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Études et documents XII -CHEFF - 2000

INTRODUCTION

Pourquoi ? Pour qui ? Comment ?Avant de prendre ma plume pour évoquer ma vie, j’ai longuement hésité.

Plusieurs questions m’ont embarrassé :N’est-ce pas tout d’abord prétentieux, alors que mon parcours familial et

professionnel est sans aucun doute aussi banal que beaucoup d’autres ? Entout cas, rien a priori qui mérite d’être écrit à l’attention des générationsfutures !

Cette question s’est trouvée illustrée lors d’un récent repas entre amis oùchacun évoquait ses projets de retraite. L’un d’entre nous, nous a fait part deson désir de rédiger à l’intention de ses petits-enfants une espèce de vademecum où seraient retracées sa vie, son expérience et ses croyances. Sur lemoment, j’avoue avoir émis des doutes en soulignant l’aspect présomptueuxde ce type d’exercice, chaque génération ayant, à mon avis, pour premierobjectif de tracer sa propre route. Mais cette première réaction à chaud melaissa insatisfait. J’ai depuis lors infléchi sérieusement mon point de vue. Sil’histoire avec un grand « H » est bien entendu riche d’enseignements pourtout un chacun, l’expérience de chacun d’entre nous peut constituer égale-ment, même modeste, une référence ; et cela, même si les jeunes générationsen font fi parfois par ignorance ou orgueil, et parfois aussi à juste titre, il fautsavoir l’admettre.

La lettre du ministère des Finances invitant les plus âgés d’entre nous àfaire leur autobiographie a en quelque sorte relancé ma réflexion de façonencore plus positive.

Mais il demeure que le terme lui-même d’autobiographie me gêne et meparaît chargé d’une solennité excessive. Au surplus, parler de soi sans com-plaisance voire sans autosatisfaction est un exercice a priori difficile. Si j’é-cris, mon pari sera donc de tenter d’échapper à ces dérives en essayant deraconter non pas un « moi » qui n’intéresse personne, mais à travers moi toutmon environnement, notamment professionnel, tel que je l’ai connu. Je neserai qu’un fil conducteur. Moins une autobiographie au sens plein du terme,c’est donc simplement un témoignage qui n’échappera pas à des commentai-res personnels, élogieux ou critiques cela va de soi. Ni un plaidoyer, ni unréquisitoire, simplement ma vérité.

Mon témoignage ne risque-t-il pas d’apparaître comme exprimant unpoint de vue trop hiérarchique ?

Le fait d’avoir été directeur plus de vingt ans doit avoir inévitablementinfluencé ma perception des choses. Serai-je suffisamment neutre sur

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Louis Menuet

certains problèmes concernant plus précisément les agents eux-mêmes et lagestion du personnel ? À vrai dire, mon témoignage sera peut-être un com-plément intéressant aux témoignages de ceux qui ont vécu tout leur trajetadministratif dans les services de base. Mon positionnement hiérarchiquem’a aussi permis de disposer de postes d’observation privilégiés sur les évé-nements, tant depuis le ministère, à Paris, qu’en province, à mi-distance entreles services centraux parisiens et le travail provincial. Et il y a peut-être làun intérêt particulier à dire ce que j’ai vécu.

Autre question, et non des moindres : Ai-je la capacité d’écrire autrement qu’en style administratif ?Avec mes plus de vingt années consacrées au contentieux fiscal, j’ai dû

noircir je ne sais combien de milliers de pages – des dizaines de milliers ? –et de kilos de papier – des tonnes ? J’en suis sorti là aussi forcément trèsmarqué et je ne sais si mes fonctions de directeur ont amélioré les choses…Cette question restera sans réponse de ma part. Une promesse seulement : jetenterai de m’amender… tout en sollicitant l’indulgence…

Question plus délicate : Quel est le degré de liberté d’expression que tolère ce type d’exercice ?Le devoir de réserve que j’ai, comme il se devait, strictement respecté en

activité continue-t-il à s’imposer à la retraite avec autant d’exigences alorsque le temps est passé ?

Cette question n’est pas innocente. En effet, les hasards de mon péripleadministratif m’ont amené à connaître plusieurs « affaires » qui ont défrayéla chronique au plan national et mis en cause des personnalités. Sans autresprécisions à ce stade, il me suffit d’évoquer mes futures résidences : Nice,Grenoble, Lyon pour être compris….

Partagé entre des préoccupations contraires, me taire ou dire vrai, je suispersuadé qu’en ne disant rien de ces affaires je manquerai gravement àl’honnêteté intellectuelle qu’exige le témoignage auquel me convie l’admi-nistration. J’en suis convaincu, si j’écris, je ne parviendrai pas à passer soussilence tout ce que j’ai connu et qui, d’ailleurs, s’est parfaitement inscritdans le cadre des missions assignées par la loi à la DGI. Je tairai les nomsmais nul ne sera dupe…

Je tenterai seulement de limiter mes propos à ce qui a été vraiment établipar l’administration et la justice.

Au surplus, les « médias » ont tout mis sur la place publique ou presque…Quand ils n’en ont pas rajouté…

C’est promis, je ne trahirai aucun secret d’État car, en réalité, il n’y en apas. Au surplus, mon écriture restera à usage interne à la libre disposition duministère dont on connaît la sagesse… Ce qui me rassure…

** *

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Récit autobiographique de 1930 à 1995

Autant d’interrogations que j’ai en définitive écartées, estimant que je nepouvais pas ne pas avoir des choses à dire. À la réflexion, mon parcoursadministratif a, en effet, été très varié. Sur le plan fonctionnel, j’ai occupé denombreux postes de responsabilité à la fois dans les services centraux et ter-ritoriaux du grade d’inspecteur-adjoint à celui de directeur régional. Mamobilité géographique, elle aussi, a été particulièrement importante puis-qu’elle m’a conduit de l’Oise au Var en passant par Paris, les Alpes-Maritimes, l’Isère et la région Rhône-Alpes. Ce parcours assez riche devraitnormalement me permettre d’apporter une contribution peut-être utile à laconnaissance de la vie de la DGI et de ses agents de 1952 à 1995, soit durantplus de quarante années, quarante-trois ans exactement !

Et s’il pouvait y avoir encore un doute dans mon esprit sur l’intérêt de maparticipation, ce doute serait levé par la nécessité pour moi, devenu retraité,de continuer à participer à un exercice intellectuel me permettant d’activerma mémoire et d’entretenir mon écriture.

Enfin et surtout, je me suis dit qu’en rédigeant ce qu’avait été ma vie, jepouvais en fait laisser aussi un témoignage à ma famille, à l’attention moinsde mon épouse et de mes enfants – qui ont partagé avec moi beaucoup de ceque je vais raconter – que de mes petits-enfants qui, eux, savent peu de moi.Peut-être l’un d’eux sera-t-il un jour lui-même fonctionnaire et intéressé parle récit de son grand-père.

Je ferai en quelque sorte d’une pierre deux coups, en espérant être encoreutile aux uns et aux autres. Encore que, dans le même temps, je sois tout àfait lucide sur les suites de ce type d’exercice… Que de belles perspectivesattendent mon écrit dans les sous-sols d’archives de Bercy avec déplace-ments assurés en wagonnets… et dans quelques greniers familiaux sous lapoussière et les toiles d’araignée.

Et si, en définitive, je voulais tout simplement me faire plaisir à moi-même…

** *

Mais si je me lance dans l’opération, comment faire ?Est-il possible de raconter séparément ma vie professionnelle ? Ce serait

sans doute la solution la plus facile.Je pourrais commencer ainsi :« J’ai l’honneur de rendre compte de ma vie à monsieur le Ministre… » en

annonçant le plan de mon exposé :– Introduction ;deux parties d’égale importance :l’une consacrée à ma vie privée,– I. Vie privéel’autre à mon parcours professionnel,

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Louis Menuet

– II. Parcours professionnelet bien sûr, une conclusion :– ConclusionOu bien, encore mieux, en trois parties : thèse, antithèse, synthèse ainsi

que l’enseignent quelques grandes écoles réputées…Mais au-delà de cette pointe d’humour qui ne se veut aucunement critique,

il reste que compartimenter ainsi ma vie me paraît absolument irréaliste. Àmes yeux, elle forme un tout intimement lié dans toutes ses facettes, complé-mentaires et interactives, par conséquent indissociables.

Je vais donc essayer de faire un récit linéaire, chronologique, de mon par-cours dans toute sa diversité : une espèce de patchwork – pas trop indigestej’espère – autour d’un simple triptyque « famille, boulot, loisirs ». C’est toutde même plus ludique que le slogan pétainiste « travail, famille, patrie » destristes années de guerre et d’occupation ou que le fameux « métro, boulot,dodo » de la décennie 1960/1970. La vérité de ma vie s’est fort heureusementinscrite dans d’autres perspectives.

Le puzzle que je vais tenter de bâtir ne respectera peut-être pas rigoureu-sement l’ordonnancement historique des faits privés, d’une part, et des faitsprofessionnels, d’autre part. Citer des dates serait sans intérêt et ma mémoirerisquerait d’ailleurs d’être défaillante. Seule promesse : les faits, eux, seronttoujours exacts.

** *

Mais j’allais oublier une dernière question, peut-être la plus essentielle. Jesuis désormais libéré de toutes contraintes de travail. Finies les multiplesobligations professionnelles : résultats à atteindre, objectifs à réaliser, calen-drier à respecter, directives à appliquer ou à donner, réunions à tenir, comp-tes-rendus à faire, projets à proposer, avis à formuler, statistiques à fournir,rendez-vous à obtenir ou à donner… et j’en oublie beaucoup… Quel tournisrétrospectif !

Dans ma nouvelle vie de retraité, où je suis libre de mon temps et de meschoix, aurai-je la volonté de parvenir au terme de ce que j’entreprends ?

Au moment où j’écris ces lignes, à la mi-décembre 1996, je suis installé àmon bureau face à la chaîne de Belledonne qui domine Grenoble. Là-haut, laneige est déjà très présente.

La saison de ski a déjà bien commencé avec mon épouse et nos amis, icidans les environs de Grenoble et à Serre-Chevalier dans les Hautes-Alpes.

Cet hiver, nous passerons sans doute l’essentiel de notre temps dans notreappartement de « Serre-Che ». Nous y garderons vraisemblablement nospetits-enfants pendant les vacances scolaires de février. Puis, l’hiver terminé,nous irons comme l’an dernier voir nos enfants à Aix-en-Provence et àAmiens, des sœurs à Paris et à Lyon. L’été prochain, nous rééditerons notre

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Récit autobiographique de 1930 à 1995

croisière de l’an dernier en allant jusqu’à Porquerolles où nous resteronsplusieurs semaines avec mon petit voilier. Et, entre-temps, peut-être d’autresdéplacements non encore projetés, si tout va bien. Il faut dire qu’avec monépouse nous avons, pour le moment, conservé de nos multiples déménage-ments – une quinzaine en plus de quarante années – le goût de nous dépla-cer souvent. Des amis parlent de « bougeotte ».

Septembre 1997 sera donc vite là, c’est quasiment demain. Aurai-je d’icilà la possibilité de dégager le temps nécessaire à écrire ma vie, alors que jela construis encore tous les jours ?

J’ai de sérieux doutes … En tout cas, je me lance …Rendez-vous dans huit à dix mois pour la conclusion. Peut-être ?

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L’AVANT DGI

Je suis né à Grenoble, chef-lieu du département de l’Isère, le 3 janvier1930. Je ne résiste pas à la tentation de dire quelques mots sur ma ville natale.

Capitale des Alpes, entourée des magnifiques massifs de la Chartreuse, deBelledonne et du Vercors, c’est une ville très attachante à plus d’un titre :rebelle comme en témoignent plusieurs événements historiques tels que les «états dauphinois » de Vizille en 1788, prélude à la Révolution de 1789, oul’héroïque résistance des maquis du Vercors au nazisme en 1944 avant la libé-ration du territoire national par les forces alliées ; ville pionnière égalementen de nombreux domaines : industriel, nucléaire, universitaire, culturelle et…olympique.

Je ne résiste pas, non plus, à l’envie de dire que cette année 1930 n’étaitpas quelconque – non du fait de ma naissance bien sûr –, mais elle est le sym-bole des années 30 où se sont préparés les bouleversements historiques desdécennies à venir. La simple évocation de quelques responsables nationauxen place est révélatrice : à Berlin, Hitler, à Rome, Mussolini. Le fascisme estdéjà bien en place en Europe. À Moscou, Staline, le communisme aussi. Lesprotagonistes de l’histoire à venir sont là. Les doctrines qu’ils ont représen-tées, les événements qu’ils ont provoqués vont bouleverser l’Europe et lemonde entier, et durablement marquer la vie de ma génération, celle desannées 30.

Cela dit, je suis un « Alpin », mi-dauphinois, mi-savoyard, par mes parentsnés, ma mère, à Grenoble, mon père, à Chambéry. Mes parents se sontconnus à Grenoble en se croisant Place de Verdun devant la Préfecture, mamère nous l’a souvent raconté. Mon père avait fait des études brillantes pourl’époque en sortant parmi les tout premiers de l’École nationale de l’horlo-gerie de Cluses. Mais le décès de son propre père le fit changer d’orientationen l’obligeant à prendre la suite de sa petite entreprise de fabrication debalais. Ma mère, comme la quasi-totalité des épouses en ces temps-là, étaitfemme au foyer où nous étions deux enfants avec ma sœur dont j’étais l’aîné.

Ne suis-je pas déjà pris en flagrant délit de parler de moi et des miens encomplète contradiction avec certains de mes propos d’introduction. Maiscomment faire autrement sauf à considérer que ma vie n’a commencé qu’auconcours d’entrée à l’École Nationale des Impôts (ENI). Cette solution seraitréductrice et certaines clés passées sous silence. Or, et c’est heureux « l’homofonctionnarus » n’existe que dans l’esprit des caricaturistes. En vérité, touteactivité professionnelle ne peut être dissociée de l’individu qui l’exerce, prisdans la globalité de son être et de sa vie.

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Louis Menuet

Cette parenthèse fermée, je reviens à mes propos. Je disais que j’étais un« Alpin », ce qui n’est pas tout à fait exact. Car si je remonte à mes grands-parents, mes origines sont en réalité beaucoup plus diverses.

Mon grand-père paternel est né en Vendée où, de père en fils, les Menuetont exploité la ferme de la « Penouillère » à Sallertaine dans le canton deChallans depuis la Révolution française ; mon nom de famille trouve ainsison origine en plein pays « chouan ». Mon grand-père, parti de la ferme pourfaire son service militaire à Chambéry, y rencontra ma grand-mère en Savoie.Ils s’y sont installés et, après avoir tenu un café, ils ont exploité une petiteentreprise de fabrication de balais.

Quant à mon grand-père maternel, né en Charente, il a travaillé en usinedès l’âge de quatorze ans, son propre père artisan-ébéniste étant décédé trèsjeune. Il a aussi connu les premiers grands mouvements sociaux de la classeouvrière et il aimait parfois évoquer avec fierté les défilés avec drapeaux rou-ges. Ma grand-mère maternelle est, elle, née dans l’Isère en milieu rural.

À l’image des gâteaux quatre-quarts, je suis donc, un quart vendéen, unquart savoyard, un quart charentais, un quart dauphinois. Si je n’ai pas deracines régionales exclusives, je suis ainsi un pur produit hexagonal mi-rural,mi-citadin. Pas de racines uniques non plus. Des milieux sociaux fort diffé-rents : paysannerie, monde ouvrier, petit commerce et petite entreprise, quiont concouru à la formation de ce que les sociologues dénommeraient sansdoute la toute petite bourgeoisie provinciale ou la classe moyenne de laFrance profonde.

Mais, caractéristique très importante compte tenu de la suite de mon récit :aucune origine dans la fonction publique à ma connaissance.

Je conserve le souvenir d’une jeunesse très heureuse dans un milieu fami-lial sans problème majeur, du moins jusque dans les années cinquante.Durant ma toute petite enfance, j’étais, paraît-il, un garçon très turbulent. Mamère et ma sœur m’ont souvent raconté que j’étais même volontiers bagar-reur et que je n’ai pas toujours été tendre avec ma sœur. Les choses se sontsans doute calmées avec le temps. Il me semble même être devenu en gran-dissant plutôt réservé, voire timide. Plus tard il m’arrivait de rougir pour unrien.

Je me souviens des visites rendues à mes grands-parents maternels dansleur petite maison de cité ouvrière en banlieue de Grenoble. Dès l’entrée, ilfallait se déplacer sur des patins en feutre pour ne pas salir le parquet puiss’asseoir bien sagement sans toucher à quoi que se soit. Les visites chez magrand-mère paternelle dans sa maison de Chambéry étaient plus agréables,avec un grand jardin où il y avait toujours des fruits ou des noisettes à cueillir.

J’avais bien sûr des copains de classe ou de quartier. Avec certains, nousjouions à la guerre dans le vestibule de notre appartement. Nous nous amu-sions à aligner face à face sur le sol des petits soldats en plomb, des tirs de

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billes servant d’obus pour les renverser. Quand toutes les troupes étaientdéployées et les combats déclenchés, l’entrée de l’appartement était prati-quement condamnée au grand dam de mes parents. Triste préfiguration desconflits à venir. Fort heureusement, nous avions aussi des activités plus pai-sibles : le jeu de mécano avec la construction d’un téléphérique en travers dela cuisine, ce que n’appréciait guère ma mère. Comme des générations entiè-res de garçons, j’ai beaucoup joué au train mécanique à l’époque. Bien plustard, j’ai joué avec plaisir au train avec mes deux fils, mais ce serait un trainélectrique. Que de parties de billes et de ballons dans le parc voisin ou dansla cour de récréation de l’école !

Plus grand, j’ai fait des parties interminables de Monopoly où je montrais,selon ma mère, un tempérament de gagneur, voire de mauvais joueur si jeperdais. J’y ai joué à nouveau il y a peu avec l’un de mes petits-fils et j’aiconstaté que l’acquisition des plus beaux quartiers, avec la rue de la Paix enparticulier, était toujours d’actualité.

Mais, l’une de mes activités préférées n’avait nul besoin de jouet : unechaise en bois dont le siège me servait de caisse de résonance comme untambour me suffisait. Peut-être une vocation de batteur rentrée ! Aujourd’huiencore, j’aime écouter des solos de batterie.

Peu avant la guerre de 39/40, ma mère nous demanda de faire le tri dansnos jouets pour en donner à des enfants de familles de républicains espa-gnols. Ils avaient fui l’Espagne franquiste et avaient été recueillis dans uncentre d’hébergement. Cette rencontre avec des malheureux me choqua pro-fondément. Pourquoi tant d’inégalités entre enfants de pays voisins…

En grandissant, je pris goût à la lecture ; j’affectionnais tout particulière-ment les romans d’aventure. La bibliothèque verte existait déjà chez Hachette :Jules Verne, Fenimor Cooper, Erkmann-Chatrian m’ont passionné.

Mais, déjà, j’étais très attiré par les activités physiques extérieures. Cetattrait était favorisé par nos nombreux séjours, en week-end ou pendant lesvacances, dans une petite maison de campagne que mes parents avaientacquise sur les flancs de la chaîne de Belledonne, dans un hameau dequelques maisons et fermes qui s’appelait Les Davids, au dessus d’Uriage-les-Bains. Le trajet Grenoble-Les Davids se faisait soit en tramway jusqu’àUriage avec une longue marche à pied pour monter jusqu’au village, soit envélo avec mes parents et ma sœur, mais il fallait alors pousser nos vélos au-delà d’Uriage, et la montée était rude. Atteinte d’asthme, ma mère dut inter-rompre la bicyclette. Cette maladie allait l’handicaper tout le reste de sa vie,en espérant toujours le remède miracle. Un demi-siècle plus tard, l’asthmecontinue à faire des ravages.

Aux Davids, je passais l’essentiel des journées en plein air. Avec un boncopain, je partageais le plaisir de grimper aux arbres. Notre but était de mon-ter au plus haut, sur de vieux châtaigniers majestueux.

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Pour évaluer nos exploits, nous grimpions avec une pelote de ficellequ’une fois parvenus au sommet nous déroulions jusqu’au sol. Nous mesu-rions ensuite la longueur déroulée : 5, 10, 15 mètres, je ne sais plus, maismieux valait ne pas nous en vanter auprès de nos parents.

Nous aimions également grimper à de jeunes arbres dont le tronc étaitencore assez souple pour pouvoir, une fois parvenus à leur sommet, le fairecourber presque jusqu’au sol. Ce « presque » n’est pas anodin, car il m’estarrivé de choisir un arbre trop vieux qui a refusé de se courber suffisamment,ce qui m’a contraint à sauter de trop haut sur un sol pentu. Résultat : un brascassé. Ce n’était cette année-là que la première fracture d’une série de troisen quelques mois. Sans doute mes parents avaient-ils quelques motifs de metraiter de garçon turbulent.

Que de cabanes construites en forêt, notamment entre les grosses branchesde châtaigniers. Nous y avons fumé nos premières cigarettes faites de barbesde maïs séchées puis roulées dans un papier de toilette… C’était exécrable,mais que n’aurait-on pas fait pour imiter les grands. Nous allions souventaussi le long du torrent pour construire des barrages avec retenue d’eau oùnous trempions les pieds.

C’est dans les prés des Davids couverts de neige que j’ai fait avec ma sœuret les copains du village mes tout premiers essais de ski. Une belle paire deskis tout neufs, cadeau de Noël de nos parents. Mais, certains copains utili-saient, en guise de skis, des planches arrachées à de vieux tonneaux – desdouves plus précisément – qui conservaient ainsi une forme légèrement cour-bée ; une simple courroie en cuir leur permettait d’y placer leurs pieds.

Durant ces séjours à la campagne, il m’est arrivé également de participer àdes travaux agricoles dans les fermes voisines ; traire les vaches n’était guèreamusant, tourner une baratte pour transformer la crème en beurre était plusfacile, mais fatiguant à la longue ; vendanger était le plus agréable lorsque leraisin était bon ; garder les vaches aux champs n’avait rien de passionnant,sauf si un bon copain m’accompagnait ; le pire : ramasser le foin coupé, cor-vée dont je fus rapidement dispensé pour cause de rhume des foins caracté-risé. Au moment des examens qui, comme par hasard, se situaient toujours àla période où sévissait le pollen, il m’est arrivé d’être très gêné. Mais, c’étaitsans gravité et le phénomène s’est atténué d’année en année. Aujourd’hui, ilm’arrive encore, en juin, d’avoir quelques crises d’éternuements.

Mais il a fallu que je fasse des études. Je me vois encore avec mon largebéret, ma grande capuche, mon pantalon-golf et mes grosses chaussures merendant à l’école primaire Je dis spontanément l’hiver, car c’était, me sem-ble-t-il, ma saison préférée avec ses chutes de neige qui m’émerveillaienttoujours et m’émerveillent encore.

Mon école se trouvait à proximité des faubourgs où résidaient de nom-breux émigrés, Italiens et Arméniens en majorité. Les cours étaient souvent

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perturbés et la cour de récréation se transformait parfois en un lieu de bataillerangée. J’ai le souvenir précis de l’une de ces batailles où le maître qui vou-lait séparer les protagonistes fut lui-même violemment pris à partie. C’estdire qu’à une soixantaine d’années près, les problèmes n’étaient pas sans ana-logie avec ceux d’aujourd’hui. Et déjà, il y avait dans l’air des relents dexénophobie. Pourtant, Italiens et Arméniens sont maintenant très bien inté-grés à la population grenobloise.

C’est dans cette école que j’ai réussi le certificat d’études primaires quiétait alors un passage obligé du cursus scolaire. J’ai dû particulièrementbriller à l’épreuve de rédaction, car mes parents furent convoqués par ledirecteur de l’établissement pour être félicités. Et pourquoi pas moi ? Cetexploit ne se reproduisit d’ailleurs jamais car mes études secondaires, puisuniversitaires, ont été, avec des hauts et des bas, d’une honnête moyenne,sans plus. On pouvait se le permettre à l’époque où des études banales don-naient un emploi sans difficulté. Ce fut mon cas comme nombre de mescamarades. Inutile de dire que ce ne serait plus possible aujourd’hui où mêmeles meilleurs peinent à trouver rapidement un emploi.

Ma scolarité primaire a été perturbée par la survenance de la guerre contrel’Allemagne en septembre 1939. Je me souviens très bien de mon pèrehabillé en militaire, partant rejoindre son unité dans l’Ain. En son absence,c’est ma mère qui se chargea de faire tourner l’entreprise de fabrique debalais avec l’aide d’un ancien associé de mon père, devenu retraité. J’ai unsouvenir triste de cette période où l’absence de mon père pesait lourdementsur notre vie familiale.

Aussi, très rapidement, ma mère décida que nous irions le voir par le traindans la région de Bourg-en-Bresse, mais notre voyage ne se déroula pascomme prévu et cela paraît invraisemblable aujourd’hui où triomphent lesmultimédias et l’information diffusée en temps réel. À peine arrivés et la bisefaite à mon père que nous étions très heureux de retrouver que déjà desrumeurs couraient sur l’avance foudroyante de l’armée allemande en terri-toire français. Certains annonçaient même leur arrivée toute prochaine dansl’Ain et très vite les routes se sont encombrées de files de véhicules militai-res et de réfugiés civils.

L’unité du génie de mon père reçut l’ordre de se replier. C’était donc vrai.Mais nous, nous n’avions plus de train pour rentrer à Grenoble. Mon pèrenous a alors fait prendre en charge par une voiture de l’armée. C’est ainsiqu’en deux ou trois jours, nous avons été emportés par la tourmente qui s’é-tait abattue sur la France. Nous sommes partis dans le flot impressionnant detout ce qui refluait vers le sud : militaires, civils en véhicules de tous types,voire en bicyclettes et même à pied, poussant des charrettes en tous genres,pleines de bagages et de choses hétéroclites, des familles entières avec desenfants…

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Pour moi, ce fut une impression de chaos, de folie, je ne sais d’ailleurs sij’ai pris l’exacte mesure de la gravité des événements et, par moments, j’a-voue, en très jeune gamin que j’étais – l’âge imbécile –, avoir pris un certainamusement à voir ce spectacle.

En cours de route, nos convois ont été survolés par des avions allemandsqui, piquant vers le sol, tiraient des rafales de mitrailleuses. Descendus encatastrophe des véhicules, nous nous sommes alors allongés dans les fosséssur les bas-côtés. Heureusement, les avions ne revinrent pas, et il n’y eut pasde gens blessés dans notre environnement immédiat. Mais, dans la cohuegénérale – comme tant de films et livres nous l’ont depuis rappelés –, nousavions perdu la trace de mon père.

Ma mère, ma sœur et moi sommes finalement arrivés dans la Lozère à Saint-Chély-d’Apcher. Pourquoi la Lozère, je ne le sais toujours pas. Ce n’était enfait que l’aboutissement d’une fuite collective irraisonnée devant l’arméeennemie. Sans doute les fuyards devaient-ils penser que les routes conduisantau centre de la France, à l’écart de la vallée du Rhône, seraient plus sûres. Nousavons été accueillis dans un centre de secours où nous avons passé une nuit aumilieu de nombreux réfugiés. Le lendemain, une dame dont j’ai oublié le nom,nous a recueilli tous trois chez elle. Elle nous logea durant plusieurs jours – ouplusieurs semaines. Sans nouvelles de mon père mais la situation se stabilisantet quelques trains fonctionnant à nouveau nous avons pu finalement regagnerGrenoble où mon père démobilisé nous a rejoint assez rapidement.

Enfin tous ensemble… Vus de mes 9/10 ans, tous ces événements, laguerre, la fuite sur les routes, la défaite militaire, les changements politiquesqui survenaient, même les difficultés quotidiennes, en particulier dues aumanque de ravitaillement, m’ont laissé sur le moment relativement indiffé-rent, insensible, comme si tous ces faits pourtant exceptionnels étaient nor-maux. Ma vraie tristesse avait été le départ de mon père, ma seule joie lesretrouvailles en famille. Ce n’est que plus tard que j’ai pleinement réalisél’importance et le caractère exceptionnel des événements que j’avais vécus.Je me suis rendu compte plus tard aussi du courage de ma mère à faire faceà l’absence de son époux.

La vie reprenait progressivement un cours normal, d’autant que nousétions dans la zone du territoire français non occupée par les Allemands, zonedite libre. Durant l’été 1940, nous avons passé nos vacances dans la petitemaison de campagne des Davids. Dès notre arrivée, avec quelques copains,nous avions dressé dans le jardin un grand morceau de bois qui se voulait êtreun mât. Nous y montions le drapeau tricolore en chantant l’hymne à Pétain,nouveau chef du gouvernement français, (« Maréchal, nous voilà »…) quenous avions appris à l’école.

Comme la quasi-totalité des Français à l’époque, nous étions imbibés dudiscours pétainiste ambiant, très présent sur les radios, dans la presse et

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même à l’école. Plusieurs mois… le temps de comprendre. Puis mon pèrem’interdit ce jeu et je le voyais de plus en plus à l’écoute de la radio anglaisequi diffusait les consignes de la France libre depuis Londres. Chaque fois queje le pouvais, j’écoutais aussi avec lui, sans doute attiré par l’interdiction quifrappait ce type d’écoute. Plus tard, les messages codés à l’intention desmaquis de résistants m’ont amusé. Que de mystères ! À quel moment le nomde De Gaulle devint présent dans les esprits, je ne sais plus précisément ;mais, insensiblement et sûrement l’idée qu’une solution française autre quecelle du gouvernement de Vichy pouvait venir de l’extérieur du territoiremétropolitain prenait corps.

J’abordai bientôt mes études secondaires en entrant en classe de 6e au lycéeChampollion. Celles-ci s’y déroulèrent jusqu’au baccalauréat. Je dus redou-bler la 5e, à cause d’une croissance rapide dit le médecin de famille qui m’or-donna force fortifiants. C’est un fait, ma vie scolaire se déroula mieuxensuite. Mes cours préférés étaient le français, la géographie et l’histoire. Lelatin me torturait l’esprit et les mathématiques ne m’enthousiasmaient pas,mais pas du tout. Au grand dam de mon père qui avait beaucoup de mal àcomprendre que son fils pouvait ne pas comprendre aussi facilement que lui.Tout au long de mon cursus, mes résultats scolaires furent moyens au prixd’efforts moyens. Avec le recul, je reconnais que je n’ai pas toujours su ouvoulu travailler suffisamment. Sans doute aussi, notre vie scolaire était-elleplus profondément perturbée qu’il n’apparaissait par les événements encours. Après la fin de la guerre, j’obtins le baccalauréat – série philosophie –dès le 1er essai avec la mention « passable », c’est-à-dire sans gloire particu-lière. Mais le monôme qui suivit au travers de la ville fut joyeux. J’ai encoreune photo où les nouveaux bacheliers font un sit-in devant le siège du jour-nal Le Dauphiné libéré.

Certains professeurs me sont restés en mémoire. En particulier, celui defrançais-latin qui avait la passion de collectionner des petits soldats en plombreprésentant les plus célèbres armées françaises et étrangères de l’époquenapoléonienne. Lorsque les cours devenaient trop rébarbatifs, il y avait tou-jours un malin pour le brancher sur son sujet favori. Il devenait alors intaris-sable et, au cours suivant, il nous montrait quelques exemplaires de sesdernières acquisitions. Je revois aussi notre malheureux professeur de philo-sophie dont la réputation était fameuse, la rumeur disant qu’il avait été reçusecond à l’agrégation. Une grosse tête sans aucun doute, mais sans autoritéaucune. Très vite, certains ont profité de cette faiblesse et lui ont infligé deschahuts mémorables qui mettaient le pauvre dans des états épouvantables.Au-delà des rires provoqués par le burlesque de la situation, il m’est arrivéd’avoir pitié pour lui. C’était vraiment trop méchant. Pour assurer la disci-pline les derniers mois de l’année scolaire, un pion venait s’installer au fondde la classe.

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Le lycée Champollion, ce sont aussi les copains. Mais, déjà, je refusaisconfusément de participer à ce qui pouvait entraver ma liberté de choix, d’ap-partenir à tout groupe constitué ou structure organisée comportant des acti-vités obligées. Contraint par mes parents à m’y inscrire, je ne restai parexemple que quelques mois aux « Cœurs-Vaillants ». J’avais cette fois vrai-ment peinée ma mère. Ce trait de caractère me marquera toute ma vie.

Tout au long de mes études secondaires, j’ai donc fait partie de plusieursgroupes de copains. L’intensité des relations a été fonction des classes fré-quentées ensemble d’une année à l’autre, des loisirs qui pouvaient nousregrouper, des humeurs ou envies du moment mais, aussi et surtout, des sen-timents d’amitié que je pouvais avoir pour les uns et les autres. Avec mescamarades de classe, nous avons fait nos premières glissades à ski au col dePorte en Chartreuse lors des activités de plein air du lycée. C’était l’époquedes débuts et des petites pistes. Plus grands, nous montions souvent à l’Alpe-d’Huez où des cars scolaires nous emmenaient le dimanche. De belles et lon-gues pistes déjà à l’époque. Cette station s’est considérablement développéeet doit sa réputation non seulement à son soleil mais aussi à sa route d’accès,avec des lacets vertigineux. Les cars s’y prenaient à deux ou trois fois pournégocier certains virages particulièrement serrés. Lorsque les chauffeurs frei-naient brutalement face au vide, des cris de crainte emplissaient le car.C’étaient les filles bien sûr… Cette route qui a été bien élargie depuis s’estillustrée à l’occasion des tours de France cyclistes et des images de cesfameux lacets ont été diffusées sur tous les écrans de télévision.

Je garde également souvenir d’une expédition avec deux amis àChamrousse, à pied depuis Uriage-les-Bains, skis sur l’épaule et sac au dos.Ce n’était pas encore une station de sports d’hiver. Il y avait seulement unchalet-refuge du « CAF » (Club alpin français). Dormir sur de simplespaillasses, côte à côte (ronfleurs y compris…), après de rudes journées de skidans la nature, c’était vraiment dur, dur… Je ne renouvelai pas ce type d’ex-ploit.

Beaucoup de kilomètres parcourus à bicyclette aussi. Non seulement pourrejoindre notre maison des Davids, mais également pour nous balader avecdes copains ou faire des courses pour les parents dans les villages environ-nants. J’ai pratiqué le basket durant un an dans l’équipe du lycée avec uncopain qui par la suite est devenu un joueur de niveau international au clubde Villeurbanne, à Lyon. Le football également, plus souvent, et même lerugby, mais à doses homéopathiques, car trop brutal à mon goût. J’avais desdispositions pour la course à pied et il m’est arrivé de remporter des épreu-ves de 400 mètres et de 1 000 mètres.

Le professeur de gymnastique nous emmenait régulièrement à la piscineoù mes premiers essais ont été malheureux. Ce prof, dont j’ai encore le nomen mémoire, nous avait contraint dès le début de ses cours, et avant toute

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initiation à la nage, à sauter dans l’eau. Je bus des tasses mémorables qui meterrifièrent à tout jamais de plonger. Pour combler mes carences, mon pèreme fit prendre quelques leçons avec l’un de ses amis. J’ai finalement aimé lanatation. Je la pratique encore beaucoup, surtout en Méditerranée, mais jen’apprécie toujours pas la plongée.

L’âge venant, nous organisions aussi nos premières surprises-parties.Contrairement à certains copains qui en oubliaient de faire autre chose, jen’ai jamais été un fanatique de ce type d’exercice. Je n’étais d’ailleurs pasdoué malgré quelques cours pris. En revanche, j’adorais déjà le jazz. Il m’ar-rive encore d’écouter avec grand plaisir des disques compacts des plus célè-bres jazzmen.

Durant plusieurs années, j’ai en fait navigué entre deux groupes decopains. Je me souviens très bien du premier où nous étions trois seulement,baptisé par notre prof de latin-français « Les Trois Grands » par référence àDe Gaulle, Roosvelt et Staline. Il ne fallait y voir bien sûr qu’une référenceà notre grande taille ! Que sont devenus ces deux copains ? Je les ai perdusde vue. En revanche, quelque trente années plus tard, j’ai pu revoir et fré-quenter à nouveau de façon régulière la plupart de mes amis du secondgroupe plus nombreux, une demi-douzaine de garçons et quelques filles. J’enreparlerai plus longuement, car ceux-là, au-delà de la cinquantaine, marque-ront fortement une nouvelle fois ma vie.

Après avoir évoqué ma jeunesse, je constate que j’étais un peu un touche-à-tout, sans passion exclusive où j’excellais. Moyen dans mes loisirs commedans mes études…

Mais, durant toute cette période de guerre et d’après-guerre, un problèmeallait devenir de plus en plus aigu dans la vie quotidienne, celui du ravi-taillement. Surtout dans les villes où l’approvisionnement en vivres étaitcompté. Les citadins ne pouvaient se nourrir qu’avec leurs cartes de ration-nement, sauf à recourir au marché parallèle, dit « noir ». Mais les prix yétaient multipliés par « X » fois et seuls les gens riches pouvaient y accéder.Vivre à la campagne présentait donc l’énorme avantage de s’approvisionnerdirectement auprès des paysans. C’est ce qui se passa pour notre famillepuisque nous séjournions souvent dans notre maison des Davids. Notre voi-sin immédiat était un cultivateur qui pratiquait la polyvalence pour assurer sapropre subsistance avec un troupeau d’une demi-douzaine de vaches, deuxbœufs pour tirer ses charrettes, des poules et canards en quantité et quelqueschèvres et porcs. Cette proximité immédiate nous a bien évidemment permisd’échapper à l’enfer du ravitaillement.

Deux souvenirs précis : le pain frais cuit au feu de bois dans un grand fourde briques, quel régal au petit déjeuner avec du beurre fraîchement battu ou,à la fin du repas, avec un bon fromage de chèvre commençant à se répandre.Je vois encore aussi le tonneau dans lequel mon père salait des morceaux de

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porc. J’ai assisté une fois à la tuerie suivie de toutes les préparations tradition-nelles, boudins, abats, etc. Je n’ai jamais eu envie de revoir un tel spectacle !

Mais nous avions nous-mêmes nos propres ressources. D’abord deux pou-les naines avec un coq. Cette basse-cour de bien modeste importance nouspermettait d’avoir régulièrement des œufs frais. De temps à autre, ma mèrenous donnait d’ailleurs un fortifiant de sa fabrication : un jaune d’œuf battudans du lait avec du sucre.

Et, surtout, il y avait le jardin de mon père, qui améliorait l’ordinaire enfruits et légumes. Bien trop grand à mon goût car j’étais régulièrement solli-cité pour quelques travaux. Cueillir les fruits (fraises, cerises, poires…) étaitagréable d’autant que nous étions autorisés à les goûter. La cueillette desharicots et petits pois l’était déjà moins et je préférais que ma sœur s’encharge… Quant à arracher les mauvaises herbes ou, pire, à écraser à la mainles larves de doryphores sous les feuilles des pieds de pommes de terre, là,c’était une véritable punition.

Enfin, mon père pratiquait souvent le week-end, lorsque le jardin lui lais-sait quelques loisirs, la pêche voire la chasse. La pêche était sportive car ilremontait au plus haut les torrents de montagne avant le lever du jour pourpêcher en redescendant tout le matin. À midi, il était attendu par ma mère quinous préparait alors les belles truites toute fraîches. Au repas nous avions plu-sieurs truites dans notre assiette et parfois il y en avait encore pour le lende-main ou pour les amis. Depuis je n’ai jamais retrouvé le goût délicieux de cestruites de montagne. Je n’ai sans doute plus dégusté que des truites d’élevage.Mon père m’a souvent demandé de l’accompagner. Je ne sais pourquoi maisje ne lui ai jamais donné cette satisfaction. Je le regrette aujourd’hui. Je mesuis privé d’un bon moment passé ensemble. Pour la chasse, mon père avaitfabriqué une sorte de sifflet pour faire venir à lui des petites poules de mon-tagne, appelées à l’époque « gélinottes ». J’aimais moins que les truites.

Ces évocations gastronomiques nous mettent à mille lieux des fast-foodd’aujourd’hui…, comme nombre de mes jeux d’enfance étaient fort éloignésde ceux pratiqués désormais par mes petits-enfants plongés dans leursWalkman, leurs jeux télévisés et leurs micro-ordinateurs. Je leur souhaite d’ytrouver autant de plaisir que j’ai pu en avoir.

Pour en terminer avec les problèmes de ravitaillement, je mentirai en pré-tendant avoir souffert de la faim même s’il m’est arrivé, comme à beaucoupd’autres, de manger des topinambours ou des rutabagas, variétés de navetsdestinés à nourrir les bestiaux.

D’ailleurs, même l’Éducation nationale se préoccupait de maintenir lesenfants en bonne forme en distribuant dans ses établissements des biscuits oudes cachets vitaminés.

Le lycée Champollion, ce sont enfin des souvenirs liés à l’Occupation parles armées allemandes et italiennes.

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Ce sont d’abord des troupes italiennes qui ont occupé Grenoble dans lecourant de l’année 1943. Des fenêtres de notre appartement, je les ai vuesarriver de nuit par vagues de camions et d’engins militaires de toute nature.C’était impressionnant. Dès le lendemain, des barsaglieri de la plaine du Pô,avec leurs chapeaux à plumes, étaient visibles en ville. Dès le surlendemain,curieusement, toutes les crottes de chien dans les rues de Grenoble étaientaussi chapeautées de plumes…

Puis les réseaux de résistance s’étant multipliés dans tous les massifsalpins, les Allemands, à leur tour, vinrent très vite occuper la région. Bienplus impressionnants que les Italiens relativement débonnaires. De nos fenê-tres, je les vois encore défilant casqués, armés, avec des chants martiaux quifaisaient froid dans le dos, pour se rendre sur des terrains d’entraînement horsde la ville. Les actes de résistance se multipliant, ces cohortes prenaient uneallure de plus en plus belliqueuse, précédées sur les trottoirs de chaque côtéde la rue de voltigeurs avec armes pointées vers l’avant, prêtes à faire feu.Spectacle inquiétant mais ce n’était qu’un prélude à toute l’horreur qui allaitbientôt se manifester.

Si l’arrivé des Allemands accrut le sentiment d’insécurité et l’inquiétudedans la population, elle bouleversa aussi la vie des lycéens. En effet, l’arméeallemande s’installa dans les locaux du lycée Champollion et les garçonsfurent donc expatriés dans le lycée Stendhal où se trouvaient les filles. Lematin, les uns, l’après-midi, les autres. Des bureaux avec des tablettes incli-nées percées en haut à droite d’un trou avec un encrier en porcelaine. Ce détailest important car il permit de développer entre les garçons et les filles unmoyen de communication original : nous glissions sous l’encrier des petitsmessages écrits et le lendemain matin nous nous empressions de voir s’il yavait une réponse. Y a-t-il meilleure motivation pour développer l’écriture ?…Image souriante vite masquée par d’autres, celles de la présence de plus enplus oppressante des soldats allemands dans la vie quotidienne : lespatrouilles et les contrôles se multipliaient, les rumeurs les plus noires cou-raient la ville, se transmettaient sous le manteau, des mots revenaient sanscesse : nazis, Gestapo, Milice, collabos, terroristes, attentats, rafles, repré-sailles… Déjà, on parlait de résistants français torturés, fusillés.

Devant les dangers grandissants de la ville, toute la famille se retira dansnotre maison des Davids. D’autant que des événements inattendus n’allaientpas tarder à bouleverser aussi l’activité professionnelle de mon père. LesAllemands lui passèrent commande de balais ; eh oui, l’armée allemandeavait besoin de balais pour nettoyer ses casernements. Mon père refusa de tra-vailler pour eux, prétextant qu’il manquait de fournitures ce qui n’était pastout à fait faux car il avait effectivement beaucoup de mal à s’approvisionneren paille en raison des difficultés de transport. Mais pour lui était en jeu sur-tout une question de principe, un point d’honneur. Il préféra donc cesser

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momentanément son activité. On dit généralement que les Français sont plusavares de leur argent que de leur sang. Mon père était une exception. De nom-breuses entreprises, on le sait, ont continué à produire pour les Allemands,certaines sous la contrainte, il est vrai. Mais d’autres en ont profité pouraccumuler de substantiels bénéfices. Mon père s’offrait ainsi le luxe de faireacte de résistance en ne fournissant pas à l’ennemi ses produits dont l’intérêtstratégique était pourtant bien dérisoire… Mal lui en prit, la patrie n’estreconnaissante qu’envers ceux qui ont utilisé leur sang ; erreur qui, on leverra, coûtera chère à toute la famille par la suite.

En nous retirant à la campagne, nous plongions dans un autre monde, celuide la résistance et des maquis très présents sur les contreforts de Belledonne.Des citroëns tractions avant marquées du sigle FFI – forces françaises de l’in-térieur – circulaient en toute liberté sur les routes et chemins de montagneallant d’un camp à l’autre, allant et revenant d’opérations dans la vallée lanuit. Dans une grange voisine de chez nous, un groupe FTP – francs tireurset partisans – s’installa avec armes et bagages. J’étais fou de curiosité deleurs allées et venues ; ce qu’on avait entendu dire en ville était donc bienvrai, il existait une espèce de deuxième France dans les montagnes… Monpère avait souvent de longues discussions avec les maquisards. J’aurais bienaimé écouter mais il me maintenait à l’écart. Leur a-t-il rendu quelques ser-vices, ce n’est pas invraisemblable. Un jour, pourtant, j’entendis un membredes FTP prédire qu’après la Libération « les riches paieraient ». Le ton meglaça ; le propos m’intrigua car, confusément, je pressentais que jusqu’alors,du moins, nous avions plutôt fait partie des privilégiés. Une fois la paixvenue, il y aurait encore des conflits, d’une autre nature ? Décidément lemonde me paraissait bien difficile à comprendre…

Le temps des vacances s’éternisait. L’activité des fermiers voisins se pour-suivait et comme chaque année ils devaient aller chercher le foin en altitudepour l’approvisionnement du bétail l’hiver. Avec quelques paysans et monpère, nous sommes donc partis un jour de grand matin sur un char tiré par desbœufs vers Chamrousse. Ce devait être « l’Arselle », vaste prairie cernée parla forêt où aujourd’hui se pratique sur un circuit très organisé le ski de fond.Après quelques heures de travail, le fermier lança un regard affolé à monpère, lui faisant signe de regarder derrière lui. Je me retournai également etmon cœur tapa la chamade.

À quelques centaines de mètres, à l’orée de la forêt, une douzaine de sol-dats allemands avançaient en ligne, fusils pointés vers nous. Mon père nousrecommanda aussitôt de continuer à travailler comme si de rien n’était. LesAllemands, qui avaient dû nous observer depuis un bon moment sans n’avoirrien décelé d’anormal, continuèrent à avancer en nous contournant. Le plusproche de nous regarda un instant le spectacle de nos travaux en souriant. Le temps me parut interminable. Ouf ! ils disparurent enfin dans la forêt de

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l’autre côté. Inutile de dire que les travaux furent écourtés et, très vite, noussommes redescendus aux Davids.

Compte tenu de ce que nous avons appris ensuite sur les méfaits des troupesallemandes, le danger, sans aucun doute, avait été réel. Les maquisards furentbien sûr immédiatement prévenus de cet événement dont ils furent surpris.Dans les jours suivants, on apprenait que les troupes allemandes étaient de plusen plus nombreuses à Grenoble et dans les vallées voisines. Des élémentsétaient même montés jusqu’à Uriage-les-Bains, puis à Saint-Martin-d’Uriageoù la Milice française, qui regroupait des collaborateurs de l’Allemagne, avaitpris possession du château. Le groupe FTP qui s’était installé dans la grangevoisine leva alors le camp pour se retirer dans des zones plus hautes. Dans leurprécipitation, ils laissèrent sur place une partie de leur équipement. Et, le soirvenu, de peur des représailles des Allemands s’ils venaient jusque là, tous leshabitants du hameau, enfants compris, ont transporté la totalité du matérielabandonné (armes, munitions, habillements, conserves, etc.) dans la forêt enl’enfouissant dans un grand fossé et en recouvrant le tout de branchages. Cesoir-là, j’avais le sentiment d’avoir vécu avec les copains du village un momentglorieux. J’eus du mal à trouver le sommeil…

Le lendemain, on apprenait que les Allemands étaient venus jusqu’auvillage voisin, Belmont, distant de quelques kilomètres, où ils avaient fusillédeux hommes. Aujourd’hui, une plaque signale aux passants ce douloureuxévénement. Toute la journée nous avons attendu les soldats allemands dans lacrainte. Avec mon père, nous avions dissimulé notre poste de radio sous lestock de bois de chauffage afin de ne pas être accusés d’écouter la radioanglaise. Mais ils ne sont jamais venus jusqu’aux Davids. Peut-être ce petithameau avec sa demi-douzaine de maisons ne figurait-il pas sur leurs cartes.

En revanche, on apprit très vite qu’une division allemande avec des trou-pes aéro-portées avait donné l’assaut aux maquisards du Vercors. Cette opé-ration plongea toute la région dans la stupeur car, disait-on, les représaillesétaient sanglantes. Beaucoup de fusillés, de torturés parmi les résistants et lapopulation civile. Je vois encore au loin les lueurs rouges, flamboyantes, quenous apercevions la nuit sur le plateau du Vercors. C’étaient les villages queles Allemands brûlaient les uns après les autres. Spectacle d’horreur qui gla-çait le sang et serrait les cœurs. Dans un silence pesant, des adultes pleuraientde compassion et de rage. Je pensais que, décidément, ces Allemands n’é-taient que des barbares primitifs. Fascisme, nazisme, ces mots, bien que sou-vent entendus, n’avaient pas encore grande signification pour moi. Bien queau lycée un de nos professeurs d’histoire ait évoqué un jour ces mots en « –isme » qui font tant de mal à la France et au monde entier. Sans doute n’avait-il pas tort.

Les événements se précipitaient : débarquement des forces alliées sur les côtes de Normandie et de la Manche, puis débarquement des troupes

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françaises en Provence, dont certains éléments progressaient vers Grenoble.Chaque jour, j’écoutais avec mes parents et ma sœur la radio anglaise poursituer les avancées de l’armée qui remontait vers nous. Sur une carte affichéesur un mur de ma chambre, je suivais sa progression à l’aide d’aiguillespiquées que je déplaçais de jour en jour. Le grand jour arriva enfin. Mon pèredécida de descendre à Grenoble pour assister à la libération de notre ville.Malgré mon insistance, il refusa, par souci de sécurité, que je l’accompagne.Sur le moment je lui en ai voulu de m’avoir privé de cet événement. J’ai com-pris plus tard. En rentrant, le soir, il raconta, avec force détails, l’immensearmada de l’armée française de libération, équipée de véhicules américainsen nombre invraisemblable, et en tous genres : chars, jeeps, canons, groscamions… Il raconta l’extraordinaire liesse populaire sur le cours Jean-Jaurès, entrée sud de la ville, autour des soldats français qui distribuaientgénéreusement des cigarettes, des chewing-gums et des conserves américai-nes, autour des maquisards aussi, qui avaient fait le coup de feu à leur côtépour entrer dans Grenoble. Des civils juchés sur les véhicules militaires, desbouquets de fleurs brandis, des drapeaux bleu-blanc-rouge partout, à toutesles fenêtres. Comme si j’y avais été. Mais à la sortie de la ville, mon pèreavait traversé un lieu de combat où des chars allemands flambaient encore,avec des corps brûlés de militaires, tout noirs… Cela m’impressionna. Ilramena également quelques prises de guerre : du chewing-gum, que jedécouvrais, pas mauvais, des conserves de viande, dégoûtant…

Peu de temps après, tout danger étant écarté, nous sommes enfin redes-cendus en ville.

Je n’avais pas revu Grenoble depuis plusieurs mois. Quel changementradical ! Du « gris au rose », pourrait-on dire. J’avais quitté une ville écraséepar l’occupation ennemie, sous l’emprise d’un sentiment de danger de tousles instants. Je retrouvais une ville libérée de la chape ennemie et qui avaitretrouvé sa joie de vivre d’antan.

Quel changement aussi dans les mentalités !En 1940, lors de la signature par le maréchal Pétain de l’armistice avec

l’Allemagne et l’Italie, très rares étaient, en effet, ceux qui n’avaient pas étépeu ou prou pétainistes.

Quatre ans après, très rares étaient désormais ceux qui n’étaient pas gaul-listes. Le temps d’ouvrir progressivement les yeux et de comprendre lesenjeux réels…

De Gaulle, un nom qui restera dans l’histoire de France de ce siècle, etsans aucun doute, bien au-delà. Le général apparaissait bien évidemmentcomme le héros national qui, depuis son appel à la résistance, le 18 juin 1940,avait sauvé l’honneur de la France. Personnellement, au-delà du rôle histo-rique qu’il a ainsi joué et des options politiques qu’il a prises ensuite, j’ai tou-jours admiré en lui l’homme de conviction et de décision.

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Après les premiers temps euphoriques d’unité nationale, la vie politiquereprendra progressivement le dessus avec ses clivages traditionnels. « Lesvieux démons » renaîtront de leurs cendres pourraient estimer certains. Pourma part, j’ai toujours considéré que cette évolution ne sera que le juste retourà une vie démocratique pleine et normale.

Peu à peu, la vie quotidienne reprenait, elle aussi, un cours plus habituel,plus normal.

Mais qu’était-ce que la normalité à 15 ans, après les turbulences que nousvenions de subir. Je me rendais compte cependant que notre famille était sor-tie indemne de cette période par rapport à beaucoup d’autres qui avaient étécruellement frappées. Autour de nous, que de malheurs. Un ami de mesparents, officier dans les chasseurs alpins, passé à la Résistance, était mortlors des combats du Vercors. De jour en jour, si la paix retrouvée paraissaitinespérée, nous apprenions aussi que tel ou tel était décédé dans le maquis oudans les camps de concentration nazis en Allemagne, que tel autre, taxé decollaboration avec l’armée allemande, avait été emprisonné. L’horreur descamps de concentration apparaissait dans toute sa réalité avec les premièresphotos publiées dans la presse. J’éprouvais, comme tous, un véritable dégoûtdevant les conséquences meurtrières de cette guerre criminelle. J’avaisgrandi, sans doute mûri. Finis les « amusements » guerriers des premierstemps du conflit. La réalité avait dépassé la fiction. Et déjà, comme beaucoupje m’interrogeais sur la stupidité humaine. Les adultes que j’avais jusqu’alorscrus intelligents ne parvenaient donc pas à vivre paisiblement. Mes coursd’histoire me revenaient en mémoire, les barbares, la guerre de Cent Ans, lesguerres de religion, les haines raciales, les guerres nationales. J’avais cru naï-vement que tout cela, c’était avant… avant les progrès du monde moderne.Quelle déception ! Aujourd’hui encore, je demeure pétrifié devant l’impuis-sance de l’homme à maîtriser collectivement et durablement son destin. J’aiappris, toutefois, par optimisme naturel, à espérer en des temps meilleurs.Pierre après pierre, cela demandera du temps et de la ténacité, il faudra bienqu’un jour l’humanité apprenne à vivre en paix. C’est déjà fait, fort heureu-sement, avec nos voisins immédiats ; la France, avec la construction del’Europe, se trouvant ainsi désormais au cœur d’un ensemble paisible. Maisil reste à faire avant que l’ensemble du monde ne devienne enfin raisonnable.

Une autre certitude – encore bien diffuse dans mon esprit à l’époque –mais qui n’a fait que se renforcer au fil du temps : les doctrines extrêmes, parleurs excès, sont toujours dangereuses. Les solutions qu’elles préconisentsont néfastes et conduisent immanquablement à des systèmes d’oppression,de tyrannie et de dictature, inspirés par le fanatisme, le racisme et l’intolé-rance. Tous maux qui détruisent la liberté et la dignité de l’homme. Je demeure convaincu aujourd’hui que, malgré ses faiblesses, le mode d’or-ganisation collective le mieux à même de prévenir ces maux est et restera

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longtemps la démocratie, à la condition que les gouvernants et les gouvernésy mettent du leur.

Après la Libération, mon père reprit son activité. Mais les premiers tempsfurent pénibles pour mes parents ; la période d’inactivité avait manifestementvidé le porte-monnaie familial et les affaires redémarraient bien lentement.

Quant à mes études secondaires, elles reprirent au lycée Champollion,enfin débarrassé des Allemands. J’y retrouvai mes copains : que de choses ànous raconter les uns et les autres ! Après une première période de repriseassez difficile, mes études se poursuivirent au même rythme qu’auparavant,ni meilleur ni pire.

L’année 1948 fut marquée par un événement important : un voyage enAngleterre. Le lycée avait mis en place un système de relations épistolairesavec des scolaires anglaises. Puis un échange de séjour fut organisé avec noscorrespondantes durant l’été. Voilà un sujet qui allait occuper notre espritplusieurs mois, la question essentielle étant de savoir comment serait physi-quement notre correspondante. Une photo reçue m’avait laissé perplexe.Mais quel choc à l’arrivée des « petites Anglaises » en gare de Grenoble : j’a-vais tiré l’un des plus vilains lots. Mais ma mère la trouva très gentille…Quand je partis pour Londres, j’étais enthousiasmé à l’idée de traverser entrain toute la France puis en paquebot la Manche. Mon séjour londonien, avecquelques jours passés à l’île de Wight, se déroula dans d’excellentes condi-tions si ce n’étaient toutes les sauces colorées accompagnant à peu près toutce que l’on mangeait. Les parents de ma correspondante se mirent en quatrepour m’être favorables mais, sous prétexte d’avoir appris le français autre-fois, ils rivalisaient entre eux pour faire étalage des quelques rudiments qu’ilsavaient conservés. C’est dire que mes progrès dans la langue de Shakespearefurent très modestes.

Autre fait important la même année, mon père me fit passer dès l’âge dedix-huit ans mon permis de conduire. Peu de copains en firent autant. J’étaisdonc très fier de piloter, de temps en temps, notre citroën « Rosalie » àmoteur dit flottant !

En 1949, allait se produire l’événement le plus heureux qui soit, puisquecelui-là allait marquer toute ma vie. Durant l’été aux Davids, je fis la ren-contre de Nicole. Elle avait quinze ans, j’en avais dix-neuf. Elle était pari-sienne. Elle venait passer ses vacances comme monitrice d’une colonie dansun village voisin. Elle logea quelque temps dans une chambre attenante ànotre maison. Je tombai follement amoureux, ce fut réciproque. On se le ditau bal du 15 août sur la place de Saint-Martin-d’Uriage. Le soir, je jetais despetits cailloux contre la vitre de sa chambre pour la prévenir de me rejoindre.Nous faisions un petit tour dans la campagne puis nous rentrions sagement.Quand elle dut regagner Paris, ce fut un déchirement pour tous deux. Je nel’ai revue que l’été suivant. Entre-temps, nous nous sommes écris tous les

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jours et ces échanges épistolaires allaient durer quatre ans. Que de patience !Au mariage, en 1953, nous nous retrouverons face à un stock impressionnantde lettres que chacun avait conservées. Quelques dizaines d’années plus tard,nous avons fait un tri pour ne conserver que les meilleures à nos yeux. Ellesnous ont toujours suivi dans nos multiples déménagements, bien rangéesdans des boîtes. Elles sont toujours là, maintenant dans notre appartement àMeylan. Les laissera-t-on à nos enfants ? Ils riraient d’autant de tendresse etde naïveté. Quant à nos petits-enfants, ils n’auront sans doute pas en tête lesmêmes rêves face aux images virtuelles du réseau Internet. Je souhaite metromper. Alors, très vraisemblablement, emporterons-nous chacun avec nousles lettres de l’autre…

Durant nos quatre années de correspondance, nous sommes tout de mêmeparvenus à nous rencontrer assez souvent, en moyenne de deux à trois foischaque année. Plusieurs étés, Nicole est revenue dans le Dauphiné passerplusieurs semaines de vacances chez des cousins à Tencin dans la vallée duGrésivaudan. Depuis les Davids, je la rejoignais chaque jour à vélo pour pas-ser quelques heures avec elle. Nous nous échappions rapidement de chez lescousins pour faire de longues balades sur les flancs de Belledonne ou dans lavallée. Je n’ai jamais calculé le nombre de kilomètres que j’ai pu ainsi par-courir à bicyclette et à pied, il serait sans doute impressionnant. Je me suisfait là des mollets qui favoriseraient plus tard les exercices physiques que jepratiquerai et que je pratique toujours. Il arrivait aussi qu’aux petites vacan-ces, Nicole vienne chez sa tante à Grenoble même, ce qui facilitait nos ren-contres. L’année 1952 allait, enfin, nous permettre de nous voir pluslonguement. Mes futurs beaux-parents avaient loué, pour l’été, une maisonau Sappey en Chartreuse où nous nous sommes fiancés.

Puis, au début du mois de novembre de la même année, je rejoignis Nicoleà Paris pour débuter ma scolarité à l’École nationale des Impôts. Mais nousn’en sommes pas encore là. En tout cas, Nicole et moi nous ne nous quitte-rions plus.

Durant les mêmes années, un autre événement, malheureux celui-là, allaitaussi profondément orienter ma vie.

Quelque temps après sa reprise d’activité – quand ? Je suis incapable de lepréciser – mon père fit l’objet d’un contrôle fiscal. J’ignorais de quoi il s’a-gissait. Mais à voir son visage devenu très soucieux, je me doutais que celane présageait rien de bon. Combien de temps cela dura-t-il ? Suffisammentlongtemps pour attrister durablement notre vie familiale. Toujours est-il qu’àla fin des années 40 et au début des années 50, mon père sortit totalementruiné de cette affaire.

Pourquoi, comment, je n’ai pas su exactement. J’ai seulement entendu diresouvent par mon père qu’un inspecteur des Contributions directes qui avaitséjourné dans un village proche des Davids au moment où nous nous y

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trouvions devait être à l’origine de ce contrôle. Y procéda-t-il lui-même oul’un de ses collègues, je ne sais. Mais il est permis de penser que cet inspec-teur avait dû s’étonner que mon père puisse interrompre son activité quelquesmois durant la dernière période de la guerre. De là à penser qu’il disposait deressources cachées, il n’y avait qu’un pas qui fut sans aucun doute trop vitefranchi.

Pour payer sa dette fiscale, mon père dut pourtant vendre non seulementson fonds de commerce, notre voiture, mais aussi notre maison familiale desDavids, ce qui, à mes yeux, fut le plus cruel.

Je ne pouvais comprendre que toute une vie professionnelle soit ainsianéantie du jour au lendemain, comme par un coup de baguette magique mal-faisant, comprendre que toute une vie familiale soit du même coup remise encause par la seule intervention d’un fonctionnaire, le fait du prince, pensais-je. Quel pouvoir arbitraire, quelle injustice ! J’étais à l’âge où l’on supportetrès mal ce sentiment d’injustice, surtout lorsqu’elle frappe les siens. Je nel’ai d’ailleurs jamais supporté, même en vieillissant, et encore aujourd’hui, ilm’arrive de m’interroger sur le pourquoi de ce contrôle et de ses suites.

J’ai compris bien plus tard que mon père avait sans doute été victime d’uneprocédure d’office qui, à l’époque, laissait la preuve à la charge du contri-buable.

En effet, comme la très grande majorité de ses collègues, artisans, com-merçants ou petits entrepreneurs, dont la comptabilité à l’époque, quant elleexistait, n’était que très sommaire, mon père ne disposait vraisemblablementpas de toutes les justifications comptables nécessaires non plus que duconcours de conseils compétents. Par ailleurs, nous sortions à peine d’unepériode de guerre très troublée où les affaires, sans aucun doute, ne s’étaientpas traitées de la même façon qu’en période de paix.

Mon père s’est-il mal défendu en méconnaissance de ses droits ? Mais lesdroits du contribuable étaient dérisoires par rapport à ce qu’ils sont devenusbien plus tard. A-t-il été mal conseillé ? L’inspecteur des Contributions direc-tes s’est-il montré particulièrement dur et incompréhensif de sa situationfinancière réelle ? Vraisemblablement un peu de tout ça.

D’ailleurs, lorsque quelques années plus tard, en 1953, je suis revenu àGrenoble suivre mon premier stage d’inspecteur-élève des impôts, je fus reçuà la direction des Contributions directes. Et là, ce qui devait être un inspec-teur principal, quelque peu gêné, m’a déclaré que le service de vérificationn’avait jamais imaginé que mon père serait obligé de vendre tous ses bienspour payer sa dette fiscale. Quel aveu, mais le mal était fait ! Au moment oùj’écris ces lignes, je me sens encore outré du comportement de cet inspecteurqui s’est cru tout-puissant au point d’écraser et de ruiner mon père, enméconnaissance de sa situation financière réelle. Hélas ! j’ai pu constater parla suite que de tels comportements pouvaient exister même s’ils étaient fort

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rares heureusement. Et, bien entendu, ils ne doivent pas donner lieu à unamalgame qui serait facile, trop facile, entre ce type de comportement etcelui de l’ensemble des agents de la DGI. Mais l’encadrement aurait dû, trèscertainement, être plus attentif à ce risque de dérives qui, à certaines époques,ont pu être à l’origine de mouvements antifiscaux violents comme le « pou-jadisme » dans les années 50 ou le CID-Unati dans les années 70.

Bien plus tard, lorsque je serai rédacteur au service du contentieux de laDirection générale, à Paris, j’aurai l’occasion d’examiner de nombreux dos-siers d’imposition ou de taxation d’office dont une part non négligeable com-portait des surtaxations manifestes. Je me souviens en particulier d’undossier concernant un important promoteur immobilier, dans lequel le travaildu vérificateur était extravagant. Les rappels durent être très largementdégrevés. Le pire : toute la filière hiérarchique avait entériné les résultats dela vérification sans véritable examen critique.

Je suis désormais convaincu que mon père a été victime d’un tel phéno-mène sans qu’il soit ensuite réparé.

Ces abus reconnus au sein de la maison, dénoncés par de nombreux parle-mentaires, ont d’ailleurs conduit au fil des années, par retouches successives,le législateur à modifier très profondément les textes régissant ces types deprocédure et à étendre très largement les recours et garanties accordés auxcontribuables. Trop tard pour mon père…

Mais il reste qu’au delà-de la loi, j’ai toujours estimé que le simple bonsens et l’équité devaient de toute façon interdire qu’un défaut ou une insuffi-sance de déclaration ou de justification autorisent l’administration à allerplus loin que les réalités financières et économiques.

Inutile de dire que cet épisode de ma vie familiale m’a profondément et dura-blement marqué. Il a constitué pour moi un enseignement que j’ai conservé enmémoire tout au long de ma carrière de fiscaliste. Il m’a toujours guidé dans letraitement des dossiers concernant des petits contribuables. J’ai aussi été trèsattentif au comportement excessivement rigoureux de quelques vérificateurs.

Les difficultés rencontrées par mon père allaient dans l’immédiat modifierradicalement mes perspectives d’études. Avant que ne surviennent les événe-ments que je viens d’évoquer, il souhaitait, sans doute par souci de progres-sion sociale, que je devienne médecin. Ce projet fut très vite abandonné et jem’inscrivis en première année de licence à la faculté de droit de Grenoble.Mais sitôt mon examen de première année réussi, mon père me fit compren-dre qu’il ne pouvait plus financer la poursuite de mes études. Grâce à l’un deses amis qui travaillait à l’académie de Grenoble, il parvint à m’obtenir unemploi de maître d’internat au lycée d’Annecy en Haute-Savoie. J’y passaiun peu plus d’une année en 1951/1952.

J’étais logé, nourri et je touchais un petit pécule qui me parut royal ; monpremier salaire qui me permettait de subsister de façon autonome avec encore

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quelques aides de mes parents. Etre pion allait aussi constituer pour moi unepremière expérience professionnelle intéressante. Déjà une fonction d’enca-drement… pas toujours facile à exercer. D’autant qu’après m’être occupé desclasses de 6e, je fus chargé de la surveillance du dortoir des grands. Le plusdélicat : surveiller le réfectoire où, suivant la qualité des plats servis, écla-taient parfois des chahuts mémorables.

** *

Avant de quitter cette période, je voudrais évoquer un dernier souvenir dema première année de droit à la faculté de Grenoble.

Bien qu’anodin a priori, il laissera pourtant des traces durables tout aulong de ma vie.

En effet, le professeur de droit constitutionnel était passionnant, tant ilsavait, au-delà de la théorie, faire vivre ce qu’il enseignait par référence à lapériode contemporaine. C’est ainsi qu’il avait recommandé de lire régulière-ment Le Monde. Celui-ci deviendra mon quotidien national préféré. Non parsnobisme, mais parce qu’à mes yeux il me paraissait à la fois le plus sérieuxet le plus objectif.

De temps à autre, surtout lors de grands événements nationaux, j’achète-rai également par la suite Le Figaro. Puis je pris plus tard l’habitude de lirece dernier tous les lundis avec ses pages économiques.

Lorsque je serai affecté en province, je lirai régulièrement aussi le quoti-dien régional pour avoir l’information locale et puis, de temps à autre, enfonction de l’actualité, le Canard enchaîné….

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Études et documents XII -CHEFF - 2000

PARIS : L’ENI ET L’ARMÉE

Annecy, une résidence certes très agréable mais qui me tenait toujourséloigné de Nicole. Pion, une solution momentanée, intéressante c’est vrai,mais sans perspective professionnelle véritable.

Je me mis donc en quête des moyens qui me permettraient à la fois demonter à Paris pour rejoindre Nicole et de gagner ma vie tout en continuantdes études vers un métier. Cet objectif me parut bien ambitieux. Mais trèsvite, je découvris la merveille des merveilles : les concours administratifs,notamment ceux du Trésor et de la Direction générale des Impôts. Ces deux-là offraient la possibilité de continuer des études de droit et de suivre une sco-larité tout en étant déjà rémunéré. La solution miraculeuse…

Pourtant, rien ne m’avait préparée à une telle perspective. Tout aucontraire, le milieu social et familial dans lequel toute ma jeunesse avait bai-gné ne me prédisposait en aucune façon à une immersion dans le monde dela fonction publique qui m’était totalement étranger. Aucun ancêtre au sur-plus n’avait, à ma connaissance, été fonctionnaire.

Que de critiques avais-je entendu où se mêlaient les éternels clichés dugenre : ronds-de-cuir, fainéants, incompétents et irresponsables. Je dois à lavérité de dire que j’ai entendu ces critiques plus dans la bouche de certainsamis de mon père que de mon père lui-même. Avec le recul, il me paraît avoireu une opinion plus mesurée et pourtant, lui, avait des motifs pour se plain-dre sur ce plan-là…

Si je suis devenu agent de l’État, ce n’est donc ni par tradition familiale,ni par vocation personnelle. Seule la double nécessité de retrouver au plus tôtma future épouse et de me faire une situation m’a contraint à m’orienter danscette voie.

Fort heureusement, être pion laissait du temps libre et j’abandonnai mesquelques activités de loisirs sur le lac d’Annecy – avirons et voile – pour pré-parer d’arrache-pied mes deux concours. Je m’inscrivis à la déjà fameusepréparation « Francis-Lefebvre » et me plongeai dans les ouvrages de droit.Cette fois-ci, je m’étais mis à fond au travail. Je subis en premier les épreu-ves écrites du concours « Impôts ». Je n’étais guère satisfait. Sur un sujet juri-dique, que je ne parviens plus à préciser, j’ai risqué la panne sèche. Un sujettrès technique sur lequel j’avais dû faire quelques « impasses » et qui laissadésorienté plus d’un candidat. Plusieurs quittèrent la salle immédiatement,laissant des copies blanches. J’ai failli les suivre, mais est-ce par timidité ouvolonté, je suis resté. J’ai alors tenté de rédiger une ou deux pages tant bienque mal en comblant mes lacunes techniques par quelques considérations qui

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ne devaient pas être sans quelque bon sens, puisque, bien m’en a pris, je fusfinalement déclaré admissible.

A ce moment-là, ma vie professionnelle s’est sans doute jouée à pile ouface sans que je m’en doute ; si j’avais rendu une copie blanche je n’auraisvraisemblablement jamais été agent des Impôts. Peut-être agent du Trésor,car je passai également les épreuves écrites du concours d’entrée à l’École duTrésor. Là aussi, le hasard joua un rôle important. Si j’ai été déclaré admis-sible aux écrits des deux concours, c’est l’administration fiscale qui a été laplus rapide en me convoquant la première à l’oral.

Je ne savais rien de l’administration qui m’apparaissait comme un mondeétranger, lointain, à l’écart de la vie que j’avais connue. Je n’avais aucunenthousiasme particulier à m’engager dans cette voie. Mais la joie de retrou-ver Nicole l’emportait sur toute autre considération. Mes parents, de leurcôté, furent très satisfaits de ma réussite. Pris dans la tourmente profession-nelle de mon père, l’administration leur apparaissait comme un havre desécurité pour moi. Quant à mes futurs beaux-parents, ils m’accueillirent trèsgentiment, ce qui était de bonne augure pour la suite de mes projets senti-mentaux. Très vite, ils m’hébergèrent d’ailleurs chez-eux dans le VIIe arron-dissement, rue de Babylone, dans la caserne de la garde républicaine où monbeau-père était adjudant-chef.

Paris que je découvrais me parut une ville tentaculaire, sans fin, avec lesentiment, pénible pour moi, de ne pouvoir m’en échapper. Ville très belleavec de magnifiques monuments et musées mais… sans montagnes au boutde ses avenues. Et le pire, son métro…

Dès le 7 novembre 1952, j’intégrai donc la toute récente École nationaledes Impôts, rue de Montmorency. Pour deux ans d’études : une premièreannée commune à l’ensemble des élèves pour une formation générale, puis,après un premier stage dans les services, une seconde année spécialisée dansl’une des trois régies financières, suivie d’un deuxième stage.

L’École avait ouvert ses portes un an auparavant, à la première promotionENI 1951-1953. Nous formions la seconde, 1952-1954, avec quelque 400 élè-ves. L’ENI constituait ainsi les prémices de la future fusion des trois régies :« Directes », « Indirectes », « Enregistrement ». Si au niveau du ministère laDirection générale des Impôts était déjà mise en place pour préparer cettefusion, dans chaque département cœxistaient encore trois directions distinc-tes avec chacune son propre réseau de services sur le terrain. Cette organisa-tion subsistera jusque dans les années 1967/1970.

Mes premiers pas d’inspecteur-élève des impôts des services extérieurs dela DGI furent, malgré mes craintes initiales, sans surprise désagréable. Bienau contraire. L’accueil à l’École se fit dans une ambiance très sympathique,même si certains aspects me paraissaient trop solennels.

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C’est ainsi que lors de la réception de la promotion par le directeur et lesecrétaire général, les discours avaient péché par leur longueur et leuremphase : en réussissant le concours, je n’avais jamais imaginé faire partiede l’élite de la nation. D’ailleurs, je ne le crois toujours pas.

Ma première année de scolarité se déroula dans d’excellentes conditions.La plupart des professeurs se montrèrent fort compétents et chaleureux, d’au-tres, peu nombreux, plus rébarbatifs, dont certains étaient des parfaits spéci-mens du fonctionnaire traditionnel tel que je l’avais imaginé. Un desprofesseurs, particulièrement sympathique, me rappelait mon professeur defrançais-latin. Comme lui, il avait un hobby, ce n’étaient pas les petits soldatsde collection, mais les cantines administratives de la région parisienne : cellesdes Finances et les autres. Elles n’avaient aucun secret pour lui. Sans doute lesavait-il toutes fréquentées comme un inspecteur du guide Michelin visite lesrestaurants. Que de digressions à ce sujet dès qu’un élève l’incitait habilementà nous donner quelques conseils. Son cours, pourtant, n’en a pas souffert.

J’étais de ceux qui, n’étant titulaires que de la première année de droit,avaient l’obligation, parallèlement aux cours dispensés par l’ENI, d’acheveren deux ans leurs études juridiques à la faculté de droit de Paris. Le diplômede la licence serait en effet indispensable en fin de scolarité pour être titula-risé inspecteur-adjoint des impôts.

L’une de mes premières satisfactions professionnelles : ma premièrefeuille de paye, soit 37 235 francs, en francs anciens bien sûr, pour la périodedu 7 au 30 novembre 1952. Je l’ai conservée précieusement. Cela représen-tait pour un mois complet un salaire net de 55 078 francs avec l’indemnité descolarité. Cette somme me paraissait correcte et la perspective de la toucherchaque mois me rassurait sur les temps à venir. J’ai pris plaisir aussi à vivredans une ambiance mi-étudiante, mi-professionnelle avec des garçons ou desfilles de mon âge (ces dernières étant encore très minoritaires), tous satisfaitsde leur sort. Si certains étaient déjà du sérail par un parent, voire sortis d’unegrande lignée de hauts fonctionnaires, je constatai très vite que la grandemajorité des élèves était issue de familles de condition moyenne voiremodeste et qu’ils se trouvaient là par pure nécessité comme moi. Je n’étaisdonc pas une exception, nous étions nombreux à devoir tout découvrir del’administration. J’étais rassuré…

Qu’importe, la Direction générale s’est obstinée longtemps à nous deman-der dans ses fiches signalétiques si nous avions un parent dans l’administra-tion. Comme si un tel parrainage était indispensable pour être admis au saintdes saints.

À l’issue de la première année, je retournai à Grenoble pour suivre le stagepratique dans les services des trois régies.

Un premier contact à la direction des Contributions directes me glaça. Unadjoint du directeur d’apparence très solennelle et très sévère me détailla sans

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le moindre sourire ou encouragement le calendrier de mon stage. Les souve-nirs de mon passage dans les services de l’Enregistrement et desContributions indirectes sont flous. On me confia le classement de docu-ments sans me donner la moindre explication sur l’intérêt de l’opération. Enfait, les responsables se sont très peu occupés de moi et j’ai eu parfois l’im-pression de gêner. Il est vrai que nous étions en pleine période de congés. Lesservices étaient installés dans les vieux bâtiments d’une caserne désaffectée.Les conditions matérielles de travail m’ont paru lamentables. Avec uneimpression de saleté sur les murs, sur le mobilier, et de paperasse tous azi-muts, qui semblait envahir tout l’espace. Il y en avait partout sur les bureaux,sur des sièges et le dessus des armoires.

J’avoue que mon enthousiasme premier à mon arrivée fut vite douché. Jeme voyais mal travailler des journées entières entre les murs de tels bureauxoù la grisaille dominait, au milieu de tant de papiers. Fort heureusement, j’aiterminé mon stage par le service des Contributions directes où un jeuneinspecteur m’a accueilli très chaleureusement. Il consacra le temps néces-saire pour me décrire la nature de son travail et la marche de son service.Surtout, il m’associa à certains de ses travaux et il m’emmena notammentfaire certaines tournées1. Celle faite dans une commune du Vercors me mar-qua tout particulièrement. Je fus frappé par la considération que le mairenous manifesta. Je retins surtout qu’il était possible d’échapper aux quatremurs d’un bureau…

Dans le même temps, l’examen de première année réussi, la direction del’École m’invita à formuler un choix pour être affecté en deuxième année,dans l’une des trois régies. J’avoue n’avoir pas eu d’idée très précise. Seulesles rumeurs sur la réputation de chacune et mes premières impressions destage déterminèrent mon choix.

Selon ces rumeurs, la régie la plus moderne était celle des Directes;l’Enregistrement, elle, avait un air notarial trop guindé ; quant aux gens desIndirectes, ils n’étaient que des rats de cave. Ces jugements sommaires nesurprendront personne tant ils imprégnaient la culture maison. Ils persiste-ront longtemps chez nombre d’agents, y compris à des niveaux de responsa-bilité importante, et même bien au-delà de la fusion.

Par ses modalités d’organisation à la fois fusionnées la première annéepuis éclatées la seconde, l’École préfigurait déjà les phénomènes de tension

1. La tournée : La tournée annuelle des mutations est effectuée par l’inspecteur desContributions directes dans les communes rurales, à partir du mois de mai. Elle permet de cons-tater sur place les changements survenus dans la matière imposable avant d’évaluer la valeurlocative des biens fonciers pour établir la base d’imposition des impôts directs locaux. Lescontrôleurs des Contributions directes (devenus inspecteurs à partir de 1947) avaient souvent ten-dance à privilégier les travaux liés à la tournée par rapport à ceux concernant l’assiette des impôtssur les revenus, réminiscence du temps où les « quatre vieilles » étaient encore (avant la créationdes impôts sur les revenus en 1914 et 1917) des impôts d’État.

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et de contradiction qui perturberont la vie des services dans les années àvenir. Inutile de souligner combien ces caricatures, même si elles reflétaientune part de vérité, étaient condamnables par leurs excès manifestes. Maiscertains ne céderont pas et s’y accrocheront durablement. Il faudra que letemps fasse son usage et que les générations passent…

C’est finalement l’image agréable de mon stage dans le service desDirectes qui l’emporta : en premier les Directes, suivies des Indirectes et del’Enregistrement.

Hélas ! compte tenu de mon classement, mes vœux ne seront pas satisfaitset je me suis trouvé affecté à la régie de l’Enregistrement, des Domaines etdu Timbre. Mais ma première réaction négative fut vite balayée. Très rapide-ment, en deuxième année, je découvris plus avant avec beaucoup d’intérêt lesavantages cachés de l’Enregistrement. Je n’ai jamais regretté par la suite,d’autant que je ne conserverai que quelques années – six ans – ma casquetted’enregistreur.

Pendant deux ans, j’ai donc fait régulièrement le trajet entre l’École, ruede Montmorency, et la faculté de droit au Quartier latin. Certains jours nousavions suffisamment de temps avant de rejoindre la fac pour faire quelquesparties de Baby-foot au bistro du coin de la rue de Montmorency. Cettefaculté parisienne, à la fois plus vaste et monumentale que celle de Grenoble,m’a beaucoup impressionné au début. En la rejoignant, nous avions d’ailleursl’impression de redevenir pleinement étudiants au cœur de ce Quartier latintoujours très animé. De nombreux événements s’y produisaient. Des monô-mes ou manifestations d’étudiants toujours bruyants et colorés. C’était l’é-poque où un certain universitaire dénommé Ferdinand Lop s’était soi-disantporté candidat à la présidence de la République. C’était devenu un énormecanular qui donnait lieu à des manifestations étudiantes de soutien particu-lièrement pittoresques. Des incidents aussi à l’entrée de la fac où s’affron-taient périodiquement des groupes extrémistes de gauche et de droite. Il yavait même parfois des blessés. Tout cela me paraissait bien excessif, le débatd’idées n’ayant nul besoin de violence physique pour s’exprimer.

Parfois, Nicole venait m’attendre à la sortie de l’École où elle fit laconnaissance de l’épouse d’un collègue. Elles bavardaient lorsqu’il nous arri-vait de terminer les cours en retard ; nous nous sommes liés d’amitié et nousavons fait quelques sorties ensemble. En particulier, pour participer aux fes-tivités organisées par l’ENI : la première année, une revue humoristiquemontée par les élèves dans un théâtre situé derrière la gare Saint-Lazare.Certains dirigeants ou profs riaient jaune. L’humour parfois cruel étaitaccompagné de salves d’applaudissements. L’année suivante, ce fut un baldans une salle de la mairie du Ve arrondissement en plein Quartier latin. Lebal fut ouvert par un grand ponte de l’administration qui invita l’une des plusjolies filles de la promotion. Il y eut des murmures, dans l’assistance… Nous

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avons dansé toute la soirée et nos épouses qui avaient des chaussures à talonpointu furent incapables de marcher au retour. Il fallut les porter sur notre dosà plusieurs reprises. Que d’éclats de rire.

Durant ces deux années de scolarité, j’ai dû travailler de façon intense pourêtre reçu aux examens de fin d’année de l’École mais aussi pour obtenir malicence en droit. Au total la charge de travail était très lourde et surtout tropconcentrée sur quelques mois. D’autant que cette période fut fertile en évé-nements familiaux. Qu’on en juge : ma première année d’École fut marquéepar mon mariage avec Nicole dans l’église du VIIe arrondissement, entouréspar nos deux familles. Un grand moment de notre vie commune, bien sûr,c’était le 11 avril 1953. Mon témoin était un collègue de l’ENI. Nous noussommes retrouvés quelque trente années plus tard à Grenoble, lui, commereceveur principal, moi, comme directeur. Que de confidences faites sur nosparcours respectifs… La seconde année de scolarité, ce fut la naissance denotre premier enfant, Nadine, le 26 février 1954. Quelle joie ! mais ce n’étaitpas, de toute évidence, de nature à faciliter la préparation de mes examens.J’eus bien du mal à faire front. Il m’arrivait de donner le biberon tout en révi-sant la loi de frimaire an VII2.

Heureusement, tout se termina bien. Nous étions enfin mariés avec Nicoleet nous avions une magnifique petite fille. J’étais admis à l’examen terminalde l’ENI non parmi les premiers, mais avec un rang tout de même honorableet je décrochai ma licence en droit. Je pouvais enfin être titularisé inspecteur-adjoint des impôts. Ouf ! Que d’événements en si peu de temps.

Mais au moment où mon avenir se trouvait ainsi garanti avec ma petitefamille, mes parents, eux, continuaient à vivre les suites malheureuses ducontrôle fiscal qu’ils avaient subi. En effet, mon père qui n’avait pu retrouverune activité à Grenoble préféra quitter la ville et il vint s’installer à Paris avecma mère et ma sœur, accompagnée de sa petite fille. Grâce à mon beau-père,mon père retrouva du travail comme chef-magasinier dans une entreprise situéedans le XXe arrondissement. Mais quel sévère changement de situation pourmes parents. Heureusement, mon père avait un moral d’acier et ils surent faireface avec courage et volonté. Inutile de dire que la situation de mes parents mesouciait énormément et contrariait mon plaisir de réussite professionnelle.Mais de leur côté ils furent tranquillisés et satisfaits de me voir sorti d’affaire.Un peu de bonheur, sans doute, dans le malheur qui les avait frappés.

Ma scolarité achevée, c’était aussi la fin – momentanée ou définitive leplus souvent – des relations d’amitié qui s’étaient nouées entre élèves. Nousnous sommes perdus de vue, dispersés aux quatre coins de la France en acti-vité ou au service militaire. Plus tard, j’ai suivi le cursus de certains à la

2. Loi de frimaire an VII : la loi du 22 frimaire an VII (12 décembre 1798) met en place lesprincipes généraux des droits d’enregistrement encore en vigueur de nos jours.

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lecture des mouvements de personnel dans le bulletin d’information de l’ad-ministration (BODGI). Bien plus tard, à Beauvais, Paris, Nice, Grenoble,Nice à nouveau, Lyon ou Draguignan, j’ai retrouvé certains d’entre eux avecgrand plaisir, autant d’occasions d’évoquer des souvenirs communs : « Tesouviens-tu du secrétaire général de l’École ? C’était un original… »

Quitter l’ENI n’allait être, d’ailleurs, pour moi, que le début d’un phéno-mène que je vivrai tout au long de mon périple administratif. D’affectationen affectation, de déménagement en déménagement, j’allais connaître pério-diquement de nouveaux visages, de nouvelles équipes que je quitterai ensuitepour ne plus les voir ou pour les retrouver plus tard, ailleurs. Une espèce dechassé-croisé qui n’a jamais cessé, très riche de rencontres nouvelles sur leplan professionnel et privé, mais frustrant parfois en amitiés solides qui exi-gent pour perdurer un minimum de stabilité. Que de personnes rencontréesau hasard de ces affectations, avec lesquelles, Nicole et moi, aurions souhaitéentretenir une amitié plus durable. Mais, à chaque fois, il a fallu partir, quit-ter… Une roue qui a tourné sans fin jusqu’à la retraite, le moment de faire lepoint. Il reste de ce « nomadisme » une impression d’extrême richesse quantà la connaissance des hommes sur le plan relationnel et des choses de la vie.La certitude aussi, très rassurante, d’avoir conservé d’excellents amis à l’in-térieur et à l’extérieur de la DGI aux quatre coins de la France ; même si l’onne se voit que de temps à autre ou si l’on n’échange qu’une carte de vœuxpour chaque nouvelle année.

Il me restait à suivre un stage final dans l’Oise où l’administration m’af-fecta. Je n’avais rien contre l’Oise, mais voilà qui m’éloignerait encore plusde mes montagnes. D’un autre côté, ce département était proche de Paris oùrésidaient désormais non seulement mes beaux-parents mais également mesparents. En vérité, peu m’importait. Avec Nicole et Nadine, diplômes etmétier en poche, j’étais prêt à partir au bout du monde… Après nous êtreinstallés avec toutes deux dans un village voisin, je me présentai le 20 juillet1954 au directeur de l’Enregistrement à Beauvais. Un premier contact trèsofficiel là encore. Décidément ces premières approches de la machinerieadministrative via la hiérarchie s’apparentait presque toujours à un véritablechoc culturel. Quelle atmosphère compassée, feutrée, pesante. Que de chosesà changer me disais-je déjà. Je trouvai un climat plus détendu en faisant letour des services où je rencontrai des agents sympathiques.

Dès le lendemain, j’allais entrer un peu plus avant dans mon statut de « fonctionnaire d’autorité », m’avait-on dit. Je prêtai serment devant le tribu-nal civil de Beauvais et le préfet de l’Oise. Ces formalités officielles m’ontimpressionné par leur solennité. Le sentiment sans doute de devenir un per-sonnage important. Peu de temps après, une commission d’emploi m’a été remise. Elle rappelait ces formalités et elle comportait la formule rituelle« le directeur général des Impôts requiert les autorités constituées de prêter à

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M. Menuet aide, appui et protection dans tout ce qui se rattache à l’exercicede ses fonctions ». De quoi faire craindre le pire… Pourtant, je n’aurai jamaistout au long de ma carrière l’occasion de présenter ce document ou de m’enprévaloir.

Dans un premier temps, le directeur m’installa provisoirement auprès dureceveur du bureau de Beauvais-A.J. (actes judiciaires). Ce brave homme,déjà âgé, dont je conserve un excellent souvenir tant son accueil fut cordial,portait encore des manches de lustrine. C’était une espèce d’étoffe de cotonlustrée, destinée à protéger de l’usure le bas des manches de sa veste.Combien devaient être importants les efforts déployés pour exiger une telleprotection vestimentaire ! Ce détail me conforta dans l’idée que l’adminis-tration par bien des côtés était encore très attardée. Le siècle dernier, pensais-je. Un vieil employé à qui je faisais part de ma surprise me dit qu’il n’y avaitpas si longtemps – avant la dernière guerre vraisemblablement – des inspec-teurs principaux venaient encore se présenter au directeur en queue de pie(habit de cérémonie). Et que dire des sous-culs ronds confectionnés en diver-ses matières, placés sur les chaises ou fauteuils pour protéger les fonds depantalon et assurer un plus grand confort. Longtemps encore j’ai vu égale-ment de vieux agents disposer d’une veste usagée au bureau pour préserverleurs habits neufs. Décidément, les fonctionnaires devaient avoir un souciquasi-pathologique de protection tous azimuts…

Si l’ambiance de la recette était excellente et si chacun se mettait en qua-tre pour me renseigner, j’étais surpris de l’attitude de certains agents vis-à-vis du receveur, manifestant un respect de pure forme vraiment excessif àmes yeux. Phénomène que je constaterai assez souvent encore par la suite.Des courbures du haut du corps avec une expression de soumission digne destemps de la monarchie, pensais-je. Prétention ou naïveté de jeunesse, je mepromis de ne jamais me comporter de façon aussi servile.

Mais les choses sérieuses allaient bientôt commencer pour moi. La direc-tion me confia l’intérim de la recette d’Estrées-Saint-Denis, chef-lieu de can-ton aux environs de Compiègne pendant plus d’un bon mois enaoût-septembre. Je dus rejoindre ce bureau dès le 5 août pour me mettre aucourant. J’étais satisfait à l’idée de cette première expérience sur le terrain.D’autant que l’inspecteur de comptabilité m’avait prévenu que je toucheraisune indemnité d’intérim, ce qui améliorerait notre situation financière. Pourun jeune ménage le salaire, bien que d’un montant correct, était un peu juste.Satisfait mais inquiet car, durant ma période de formation, il me faudrait faireles trajets entre Beauvais et Estrées-Saint-Denis où il n’était pas question queje m’installe à l’hôtel. Mais nous n’avions aucun moyen de transport. Uncousin de mon épouse accepta de me prêter sa motocyclette. Durant deux àtrois semaines, j’ai ainsi parcouru chaque jour le trajet Beauvais – Estrées-Saint-Denis, plus de cent kilomètres aller-retour. Un soir, sur le chemin de

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retour, ma moto tomba en panne. Je dus rejoindre à pied, en poussant monengin, le village le plus proche, Wagicourt, un nom prédestiné en l’occur-rence… Nous en avons bien ri avec Nicole.

Si Beauvais-A.J. était une recette importante, sans doute la plus grosse dudépartement, celle d’Estrées-Saint-Denis était très modeste, parmi les pluspetites. Gérée d’ailleurs par le seul receveur, sans aucune collaboration. Lebureau n’occupait qu’une pièce de la maison, le surplus constituait le loge-ment du titulaire, un jeune inspecteur très sommairement installé. C’était lemoins que l’on puisse dire. Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas eu l’idée deprendre une photo du bureau. Vraiment dommage car c’était le pire de ce quej’ai pu voir. Une table de travail en mauvais état tenait lieu de bureau, un fau-teuil quasi centenaire au tissu délavé, quelques classeurs et armoires métal-liques de couleur grise, plus ou moins branlants ou avec des portes fermantmal. Le tout très sale et poussiéreux, la table, en particulier, maculée de tra-ces de verre. Des papiers, des dossiers partout… L’horreur pour moi… Letitulaire avait pris soin de me donner toutes les consignes nécessaires puis ilprit son congé.

Avant de partir, il m’aida toutefois, avec sa citroën 2 CV, à aller chercherNicole et Nadine au carrefour de la route de Beauvais-Compiègne et de cellemenant à Estrées-Saint-Denis. Toutes deux étaient venues jusque-là en car,avec un énorme landau anglais juché sur la galerie du car. Nadine fut instal-lée avec d’infinies précautions à l’arrière de la voiture. Quant à moi, venuavec la moto, j’emmenai Nicole tenant d’une main à l’arrière le landau quisuivait plutôt mal que bien. On dut rouler très lentement et faire quelquesarrêts… Heureusement, il n’y avait que quelques petits kilomètres à parcou-rir. Enfin arrivés et installés, notre installation releva d’ailleurs plutôt ducampement… c’est même un doux euphémisme.

Durant les week-ends suivants nous nous sommes également promenéstous trois sur cette moto dans la campagne environnante, Nicole maintenantfortement serrée contre elle notre petite Nadine. Maintenant que je suisgrand-père, je jugerais sévèrement de telles imprudences. À notre décharge,il faut dire, qu’à l’époque, la circulation automobile représentait très, très peude chose par rapport à celle d’aujourd’hui.

Mais au bureau, je me montrai plus sérieux. Tout se passa très biend’ailleurs. Mon intérim fut apprécié. On me le dit. Ma charge de travail avaitété légère, les études notariales n’ayant pas encore en cette fin d’été reprisleur pleine activité.

** *

Tout au long de ce premier séjour dans l’Oise, que d’histoires ai-je entendusur les uns ou les autres, vraies ou fausses, impossible pour moi de savoir.

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Elles faisaient en quelque sorte partie du patrimoine culturel des enregis-treurs locaux. Je ne résiste pas au plaisir d’en évoquer certaines.

Celle, tout d’abord, de ce directeur, vieux célibataire, qui, pendant laguerre aurait eu pour première préoccupation d’échapper aux affres de lafaim. Son objectif : se faire inviter à la table des receveurs. Pour ce faire, ilse rendait en vélo de façon inopinée dans les recettes du département peuavant midi. Y a-t-il eu à l’époque une relation de cause à effet entre la nota-tion de ces agents et la qualité de leur table ? L’histoire ne le dit pas.

Ce conservateur des Hypothèques, particulièrement avare, au point queson épouse ne le laissait pénétrer dans la chambre conjugale qu’après qu’ilait glissé un billet sous la porte. La nuit venue, était-il en retour vraimentrécompensé ? Là, non plus, on ne saura jamais.

Ce receveur qui, pendant la période de chasse, arpentait la campagne envi-ronnante avec son fusil et dont l’adjoint avait pour consigne de sonner du coren cas d’urgence au bureau.

Cet autre receveur qui fréquentait, lui, assidûment, le bar voisin de sonbureau, bar où les notaires venaient déposer leurs actes.

Ce que j’ai constaté moi-même, c’est ce conservateur des Hypothèques quin’arrivait qu’en fin de journée au travail… pour signer. Pas de chance, sonbureau faisait face aux fenêtres de la direction. Aussi donnait-il toujours l’im-pression de se glisser furtivement à l’entrée de son service, un peu comme unvoleur.

Et ce vieil employé de la direction, si respectueux de la hiérarchie qu’ilsaluait bien bas, mais dont les retards habituels étaient toujours dus à des cir-constances exceptionnelles à vous tirer parfois les larmes des yeux. Que demalheurs, de décès autour de lui… Quelle imagination débordante !

Tout au long de ma carrière, j’ai, bien entendu, connu à plusieurs reprisesde tels comportements où il était souvent difficile de démêler le vrai du faux.Les uns pittoresques, voire puérils et risibles, les autres tristes, relevant par-fois de véritables problèmes d’ordre psychologique, d’autres enfin, plusrares, dus à des situations tout à fait malheureuses, dignes d’intérêt au plansocial. Règle d’or en la matière : être très attentif à la réalité des faits afind’éviter toute erreur d’appréciation.

À ce stade de mon récit, je ne voudrais pas d’ailleurs que l’on puisse seméprendre sur la portée de mes propos et imaginer que j’instruise un quel-conque procès contre l’administration et ses agents. Telle n’est pas, bien évi-demment, mon intention. C’est pourquoi je tiens dès maintenant à soulignerque les agents des Impôts, dans leur immense majorité, ne sauraient enaucune façon être jugés au travers de ces comportements qui relèvent souventde la simple anecdote. Les phénomènes, même s’ils sont mis en exergue etfont parfois l’actualité, concernent en réalité une infime minorité. Les autrestravaillent bien avec une très grande conscience professionnelle. Déjà, je

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pouvais le constater autour de moi. Alors, de grâce, pas d’amalgame…Je reviendrai sur ce point qui me tient à cœur en raison des attaques injus-

tes dont fait trop souvent l’objet le personnel de la fonction publique, en par-ticulier celui des Impôts.

** *

Mon stage dans l’Oise terminé, il me restait, avant de recevoir une affec-tation administrative plus définitive, à accomplir une dernière formalité offi-cielle : le service militaire. Voilà qui prendrait beaucoup trop de temps à mongoût… Je n’avais aucun attrait particulier pour l’armée. Certes, tout gamin,je suis allé voir souvent les chasseurs-alpins défiler pour le 11 Novembre.J’ai également suivi une préparation prémilitaire d’une quinzaine de jours àSerre-Chevalier avec deux copains vers la fin des années quarante. J’aid’ailleurs obtenu un brillant certificat d’aptitude aux sections d’éclaireurs-skieurs. C’est sans doute pourquoi, dans sa profonde logique, l’armée m’af-fecta dans l’aviation. Dans un premier temps, sur la base aérienne duBourget-du-Lac en Savoie. Mon beau-père réussit, compte tenu de mes char-ges de famille, à me faire finalement affecter au ministère de l’Air à Paris.J’intégrai l’armée en novembre 1954. Trois mois de classe réglementaire toutd’abord où j’ai appris tout ce qu’un jeune soldat doit savoir pour défendre lapatrie en danger. Nous nous sommes retrouvés trois élèves de l’ENI, contentsde nous revoir. Nous nous sentions moins seuls. Cet événement est attesté parune photo où nous figurons tous trois en tenue d’aviateur, l’allure très guer-rière avec mitraillette sous le bras. Cette photo m’a été remise plus de trente-cinq ans après, en réunion des directeurs régionaux à Paris où nous noussommes à nouveau retrouvés tous les trois. Quel hasard… De l’armée de l’airà une direction régionale des impôts il n’y a évidemment qu’un pas… qu’ence qui me concerne j’ai bien failli ne jamais franchir d’ailleurs.

En effet, mes trois mois de classe terminés, j’ai été affecté auprès d’uncolonel chargé du service du Commissariat de l’air. Je sympathisai beaucoupavec lui ; il n’avait de militaire que son uniforme quand il le portait. Il se pritd’amitié et venait souvent discuter avec moi pour me vanter les mérites duCommissariat de l’air. Il me fournit de nombreux documents, notamment surles conditions du concours et m’engagea fortement à quitter les Financespour l’armée de l’air. J’avoue avoir été très séduit à l’époque et avoir hésitéquelque temps. Mais, sans doute la hantise de recommencer la préparationd’un concours alors que j’en sortais me fit renoncer et puis, les premiers « aperçus » de la maison « Finances » m’avaient déjà plutôt séduit. Pendantun an, j’appris à instruire des dossiers de perte ou de vol de matériel. Lesemployés du service prirent la fâcheuse tendance de me passer leurs dossiersles plus délicats. Déjà une vie de bureau et des dossiers à culotter.

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Louis Menuet

Pour ne pas être séparé de ma famille, je renonçai à faire les EOR à Caen.Je finis donc caporal-chef, ce qui n’était vraiment pas glorieux, avec un bre-vet élémentaire de secrétaire administratif.

Je bénéficiais d’une PPN (permission permanente de nuit), ce qui me per-mettait de retrouver chaque soir Nicole et Nadine chez mes beaux-parents quinous hébergeaient.

Mais nous allions bientôt passer de trois à quatre avec la naissance deJean-Jacques le 15 juin 1955. Le coup du roi : une fille, un garçon, paraît-il.Nous étions très heureux et comblés. Un peu moins sur le plan financier, endépit de ma faible solde, des allocations familiales et de quelques cours queje donnais à un jeune garçon du quartier. Mes beaux-parents, fort heureuse-ment, assuraient la logistique quotidienne.

Ce temps-là me parut fort long. J’avais hâte de pouvoir m’installer cheznous avec Nicole et nos deux enfants et de démarrer enfin ma vie profes-sionnelle.

Mes charges de famille m’évitèrent de participer aux opérations militairesen Algérie. Elles me permirent aussi d’abréger la durée de mon service mili-taire de 18 à 15 mois en obtenant un congé libérable de trois mois.

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CREVECŒUR-LE-GRAND

Durant ma période militaire, la DGI m’avait placé, selon la formule consa-crée, « en position sous les drapeaux », comme si j’étais remisé au garde-à-vous dans l’attente de servir plus tard…

Dès janvier 1955, soucieux de mon affectation définitive, je m’étais per-mis d’adresser une lettre à la Direction générale pour savoir si, à l’issue demon service militaire, je pourrais obtenir une affectation outre-mer et, dansl’affirmative quels seraient les avantages de rémunération. Je reçus uneréponse d’attente m’invitant à formuler le moment venu une demande éven-tuelle. Je découvrais là toute la finesse du langage administratif et je com-prenais qu’il ne fallait pas, surtout pas, vouloir précipiter les choses…

Je constate maintenant que c’était sans doute l’un de mes travers que devouloir parfois « forcer » les événements. Or, apparemment, une vie admi-nistrative harmonieuse impliquait d’être toujours à l’heure, ni en retard, celava de soi, mais ni en avance non plus… et surtout d’éviter de troubler le bonordonnancement habituel des choses. Je ne sais si je me fais bien compren-dre mais ce qui serait plus tard l’un des maîtres mots de l’action administra-tive, la prévision, heurtait encore manifestement beaucoup d’esprits.

Malgré ma demande d’affectation, soit sur Paris, soit en province dans larégion Rhône-Alpes ou les Alpes-Maritimes, les services centraux m’ontfinalement nommé dans l’Oise comme inspecteur-adjoint sans résidence fixeà compter du 1er février 1956. Je devrai attendre près d’un quart de siècle pourobtenir satisfaction en rejoignant Nice en 1978, Grenoble en 1984 et Lyon en1989. Je pressentais déjà combien la patience et la persévérance seraient desvertus indispensables.

Je rejoignis donc Beauvais où le directeur décidait de m’installer provisoi-rement au bureau de l’enregistrement de Senlis dès le 2 février. Je n’y restaique deux semaines. Mon principal souvenir de ce bref séjour : avec peu decourtoisie mais beaucoup de conviction, on me fit comprendre qu’il était decoutume que les enregistreurs s’inscrivent au syndicat Force ouvrière. Je pen-sais qu’effectivement je serais ainsi mieux informé sur ce qui se passait dansla maison. Voilà comment je pris une première carte syndicale.

La direction s’était montrée très compréhensive de ma situation person-nelle en m’affectant à Senlis, ce qui me permettrait de rejoindre chaque soirParis par le train. Mais le directeur lui-même fit plus en m’informant qu’unerecette était vacante avec un logement pour une famille de quatre personnes.C’était inespéré, un poste définitif de suite et, renseignements pris, un loge-ment très convenable. Je n’hésitai pas et le directeur prit rendez-vous pour

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Louis Menuet

moi auprès du service du personnel à Paris. Le chef de bureau, qui me reçutfort bien, me précisa que je pouvais être nommé immédiatement si j’en fai-sais la demande. Ce que je fis de suite.

C’est ainsi que, par décision du 8 février 1956, j’ai été nommé à compter du15 février suivant inspecteur-receveur-adjoint de l’Enregistrement et desDomaines au bureau de Crèvecœur-le-Grand (Oise). Je n’ai pas la religion desdates mais celles-ci méritent d’être indiquées pour souligner combien l’adminis-tration s’était montrée attentive à ma situation personnelle et efficace pour pren-dre une décision rapidement. Même si les candidats ne devaient pas se bousculerpour rejoindre le nord de l’Oise, il reste que je fus agréablement impressionné. Jen’ai pas oublié. J’y ai pensé souvent, plus tard, lors de l’accueil de jeunes agents.On n’insistera jamais assez sur l’importance des premières impressions donnéespar l’administration à ceux qui arrivent. Elles restent longtemps vivaces dans lesesprits. C’est l’une des toutes premières clés pour faciliter une bonne intégrationdans une collectivité de travail. Mais Crèvecœur-le-Grand, quel nom grandilo-quent ! Crévecœur, « douleur morale mêlée de dépit » selon Larousse. Nous n’enfûmes pas fort heureusement atteints. Chef-lieu de canton à 20 km au nord deBeauvais. Le fin fond de la petite province rurale malgré la proximité de la régionparisienne. La recette, elle, était parmi les plus petites, et gérée par le receveursans aucune collaboration.

Les choses sérieuses allaient enfin commencer.Mais deux mots, d’abord, sur notre arrivée.Ce mois de février 1956 est resté célèbre dans les annales météorologiques

pour ses grands froids. C’est par – 20 degrés que, descendus du train àBeauvais, Nicole, Nadine, Jean-Jacques et moi avons pris le car pour notrenouvelle résidence. Un vent glacial balayait le plateau entre Beauvais etCrèvecœur-le-Grand. Rien de bien réjouissant ni au plan climatique, ni auplan touristique.

Mais quelle joie de découvrir à l’arrivée notre futur « home » : une petitemaison, de construction récente en briques. On entrait par un long couloir quiséparait le rez-de-chaussée en deux parties, l’une privée, l’autre profession-nelle ; d’un côté, deux pièces réservées à l’usage de bureau et de salle d’ar-chives, de l’autre, la salle de séjour et la cuisine. Cette disposition qui isolait,tout en les intégrant, le travail et la vie de famille me séduit de suite.

Au premier étage, deux chambres, une salle de bains, un luxe que nousn’avions pas connu de toute notre enfance.

Sur l’arrière, la maison se prolongeait par une petite cour intérieure forméepar une remise suivie d’un petit jardin.

L’ensemble de bon aloi et en très bon état.Que l’on se rassure ! Je n’ai pas l’intention de décrire les nombreux loge-

ments que nous occuperons par la suite. Mais, pour une fois, cette descrip-tion méritait d’être faite.

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Ce type d’installation « mixte » allait, en effet, disparaître rapidement dansles années suivantes avec la suppression des petites recettes. Or, il reflétaitencore toute la réalité de l’administration de l’Enregistrement dans les décen-nies précédentes. À la fois une organisation de grande proximité avec unmaillage très serré sur tout le territoire et un mode de vie original où semêlaient activité professionnelle et vie familiale. Il est vrai que, selon larègle, un homme sûr devait dormir dans les lieux où se trouvait la caisse…

Mais déjà s’esquissait la fin de cette époque, qui serait précipitée par lafusion des services extérieurs des trois régies.

Dans les postes que j’ai par la suite occupés, il m’arrivera parfois d’avoirquelque nostalgie de cette période à dimension humaine.

Dans l’immédiat, ce mode d’installation à Crèvecœur-le-Grand me parais-sait en toute hypothèse de bon augure pour mes débuts. Et la réalisation d’unrêve pour nous quatre, enfin réunis « chez nous ».

Une installation bien sommaire, toutefois, avec un mobilier « bon marché »,sans voiture, sans télévision, sans chaîne hi-fi, ni gros appareils électromé-nagers… « C’est la galère », diraient nos petits-enfants aujourd’hui….

Il me restait à découvrir plus avant mon domaine professionnel : deux piè-ces en état correct avec un mobilier de bureau complet et convenable. Desdocuments bien classés, des dossiers bien rangés, point de poussière… Rienà voir avec ce que j’avais vu durant mon stage à Grenoble ou pendant monintérim de la recette d’Estrée-Saint-Denis.

Assis pour la première fois à mon bureau, devant toute la petite famille,j’étais heureux et… fier. Le temps de prendre possession de mon territoire enrepérant tous mes outils de travail, en disposant certains à ma convenance,avec un dernier coup de balai et de chiffon avec l’aide de Nicole et, déjà, jeme sentais « patron » dans mes murs.

J’étais prêt à affronter seul, avec quelques craintes il est vrai, la plénitudedes missions de gestion et de contrôle dévolues à un enregistreur de base. Jeme suis rendu compte plus tard que cette immersion brutale en solitaire dansla réalité concrète de l’administration sur le terrain, et dans toutes ses attri-butions au quotidien, avait constitué pour moi une expérience particulière-ment enrichissante.

Elle venait compléter utilement mes formations professionnelles théo-riques. Ce n’était pas le tour du monde à la voile en solo sans escale. Maisj’avais tout de même le sentiment d’un certain risque : s’en sortir ou som-brer. Certes l’ENI m’avait doté d’un bagage de survie non négligeable. Mais,depuis ma scolarité, il y avait eu le service militaire et quelques événementsfamiliaux d’importance, sans piqûre de rappel entre-temps. Je dus donc meplonger à nouveau dans mes cours que j’avais fort opportunément conservés.

Plusieurs mois durant, mes journées de travail (y compris parfois le week-end) furent particulièrement longues.

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Louis Menuet

Dès le premier jour d’exercice de mes fonctions, j’ai été confronté à unproblème d’adaptation aux techniques modernes, insurmontable pour moi.L’objet à l’origine de mes soucis était la machine à dactylographier trônantsur mon bureau. Véritable révolution à ses débuts, cette machine devenuebien banale avait permis de passer de la rédaction manuelle des extraitsd’acte sur des registres à une rédaction mécanique permettant d’en faire plu-sieurs exemplaires. Un progrès évident, mais l’administration n’y avait paspréparé les quelques malheureux titulaires de poste sans collaboration.Heureusement, Nicole était là avec son expérience en dactylographie. C’estdonc elle qui, après la fermeture du bureau au public, tapait à la machine lesextraits d’acte que j’avais rédigés à la main dans la journée. Mon inspecteurprincipal en a bien ri !

Mais la solidarité familiale ne s’arrêtait pas là. Nadine, deux ans, après songoûter qui correspondait sensiblement à l’heure de fermeture du bureau aupublic, avait pour habitude de venir frapper à la porte de mon bureau, commeelle l’avait vu faire par mes clients. Je jouais en la faisant asseoir face à monbureau. Puis je lui donnais quelques vieux imprimés périmés (il y en avait unstock invraisemblable dans la remise, qui remontait à des lustres), quelquesvieux tampons hors d’usage, qu’elle frappait alors vigoureusement sur lespapiers. Une vocation déjà ?… Qui ne se confirmera jamais. Mais quel plai-sir dans ses yeux.

Quant à Jean-Jacques, à peine un an, il n’attendait pas, lui, la fermeture dubureau pour se manifester par des pleurs ou cris à gorge déployée, sans sepréoccuper de savoir si son père recevait un visiteur.

L’évocation de ces moments familiaux peut paraître naïve. Certains pen-sent que tout cela était bien folklorique et peu compatible avec le sérieux dela fonction. Ceux-là n’ont rien compris à la vie.

Durant toute cette période, je n’ai pas ménagé mon temps de travail et, lesoir venu, alors que toute ma petite famille dormait, il m’est arrivé souventde veiller fort tard au bureau.

Un autre obstacle m’a donné beaucoup de tourments : faire ma premièrecomptabilité mensuelle. Là aussi, l’enseignement dispensé à l’ENI avait étéléger. De guerre lasse, j’ai du « mettre mes bouquins » de comptabilité dansma valise, et me rendre en car jusqu’au plus proche bureau à Grandvilliers.Mon collègue très coopératif me donna un sérieux coup de main et je n’eusplus de problèmes par la suite.

L’inspecteur principal qui avait participé à ma prise de service est venu mevoir souvent au début pour m’assister dans mes premiers pas. Le matin où ilest arrivé, sans m’avoir prévenu, en m’annonçant qu’il venait procéder à unevérification de caisse, mon sang se glaça. D’autant qu’il m’annonça que lamoindre petite erreur serait pourchassée car elle pourrait en cacher de plusgrosses. Toute la matinée, le temps me parut bien long. Quand il m’annonça

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que tout était O.K., je fus soulagé. J’ai connu deux IP à l’époque, au profiltotalement différent, l’un, très vieil enregistreur, l’autre, domaniste d’allureplus moderne, mais aussi sympa l’un que l’autre, chacun à sa manière. J’aiencore par devant moi deux imprimés n° 355 (!)… contenant les observationsdu directeur suite aux vérifications qu’ils ont faites. En un an, la situationgénérale du service, de « satisfaisante » était devenue « très satisfaisante ».Était-ce la bonification du temps, m’étais-je vraiment amélioré ? Ce « très »pourtant anodin me mit du baume au cœur.

Mais le directeur formulait aussi des observations ou recommandations : « On signale à Monsieur M. que l’inscription des arrêtés périodiques prévuspour un jour de fermeture totale ou partielle doit être reportée au premier jourouvrable suivant, après la séance (Instr. 4291). »

Là, j’avais dû faire un loupé ! Plus de trente-cinq ans après, lorsque je seraiconservateur des Hypothèques, cette règle s’appliquera encore.

« Il conviendra de redoubler de précautions dans la garde de la caisse et dutimbre, l’installation du bureau ne remplissant pas complètement les condi-tions réglementaires. »

Était visée l’absence de barreaux métalliques aux fenêtres. Mais, ainsi quel’exigeaient les dispositions réglementaires, un homme sûr dormait bien dansles locaux. J’étais donc rassuré quitte…. à ne dormir que d’un œil.

« Monsieur M. voudra bien prendre les mesures conservatoires nécessai-res pour obtenir le recouvrement à l’encontre du fermier de la ferme pré-emptée de Blanfossé, du montant des fermages restant exigibles. »

Je ne sais plus, bien évidemment, si je suis parvenu à recouvrer ce mon-tant.

« Les 400 timbres à 0,30 et les 3 781 timbres à 0,50 dont le bureau n’a plusl’usage, seront renvoyés à l’atelier général du timbre, avec un bordereau éta-bli en double exemplaire. »

Il s’agissait bien sûr d’anciens francs.La responsabilité de la caisse et du timbre, qui se trouva accrue avec la pre-

mière campagne de vente de vignettes automobiles en 1956, était tout à faitréelle. D’autant que les modes de paiement n’étaient pas encore devenusceux d’aujourd’hui. Seuls les notaires utilisaient systématiquement leschèques. Les particuliers, eux, payaient encore la plupart du temps en espè-ces. Pour ne pas dépasser le seuil maximal autorisé, c’est donc courammentque j’avais l’obligation de faire des dépôts à la poste.

Pour me garantir, j’étais bien sûr, comme tout comptable, inscrit àl’Association française de cautionnement mutuel pour un montant de 650 000francs anciens, somme représentant seulement 6 500 francs en nouveauxfrancs. Or, lorsqu’à la fin de ma carrière, comme conservateur desHypothèques, je souscrirai à nouveau un cautionnement auprès du même orga-nisme, son montant sera non plus de 6 500 francs, mais de 1 100 000 francs.

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Je n’ai pas conservé le souvenir de mon premier client. Je devais, je sup-pose, être dans mes petits souliers. Les usagers les plus assidus étaient lesnotaires, au nombre de trois, outre un greffier et un huissier. Ces cinq offi-ciers ministériels m’ont régulièrement alimenté d’actes en tous genres dontla grande majorité était fort simple.

D’autres, en revanche, comme les donations-partages ou de grosses suc-cessions comportant des liquidations de communautés complexes, présen-taient de réelles difficultés dont nous discutions avec les notaires. Je lesvoyais à peu près toutes les semaines, surtout le jour du marché. J’avoue avoirpris rapidement goût à l’analyse des actes et à l’examen des cas pointus quej’avais un malin plaisir à autopsier.

Je voyais les autres usagers de façon plus sporadique, voire saisonnière, àl’occasion de la vente des timbres, de la campagne des vignettes automobi-les ou des échéances de droit de bail. Il s’agissait la plupart du temps de cul-tivateurs. J’aimais bien discuter avec eux de leurs problèmes. Je remarquaisdéjà qu’évoquer le métier de chacun facilitait grandement la relation fiscale.

Un samedi matin, un coup de sonnette nous a réveillés de très bonne heure.Je suis descendu à toute vitesse et j’ai entrouvert la porte prudemment. Quicela pouvait-il être à une heure aussi matinale ? Un cultivateur était là me ten-dant un sac de pomme de terre qui s’agitait curieusement en tous sens. Il mele remit en me remerciant et en partant précipitamment. Je me retrouvai alorsavec mon sac en main, qui remuait toujours aussi violemment. Je l’ouvris etje découvris avec stupeur puis amusement une poule bien vivante, manifes-tement très en colère d’être ainsi enfermée. Je reconnus de suite l’un de mesclients de la semaine écoulée. Un retard dans le paiement d’une échéance dedroit de bail, une pénalité remise, selon la règle pour une première infraction,à hauteur des seuls intérêts de retard : je n’avais de toute évidence fait quemon travail et cela ne justifiait en rien un cadeau. Déjà le danger de la pré-varication… Dès les jours suivants, je repris contact avec ce fermier pour luipréciser que je n’avais fait qu’appliquer la règle habituelle, pour le remercieret lui demander de bien vouloir reprendre sa volaille. Je le vexai, je n’insis-tai pas.

Mais dans l’immédiat, que faire de la poule ? Le conseil de famille réunise refusa à une tuerie par l’un d’entre nous, en fait, moi. Nous avons doncdécidé de l’installer dans le jardin attachée par une patte à un pieu au moyend’une longue ficelle. L’opération fut délicate, elle nous mobilisa toute lamatinée. Seuls mon père ou mon beau-père pourraient nous sortir d’affaire.Mes parents nous rendirent effectivement visite dans les semaines qui suivi-rent et mon père exécuta l’opération. Entre-temps, la poule était devenue lejouet préféré des enfants…

À la fin de l’année 1956, une bonne surprise nous attendait. Le Père Noëlen quelque sorte. À plusieurs reprises, j’avais entendu évoquer l’existence de

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primes annuelles mais le sujet paraissait tabou, les agents en parlaient peu. Jen’avais donc aucune idée de leur montant. Or ce n’était pas mal du tout : untreizième mois. Le chèque reçu nous permit d’améliorer l’ordinaire pour lesfêtes de fin d’année, de faire quelques achats vestimentaires et, personnelle-ment, de pouvoir enfin entreprendre un ravalement dentaire.

Outre les travaux de gestion habituels d’une recette de l’Enregistrement,j’avais en charge le contrôle des valeurs déclarées dans les actes. Pour cefaire, j’étais autorisé à fermer le bureau une demi-journée par semaine. Si,pour les terres agricoles, le travail pouvait être fait du bureau avec les élé-ments de référence connus pour chaque catégorie de terres, le contrôle de lavaleur des immeubles bâtis nécessitait en revanche de se rendre sur place.Mais, comment, sans voiture ni vélo ? Certes la direction m’avait prévenuqu’un prêt était possible pour l’achat d’une bicyclette…. Je pratiquai donc lamarche à pied ce qui limitait forcément mes possibilités d’action aux com-munes les plus proches. Tant mieux pour les contribuables résidant au-delà.

J’ai bien aimé cette activité sur le terrain, qui me permettait de m’aérer.J’avais potassé dans les bouquins ad hoc toutes les techniques d’évaluationet je lançai très vite plusieurs opérations de contrôle. L’une d’elles concernaitune grosse propriété agricole sous-évaluée dans une succession importanteentre parents éloignés. Les discussions furent longues et ardues et aboutirentà un accord. Les droits rappelés s’élevaient à un montant impressionnant.Bonne affaire pour le Trésor. Pour le notaire aussi, qui ne paraissait pasmécontent ; ses honoraires pourraient être révisés sur la valeur vénale réelledu patrimoine transmis à ses clients. Ce fut, je l’appris ensuite, l’une des plusgrosses affaires de contrôle du département cette année-là.

Un jour d’ailleurs, l’inspecteur principal, spécialiste du domaine, vint merendre visite, sans doute impressionné par les résultats que j’avais obtenus.La Direction générale venait de lui confier le soin de mettre en place la pre-mière brigade nationale du domaine, chargée de procéder aux évaluationsimmobilières dans le cadre des expropriations nécessitées par de grandschantiers au plan national. Il me demanda si je voulais rejoindre cette brigadeavec lui. Par goût professionnel, je n’aurais pas hésité une seconde, maiscette activité allait exiger de nombreux déplacements lointains. Ni Nicole nimoi n’étions prêts à un tel changement de mode de vie qui m’éloignerait tropsouvent de notre foyer familial. Je refusai donc.

J’ai été surpris un peu plus tard de recevoir de la direction un dossiercontentieux particulièrement ardu pour observations et avis alors qu’il nerelevait pas de ma compétence. Je l’instruisis de mon mieux et le renvoyai.Puis le directeur, en personne, vint me voir à mon bureau. Nous avons dis-cuté longuement. Après son départ, je me rendis compte qu’il m’avait en faitbeaucoup interrogé sur de nombreux sujets. Or j’étais bien loin de tout savoirde l’administration.

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Peu de temps après, un inspecteur principal de direction me téléphona pourm’informer qu’un poste de rédacteur était vacant à la direction et que ledirecteur verrait d’un bon œil ma candidature. Il me fit comprendre qu’unetelle offre était une chance qui ne pouvait être refusée.

Je compris alors que j’avais été soumis à quelques tests et me portai donccandidat.

C’était l’époque où les directeurs, du moins dans la régie del’Enregistrement, avaient encore la possibilité de choisir leurs collaborateursparmi les agents du département.

C’est ainsi que je quittai mon bureau de Crèvecœur-le-Grand après n’yêtre resté qu’un peu plus d’une année. Je laissai le service, selon la formuleconsacrée, après la séance, à mon successeur qui rejoindra la directionensuite et deviendra un excellent ami. Le bureau sera supprimé moins dedeux ans après.

Que d’excellents souvenirs amassés en si peu de temps ! Une vie familialetrès heureuse, enfin autonome, avec Nicole et nos deux enfants, Nadine etJean-Jacques. Mais aussi un début d’activité professionnelle qui m’avait pas-sionné, vraiment conquis.

J’avais eu l’impression d’être un patron pleinement responsable avec unegrande liberté d’action.

Pendant près de trente années, je ne retrouverai pratiquement plus ce sen-timent à ce degré-là, quels que soient la fonction assumée et le grade atteint.Je serai toujours l’adjoint de quelqu’un….

Ce ne sera, en effet, qu’en 1984, que je retrouverai cette sensation, sansdoute plus apparente que réelle, par ma nomination comme directeur des ser-vices fiscaux de l’Isère à Grenoble.

Mais là, je n’assumerai pas mes fonctions tout seul, je serai très entouré….

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BEAUVAIS

Je me suis installé comme rédacteur à la direction de l’Enregistrement etdes Domaines de l’Oise à Beauvais le 16 mai 1957.

Il n’y avait donc pas d’épreuves de sélection officielles pour accéder àcette fonction. Le directeur exerçait librement son choix. Des modalités quilaissaient au responsable départemental une marge de manœuvre non négli-geable pour constituer son état-major. Un peu de déconcentration pour cer-tains, le fait du prince pour d’autres, de la souplesse sûrement. Avec la miseen place de la fusion des régies et d’une gestion des personnels très centra-lisée dans le cadre de mouvements nationaux, cette marge de manœuvredisparaîtra.

J’allais passer cinq ans à Beauvais dans le même bureau que nous parta-gions à deux rédacteurs. Nous étions installés au centre vital de la directionavec, d’un côté, l’accès aux bureaux de la secrétaire, des dactylos et del’inspecteur de comptabilité, personnage ô combien important : tenir les cor-dons de la bourse en faisait une éminence grise redoutée aux yeux de tous.De l’autre côté, notre bureau donnait accès au cabinet du directeur avec saporte capitonnée, signe extérieur manifeste de l’autorité.

Cette disposition faisait de notre bureau un carrefour obligé de la vie de ladirection. Un lieu de passage avec un va-et-vient permanent ; une ruche, enquelque sorte, avec ses abeilles ouvrières s’agitant autour du chef…

Notre bureau servait également de salon d’attente pour les visiteurs dudirecteur. Parfois l’attente était longue et nous devions faire la conversation.C’est dire que nous étions dérangés en permanence dans le déroulement denos travaux. Or je n’apprendrai rien aux spécialistes du contentieux, le trai-tement d’un dossier exige tout le contraire, le calme et la tranquillitéindispensables à la réflexion et à l’efficacité. Que d’agitation stérile, que detemps perdu pour tous et…. ce vieil IP de direction qui, en plus, venait régu-lièrement nous entretenir de ses problèmes personnels. Il m’arrivait d’êtrevraiment agacé.

J’avais dû prendre de mauvaises habitudes à Crèvecœur-Le-Grand en tra-vaillant seul dans un climat paisible, en organisant mes journées de travailcomme je l’entendais. Il m’était en fait pénible de devoir désormais « subir ».Mais je dus faire avec. Le temps passant, je pris d’ailleurs l’habitude de fairele plus souvent abstraction de mon environnement et de m’isoler au milieu detous. Curieusement, ce type de pratique m’aidera grandement plus tardlorsque je serai directeur. Quitte à passer aux yeux de certains pour quelqu’unqui se prenait trop au sérieux.

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Louis Menuet

Fort heureusement, le nouveau collègue qui allait bientôt s’installer dansmon bureau partagera de suite mon sentiment : c’est lui qui m’avait succédéà Crèvecœur-le-Grand et rejoignait la direction après la suppression de cetterecette. À deux, nous étions plus forts pour faire front. Ensemble, nous som-mes parvenus à obtenir un peu plus de tranquillité et à mieux maîtriser notretemps de travail.

En tout cas, je n’oublierai pas la leçon : respecter le travail des autres,aménager au mieux les conditions de travail de chacun.

Un avantage, toutefois, à cette situation hautement stratégique : la circula-tion de l’information en était grandement facilitée… à notre profit. Tous lesgrands sujets, tous les petits « bruits » qui agitaient la vie des services ne pou-vaient nous échapper.

Parfois, sans mot dire, celui qui sortait du sanctuaire nous renseignait, par saseule mine, sur le climat de l’entretien directorial, voire sur le sens de la déci-sion prise. Et que dire de quelques éclats de voix qui transperçaient le capiton-nage. Nous devenions presque malgré nous de fins observateurs de la vieadministrative locale. Des petits secrets comme des grands événements, descomportements vrais ou dissimulés. La comédie humaine tout simplement.

Ma période Crèvecœur-le-Grand m’avait permis de me familiariser et deme former quant au fonctionnement interne d’un service de base, à laconnaissance des missions et à la technique « enregistrement ».

Mon séjour à la direction de Beauvais m’apprendrait beaucoup sur l’envi-ronnement administratif et ses acteurs. J’allais également plonger plus avantdans la technique fiscale et prendre rapidement goût aux travaux contentieux.Disséquer un dossier délicat afin qu’il livre sa vérité, analyser les faits pour lesqualifier juridiquement, rechercher les règles fiscales susceptibles de leur êtreappliquées, confronter les solutions possibles pour n’en dégager qu’une : labonne bien sûr ; voilà une démarche que je pratiquerai longtemps avec plaisir.

Avec mon collègue, nous étions chargés de traiter la totalité du contentieuxfiscal du département. Pour le domaine, il y avait un troisième rédacteur.

Nous étions encore loin de l’idée de déconcentration. Après instruction parles services de base, tous les dossiers remontaient donc à la direction, sur nosbureaux, pour nouvel examen et décision. Cette organisation centraliséegénérait inévitablement des problèmes de liaisons et de compréhension entreles agents de terrain et la direction, et des délais supplémentaires dans le trai-tement des dossiers. En particulier, il était souvent difficile d’être exactementinformé de tous les faits eux-mêmes. Une proposition de solution erronéeémanant du service n’était souvent que la conséquence d’une connaissanceimparfaite des circonstances de l’affaire.

Les notes interlocutoires avaient donc la plupart du temps pour objet d’ex-plorer plus avant le dossier. Ces notes provoquaient parfois l’irritation de cer-tains inspecteurs ou receveurs particulièrement susceptibles. Ils acceptaient

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Récit autobiographique de 1930 à 1995

mal que la qualité de leurs travaux soit suspectée, leurs propositions dé-savouées par ces jeunes « blancs-becs » de la direction. Il fallait alors jouerde diplomatie pour faire passer la pilule, surtout auprès de quelques vieuxpontes intouchables…

Mais à l’époque il n’était pas encore de mode de s’interroger sur les rela-tions entre services de base et services de direction.

J’étais d’ailleurs surpris de constater combien le directeur était le person-nage central, incontournable, de toute l’activité des services de la direction etdu département. Directeur, le mot n’était pas vain. À la fois présent au cœurde tous les problèmes, attendu sur tout ce qui survenait, épié avec une curio-sité avide, jugé sans complaisance en bien ou en mal, mais bénéficiant tou-jours d’un respect formel souvent excessif pour ne pas dire hypocrite, objetde rumeurs vraies ou fausses, mais manifestant en toutes circonstances uneautorité incontestée sur tout ce qui concernait la maison.

Même les représentants du syndicat FO avaient un comportement très civi-lisé à son égard, voire complaisant… D’ailleurs, le directeur n’était-il pasinvité lui-même chaque année à l’occasion de son assemblée générale. J’aiencore une photo de presse de l’une de ces réunions suivie d’un repas présidépar lui.

Qui l’appréciait à sa juste valeur ? Peut-être nous qui étions ses plus pro-ches collaborateurs.

En fait, malgré d’excellentes relations personnelles au quotidien, ildemeurait relativement lointain et secret, n’affrontant jamais l’ensemble deses collaborateurs en les réunissant. Le conseil de direction n’existait pas. Enfait, il n’y avait jamais de débats collectifs.

Etait-ce la clé de la réussite pour un patron ? j’en doutais déjà mais c’étaitainsi.

J’avais tout de même l’impression de quelqu’un qui, en dépit de ses gran-des qualités, exerçait son autorité seul sans véritable équipe autour de lui,décidait sur tous les problèmes au coup par coup, des plus importants auxplus mineurs, sans distinction, sans perspective, sans vision claire et cohé-rente sur l’ensemble de la marche du département.

D’ailleurs, la direction me paraissait encombrée par tout et rien, embou-teillée par de multiples détails, de menues affaires sans grand intérêt, commequelques arbres qui cacheraient la forêt.

Mais les temps n’étaient pas encore venus de s’interroger sur le rôle dudirecteur et sur les fonctions de la direction. Moi-même, tout en émettant descritiques, je pensais que cette façon de diriger était sans doute immuable. Lechef décidait de tout, point final… Circulez, il n’y a rien à voir… En était-ilde même dans les deux autres régies ? Vraisemblablement.

Il faudra attendre longtemps avant d’entendre parler de « façon » de diri-ger, de « management ». Attendre longtemps aussi pour voir évoquer la

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Louis Menuet

déconcentration. En dépit de quelques avancées partielles antérieures, notam-ment en matière de contentieux, c’est pratiquement la grande crise sociale de1989 qui amènera la DGI à repenser de fond en comble son système d’orga-nisation et de fonctionnement : ce sera « la démarche de changement » desannées 90. D’ici là, plus de trente ans s’écrouleront.

Pour l’heure il s’agissait de préparer la fusion des trois régies et de la réus-sir. Chaque chose en son temps, c’est bien vrai.

Mes cinq ans passés à la direction de Beauvais me permettront de faire letour complet de la fiscalité « enregistrement ». La théorie des dispositionsdépendantes et indépendantes, celle des conditions suspensives ou résolutoi-res, la fameuse règle non bis in idem et bien d’autres dispositions n’aurontplus de secret pour moi. Nos outils de travail habituels étaient LeDictionnaire de l’Enregistrement, régulièrement mis à jour, et L’Indicateurde l’Enregistrement qui publiait chaque mois la dernière actualité législative,réglementaire et jurisprudentielle. De véritables bibles que l’on retrouvaitdans les services, utiles à la condition d’être tenues à jour. Ce qui n’était pas,malheureusement et en dépit des recommandations constantes de l’adminis-tration, toujours le cas. On n’a jamais évalué le coût de la documentationdevenue obsolète par la négligence de quelques-uns.

Nos dossiers contentieux, sitôt mis au point par nous, parvenaient, avec unprojet de décision, sur le bureau du directeur lui-même pour visa, sanscontrôle intercalaire. Quelle angoisse, dans les premiers temps, avec toujoursla même question lancinante : dans quel état allait-il revenir ? Approuvé pure-ment et simplement, c’était rare, approuvé au fond mais modifié en la forme,le cas le plus courant, non approuvé avec injonction de revoir l’affaire danstel ou tel sens, hypothèse assez rare. Je ne pouvais m’empêcher de penserqu’un directeur devait sûrement avoir des choses plus importantes à faire quede passer la majeure partie de son temps à réviser le travail de ses rédacteursdans le plus infime détail.

C’est là que j’ai découvert ce vocable affreux : le caviardage.Contrairement à ce que pourraient imaginer les non-initiés, celui-ci n’avait

rien à voir avec la ponte des œufs d’esturgeon. C’était simplement, selon ledictionnaire Larousse, le fait de caviarder, le caviar étant un enduit noir donten recouvrait les articles censurés d’un journal sous Nicolas Ier, grand adeptede l’autocratie. De là à penser que le mot, si on le rapproche du comporte-ment des directeurs des années 68, n’était pas innocent… ce serait un rac-courci de l’histoire que je me refuserai à emprunter. Ce mot barbare allait entout cas empoisonner ma vie administrative trop longtemps, un véritable sup-plice dont j’ai souffert à maintes reprises avant d’en faire moi-même souffrirles autres.

Qui n’a pas connu les affres du caviardage n’a rien connu ; une espèce detorture des temps modernes à l’intention des bureaucrates.

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Récit autobiographique de 1930 à 1995

Je reviendrai plus longuement sur ce phénomène lorsque j’évoquerai monséjour dans les services centraux parisiens où cet art entre les mains de pro-fessionnels avertis atteignait les sommets de la perfection. Pour l’instant, jen’étais confronté, à Beauvais, qu’à un vague bricolage provincial de natureartisanale.

Je m’amuse, on l’aura compris, à traiter cet aspect du travail administratifavec un peu d’humour. Mais quelles réalités sous-jacentes…

Que de temps perdu trop souvent, que d’encre et de papier gaspillés, qued’énergie dépensée jusqu’au plus haut niveau et que d’argent public déverséinutilement. Et, tout ça, pour dire trop souvent la même chose, parfois en pluscompliqué… pour un résultat final qui ne méritait pas tout ce déploiement demoyens, guère mieux que le projet initial et encore perfectible, toujours per-fectible ! Tout dépendait du nombre d’intervenants placés sur le circuit !Aujourd’hui, je reste convaincu que c’était bien là l’un des maux endémiquesles plus pervers de la machinerie administrative. Les choses se sont peut-êtreaméliorées ?

Quant au comportement des agents de la direction, il n’était bien évidem-ment que le reflet contraire de la propre attitude du directeur. Quelles quesoient leurs fonctions, ils ne décidaient jamais sans en référer au supérieur, lacélèbre « loi » du « parapluie hiérarchique » fonctionnait à plein.

Pour quelques-uns parmi les moins courageux, l’objectif prioritaire étaitd’assumer la moindre responsabilité personnelle possible en évacuant par tousles moyens le travail trop pénible. Ils savouraient un véritable exploit quand ilsparvenaient à transmettre un dossier sous un bordereau d’envoi portant lamention « pour suite à donner » ou pour « attribution ». Le fin du fin étaitalors atteint : un numéro de plus dans la statistique sans fatigue excessive.

Je dénonce ce phénomène en forçant – à peine – le trait car j’ai rencontréce type de comportement tout au long de mon périple administratif. J’avouel’avoir traqué et utilisé tous les moyens à ma disposition pour tenter deréveiller les plus fainéants. C’était certes un phénomène extrêmement mino-ritaire mais qui donnait à l’extérieur une image déformée de l’administration.Je crois qu’il s’agit d’un devoir de dénoncer ces errements pour mieux défen-dre la très grande majorité des agents qui fait convenablement son travail. Cequi est rassurant c’est que ces errements ne sont pas l’apanage de l’adminis-tration fiscale. Ils sont visibles partout dans le privé comme dans le public.Seule différence, ils sont plus difficiles à pourchasser dans le public que dansle privé.

Mon expérience beauvaisienne fut donc extrêmement enrichissante auplan humain. L’état d’esprit des agents était bon, le climat de travail relative-ment intéressant. J’ai conservé un excellent souvenir de mes relations avec laplupart de mes collègues. En particulier, j’avais beaucoup d’affinités avecmon collègue rédacteur au contentieux. Nos idées sur la vie et sur la société

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Louis Menuet

étaient très proches, si ce n’était que, lui, était croyant, moi pas, mais peuimportait. Si lui croyait en Dieu, moi je croyais tout simplement en l’homme.Était-ce si différent ? Aux moments des événements d’Algérie, en 1962, et duretour au pouvoir du général de Gaulle, nous avons ensemble décidé d’allermanifester en ville contre le soulèvement d’une partie de l’armée à Alger.Nous sommes devenus de vrais amis. Nos épouses se voyaient régulièrement.Le week-end, nous partions souvent avec les enfants en balade dans les forêtsvoisines. Nadine et Jean-Jacques se souviennent encore des enfants de nosamis, mais eux se sont perdus de vue.

Nous, les parents, avons continué à nous écrire de temps à autre, à passerun coup de fil au moment des fêtes de fin d’année. Nous avons en projet denous revoir cette année.

Nous fréquentions également en famille deux inspecteurs principaux.Nous nous recevions les uns, les autres en sortant les grands plats. Mais, enrevenant de chez eux, nous constations toujours avec Nicole qu’ils dispo-saient de moyens supérieurs aux nôtres. Faire carrière serait sans doute néces-saire pour améliorer l’ordinaire. Encore que celui-ci était déjà devenumeilleur grâce à quelques avancements d’échelon et aux primes spécialesattribuées aux rédacteurs.

Ce fut d’abord l’achat d’une voiture mais sans folie aucune. Simplementune Renault 4 CV modèle « affaire », c’est-à-dire sans confort ni luxe aucun…,le coût minimal pour une voiture. Puis ce fut le tour de la télévision : quellejoie pour les enfants ! Mais tout cela était beaucoup et notre bourse couranten’y aurait pas suffi. Heureusement, nos ressources garanties de fonctionnai-res nous permettaient d’emprunter sans risque financier.

Mes parents et beaux-parents qui, eux, avaient toujours économisé avantd’acheter étaient quelque peu déconcertés et sans doute critiques.

Tout au long de notre vie, nous utiliserons cette formule financière maisde façon tout à fait raisonnable. Elle nous permettra de profiter plus tôt decertains éléments de confort ou de loisirs. Et puis, pendant un quart de siè-cle, il y aura l’inflation accompagnée de hausses de salaires correspondantes,ce qui atténuera considérablement les effets du remboursement.

Puis ce furent nos premiers projets de vacances. Une maison louée àQuiberon l’été 1958 : déjà l’amour de la mer et des bateaux. En 1959, unelocation à Préfailles en Loire-Atlantique avec Jean, mon beau-frère, etColette, la sœur de Nicole, et leurs deux enfants. Avec eux nous ferons sou-vent des choses ensemble : sorties et voyages. En 1960, nos vacances se pas-sèrent à La Terrasse, en Isère, où mes beaux-parents venaient d’acheter unemaison : de nombreuses balades vers les grands cols des Alpes, mes chèresmontagnes que j’aimais tant revoir.

Mais c’est 1961 qui marquera un tournant : le début de nos vacances « nomades » avec l’achat d’une grande tente dotée d’un espace central

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Récit autobiographique de 1930 à 1995

entouré de deux chambres. Le luxe ! Dès l’été, nous sommes partis en Italiesur la côte de l’Adriatique. Une 4 CV, quatre personnes, une grosse tente, toutl’habillement pour un mois, quelques ustensiles de cuisine, outre des provi-sions. Je laisse le soin d’imaginer la difficulté du rangement. Jean et Colettenous accompagnaient dans une Citroën 2 CV avec les mêmes difficultés,mais je battais le « beauf » de deux CV. Nous avons poursuivi jusqu’à Pise etRome. Nadine et Jean-Jacques se souviennent sans doute de l’exiguïté de lavoiture et de la chaleur torride de l’Italie.

Début 1962, c’est ma vie professionnelle qui allait connaître un viraged’importance.

L’un de mes anciens copains de l’ENI, détaché à la Direction générale, mefit savoir qu’il quittait l’Administration pour une entreprise publique. Il medemanda donc si j’étais intéressé par son poste. Avec Nicole, toujours asso-ciée à ce type de choix, nous n’avons pas hésité à répondre par l’affirmative.Convoqué à Paris, j’ai été reçu par un sous-directeur au service du conten-tieux. Un long entretien quelque peu impressionnant. J’appris ensuite que cesous-directeur avait été colonel autrefois ; malgré sa cordialité il en avaitgardé quelque raideur.

Peu de temps après, on me fit savoir que ma candidature était agréée. Pasde sélection officielle par voie de concours là non plus, sauf un entretien. Unsystème de recrutement fondé sur la cooptation, comme cela avait été le casà Beauvais.

Plus tard, la Direction générale, qui avait des difficultés à faire monter àParis des rédacteurs installés en province, mit au point un système plus éla-boré. Il consistait à constituer, avec les meilleurs élèves sortis de l’ENI unvivier dans les directions de la région parisienne où elle puiserait en fonctionde ses besoins.

Mon problème administratif réglé, restait à résoudre celui du logement.Pas facile à Paris. Il fut lui aussi réglé favorablement par l’octroi d’un loge-ment à Créteil dans un ensemble immobilier appartenant à la Caisse desdépôts et consignations.

Nous avons quitté Beauvais en mai 1962, à la fois chagrinés de partir d’unlieu où nous avions passé de bons moments… et satisfaits d’aller ailleurs.

Voilà un ensemble de sentiments contradictoires que nous allions souventpartager ensemble avec Nicole tout au long de notre parcours.

Mais Nicole, elle, était particulièrement heureuse de retrouver Paris.

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PARIS-DG

J’ai été nommé à compter du 16 mai 1962 à la 1re direction(Enregistrement) de la Seine à Paris « à la disposition du directeur » pour être« détaché » dans les bureaux de la Direction générale, au service du conten-tieux, sous-direction IVC, bureau IVC1. C’était lumineux… Le service ducontentieux était à l’époque installé dans un immeuble de la rue desPyramides, avant d’être transféré plus tard dans des locaux de la rueTronchet, et bien plus tard dans les locaux flambant neufs de Bercy.

Le IVC1, bureau novateur s’il en était, puisqu’il était chargé de traiter lecontentieux faisant suite aux vérifications générales des fameuses brigadespolyvalentes. Un prélude à la fusion à venir… en matière de technique fis-cale.

À sa tête, un chef de bureau, originaire de l’Enregistrement, entouré derédacteurs d’origine diverse, en majorité des inspecteurs ou inspecteurs prin-cipaux des Indirectes, un inspecteur des Directes, et un enregistreur, en mapersonne. La fusion déjà concrétisée… au niveau des agents. Un avant-goûtdu futur. J’en avais déjà vécu un aperçu à Beauvais lorsque le directeur m’a-vait confié le soin de participer à ce qui s’appelait le secrétariat des directeurs(est-ce la terminologie exacte ?)3 auprès d’un inspecteur principal desDirectes qui dirigeait cet organisme chargé de coordonner les opérationscommunes aux trois régies, notamment en matière de contrôle. Déjà, j’avaisobservé qu’il n’était pas toujours facile de trouver un langage commun.

Mais cette fois j’allais entrer plus avant dans le vif du sujet.D’entrée de jeu, je fus satisfait. L’atmosphère du bureau était très déten-

due, les relations entre les collègues fort simples et décontractées, de mêmeavec le chef du bureau. Une cœxistence inter-régies sans aucun grincement.

3. Secrétariat des directeurs : une note du directeur général des impôts, M. Blot, en date du21 mai 1958, étend le régime des vérifications polyvalentes ou vérifications générales à l’en-semble du territoire. L’activité des vérificateurs généraux (dans le cadre d’une vérification géné-rale, un seul agent vérifie l’ensemble des impôts du contribuable) est limitée aux entreprises dontle chiffre d’affaires dépasse un certain montant. Les vérificateurs sont groupés en brigades de sixagents en moyenne dirigées par des inspecteurs principaux chefs de brigade sous l’autorité géné-rale de la réunion des directeurs départementaux des trois services (Contributions directes,Indirectes, Enregistrement), organe de liaison et d’harmonisation qui établit les programmes etexamine les rapports de vérification. Cet organe intervient depuis 1952, date à laquelle il a étémis en place pour coordonner les vérifications effectuées sous le régime du règlement d’ensem-ble appelé aussi vérification d’ensemble (la situation fiscale du contribuable est vérifiée par deuxagents : l’un pour les Directes et l’Enregistrement, l’autre pour les taxes sur le chiffre d’affaires).Mais les brigades de vérifications peuvent aussi être rattachées aux directions régionales de pleinexercice qui sont créées progressivement.

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Louis Menuet

Nettement plus sympa, moins guindée qu’en direction départementale.L’influence bénéfique des agents des Indirectes me parut d’ailleurs vite pré-pondérante pour le climat relationnel du bureau. Au point que ce ne fut passans incidence en matière syndicale. En effet, il était de tradition que lesagents des Contributions indirectes (CI) soient dans leur grande majoritéinscrits au SNADGI4 et l’osmose de l’équipe du IVC1 fut telle que mon col-lègue des Contributions directes (CD) et moi-même finirent, au-delà de nosconvictions propres, par nous inscrire également à ce syndicat, comme paramitié. À partir de là nous étions vraiment des leurs.

Tous se mirent en quatre pour me mettre au courant et m’aider dans le trai-tement de mes premiers dossiers.

Dans un premier temps, j’étais surtout consulté sur les dossiers compor-tant des rappels de droits d’enregistrement. Puis, assez vite, des dossierscomplets me furent confiés, surtout lorsque le litige concernait des impôtsdirects, les différends relatifs à la TVA étant réservés aux « gros bras »confirmés des Indirectes. Mais progressivement j’en traitai également.

J’allais ainsi rester plus de seize années, de 1962 à 1978, à la Directiongénérale au service du contentieux. Mais ce ne sera pas pour autant la stabi-lité assurée. Je serai successivement affecté dans trois bureaux :

• au IVC1 (affaires polyvalentes), je passerai à peine trois années en tantqu’inspecteur puis inspecteur principal ;

• au IVB3 (contentieux des impôts directs), je resterai six ans commeinspecteur principal ;

• au IVB2 (contentieux des impôts indirects), je serai affecté plus de septans comme inspecteur principal puis directeur divisionnaire.

Je ferai ainsi le tour complet de la fiscalité au travers du traitement ducontentieux. Il m’en restera une expérience très riche pour la suite de ma car-rière. Que de fois j’ai moi-même tempêté contre la complexité de la législa-tion fiscale, véritable labyrinthe où les meilleurs spécialistes parfoiss’égaraient. Mais je pensais, à la réflexion, que ce problème était vrai sansdoute quant à la forme, mais faux au fond des choses, la logique même dedéveloppement et de progrès de notre société conduisant immanquablementà des phénomènes de complexité. La législation fiscale française n’étaitd’ailleurs guère plus complexe que celle des autres pays développés. Denombreux facteurs concouraient à cette complexité :

• la vie sociale qui évoluait : l’équité devenant une exigence forte d’où unetendance nette à la personnalisation de l’impôt ;

4. SNADGI : syndicat national des agents de la Direction générale des Impôts-CGT. Syndicatfondé en 1968. L’auteur veut sans doute parler, plutôt, du SNACI, syndicat national des agentsdes Contributions indirectes, affilié à la CGT.

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Récit autobiographique de 1930 à 1995

• les exigences du développement économique qui provoquaient de nom-breuses mesures spécifiques d’incitation ;

• l’ouverture européenne qui exigeait un minimum de rapprochement desfiscalités entre partenaires ;

• l’intervention des groupes de pression, de plus en plus puissants, quirevendiquaient des dispositifs dérogatoires ;

• la sophistication accrue des techniques comptables et financières elles-mêmes, les montages financiers et juridiques devenant de plus en plus éla-borés ;

• la complexification elle-même devenait source de nouvelles complexitéscar, utilisant cette complexité, les techniques de fraude fiscale, elles aussi,devenaient de plus en plus sophistiquées à l’échelle européenne, voire mon-diale désormais. D’où à nouveau la nécessité de prendre des mesures de pré-vention et de sanction ;

• souvent, il faut le dire aussi, cette complexité, tant décriée, était le faitdes parlementaires eux-mêmes lors de l’examen des projets de loi àl’Assemblée nationale ou au Sénat.

Il faut d’ailleurs à mon avis être lucide et en finir avec certaines hypocri-sies : tout concourt à accroître la complexité. À mes yeux, l’impôt simpledans notre monde compliqué est une illusion. Ce ne peut être qu’un slogandestiné à alimenter des discours démagogiques.

Mes propos ne signifient pas qu’il ne faille rien faire. Mais il faut une for-midable volonté pour tenter d’enrayer cette évolution fatale. Moins de bouli-mie législative sans doute mais ce n’est pas de notre ressort. Plus desimplicité rédactionnelle, sûrement : un vocabulaire plus simple, des phrasescourtes. Sur ce plan, la DGI et ses agents ont un champ d’action possible.

Et pourtant, c’est souvent qu’étaient évoqués des projets de réforme. Cellede la « fiscalité immobilière », en 1963, avait accouché d’un monstre diffi-cile à digérer. Or la complexité atteinte, pour les raisons que l’on vient d’é-voquer, était elle-même un frein, une gêne, à toute autre évolution. Parailleurs, tout ce qui touchait à l’impôt, compte tenu du niveau atteint, étaitdevenu extrêmement sensible aux yeux de l’opinion, prompte à estimer quele meilleur impôt est celui que payent les autres.

Dans ce contexte, les risques étaient grands d’effets pervers insuffisam-ment estimés, de conséquences différentes de celles escomptées ou de trans-ferts plus importants que prévus d’une catégorie sociale à l’autre.

C’est dire que modifier en profondeur un système aussi complexe et ayantatteint un tel niveau de prélèvement devenait un exercice périlleux et ne pou-vait être envisagé qu’avec une extrême prudence, d’infinies précautions.

Certes, au fil des années, des moyens de simulation plus performants,grâce à l’outil informatique, permettront de mesurer de façon de plus en plusexacte les incidences de toutes nouvelles mesures. Aujourd’hui, les risques

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d’autrefois sont donc quasiment éliminés. Mais il demeure qu’une réformeest toujours délicate à mettre en œuvre et qu’elle n’est pas exempte de risquesau plan politique. D’où les hésitations légitimes du législateur lorsqu’il estconfronté à une telle perspective.

Pour ma part, et pour ne m’en tenir qu’à la plus récente innovation, jeconsidère que la création de la CSG (cotisation sociale généralisée) constitueune excellente réforme. Elle réintroduit une dose supplémentaire de prélève-ment proportionnel dans notre système, réintègre dans le champ d’applica-tion de l’impôt des revenus qui y échappaient et elle amorce des modalités depaiement par retenue à la source. Sans doute, plus tard, apparaîtra-t-ellecomme la grande réforme du moment.

C’est au IVC1 que j’ai préparé le concours d’inspecteur principal. Épreuverisquée pour moi à un moment où j’avais quelque peu perdu de vue les droitsd’enregistrement sans pour autant connaître à fond les impôts directs. Maisen 1963, lors de l’épreuve technique, j’ai eu le culot de choisir le sujetconcernant ces derniers. Cette prétention faillit me coûter cher. Le sujet avaitété concocté par les plus fins limiers des Contributions directes avec mainteschausse-trapes particulièrement vicieuses. Je tombai dans la majorité despièges. Le sujet général me mit plus à l’aise : un texte de Paul Valéry sur leproblème du développement excessif de Paris par rapport à la province, éter-nel sujet toujours d’actualité.

Je réussis tout de même le concours, sans doute grâce à ma note de dos-sier qui avait dû compenser mes lacunes sur le sujet concernant les impôtsdirects. Mais devenir inspecteur principal à la centrale ne comportait pas dechangement fonctionnel. Ce nouveau label me donnerait simplement un peuplus de « bouteille » et de prestige vis-à-vis des jeunes rédacteurs. Il m’ap-porterait au surplus un traitement et des primes nettement améliorés. Je res-tai donc au IVB2. Fin 1964, sur mon insistance, on admit qu’il était tout demême temps pour moi de suivre un stage de taxes sur le chiffre d’affaires(TCA). Je suivis donc un stage d’extension de compétence en matière deTCA, mais à titre d’auditeur libre. Une façon de me lâcher avec un élastiquepour pouvoir me rappeler en cas de besoin. Une illustration des réticences decertains chefs de service vis-à-vis des actions de formation professionnellequi les privaient momentanément du concours d’un agent.

En 1965, sitôt formé plus avant à la technique TVA, on me fit comprendreque l’on avait besoin de moi dans le bureau voisin, le IVB3 chargé, lui, ducontentieux des impôts directs. Je n’avais aucune envie de quitter le IVC1 etla réputation de IVB3 n’était pas fameuse : il y régnait un climat tristounetavec une hiérarchie – deux réviseurs et un chef de bureau – qui ne soulevaitpas la joie. Mais je dus me résigner et c’est sans enthousiasme aucun que je rejoignis ce bureau. Mes débuts y ont été pesants et, souvent, j’allais saluermes collègues de IVC1. Au IVB3, les rapports entre la hiérarchie et les

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rédacteurs étaient empreints d’une certaine raideur et de distance. LesDirectes étaient bien l’administration noble que j’avais entendu dénoncer àl’ENI. Manifestement, les enregistreurs et surtout les gens des Indirectesétaient plus décontractés. Mais, peu à peu, je finis par m’apercevoir que lescollègues du IVB3 étaient aussi sympathiques que ceux du IVC1, chacun àsa manière. Il faut se méfier des a priori et là j’en avais été victime.

Durant plusieurs années, nous allions former une équipe soudée. Nous pre-nions très souvent nos repas ensemble dans les cantines administratives. Detemps à autre, une partie de billard ou de ping-pong nous réunissait égale-ment dans une brasserie près de la gare Saint-Lazare avec quelques collèguesd’autres bureaux. Plus tard, ce seront quelques parties de bridge au bureaupendant la pause méridienne. Mon séjour dans les services centraux se pro-longeant, c’est toute une équipe de copains qui se voyait régulièrement, sansclivage de régies, sans frontières politique ou syndicale. Il nous arrivait desnober la cantine et de nous retrouver autour d’une bonne table à dix, douze,voire plus. Quelques très fortes personnalités parmi nous et des débats achar-nés sur tous les sujets, la marche de la maison, les derniers bruits de couloir,le syndicalisme, l’humour, les faits de société, tout était bon pour alimenterun débat, et, bien sûr, la politique où nous représentions tous les horizons.Que de fois avons-nous refait le monde. Que de bons moments passés ensem-ble. Quand je quitterai la Direction générale, ce sera l’un de mes regrets carje ne retrouverai jamais cette franche camaraderie dans les services exté-rieurs. Une exception à Nice où j’aurai la chance de fréquenter à nouveau unde ces copains, nommé à la principauté de Monaco. Avec ce dernier, nouscontinuons à nous fréquenter très régulièrement en compagnie de nos épou-ses. Avec lui, je continue, lorsqu’on se rencontre à Serre-Chevalier, à faire dutennis et du ski et à évoquer nos bons vieux souvenirs de la centrale. Maisquelques noms commencent à nous échapper !

Mon séjour au IVB3 marquera un nouveau virage syndical. Je commen-çais, en effet, à être agacé par l’attitude du SNADGI plus préoccupé, dans sapresse, d’évoquer les problèmes politiques, notamment la guerred’Indochine, que les difficultés des agents. Or, aux Directes, on était tradi-tionnellement au SNUI5 auquel, une nouvelle fois par souci d’intégration àmon équipe de travail, je m’inscrivis. Je resterai adhérent jusqu’au momentoù je serai nommé directeur dans les services territoriaux.

5. SNUI : syndicat national unifié des Impôts. Syndicat qui a pris cette appellation en 1968.C’était auparavant le SNUCD-SFI, syndicat national unifié des Contributions directes-servicesfusionnés des Impôts, lui-même héritier du SNUCD, syndicat national unifié des Contributionsdirectes (autonome) créé en 1962, d’où la remarque de l’auteur : « Aux Directes, on était tradi-tionnellement au SNUI. »

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De l’Enregistrement aux Indirectes et aux Directes, de FO au SNADGIpuis au SNUI… tout un programme de girouette penseront certains. C’estplutôt ce qu’on appelle, en droit, un parallélisme des formes. En vérité, j’é-tais un ferme partisan de la plus grande unité syndicale possible. J’ai souventréagi contre l’extrême dispersion syndicale et la concurrence que chaqueorganisation pratiquait. Sur ce plan-là, les choses n’ont pas changé.

En outre, j’ai toujours eu tendance à privilégier les amitiés plus que lesidées. Je m’aperçois d’ailleurs aujourd’hui, en rédigeant ce récit que c’est làl’une de mes vérités : j’ai côtoyé tout au long de ma vie des copains, des amisqui ont reflété tout l’éventail politique ou syndical d’un extrême à l’autre. Endépit de mes convictions personnelles que j’ai souvent défendues avec ardeuren des circonstances autres que professionnelles, convictions marquées parde fortes préoccupations humaines et sociales, je ne me suis jamais privéd’une amitié sous prétexte que l’on ne pensait pas comme moi.

C’est au bureau IVB3 que j’ai été chargé pour la première fois de fonctionsd’encadrement en tant que chef de section. Il fallait remplacer au pied levél’un des deux réviseurs décédé et le chef de bureau me désigna pour le rem-placer. « Pourquoi lui et non pas moi » se dirent sans doute chacun de mescopains. Comme toujours en pareille circonstance, ce type de question estinévitable, mais l’amitié y résista. À mon grand soulagement, nos bonnesrelations de camaraderie ne furent en rien ternies. D’autant que je ne fuschargé de réviser aucun de mes copains, ce que j’aurais refusé, mais seule-ment trois jeunes rédacteurs fraîchement recrutés.

Décidément, je devais avoir un profil de grand voyageur administratif carle sous-directeur me demanda en 1971 si j’étais intéressé par un poste de chefde section au bureau IVB2. Pourquoi pas ? Une nouvelle fois, je prenais doncmes cliques et mes claques pour m’installer plus loin, dans le même couloir.S’il est vrai que l’ennemi mortel qui guette toute activité administrative estla routine qui assoupit les esprits et fige les comportements… je ne devaiscourir aucun risque.

Une nouvelle équipe à découvrir, issue des Indirectes, un nouveau chef debureau aussi, tout droit venu de l’ENA par le concours interne. Mes précé-dents chefs de bureau, très qualifiés tous deux, étaient, eux, sortis du rang.Mais j’allais vraiment m’entendre à merveille avec ce nouveau patron quiallait beaucoup m’apprendre. Je reste encore impressionné de sa science juri-dique et de son art de la rédaction. Je ne sais si l’on faisait mieux au Conseild’État pour analyser les dossiers les plus complexes et étayer une argumen-tation tout en nuances. C’est l’une des périodes de ma vie administrative oùj’ai reçu le plus une formation aussi enrichissante. Je tiens à lui rendre unhommage appuyé. Je partageais mon bureau avec l’autre réviseur, plusancien que moi. Nous nous entendions fort bien, travaillant souvent en com-mun sur des dossiers particulièrement complexes. Des relations qui se sont

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maintenues au-delà de la Direction générale, puis, un jour, plus rien. Qu’est-il devenu ?

Je révisais le travail de quatre rédacteurs, vieux routiers de la TVA, quiavaient des connaissances techniques supérieures aux miennes.Heureusement, la documentation « Francis Lefebvre » régnait en maître dansles services centraux. Elle me fut d’une grande utilité. C’est sans doute à lalecture de ces ouvrages que je dois de m’être équipé de lunettes.

En seize années, j’ai vraisemblablement examiné un nombre impression-nant de dossiers. Certains complexes, difficiles, d’autres plus nombreux,faciles. Les dossiers les plus importants que j’ai eus à traiter ont surtoutconcerné trois domaines :

• la fiscalité immobilière : j’avais notamment en charge la Côte d’Azur aumoment du boum immobilier. Que d’affaires tordues !

• les impôts commerciaux à l’encontre d’associations de la loi de 1901 pra-tiquant de véritables activités commerciales, telles que la gestion de cliniquesprivées, d’établissements recueillant des enfants handicapés ou des person-nes âgées ;

• et, déjà, la lutte contre le travail clandestin. J’ai eu à connaître des affai-res d’ateliers clandestins dans le quartier du Marais à Paris. Un dossier volu-mineux suivi durant des années. Bien souvent, le fisc arrivait trop tard sanspouvoir mettre en cause les véritables responsables. Que de propositions fai-tes pour lutter plus efficacement contre ce phénomène et notamment les don-neurs d’ordre. Toujours d’actualité.

Que de fois, en traitant des dossiers d’imposition d’office ai-je pensé àmon père et à sa propre mésaventure fiscale.

Et puis combien de dossiers traités qui ne présentaient aucune difficulté,aucun intérêt particulier si ce n’était d’avoir fait l’objet d’une interventionparlementaire. Procédure tout à fait normale, d’ailleurs, le droit de pétitionayant toujours été considéré comme parfaitement légitime en démocratie.Qu’un soin tout à fait particulier soit apporté, en la forme comme au fond, àla préparation de la réponse d’un ministre à un élu est tout aussi légitime.

Mais aussi forte que soit cette nécessité, elle ne justifiait pas toujours quele circuit d’élaboration soit aussi long, que les intervenants sur ce circuitsoient aussi nombreux et que chacun passe autant de temps à cette dérive quej’ai déjà soulignée : le caviardage.

À Beauvais, j’avais connu un caviardage artisanal. À la Direction générale,j’ai connu le caviardage industriel savamment organisé. D’abord un systèmeinterne au bureau à deux niveaux : un réviseur puis le chef de bureau. Il n’é-tait pas rare que le sous-directeur, puis le chef de service, voire ensuite ledirecteur général ou son cabinet, en fonction de l’importance de l’affaire,modifient à leur tour le projet ou posent de nouvelles questions.

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Et il arrivait que, parvenu au cabinet du ministre, le projet ne donne passatisfaction. Quelle lenteur, quelle lourdeur, que de hauts responsables mobi-lisés sur ce qui ne concernait pas toujours vraiment l’essentiel de la marchede l’administration. Trop souvent, l’art d’écrire devenait en fait un « pinaillage » intempestif, au détriment de l’efficacité et de la simplicité.

En tout cas, on aura compris que je n’aimais guère être caviardé. Quandles bornes étaient dépassées, il m’est arrivé de réagir. À deux ou trois repri-ses, mes réactions ont d’ailleurs failli créer des incidents avec la hiérarchiedu bureau IVB3. Sitôt arrivé, mes premiers projets rédigés et voilà que je nesavais plus écrire. Alors qu’au IVC1 ma rédaction paraissait la plupart dutemps satisfaire, là c’était un vrai massacre. La goutte d’eau qui fit déborderle verre : deux ou trois phrases de transmission sur un bordereau d’envoi avecles formules habituelles. Quand ce bordereau m’est revenu de la dactylogra-phie entièrement refait pour dire en fait la même chose, j’ai vu rouge. Je mesuis précipité dans le bureau de mon réviseur pour lui faire part de monmécontentement. Je partis en claquant la porte et je rentrai aussitôt à la mai-son. Me voyant arriver très tôt et dans tous mes états, Nicole fut affolée aurécit de l’incident ; une carrière brisée pensa-t-elle.

Le lendemain je suis revenu bien sûr au bureau et je repris mon travail nor-malement. Dans la matinée, nous avons repris contact avec mon réviseurcomme si de rien n’était. Je n’ai jamais plus entendu parler de cet incident.

Peu de temps après, le chef de bureau me convoqua pour faire le point surmes premiers mois de présence. Quelques compliments, quelques conseilsbienvenus et j’en profitai pour déballer tranquillement mon sac, non sur leprincipe même de la révision, que je ne contestais en aucune façon, mais surles excès d’un caviardage souvent inutile. Je fus surpris de voir mon chef debureau vraiment peiné de mes propos et se lancer dans force explicationspour tenter de justifier le système, puis, dans quelques confidences du genre« moi-même, autrefois, j’ai subi… ». Nous avons passé un long momentensemble à discuter de tout ce qui concernait le bureau, tous deux satisfaits –lui d’avoir joué l’ancien style « bon papa », moi d’avoir dit ce que je pensais.Ce chef de bureau avait des qualités d’homme que je n’avais pas soupçon-nées. Dans les temps qui ont suivi, je constatai que l’on prenait un peu plusde gants pour me réviser. Je n’eus plus à me plaindre. Le cocasse est que de« révisé » je suis devenu « réviseur », par la grâce de ce chef de bureau. Était-ce pour mes qualités réelles ou pour me mettre au pied du mur, sans doute lesdeux…

Dans ma nouvelle fonction, je crois n’avoir jamais oublié mes critiquesprécédentes. Mais comme j’avais à réviser les travaux de tout jeunes rédac-teurs, ma conscience n’eut pas trop à souffrir.

Pour en terminer avec ce problème, j’ajouterai que de nombreux rédac-teurs s’en plaignaient également dans des bureaux voisins. L’un d’eux, plein

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d’humour, s’amusa à rédiger un projet de réponse en reprenant exactementau fond et en la forme la prose de son chef dans une affaire similaire déjà trai-tée. Son projet lui est revenu modifié de fond en comble. Il demanda alors àson chef, le plus sérieusement du monde, de lui préciser quelle était la rédac-tion qui devrait à l’avenir être retenue en cas d’affaires semblables. Le chefde bureau fut, paraît-il, confus… et l’histoire fit le tour du service du conten-tieux.

Un autre incident – sans gravité non plus – m’opposa au responsable duIVB3 à propos de l’intervention d’un parlementaire très en vue. C’était dansune période préélectorale, toujours sensible et mouvementée, tant le courrierparlementaire connaissait d’un coup des eaux très hautes. Comme mes collè-gues, j’avais par-devant moi un stock important (plus d’une centaine de dos-siers) à traiter de suite. Mais il était quasiment impossible de définir de façonrigoureuse le degré d’urgence de chaque affaire. D’où des retards apportésinévitablement au traitement de certaines. C’est ce qui m’arriva et provoquade la part de mon chef un commentaire, écrit en marge du projet, que j’esti-mais peu courageux, du genre « ce n’est pas ma faute, c’est celle du rédac-teur ». Je n’appréciai pas du tout. Je pris donc également ma plume pourajouter mon propre commentaire sur le thème « une urgence chassant l’autredans un stock augmentant sans cesse, de tels retards, quoique regrettables,sont inévitables ». Avant de faire remonter le dossier dans la hiérarchie, monpatron me proposa de supprimer nos commentaires respectifs et de refaire leprojet avec un commentaire plus neutre.

Le traitement des urgences au niveau de chaque bureau était d’ailleurs unvrai problème. Le « pif » ne pouvait y suffire. Peu à peu, s’institua donc unsystème de cotation allant du banal urgent au plus sérieux « TU » jusqu’auplus cœrcitif « TTU » souligné d’un ou de plusieurs traits au crayon rouge !Puis arriva le très pressant « TTTU » : là, ça brûlait. La machine administra-tive venait de faire là une avancée considérable.

Un collègue, toujours l’humoriste du bureau voisin, ne manquait pas uneoccasion d’aller demander à son patron, avec un nombre impressionnant dedossiers sur les bras, l’ordre de traitement de chacun. Tout le service en riait.

En mai 1968, les services centraux n’ont pas échappé à la crise sociale età la turbulence générale qui s’étaient emparées de la France.

Le fonctionnement de la DG en fut fortement affecté. Une partie desagents participait aux mouvements de grève. Mais la majorité, habitant labanlieue, était en fait souvent empêchée de rejoindre le centre de Paris du faitde la paralysie quasi totale des moyens de transport.

Ces événements marqueront durablement la société française, en mal pourcertains, en bien pour d’autres, tout événement de cette ampleur comportantinévitablement des points positifs et des aspects négatifs.

À la Direction générale tout rentra assez vite dans l’ordre.

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C’est au bureau IVB2 que j’ai été nommé en 1972 directeur divisionnaire.Hormis la rémunération, ce nouveau grade ne changea rien à ma situation deréviseur. J’eus l’occasion de faire l’intérim du chef de bureau durant troismois. Expérience très intéressante. Un temps de travail plus important. Desretours plus tardifs, le soir. Quelques dossiers emmenés à la maison…

Je n’ai pas vécu la période de la fusion des trois régies sur le terrain.Quelques échos nous parvenaient toutefois par les commentaires de couloir,les propos des directeurs en visite. Mais que d’échos contradictoires. Lafusion se déroulait fort bien pour certains, mal pour d’autres. Qui croire ?Autant de départements, autant de cas particuliers sans doute, en fonction dela personnalité des protagonistes condamnés désormais à travailler en com-mun. Le contexte culturel de chaque régie, le poids des habitudes de chacun,la pesanteur des mentalités pesaient bien évidemment très lourds. Vus de lacentrale, au travers des dossiers reçus des directions, nous constationsd’ailleurs les effets pervers, mais momentanés, de l’opération au plan de lamaîtrise de la technique fiscale. Une affaire d’impôts directs mal « ficelée »et c’était bien sûr un enregistreur qui avait dû la traiter dans une direction oùl’état-major était essentiellement originaire des Indirectes. Et vice versa évi-demment. Il faudra des années pour que la fusion soit vraiment admise dansles esprits et devienne une réalité concrète dans les faits. C’est une opérationqui sera, en définitive, une grande réussite.

C’est dans les années 70 qu’ont commencé à se dessiner les contours demon futur parcours. Dès 1972, mon patron au IVB2 m’avait invité à me por-ter candidat à l’intégration dans le corps des administrateurs civils. Plusieursannées de suite, je renouvelai ma demande.

Dans le même temps, prenant conscience des risques d’ankylose qui guet-taient tout détaché s’attardant trop dans les services centraux, la DG les invi-tait à faire leur mobilité sur le terrain. Je ne pris pas à la légère ce risque,ayant vu les ravages produits chez quelques-uns. Voulant toujours marcherplus vite que la musique, je rédigeai donc en 1975 une note appelant l’atten-tion sur ma situation personnelle et informant mes patrons de mon intentiond’être candidat dans une direction de Paris. J’avais d’ailleurs déjà pris descontacts et un poste se profilait à la DNEF (Direction nationale des enquêtesfiscales). La réponse ne se fit pas attendre. C’était carrément non. Coincé àla DG, je renouvelai donc ma demande d’accès au grade d’administrateurcivil en 1976 ; toujours en vain, alors que je savais avoir été classé en rangutile par rapport au nombre de postes attribués au ministère des Finances.Dans le cheminement des dossiers de candidature jusqu’au ministère de laFonction publique, mon dossier dut se perdre… J’avais tout simplement étédevancé au final par des collègues se trouvant dans des cabinets ministériels,passage obligé pour réussir à ce niveau.

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Je n’en eus aucune amertume, c’était là la loi du genre applicable en toustemps, que la balance politique penche d’un côté ou de l’autre. Cet échec m’aen définitive rendu service dans la mesure où j’ai pu ainsi dérouler une car-rière complète dans les directions territoriales où, sans aucun doute, le travailétait plus passionnant et plus proche des réalités.

En effet, je décidai, en 1977, de me présenter devant le comité de sélectionpour l’accès au grade de directeur départemental : le fameux « tour de piste »qui comportait des entretiens avec les différents responsables de la DG. Montour de piste se déroula sans problème à mes yeux. J’étais de la maison, cequi me mettait plus à l’aise, de toute évidence, que les collègues venus delointaines provinces.

Je fus inscrit sur la liste des futurs directeurs départementaux.J’allais donc bientôt quitter la Direction générale. Ces seize années m’a-

vaient permis de connaître le fonctionnement de l’administration centrale,ses qualités, ses défauts.

Les qualités, elles, étaient évidentes à mes yeux. Un climat général de tra-vail excellent, une camaraderie réelle entre les agents, des relations courtoi-ses fondées sur le respect mutuel, comme si les barrières hiérarchiquesétaient plus effacées que dans les services extérieurs.

Des agents de grande qualité pour la plupart. En moyenne de plus hautniveau que sur le terrain. Des patrons à la hauteur, à quelques exceptionsprès. Des énarques fonctionnant intellectuellement à cent à l’heure. Une idéetoutes les minutes pour certains, de quoi essouffler les services. Des méca-niques intellectuelles hors pair. Toutefois, quelques ratés, comme en com-portent toutes les sélections aussi sévères soient-elles. J’en ai connu,véritables bêtes à concours, qui « patinaient » dans leurs activités quotidien-nes, êtant dans l’incapacité de passer de la théorie à la pratique. Souvent,aussi, des difficultés à appréhender la réalité concrète de la vie des services.De là à penser que la présence de détachés des services extérieurs était abso-lument indispensable et que, mieux, un accès plus large de ceux-ci au corpsdes administrateurs civils était souhaitable, il n’y avait bien sûr qu’un pas àfranchir.

Mais, si je peux me permettre de donner mon avis à ce sujet, je persiste àpenser que l’ENA, en dépit des critiques dont elle fait l’objet, est une écoleindispensable à la formation de responsables au plus haut niveau des grandssecteurs de l’État. Seul problème à mes yeux : le fameux pantouflage.

Quant aux défauts de fonctionnement de l’administration centrale, ils sont,eux aussi, fort bien connus. J’en ai signalé certains qui mettent en caused’ailleurs moins la qualité des hommes que le système d’organisation et defonctionnement lui-même.

La Direction générale était, en fait, encombrée de choses qui pouvaienttrès bien être prises en charge à des niveaux de responsabilité inférieurs.

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Même constat que celui que j’avais fait à Beauvais pour les directions terri-toriales.

La solution passait, en particulier, par une déconcentration des tâches etdes décisions relevant d’une pure gestion, l’échelon central n’étant plus alorsqu’un échelon d’impulsion générale et de coordination, avec seulement desmissions de prospective et de contrôle.

Beaucoup a déjà été fait en ce sens. Il sera sans doute nécessaire d’allerplus loin.

Durant cette période privilégiée, au-delà des nombreux rapports d’amitiéque j’ai pu nouer, j’ai beaucoup appris en matière de technique fiscale maisaussi quant à l’exercice des fonctions de la Direction générale vis-à-vis desservices extérieurs.

Tout ce bagage accumulé me servira grandement dans la période qui allaitsuivre.

** *

Il ne me restait plus qu’à formuler une demande d’affectation. C’est enfamille que les choix furent arrêtés : en premier lieu, Paris, de façon à restertous ensemble dans notre maison de Coye-la-Forêt ; ensuite, tout un circuittouristique allant de l’Isère aux Alpes-Maritimes, de la montagne à la mer. Cefut Nice. Cette destination réjouit toute la famille. Que de belles perspectivesau bord de la Méditerranée !

Durant notre séjour parisien, notre vie familiale s’était poursuivie avec unmode de vie nouveau. Fini les repas de midi à la maison. Je partais tôt le matinpour ne rentrer que tard le soir. D’où le sentiment d’une vie familiale moinsdense qu’auparavant. Dès le début de notre séjour : un événement heureux etjoyeux avec la naissance du troisième, Jean-Philippe. Quel bonheur pour tous !Mais la grossesse de Nicole avait été difficile, elle resta alitée six mois. J’aidû alors faire face à des tâches ménagères le soir en rentrant, à un moment oùje préparais le concours d’IP (inspecteur principal). Tout se termina très bien :un magnifique garçon, une maman bien remise et le concours réussi.

Plus tard, deux événements malheureux en l’espace de trois ans : le décèsde mon père en 1969 après une longue maladie. Pendant des mois j’étais alléle voir à l’hôpital chaque jour durant la pause méridienne. Moment extrême-ment douloureux pour moi. Ma première confrontation avec la disparitiond’un être très proche. Chaque fois que nous avions rendu visite à mes parents,chez eux puis à l’hôpital, mon père me demandait : « Alors, bientôt directeur ? ».Il n’aura donc pas vécu assez longtemps pour que je puisse lui donner ce plai-sir. Ma mère ne lui survécut que trois ans et décéda à son tour en 1972.Désormais, sans mes parents, je me sentis comme mis à nu. Heureusement,Nicole et les enfants étaient là. Nous avons emménagé trois fois en régionparisienne. À Créteil, puis à Sarcelles. Enfin, en 1972, à Coye-la-Forêt, en

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pleine forêt de Chantilly, dans une belle maison de campagne avec son jar-din. Notre première acquisition immobilière grâce à des prêts importants.Mais le rêve pour tous. Une vie de village aux portes de Paris. En famille,nous nous sommes mis au tennis, et les week-ends nous réunissaient tous surles cours. Nos aventures nomades allaient aussi reprendre avec l’achat d’unecaravane. L’Italie plusieurs fois, Rome, Venise, Naples, la côte Adriatique, lacôte méditerranéenne, et la Sicile.

L’Espagne une première fois à cinq, avec Jean-Philippe dont c’était, à deuxans, le premier voyage ; la côte Atlantique jusqu’au Portugal. Une deuxièmefois par la côte méditerranéenne jusqu’en Andalousie. La Yougoslavie jus-qu’à la frontière albanaise. Les pays nordiques : le Danemark, la Suède, etsurtout la Norvège jusque dans ses fjords les plus lointains. J’ai même faittraverser le Channel à ma caravane pour visiter Londres. La conduite à gau-che avec la caravane aux fesses dans quelques grands carrefours de la ban-lieue londonienne, ce fut un moment épique dont les enfants doivent encorese souvenir. Notre caravane nous a apporté durant plusieurs années des joiesimmenses. Seul point noir pour les enfants lors de nos voyages : les visitesdes musées ! Le musée du Vatican à Rome, celui du Prado à Madrid leurparurent fort longs. Heureusement, nos voyages nous amenaient toujours enbord de mer ou d’océan, c’était la récompense.

Mais Nicole qui affectionnait la peinture, qu’elle pratiquait elle-mêmeavec beaucoup de savoir-faire, était avide de ces visites. Moi, je suivais inté-ressé, mais vite fatigué si la visite se poursuivait trop longtemps…

Nous avions installé notre caravane toute l’année dans un camp de loisirsà Nesles-la-Vallée proche de l’Îsle-Adam, où nous nous rendions très souventle week-end. Quasiment une résidence secondaire.

Nous y retrouvions des amis caravaniers. Avec nos enfants et les leurs,nous faisions des parties de volley-ball dignes de professionnels. Et quellejoie, l’été venu, de partir en toute liberté à travers l’Europe. Des souvenirsinoubliables. Il faut préciser qu’à l’époque, les routes et les caravaningsétaient bien moins encombrés qu’ils ne le sont devenus par la suite.

De toute façon, nos moyens financiers de jeune cadre de la fonctionpublique n’auraient pu nous permettre de tels voyages d’hôtel en hôtel.

** *

Nadine et Jean-Jacques avaient grandi.Le bac réussi ils avaient continué, tous deux à Amiens, Nadine dans des

études de psycho-motricité et de psychologie, Jean-Jacques dans des étudesde médecine.

Le temps venait de se séparer d’eux. Ça n’a pas été sans peine pour les unsni les autres. Rassurés tout de même dans la mesure où, en fait, ils ne res-

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taient pas seuls. L’un et l’autre « fréquentaient » en effet leurs futurs époux,étudiants en médecine.

Nadine s’est mariée avec Patrick en 1978, quelques mois avant notredépart pour Nice. Jean-Jacques avec Eliane en 1979, après notre installationdans les Alpes-Maritimes. Deux grands moments d’émotion pour nous. Nousétions tranquillisés de les voir ainsi bien accompagnés dans leur nouvelle vie.Mais tout de même bien peinés de se séparer d’eux pour une destination silointaine. Peinés également de quitter notre maison de Coye-la-Forêt quenous avions si bien aménagée autour de notre vie familiale. Nous la mettronsen location durant plusieurs années.

On n’insistera jamais assez sur les conséquences familiales découlantd’une vie administrative très mobile. Le prix à payer pour le déroulementd’une carrière est extrêmement élevé à ces moments charnières de la vie oùl’on quitte les enfants. Moment très dur pour la maman en particulier.

Fort heureusement, le petit dernier, Jean-Philippe, nous suivait à Nice.Voilà qui tempérait notre chagrin. Lui aussi avait grandi et ses études secon-daires en étaient déjà au niveau de la troisième. Il lui faudrait trouver de nou-veaux copains à Nice.

Fort heureusement également, nous formions avec Nicole un couple suffi-samment uni et fort pour faire face le mieux possible. J’ai eu l’occasion deconstater à plusieurs reprises que tel n’était pas toujours le cas chez certainscollègues où ce nomadisme administratif provoquait à la longue de sérieusesperturbations au plan familial.

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NICE I

Tous trois, Nicole, Jean-Philippe et moi, nous sommes arrivés à Nice finseptembre 1978 pour prendre mes fonctions de directeur départemental,assistant du directeur des services fiscaux, à compter du 1er octobre suivant.

Après un bref séjour à Juan-les-Pins dans un studio loué, nous nous som-mes installés dans l’appartement de fonction situé au dernier étage de ladirection. Un bel appartement au cœur de la ville, à quinze minutes du bordde mer. Nicole, contente d’aménager son nouvel appartement, Jean-Philippesatisfait d’être si proche de la Grande Bleue, tous trois heureux de découvrirplus avant Nice et la Côte d’Azur. Mon grand-père maternel m’avait autre-fois raconté ses vacances à Nice du temps du Front populaire et des premierscongés payés.

Quant à moi, une rude reconversion m’attendait. J’avais quitté les servicesextérieurs en 1962, avant la fusion des trois régies, j’y revenais seize ans plustard après la réalisation de cette fusion. Fusion qui, en définitive et en dépit dequelques nostalgiques, n’avait laissé de cicatrices visibles ni à la direction, nidans les services. Personnellement, j’avais viré ma cuti depuis bien longtemps.

Je ne me ferai pas l’injure de penser que je ne connaissais pas la nouvelleorganisation. Mais je n’en avais que des connaissances théoriques. J’allaisdevoir « plonger », sans transition, dans la réalité concrète des nouveaux ser-vices fusionnés, un peu dans l’inconnu pour moi.

C’était d’abord la découverte des directions « new-look », ayant intégrécelles des anciennes régies, gérant ainsi la totalité de la fiscalité et des servi-ces chargés de l’appliquer. En seize ans, ces structures étaient passées d’uneère purement artisanale à l’ère quasi industrielle.

À Beauvais, l’organisation interne de la direction, qui comportait un effec-tif faible, était fort sommaire, peu structurée. Le rédacteur travaillait directe-ment avec le directeur départemental. À Nice, les nouveaux aspectsdimensionnels avaient tout bouleversé. Des effectifs bien plus importantsavaient exigé une organisation plus structurée avec des services en plus grandnombre, un encadrement plus étoffé, et des relais hiérarchiques plus démul-tipliés. C’est ainsi que le rédacteur niçois dépendait de trois niveaux hiérar-chiques. Il travaillait au quotidien avec le directeur divisionnaire, souventavec le directeur départemental assistant le directeur des services fiscaux,plus rarement avec ce dernier.

Ce changement d’échelle avait également impliqué la mise en place de cir-cuits d’information, de distribution de courrier, et d’organes de dialogue –conseils de direction – plus élaborés.

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En tout cas, un résultat heureux que je constatai très vite : un patron mieuxdégagé des préoccupations de gestion quotidiennes que son ancien collèguede Beauvais, et disposant ainsi d’une plus grande disponibilité pour dirigerl’ensemble des services du département au plus haut niveau.

Ayant à peine quitté la Direction générale, je pensais, déjà, que j’y avaispassé un séjour agréable dans un « cocon douillet », protégé des turbulencesde la vie administrative extérieure. Une rapide description des lieux suffira àfaire comprendre mes craintes. La direction comportait, en effet, une cen-taine d’agents sous l’autorité d’un directeur des services fiscaux responsabledu département, des deux directeurs départementaux pour l’assister (en faitses adjoints) et de six directeurs divisionnaires à la tête des divisions : per-sonnel, organisation, contrôle fiscal, contentieux de la fiscalité des entrepri-ses et de la fiscalité immobilière, contentieux de la fiscalité des personnes,affaires domaniales. Les inspecteurs principaux étaient environ une ving-taine. Il y avait 13 centres des impôts (CDI), 1 recette divisionnaire et 13recettes principales outre quelques recettes locales, 2 centres des impôts fon-ciers (CDIF), et 4 conservations des hypothèques. Les effectifs du départe-ment s’élevaient sensiblement à 1 400 agents au total. C’était donc un trèsgros département, l’un des plus importants au plan national. J’ajoute que laréputation du département, vue de Paris, n’était pas des meilleures, ni au plande la pugnacité d’une partie de ses agents, ni au regard du civisme fiscal deses contribuables. Quelques difficultés relationnelles entre la direction et lecorps des inspecteurs principaux contribuaient, au surplus, à assombrir le cli-mat général du département. On aura compris que mon affectation n’était pasvraiment un cadeau et que je ne venais pas pour faire du tourisme.

Ma nomination comme directeur dans les services territoriaux allait rapi-dement me poser un problème de conscience personnel par rapport à monappartenance au syndicat SNUI. Cette adhésion restait-elle compatible avecmes nouvelles fonctions alors que celles-là impliqueraient un dialogue avectoutes les organisations syndicales ? Or, dans mon futur rôle d’acteur du débatparitaire, voire d’arbitre entre des positions syndicales divergentes, j’entendaisapparaître comme neutre et objectif, guidé par la seule préoccupation des inté-rêts de l’administration et de ses agents. De ce point de vue, toute apparte-nance me semblait, malgré les efforts pour respecter la plus grande objectivitépossible, comporter inévitablement le risque d’être suspecté de partialité.

Je décidai donc de rompre avec le SNUI à qui je fis une belle lettre pourlui expliquer. Ai-je été compris ? Ai-je eu raison ? Vrai ou faux problème d’é-thique ? Je me posais sans doute trop de questions ! Certains collègues necomprenaient pas, d’ailleurs, ma position. En tout cas, ce dont je peux témoi-gner, c’est que cette décision me rendit personnellement, dans ma tête si j’osedire, extrêmement libre, dans mes prises de position, sans être gêné d’êtretaxé de partialité.

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Je pouvais être accusé de briser la solidarité nécessaire entre tous lesagents de la DGI. C’est exact. Mais j’ai connu des collègues restés « encar-tés » qui ont eu des difficultés relevant, par certains aspects, de véritablesrèglements de comptes.

Je constatai très vite que mon grade de directeur départemental allait dés-ormais me coller à la peau comme un gant à la main. Dès le premier jour, lessecrétaires, tout sourire dehors, m’avaient claironné du « Monsieur le direc-teur ». D’autres agents rencontrés, l’œil inquiet, m’avaient salué de mêmedans une attitude fort respectueuse. Certains avec la même silhouette cour-bée que j’avais autrefois constatée à Beauvais. J’avais envie de leur dire : « Redressez-vous, je ne suis ni Dieu ni pacha… » Il faut dire que sur le plandu comportement et de la tenue vestimentaire, le paysage avait fortementévolué en quelques années. À côté d’une vieille garde très révérencieuse,vêtue encore de façon traditionnelle, des « post-soixante-huitards » avaient,eux, adopté une attitude plus cool, abandonné veste et cravate pour la che-mise. Nous étions, il est vrai, dans le Midi. D’année en année, cette évolutionse confirmera et gagnera la très large majorité des agents. Il faudra bien quela hiérarchie s’y adapte. Mais je me suis toujours amusé de quelques collè-gues directeurs, indignés à l’arrivée de jeunes inspecteurs et contrôleurs entenue non réglementaire. J’exagère à peine.

L’accueil personnel du directeur des services fiscaux fut très cordial.L’autre directeur départemental, jovial. Mon prédécesseur, administrateurcivil en mobilité, fut extrêmement chaleureux et me donna force renseigne-ments sur la direction et le département et des conseils bienvenus. Il retour-nait, lui, dans les services centraux où j’aurai l’occasion de le revoir souventpar la suite. Les directeurs divisionnaires étaient sympathiques aussi mais unpeu sur leurs gardes.

Dans les semaines qui ont suivi j’ai très vite constaté qu’en fait, j’étais vic-time de deux a priori tenant à ma qualité d’ancien détaché à la DG. Un, j’é-tais soupçonné d’y avoir des relations d’où une certaine méfiance. Pas tout àfait l’œil de Moscou, mais pas loin… Deux, je ne devais pas savoir grand-chose de la marche des services, d’où quelques sourires condescendants. Jecompris aussitôt que l’un de mes premiers objectifs serait de dissiper ces pré-jugés au plus vite.

Et, décidément, le contentieux aussi me collait à la peau. Voilà plus devingt années que de Beauvais à Paris j’avais pratiqué cette discipline soustous ses aspects possibles en toutes matières fiscales. Je n’avais donc légiti-mement qu’une hâte, faire autre chose. Or, le directeur me proposait de pren-dre en charge les deux divisions chargées du contentieux ainsi que celles desaffaires domaniales. Je tentai de faire valoir mon point de vue. Le DSF(directeur des sevices fiscaux) me démontra qu’en prévision de la mise enœuvre prochaine de la déconcentration du contentieux, j’étais l’homme de la

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situation. Ultérieurement, je pourrais d’ailleurs permuter avec l’autre direc-teur assistant, me promit-il.

L’une de mes premières préoccupations, comme tout directeur qui s’ins-talle, a été de faire connaissance avec tous les agents du département.D’abord ceux de la direction, à tout seigneur tout honneur, puis des servicesdu terrain. Certes, avec 1 400 agents, l’exercice avait forcément ses limites,il ne faut pas rêver… De nombreuses poignées de main, beaucoup de souri-res, quelques mots échangés. Avec, tout de même, à chaque fois, un pointcomplet avec le responsable local sur la marche et les difficultés de son ser-vice.

Mais c’était là une opération absolument indispensable à laquelle j’aiconsacré beaucoup de temps durant plusieurs mois, tout en assurant à ladirection le travail quotidien en contentieux et domaine. Cela me paraissait lamoindre des choses à mon arrivée, d’aller à la rencontre des agents sur leurslieux de travail. Ne serait-ce que par considération et courtoisie pour eux etpar intérêt, pour moi, de prendre le pouls des services. Ainsi pourraient-ils aumoins mettre un visage sur une signature au bas des notes à venir.

J’ai beaucoup écouté, j’ai beaucoup appris. Je me suis peut-être tropattardé parfois, m’a-t-il semblé, à voir l’œil réprobateur de certains direc-teurs. Il me fallait faire le tri entre les anecdotes et l’essentiel. J’ai pris beau-coup de notes que je répartissais ensuite entre les divisions de la directionpour examen plus approfondi, là était peut-être la cause de certaines répro-bations.

Ces visites me donnaient également l’occasion de constater les conditionsmatérielles d’installation des services. Rien à voir entre le tout récent hôteldes impôts de Nice abritant cinq cents agents environ dans un confort tout àfait remarquable et quelques autres installations immobilières vétustes, nonfonctionnelles, où les services se trouvaient très à l’étroit. Là, le modernisme,ailleurs, l’héritage du passé.

Héritage très lourd également en matière d’avancement de certains tra-vaux. En particulier des retards considérables dans certains CDI surchargés,comme en témoignaient des armoires débordantes de papiers à classer.

Je n’ai pas omis, par ailleurs, de recevoir dans les toutes premières semai-nes, un à un, tous les inspecteurs principaux. Certains, assez nombreux,reprochaient encore à la direction de s’être montrée « tiède » dans une affairemalheureuse qui avait mis en cause la responsabilité personnelle de l’un desleurs. Difficile pour moi d’y voir clair. L’événement remontant à plus d’unan. Mais je constatai, bien que prévenu, combien le malaise était profond etle climat relationnel dégradé entre les directeurs et les inspecteurs princi-paux. Cette situation se manifestait même dans les conseils de direction élar-gis où siégeaient les uns et les autres. Certains, qui ne manifestaient aucunesprit de solidarité avec la direction, ne rataient aucune occasion de la mettre

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en difficulté. C’était chose facile dans un département où rien n’était simple.Tout cela me donnait l’impression pénible d’un règlement de comptes quin’en finissait pas. Souvent, j’ai été très mal à l’aise pour mon directeur desservices fiscaux méchamment mis en cause, malgré toutes les tentatives d’a-paisement et de défense faites par les directeurs et moi-même bien évidem-ment. C’est dans ces temps-là que des IP ont créé une association desemployés supérieurs qui, durant plusieurs années, allait donner du fil à retor-dre à l’administration au plan national autour du fameux « malaise des IP ».Quand je quitterai l’administration, j’entendrai encore parler de malaise parcertains. Pourtant, entre-temps, que de soins apportés par la DG et les direc-teurs pour apaiser ce climat délétère en les associant le plus étroitement pos-sible aux équipes de commandement, que de mesures prises en réformantnotamment le rôle des intéressés, devenus experts en audit, chefs de brigadeou chefs des centres des impôts les plus importants. Je me suis souventdemandé si ce n’était pas le propre de tout grand organisme de connaîtrepériodiquement chez certains cadres ce type de phénomène, au surpluscontagieux. En effet, plus tard, ce sera au tour des directeurs divisionnairesd’être en état de « malaise ». L’épidémie a-t-elle été stoppée ou s’est-ellerépandue ? Je ne sais.

Toujours est-il que j’ai été plus d’une fois agacé (le mot est faible) par cetype de comportement, qui, certes pouvait être le révélateur d’un vrai pro-blème méritant un examen attentif, mais relevait toutefois aussi d’une simplemorosité endémique, voire d’un certain nombrilisme ou négativisme.Certains se complaisaient dans de tels états. J’avoue qu’aujourd’hui encore jetrouve ce type d’attitude inadmissible pour des cadres. Et que dire de ceschefs de centre des impôts ou receveurs dont l’aptitude à baisser les bras à lamoindre difficulté était bien connue. Quel exemple démobilisateur pour lesagents. « Le bureau des pleurs est fermé », avais-je envie de placarder sur maporte lorsque certains me demandaient un rendez-vous.

La Direction générale et les directeurs ont sans doute une part de respon-sabilité dans cette situation. Mais le rôle de chaque échelon hiérarchique auniveau départemental – direction, inspecteurs principaux, chefs de service –comportait trop d’ambiguïté faute d’avoir été suffisamment défini et faute decomporter des responsabilités clairement identifiées.

À décharge aussi : la fusion des trois régies, qui avait été une opérationénorme, de longue haleine, et qui venait à peine d’être complètement digé-rée.

Il faut bien reconnaître par ailleurs qu’il n’est pas toujours aisé de parve-nir à mobiliser l’ensemble de ses collaborateurs dans un élan positif et ambi-tieux. Pourtant tel est bien là l’objectif idéal. Maintenant à la retraite, oùd’acteur je suis devenu spectateur, ce sont des choses qu’il est possible dedire avec une grande facilité.

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Revenons à Nice où j’ai dû également recevoir les représentants locaux desorganisations syndicales, grandes ou petites, pour ne vexer personne. Demême pour les organisations mutualistes. Que de doléances, que de revendi-cations. De toute évidence, ils chargeaient la barque au maximum, pressen-tant que je ne connaissais pas encore tous les problèmes du département. Làaussi, j’ai pris des notes sur l’essentiel, fait le tri entre les vrais et les fauxproblèmes. C’est à Nice que j’ai appris plus avant à faire la part des choses,à les relativiser et à découvrir la nécessité de multiplier ses sources d’infor-mation pour les recouper et approcher au mieux la vérité. J’apprendrai aussià relativiser les propos de chacun en fonction de sa propre personnalité, àdevenir non pas méfiant mais circonspect.

Dans le même temps, j’ai dû me présenter aux personnalités extérieures àla DGI, au premier rang desquels le préfet et ses plus proches collaborateurs.Le maire de la ville aussi, et tous les responsables départementaux des autresadministrations de l’État, avec priorité donnée à ceux des administrationssœurs : Trésor, Douanes, Concurrence et Prix. Puis vint le tour des magistratsles plus importants, en particulier le président du tribunal administratif deNice, ça pourrait servir en matière de contentieux. Cette rencontre m’a étéeffectivement utile lorsque plus tard j’ai entrepris une opération de « balayage » des vieux dossiers encore bloqués au tribunal. Celui-ci connais-sait un retard de plusieurs années encombré qu’il était par le contentieux desélections, une image de la complexité méditerranéenne.

Je rendis visite aussi aux présidents des organismes socioprofessionnels.La visite à la chambre de commerce était importante car le directeur des ser-vices fiscaux était convié à ses assemblées générales comme conseiller tech-nique. Je l’y représentais souvent. De temps à autre, il fallait répondre àquelques questions d’ordre fiscal, voire faire un exposé. Par exemple, sur ladémarche de modernisation de l’administration, déjà à l’ordre du jour, ou lecontrôle fiscal, sujet qui donna lieu à quelques applaudissements… polis. Lachambre des métiers où le Cid-Unati ne jouait pas de rôle déterminant : deuxou trois dossiers en plus de cinq ans pour lesquels j’ai reçu ses représentantsqui ne manifestaient aucune animosité. La chambre d’agriculture, plus fol-klorique, où chaque année je venais participer à la fixation des forfaits agri-coles notamment pour les producteurs de roses, l’une des professions les plus« sensibles » du département… pas loin derrière les chauffeurs de taxis. Cesderniers, « titillés » par le service local au sujet du montant de leurs forfaits,trop souvent ridiculement faibles, avaient menacé, il y avait peu de temps,d’abattre tous les palmiers de la Promenade des Anglais si l’administrationosait persister. Elle persista timidement. Mais j’allais omettre le recteur quimérite quelques mots. En effet, chaque année, ce haut fonctionnaire réunis-sait son « conseil de la chancellerie » où siégeait notamment le directeurrégional des impôts de Marseille, qui nous demandait toujours de le repré-

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senter. Objet : fixer le budget annuel de la chancellerie qui n’était en fait quecelui du recteur pour payer, entre autres, le personnel de son secrétariat…, etquelques amuse-gueules et alcools pour ses réceptions officielles. Le recteurrecevait beaucoup. Vraiment cocasse. La vieille république. Certains ose-raient dire « bananière »… Je constatai, très vite en tout cas, que la DGI n’é-tait pas aussi généreuse avec ses directeurs pour montrer, comme il se devait,l’exemple de la rigueur financière aux autres administrations.

Tout au long de ces visites, je constatai une confusion certaine quant à monrôle exact, même dans les esprits les mieux avertis des particularités de lafonction publique. Grade : directeur départemental. Fonction : directeur-adjoint. Un vrai maquis qui pouvait donner l’impression fâcheuse d’unearmée de colonels et jeter le trouble chez les agents eux-mêmes. Il ne serait pasmauvais de donner un coup de balai dans toutes ces arcanes hiérarchiques : dudirecteur départemental qui n’est qu’un adjoint à ce directeur-adjoint quin’exerce que des fonctions d’inspecteur principal. Et du « divisionnaire » quel’on met à toutes les sauces du directeur aux inspecteurs et contrôleurs. Àquand le tour des agents de constatation ? Le tout agrémenté de quelquesingrédients du genre : classe, échelon, chevron, surindicié, etc., qui viennentajouter à la confusion générale. Il serait pour le moins souhaitable au nom dela transparence et de la clarté de rétablir un minimum de cohérence entre lesgrades et les fonctions.

Cela dit, une visite m’a été tout particulièrement agréable pour la suite demon séjour à Nice. Celle faite auprès de la DDE (direction départementale del’équipement) où, en l’absence du patron, je fus reçu très cordialement parson adjoint. Après avoir évoqué quelques problèmes d’ordre administratif, ilme vanta les mérites de la Côte d’Azur et ses possibilités de loisirs. Je lui disque j’avais l’intention d’acheter un petit voilier. Il me prévint alors que tousles ports de plaisance étaient bien pleins et me recommanda de lui télépho-ner si je donnais suite à mon projet.

Quelques mois plus tard, avec Nicole, nous achetions effectivement notrepremier voilier : un « Jouet » de 7,50 m juste de quoi embarquer quatre per-sonnes. Nous l’avons baptisé Phyjaïne, contraction des prénoms de nos troisenfants. J’hésitais à téléphoner à mon interlocuteur de la DDE. Les risquesde corruption étant réels dans ce département, j’entendais être extrêmementprudent. Mais la proposition de mon interlocuteur m’avait paru être formu-lée sans aucune arrière-pensée. Je repris donc contact avec lui. Peu de tempsaprès, j’installai mon bateau dans le port public de Nice, au bassin « Lympia» non encore aménagé en port de plaisance, tout contre les grands quais qu’ilfallait descendre et remonter sur des gros pneus accrochés tout au long. Unexercice risqué, et l’opération de mise en place d’un corps-mort par un sca-phandrier me parut bien onéreuse ; il avait dû me prendre pour un touristeaméricain… De 400 francs en 1980, la redevance portuaire annuelle passera

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à plus de 13 000 francs en 1997. Avec les frais d’entretien et d’assurance, l’o-pération s’apparente à une petite folie au plan financier, surtout à la retraite.Un choix… Autant de voyages que l’on ne fait pas au bout du monde,contrairement à beaucoup d’amis. Je m’attarde sans doute trop sur monbateau, mais j’ai des excuses. En effet, comme cela avait été le cas pour notrecaravane, notre bateau qui sera remplacé en 1981 par un plus grand – 9,30 mpour six personnes – va très fortement marquer notre vie durant nos séjoursà Nice et bien au-delà. Comme la caravane autrefois, il servira en fait decadre à nos loisirs de week-end ou de vacances.

Puisque je viens d’évoquer les risques de prévarication, je vais de suite enparler plus avant. En effet, prévenu du phénomène depuis fort longtemps j’é-tais bien conscient du risque maximal couru dans les Alpes-Maritimes. ÀBeauvais et Paris, j’avais connaissance de nombreux cas d’agents marronspris la main dans le sac, de rumeurs aussi : allant de l’agent de recouvrements’octroyant un prêt sur la caisse de la recette sans jamais rendre le moindresou à des inspecteurs ou inspecteurs principaux donnant des conseils rému-nérés à des entreprises ou travaillant avec des cabinets de conseils juridiquesou fiscaux, à des contrôleurs fixant des forfaits modestes moyennantquelques avantages en nature, jusqu’à des vérificateurs achevant plus favora-blement un contrôle fiscal moyennant finances. Certains de ces derniers prisen flagrant délit grâce à la connivence des contribuables, l’inverse se produi-sant également… et combien d’autres cas d’espèce.

Ainsi bien informé, j’arrivai sur la pointe des pieds à Nice, me méfiant detout, peut-être à l’excès comme l’illustre l’exemple qui suit : Nicole et moipratiquions le tennis depuis Coye-la-Forêt et nous avions hâte de poursuivrecette activité sportive sous un climat plus propice. Nous nous sommes doncinscrits dans un club de la vallée du Var. Quelques parties entre nous le week-end, puis Nicole fit la connaissance d’une partenaire. Constatant que leursépoux pratiquaient également le tennis, elles fixèrent un rendez-vous pour undouble un dimanche. Partie intéressante suivie d’un pot. Or, là, horreur !J’apprends au détour d’une phrase que, lui, était conseiller fiscal. J’étaistroublé, était-ce pur hasard, ou une rencontre savamment préparée ? À défautde certitude, je pris le parti de cesser toutes relations et de ne plus remettreles pieds dans ce club. D’ailleurs, même si hasard il y avait, même si l’inté-ressé était honnête, que diraient ceux qui apprendraient que le directeur jouaitrégulièrement avec un conseiller fiscal. Dans le pays niçois, il n’en aurait pasfallu plus pour jeter le doute et alimenter une rumeur. Cette réflexion n’estpas innocente car souvent, par la suite, j’aurai l’occasion de constater la faci-lité avec laquelle ces fameuses rumeurs pouvaient naître à propos de tout etrien. Comme si des spécialistes de la chose veillaient, à l’affût des moindresfaits et gestes du directeur pour dénoncer ensuite, éventuellement par écrit,des collusions imaginaires. Je n’en dirai pas plus mais j’ai eu la preuve de tels

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agissements. En toute hypothèse, je persiste donc à penser que j’avais euentièrement raison de cesser mes nouvelles relations touristiques. Tant pispour moi, je ferai moins de tennis pendant quelque temps. Nicole, qui avaitdu mal à comprendre, n’était pas contente mais elle achèvera ses relationsavec sa partenaire en douceur. Heureusement, peu de temps après, je rencon-trai à l’hôtel des impôts un inspecteur qui jouait régulièrement au tennis auclub de Nice, en plein centre-ville. Il m’apprit que tous les directeurs d’ad-ministration et leurs épouses bénéficiaient d’une carte d’accès au club à l’an-née. J’hésitai à profiter de cette opportunité, toujours méfiant.Renseignements pris, j’appris qu’effectivement plusieurs directeurs et desgens de la préfecture y jouaient régulièrement. En particulier, le directeur desRenseignements généraux, ce qui me rassura. Voilà comment j’allais jouer autennis à raison d’une fois par semaine durant la belle saison, moins réguliè-rement pendant la période de ski.

Mes partenaires les plus habituels étaient Nicole, l’inspecteur rencontré àl’hôtel des impôts, des directeurs divisionnaires de la direction, ou quelquesautres fonctionnaires. À l’exception du directeur du club qui m’avait parufréquentable – il était savoyard comme moi, mais était-ce vraiment unegarantie ? –, j’évitais de faire des parties avec d’autres qui me paraissaientmoins sûrs compte tenu de leurs professions.

Dans ce contexte, j’ai pris pour habitude de ne répondre qu’à des invita-tions officielles, me refusant à accepter celles d’ordre privé. Ce responsabled’une grosse entreprise de travaux publics qui, à l’occasion de réunions à lachambre de commerce, m’invita à une bonne table à plusieurs reprises n’ajamais reçu de réponse favorable. Mon emploi du temps ne me le permettaitpas… Il se lassa.

D’ailleurs, les invitations officielles étaient fort nombreuses en pays niçois :les cérémonies à la préfecture, les fêtes nationales, le festival du cinéma deCannes, les festivités du syndicat des hôteliers, du syndicat des débitants detabac ou de l’ordre des experts-comptables, les réceptions à l’occasion dugrand prix automobile de Monaco, le spectacle d’ouverture du Casino deCannes et bien d’autres. Seule, la chambre des notaires, sans doute plusmachiste, n’invitait pas les épouses.

Tout cela nous suffisait largement avec Nicole pour meubler une vie mon-daine que nous découvrions. Nous ne participions pas à toutes les manifesta-tions même officielles mais certaines comportaient bien évidemment pourmoi une obligation de présence. D’ailleurs, il fallut nous vêtir en consé-quence, Nicole, une robe du soir, moi, un smoking… eh oui c’était encored’usage très courant à Nice à l’époque. Quand nous quitterons Nice, je don-nerai mon smoking à ma fille qui s’en fera un tailleur de soirée. Dans aucundes postes que j’occuperai ensuite à Grenoble et Lyon, nous ne retrouveronsà un tel degré ce type de vie mondaine qui, en fait, nous a amusés un temps,

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plus par curiosité que par plaisir. À Nice, c’étaient encore les fastes d’antan.Dès notre second séjour, nous remarquerons d’ailleurs une moindre intensité.Les temps changent… même à Nice.

Mais, malgré leur caractère officiel, ces festivités n’étaient pas elles-mêmes sans danger. Que de fois j’ai flairé que l’on m’approchait, sous desdehors fort diplomatiques, par pur intérêt. Je crois avoir fini par avoir du nez.En tout cas j’ai réussi, je l’espère du moins, à éviter tous les pièges. C’estainsi qu’à chaque fois que nous organisions des repas collectifs à l’occasionde réunions professionnelles, nous consultions au préalable la division ducontrôle fiscal pour savoir où nous mettions les pieds.

Sans doute, à titre personnel, nous sommes-nous ainsi privés de relationsqui, en réalité, auraient été vraisemblablement agréables et sans dangeraucun. Sans doute, aussi, me suis-je fait parfois une réputation de fonction-naire peu convivial. Le prix à payer. Je m’étends sur ces faits car ils sont aucœur de l’exigence déontologique qui place les fonctionnaires des impôts aucarrefour de plusieurs exigences contraires :

– être présent personnellement, pour représenter l’administration maissans excès tapageur ; sans outrance ;

– se manifester et intervenir pour donner la meilleure image possible del’administration mais sans ostentation ;

– être aimable avec circonspection ;– être à l’écoute sans se compromettre ;– se montrer ferme avec autorité, si nécessaire, sans perdre une attitude

polie.En vérité, le boulot d’un directeur des impôts n’est ni une sinécure, ni de

l’angélisme. Sans doute les fermiers généraux ne se posaient-ils pas autrefoisautant de questions. Mais il y eut la Révolution française.

Avec le recul, je mesure encore mieux, maintenant, combien les missionsrégaliennes de l’administration fiscale demeurent mal perçues par une largefraction de ses clients obligés et combien le métier des agents des impôts estcontraignant pour chacun d’entre eux. Chaque profession a certes sescontraintes. Mais, aux contraintes habituelles de tout métier, s’ajoute, pourles fonctionnaires des Impôts, une dose importante de prudence par rapportà leur environnement extérieur. C’est là une contrainte qui, dans les faits, vatrès au-delà de leur activité professionnelle et pèse très lourdement sur leurvie privée elle-même. Je tiens à le souligner.

J’attaquai donc mon nouveau « job » de pied ferme avec l’examen dequelques dossiers contentieux. Mon expérience me mettait plus à l’aise.Mais, de suite, je compris qu’à l’exception de quelques affaires importantesou délicates, je devais surtout faire face à un contentieux de masse à évacuerrapidement sous peine d’enlisement. Je devais donc changer de méthode.

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D’abord, détecter les dossiers qui méritaient un examen approfondi, en par-ticulier ceux destinés à la Direction générale. Pour les autres, fini le caviar-dage perlé et ses excès. Je limitai au maximum les modifications purementformelles, m’en tenant avant tout au fond. Objectif : évacuer au jour le jourle maximum de dossiers qui m’arriveraient le matin de façon à ne gêner enrien la bonne marche des services ni en amont, ni en aval.

Je mis donc aussi en route la déconcentration du traitement du contentieux –du moins s’agissant des décisions d’admission qui étaient nombreusesnotamment en matière de fiscalité locale – de la direction vers les centres desimpôts. À ce moment-là, je n’ai plus regretté d’être resté dans ma spécialité.En fait, cette opération, dont j’étais un fervent partisan, a constitué pour moiun banc d’essai en matière d’organisation et de communication à proposd’une technique que je connaissais fort bien. Et j’ai beaucoup apprécié. Lamise au point des modalités de l’opération, son lancement, l’information desservices, la phase de mise en œuvre, le suivi avec ses premiers bilans, autantd’étapes qui m’ont passionné. De nombreuses réunions avec les services dela direction d’abord, puis avec les inspecteurs principaux et les chefs de cen-tre. Les visites dans les centres des impôts pour expliquer et écouter surplace. Voilà qui m’avait sorti de mon bureau et de mes dossiers. Après cetteopération qui réussit aussi bien dans les Alpes-Maritimes qu’au plan natio-nal, mon désir de prendre en charge la partie active de la direction se trouvarenforcé.

Heureusement, j’avais ma part d’exotisme avec la division du domaine.Quelques affaires intéressantes en matière de domaine maritime et, surtout,un dossier tout à fait exceptionnel : la gestion d’un séquestre pour faits decollaboration avec l’ennemi durant la dernière guerre 39/45. L’objet de ceséquestre : le « Martinez », l’un des plus importants palaces de la Croisette àCannes. Quatre cents chambres dont plusieurs suites et un restaurant réputé.Quelle surprise pour moi… Je m’étais préparé à tout mais en rien à ce typede mission très particulière. Au quotidien, la gestion de l’établissement étaitconduite par un directeur salarié sous la surveillance d’un inspecteur princi-pal. Je devais assurer le contrôle et le suivi de cette gestion. M’investir dansce dossier me demanda un « certain » temps. Ma première visite de l’éta-blissement me parut totalement irréelle, en tout cas hors des normes admi-nistratives. Sitôt arrivé, un des larbins de l’hôtel, en grand costume, chapeaubas, vint ouvrir la porte de ma voiture dont un autre s’empara pour aller lagarer. Jamais je n’avais été accueilli avec un tel faste. Le directeur de l’éta-blissement accompagné de l’inspecteur principal s’emparèrent de ma per-sonne avec force explications, descriptions et déballage de tous lesproblèmes. Visite de l’établissement puis réunion suivie d’un bon repas aurestaurant de l’hôtel. Puis nouvelle réunion avec tous les responsables deslieux. Je me dis très vite qu’il ne fallait surtout pas me laisser séduire par tout

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cet apparat bien trop clinquant pour moi. Danger ! Toujours le réflexe de lasacro-sainte règle de déontologie. Durant près de trois années, j’allais donc par-ticiper à la gestion du « Martinez » avant qu’il ne soit enfin cédé par l’État.J’avoue n’avoir jamais vraiment compris pourquoi ce dernier, même s’il s’entira fort bien, avait conservé aussi longtemps une telle gestion qui, manifeste-ment, ne relevait pas de son savoir-faire. Sans doute un empêchement dû à unvieux contentieux qui opposait à l’État les héritiers des anciens propriétaires ?

Pour bien marquer l’originalité de l’affaire, deux faits me reviennent toutparticulièrement en mémoire. Dès le début, je dus m’occuper d’un problèmecomptable du côté des cuisines où manifestement il y avait du coulage ; unemployé fut licencié. Plus tard, c’est le sort d’une cheminée très haute mena-çant de s’écrouler de façon dangereuse pour les clients qui dut retenir toutemon attention. Les cours de domaine de l’ENI étaient en l’occurrence large-ment dépassés…

Finalement, le contentieux et le domaine faisaient bon ménage dans monesprit : le premier toujours aussi sérieux, le second plus original. Le directeurdes services fiscaux avait eu raison de m’attribuer dans un premier temps cesdeux missions.

D’autant que je mis également à profit cette première période pour mieuxobserver le fonctionnement de la direction dans ses autres activités. J’ai dûinsister parfois pour obtenir d’être tenu informé de tout ce qui concernait lavie de la direction et du département. Heureusement, il y avait tout de mêmeles conseils de direction restreints, lieux privilégiés d’échange de l’informa-tion, mais pas toujours tenus de façon assez régulière. J’ai dû forcer le coursdes choses pour assister à des réunions dont l’objet n’entrait pas directementdans mes attributions. Parfois, j’ai eu l’impression de déranger.

Bref, il a fallu que je fasse mon « trou ».J’observai combien le positionnement du directeur-assistant était mal éta-

bli, surtout dans une direction où cœxistaient deux directeurs-assistants.Coincés qu’ils étaient entre les directeurs divisionnaires, vrais patrons dansleurs divisions, et le DSF personnifiant au niveau départemental l’unité decommandement et de représentation ; comme assis entre deux chaises. Etpourtant, indispensables dans la gestion de gros départements à effectifsimportants où le DSF ne pouvait faire face seul sans l’assistance d’un oudeux adjoints. Être directeur-assistant, à condition d’avoir sa part de respon-sabilité, constituait donc bien une fonction en soi et, en même temps, unapprentissage à devenir un jour, peut-être, patron soi-même. Le rôle du DSF,quant à lui, était primordial. Je l’observai surtout à l’occasion de l’arrivéed’un nouveau DSF, au profil totalement opposé à celui de son prédécesseur.C’est à lui, en effet, quel que soit son style propre, de donner le « la » pourcréer un climat harmonieux et motivant entre les hommes, gage de lameilleure efficacité possible dans la réalisation des missions. C’est bien sûr

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vrai de l’équipe de commandement – directeurs et inspecteurs principaux –au premier chef, mais la même musique doit également irriguer tout le réseaudes services sur le terrain. Un véritable chef d’orchestre en quelque sorte…

Avec l’arrivée de ce nouveau DSF, j’allais enfin prendre en charge la par-tie la plus active des missions de la direction : le personnel, l’organisation etle contrôle fiscal.

Le personnel et l’organisation, secteurs-clés passionnants dans un grosdépartement.

Au personnel, l’année était rythmée par la campagne de notation, les mou-vements de personnel et l’attribution des primes d’assiette et de rendement,avec sa part variable à l’époque. Que de discussions avec les IP ou les orga-nisations syndicales suivant les sujets. Les agents qui trouvaient parfoismatière à critique se doutaient-ils du temps consacré, du soin apporté à tousces travaux par la direction ? Les relations avec les représentants des syndi-cats que je recevais régulièrement étaient relativement bonnes. En cas deconflit national, les grèves, habituellement de 24 heures, donnaient lieu à desdépôts de pétition de la part des syndicalistes et à l’établissement des statis-tiques rituelles par la direction. Quant aux problèmes locaux qui concernaientsouvent les affectations des agents ou des cas sociaux, on en discutait et sou-vent une solution était trouvée d’un commun accord. Au total, un dialogueparitaire qui ne fonctionnait pas trop mal.

Quant à la division de l’organisation, où les idées auraient dû être au pou-voir, les marges de manœuvre de la direction par rapport aux directives natio-nales étaient en fait relativement nulles. Mais, de-ci, de-là, quelquesaméliorations de méthode dans la conduite de divers travaux, quelques astu-ces de classement des documents dans les ORDOC6, notamment dans cellesoù le retard était endémique, afin d’éviter que le bon papier ne soit finale-ment chassé par le mauvais.

Puis ce fut pour moi la découverte de l’informatique sur le terrain. Certesles premiers ordinateurs arrivés à la DGI en 1961 marquaient le début de laplus importante révolution du siècle, l’une des plus importantes de tous lestemps, dans les outils de travail. Mais avant que celle-là soit vraiment per-ceptible par les agents avec des machines installées dans leurs propresbureaux pour traiter leurs travaux quotidiens, il faudra patienter une bonnevingtaine d’années. L’informatique montera en puissance, sûrement mais très progressivement, depuis les premières installations lourdes jusqu’aux

6. ORDOC : section d’ordre et de documentation sous la responsabilité d’un agent de caté-gorie B. Les sections d’ordre et de documentation ont été créées à la fin de 1969 en même tempsque les inspections fusionnées d’assiette et de contrôle (IFAC) dont elles tiennent la documenta-tion unifiée : tous les renseignements concernant un même contribuable sont rassemblés dans unmême dossier que chacun des secteurs ou chacune des inspections spécialisées de l’IFAC (lesIFAC sont les centres des impôts actuels) peuvent consulter.

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micro-ordinateurs les plus miniaturisés. L’informatique lourde des débuts,centralisée dans les centres régionaux d’informatique (CRI) était déjà un bonden avant extraordinaire. Des travaux manuels longs, répétitifs, fastidieux,comme l’envoi des déclarations d’impôt sur le revenu préimprimées auxcontribuables, la campagne de l’émission accélérée d’impôt sur le revenu(traitement des données figurant dans les déclarations d’impôt sur le revenu),furent désormais traités par les CRI. À l’époque, ce fut révolutionnaire. À leurtour, la TVA et les impôts locaux furent pris en charge par l’informatique.

Lorsque je visitai le CRI de Marseille, je fus ébahi devant ces machinesdes temps modernes, capables de travailler bien plus vite que des milliersd’agents, avec une mémoire infaillible.

Mais dans les services, si la curiosité était vive à l’égard du nouvel outil,cette première génération de l’informatique fut souvent assez mal perçue parles agents qui la considéraient mystérieuse, lointaine, rigide, contraignanteavec des calendriers de production de documents très rigoureux. Notamment,les anomalies décelées par les ordinateurs, qui contrôlaient en fait la qualitédes travaux exécutés manuellement, étaient souvent mal acceptées. Lesagents voyaient également d’un mauvais œil d’être dépossédés durant plu-sieurs mois de certains documents par les CRI, comme les déclarations d’im-pôt sur le revenu, ce qu’ils considéraient gênant dans leurs rapports avec lescontribuables.

Puis vinrent les premières grandes applications sur le terrain avec consti-tution de réseaux et mise en place d’installations informatiques dans lesbureaux, permettant de faire parvenir aux CRI les renseignements nécessai-res grâce à l’informatique elle-même. Les agents ont pu alors pianoter eux-mêmes sur les claviers, visionner eux-mêmes les écrans. Il touchaient enfindu doigt l’informatique, si j’ose dire.

Je crois que personne ne conteste plus aujourd’hui que l’informatique aitapporté à la DGI et à ses agents un outil extraordinaire qui a amélioré nonseulement la réalisation des missions mais également les conditions de tra-vail de chacun. De nouvelles dispositions fiscales complexes n’auraientjamais pu être mises en œuvre rapidement sans l’informatique. Il y avait, biensûr, les périodes de « rodage » pour les hommes comme pour les machines.Inévitables toujours, pénibles quelquefois, l’homme se montrant parfois plusvite opérationnel que la machine. Inévitables aussi, les erreurs, nombreusesdans les débuts, les machines comme les hommes n’étant pas infaillibles.

Ce qui était d’ailleurs plutôt rassurant d’un certain point de vue… Maisautant l’erreur humaine était admise, chacun ayant droit à l’erreur, autantcelle de la machine, elle, était considérée comme inexcusable. Que d’incom-préhension dans les yeux des agents tenus dans l’ignorance des causes de la panne et du temps qui serait nécessaire à remettre le système en route. Je n’énumérerai pas tous les systèmes mis en œuvre et qui toucheront

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progressivement tous les services, avec des applications de plus en plus auto-nomes, voire personnalisées. Une seule exception pour le système MEDOC(mécanisation des opérations comptables)7 destiné à informatiser la compta-bilité des recettes principales, que j’ai vu mettre en œuvre à Nice. Les pre-miers temps ne furent pas faciles en raison de nombreuses erreurs oudysfonctionnements. Je me souviens, en particulier, pour l’avoir vécu endirect dans une recette principale de Nice, de l’un des incidents marquants dupremier mois de fonctionnement. C’était fin juillet ou fin août et le receveurprincipal ne parvenait pas à faire son arrêté mensuel, mettant ainsi le CRI lui-même dans l’impossibilité d’arrêter les comptes au niveau régional. Le rece-veur principal dut faire les dernières manipulations dictées par téléphone parun spécialiste du CRI. Ce soir-là, il vécut dans son esprit une petite révolu-tion : qu’allait devenir sa responsabilité personnelle quant à l’exactitude deson arrêté fait dans de telles conditions ? Ce problème alimentera quelquetemps les réflexions des receveurs principaux du département. J’ai souvenirégalement que l’application MAJIC (mise à jour des informations cadastra-les) destinée à informatiser les centres des impôts fonciers a été mise enœuvre de façon plus satisfaisante que MEDOC. Sans doute, par leur nature,les travaux du cadastre étaient-ils plus faciles à maîtriser par l’informatique.

En dépit des difficultés rencontrées sur certaines applications, sans douteinévitables pour une large part, je considère en définitive que la DGI a bienmaîtrisé les premières étapes de son processus informatique. Mais que d’é-volutions à venir dans les décennies prochaines !

Mon espoir, que je transforme aussitôt en certitude : qu’au cours de cesévolutions inévitables, l’homme reste profondément le même et demeureaussi indispensable qu’auparavant, seul maître de son destin.

*Mais à Nice, ce sera le contrôle fiscal qui occupera la majeure partie de

mon temps dans les dernières années de mon premier séjour. Objectif habi-tuel, mais prioritaire dans un département aussi riche : en faire plus, tout enaméliorant la qualité. Mais ce sont surtout quelques affaires de caractèreexceptionnel qui m’accapareront le plus.

En effet, le nouveau DSF avait prescrit de procéder au contrôle sur pièces,puis sur place8 le cas échéant, des principales personnalités du département,

7. MEDOC : cette application permet d’effectuer, à partir des postes de travail, les opérationscomptables, la surveillance et la gestion automatique des comptes. Expérimentée en 1984,MEDOC a été progressivement mise en service de 1986 à 1988.

8. Contrôle sur pièces, contrôle sur place : ce sont deux types de contrôle fiscal. Le contrôlesur pièces est un travail de bureau qui permet de vérifier l’exactitude des éléments figurant dansles déclarations des contribuables à partir des documents en possession du service ; le contrôleexterne ou sur place est une vérification qui s’effectue sur place afin d’examiner les documentscomptables du contribuable.

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au premier rang desquelles quelques élus dont le maire de Nice. Ce dernierétait un personnage connu au plan national et haut en couleur. C’était la toutepremière opération dont il faisait l’objet : une vérification de sa situation fis-cale personnelle. Elle sera suivie dans les années suivantes de nombreusesinterventions de la direction régionale des impôts, d’une direction nationalede la DGI, du service des douanes, de la chambre régionale des comptes etde l’Inspection générale des finances. Ces multiples opérations ont permis dedéceler de nombreuses failles dans le système communal.

Depuis longtemps, des rumeurs couraient la ville. Un notable de la régionm’avait glissé dans le creux de l’oreille : « C’est un maire qui ne gère pas tropmal sa commune mais qui coûte cher aux contribuables niçois car tout sepaye. » Au fil des années, c’est tout un système fondé sur le clientélisme etcaractérisé par la corruption et les détournements de fonds qui sera mis àjour.

Pour l’une des premières fois, il apparaissait que la combinaison de la loide 1901 sur les associations sans but lucratif et de la loi de décentralisationpouvait offrir à des élus indélicats un vaste champ d’action pour prendre degrandes libertés dans la gestion des fonds publics. Sous prétexte que lesrègles de la comptabilité publique étaient trop rigides fleurissaient les asso-ciations paramunicipales, les clubs et comités en tous genres, tels que descomités des fêtes qui permettaient des mouvements de fonds irréguliers,échappant jusqu’alors à tout contrôle approfondi. Des notions juridiquesanciennes comme celles de « délit d’ingérence » ou de « comptable de fait »furent réactualisées pour permettre de soumettre ces faits à la justice.

En quelques années, tout le système de fraude sera mis à jour avec ses mul-tiples ramifications depuis la périphérie du périmètre municipal jusqu’à dessociétés domiciliées à l’étranger, dont certaines dans des « paradis fiscaux ».

Je n’entrerai pas dans le détail de l’affaire plus avant car ses tenants etaboutissants sont désormais bien connus. De nombreux articles dans lapresse, de multiples évocations sur les radios et télévisions, des livres même,s’en sont fait largement l’écho. Et surtout la justice est en définitive passée.On sait comment l’affaire a pris fin, l’intéressé prenant la fuite.

Je voudrais seulement souligner combien le rôle de l’équipe de directionpouvait être délicat dans ce type d’affaire, à la fois quant à l’information dela Direction générale, quant à la conduite à tenir au plan local, mais aussiquant à la neutralité, à l’objectivité et à la discrétion qui s’imposaient.S’agissant de la conduite à tenir, de la neutralité et de l’objectivité, c’était fortsimple, nous n’avions au plan fiscal qu’à faire notre métier, tout notre métier,mais rien que notre métier, sans hargne ni esprit vindicatif, sans jouer auxjusticiers mais sans complaisance particulière aucune non plus.

Mais l’obligation de discrétion fut, elle, prise en défaut. En effet, peu aprèsla première opération de contrôle, le directeur des services fiscaux, en ma

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présence, reçut la visite d’un journaliste du Canard enchaîné. L’intéressénous montra copie d’une note adressée par la direction à l’inspecteur généraldes finances qui avait en charge les services financiers de la région. Ildemanda si cette note était exacte. Se retranchant derrière le secret profes-sionnel, le directeur des services fiscaux (DSF) refusa bien entendu de répon-dre. Il prévint de suite la Direction générale des impôts (DGI) et l’Inspectiongénérale des finances (IGF). Dans les semaines qui ont suivi, nous avons, dèssa publication chaque mercredi, épluché le Canard enchaîné. Un article surles affaires niçoises ne tarda pas à sortir, et il y avait bien en bonne placecopie de la note que nous avions effectivement adressée sur sa demande àl’inspecteur général des finances, et à la rédaction de laquelle j’avais parti-cipé. Lire ma prose dans la presse me fit un drôle d’effet. Un sentiment devulnérabilité et de méfiance…

Inutile de dire que, dès le journaliste sorti du bureau du directeur des ser-vices fiscaux, nous avons, dans le plus grand secret, conduit une enquêtedans les services de la direction, avec l’aide d’un directeur divisionnaire deconfiance, pour tenter d’identifier l’auteur de la fuite. Nous aurons certes dessoupçons mais jamais de certitude et, surtout, aucune preuve. Cette publica-tion fit grand bruit dans les milieux politiques locaux car, outre la situationdu maire, étaient également évoqués les cas de plusieurs autres élus ou per-sonnalités. L’establishment local était ébranlé.

Je dois à la vérité de dire que cette affaire me troubla longtemps dans mesconvictions sur la crédibilité des hommes politiques, le fonctionnement de ladémocratie et le rôle de la presse.

Mais j’étais bien loin d’avoir tout vu.Peu de temps après, une autre affaire allait me perturber beaucoup plus car

elle mettait en cause l’un des agents du département.C’est en effet, en juin 1982 qu’en l’absence du DSF, je reçus un coup de

fil du commissaire divisionnaire de la police judiciaire de Nice. Il me préve-nait qu’à la demande du parquet, il envoyait deux de ses agents à l’hôtel desimpôts pour inviter M. « X », inspecteur dans une inspection spécialisée, à serendre dans les locaux de la PJ afin d’y être entendu dans une affaire leconcernant.

J’était bien sûr intrigué mais loin de me douter des événements étonnantsqui allaient suivre et perturber gravement la direction de Nice. Comme unénorme pavé dans la mare !

Dès le lendemain, les services de la PJ nous apprenaient que notre inspec-teur avait finalement été appréhendé, entendu et inculpé pour faux, usage defaux, escroquerie à la TVA, abus de confiance et abus de biens sociaux, puisécroué à la prison des Baumettes à Marseille. Dans le cadre de l’enquêteconduite à la suite du suicide troublant d’un haut responsable des organismesde sécurité sociale de Marseille, le service régional de la police judiciaire

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avait découvert un trafic de fausses factures. Or le maillon central, la tête duréseau était notre inspecteur.

Il avait en effet mis en place un système de délivrance de fausses facturesà qui souhaitait s’en procurer, moyennant le prélèvement de commissions. Cesystème comportait un réseau de sociétés fictives disposant seulement deboîtes aux lettres à des adresses situées dans les environs de Nice. Mais l’as-tuce essentielle consistait à avoir domicilié ces sociétés dans le ressort terri-torial de sa propre inspection, évitant ainsi toute surprise en matière decontrôle. Il s’était même offert le luxe de vérifier lui-même l’une de cessociétés bidons avec un rappel de droits payés rubis sur l’ongle.

L’objet de ces sociétés était orienté vers diverses activités notamment lematériel médical et hospitalier, la métallurgie, l’hôtellerie, les bureaux d’étu-des, etc.

Les commandes passées aux sociétés n’étaient suivies d’aucune livraisoneffective de matériel ou s’il y avait bien livraison, le prix en était surfacturé.Sur le plan financier, le système fonctionnait grâce à des comptes de passagedans une banque locale dont le directeur fermait les yeux. Les fonds immé-diatement encaissés étaient retirés pour être reversés aux clients sous déduc-tion d’une commission. Le système a ainsi fonctionné durant quelquesannées sans attirer l’attention. Incroyable, époustouflant, aucun mot n’estcapable de traduire les sentiments qui nous ont assaillis au moment de ladécouverte des faits.

Au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête, je croyais rêver, c’étaitdigne d’un scénario sorti de l’esprit d’un auteur de « polar ». Et à notre nez et ànotre barbe… Quelle secousse pour un département à la renommée déjà suspec-tée. Quelle crainte aussi quant à l’étendue du sinistre dans les rangs des agents.

Je disais qu’il s’agissait d’un véritable « polar ». Je ne suis pas très loin dela réalité, car tous les ingrédients constituant habituellement ce type deroman étaient réunis, y compris une organisation de type mafieux. Celle-ci,quelque peu folklorique mais tout à fait réelle, était en effet constituée de tousles membres de la famille de notre inspecteur, de l’épouse et des enfants jus-qu’aux oncles, tantes, neveux et nièces, et quelques parents plus éloignés,sans oublier les amis de la famille… Tous se retrouvaient gérants des socié-tés fictives mais obéissaient en fait au patron, véritable chef de clan. J’ai tou-tefois du mal à imaginer mon inspecteur en « parrain ».

La nébuleuse n’avait cessé de s’étendre au plan national, y compris enrégion parisienne, comme la toile d’araignée d’une immense magouille.Manifestement l’arnaque fonctionnait bien, victime de son succès.Décidément, en France, la fraude faisait recette. De quoi donner des idées àun réalisateur de films ou à un auteur de romans.

Comment cet inspecteur aussi quelconque a priori, au comportement aussibanal, que rien dans l’exercice de ses fonctions ne désignait comme suspect

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avait-il pu parvenir à jouer un tel double rôle durant plusieurs années, à deve-nir, parallèlement à sa vie d’agent des impôts, le roi de la fausse facture et àabuser ainsi toute la hiérarchie de la direction des Alpes-Maritimes ? Je conti-nue à me poser cette question.

Un surdoué de la carambouille ou une petite « frappe » de faible enverguremanipulée par de vrais escrocs qui tiraient les ficelles ? Je ne sais toujours pas.Avide d’argent, sûrement, envieux de grande vie dans une région, véritablevitrine de la richesse, sûrement aussi. Esprit génial ayant perçu combien étaitforte la demande de fausses factures ; demande destinée à alimenter des caissesnoires de collectivités locales, d’élus, de groupes politiques ou d’entreprisesayant besoin de fonds pour verser des pots-de-vin ou tout simplement à permet-tre à certains contribuables de frauder le fisc… La gamme des besoins était vaste.

Un mégalomane ayant cru son système infaillible ou persuadé de l’impu-nité en raison de relations nouées à des niveaux importants ? La véritéemprunta vraisemblablement un peu de tous ces éléments. Génial, peut-êtrepour certains, fou, sûrement à mes yeux, avec un culot monstre, aveugle, pro-che de l’inconscience. Car il était tout bonnement impensable qu’une telleescroquerie ne soit pas un jour découverte. Un système gonflant sans cesse,de façon anarchique, sans véritable maîtrise et comportant de nombreuxconsorts véreux dans la confidence. Beaucoup de comparses douteux qui ris-quaient de parler à la première occasion. C’est d’ailleurs ce qui s’est passélors de l’enquête conduite par le SRPJ de Marseille.

Par ailleurs, trop de biens immobiliers apparus au soleil, comme par magie :un hôtel, un restaurant à Nice, une somptueuse propriété en Provence.

Autant d’éléments qui ne pouvaient durablement passer inaperçus. Lesficelles étaient grosses. Tôt ou tard, l’arnaque devait être découverte. J’ai tou-jours été persuadé, et le reste encore que, de toute façon, nous aurions, nous-mêmes, coincé notre inspecteur peu de temps après la découverte du pot auxroses par la PJ si celle-ci n’était pas arrivée avant nous. Mais on ne refait pasl’histoire. On comprendra que je ne digère toujours pas d’avoir été ainsiabusé. En tout cas, cette affaire mobilisa immédiatement plusieurs responsa-bles de la direction, dont moi-même, à plein temps durant plusieurs semai-nes, plusieurs mois. L’Inspection générale des services (IGS) envoya l’un deses représentants à Nice pour examiner avec nous comment organiser undispositif d’enquête. Ce dispositif s’imposa d’ailleurs de lui-même. Guidéspar l’événement, nous avions, dès les premiers jours :

– recensé tous les dossiers « sensibles » de l’inspection tenue par M.« X »et ceux des premiers noms apparus dans l’enquête du SRPJ ;

– regroupé l’ensemble de ces dossiers à la direction avec un dispositif desécurité important ;

– désigné un directeur divisionnaire pour piloter l’enquête sous mon auto-rité avec l’assistance d’un i.p. chevronné ; je dus bien sûr retarder mes congés

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d’été, nécessité faisant loi. J’imaginais mal d’ailleurs passer des vacancessereines avec une telle affaire sur les bras ;

– assuré les liaisons nécessaires avec les services de la PJ ;– informé les inspecteurs principaux, les chefs de service, les représentants

du personnel, etc.L’enquête fut en définitive confiée à la direction, sans intervention directe

de l’IGS ; l’équipe de commandement apprécia cette marque de confiance.Notre enquête fut longue, parfois difficile. Elle aboutit bien évidemment àconfirmer les premières accusations, à établir fort heureusement que le malétait très limité au sein de la maison.

L’inspecteur indélicat fut finalement condamné à cinq ans de prison. Quantaux suites de l’enquête concernant l’ensemble des personnes ou entreprises com-promises hors de la DGI, qu’en est-il advenu en définitive ? Près d’une centainede personnes avaient été inculpées à l’origine aux quatre coins de la France.Toutes les pistes ont-elles été exploitées jusqu’à leur terme ? Tous les complicesont-ils été sanctionnés ? Je n’ai pas les éléments de réponse. En tout cas, pour cequi nous incombait, nous avions fait le ménage au sein de la maison.

Cette affaire faisant suite à celle qui avait concerné le maire de la villeallait encore amplifier mes réflexes de prudence pour savoir où je mettais lespieds. À la direction, nous avions pris d’ailleurs l’habitude de dire que nousvivions sur un champ de mines où chaque matin l’une d’elles risquait d’ex-ploser. Prudence, circonspection certes, mais surtout pas de suspicion systé-matique à l’égard de l’ensemble des agents dont l’honnêteté ne pouvait êtremise en doute.

Sur ce point précis et extrêmement important au regard du climat de tra-vail dans le département et de la cohésion des agents, ainsi que de la crédi-bilité de la maison vis-à-vis de l’extérieur, la direction adopta un discours trèsclair. Il consistait à dire qu’il fallait proscrire tout amalgame ; bien faire ladifférence entre quelques agents indélicats et l’ensemble des personnels quiétaient irréprochables. Sanctionner les fautifs pour préserver la réputation etl’honneur des autres.

Ce discours fut très bien compris au sein de la maison et à l’extérieurd’elle. Quant à moi, je ne changeai en rien mon comportement habituel. Jecontinuai mon métier de directeur comme auparavant, tout simplement.

** *

Si mon séjour à Nice fut fertile en événements ou incidents exceptionnelssur le plan professionnel, il fut également très fécond sur le plan familial.Après avoir marié nos deux grands, nous avons, avec Nicole, été promus au« grade » de grands-parents. D’abord chez Jean-Jacques et Eliane, en 1981,un petit-fils, Romuald ; la survie du nom patronymique était assurée…Ensuite, chez Nadine et Patrick, en 1982, une petite-fille, Aymeline. Puis, en

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1983 à nouveau chez Jean-Jacques et Eliane, une petite-fille, Sybille. Autantd’événements pour lesquels nous nous sommes déplacés auprès de nosenfants et qui nous ont comblés de bonheur. Un joli tiercé en trois ans !

De leur côté, nos deux grands avec leurs enfants sont venus plusieurs foisà Nice. Aymeline, devenue plus grande, affectionnait, en descendant de l’ap-partement, frapper au passage à mon bureau. Comme sa maman l’avait fait sisouvent il y avait bien longtemps… à la recette de l’Enregistrement deCrèvecœur-le-Grand. À chacun de ses séjours, Aymeline deviendra la coque-luche des secrétaires.

Notre troisième enfant, Jean-Philippe, continuait, lui, ses études secondai-res, décrochait son baccalauréat puis amorçait des études supérieures enfaculté de médecine.

Durant notre premier séjour niçois nous avons été logés au dernier étagede la direction. Comme il n’y avait qu’une seule entrée et un seul ascenseurpour accéder aux services de la direction et à notre appartement, notre viefamiliale était comme intégrée à la vie des services. Je suppose que notre viepersonnelle devint très vite transparente aux yeux de tous. Comme nous n’a-vions rien à cacher, cette situation ne nous a pas vraiment gênés. Nicole etJean-Philippe se comportaient avec leur gentillesse habituelle ni plus nimoins qu’en d’autres circonstances. Notre chien finit par connaître tout lemonde et il ne mordit personne. Ce contexte, loin de m’embarrasser, m’a enfait aidé à bénéficier d’une bonne image de marque. Comme de mon côté, jem’étais attaché à établir des relations simples et courtoises, le climat généralde la direction s’en trouva fort bien. Cela pourrait paraître sans importance.Je reste pourtant convaincu que mes premiers pas de directeur en ont été faci-lités. Des confidences m’avaient appris que mes prédécesseurs ne s’étaientpas toujours comportés ainsi et que certains arrivaient au bureau sans voirpersonne. Inutile de souligner à quel point de tels comportements sont dés-ormais aux antipodes des recommandations faites par les spécialistes desrelations dans le travail et du management moderne.

Tout au long de notre passage à Nice, nous resterons sur place pour nosweek-ends et nos vacances. L’hiver, un peu de ski à Auron ou à Isola 2000.Les autres saisons en pratiquant la voile. Notre voilier nous donnera lesmêmes joies que notre caravane auparavant. Nous avons fait des croisièresjusqu’en Corse à plusieurs reprises, l’occasion de voir de nombreux dauphinset même quelques baleines. De l’est à l’ouest, nous aurons navigué tout aulong des côtes corses, jusqu’en Sardaigne. À Ajaccio, nous sommes alléssaluer mon collègue directeur. Nous avons longé également la côte italiennejusqu’à Livourne, visité les îles d’Elbe et de Capraïa. Toute la Côte d’Azur,bien sûr, et au delà, jusqu’aux calanques de Cassis, en passant par les magni-fiques îles de Porcros et de Porquerolles. Du tennis également, en particulieravec un bon copain de l’époque, « DG », nommé à Monaco.

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L’un de mes meilleurs souvenirs de loisirs : cette régate, avec Nicole etJean-Philippe, en deux jours de Saint-Jean-Cap-Ferrat à San Remo – aller-retour –, que nous avons gagnée dans notre catégorie. Je vois encore Jean-Philippe, qui s’était révélé être un excellent barreur, tenir fièrement la barresous spi en vue de Saint-Jean-Cap-Ferrat…

Il m’est souvent arrivé de dire que si l’administration voulait me voir d’at-taque le lundi matin aux premières heures pour prendre à bras-le-corps monboulot et tenir toute la semaine un rythme échevelé, il fallait impérativementque, durant le week-end, j’ai eu l’occasion de m’aérer en pleine nature, defaire des efforts physiques et tout simplement de recharger mes batteries.

J’ai parfois perçu autour de moi que mes activités extra-administrativespouvaient être considérées par certains comme manquant de sérieux pour undirecteur. Je n’en avais cure, ceux-là n’avaient rien compris. Entrer dans l’ad-ministration n’était pas entrer en religion. Devenir directeur exigeait, c’estvrai, beaucoup d’obligations d’ordre éthique, on l’a vu, d’importants devoirsà l’égard des agents de l’administration et de l’État, c’était évident. Mais iln’était écrit nulle part qu’un directeur devait s’interdire la pratique des acti-vités physiques et sportives ou tout simplement l’amour de la vie et de lanature.

Je me suis étendu longuement sur ce premier séjour niçois, mais cettepériode a été particulièrement fertile en événements pour moi :

– la plongée dans les nouveaux services fusionnés ;– mes premiers pas dans mes fonctions de directeur ;– la découverte d’un département important, complexe, difficile à gérer au

plan administratif, mais attachant à plus d’un titre ;– le traitement de quelques affaires originales, relativement exceptionnelles.

*

* *Le moment était arrivé de faire une nouvelle demande de promotion et

d’affectation dans un autre département.Avec Nicole, nous décidâmes de demander l’Isère où ses parents avaient

des ennuis de santé.Je fus donc nommé directeur des services fiscaux de ce département à

compter du 1er avril 1984.Nicole fut au comble de la joie à l’idée de retrouver ses parents dans leur

village de La Terrasse à proximité de Grenoble. À noter, d’ailleurs, qu’ellerevenait ainsi au pays, car, contrairement à moi qui n’avait de dauphinoisqu’un quart de mes origines, Nicole, elle, était de pure facture dauphinoise,garantie 100 % depuis plusieurs générations.

De mon côté, j’étais très satisfait de ma promotion qui me permettait enfin de voler de mes propres ailes comme directeur, responsable d’un

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département. Très heureux aussi de revenir dans cette ville où j’avais de nom-breux souvenirs d’enfance et où mes parents avaient connu de si tristes évé-nements à la suite d’un contrôle fiscal malheureux. Quelque part, j’avais enmoi comme un sentiment de revanche sur le mauvais sort qui les avait frap-pés. Et… si mon père avait pu voir son fils directeur, comme il l’avait tantespéré et… de surcroît à Grenoble ! Le bonheur de mes parents aurait étéimmense.

Point désagréable de cette mutation : Jean-Philippe, qui devra rester seul àNice quelques mois pour préparer et passer en juin son examen de médecine.

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GRENOBLE

Non, ce n’était pas un poisson d’avril. C’est bien le 1er avril 1984 que j’aipris mon grade de chef des services fiscaux de classe « normale » àGrenoble, comme directeur des services fiscaux, patron du département del’Isère. J’entrevoyais là que, dès la promotion suivante, si j’y accédais, je fri-serais sans doute « l’anomalie ». Chacun sait que, selon le célèbre principede Peter, chacun d’entre nous atteint un jour son niveau d’incompétence…

Grenoble, où nous étions souvent revenus depuis que mes beaux-parentss’étaient retirés dans l’Isère, avait beaucoup changé. La ville s’était moder-nisée, en particulier avec son tramway new-look. Difficile en revanche, d’ytrouver à se loger. Nicole fit en vain le tour des agences immobilières. Par purhasard, nous avons fini par trouver une belle maison à La Terrasse où rési-daient mes beaux-parents. Certes, mes trajets allaient s’en trouver allongés,mais Nicole serait ainsi à quelques centaines de mètres de ses parents. Ilsapprécièrent.

Sur le plan professionnel, j’allais entreprendre de découvrir l’Isère avec desyeux tout autres que ceux de ma jeunesse, c’était évident. Département réputésérieux, mais difficile en raison de l’existence d’un mouvement de défensedes artisans et commerçants, le fameux Cid-Unati, né précisément en Isèrequelques années auparavant. Difficile aussi du fait d’un taux de syndicalisa-tion important et d’une combativité syndicale supérieure à la pratique habi-tuelle, disait-on. Mes premiers pas s’inspirèrent naturellement de monexpérience niçoise, qu’il s’agisse de mes tout premiers contacts avec la direc-tion ou des visites des services et des personnalités extérieures. Mais, surtout,je m’étais donné pour objectif de m’imprégner le plus rapidement possible detous les problèmes du département et de marquer très vite mon empreinte denouveau patron limitant au maximum ma période de rodage. Fort de monexpérience niçoise où j’avais vu à l’œuvre successivement deux directeurs desservices fiscaux, je savais que, précédé d’une réputation, bonne ou mauvaise,vraie ou fausse, j’étais attendu dans mes premiers faits et gestes. Je serais jugésur les premières images que je donnerai de moi-même et sur mes premièresdéclarations d’intention. C’est dire combien mes premiers contacts seraientimportants pour la suite de mon séjour et ma crédibilité auprès des agents.

Je m’étais donc préparé à cette épreuve depuis plusieurs semaines, aprèsavoir pris connaissance auprès de la Direction générale de l’état des serviceset de la situation des travaux du département.

Pour chaque catégorie de mission, j’avais établi des fiches sommaires afinde mémoriser au mieux l’état des travaux du département. J’avais déjà ainsi

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des idées assez précises sur les objectifs à atteindre et les priorités à privilé-gier.

De même, j’avais esquissé dans mon esprit le sens des propos que je tien-drais aux uns et aux autres en fonction de leurs responsabilités et du rôle quej’entendais leur voir jouer à mes côtés.

J’avais également prévu de tenir assez vite une série de réunions, à la foispour me présenter, m’informer des problèmes auprès des praticiens et aussipour privilégier l’image d’équipe que j’entendais promouvoir.

Ce dernier point était très important à mes yeux car j’avais constaté auprèsde mes collègues combien étaient grandes les différences dans la gestion depetits ou gros départements. La gestion des plus importants s’appuyait néces-sairement sur un état-major plus étoffé, des relais hiérarchiques plus structu-rés et des équipes plus fortes. Ce contexte impliquait de toute évidence uneméthode différente pour diriger. Or, j’étais convaincu qu’un patron ne pou-vait pas grand-chose sans le concours et l’adhésion du plus grand nombrepossible de ses collaborateurs. Diriger de son bureau, comme d’une citadelle,par ordres écrits sans discussion préalable, sans contact avec les agents duterrain me paraissait par ailleurs une méthode du passé, devenue totalementinadaptée aux temps modernes. D’où une préoccupation de développer aumaximum un esprit d’équipe fondé sur le dialogue, l’échange d’informa-tions, la cohésion, la solidarité puis le respect par tous de la décision prise. Et quoi de mieux pour tenter d’illustrer cet état d’esprit que la tenue de réunions où l’écoute et le dialogue seraient privilégiés.

Mais, avant de lancer l’ensemble de ces opérations, j’avais pris soin de lessoumettre aux deux directeurs-assistants. De même, sur plusieurs points deméthode ou de technique, j’avais pris la précaution de consulter les directeursdivisionnaires. Les uns et les autres m’apportèrent une riche contribution,certains presque surpris de voir leur avis sollicité sur la démarche du nouveaudirecteur des services fiscaux et sa méthode de commandement. J’avais déjàconstaté à Nice combien des méthodes de management plus modernes quecelles trop souvent mises en œuvre auparavant pouvaient, dans un premiertemps, surprendre certains.

Mon expérience niçoise m’avait également appris la modestie face à latâche à accomplir et au savoir des agents en place. Je m’étais donc promis laplus grande prudence afin d’éviter de donner l’impression toujours fâcheusedu directeur qui prétend tout savoir et fonce tête baissée dès son arrivée, enméconnaissance des réalités du terrain. Une version administrative de « Zorro est arrivé », ce n’est pas une hypothèse d’école. Il ne faut donc négli-ger ni l’information venant d’en haut (DG, direction ou chef de service) nicelle venant des agents sur le terrain. La vérité ne sort pas d’un chapeaumagique unique mais de la confrontation des informations et des points devue.

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L’Isère n’était pas les Alpes-Maritimes. Il y avait, certes, un million d’ha-bitants dans les deux départements, 13 centres des impôts, 2 centres fonciers,1 recette divisionnaire et 13 recettes principales, 4 conservations des hypo-thèques. Donc, sensiblement le même nombre d’unités, mais un peu plus de1 000 agents seulement contre 1 400 dans les Alpes-Maritimes. J’étais assistéde deux directeurs-assistants et de cinq directeurs divisionnaires.

J’entrepris donc de me lancer dans l’arène, sur tous les fronts que j’avaisprévus. Mais rapidement je faillis m’asphyxier, j’avais vu trop grand, bientrop vite. Je dus ralentir la cadence.

Je retiendrai de cette deuxième expérience de prise de fonctions dans un nou-veau département qu’il était indispensable non seulement de préparer ses pre-miers pas avec suffisamment de « munitions » comme je l’avais fait, mais ausside gérer au mieux son propre temps de travail. J’avais déjà perçu à Nice lanécessité de maîtriser son calendrier personnel. Mais cette fois-là, la satisfactionsans doute de revenir dans ma ville natale m’avait incité à brûler les étapes !

Maîtriser son propre temps, je le constaterai souvent, suppose de faire lachasse au temps perdu inutilement. C’est sciemment que j’utilise cet adverbecar, parfois, il faut savoir en perdre utilement, ce n’est pas un simple jeu demots. Cette maîtrise implique de détecter les activités trop dévoreuses detemps pour privilégier celles qui sont prioritaires, de faire la chasse auxréunions qui n’en finissent pas (où faire taire les bavards et, en revanche,donner la parole à ceux qui ont des choses à dire n’est pas aisé…), aux entre-tiens qui s’éternisent sans conclusion, aux communications téléphoniquessans fin, aux rendez-vous extérieurs sans grand intérêt où il est toujours pos-sible de se faire représenter. Bavardage et « réunionnite » sont les grands dan-gers qui guettent tout patron. C’est quasiment une lutte de tous les instantsqu’il faut engager. Ce n’est pas facile d’autant qu’il est nécessaire aussi d’ê-tre disponible, parfois instantanément, pour toutes sollicitations nouvelles oupour tout événement imprévu dont on sait qu’ils ne sont pas rares dans unegrosse direction. Quelle que soit la difficulté de mise en œuvre, je crois impé-ratif de conserver présent à l’esprit au quotidien cette préoccupation : ne pasperdre de vue le temps qui passe.

Mes premiers contacts avec les agents du département se déroulèrent fortbien ; ils s’en dégageaient une impression de sérieux et de sécurité que jen’avais pas toujours rencontré dans les Alpes-Maritimes. Dans l’ensemble,les services étaient mieux installés, les travaux nettement plus à jour. Doncdes conditions de travail meilleures a priori.

Mes visites de personnalités extérieures se passèrent très bien elles aussi,comme toujours en pareille circonstance. Ma seule préoccupation se situaitdu côté de la chambre des métiers dont le président était issu du Cid-Unati.Une conversation quelque peu convenue au début puis plus détendue lorsquemon interlocuteur apprit que j’étais du pays. Je constaterai souvent combien

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un détail de la vie introduit au détour d’une phrase permettait de détendre uneatmosphère crispée. Déclarant que ma porte serait toujours ouverte auxresponsables des divers organismes socioprofessionnels du département, j’ac-ceptai de recevoir prochainement une délégation du Cid-Unati. Celle-ci vintme voir en nombre et resta dans mon bureau une bonne demi-journée. Parréférence à mes propos sur la gestion du temps, ce fut long mais pas inutile.Tous les sujets de litiges avec l’administration furent mis sur la table.Manifestement, il y avait des rancœurs amassées sur quelques vieux dossiers.Les directeurs divisionnaires du contrôle fiscal et du contentieux qui étaientprésents à l’entretien surent apporter les réponses qui convenaient. Dès que leton montait, j’intervenais en soutien pour calmer le jeu. Déjà à Nice, je m’é-tais donné pour règle de ne jamais recevoir sans la présence d’un collabora-teur, voire plusieurs selon l’intérêt de l’entretien ou la personnalité du visiteur.

Par souci de conciliation et pour témoigner de mes bonnes intentions, j’ac-ceptai de reprendre l’examen de l’un des dossiers litigieux où la position duservice paraissait moins convaincante. Je passe sur les critiques formuléespar certains et qui sont bien connues. Elles pourraient être résumées par cetteformule lapidaire : « Que le fisc nous foute la paix ! »

Pour ma part, je leur dis mon souhait de voir bannis tous comportementsviolents que je condamnerais immédiatement. En revanche, mon intentionétait d’être ouvert à toute discussion chaque fois que les conditions de séréniténécessaires seraient réunies. J’ajoutai qu’en cas de violences verbales ou phy-siques contre les agents, mon attitude serait extrêmement ferme et que je don-nerais à ce type de comportement les suites judiciaires qui s’imposeraient. Etil ne serait plus question alors de solliciter une audience à la direction. Plusdirectement, en citant quelques dossiers particulièrement significatifs, je leurprécisai qu’il ne fallait pas vouloir défendre l’indéfendable, qu’en cas defraude caractérisée il n’y aurait pas de marge de manœuvre discutable et que,ce faisant, l’administration fiscale défendait d’ailleurs la cause de la grandemajorité des artisans et commerçants respectueux de leurs obligations fiscalesqui subissait une concurrence déloyale de la part des fraudeurs. Cette argu-mentation fut, je crois, relativement bien admise par la plupart des responsa-bles, à l’exception de deux ou trois qui avaient conservé une mine hostile. Ilsétaient sans doute les jusqu’au-boutistes du mouvement, mais ils se turent.

Toujours est-il qu’à la suite de cet entretien, je n’eus pas à déplorer d’in-cidents majeurs durant les trois années de mon séjour grenoblois. Quelquesdossiers, au coup par coup, furent soumis à la direction. Très peu vinrent jus-qu’à moi. Je crois d’ailleurs qu’à l’époque, le mouvement Cid-Unati s’es-soufflait et était concurrencé par de nouveaux mouvements très minoritairesmais plus virulents.

** *

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Plusieurs dossiers m’ont fortement impliqué durant mon séjour grenoblois :– les suppressions d’effectifs et les réactions syndicales ;– la création d’un quatorzième centre des impôts ;– le transfert des services de la direction dans de nouveaux locaux ;– la transformation des inspections spécialisées.

S’agissant des organisations syndicales, je constatai que leurs dirigeantsétaient plus incisifs qu’à Nice, avec des troupes plus disciplinées, obéissantsans problème aux consignes données. J’eus l’occasion de le percevoir dèsque les pouvoirs publics décidèrent de réduire les effectifs de la fonctionpublique, en particulier ceux de la DGI. Bien que le département ne fût pastouché par ces réductions, les représentants syndicaux locaux suivirent audoigt et à l’œil les consignes nationales. Les premières grèves furent très sui-vies, puis l’occupation de l’hôtel des impôts de Grenoble, où travaillaientdans un bâtiment moderne plus de 400 agents, fut décidée. Cette occupationinterdisant l’accès des lieux au public dura quatre à cinq jours. C’était la pre-mière grande crise sociale à laquelle j’étais confronté. De nombreuses réuni-ons furent tenues rapidement avec les organisations syndicales. Mais sansrésultat, sans avancée possible au plan local, le problème relevant de touteévidence du niveau central. Mon argumentation qui relayait, bien sûr, celledéveloppée à Paris sur un plan général était confortée par le fait que nous n’é-tions pas concernés par les suppressions d’effectif. En effet, l’Isère souffraitd’une insuffisance de moyens, reconnue par l’administration centrale et nousavions, d’ailleurs, monté un dossier de création d’un quatorzième CDI.

Dans l’attente d’une décision à ce sujet, je savais déjà que, dans le cadredes redéploiements de moyens envisagés au plan national, de département àdépartement, l’Isère devrait normalement bénéficier de renforts. Je faisaisvaloir également aux organisations syndicales l’obligation de respecter laliberté de travail pour les non-grévistes qui étaient nombreux et le devoir demaintenir les services ouverts au public qui se présentait. Mais tout ce beaudiscours n’eut aucun effet dans un premier temps.

Conformément aux consignes de l’administration centrale, je dus envisa-ger de mettre en œuvre des sanctions allant au-delà des habituelles retenuesde salaire. L’été approchait, certains agents présentaient déjà des demandesde congés. Je décidai donc de suspendre l’octroi de congés aux agents engrève. Les premières notifications de suspension furent adressées et déjà unpremier flottement était perceptible dans les rangs des grévistes.

Mais les organisations syndicales ne pouvaient pas ne pas réagir. Ce qu’el-les firent immédiatement en faisant envahir la direction par une centaine d’a-gents. Le lendemain matin des premières notifications de suspension descongés, sur le coup de 10, 11 heures, depuis mon bureau qui était installé au5e étage, j’entendis un sourd grondement, puis des clameurs dans la cage

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d’escalier, se rapprochant de plus en plus. Manifestement, on venait me voir enforce et bruyamment. Dans ces cas-là, je crois qu’il n’y a plus de règle, plus dedoctrine qui vaille pour tous, en tout temps, en tout lieux ; chacun réagit àchaud, à sa façon, avec ses tripes. Seul impératif : rester calme, maître de soiet, si possible, de la situation. Moi, j’étais vexé que l’on vienne me voir defaçon aussi impromptue et aussi tapageuse alors que, depuis plusieurs jours,ma porte avait été constamment ouverte pour des entretiens informels avec lesreprésentants syndicaux où tout avait été mis sur la table, y compris l’annoncedes sanctions concernant les congés. Sans m’accorder le temps de la réflexion,je bondis de mon siège et sortis de mon bureau. Les premiers manifestantsétaient déjà là, au premier rang desquels leurs principaux représentants. Je mesouviens avoir alors dit à haute voix, sans doute sur le ton de la colère : « C’estun tapage inutile, je ne recevrai qu’une délégation réduite à dix personnes aprèsque le silence aura été fait et l’escalier dégagé. » Aussitôt, les leaders ont fait pas-ser le mot d’ordre de se taire et d’évacuer l’immeuble. J’entendais les « chut » serépercuter d’étage en étage. Je leur confirmai, alors, que je les recevrai immé-diatement s’ils le désiraient. Ils m’ont demandé quelques instants pour consti-tuer leur délégation. Je rentrai dans mon bureau et j’appelai mes deux adjointspour les recevoir. Mais nous avons dû attendre quelques longues minutes, laconstitution de la délégation ayant dû sans doute être âprement négociée entreles diverses organisations. Nous savions d’ailleurs qu’il y avait des dissensionset que certains souhaitaient mettre fin à l’occupation de l’hôtel des impôts auplus vite. Enfin, ils frappèrent à ma porte, je les fis entrer un à un en les saluant.Je pensais que nous étions partis pour une fort longue discussion. Il n’en futrien. Ils renouvelèrent leurs doléances que je connaissais déjà fort bien. Demon côté, je leur répétai que celles-ci avaient été transmises par mes soins àParis et je renouvelai l’argumentation déjà développée les jours précédents.J’insistai sur le fait qu’il fallait savoir cesser une action avant qu’une nouvellespirale manifestation-sanction ne s’enclenche. Je rappelai également que j’a-vais maintes fois déjà appelé l’attention de l’administration centrale sur lesinsuffisances de moyens du département, que j’avais été entendu et que desrenforts seraient sans aucun doute alloués dans le cadre du redéploiementnational à venir ; ce qui fut le cas d’ailleurs par la suite.

J’avais remarqué que figuraient aux côtés des représentants syndicaux desagents de l’hôtel des impôts. Ayant perçu un certain assentiment à mes pro-pos, je m’adressai sur la fin essentiellement à eux. Je conclus en promettantque dès la fin de l’occupation, les sanctions relatives aux congés seraient aus-sitôt levées et en renouvelant mon engagement, tenu jusqu’alors, de défendrede pied ferme les intérêts du département quant à ses moyens. Notre réunionse termina ainsi plus rapidement que je ne l’avais prévu.

Le lendemain, l’occupation de l’hôtel des impôts cessa, le travail reprit etles sanctions concernant les congés furent immédiatement levées.

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Je compris que, pour dénouer certaines crises sociales aiguës, il étaitnécessaire, comme dans les drames antiques, de parvenir à un certain degréde dramatisation. En tout cas, chaque partie devait pouvoir sortir du conflitla tête haute.

Au cas particulier, la direction avait sanctionné, les syndicats avaient réagi.L’invasion de la direction n’avait été en quelque sorte qu’un baroud d’hon-neur pour servir d’exécutoire à une sortie honorable du conflit.

Par la suite, je perçus dans l’attitude de certains syndicalistes unemeilleure compréhension à l’égard de la politique suivie par la direction.

Cette crise ne laissa aucune trace négative dans les relations de la directionavec les personnels et leurs représentants. Tout au plus une certaine tensionsubsista quelque temps dans certains services entre grévistes et non-grévis-tes. Mais, déjà, il était possible d’observer un changement de nature dans lesconflits. Occuper un bâtiment était un fait relativement nouveau. Déjà un pré-lude aux événements sociaux de 1989 ?

C’est le dossier de la création d’un quatorzième CDI dans le départementqui me prit également beaucoup de temps. L’Isère a cette particularité géo-graphique de s’étendre jusqu’aux portes de l’agglomération lyonnaise. Or,dans le cadre du développement de cette dernière, il fut décidé de créer uneville nouvelle à l’Isle-d’Abeau. Ce projet ancien était en pleine réalisation aumoment où je prenais mes fonctions à Grenoble et, dès avant mon arrivée, leproblème de l’implantation de structures fiscales suffisantes s’était trouvéposé. De nombreux rapports avaient déjà été faits, j’y ajoutais les miens avecforce démarches dans les services centraux. Ces efforts finirent par aboutirheureusement puisque, quelques années après mon départ de Grenoble, lequatorzième CDI de l’Isère fut mis en place à l’Isle-d’Abeau, l’ensemble desservices fiscaux du département se trouvant ainsi sensiblement renforcé.Mais il avait fallu du temps, constatation qui ne constitue aucunement unecritique de ma part. J’avais déjà noté ce phénomène à Nice où, là également,j’avais, lors de mon premier séjour, transmis plusieurs dossiers à Paris pourfaire état de l’insuffisance des moyens et demander la création d’un quator-zième CDI. Il faudra les événements sociaux de 1989 lors de mon deuxièmeséjour pour que ce dossier s’active ; là aussi, le quatorzième CDI ne verra lejour que quelques années après mon départ. Entre le moment où naît l’idéede la nécessité de faire, celui du montage complet d’un dossier avec tous leséléments nécessaires, celui de l’examen du dossier par la DG, celui du déga-gement des crédits, celui de la réalisation, il s’écoule inévitablement plu-sieurs années. Ce n’est pas toujours aisé à faire comprendre à ceux qui sontsur le terrain et attendent.

Un dernier commentaire à ce sujet. J’ai connu deux départements, lesAlpes-Maritimes et l’Isère, tous deux insuffisamment pourvus en effectifs,alors que d’autres départements voyaient dans le même temps diminuer leur

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potentiel fiscal tout en conservant des effectifs devenus trop importants. Jesuis donc persuadé qu’il faut poursuivre les opérations de redéploiement auplan national. De trop grosses distorsions subsistent encore. Au nom de l’é-quité à l’égard de ses usagers et au nom de l’efficacité dans ses missions, laDGI se doit d’adapter ses moyens aux mouvements démographiques et éco-nomiques.

Un autre dossier donnant lieu aux mêmes difficultés de montage, auxmêmes délais de réalisation devait nous mobiliser à Grenoble : celui du trans-fert des services de la direction dans des nouveaux locaux, jusqu’alors occu-pés par l’armée – École des pupilles de l’air. Que de rapports envoyés, deréunions tenues, de démarches faites à Paris. Aujourd’hui, l’opération estenfin réalisée.

Certains collègues avaient coutume de dire que les opérations qu’ilsavaient lancées étaient inaugurées par leurs successeurs alors qu’eux-mêmesinauguraient celles de leurs prédécesseurs – constat tout à fait exact.

Grenoble, enfin, me verra plonger dans un dossier de longue haleine, celuiconsacré à la réforme des inspections spécialisées. Ce dossier avait mûri len-tement au fil des années autour de l’idée de séparer les travaux de gestion etceux de contrôle, jusqu’alors réunis au sein des fiscalités d’entreprises (FE),des fiscalités personnelles (FP) et des fiscalités immobilières (FI).Traditionnellement, en effet, chaque inspection avait jusqu’alors en charge lagestion et le contrôle des dossiers relevant de son ressort territorial : chaqueinspection comprenait un inspecteur et, dans la plupart des cas, un contrôleur.L’inspecteur s’occupait des dossiers de régime réel et du contrôle externe, lecontrôleur des dossiers de régime forfaitaire ou d’évaluation administrativeet de leur contrôle sur pièces. Or la gestion encombrait certaines inspectionstrès chargées au détriment du contrôle. Par ailleurs, certains inspecteurs pré-féraient se réfugier dans la gestion, quitte à la diluer à l’excès, plutôt que des’exposer en première ligne en contrôlant sur place.

Au surplus, l’équipe inspecteur-contrôleur fonctionnait souvent très mal,chacun travaillant de son côté en ignorant l’autre. Un couple séparé, consti-tué parfois d’un vieil inspecteur central, rassis, fonctionnant au ralenti, etd’un jeune contrôleur encore ardent mais risquant dans un tel contexte d’êtrevite démobilisé. Une véritable confrontation des générations…

Enfin, il était évident que les jeunes inspecteurs ne trouvaient pas là l’oc-casion réelle de se préparer à des fonctions d’encadrement, ce qui était pour-tant une part importante de leur vocation en tant que cadre « A ». Et, surtout,on pouvait être un gestionnaire excellent, et inapte au contrôle fiscal, et viceversa. Un inspecteur des impôts, malgré sa formation initiale polyvalenten’est pas forcément un homme à tout faire. Chacun a ses aptitudes propres,ses goûts personnels. D’où l’idée, qui s’est progressivement affirmée, deséparer les fonctions de gestion et de contrôle en créant pour chacune d’elles

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des structures spécifiques. Personnellement, j’ai été un ferme partisan decette évolution. Elle a connu des péripéties, des expériences multiples, desappellations nouvelles, de la FE – lourde, comportant un plus ou moins grandnombre de contrôleurs, à la fiscalité personnelle de gestion (FPG), avec, encorollaire, la création de brigades de vérification.

Dès Nice, nous avions mis en place de telles brigades dont l’efficacitéavait permis un très net progrès des résultats du contrôle fiscal sur place.

Il a fallu, bien sûr, expliquer, négocier, expliquer à nouveau, convaincre,pour faciliter les évolutions nécessaires qui suscitaient bien évidemment denombreuses réticences. Mais les choses avancèrent.

Pour ma part, je reste convaincu du bien-fondé de ces évolutions quiconduisent à faire du cadre « A » un vrai patron dans les structures de ges-tion, un spécialiste pointu du contrôle externe dans les brigades de vérifica-tion. Au total, une clarification des missions de chacun, une meilleuredéfinition de leurs responsabilités.

Mais j’allais m’impliquer personnellement encore plus à l’occasion dulancement par la Direction générale d’une expérience concernant les inspec-tions de fiscalité immobilière (FI) et les brigades domaniales d’évaluation. Jeparticipai à plusieurs réunions préparatoires à Paris. Puis il fallut mettre enœuvre l’expérience sur le terrain avec le concours des agents, après les avoirlonguement informés de ses modalités. Cette expérience s’inspirait très lar-gement des préoccupations qui avaient guidé la réforme des inspections FEet FP et, plus particulièrement, de la volonté de séparer les fonctions de ges-tion et de contrôle. Car en FI aussi, la gestion envahissait certains agents aupoint de leur servir d’alibi pour ne pas faire suffisamment de contrôle. Or,depuis mon entrée dans l’administration, j’étais sidéré de l’élasticité des tra-vaux administratifs, notamment en matière de gestion. Là où les uns bou-claient un dossier en « X » heures, d’autres multipliaient ce temps par « Y »fois et certains, rares heureusement, n’en finissaient jamais. Je me disais par-fois que la gestion était comme la culture, « moins on en avait, plus on l’éta-lait ». Ce mal sévissait dans les inspections FI comme ailleurs et trop souventles résultats du contrôle semblaient en deçà des potentialités du tissu fiscal.

Mais à l’argument tenant à l’intérêt de dissocier gestion et contrôle, s’a-joutait, dans le cadre de cette expérience, une autre considération, tout aussiimportante. En effet, les agents des brigades d’évaluation domaniale prati-quaient en fait, de leur côté, le même métier que leurs collègues des FI, lesuns et les autres étant des spécialistes de la connaissance du marché immo-bilier et des techniques d’évaluation des prix et valeurs. Les uns et les autresdevaient donc être nécessairement rapprochés pour partager leur expérienceet mettre en commun leur savoir. La réunion traditionnelle tenue entre euxchaque année ne pouvait y suffire. De là l’idée de constituer des brigades decontrôle et d’évaluation regroupant les inspecteurs FI et les domanistes.

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Parallèlement, seraient créées des structures FI de gestion au sein de CDIsous la forme, en particulier, des secteurs d’assiette de la fiscalité immobi-lière (SAFI).

Inutile de dire que ce projet heurtait de front des habitudes ancestralesnotamment du côté des domanistes qui s’étaient toujours quelque peu consi-dérés hors DGI et, en tout cas, non concernés par le contrôle fiscal.

C’était un peu vouloir mélanger « les torchons et les serviettes », ledomaine s’étant estimé au fil des ans comme un service plus noble que lesautres avec une clientèle particulière (collectivités locales et assimilées).

J’ai tenu je ne sais combien de réunions avec les agents intéressés, avec lesreprésentants syndicaux. J’ai accordé un nombre important d’entretiens indi-viduels. J’ai donné « X » fois les mêmes explications pour vaincre les réti-cences et convaincre finalement de l’intérêt de participer à l’expérience sur lesrésultats de laquelle chacun, au surplus, donnerait son avis. L’impression denaviguer sur un bateau avec un vent contraire et une mer démontée. Mais leseaux se calmèrent. En définitive, l’expérience démarra dans d’excellentesconditions, la grande majorité des agents jouant loyalement le jeu. Des réunionsd’étapes eurent lieu à Paris. Les services centraux vinrent souvent sur place.J’ai quitté Grenoble avant de tirer les enseignements définitifs de l’expérience :difficiles à dégager du côté de la gestion, plus faciles en matière de contrôledont les résultats s’étaient déjà fortement améliorés. Mais je reste convaincude l’intérêt de dissocier, là également, la gestion du contrôle, sous réserve dequelques adaptations concernant la structure de gestion : inspection FI de ges-tion ou SAFI ? Faut-il vraiment regrouper au sein d’une même et seule struc-ture domanistes et inspecteurs FI qui n’ont pas les mêmes clients, les premiersayant tendance naturellement à tirer leurs évaluations vers le bas, les autresvers le haut ? Je ne suis pas vraiment convaincu. En toute hypothèse, ildemeure que les uns et les autres doivent multiplier leurs échanges d’infor-mations et de savoir-faire. Le système informatique ŒUIL (observatoire desévaluations immobilières locales) a-t-il aidé à un tel rapprochement ?

Globalement, tout en travaillant autant, cela va sans dire, mon séjour gre-noblois aura été au plan professionnel plus « tranquille » que mon séjourniçois, moins perturbé en tout cas par des affaires sortant de l’ordinaire.

Et pourtant, à Grenoble également, le « feu » des affaires couvait déjà ; ilne se révélera que quelques années plus tard.

** *

Sur le plan personnel, notre séjour dans le Dauphiné aura donné à Nicolela joie de vivre trois années à nouveau auprès de ses parents qu’elle a vus pra-tiquement tous les jours. Ils apprécièrent grandement notre présence touteproche. De son côté, Jean-Philippe nous avait rejoint dès l’été 1984 et il pour-suivait ses études à Grenoble.

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Inutile de dire combien son retour au foyer nous avait réjoui. Mais j’entre-voyais déjà combien mes mutations répétées pouvaient constituer un vérita-ble handicap pour lui et perturber gravement le bon déroulement de soncursus universitaire.

Quant à Nadine et Patrick, avec leur fille Aymeline, ils s’installèrent àValence où Patrick trouva son premier boulot stable de radiologue. Plus pro-ches de nous, on les a vus très souvent, d’autant qu’en 1985 Nadine donnanaissance à un deuxième enfant Cyprien. Nicole et moi passions de trois àquatre petits-enfants, une nouvelle montée en grade ! Seuls Jean-Jacques etEliane avec leurs deux enfants, Romuald et Sybille, restaient plus éloignés àAmiens, où ils avaient fait leur trou, tous deux comme médecins généralis-tes. Nous les avons vus tout de même régulièrement. À l’occasion de l’un desNoël passé en Dauphiné, nous avons réussi l’exploit de réunir toute la famille :parents de Nicole, enfants, petits-enfants, sœurs, neveux et nièces, cousins….Un grand moment de vie familiale sous la neige, qui était tombée très tôt eten quantité dans la vallée. Un vrai Noël. Des batailles de boules de neigehomériques opposèrent grands et petits. L’année suivante, ce fut à Amiens,chez Jean-Jacques et Eliane. D’année en année, Noël réunira toujours lafamille chez les uns ou chez les autres. De ce point de vue, nous sommes avecNicole des traditionalistes. En revanche, nous avions pris l’habitude de fêterle jour de l’an avec nos amis.

Sur le plan amical, notre séjour grenoblois se révélera d’ailleurs très viteune « cuvée » exceptionnelle. Qu’on en juge : quelque deux à trois moisaprès mon arrivée, alors que j’étais au bureau, le secrétariat me prévientqu’un M. « X » demandait si je pouvais le recevoir. À l’annonce du nom, jebondis et descendis accueillir celui qui avait été l’un de mes meilleurscopains d’enfance au lycée Champollion. Depuis plus de trente années nousnous étions perdus de vue. Quelle joie de se retrouver ainsi. Nous avons dis-cuté longuement. On promit de se revoir. À quelque temps de là, il me télé-phona pour nous inviter un soir chez lui. Et là, surprise ! Six couples étaientprésents pour nous accueillir. Six anciens copains de lycée et trois copines,mariées avec trois d’entre eux. Quelle soirée ! Les retrouvailles furentcopieusement arrosées. Chacun raconta sa vie familiale et professionnelle.Un expert-comptable, un maraîcher, un inspecteur du Trésor, un architecte,un plombier, un ingénieur et une institutrice. Un large éventail professionnel.Tous avaient des enfants, des petits-enfants, sauf l’un d’entre eux qui avaitcependant une compagne. Ils n’avaient jamais quitté Grenoble. Ils serevoyaient à plusieurs reprises dans l’année, chez les uns, chez les autres, ouautour de quelques sorties en montagne – pour le ski ou la marche selon lasaison. Par la suite, nous avons fait de très nombreuses promenades avec eux,en Chartreuse, dans l’Oisans ou le Vercors. Puis du ski durant les mois d’hiver. Curieusement, bien que la vie nous ait longtemps séparé avec des

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professions fort différentes et des points d’intérêt parfois divergents, l’amitiérevint comme au temps de notre jeunesse. Un retour aux sources. Une amitiéforte qui gomme et permet d’accepter toutes les différences. Et plus curieu-sement encore, certaines épouses, dont Nicole, qui étaient des pièces rappor-tées, s’intégrèrent parfaitement au groupe. Deux copains décéderont dans lesannées qui suivirent. Avec tous les autres, nous nous sommes régulièrementfréquentés même après avoir quitté Grenoble. Ils nous feront découvrir unpeu mieux la haute montagne, nous leur ferons découvrir les plaisirs dubateau en Méditerranée.

Mais malheureux bateau, laissé au port de Nice et qui devait estimer êtreabandonné. Car le temps m’était professionnellement compté. Au début,nous ne sommes pas retournés à Nice durant onze mois. Quelques petitescroisières l’été avec nos amis.

Je dois dire que mes copains retrouvés ont été formidables car, au nom del’amitié, ils se sont toujours interdits de faire appel à moi sur des dossiers fis-caux. Chapeau !

Au total, notre séjour grenoblois nous laissera d’excellents souvenirs auplan familial, amical et professionnel.

Seule ombre au tableau pour moi, sur le plan administratif : J’avais apprisque l’équipe des directeurs qui nous avaient succédé à Nice avaient critiquésévèrement et de façon officielle la gestion de leurs prédécesseurs. J’avoueavoir été très touché, très contrarié par ces critiques qui me visaient directe-ment avec mes deux anciens collègues – tous trois, le DSF et les deux direc-teurs-assistants étions partis des Alpes-Maritimes en l’espace de quelquesmois. Je comprenais d’autant moins que la position de l’administration cen-trale avait paru, au moins dans un premier temps, quelque peu ambiguë surle sujet. Pourtant, nous avions régulièrement tenu les services centraux infor-més de la situation réelle de ce département, de l’état réel de certaines de sesmissions, loin d’être satisfaisant, et de la difficulté à le gérer compte tenu deses manques de moyens reconnus par tous.

Par ailleurs, je savais combien chaque directeur séjournant quelquesannées seulement devait apprécier avec humilité et modestie sa capacité d’ac-tion réelle face à la difficulté de certaines situations. En vérité, chacun, à samanière, apportait sa contribution, sa pierre à une action collective sur lemoyen terme et je n’ai jamais compris le comportement de certains cherchantà se magnifier personnellement en critiquant les autres sans discernement.J’en ai connu qui n’avaient jamais de bons collaborateurs. Or, souvent, on ales collaborateurs que l’on mérite ! En fait, ces types de comportement serencontrent dans toutes les activités professionnelles, privées ou publiques, àtous les niveaux des responsabilités. C’est ainsi.

Toujours est-il qu’en dépit des critiques formulées par nos successeurs, laDirection générale décida, par un juste retour des choses en quelque sorte, de

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me nommer une seconde fois à Nice comme directeur des services fiscauxdes Alpes-Maritimes, avec le grade de chef des services fiscaux de classefonctionnelle.

Car le temps était passé trop vite à nouveau et le moment était venu de meporter candidat à un autre poste.

Des valises à nouveau à préparer, un déménagement à faire. Nous com-mencions à en avoir l’habitude, mais, cette fois-ci, il fallait quitter les parentsde Nicole et laisser Jean-Philippe seul à Grenoble pour poursuivre ses études.

Avant notre départ, nous avons vendu notre maison de Coye-la-Forêt enrégion parisienne, un peu la mort dans l’âme, car elle était restée le symbolede notre vie familiale. Nous avons alors acheté à Meylan, près de Grenoble,un appartement dont la situation nous paraissait exceptionnelle, au dernierétage avec vue sur la vallée du Grésivaudan et la chaîne de Belledonne. Uninvestissement immobilier qui nous semblait intéressant en vue de la retraite,soit pour le conserver à notre usage, soit pour le vendre en vue d’autres pro-jets.

Dans l’immédiat, cet appartement permettrait en tout cas à Jean-Philipped’être bien logé.

Le moment des séparations fut, comme toujours, douloureux surtout pourNicole qui, une fois de plus, acceptait de suivre son époux sans réticences.

Au revoir Grenoble où nous allions cependant devoir revenir souvent dansles temps qui venaient, au fur et à mesure que l’état de santé de mes beaux-parents se dégraderait.

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NICE II

C’est le 1er mars 1987, à peine trois ans après mon installation à Grenoble,que je prenais mes fonctions à Nice. J’avais quitté les Alpes-Maritimescomme directeur-assistant. J’y revenais comme patron. Je crois qu’il est raredans les annales administratives de revenir à ce niveau sur le lieu de ses « cri-mes ». Ce n’était pas dans les habitudes de la maison. Pourtant, quelle faci-lité pour celui qui arrive de retrouver le visage connu de la plupart de sesanciens collaborateurs, des agents du département, d’une partie des person-nalités extérieures et, surtout, de connaître déjà, pour les avoir pleinementvécus, la situation des services et tous les problèmes locaux. Embrayer rapi-dement fait gagner un temps précieux pour l’action.

Mais cette fois j’arrivais à Nice seul avec Nicole. Nous nous sommesinstallés dans un petit appartement situé sur le Mont-Baron dominant la baiedes Anges et la mer jusqu’à l’Esterel que l’on voyait par grand mistral.Toujours l’envie des grands espaces : j’en aurais besoin pour « amortir » mesfuturs soucis professionnels.

Je constatai rapidement que j’étais bienvenu. Les agents, pour la plupart,étaient satisfaits de me revoir ; nombreux ont tenu à me le dire. À l’occasionde mon premier conseil de direction élargi, mes paroles d’arrivée furentapplaudis par les inspecteurs principaux. Cet accueil qui paraissait sincèreme fit grand plaisir. Je partageais d’ailleurs la satisfaction des uns et des aut-res car, en dépit des difficultés particulières de ce département, j’en avaisconservé un excellent souvenir. C’était un atout certain pour tenter de mobi-liser des agents autour de quelques missions prioritaires comme le contrôlefiscal, le recouvrement ou l’impôt sur la grande fortune.

De mon deuxième séjour niçois je voudrais, au-delà des tâches habituellesd’un directeur déjà retracées, évoquer essentiellement la crise sociale de 1989.

Seul événement pour lequel je ferai une exception, la visite inopinée duministre du Budget à la direction de Nice. C’était en août, dans la semaine duweek-end du 15 août, le vendredi 19 exactement, veille d’un autre week-end,période sensible s’il en est quant à la présence des agents au travail…

Il devait être 11 heures, j’étais seul dans mon bureau, examinant un dos-sier, lorsqu’on frappe à ma porte. En principe, tout visiteur extérieur se fai-sait annoncer par le secrétariat installé à l’entrée de la direction. « Entrez »,dis-je, pensant qu’il s’agissait comme à l’accoutumée d’un agent de la direc-tion. Mais, surprise, deux personnages s’encadrèrent dans ma porte. Je recon-nus aussitôt le préfet qui paraissait être dans « ses petits souliers » et, à sescôtés, le ministre dont heureusement j’avais vu la photo dans la presse.

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Je les accueillis, fis mine de laisser mon siège au ministre qui n’en voulutpas. Je m’installai donc normalement à mon bureau avec en face de moi leministre et le préfet. La rumeur avait déjà fait état de cette pratique, je n’étaisdonc surpris qu’à moitié… Le contact fut très simple, très direct, j’ajoutebien cordial. Le ministre me demanda de faire le point de la situation dudépartement. Ce que je fis en insistant particulièrement sur les difficultésliées à la mise en route de l’impôt sur la fortune dans un département parti-culièrement riche. J’en profitai également pour insister sur les insuffisancescriantes de moyens, en particulier, dans les inspections FP, ce qui ne permet-tait pas aux services d’exercer un contrôle à hauteur de la richesse du tissufiscal du département. J’évoquai enfin la nécessité d’implanter un quator-zième CDI à proximité de la nouvelle zone d’activités de Sophia-Antipolis,située derrière Antibes. Le ministre prit note puis il me demanda si je dispo-sais dans l’immeuble d’une grande salle. Sur ma réponse positive, il medemanda d’inviter tout le personnel présent dans la direction et de s’y trou-ver d’ici quelques minutes.

À ce moment-là, je ne sais si ma panique fut perceptible sur mon visage,mais j’ai eu des sueurs froides… Un vendredi, peu avant 12 heures, veilled’un week-end en plein mois d’août, combien allions-nous être ? En entrantdans la salle, je fus soulagé, la salle était pleine avec plus de 50 % de l’ef-fectif. La règle habituelle en période de congés avait bien été respectée.J’avoue que le ministre, truculent et toutes bretelles dehors (je dis, bienentendu, ceci avec tout le respect que je dois à sa fonction), fit alors unnuméro, au bon sens du terme, extraordinaire auprès du personnel qui n’encroyait pas ses yeux, invitant chacun à s’exprimer sur tous les sujets qui lepréoccupaient. Et je fus très fier des agents de la direction qui se sont mon-trés tout à fait à hauteur de l’enjeu. Au fur et à mesure que la réunion sedéroulait, l’atmosphère se détendit et les questions fusaient. À plusieursreprises, le ministre fit rire la salle qui rapidement lui devint acquise. Ildemanda que des fiches techniques lui soient adressées sur plusieurs sujetsévoqués, en particulier s’agissant du contrôle fiscal. C’est sans doute ce jour-là que l’idée d’informatiser les services de vérification prit un élan nouveauavec un projet qui allait devenir l’application OCEAN (opérations decontrôle externe assistées par de nouveaux systèmes), système informatiqued’aide aux vérificateurs sous forme de matériel portable. En dépit de sérieu-ses difficultés rencontrées lors des premières expérimentations, le projet a dûdepuis lors bien avancer.

Ce projet ne faisait d’ailleurs que répondre à une forte demande des véri-ficateurs qui estimaient depuis longtemps se trouver en position d’inférioritéface à des entreprises disposant d’outils informatiques performants. Laréunion terminée vers 13 heures, le ministre me dit avoir été très satisfait decette rencontre avec la direction, me remercia, me demanda d’inviter de sa

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part à un pot amical tout le personnel de la direction et de lui faire parvenirla facture. Ce que je fis dans les jours qui suivirent et j’adressai commeconvenu la facture au cabinet du directeur général. Mais je dois avouer qu’àce jour, je suis toujours créancier de l’État ! Sans doute les règles de la comp-tabilité publique n’avaient-elles pas prévu le financement de ce type de mani-festation !

En tout cas, les agents apprécièrent cette visite… et le pot. Dans leur largemajorité, ils l’estimèrent positive. Un ministre venant en personne, sanscérémonial particulier, sur place pour les écouter, c’était bien évidemment dujamais vu. D’autres, dont notamment des syndicalistes, trouvèrent que l’évé-nement avait une connotation quelque peu démagogique, et ils s’interrogè-rent sur les suites concrètes. Des représentants syndicaux me le direntfranchement. Je leur fis remarquer que cette rencontre traduisait la préoccu-pation du ministre de s’informer des problèmes de la DGI directement auprèsdes personnels.

Durant mes deux séjours en pays niçois, j’ai noué, avec la plupart des orga-nisations syndicales et leurs représentants, des relations suffisammentconfiantes pour que nous puissions, hors CTPL (comité technique paritairelocal) ou autres réunions officielles, parler en toute franchise. Ces relationsm’ont souvent permis de régler quelques menus problèmes et de mieux faireconnaître la politique de la direction. Mais ce climat relationnel assez bon,qui n’avait été jusqu’alors altéré par aucun conflit local majeur, seulementrythmé par quelques grèves nationales de 24 heures, souvent pour des raisonssalariales, allait rapidement se trouver modifié au cours de mon secondséjour.

Dès mon arrivée en 1987, j’avais en effet constaté un profond changementdans le comportement de l’une des organisations syndicales locales, leSNADGI. Une véritable révolution de palais y était intervenue. La vieillegarde que j’avais bien connue durant un premier séjour avait été écartée auprofit d’une nouvelle équipe rajeunie, féminisée et moins gradée. Trois jeu-nes femmes qui voulaient en découdre avaient pris les choses en main et ladirection constata au fil des mois que tout devenait prétexte à conflit. Je tiensà dire à propos de cette situation que je n’ai nullement l’intention d’instruireun procès contre la féminisation de l’administration. Loin de moi une telleidée, ayant constaté de longue date que les femmes travaillaient aussi bienque les hommes, et parfois mieux. Cela dit, nos trois jeunes femmes syndi-calistes de Nice manifestaient une combativité, voire une hargne peu répan-due dans le personnel masculin ou féminin de l’administration. Nous entrionsdans l’ère de la contestation systématique, jusqu’au-boutiste, où le directeurétait nécessairement l’adversaire qu’il fallait combattre par principe quoiqu’il fasse ou dise. Situation difficile à gérer pour la direction, où chaqueparole, chaque acte du patron pouvaient être complètement dénaturés pour le

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mettre en difficulté et, à travers lui, l’administration bien sûr. Situation exi-geant une extrême prudence, les directeurs devant jouer plus serré en ajustantbien leurs réponses, et en adaptant leur comportement vis-à-vis de l’organi-sation contestataire sans le généraliser à l’égard des autres organisations afind’éviter la naissance d’un front syndical commun. Situation délicate où lavolonté de dialogue, quelle que soit la façon dont elle s’exprimait, risquaitvite de s’émousser et de trouver ses limites. Mais, attention à ne pas tomberdans le piège du refus de dialogue que pouvait chercher à obtenir l’organisa-tion syndicale qui aurait ainsi du grain à moudre pour amplifier son action.Je crois à la vertu du dialogue, au pouvoir des mots, voire à la magie duverbe, mais face à une agressivité systématique voire à une mauvaise foi évi-dente, l’exercice devient délicat. La direction s’attacha donc à maintenir unminimum de dialogue, un peu sur le fil du rasoir, tout en faisant preuve defermeté quant à la défense des positions de l’administration.

J’avais pressenti que l’évolution du SNADGI était inquiétante pour l’ave-nir si des sujets majeurs de contestation devaient voir le jour. Insensiblement,d’ailleurs, le comportement de pointe de ce syndicat détériora le climat géné-ral dans la mesure où les autres organisations se trouvaient ainsi condamnéesà un minimum de surenchère. Certains me firent savoir qu’à regret ils ne pou-vaient pas faire autrement. Pourtant, la réalité de cette situation n’échappaitpas à beaucoup et nombre de syndicalistes eux-mêmes dénommaient ouver-tement le trio féministe du SNADGI « les trois folles ». Cela me fut souventrapporté en particulier par des anciens de ce syndicat, qui voyaient d’un trèsmauvais œil cette réorientation de l’action syndicale.

Pour ma part, j’ai toujours estimé qu’un syndicalisme fort et représentatifétait le gage d’une vie démocratique équilibrée, fondée sur le dialogue, laconcertation ou la participation, peu importe le mot, et sur le respect mutuelet la responsabilité de chacun. Ce point de vue impliquait bien évidemmentune rénovation profonde du monde syndical qui ne limiterait plus son rôle àla revendication et à la contestation mais deviendrait aussi un interlocuteurresponsable, capable de propositions constructives, un vrai partenaire. Detoute évidence, l’attitude archaïque de la nouvelle équipe du SNADGI étaitaux antipodes.

Ce comportement ne pouvait d’ailleurs que nuire à la crédibilité du syndi-calisme, à l’égard des militants eux-mêmes, séduits dans un premier tempspar autant de combativité, puis déçus à terme par le manque de perpective.N’est-ce pas là l’une des causes de la désaffection dont souffrent les syndi-cats français?

En tout cas, j’allais dans les temps à venir me montrer plus particulière-ment attentif à l’évolution de la situation sociale du département.

Un événement extérieur aux Alpes-Maritimes ne tardait pas à me mettreencore plus en éveil.

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La Corse, en effet, connaissait fin 1988 ou début 1989, un conflit socialvigoureux qui s’éternisait, en particulier, dans la fonction publique. Entreautres, des revendications d’ordre salarial liées à la cherté de la vie localeétaient formulées. Toutes revendications transposables aux Alpes-Maritimes,pensai-je. Je courbai donc le dos car, malgré les 90 milles nautiques que j’a-vais souvent franchis entre Nice et Calvi avec mon bateau, la Corse n’étaitpas loin. C’était en face et parmi les agents des Alpes-Maritimes, nombreuxétaient ceux d’origine corse ou ayant des attaches dans l’île. Les risques decontagion me paraissaient donc grandir au fur et à mesure que le conflit corses’envenimait avec des types d’action très dures sortant des normes connuesjusqu’alors.

Mais, curieusement, face à cette tempête qui agitait le large, les eaux niçoi-ses demeuraient fort calmes, hormis quelques déclarations tonitruantes desoutien aux camarades en lutte. Je ne pouvais que m’en féliciter, mais n’était-ce pas le calme qui précédait la tempête ?

Le conflit corse finit par être réglé au plus haut niveau à Paris. Commetoujours dans ce type de règlement, la reprise du travail fut négociée enéchange, non seulement de mesures spécifiques à la Corse, mais encore degestes d’apaisement concernant, en particulier, les retenues de salaires pourfaits de grève, qui furent allégées dans des propositions rarement vues jus-qu’alors.

Ceux des agents qui avaient été le plus longtemps en lutte s’en sortaientrelativement bien. La preuve était ainsi apportée par les jusqu’au-boutistesque les petites grèves générales de 24 heures d’antan étaient à ranger aumusée des antiquités et que seuls désormais pouvaient « payer » des arrêts detravail longs et durs. En tout cas, l’enseignement premier tiré de ces événe-ments par des syndicalistes était fort logique : plus une grève durait, plus lespossibilités de négociations pour obtenir de fortes diminutions des retenuessur salaire étaient grandes.

Voilà la leçon qui allait traverser la Méditerranée et encourager à l’actionles syndicats, les militants et les non-syndiqués dans les départements desBouches-du-Rhône, du Var et, bien sûr, des Alpes-Maritimes. Pourquoi pasnous ? Ça marche !

Ce que j’avais craint, en constatant le changement d’attitude du SNADGI,allait dans ce contexte trouver à s’exprimer pleinement.

L’étincelle qui met le feu aux poudres. La grève démarra d’ailleurs, audébut du mois de juin, dans le plus grand désordre du côté syndical. Les motsd’ordre étaient avancés en vrac ; manifestement, les organisations étaientelles-mêmes dépassées par une minorité d’agents voulant en découdre etconduire un mouvement dur et long comme en Corse. Parmi les premièresrevendications, venaient au premier rang les questions salariales s’appuyant,comme en Corse, sur la cherté de la vie sur la Côte d’Azur. Inutile de dire

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que l’équipe du SNADGI trouvait là un terrain idéal pour souffler sur lesbraises et foncer sans se préoccuper des suites.

J’ai été frappé par la façon apparemment illogique, voire anarchique aveclaquelle le mouvement s’est répandu frappant tantôt tel service, puis tel autre,tel site puis tel autre. Comme un incendie qui cherche son chemin suivant lesvents dominants, des agents reprenaient le travail avant de le cesser à nou-veau, d’autres entraient dans la grève pour reprendre leur travail plus tard.Une grève en sauts de puce en quelque sorte. Les plus malins géraientd’ailleurs leur grève de façon plus intelligente que lorsqu’ils géraient leur tra-vail. Ils adaptaient leurs jours de grève en fonction des règles régissant lesretenues de salaires, notamment celles concernant les jours de début ou de finde semaine. Gare aux retenues sur week-end ! Manifestement, il n’y avaitplus à certains moments de chef d’orchestre. Les éléments les plus durs, lesplus contestataires étaient souvent des non-syndiqués n’ayant jamais faitgrève jusqu’alors. On était proche du phénomène bien connu des coordina-tions échappant à tout contrôle syndical. Un peu l’impression que chacun fai-sait sa grève comme il l’entendait.

Dans un contexte aussi désordonné et opaque, les informations avaient dumal à circuler. La direction avait notamment beaucoup de mal à recevoir lesfameux relevés journaliers de grève. Ce système, qui fonctionnait très biendu temps des petites grèves classiques, devenait quasiment impossible àgérer. D’autant que plusieurs chefs de service se joignirent eux-mêmes, pourquelques jours, au mouvement, par conviction ou en signe de solidarité avecleur personnel. Très vite, je mis donc les inspecteurs principaux à contribu-tion. Mais aussi, vite, je constatai qu’eux-mêmes, qui avaient des attributionspar spécialités sur plusieurs sites, avaient beaucoup de mal à appréhender lasituation globale d’un même site géographique. Pour chacun de ces sites, il yavait plusieurs chefs de service, plusieurs inspecteurs principaux, mais aucunpôle de coordination sur place, rôle tenu par la direction en temps normal. Entout cas, ce qui me sautait aux yeux, c’était l’absence d’un patron unique surchaque site. L’administration venait de vivre des décennies de réorganisationdepuis la fusion des régies et voilà que la crise en cours révélait une failleénorme dans son système d’organisation. Quel paradoxe aveuglant pour moiau cœur de la mêlée dans ce département en effervescence. Je ressentis trèsprofondément cet état des choses, ce qui plus tard alimentera mes proposi-tions de réforme des services de terrain dans le cadre de la démarche dechangement qui suivrait la crise.

Dans l’immédiat, je réunis d’urgence tous les inspecteurs principaux pourleur donner de strictes consignes de présence permanente sur le terrain afinde veiller à un bon fonctionnement minimal des services, au respect de laliberté du travail pour les non-grévistes, à la bonne conservation de la docu-mentation et des outils de travail. Mais surtout, je désignai sur chaque site un

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inspecteur principal pleinement responsable du fonctionnement de l’ensembledes services du site, personnellement responsable par devant soi, avec l’obliga-tion d’appeler, soit moi-même, soit l’un des deux directeurs-assistants, tous lesjours entre 17 heures et 18 heures pour faire un point précis des services du site(nombre de grévistes, global et par unités, attitude du chef de service et fonc-tionnement du service, ouverture au public, encaissement des chèques dans lesrecettes, incidents divers, évolution prévisible, etc.). Chaque soir, la directionparvenait ainsi à avoir une vision assez précise de la situation de chaque site etde l’ensemble du département, ce qui me permettait d’informer au mieux laDirection générale, et de prendre les mesures nécessaires le cas échéant.

Inutile de préciser que, dès le début du conflit, nous avions tenu de nom-breuses réunions avec les organisations syndicales. Avec toute l’équipe decommandement, nous allions ainsi siéger ensemble avec les organisationssyndicales un nombre d’heures considérables durant plusieurs semaines, plu-sieurs mois. Un véritable marathon exigeant de tous les directeurs beaucoupd’énergie physique, de force de conviction, de volonté de continuer à négo-cier contre vents et marées et une forte dose de patience, avec les poings ser-rés au fond d’une poche plus d’une fois… Nous étions, nous directeurs,comme pris entre deux feux : d’un côté les syndicats et leurs militants, exi-geant toujours plus, talonnant la direction ; de l’autre, les services centrauxne comprenant pas toujours de suite la gravité des événements et tardant àdonner des réponses aux revendications, dans un sens ou dans l’autre, maisdes réponses. Sur le terrain, ces réponses étaient attendues d’urgence !

J’ai ainsi vécu toute une période quelque peu irréelle par rapport à la vieadministrative habituelle où j’avais en tête deux préoccupations essentielles :d’une part, maintenir à l’égard du personnel et de ses représentants un justeéquilibre entre la nécessité pour moi de manifester l’autorité et la fermeténécessaires pour faire assurer la continuité du service public, et mon devoirde ne pas couper les ponts avec eux, car ensuite il faudrait à nouveau tra-vailler ensemble ; d’autre part, tenir la Direction générale la mieux informéepossible de la réalité de la situation afin de ne pas être pris en défaut à cesujet, et ne rien faire qui serait contraire à ses directives, tout en explorant, aucours des entretiens avec les organisations syndicales, des pistes concernantdes problèmes d’organisation ou de fonctionnement interne, comme le rôledes contrôleurs dans les inspections spécialisées. Un véritable exercice defunambule… sans filet.

À certains moments, les organisations syndicales parurent complètementdépassées par l’événement et ne plus maîtriser elles-mêmes l’évolution de lasituation. Seul le SNADGI fonçait tête baissée sur tous les sujets, les autressyndicats emboîtant le pas avec plus ou moins de conviction et ne voulantpas, en toute hypothèse, laisser le monopole de la contestation à cette seuleorganisation. Un vieux militant se confia un jour à moi. Il m’avoua ne plus

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rien comprendre au nouveau comportement de certains agents : pendant desannées il avait fallu qu’il fasse le forcing pour les inciter à participer à desgrèves nationales de 24 heures et voilà que maintenant il n’y avait plusmoyen de leur faire entendre raison et leur faire reprendre le travail.

Dès le début du mouvement, les organisations syndicales avaient déjà eubeaucoup de mal à dresser une plate-forme revendicative cohérente, hormisle problème du pouvoir d’achat. Mais, parti de ce problème, le mouvement,en se poursuivant, faisait progressivement remonter à la surface toutes lesrevendications anciennes, potentielles, voire nouvelles. De jour en jour, sousla pression de la base et avec l’imagination débordante de certains syndica-listes, le champ des revendications s’élargissait à l’infini, englobant à côté devrais problèmes d’importance, du détail et de l’accessoire. Les revendica-tions les plus marquantes concernaient le niveau des salaires, le régime desprimes, le montant de l’indemnité de résidence, les problèmes d’organisationet de fonctionnement des services, les réformes en cours concernant lesinspections spécialisées, le rôle des contrôleurs, la politique d’objectifs de laDGI, notamment en matière de contrôle fiscal, les charges de travail, l’insuf-fisance des effectifs, la pénibilité et le manque d’intérêt des travaux répéti-tifs, en particulier, dans les ORDOC des CDI, les retards dansl’informatisation des services, le manque de crédits d’entretien des bâti-ments, la remise en état de certains, les conditions de travail des services malinstallés, etc. Tout remontait. Devant ce déluge, la direction fit le tri et unesynthèse en rappelant ce qui avait déjà été fait :

• les aménagements de centres locaux déjà effectués ; les coups de pein-ture déjà donnés ;

• le développement du dialogue s’agissant notamment :– des possibilités d’aménagement de l’inspection d’assiette et de docu-

mentation (IAD) dans les CDI suivant trois formules permettant de décloi-sonner les ORDOC et d’atténuer la charge des travaux répétitifs ; le choixentre ces trois formules étant fait en pleine concertation, après consultationdes agents intéressés ;

– de la mise en place d’une programmation du contrôle sur pièces dont lesobjectifs étaient déterminés de façon concertée avec les chefs de service, etadaptés au contexte local avec prise en compte des moyens et charges réels ;

– de la possibilité donnée aux personnels de se prononcer s’ils le souhai-taient sur l’aménagement de leur temps de travail par la mise en place d’unhoraire variable ;

• la politique permanente de concertation conduite par la direction sur tousles sujets concernant la vie du département et susceptibles d’être réglés auplan local ;

• les avancées déjà réalisées en matière de modernisation de l’outil de tra-vail, notamment par la mise en œuvre de grandes applications informatiques

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au niveau du département comme MAJIC (mise à jour des informationscadastrales) ou MEDOC (mécanisation des opérations comptables).

La direction rappela aussi quelles étaient les perspectives en matière d’in-formatisation et de création d’un quatorzième CDI, etc., etc. Rien n’y fit. Ilétait évident que par leur nature, leur ampleur, l’essentiel des revendicationsimpliquait le dégagement de crédits importants et dépassait par conséquentlargement les maigres pouvoirs d’un simple directeur.

Or, Paris se taisait, espérant sans doute que les esprits se calmeraientd’eux-mêmes. Au plus haut niveau, certains devaient vraisemblablement esti-mer qu’il ne s’agissait en fait que d’une banale affaire méditerranéenne, uneespèce de coup de sang des gens du Midi qui aurait tôt fait de cesser et, entout cas, qu’il n’y avait aucun risque d’extension au plan national. Il suffisaitde gagner du temps.

Certains hauts responsables ont même manifestement considéré qu’il ne s’a-gissait que de simples conflits relationnels locaux entre les directeurs, leursagents et leurs représentants syndicaux. C’est du moins l’impression que nousavons eue, les trois directeurs des Bouches-du-Rhône, du Var et des Alpes-Maritimes lorsque, le conflit persistant, nous avons été convoqués à laDirection générale, à Paris, avec les représentants syndicaux des trois départe-ments. Sous l’autorité du directeur général lui-même, entouré d’une partie deson état-major, nous nous sommes donc trouvés confrontés à nos représentantssyndicaux, tout simplement comme nous avions coutume de le faire au quoti-dien dans nos départements respectifs. La réalité de la situation se révéla trèsvite lorsque les organisations syndicales firent valoir leurs revendications tel-les que celles-ci avaient déjà été formulées auprès des directeurs et répercutéespar ces derniers aux services centraux. À aucun moment les directeurs nefurent mis en cause. Je crois qu’au cours de cette réunion, la Direction géné-rale prit pleinement conscience de la dimension réelle des problèmes dont lasolution échappait de toute évidence aux directeurs et appelait des décisions duministère lui-même. Je vois encore le représentant de la CFDT des Alpes-Maritimes, pourtant souvent virulent, dire au directeur général qu’à Nice, leconflit n’était pas né d’un litige entre le directeur et les organisations syndica-les, qu’il n’y avait aucun blocage au plan relationnel, qu’un dialogue avaitcours régulièrement, que des solutions avaient pu d’ailleurs être trouvées auplan local, mais que, manifestement, les revendications actuelles dépassaient lecadre départemental et s’adressaient directement désormais au niveau ministé-riel d’où la nécessité d’une négociation au plan national. La réunion débouchaseulement sur des perspectives d’examen de certains points particuliers,comme la création d’un quatorzième CDI dans les Alpes-Maritimes. Les syn-dicalistes ne cachèrent pas leur déception. Une réunion pour rien, dirent-ils.

Le mouvement continua donc cahin-caha avec des périodes d’accalmie oude relance, mais avec une nette aggravation sur le moyen terme. L’été, avec

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les premiers départs en congé, approchait et Paris, sans doute, jouait le « pourrissement » du mouvement, ce qui souvent se révèle être le mauvaischoix. Sans doute, avant la saison estivale, aurait-il été encore possible derechercher une issue au conflit, à moindre frais que plus tard, avant que le cli-mat social ne s’embrase à l’automne dans toute la DGI. Peut-être. Ou alorsfallait-il délibérément laisser l’abcès se vider complètement en espérant unessoufflement du mouvement, ce qui ne manquerait pas d’arriver ? Difficilede se prononcer avec certitude, même avec le recul.

Ne faut-il pas admettre que le contexte social français est tel qu’il évolue,non par un processus de dialogue continu entre partenaires, mais par à-coupsconflictuels brutaux. Comme je l’avais déjà constaté à Grenoble, puis mainte-nant à Nice, n’était-il pas, dans ces conditions préférable de laisser les choses« mûrir » à un point de dramatisation tel que les partenaires, faute de vigueurpersistante, serait condamnés à trouver tant bien que mal un terrain d’entente.Ce type de scénario est sûrement mauvais pour une vie démocratique paisibleet sereine ; il coûte finalement très cher à la collectivité nationale en temps detravail perdu et en mesures diverses prises pour régler le conflit.

On cite souvent, a contrario, l’exemple de l’économie sociale allemande.Mais les Français sont ainsi. Notre histoire l’a prouvé à maintes reprises. Ilsuffit de rappeler en dernier lieu les événements de mai 1968, et plus récem-ment encore les mouvements sociaux de décembre 1995, pour s’en convain-cre. Personnellement, je préférerais un dialogue social permanent permettantde dégager à temps des solutions de compromis raisonnables.

Inutile de dire que durant toute cette période conflictuelle, les liens avecles services centraux, voire avec le ministère, se sont considérablement ren-forcés par des échanges d’information permanents. Par téléphone au jour lejour, à l’occasion aussi de la réunion que j’évoquais à Paris, mais égalementau travers de deux séries d’événements.

En effet, le directeur général me confia, à la même époque, la mission departiciper au jury de sélection des futurs directeurs départementaux dans leslocaux du ministère à Paris. Lors de la réunion du comité de sélection regrou-pant tout l’état-major de la Direction générale, le directeur général se tournavers moi pour me donner la parole sur les événements niçois. Je me souviensavoir parlé longuement, avoir tout rappelé de « A » jusqu’à « Z » sur lagenèse puis le déroulement des événements. J’ai le souvenir, en particulier,d’avoir précisé combien le malaise était profond et traduisait les nombreusesattentes des personnels dans plusieurs domaines depuis des années et qu’ilfaudrait immanquablement trouver un terrain d’entente. J’ai encore très pré-sent à l’esprit d’avoir indiqué que les éléments du conflit n’étaient pas seule-ment méditerranéens mais de portée nationale, et qu’il y avait grand risquede voir les syndicats maintenir des brûlots pendant la période estivale, dansl’intention de généraliser la crise sur tout le territoire à l’automne.

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Rentré à Nice, les choses ne s’étaient pas arrangées, loin de là. Débutaitmême une crise plus aiguë avec la décision prise par trois inspecteurs d’en-tamer une grève de la faim dans le hall d’entrée de l’hôtel des impôts de larue Cadeï, où travaillaient en temps normal près de 500 agents. Aprèséchange de points de vue avec la Direction générale et le préfet, je décidai deme rendre sur place pour voir ces trois agents, les écouter et leur demanderde quitter l’intérieur de l’hôtel des impôts sous peine de les faire évacuer parles forces de police. Après de longs palabres avec les trois intéressés et lecomité de soutien qui s’était formé autour d’eux, je parvins à les convaincrede quitter l’immeuble. Ils s’installèrent alors à l’extérieur sur des lits decamp. Ils me précisèrent qu’ils n’arrêteraient leur grève de la faim qu’à lacondition que des négociations s’engagent au plan national. Les trois agentsavaient bien entendu été placés sous surveillance médicale.

J’étais surpris, interpellé par ce geste habituellement rencontré dans dessituations désespérées. Je leur fis part de ma surprise de leur comportementqui ne pouvait trouver une justification que dans des circonstances autrementplus dramatiques que les leurs. Je leur citai l’exemple de personnes acculéesà la misère ou à la ruine. Or tel n’était pas leur cas, eux qui étaient des fonc-tionnaires de la catégorie « A » bénéficiant d’un statut avantageux et d’unesituation financière correcte, même s’ils la jugeaient insuffisante. Par solida-rité avec leurs collègues, ils décidèrent de continuer.

Très peu de temps après, je reçus un soir une communication téléphonique dupréfet (que j’avais précédemment connu comme directeur général des Impôts)me demandant de me rendre à la préfecture vers 19 heures, accompagné del’inspecteur principal, responsable de l’hôtel des impôts, avec les clés du bâti-ment. J’ai immédiatement pensé qu’une opération de police se préparait. Renduà la préfecture, accompagné de mon inspecteur principal muni des fameusesclés, nous fûmes conduits jusqu’à l’appartement privé du préfet. Là, nous atten-dait, à côté de celui-ci, à ma grande surprise, le ministre du Budget qui m’avaitrendu visite quelques mois auparavant. Le directeur départemental des policesurbaines était également présent. Le ministre me demanda de lui exposer leconflit social dans ses tenants et aboutissants. Ce que je fis comme je l’avais faità Paris devant l’état-major de l’administration centrale. Il me demanda des pré-cisions sur le geste des trois grévistes de la faim. Puis il décida de nous rendretous à l’hôtel des impôts pour les rencontrer. Je lui dis alors que l’opération étaitrisquée car les intéressés étaient entourés d’un comité de soutien important. Parailleurs, « le téléphone arabe » ne manquerait pas de se mettre en branle aussi-tôt, ce qui aurait pour effet de rameuter rapidement sur place de nombreuxagents de Nice et les ténors des syndicats, trop heureux d’avoir ainsi l’opportu-nité de faire valoir en direct auprès du ministre lui-même leurs revendications.

Le ministre demanda alors au directeur des polices urbaines d’envoyerimmédiatement sur place des forces de police à distance discrète de l’hôtel

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des impôts, au cas où des incidents surviendraient. Nous attendions, le tempsque ces forces se mettent en place, puis, le ministre me prescrivit de le devan-cer avec mon inspecteur principal pour prévenir les grévistes de la faim deson arrivée imminente sur place et leur demander s’ils acceptaient de s’en-tretenir avec lui dans une salle de l’hôtel des impôts. Je comprenais alorspourquoi le préfet m’avait demandé de me munir des clés du bâtiment. Avecmon inspecteur principal, nous partîmes donc dans une première voiture, sui-vie à distance de deux autres véhicules transportant le ministre, le préfet etdes policiers en civil. Inutile de dire mon inquiétude sur la suite des événe-ments et sur le sens de la réponse que feraient les grévistes de la faim, qui nes’attendaient sûrement pas à autant d’honneur. Dans quelle galère étais-jeembarqué, à mille lieux des travaux habituels d’un directeur… du moins telsque des générations entières les avaient pratiqués ! Arrivés à quelques cen-taines de mètres de l’hôtel des impôts, nous découvrîmes un ou deux cars àl’arrêt, pleins de policiers en tenue, dont certains postés sur le trottoir, prêtsà intervenir avec tous les accessoires d’intervention habituels. Je crus rêver,le ministre avait demandé de la discrétion mais, je compris alors qu’il ne pou-vait s’agir que d’un vœu pieux. La police, lorsqu’elle intervenait, était inévi-tablement très voyante ! Dans le même temps, j’apercevais un ou deuxpersonnages en train de courir vers l’hôtel des impôts, des agents des impôtsallant sans doute prévenir leurs collègues de l’imminence d’une interventionpolicière. Je demandai à l’inspecteur principal qui conduisait d’accélérer etc’est en trombe que la voiture stoppa devant l’hôtel des impôts. Je bondisaussitôt auprès des trois grévistes allongés sur leur lit de camp, pour leur diretrès rapidement que le ministre en personne arrivait et désirait les entendredans une salle à l’intérieur du bâtiment. Acceptaient-ils ? Je leur auraisannoncé le débarquement des « Martiens » que leur étonnement n’aurait pasété plus grand. Comme ils hésitaient, totalement interloqués, je dus les pres-ser de me répondre, en faisant valoir l’intérêt pour eux de s’exprimer direc-tement auprès de leur ministre. Ils acceptèrent et se levèrent au moment où leministre et le préfet arrivaient. Une fois entrés dans l’immeuble, il y eut unmoment d’incertitude pour déclencher l’électricité qui était coupée, réveillerle gardien puis trouver une salle. D’un côté de la table, les trois grévistes dela faim, de l’autre, le ministre, le préfet et moi-même. Plus de deux heures dediscussions serrées, où toutes les revendications furent évoquées. Le minis-tre connaissait parfaitement le dossier. Le dialogue finit par être relativementcordial. À l’issue de l’entretien, les trois grévistes de la faim demandèrent às’isoler pour s’entretenir entre eux et prendre une décision. Manifestement,ils avaient apprécié la démarche du ministre et son bon vouloir. J’avoue qu’àce moment-là j’ai eu l’espoir que le ministre avait réussi à les dissuader depoursuivre leur grève de la faim. Mais il ne fallait pas rêver. Depuis le hallde l’hôtel des impôts, nous avions déjà perçu un brouhaha qui s’amplifia

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lorsque les trois grévistes de la faim sortirent. Ils n’eurent jamais l’occasionde faire connaître leur décision. Il s’était passé ce que j’avais pressenti. Letam-tam avait bien fonctionné et deux à trois cents agents au moins avaientenvahi le hall d’entrée. Parmi eux, il fallait s’y attendre, les plus combatifs,tous les leaders syndicaux locaux et une leader nationale du SNADGI venuece jour-là tenir une réunion à Nice. Une véritable passionnaria qui avaitenflammé les troupes. À partir de ce moment-là, tout dérapa très vite. Leministre, le préfet, moi-même, dûmes sortir précipitamment dans le hall, pas-sage obligé pour quitter les lieux. Le vacarme était assourdissant. La sortieétait rendue impossible par des rangs serrés de manifestants voulant appro-cher au plus près le ministre pour l’interpeller. Des cris réclamant une négo-ciation immédiate fusaient. Le ministre tenta d’obtenir le silence pourdéclarer que des négociations auraient lieu mais qu’elles ne pourraient sedérouler qu’au plan national. Il se refusait par conséquent à négocier à Nice.Les cris, les apostrophes redoublèrent. Le ministre s’emporta alors quelquepeu et déclara à voix haute que, de toute façon, « il ne discuterait pas avecdes casseurs », faisant ainsi référence à des manifestations qui s’étaient maldéroulées les jours précédents à Paris, devant le ministère des Finances, où ily avait eu des bris de glace. À ce moment-là, les choses se gâtèrent vraimentau milieu d’un vacarme assourdissant. Je tentai en vain de me frayer un che-min pour permettre au ministre de se dégager et de quitter l’hôtel des impôts.La police fit alors irruption pour le libérer de l’emprise des manifestants etl’aider à progresser vers la sortie. Les voitures nous attendaient devant l’hô-tel des impôts. Mais celle du ministre ne put démarrer, des agents s’étantjetés à terre devant elle. J’eus alors très peur que la situation ne dégénère enpugilat. Les policiers intervenaient pour dégager la voiture, en prenant à bras-le-corps les manifestants allongés sur le sol, sans ménagement. Là encore, jecompris que des forces de l’ordre en action ne pouvaient pas faire preuve detendresse. J’ai craint qu’il n’y eût des blessés, ce qui aurait bien évidemmentenvenimé le conflit. Fort heureusement, il n’y en eut pas.

Nous nous sommes ensuite retrouvés à la préfecture autour d’un verre.J’avais eu la gorge bien sèche, le jus de fruit fut bienvenu… Le ministre, trèsdétendu, très serein, comme si rien ne s’était passé, nous remercia de l’avoiraccompagné et demanda au préfet de convoquer aussitôt un journaliste deNice-Matin pour lui accorder une interview sur les événements. Je demandaià l’inspecteur principal de retourner à l’hôtel des impôts pour s’assurer quetout était redevenu calme, le bâtiment bien fermé et les grévistes de la faimtoujours à l’extérieur. Il était plus de minuit. Je rentrai vite à l’appartementpour rassurer mon épouse qui devait être inquiète de la durée de monabsence. L’inspecteur principal ne tarda pas à me téléphoner pour me rassu-rer, tout était redevenu O.K. à l’hôtel des impôts. Mais quelle soirée ! Lemétier de directeur n’était décidément pas de tout repos. Et quelles perspectives

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pour le lendemain ? Comment allaient réagir vis-à-vis de la direction les gré-vistes et leurs représentants ? Mais à chaque jour suffit sa peine et j’étais heu-reusement doté par la nature d’une forte capacité de sommeil.

Le lendemain matin, je me procurai très tôt Nice-Matin. Y figurait effec-tivement en bonne page une longue interview du ministre qui occupait unepage entière. Tout était dit sur le déroulement du conflit et les perspectives denégociations. Moi, je craignais la réaction des agents grévistes et des syndi-cats qui s’étaient ainsi trouvés propulsés « vedettes d’un soir ». La mobilisa-tion s’accrut, en effet, et, surtout, le conflit se personnalisa à l’extrême, leministre, monté en première ligne, devenant la cible privilégiée. Désormais,pour tous, la solution du conflit ne dépendait que de lui, il n’y avait plus defusibles. Il ne m’appartient pas bien sûr de dresser le bilan d’une telle inter-vention sur place de la part d’un ministre. La démarche était inspirée, j’ensuis convaincu, par la préoccupation de venir à l’écoute, de comprendre lesraisons d’un conflit qui s’éternisait, et de chercher une explication au gestedes trois grévistes de la faim. Et, peut-être, de calmer les esprits, mieux quene le faisait la direction locale ? C’était raté, bien évidemment, mais la ren-contre avec les grévistes de la faim aura sans doute permis à chacun de mieuxsaisir la portée réelle du conflit et sa gravité. Mais loin de l’avoir atténué, leconflit s’en trouvera renforcé et, pour moi, seul à Nice avec mon équipe, ilallait falloir gérer la suite.

Curieusement d’ailleurs, après la venue du ministre et le conflit commen-çant à se généraliser dans de nombreux départements au-delà de la bordureméditerranéenne, les représentants syndicaux modifièrent leur comporte-ment vis-à-vis de la direction locale. Ils avaient tout à fait compris que leursdirecteurs, dans le cadre de leurs maigres pouvoirs pour régler un conflitconcernant des points aussi majeurs, faisaient ce qu’ils pouvaient, la solutionne pouvant venir que du plus haut sommet de l’État.

Les réunions avec les organisations syndicales, les comptes rendus à laDirection générale se poursuivaient. La direction s’attachait à faire assurer aumieux les missions essentielles. Je multipliai les entretiens individuels aveccertains chefs de service et inspecteurs principaux pour maintenir un mini-mum de mobilisation autour de la direction. Durant l’été, la tempête secalma, chacun fourbissant ses armes pour la rentrée qui promettait d’êtrechaude.

Elle le fut effectivement avec l’extension du conflit sur tout le territoirenational. Pratiquement toutes les directions furent peu ou prou touchées avecdes modalités d’action de plus en plus originales, voire violentes. Des occu-pations de bâtiment, des envahissements de direction, des mises en place depiquets de grève à l’entrée des services, voire des séquestrations de directeurcomme à Marseille, des services interdits d’entrée par l’apparition de chaî-nes, des manifestations de rue imposantes, des occupations de péage d’auto-

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routes, etc. Je me suis parfois demandé si la DGI, avec sa spécificité, n’étaitpas en train de vivre un remake des événements sociaux de mai 1968,quelque vingt années plus tard. En tout cas, la multiplication d’actions sevoulant de plus en plus originales et médiatiques y faisait inévitablementpenser. Un jour, à Nice, une délégation de grévistes s’était installée ensilence, dans le hall d’entrée de la direction, pendant qu’une réunion se dérou-lait avec les organisations syndicales dans les étages. Redescendant au rez-de-chaussée, j’en ai rencontré quelques-uns qui étaient encore là. J’entrainormalement dans mon bureau pour y travailler. Au bout d’une heure environ,je perçus quelques éclats de voix à proximité de ma porte. Certains d’entre euxavaient dû rester là, sans doute dans l’attente de collègues encore dans lesétages. Me rapprochant de ma porte, j’entendis distinctement de l’autre côtédes femmes discourir sur des sujets a priori totalement étrangers à la grève encours. Puis l’une d’elles s’étonna de ne pas me voir sortir pour me rendre auxtoilettes. Une autre répondit que, peut-être, un directeur ne pissait pas et quej’avais de toute façon dans mon bureau un grand pot de plantes vertes quidevait me permettre de satisfaire mes besoins naturels. Quelques rires étouf-fés, et je sortis pour aller au secrétariat. Je les saluai au passage. Gênées, ellespartirent rapidement attendre leurs collègues à l’extérieur. Cette histoire, abso-lument véridique, a fait, bien sûr, le tour de la famille et des amis…

** *

Bientôt trois années s’étaient écoulées depuis mon retour à Nice et je for-mulai ma demande d’affectation à Lyon comme directeur régional de Rhône-Alpes. J’avais commencé une carrière itinérante qui jusqu’alors m’avaitapporté de nombreuses satisfactions. J’étais désireux de la conduire jusqu’àson niveau le plus élevé et Nicole était tout à fait d’accord pour me suivre ànouveau.

La Direction générale, aussi, fut d’accord. Je fus donc nommé à Lyon,satisfait de la promotion obtenue et de mon maintien dans le Sud-Est, prochede Grenoble où la santé de mes beaux-parents s’était dégradée à plusieursreprises. Nous avions d’ailleurs fait souvent le déplacement durant le week-end auprès d’eux. Ma belle-mère décèdera en mars 1989, ce fut une épreuveextrêmement douloureuse pour Nicole qui avait eu la chance de conserver sesdeux parents bien plus longtemps que je n’avais gardé les miens. Lyon nouspermettrait d’être plus proche de mon beau-père, désormais seul.

Durant ce second séjour niçois, nous aurons vu régulièrement nos enfants,soit qu’ils viennent à Nice, qui était une belle destination de vacances, soitque nous nous déplacions. Tantôt à Aix-en-Provence où Nadine et Patrick s’é-taient installés avec leurs enfants, mon gendre s’étant intégré à un cabinet deradiologie, tantôt à Amiens, où Jean-Jacques et Eliane continuaient à prati-quer leur métier de généraliste, toujours entourés de leurs deux enfants.

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Jean-Philippe, lui, avait poursuivi ses études. Il nous avait rejoint un tempsà Nice avant de trouver un premier emploi dans les assurances à Marseille.

Nos rencontres familiales ne furent pas aussi nombreuses que nous l’au-rions souhaité avec Nicole, mais la distance et les occupations professionnel-les des uns et des autres constituaient autant d’obstacles.

Compte tenu de ma charge de travail personnelle, toute cette périodeconnut d’ailleurs un net ralentissement dans nos activités de loisirs : un peude ski l’hiver dans les stations de l’arrière-pays niçois, du tennis de temps àautre et la voile, bien sûr, sur mon bateau qui me permettait la meilleure desévasions possibles par rapport à mes soucis professionnels.

** *

Mais, avant de quitter Nice, il me fallait, j’y tenais, accomplir un dernieracte au plan administratif : témoigner de ce qui s’était passé dans la dernièrepériode et tenter de tirer un premier bilan de la grève qui avait commencé le6 juin 1989.

Ce bilan donna lieu à une note adressée à la Direction générale. Je résumaid’abord ce qu’avait été la chronologie du mouvement. En juin-juillet, unegrève reconductible largement suivie, accompagnée de quelques actionsspectaculaires comme une grève de la faim, et des manifestations de rue. Enaoût, suspension de la grève, mais plusieurs tentatives de blocages de circuitsadministratifs et de rétention de documents. En septembre, reprise de lagrève, toujours très suivie, mais parfois limitée à un ou deux jours parsemaine (le mardi et le jeudi).

Je tentai surtout de préciser le taux de participation des agents à la grèveet l’importance des dommages causés dans l’accomplissement des missions.Quelques chiffres d’abord, après avoir rappelé que les effectifs s’élevaient à1 400 agents environ. Sur les traitements des mois de juillet et de septembre,ce sont 3 605 journées de grève, au total, qui auront été retenues. Sur la payede juillet, 731 agents étaient concernés, sur celle de septembre, 831 le seront.Ce sont donc de 50 à 60 % des agents qui ont participé au mouvement, cha-cun à raison de quatre à cinq jours en moyenne. Mais ceux qui ont fait l’ob-jet de retenue sur leur traitement de septembre étaient-ils les mêmes que ceuxde juillet ? Sûrement pas tous, mais pour la majorité d’entre eux, oui. Il fautajouter que, pour l’essentiel, ce mouvement de grève, dans sa durée, a étésurtout le fait d’un noyau dur d’environ 200 à 250 agents, n’appartenant pastous à une organisation syndicale. Certains de ces agents ont mené deux moisde grève en juin et juillet ce qui, avec leur congé annuel, a représenté en faittrois mois d’inactivité. C’est dire que de nombreux autres n’ont pas participéau mouvement ou n’ont fait grève qu’un jour ou deux. Mais la seule appro-che statistique ne rendait compte que très imparfaitement des perturbationsréelles apportées dans les travaux des services. Il fallait également prendre encompte les déperditions de travail induites par de multiples dérangements

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quotidiens, comme les assemblées générales sauvages, les visites incessantesde syndicalistes prônant la grève, la pression des grévistes sur leurs collèguesn’y participant pas, le coût psychologique lié à la dégradation du climat detravail et engendrant une moindre motivation de ceux qui continuaient à tra-vailler, l’amplification des bavardages ne serait-ce que pour s’informer de cequi se passait, etc.

Sans oublier les « cossards » professionnels qu’il fallait pousser aux fes-ses en temps ordinaire et qui trouvaient dans la crise sociale une aubaineinespérée pour se reposer en se déclarant non grévistes pour certains.Combien étaient-ils ? Une dizaine, il n’y a pas le compte. Quelques centai-nes, heureusement non. Mais plusieurs dizaines sûrement, bien connus de ladirection au moment de la notation et de l’attribution de la prime de rende-ment, du moins lorsqu’une partie de celle-ci était encore variable !

La meilleure approche, vraiment mesurable des effets d’un conflit aussiimportant, aussi long, était en fait l’état des missions.

Dans certaines recettes principales, particulièrement touchées par la grève,la comptabilisation des moyens de paiement connaissait des retards impor-tants, ce qui se traduisait par une diminution correspondante des recouvre-ments. Dans les inspections d’assiette et de documentation – IAD – des CDI,la gestion courante et, tout particulièrement l’émission accélérée, avait puêtre assurée dans des conditions à peu près satisfaisantes. En revanche, lecontrôle sur pièces, complètement délaissé dans certaines unités, connaissaitun retard très inquiétant.

Il en allait de même dans les autres inspections spécialisées (fiscalité desentreprises [FE] ou fiscalité personnelle [FP]) avec, en outre, un retardencore plus préoccupant dans les engagements et dans les réalisations desopérations de contrôle fiscal externe.

Sombres perspectives également dans les résultats des inspections de fis-calité immobilière (FI).

Enfin, dans certaines ORDOC de CDI, il y avait une aggravation desretards dans le classement des documents.

Au total, la situation se révélait donc fort préoccupante, mais peut-être unpeu moins catastrophique que nous ne l’avions craint. Pendant qu’une mino-rité agissante tenait le haut du pavé, d’autres agents, nombreux, n’ayant pasfait grève ou ayant fait grève quelques jours, avaient continué à travailler.C’était rassurant.

Cette situation appelait d’ailleurs de nombreuses mesures de surveillance,d’encadrement, de redressement, spécifiques à chaque mission, notamments’agissant du recouvrement et du contrôle. C’est ainsi qu’un employé supé-rieur fut chargé d’une mission générale d’évaluation de la situation des recet-tes et de proposer pour chacune d’entre elles les moyens propres à résorberau plus vite les retards de comptabilisation des chèques. Pour toutes les

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inspections spécialisées, les inspecteurs principaux se sont vus assignercomme priorité le respect des objectifs de contrôle fiscal, l’achèvement desopérations engagées et la surveillance des prescriptions d’ici la fin de l’an-née. Dans les inspections FI, priorité a été donnée à la relance de redevablesde l’impôt sur la grande fortune.

Enfin, dans mon compte rendu à la Direction générale, j’ajoutai quelquesobservations qui déjà me tenaient à cœur :

– la nécessité de maintenir le principe des retenues sur salaire pour tous lesgrévistes, sauf à les encourager à renouveler leur action et à décourager lesagents qui avaient continué à travailler dans des conditions difficiles ;

– la fragilité du corps des chefs de service dont certains s’étaient montrésfort indécis, bien timorés, voire irresponsables face à leurs agents ; la néces-sité par conséquent de réexaminer les modalités et les critères de leur sélec-tion en fonction, tout particulièrement, de leurs capacités à exercereffectivement et pleinement un rôle d’encadrement ;

– enfin, l’intérêt à regrouper tous les services d’un même site géogra-phique sous l’autorité d’un responsable unique, disposant d’une large auto-nomie décisionnelle et d’une compétence indiscutée pour coordonnerl’action des différents chefs de service locaux.

Ces deux dernières considérations alimenteront plus tard mes propositionsde réforme dans le cadre de la démarche de changement qui sera entreprisedans les années 90.

Dans l’immédiat, ma note me permettait de laisser une trace, tout en infor-mant, comme il se devait, la Direction générale, et en donnant à mon succes-seur un point de départ à son action à venir.

*

* *Avant de quitter Nice, une toute dernière formalité m’attendait. En dépit

de la situation de crise qui persistait, je tenais à faire, comme le voulait la tra-dition, un pot de départ. Je voulais marquer ainsi qu’il ne devait y avoiraucune cassure définitive entre les uns et les autres. Ce message, non écrit,fut entendu. De nombreux responsables syndicaux vinrent, sans s’attarder,me saluer, manifestant ainsi, comme je l’avais souhaité, qu’une trêve amicalepouvait intervenir, aux pires moments, entre agents de la DGI se respectant.

Certains collaborateurs m’avaient conseillé de faire ce pot non à l’hôtel desimpôts, à la cafétéria, comme à l’habitude, mais à la direction, à l’abri de tout inci-dent. Je décidai finalement de le faire à l’hôtel des impôts pour bien montrer queje ne partais pas en catimini et qu’une dernière fois je faisais confiance à tous.

Mais, les grévistes les plus engagés dans leur mouvement, ne pouvaientpas, d’une façon ou d’une autre, ne pas se manifester. Dans le hall d’entrée,ils étaient quelques dizaines pour constituer une haie d’honneur, ce qui leur

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permit de huer, à leur passage, certains responsables qui n’étaient pas enodeur de sainteté.

Moi-même, j’étais arrivé en voiture dans une petite cour sur le côté dubâtiment et j’étais entré dans le restaurant administratif par une porte secon-daire. Apprenant ce qui se passait dans le hall d’entrée, je réagis immédiate-ment. Un peu par bravade, je sortis pour me rendre dans le hall. Là, surprise :lorsque j’y arrivai, un silence impressionnant se fit. Sans doute étaient-ilsplus surpris que moi… Ne sachant en fait que faire, je me mis à serrer la mainde chacun, en leur disant tout simplement « au revoir ». Tous acceptèrent mamain tendue à l’exception d’une jeune agent qui refusa. Je lui dis que je pou-vais comprendre mais qu’elle regretterait ce comportement tout à fait inutile.Puis quelques-uns entonnèrent le chant « ce n’est qu’un au revoir », qui futrepris en cœur par la plupart. Je fus très touché de cette spontanéité, content,malgré le conflit qui continuait, de pouvoir quitter Nice dans de telles condi-tions. Ensuite je me suis rendu auprès de mes invités, agents de la direction,inspecteurs principaux, chefs de service ; ils étaient tous là pour les discoursrituels. Après les remerciements habituels que je leur devais, je tins à leurdonner un dernier conseil : serrer impérativement les rangs autour de monsuccesseur, qui en aurait bien besoin dans le contexte conflictuel en cours etne pas oublier qu’au-delà du conflit, ils devraient tous demain travailler ànouveau ensemble pour assurer au mieux les missions de la DGI. Cette invi-tation déclencha une salve d’applaudissements. Un moment de commu-nion… Moi, j’étais ému, car, en deux séjours, c’était plus de huit années queje venais de passer à Nice.

Le lendemain matin, mon successeur arrivait. Les grévistes avaient orga-nisé, pour l’accueillir sans doute, une manifestation du plus mauvais goût surle parking de la direction. Simulant une cérémonie mortuaire, des dizainesd’agents déguisés en prêtres ou habillés de noir entouraient un cercueil et descandélabres portant bougies. Ils illustraient ainsi l’enterrement de leur pou-voir d’achat.

Décidément, Nice était imprévisible.Mon successeur ne le prit pas mal. Quant à moi, je n’étais déjà plus le

patron.Mais je n’en avais pas fini avec la crise sociale de la DGI. En Rhône-

Alpes, parti plus tard que sur les bords de la Méditerranée, le mouvement sepoursuivait avec virulence, selon mes dernières informations.

D’autres préoccupations m’attendaient donc sur les rives du Rhône.

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LYON

Le 1er octobre 1989, je prenais mes fonctions à la direction régionale deLyon.

Avec Nicole, nous nous installions dans un nouvel appartement, proche duparc de la Tête-d’Or. Cette proximité nous permettrait de nous aérer le soiren promenant notre chien dans ce magnifique parc.

Nicole, qui avait un sens artistique marqué, prenait toujours beaucoup deplaisir à installer avec goût un nouvel intérieur. Elle se mit donc une nouvellefois à l’œuvre. J’avais une chance extraordinaire qu’elle me suive avec satis-faction. Si j’avais dû en plus de l’intensité et des soucis de mon travail suppor-ter les jérémiades d’une épouse se plaignant de nos multiples déplacements, jesuis convaincu que j’aurais renoncé à poursuivre mon parcours.

Une nouvelle fois, j’allais devoir me familiariser avec une nouvelle équipede collaborateurs. Des collaborateurs, eux, qui connaissaient parfaitement lesarcanes de la vie régionale et que je n’avais pas choisis. Je souligne cette sin-gularité de l’administration où un patron ne choisit jamais ses collaborateurs,surtout pas ses plus proches. Fort heureusement, les corps des directeurs etdes inspecteurs principaux étaient dans l’ensemble d’excellente qualité. Lessurprises désagréables étaient rares. Mais il pouvait y avoir des incompatibi-lités de caractère, d’humeur. Il fallait faire avec … au mieux. La règle d’or àrespecter, en pareille hypothèse, était de donner en toutes circonstances, vis-à-vis de l’intérieur comme de l’extérieur de la maison, une image unie de l’é-quipe de direction. Et, quelles que soient les palabres ou oppositionsantérieures, la décision du patron, une fois arrêtée, devait être respectée etsoutenue par tous.

J’allais également découvrir un nouveau métier, différent de celui deresponsable départemental. Dans une région importante au surplus, sinon laplus importante de province après la région parisienne, avec ses huit dépar-tements, dont certains très grands, comme le Rhône, l’Isère ou la Loire, d’au-tres plus moyens, Savoie, Haute-Savoie, Drôme, Ain, le dernier plus petit,l’Ardèche. Toute la palette des unités départementales dans une région richeoù se mêlaient l’industrie, y compris de pointe avec le nucléaire, le commerceet le tourisme, région qui, au cœur de l’Europe, constituait un immense car-refour entre les pays du Nord et ceux du Sud. Elle comportait plus de cinqmillions d’habitants avec quelques grandes villes comme Lyon, Grenoble,Saint-Etienne. Les services de la DGI disposaient pour gérer le tout de plusde 6 000 agents au total, sous l’autorité d’une vingtaine de chefs des servicesfiscaux et de directeurs départementaux.

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Quant au rôle du directeur régional, il comportait deux casquettes.D’abord des attributions propres :

– en matière de contrôle fiscal sur place des entreprises importantes, avec19 brigades de vérifications implantées dans les huit départements de larégion, et le traitement du contentieux consécutif à ces opérations ;

– en matière d’informatique, avec la gestion d’un centre régional d’infor-matique (CRI) ;

– en matière de cadastre et de domaine, avec des brigades régionales derenfort pour les opérations les plus lourdes ;

– en matière de formation professionnelle, avec la gestion d’un centrerégional de formation ;

– enfin, la gestion d’un centre de duplication de documents et d’un com-missariat aux ventes. En fait, à l’exception de la première mission citée, lesautres constituaient autant de prestations de services rendus au profit desdépartements de la région.

Pour conduire ces diverses missions, la DR disposait de 800 agents envi-ron, dont une soixantaine en direction, qui comprenait, outre le directeurrégional, un directeur-assistant et six directeurs divisionnaires dont un chargédu CRI.

Mais, outre ces attributions propres, la mission qui m’a paru être la plusimportante et la plus passionnante – surtout dans la période que nous allionsvivre avec la persistance de la crise sociale puis le lancement de la démarchede changement – était celle, à titre personnel, de délégué du directeur géné-ral auprès des directeurs de la région et de leurs services. Interface, enquelque sorte, entre le niveau central et le niveau départemental, à la foispour la diffusion des directives des services centraux et des recommandationspersonnelles du directeur général, et la remontée des informations venues desdépartements.

Ce rôle s’appuyait sur un schéma de réunions tenues à deux niveaux :– la réunion mensuelle des directeurs régionaux à Paris sous l’autorité du

directeur général, entouré de tout son état-major ;– le comité régional des directeurs, tenu en région et réunissant au plus vite

à la suite tous les directeurs des services fiscaux et les directeurs assistantsde la région sous l’autorité du directeur régional.

J’ai considéré que ce schéma qui assurait la liaison entre le pouvoir cen-tral et le terrain fonctionnait bien. Il sera, d’ailleurs, fortement mis à contri-bution à l’occasion de la crise sociale pour l’information de la Directiongénérale sur la situation des services et la diffusion des directives quant à laconduite à tenir. Il sera aussi très sollicité lorsqu’il faudra ensuite mettre enœuvre la démarche du changement.

Dans le contexte de crise qui persistait, j’avais à mon arrivée deux préoc-cupations en tête :

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– me débarrasser au plus tôt des formalités habituelles tenant aux visitesextérieures ; là, il s’agissait de rencontrer les responsables régionaux, dont,bien sûr en priorité, le préfet de région. Quant aux visites aux services, je lesremis à plus tard ;

– faire immédiatement, en prenant contact avec mes collègues de la région,le point du mouvement de contestation dans les directions départementales etau sein de la DR.

Constat immédiat et rassurant pour moi, la crise avait une moindre inten-sité dans les services de la direction régionale. En revanche, elle sévissaitdans les services départementaux de la région de façon aussi virulente, voireplus, que dans ceux des départements méditerranéens. À la direction des ser-vices fiscaux de Lyon, en particulier, il ne se passait pas de semaine sansqu’une ou plusieurs manifestations de rue ne traversent le centre de Lyon,depuis les services installés à la Part-Dieu jusqu’à la direction départemen-tale située dans la presqu’île, entre Rhône et Saône. Or, le bâtiment occupépar la direction régionale se trouvait, lui, sur le trajet des manifestants. Àchaque fois, j’étais très impressionné par le nombre, les cris, les slogans, lespancartes, les déguisements de certains. À chaque passage de manifestations,dont on devinait l’approche à voir des policiers prendre position et installerdes barrières métalliques au carrefour tout proche, la consigne permanenteétait de fermer tous les accès de la DR. Une fois, cependant, que se passa-t-il ? Toujours est-il qu’une partie des manifestants investirent la DR et par-vinrent jusqu’à mon bureau. Je reçus une délégation, quelque peudécontenancée de se retrouver si vite dans le bureau du directeur régional. Jeleur demandai d’exiger de leurs troupes le calme, ce qu’ils firent, et de quit-ter les lieux sans incident sitôt l’entretien terminé. Dans la délégation,accompagnant quelques leaders syndicaux de la direction des services fis-caux, figuraient de jeunes agents qui portaient un bonnet phrygien. Trouvantcet accoutrement ridicule, je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire quidut paraître moqueur et mit mal à l’aise mes interlocuteurs. Ils réalisaientsans doute eux aussi le ridicule de la situation. Je compris que, manifeste-ment intimidés d’être là dans un tel accoutrement, ils n’avaient vraiment plusl’intention de s’attarder dans mon bureau. Après les échanges d’argumentsdésormais bien rodés de part et d’autre, l’entretien ne s’éternisa donc pas.Comme ils l’avaient promis, ils quittèrent la DR pour rejoindre la manifesta-tion qui s’était poursuivie en direction de la DSF. Je prévins immédiatementmon collègue. Signe intéressant pour moi, aucun agent de la direction régio-nale ne s’était mêlé à cette invasion. Tout au plus, y avait-il eu un complicedans la place pour ouvrir la porte…

D’ailleurs, j’avais reçu rapidement les représentants syndicaux des per-sonnels de la direction régionale. Si, sur les questions de fond, ils rejoignaientpour l’essentiel les revendications de leurs collègues des départements, la

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tonalité de leurs propos était nettement moins virulente. Je commençai doncà visiter les services de la DR plus vite que prévu, en particulier les brigadesde vérifications et le CRI, et je ne rencontrai aucune difficulté.

De toutes mes visites, c’est sans aucun doute celle du centre régional infor-matique qui m’intéressa le plus. Certes, j’avais visité à deux ou trois reprisesle CRI de Marseille mais assez vite et avec d’autres directeurs. Là, dans celuide Lyon, j’étais chez moi et je pris le temps de tout voir. Je participais d’a-bord à une réunion hebdomadaire de tous les responsables des différents ser-vices. J’eus le sentiment de changer d’environnement, l’impression de passerdu monde administratif à celui de la production quasi industrielle : objectifs,planning, respect des calendriers, résultats, tels étaient les maîtres mots.Quant à la visite des lieux, elle me passionna. On me donna un badge qui seulpermettait de pénétrer plus avant dans l’établissement jusqu’au saint dessaints, la salle des ordinateurs, à l’époque parmi les plus puissants existant auplan national. Une sorte de cathédrale moderne des machines où régnaient lesilence et une atmosphère conditionnée. Je fus vraiment très impressionné.J’allais l’être également dans la salle où était en cours de création le fichier« SPI » (simplification des procédures d’imposition), fichier national descontribuables regroupant leurs adresses successives et les impositions éta-blies à leur encontre. Déjà, plusieurs dizaines de départements avaient ététraités, dont ceux où j’avais été affecté dans la dernière période. Après avoirdonné mes nom, prénom et date de naissance, la machine cracha en quelquesdizaines de seconde, tous les renseignements me concernant. Extraordinaire.Trois ou quatre ans plus tard, ce fichier serait à la disposition des services auplan national, avec d’infinies précautions de consultation, bien entendu.

Cette visite m’apporta, dans le contexte du conflit social qui s’éternisait,un répit heureux.

Les deux pôles de contestation les plus forts en Rhône-Alpes ont été la citéadministrative de la Part-Dieu à Lyon, où une concentration excessive d’agents en un même lieu facilitait l’agitation, et l’hôtel des impôts deGrenoble où les CRS durent camper à proximité durant plusieurs jours. Maistous les départements étaient touchés. Dans tous, comme sur les bords de la Méditerranée, des occupations de bâtiments avec piquets de grève, desinvasions de direction, des manifestations de rue imposantes, des incidentsparfois entre grévistes et non-grévistes. À Chambéry, le directeur des servi-ces fiscaux trouva un matin la porte d’entrée de la direction complètementmurée avec des gros parpaings. Du jamais vu ! Les agents de la DGI se com-portaient comme des ouvriers ou des paysans en lutte. C’était un véritablechangement de culture au sein de la maison. Tous les organismes institution-nels étaient bousculés, les syndicats comme la DGI. Adieu le syndicalismefonctionnaire « bon papa » d’antan avec ses règles du jeu bien connues, sesintervenants bien policés. Sous la pression des troupes, le combat syndical

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avait changé de nature. Par ailleurs, au fur et à mesure du développement dumouvement au plan national et au-delà de la masse des revendications parti-culières formulées, une mise en cause globale du fonctionnement de la DGIse faisait jour de plus en plus, comme si, sous les coups de boutoir répétés dela contestation, la vieille « carcasse » de la maison se craquelait.

Dans une période aussi agitée, où certains « perdaient les pédales », selonl’expression populaire, le nombre de c… augmentait curieusement à l’infiniselon une progression algébrique infernale ! L’alibi devenait systématique-ment l’autre, la recherche d’un bouc émissaire nécessaire.

Dans la bouche de nombreux directeurs, les grévistes n’étaient que d’af-freux irresponsables, qui, de leur côté, estimaient que leur directeur ne com-prenait rien à rien. Les directeurs se plaignaient également de ce que laDirection générale, loin de leur apporter le soutien nécessaire, ne les écoutaitpas suffisamment. Quant à la Direction générale, elle considérait, cela allaitde soi, que les directeurs assumaient mal leurs responsabilités.

Je grossis le trait, sans doute, mais mes propos ne sont pas cependant trèséloignés d’une certaine vérité. À ce jeu, personne ne gagnait et la crédibilitéde tous y perdait sûrement.

Je ne voudrais pas défendre l’indéfendable et soutenir que dans cetteaffaire chacun a joué parfaitement son rôle. Ce serait de toute évidence abso-lument faux.

J’estime donc préférable de prétendre que cette crise relevait en définitivede la responsabilité collective de tous les acteurs du jeu social au sein de laDGI.

Je veux bien commencer par les directeurs dont je me sens bien entendusolidaire. Ceux-ci n’ont pas perçu avec assez d’acuité ni assez tôt l’accumu-lation des mécontentements qui montaient de la base depuis plusieurs années,ils n’ont pas vu venir à temps l’explosion, pas su, non plus, alerter laDirection générale avec suffisamment de force de conviction. Moi-même,suis-je parvenu à me manifester avec assez de persuasion auprès de la cen-trale pour lui ouvrir les yeux au plus haut niveau ?

Pourtant, dès le 6 juin 1989, début de la grève, j’avais prévenu les servicescentraux et je les avais tenus ensuite régulièrement informés, pratiquement aujour le jour, au niveau des responsables des bureaux, chefs de bureau ou deleurs adjoints, en faisant état très vite de la gravité des événements et de leursrisques d’extension. Mais jusqu’où sont remontés mes messages dans leslongs labyrinthes de la machine administrative du ministère ? Peut-être a-t-on considéré que j’étais trop pessimiste, trop alarmiste, que mes analyses n’é-taient donc pas fondées, ou qu’il s’agissait d’un problème purement localsans lendemain ?

Certes, j’ai eu aussi l’occasion, en l’espace de trois semaines, d’expliquerde long en large les événements, de dire mes préoccupations quant à leur

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gravité au plus haut niveau à trois reprises. Dès le 21 juin, lors de la réuniondu comité de sélection des directeurs départementaux, devant le directeurgénéral et tout son état-major. Le 7 juillet suivant, au ministre du Budget lui-même, venu sur place à Nice tenter de convaincre en vain les grévistes de lafaim de stopper leur grève. Enfin, le 11 juillet, devant le directeur général ànouveau et quelques-uns de ses collaborateurs, à l’occasion de la réunion desdirecteurs et des représentants syndicaux des trois départements méditerra-néens touchés par le mouvement. À trois reprises, j’ai donc tiré la sonnetted’alarme aux plus hauts niveaux décisionnels. Peut-être ne m’a-t-on pas prisau sérieux ? Peut-être était-il déjà trop tard ? Peut-être avait-on déjà décidéde jouer la carte du pourrissement du mouvement durant l’été ? Pensé que lescongés estivaux arrangeraient les choses ? Je ne sais toujours pas.

Je dois à la vérité de dire que certains directeurs, dont je pense ne pas avoirété, pratiquaient encore un type de commandement à l’ancienne devenu com-plètement archaïque et propre à provoquer des phénomènes de rejet et àamplifier les conflits, à cent lieues en tout cas des thèses contemporaines surle « management ». Ce n’était pas fait bien évidemment pour arranger leschoses. Voilà pour les directeurs. Pour autant, la Direction générale pouvait-elle s’exempter de tout reproche ? Certainement pas ! Compte tenu de lalourdeur habituelle de ses services, de la longueur bien connue de ses circuitsd’information, et de son éloignement des réalités du terrain, elle mit un « cer-tain » temps à comprendre vraiment. Que de fois aussi des différences d’ap-préciation importantes, quand elles n’étaient pas contraires, ont étéconstatées entre les différents services concernés suivant les revendicationssoulevées. Que de questions sans réponse ou tardant à venir. Moi, j’avaispassé seize ans à la centrale, je pouvais comprendre sans nécessairement met-tre en accusation. Mais certains directeurs, non. Et ils ne se faisaient pas fautede le dire haut et fort.

En tout cas, tous ensemble, Direction générale et directeurs, nous n’avionspas su répondre à temps à des revendications latentes depuis longtemps etconcernant tout simplement les conditions de travail des agents au quotidien,qu’il s’agisse des locaux, du mobilier ou de la modernisation de l’outil de tra-vail.

Quant aux organisations syndicales, excessivement centralisées à l’imagede l’administration, elles avaient une guerre de retard avec leurs combatsd’arrière-garde, leur mode d’organisation suranné et leur langage souventdésuet. Elles ont en fait été bousculées par l’événement tout autant que l’en-cadrement de la maison. Elles n’ont pas su maîtriser l’incendie pour en faireune action encadrée débouchant le plus rapidement possible sur le dialogue.

Alors les agents sont-ils, eux, blancs comme neige ? Sûrement pas nonplus. La masse silencieuse s’était laissée manipuler par une minorité agis-sante composée parfois d’irresponsables, souvent non syndiqués d’ailleurs.

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Parmi cette minorité agissante, quelques excités avaient même en tête desschémas révolutionnaires d’un autre temps. Mais c’est à l’égard des chefs deservice que je serai le plus critique. Ils ont été trop nombreux à déserter leurrôle d’encadrement, complètement défaillants devant l’événement quand ilsne s’y sont pas associés. Or le personnel qui voit sa hiérarchie la plus prochecéder à l’événement sans réaction ou en être complice se trouve désemparé,sans points de repère. C’est là que m’est apparu le rôle primordial de la hié-rarchie de proximité, de ceux que certains analystes ont dénommés les « capi-taines ». Quant aux inspecteurs principaux, si certains d’entre eux ont joué lacarte de la prudence entre la direction et les agents, la plupart se sont mon-trés solidaires de l’équipe de commandement. En particulier, ceux à qui j’a-vais confié la mission de responsable de site géographique ont été très loyauxvis-à-vis de moi, me renseignant parfaitement sur l’évolution de la situationau jour le jour, et répercutant les consignes de la direction.

Dans cette tentative d’analyse des responsabilités sûrement bien impar-faite, je crois n’avoir épargné personne, aucun des acteurs essentiels, si cen’est le pouvoir politique. Il est possible d’imaginer que celui-ci, tenuinformé par la Direction générale, devait avoir pour préoccupations :

– de faire assurer la continuité du service public ;– de voir garanties les rentrées fiscales, notamment celles de la TVA ;– et de consentir à un règlement du conflit à un coût minimal pour le bud-

get de l’État.Avec le recul du temps, le sentiment qui demeure dans mon esprit est que

cette affaire n’a pas été prise assez tôt au sérieux par tous ses protagonistes.La certitude, aussi, que la Direction générale, elle-même, tout comme lesdirecteurs, se trouvait en réalité sans moyens réels pour faire face à l’excep-tionnelle importance d’une crise dont la solution exigerait immanquablementle dégagement de crédits importants. Or c’est le pouvoir politique qui tenaitles cordons de la bourse.

Après des négociations conduites au plus haut niveau, de nombreusesmesures prises en faveur des agents – en matière de salaires, de déroulementde carrière, de crédits destinés à améliorer le cadre de vie administratif etl’outil de travail –, le conflit s’acheva mais de façon désordonnée. Certainsjusqu’aux-boutistes se refusaient à reprendre le travail sans avoir obtenu plei-nement satisfaction. Or, c’est bien connu, il faut savoir terminer une grève àtemps ; là, elle s’éternisait, elle s’enlisait inutilement. Elle finit même, encertains endroits, par s’effilocher lamentablement, comme si certains avaientdu mal à retrouver le chemin du bureau.

Se trouva alors posé l’éternel problème des fameuses retenues de salairespour faits de grève. Paris avait décidé de certains accommodements. Mais,compte tenu de la durée du mouvement, de son intensité variable suivant les départements et les services, de cas particuliers difficiles à régler, de

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nombreux débats eurent lieu, à Paris, en réunion des directeurs régionaux et,à Lyon, en comité régional des directeurs. Compte tenu, par ailleurs, demesures particulières déjà arrêtées par certains directeurs, l’harmonisationdes règles fut extrêmement délicate à obtenir. Avec le temps et la bonnevolonté de tous, on y parvint tant bien que mal. Certains agents s’en tirèrentfort bien mais l’essentiel n’était déjà plus là. Personnellement, j’ai trouvécette sortie de crise longue et pénible.

Heureusement, nous allions passer rapidement à des aspects plus positifset à des projets plus mobilisateurs.

En effet, il fallait maintenant se remettre au travail en engageant desactions de rattrapage des retards et de remise en ordre des services.

À la direction régionale, tout se passa fort bien, la crise laissera en fait peude traces. En revanche, dans certains services départementaux, la reprise futbeaucoup plus difficile, plus longue, surtout dans les sites à grosse concen-tration d’effectifs. Dans certaines unités qui avaient été particulièrement tou-chées par la crise, un climat de travail serein sera long à rétablir, tant lesagents ayant le plus participé à la grève avaient du mal à se réinsérer dans uncadre de travail, tant les tensions avaient été grandes entre grévistes et non-grévistes, tant les rancœurs de certains jusqu’auboutistes restaient vives.

Mais les temps étaient également venus d’élaborer et de mettre en œuvreune réforme de fond du fonctionnement de la DGI. Après le séisme, il fallaitreconstruire, certainement pas sur les bases antérieures, mais avec une appro-che résolument novatrice, susceptible de répondre aux vœux exprimés par lesagents, et de régler les nombreux dysfonctionnements révélés par la crise.

Notre nouveau directeur général, avec le concours de ses collaborateurs eten concertation étroite avec les directeurs, s’attacha à la tâche avec ambitionet détermination.

Ce fut le projet dénommé « démarche de changement » qui allait mobili-ser les énergies de la maison durant plusieurs années.

J’ai été un ferme partisan de ce projet dont je partageais pleinement lesorientations. À ma manière, je dirais que cette démarche partait d’un constattellement simple et évident que j’hésite à le coucher noir sur blanc :Aujourd’hui, on ne peut plus travailler comme hier, demain on ne travaillerapas comme aujourd’hui. Simpliste certes, mais tellement vrai et si peu pré-sent dans l’esprit de certains.

Tout autour de la DGI, le monde avait bougé de plus en plus vite – cons-tat banal, lui aussi, mais qu’il faut sans cesse rappeler :

– l’économie et la finance se déclinaient désormais à l’échelle européenneet mondiale ;

– la vie sociale, de son côté, s’était profondément transformée ;– le tissu fiscal se trouvait par conséquent bouleversé en profondeur entraî-

nant une complexité plus grande de la fiscalité ;

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– les techniques avaient considérablement évolué et, en particulier, la révo-lution informatique était en marche ;

– les exigences de l’opinion publique, notamment celles des contribuables,devenaient de plus en plus fortes ;

– les besoins d’information, de communication s’étaient multipliés.Or, et c’est une évidence – que de portes ouvertes enfoncées –, l’organi-

sation chargée de gérer l’impôt ne peut que « coller » au plus près des réali-tés, où se trouve la matière imposable ; il lui faut également savoir « prendrel’air du temps ».

D’où la nécessité absolue de changer la DGI et son mode de fonctionne-ment. Facile à dire, difficile à faire dans une organisation couvrant tout le ter-ritoire national, au passé riche mais empreint de rigidités et de pesanteurslourdes, pétri d’habitudes bien ancrées dans les esprits et les comportements.

Vouloir, dans un tel contexte, insuffler un esprit nouveau intégrant le temps etses évolutions relève alors d’une véritable gageure. C’est le pari qui allait être fait.

Pour moi, la notion de démarche de changement sous-entendait en véritécelle d’adaptation permanente. Le changement devait être non seulement unobjectif à atteindre à un moment donné, mais surtout une préoccupationconstante en fonction des évolutions extérieures à l’administration.

Fondée sur quatre valeurs – la confiance, le dialogue, la transparence et larecherche de la qualité –, la démarche comportait quatre principes d’actionsque je rappelle sommairement :

– donner des responsabilités à tous les niveaux par une déconcentrationaccrue des pouvoirs de décision, au plus proche des réalités du terrain ;

– fournir aux équipes de travail sur le terrain le soutien dont elles ontbesoin, en traçant des orientations claires, en clarifiant le rôle de chaqueacteur (qui fait quoi ?), en mettant au point des outils et des méthodes moder-nes adaptés, en développant l’informatique et la bureautique, en assistant lesservices en cas de difficultés avec l’intervention des inspecteurs principauxou des services de direction ;

– mieux dialoguer du haut en bas de la hiérarchie, en donnant à ce dialo-gue le contenu le plus concret possible à tous les niveaux, en particulier, enfaisant participer les agents à l’élaboration des décisions qui relèvent de leuréquipe de travail ainsi qu’à la réflexion sur leurs méthodes de travail ; ampli-fier également le dialogue social paritaire ;

– enfin, mieux gérer les ressources humaines. À vrai dire, je n’aime paspersonnellement cette expression qui fait des directeurs des ressourceshumaines – DRH – des rois du monde moderne et qui peut laisser à penserque les hommes sont traités comme de vulgaires marchandises. Je préféreraisparler tout simplement de la gestion du personnel. Mais peu importent lesmots car la réalité est, elle, très forte : gérer les autres ne s’improvise pas.

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Or, jusqu’alors, l’administration n’avait jamais vraiment formé ses cadresà cette mission essentielle, qu’il s’agisse des directeurs, des inspecteurs prin-cipaux ou des chefs de service. Pour n’évoquer que ces derniers, leur rôle enmatière d’encadrement était primordial, on l’avait bien vu durant la crise oùils apparurent comme un maillon de la chaîne hiérarchique, bien faible. Aucontact permanent des agents, ils étaient à leurs yeux les patrons représentanttrès concrètement au quotidien l’autorité et l’ensemble de la hiérarchie admi-nistrative. Les agents attendaient donc beaucoup d’eux. J’insiste sur ceniveau de responsabilité car, à Nice comme à Grenoble, j’avais souvent faitle même constat. Un même service avec le même personnel, en nombre et enqualité, avec les mêmes charges présentant les mêmes difficultés changeaitde patron et, comme par enchantement, alors que tout se passait mal avec lepremier titulaire du poste, le successeur, lui, parvenait rapidement à redres-ser la situation. J’ai vu également d’excellents vérificateurs, promus chefs decentre, échouer dans leurs nouvelles fonctions. Ils n’avaient, tout au long deleur carrière, encadré qu’eux-mêmes.

Ces considérations sont d’ailleurs transposables aux directeurs et auxinspecteurs principaux. Moi-même, j’avais quitté des fonctions très sédentai-res à la Direction générale pour plonger brutalement dans celles plus agitéesde directeur à Nice, sans y avoir été vraiment préparé. Je dus faire monapprentissage sur le tas. Une formation à la gestion des personnels m’auraitsans doute évité quelques faux pas et permis de gagner un temps précieux.

La nécessité de mieux préparer, en début et en cours de carrière, les agentsdu cadre « A » à leurs fonctions d’encadrement et d’animation me paraît doncimpérative. Personnellement, j’avoue avoir très apprécié, plus tard, les sémi-naires de directeurs où intervenaient des cabinets spécialisés en management.J’ai ainsi, malgré une expérience déjà longue, beaucoup appris. Dommageque cet apport m’ait été fourni bien tard.

** *

Une fois proclamés haut et fort et diffusés largement les valeurs et les prin-cipes d’action de la démarche de changement, il restait à faire l’essentiel,c’est-à-dire à les mettre en musique dans la vie quotidienne des services. Àcet égard, beaucoup dépendait du niveau central par l’octroi de crédits suffi-sants pour moderniser les outils de travail et améliorer le cadre de travail,entre autres. Ce qui fut fait.

Mais beaucoup dépendait également de la volonté de changement mani-festée dans le quotidien par toute la filière hiérarchique, du haut en bas,notamment par les « capitaines » au niveau du terrain.

Au niveau régional, le lieu privilégié pour évoquer la nouvelle démarcheétait bien entendu le comité régional des directeurs où le sujet était réguliè-rement inscrit à l’ordre du jour. Chacun rendait compte des actions entreprises

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dans son département ou à la DR, de façon à échanger des expériences, àdébattre de leur intérêt respectif, et à motiver l’ensemble des directeurs pouravancer.

Au niveau départemental, c’étaient les conseils de direction restreints ouélargis, des réunions de chefs de service et des visites de service qui servaientde support à la diffusion des nouvelles idées et des actions engagées en cesens.

Il y avait les paroles, les actes, les actions… Mais aussi le comportementpersonnel de chaque responsable au jour le jour. C’était sans doute là le plusdifficile à faire pour certains. Difficile de se refaire… en vérité !

Il faut d’ailleurs convenir que traduire la volonté de changement en actionsconcrètes, pour la rendre perceptible auprès des agents, n’était pas toujourschose aisée.

Pour ma part, à la DR de Lyon, j’ai tenté, dans les services dont j’avaisdirectement la responsabilité, quelques opérations que je voulais à forteconnotation symbolique.

Dans le cadre de la gestion des crédits déconcentrés, j’ai tenu à associer,en prenant l’avis de chacun, non seulement les inspecteurs principaux et leschefs de service, mais également les représentants syndicaux. Je me suisalors aperçu que, si certains syndicalistes intégraient les nouvelles règles dujeu, d’autres restaient hors du coup, estimant par principe que ce n’était pasleur rôle ou ayant du mal à titre personnel à passer d’une culture de contes-tation à une culture participative, impliquant un minimum de partenariat. Lapratique aidera vraisemblablement les mentalités à évoluer.

En matière de crédits destinés à améliorer le cadre de vie, j’avais obtenu desservices centraux une enveloppe substantielle permettant de rénover tous lesbâtiments où se trouvaient logés tous les services de la direction régionale –brigades, CRI, direction, etc. : une opération de grande ampleur à laquelle lesagents furent étroitement associés. De même, plusieurs brigades de vérifica-tions occupant à Lyon des locaux sordides et exigus ont pu être réinstalléesdans des locaux neufs et fonctionnels. À l’occasion de chaque opération, lesagents concernés seront systématiquement consultés quant aux choix à faire,qu’il s’agisse de modifications immobilières, de simples rénovations, d’achatde mobilier ou de matériel divers, y compris le choix des peintures danschaque bureau. Manifestement, les agents apprécièrent l’amélioration de leurcadre de vie, mais également les modalités de mise en œuvre qui en faisaientdes partenaires à part entière.

Nous avons également publié un petit journal qui se voulait non pas, sur-tout pas !, la voix de la direction, mais un moyen d’information collectif surles faits saillants de la vie des services, avec appel à toutes les bonnes volon-tés pour participer. Ça avait bien démarré. Entre autres actions, l’une, peut-être plus originale et suggérée par le directeur divisionnaire chargé du

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personnel, me prendra beaucoup de temps et sollicitera fortement tous lesservices de la direction : une campagne de réunions sans ordre du jour autreque l’écoute des agents par la direction. Voilà un sujet souvent avancé lors duconflit par des agents s’estimant insuffisamment considérés et écoutés parleurs directeurs. L’idée me plut. Les modalités de mise en œuvre furent arrê-tées après discussions en conseil de direction élargi. Tous les directeurs y par-ticipaient, accompagnés à tour de rôle d’agents de la direction, devant unecinquantaine d’agents de tous grades, de mêmes unités administratives oud’un même site. L’ordre du jour était donc fort simple : après une présenta-tion rapide de chacun, donner la parole aux agents sur tous les sujets qu’ilssouhaitaient évoquer sans exclusion aucune, toutes les questions étantregroupées sur un tableau par thèmes et suivies ensuite de réponse de la partde la direction, chaque réponse pouvant donner lieu à un débat. La réunionse terminait par un repas pris en commun avec recommandation à l’équipe dedirection de se répartir parmi les agents, de façon à poursuivre certains débatsde la matinée. Toute question ne pouvant pas recevoir de réponse pertinenteen séance était notée et faisait l’objet ensuite d’une réponse écrite.

Cette opération a été conduite sur plusieurs mois, chaque directeur inter-venait, bien sûr, en fonction des sujets abordés. Quant à moi, je fus fortementmis à contribution, mais j’en retirai une grande satisfaction, appréciant larichesse des questions posées. Je n’ai pas eu le sentiment de perdre montemps. Quant aux agents, nous avons su qu’ils avaient apprécié de voir toutel’équipe de direction s’exprimer « en direct » devant eux et s’expliquer surles problèmes les préoccupant, sans détour.

D’autres occasions me seront données d’illustrer aux yeux des agents ladémarche de changement. En effet, j’ai été nommé président du comitérégional pour les relations avec le public, comité qui regroupait tous lespatrons départementaux et régionaux des différentes administrations rele-vant, dans la région Rhône-Alpes, du ministère du Budget. Avec mes collè-gues, nous décidâmes de faire un film à l’occasion des jeux Olympiquesd’hiver à Albertville (Savoie) en 1991, film destiné à valoriser l’action desdifférents services participant à la préparation des Jeux.

Du service des domaines ayant pratiqué les évaluations nécessaires à laréalisation de certaines opérations immobilières, jusqu’aux services duTrésor aidant les communes à gérer les subventions reçues et à la Douaneparticipant avec ses skieurs à la préparation des épreuves, ce film avait pourobjet de faire valoir l’action des services des finances à l’extérieur, notam-ment auprès des élus des départements alpins, ce qui fut fait à Chambéry, enprésence du directeur chargé de la Direction de la Communication au minis-tère. Il était également destiné à l’usage interne pour valoriser auprès desagents leurs propres missions. Je crois qu’avec un peu d’argent dépensé, lecomité rhône-alpin des relations avec le public fit, avec cette opération, beau-

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coup en matière de communication interne et externe. Souvent, durant lacrise, j’avais entendu des agents se plaindre de n’être ni considérés ni estimésdu monde extérieur. Une réponse bien modeste, certes, mais qui ne me parutpas inutile.

Aujourd’hui, il me reste de cette période l’impression d’une bouffée d’airfrais. Enfin, les directeurs avaient un peu de « grain à moudre ». Je témoigneque, dans la pratique quotidienne de mon métier de directeur, il était plusfacile, plus satisfaisant, de diriger avec des marges de manœuvre plus gran-des, avec une enveloppe globale de crédits, et de pouvoir conduire des actionscommunes avec les agents. Beaucoup mieux que d’être un directeur disant « niet » sans cesse et répercutant tous les problèmes à l’étage au-dessus!

Alors… question que je ne veux pas éluder : les agents avaient-ils eu rai-son de « secouer le cocotier » ?

Avec le recul, et en dépit des excès commis qui, comme beaucoup d’autresdirecteurs, m’avaient fortement agacé, je réponds par l’affirmative aujour-d’hui. Lorsque l’établissement s’ankylose au point de trop tarder à répondreà des demandes légitimes, l’explosion devient inévitable. On avait cru, moi lepremier, qu’une fois la fusion des trois régies digérée, tout irait pour le mieux.Or, un chantier de cette ampleur n’est jamais terminé, il fallait continuer lamarche vers la modernisation. Certes, des avancées importantes avaient bienété réalisées, mais elles sont restées insuffisantes. C’est là qu’apparaît toutel’importance pour l’avenir de la démarche de changement engagée : un cadrepour continuer à avancer. Certaines de ces modalités devront sans doute évoluer avec le temps mais l’esprit, lui, devra être maintenu.

** *

Durant la même période, le directeur général qui avait associé très étroite-ment l’ensemble des directeurs à l’élaboration de la démarche de changementsollicitera à plusieurs reprises l’avis des directeurs régionaux sur les réformesà entreprendre quant à l’organisation de la DGI et, en particulier, sur le rôledes directeurs régionaux eux-mêmes, l’objectif étant de combiner deuxlogiques : l’obligation d’amplifier la déconcentration et la nécessité de pro-mouvoir une coopération maximale.

Pour ma part, s’agissant du rôle du directeur régional que j’estimais insuf-fisant et ambigu, le statu quo ne me paraissait pas souhaitable. Confondrepurement et simplement, comme le proposaient certains, les fonctions dudirecteur régional et du directeur des services fiscaux du département chef-lieu de région ne me semblait pas non plus une bonne solution dans la mesureoù, dans les grosses régions, la charge du directeur régional deviendrait troplourde et, dans toutes, le rôle du directeur régional encore plus ambigu.

Au surplus, dans les deux cas de figure, le directeur général resterait faceà 140 pôles de directions territoriales.

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À mon avis, les exigences de déconcentration et de coopération exigeaient quela chaîne hiérarchique, du centre au terrain, comporte quatre maillons forts :

– l’actuel niveau central dégraissé à la fois en missions et en effectifs, tou-tes les tâches de gestion qui l’encombrent devant être confiées à des niveauxinférieurs. Le niveau central se consacrerait exclusivement alors à des travauxd’orientation générale, d’impulsion et de surveillance générale ;

– entre ce niveau central et le niveau départemental, un niveau intercalairechargé de représenter le directeur général auprès des services territoriaux ;

– le niveau départemental actuel renforcé en autorité et pouvoir décisionnel ;– un niveau infra-départemental également renforcé par la mise en place

sur chaque site géographique d’un responsable unique, investi d’un pouvoirdécisionnel d’animation et de coordination sur l’ensemble des services dusite, y compris les recettes principales. La fameuse règle de la responsabilitépersonnelle de caisse du receveur devrait bien pouvoir en passer par là… Il ya ainsi dans notre maison quelques vieux démons dont la réalité devient dou-teuse et auxquels il faudra bien tordre le coup un jour.

Le niveau intercalaire entre le niveau central et les directions territorialesrestait à imaginer. Des idées couraient à l’époque, des études avaient lieu.Qu’en est-il advenu ?

Pour ma part, j’étais partisan d’un système tout à fait novateur à l’imagede ce qui se passait dans d’autres secteurs publics comme la Poste. Le cons-tat était fort simple : il y avait trop de directeurs régionaux pour jouer le rôlede délégué du directeur général à la tête souvent de petites régions. Quoi decomparable entre les DR de l’Ile-de-France, de Marseille et de Lyon, et despetites directions régionales comme celle de Caen, par exemple. En vérité, ilfallait restreindre le nombre de directeurs régionaux à sept ou huit, sauf à lesdénommer alors interrégionaux. Les trois directions régionales d’Ile-de-France, PACA et Rhône-Alpes représentaient 40 % du bloc national. Il suffi-sait dès lors de confier les 60 % restant à quatre ou cinq autres responsables.Les directeurs interrégionaux seraient alors dépouillés des missions propresactuellement aux DR, missions qui seraient transférées à d’autres structures.

Le nouveau directeur interrégional, délégué du directeur général, consti-tuerait ainsi une véritable interface, avec toute la disponibilité nécessaire,entre le niveau central et les directions territoriales, interlocuteur à pleintemps à la fois des services départementaux et de la Direction générale.

Comme c’est déjà le cas du délégué à la région parisienne, ce qui donned’ailleurs au niveau central un goût prononcé de parisianisme, les sept ou huitdirecteurs interrégionaux de province participeraient au comité de directionavec l’état-major de la centrale chaque semaine.

Ils participeraient ainsi à la fois aux délibérations du niveau central lesassociant à la préparation des décisions de portée nationale, ainsi qu’auxréunions d’état-major avec les responsables des unités départementales del’interrégion, prenant ainsi connaissance des problèmes de terrain.

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Cette solution présentait une valeur de symbole dans le cadre d’un parte-nariat plus affirmé entre services centraux et services territoriaux, mais per-mettait également une plus grande efficacité de l’ensemble des rouagesadministratifs.

L’interrégional personnifierait ainsi l’osmose « services centraux/servicesterritoriaux » et « Paris-Province », avec « un œil-un pied » à Paris et un « œil-un pied » sur le terrain.

J’avais en son temps soumis ce projet à tous les directeurs de Rhône-Alpesqui avaient largement approuvé ces orientations générales, ainsi qu’en fait foile procès-verbal du comité régional des directeurs du 21 juin 1991 à Lyon.

Le pôle interrégional pourrait également être un centre de décisions pourrendre certains arbitrages en matière de dotations de crédits déconcentrés, deredéploiement d’effectifs entre les départements, de sélection des cadresinfra-départementaux, de fixation d’objectifs, enfin, pour jouer un rôle enmatière de contrôle de gestion.

Les services actuellement rattachés aux directions régionales, qui consti-tuent en vérité un ensemble fait de bric et de broc, seraient transférés à d’au-tres niveaux :

– le contrôle fiscal et son traitement contentieux aux directions départe-mentales ou à de nouvelles directions de vérifications interrégionales à l’i-mage de celles en place en région parisienne ;

– le CRI à la direction des services fiscaux du chef-lieu de région ;– de même pour les autres services d’assistance ou d’aide aux directions

départementales : centre régional de formation, commissariat aux ventes, etc.Quant à la quinzaine de directeurs régionaux devenus disponibles, il serait

sans doute facile de leur trouver des emplois à hauteur de leur grade, soitdans les plus grosses directions de chef-lieu d’interrégion, soit dans les nou-velles directions interrégionales de vérifications. Une telle réorganisation nedevait susciter aucun renfort d’effectifs.

Le cas du niveau infra-départemental serait tout aussi délicat à solutionner.Encore qu’un dégraissage des directions départementales en directeurs divi-sionnaires ne serait pas inconcevable, certains ayant la fâcheuse tendance dene s’extraire de leur bureau que trop rarement. Et, pourquoi pas un certainnombre d’inspecteurs principaux ?

Le nouveau responsable de site pourrait fort bien, à l’image d’un directeurinterrégional, jouer un rôle d’interface permanent entre la direction et les ser-vices du terrain en participant à la fois aux conseils de direction restreints etélargis tenus par la direction, et aux réunions des chefs de service au niveaudu site géographique. Poursuivant le parallèle avec l’interrégional, je diraisavec « un œil et un pied » à la direction, et « un œil et un pied » sur le terrain.

J’ai bien conscience que ce serait là une vaste réforme.*

* *

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Durant mon séjour lyonnais, la Direction générale me demanda de partici-per à deux groupes de travail au plan national :

Le premier, dénommé « conseil de la formation professionnelle », avaitpour objet de faire l’analyse de l’existant et des besoins, et d’élaborer despropositions de réforme à l’intention du directeur général. L’objectif pourmoi était de mieux cibler les actions de formation en détectant tous lesbesoins réels et en faisant la chasse aux « touristes » de la formation profes-sionnelle. J’en avais connu !

Le second était un groupe de travail mixte – agents de la centrale et direc-teurs –, destiné à élaborer un « tableau de bord » pour les directeurs. Dès monpremier séjour à Nice, j’avais été un « fana » de ce type de document et j’a-vais monté, à partir des multiples et parfois complexes statistiques détenuesà la direction, mon propre tableau de bord, un seul document pluriannuel,simplifié et synthétisé.

C’est dire que durant près de trois années, je suis devenu un client fidèlede la SNCF, les notices d’horaires des TGV Lyon-Paris n’ayant plus de se-cret pour moi. Un peu l’impression, en arrivant en gare de Lyon aux portesdu ministère, de revenir aux années où j’étais détaché à la DGI.

Mais mon temps de travail lyonnais a été une nouvelle fois, comme à Nice, « encombré d’affaires» dont je me serais bien passé. Deux affaires qui, ellesaussi, ont défrayé la chronique au plan national. Celle, d’abord, du maire de laville et de son gendre. Je vois encore le chef de brigade venu m’informer desrésultats de la vérification d’une société appartenant au gendre. Plusieurs nomsde personnalités importantes et connues apparaissaient dans le dossier, hommespolitiques ou journalistes. Mon chef de brigade était effaré de ce qui avait étédécouvert, et, surtout, très inquiet, comme s’il avait tenu entre ses mains une gre-nade dégoupillée, prête à exploser. Moi, malheureusement j’avais eu l’habitudede telles affaires à Nice, dans les eaux troubles de la baie des Anges. Je le rassu-rai donc en lui recommandant de faire en conscience et en toute objectivité avecson vérificateur, tout son travail, mais rien que son travail, de respecter la plusgrande discrétion et de me tenir régulièrement informé des suites. Je tins les ser-vices centraux aussitôt informés. Ils seront régulièrement tenus au courant dudéroulement de la vérification, de ses conclusions et saisis d’une demande de sai-sine du parquet en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale. On sait cequ’il est advenu de cette affaire dans laquelle la justice s’est prononcée. Le gen-dre ira en prison. Quant au maire, il ne sera plus maire, mais fera du théâtre…J’évoquerai seulement une anecdote qui m’a surpris. Le gendre écrira, en effet,un livre sur ses avatars. Or, mon nom y était cité avec la publication in extensod’une note que m’avait adressée la Direction générale. Dans quelles circonstan-ces l’intéressé avait-il pu se procurer ce document ? Mystère…

Autre affaire, de portée bien plus restreinte à l’époque, le contrôle d’uneassociation paramunicipale de la ville de Grenoble. Il s’agissait seulement

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d’une association qui exerçait en fait une activité de fournisseur de collabo-rateurs aux élus, relevant manifestement d’une activité commerciale à taxercomme telle. Le maire de Grenoble exigea de me remettre en mains propresles justifications nécessaires. Tous les rappels furent payés immédiatement.Mais lors de l’entretien, je fus surpris des craintes du maire de voir l’affairemise sur la place publique et exploitée politiquement. Je compris bien plustard, après avoir quitté Lyon, lorsque le « système » grenoblois fut mis à jouravec les suites judiciaires que l’on connaît, que nous avions au moment decette vérification tiré sans doute le petit fil d’une énorme pelote. Les affairesgrenobloises me surprirent vraiment. Grenoble que j’avais cru sérieuse medécevait. Le mal était peut-être plus répandu que je ne l’avais pensé. Nice,Grenoble, Lyon, les hasards de ma vie administrative m’avaient comblé surce point. Et pourtant, je n’avais pas recherché ce type d’affaires. J’étais là aumoment où elles éclataient, tout simplement. Je tiens à dire que je n’ai jamaisimposé moi-même de telles opérations, ni subi la moindre pression politiquede qui que ce soit pour les engager. Ce n’est pas une fuite a posteriori devantmes responsabilités, que j’assume pleinement quant au suivi de ces dossiers,mais simplement le souci d’être pleinement transparent.

En tout cas, un inspecteur central des impôts et deux maires de grandesvilles en prison, ça marque forcément. Je sais désormais que ces dérives exis-tent, qu’elles doivent être dénoncées sans excès médiatiques et sanctionnéesbien évidemment. J’ai vu avec beaucoup d’intérêt la réaction de certainsjuges à l’échelle européenne. Mais un gouvernement des juges serait intolé-rable. Il reste qu’il me paraît indispensable que la justice passe. Il en va de lacrédibilité de la démocratie. En effet, l’exigence morale est une. Il ne peut yavoir une morale pour soi et une morale pour les autres, ni une morale exigéede M. Tout-le-Monde qui ne serait pas applicable aux milieux des affaires. Àdéfaut, l’opinion publique ne s’y retrouverait plus. Les agents des impôts,non plus.

Je tiens d’ailleurs à souligner combien il n’est pas facile d’être agent desimpôts dans une société de plus en plus affairiste où le règne de l’argentdevient prépondérant, où tout s’achète, se vend, où les mœurs du monde desaffaires se dégradent, la morale personnelle et collective va parfois à vau-l’eau. Où, quelquefois, le politique lui-même est atteint par ces phénomènes,défend du bout des lèvres le « fisc » quand il ne l’attaque pas le premier. Quede fois l’agent des impôts a le sentiment de servir de bouc émissaire facileaux maux de notre société.

** *

Depuis 1978, début de mes fonctions de directeur dans les services exté-rieurs de la DGI, j’avoue avoir été passionné par mon métier, même si par-fois j’ai pu être découragé par tel événement ou tel comportement. Pendant

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quatorze années, de 1978 à 1992, en occupant successivement quatre postesd’observation privilégiés sur notre maison et la société, j’aurai vécu uneexpérience administrative enthousiasmante qui m’a considérablement enrichià titre personnel. Tous mes postes m’ont laissé d’excellents souvenirs mais sije devais faire un choix, c’est celui de directeur régional, surtout dans sa mis-sion de « délégué du directeur général » qui emporterait la palme.

Au moment de quitter les emplois de commandement, il m’arrivera depenser que j’étais encore en pleine possession de mes moyens, riche d’expé-riences accumulées et que, peut-être, j’aurais pu être encore utile. Mais jem’interdis de succomber à la tentation, toujours pénible pour les autres, dejouer les anciens combattants. Alors il faut savoir finir et laisser la place auxgénérations montantes.

Inutile de préciser que ces quatorze années ont absorbé une part trèsimportante de ma vie éveillée. Pourtant, j’ai toujours tenu à concilier mesrythmes de travail avec ma vie familiale, équilibre devenu de plus en plusproblématique au fur et à mesure de l’avancement de ma carrière.Notamment, sauf circonstances exceptionnelles, j’ai toujours tenu à ne pasrentrer trop tard le soir à la maison. D’ailleurs, de nombreux analystes pré-tendent que passer beaucoup de temps au bureau, surtout à des heures avan-cées le soir, est une tradition bien française, alors que, dans les paysanglo-saxons, la journée de travail des cadres se termine généralement vers18 heures. Bien plus, le manque d’efficience d’un cadre se mesurerait enAllemagne à sa présence au bureau le soir, qui serait interprétée comme unindice de son incapacité à maîtriser son temps de travail !

J’ai toujours tenu aussi, et on l’aura déjà compris, à réserver un minimumde temps aux loisirs qui, compte tenu de mes goûts très éclectiques, étaientfort diversifiés. C’était pour moi une nécessité physique et psychique, lemoyen de remettre la machine en état de marche pour continuer à absorberles difficultés de la vie professionnelle. À Lyon, j’ai donc continué à jouer autennis, au bridge, à pratiquer le ski, à faire de belles balades en montagne età descendre pendant mes vacances d’été sur mon bateau à Nice. Avec Nicole,nous pratiquions toutes ces activités ensemble. Mais, elle, elle avait une cordede plus à son violon, elle continuait à peindre de plus belle, depuis les coursqu’elle avait suivis à Nice. Elle progressait rapidement et j’étais un ferventadmirateur de ses tableaux.

Notre vie familiale à Lyon a connu des événements heureux et malheureux.Dès notre installation, mon beau-père, désormais seul depuis le décès de

son épouse, était venu nous rejoindre dans notre appartement où il restaquelques mois avant de se rendre chez sa seconde fille en région parisienne.À Lyon, puis à Paris, sa santé s’était dégradée assez vite et il décéda en 1990.Cruel événement. Nicole et moi, nous nous retrouvions ainsi tous deux sansnos parents.

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Heureusement, du côté des enfants et petits-enfants, la vie se poursuivaitdans les meilleures conditions à l’exception de Jean-Philippe qui connut unepériode prolongée de chômage. Mais il finit par trouver un emploi de com-mercial dans un cabinet d’immobilier d’entreprises. J’ai très mal supportéavec Nicole que notre fils que nous estimions, comme sa sœur et son frère,sérieux, intelligent, capable et sympa, ne trouve pas de travail. Cette dérivede notre société devenue incapable de donner un emploi à tous ses enfantsm’a préoccupé et continue à m’inquiéter pour l’avenir de mes petits-enfants.Ceux-ci avaient grandi et tous quatre venaient chaque année se retrouver cheznous à Lyon. Je crois qu’ils ont conservé un excellent souvenir de leurs ren-contres et de leurs promenades dans le parc de la Tête-d’Or, avec son zoo, sesmanèges, son lac et… ses écureuils. Ils passaient de longs moments à leurdonner à manger. C’était gagné quand un écureuil venait prendre le pain dansleurs mains. Ils venaient parfois me chercher à la direction régionale, le soir.D’après Nicole, ils se chamaillaient alors pour savoir qui taperait le coded’entrée. Lors de leur première visite, leur mine avait traduit leur étonnementà voir leur grand-père dans son lieu de travail. Je vois encore Romuald etCyprien se disputer pour s’installer à mon bureau, imités aussitôt parAymeline et Sybille. Peut-être, bien plus tard, les uns ou les autres, vivraient-ils dans un cadre professionnel similaire ?

En 1991, Nadine donna naissance à son troisième enfant, une magnifiquepetite fille, Floriane. Avec Nicole, nous montions ainsi à nouveau en gradedans notre métier de grands-parents, le 5e galon…

Nous allions d’ailleurs, à partir de 1991, retrouver souvent nos enfants etpetits-enfants à Serre-Chevalier dans les Hautes-Alpes, dans l’appartementque nous venions d’acquérir au moyen des fonds recueillis à l’occasion dessuccessions des parents de Nicole. « Serre-Che » permettra à tous de prati-quer plus souvent la marche en montagne et le ski et deviendra vite un lieude rencontre privilégié pour toute notre petite famille.

Sur le plan professionnel, j’atteignais l’âge et l’ancienneté fatidiques pourdégager sur les emplois dits de « débouché ». Expression quelque peu cruellemais combien vrai.

Je fis donc une demande pour le 1er bureau des hypothèques de Draguignandans le Var, qui était une conservation de 1re catégorie, à laquelle je pouvaisprétendre en raison de mon grade.

J’y fus effectivement nommé.Je quittai les emplois de commandement la mort dans l’âme, un peu

comme si j’abandonnais définitivement la maison.Comment allais-je absorber ce choc, souvent décrit comme difficile par les

anciens ?

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DRAGUIGNAN

Comme à chacun de nos déplacements précédents, nous étions, Nicole etmoi, venus en éclaireurs à Draguignan, quelque temps avant ma prise defonctions, pour solutionner le problème du logement.

Draguignan n’avait rien de séduisant. Nous irions donc nous installer enbord de mer à Sainte-Maxime, ce si joli port du golfe de Saint-Tropez. Nousréussîmes à dénicher un tout petit appartement à un dernier étage, d’où nousdominions au loin Saint-Tropez et sa presqu’île, et toute l’entrée du golfeavec le large dans le lointain. Toujours le besoin des grands espaces et desbelles vues… Mes trajets domicile-travail s’en trouveraient certes allongésmais quel agrément de traverser ainsi chaque jour le massif des Maures. Ceserait mieux que le métro parisien.

Nous étions devenus de véritables professionnels du déménagement. Nousavions entreposé dans notre appartement de Meylan à Grenoble tout le super-flu. Notre mobilier était adapté à ce type d’épreuve, peu encombrant oudémontable. Je dis épreuve à juste titre car je n’ai jamais évalué le coût desdommages subis : il n’est sûrement pas négligeable. Le déménagement étaiten fait largement préparé par nous-mêmes avec numérotation des emballageset listing du contenu de chacun. En plaisantant nous disions souvent enfamille ou entre amis qu’à la retraite nous pourrions devenir conseillers endéménagements.

Mais notre préoccupation constante a été à chaque fois de nous installerdans une perspective définitive. Nous avions trop vu des collègues s’installerprovisoirement, chichement, en ne pensant qu’à leur installation finale deretraite. Nous souhaitions vivre le moment présent pleinement et non entreparenthèses. Notre porte-monnaie en a sans doute souffert.

La passation de service avec mon prédécesseur se déroula le 15 mai 1992sans difficulté aucune, ce qui n’était pas, selon des rumeurs persistantes, tou-jours le cas. En effet, le statut des conservateurs comportait quelques bizar-reries héritées d’un lointain passé et exigeait donc quelques menuesopérations financières entre le sortant et l’entrant. J’avoue que ce contextedésuet faisait un peu « épicerie » – comme l’achat des gommes et crayons –,et il m’a souvent agacé.

Je suis convaincu que le statut du conservateur pourrait très bien être main-tenu dans son état actuel avec suppression de ce folklore d’un autre temps,moyennant une retenue forfaitaire à fixer.

J’avais quelques appréhensions à découvrir mon nouveau métier. Certes,nous avions été préparés à cette épreuve par des actions de formation, puis

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par un stage dans une conservation. Ce n’était donc pas tout à fait le saut dansl’inconnu, mais tout de même…

C’est qu’après avoir débuté à la base à Crèvecœur-le-Grand, après avoirfréquenté les sommets de la hiérarchie à Beauvais et les plus hauts à Paris,puis après avoir moi-même été partie intégrante de cette hiérarchie à Nice,Grenoble et Lyon au plus haut niveau, je retournais ainsi à la base parmi lesfantassins qui, sur le terrain, font le travail effectif de la DGI.

C’était là une expérience exceptionnelle à plus d’un titre.À ma connaissance, un tel système n’existait dans aucune autre organisa-

tion publique ou privée. Que dirait-on du PDG du groupe PSA s’il retournaiten fin de cursus à l’usine comme chef d’atelier ? Certes la comparaison a seslimites si l’on intègre au raisonnement les aspects financiers. Mais en matièrede statut, la chute était tout de même bien vertigineuse. L’une des premièresdémarches à accomplir lors de la prise de fonctions était d’ailleurs hautementsymbolique puisqu’il s’agissait de se présenter au directeur du départementd’affectation.

Mais expérience exceptionnelle également dans la mesure où tout ce quej’avais préconisé durant quatorze années pour bien gérer un service, tous lesprincipes de la démarche de changement que j’avais martelés avec convictionallaient désormais pouvoir être appliqués par… moi-même. J’allais ainsipouvoir tenter de mettre en œuvre ces beaux préceptes dans la vie concrèted’un service au quotidien et non plus seulement par de beaux discours, degrands-messes ou des actions symboliques.

Ne serait-ce que pour savoir si ça marche vraiment dans le fin fond desprovinces. Juste retour des choses ou une version administrative de l’arro-seur-arrosé, diraient des esprits mal intentionnés !

Mais je pris ce contexte avec une bonne dose de philosophie et beaucoupd’intérêt réel. En fait, très vite, « je virai ma cuti », et me trouvai en défini-tive très bien dans mes habits de conservateur.

Disant cela, je sais ne pas être en harmonie avec nombre de mes collèguesqui vivaient mal d’avoir perdu leur lustre antérieur et parlaient même dedéchéance. Je les comprenais, certes, mais tout en les plaignant de ne passavoir tourner la page et quitter le devant de la scène.

Je ne voudrais pas être méchant. Mais rien, absolument rien, n’interdisaitaux intéressés de prendre leur retraite sitôt après avoir cessé leurs fonctionsde directeur. D’ailleurs, certains l’ont fait. Alors cessons de faire du nombri-lisme, on a été, on n’est plus… point final. Ce n’est pas là l’un des problè-mes majeurs de la planète DGI. Il y en a tellement d’autres plus importantsqui, eux, concernent l’ensemble des agents de notre maison. Faire carrière meparaît tout à fait légitime, je serais bien mal placé pour soutenir le contraire !Mais chez quelques-uns, les petits problèmes de carrière et de statut person-nel avaient tendance à occulter tout le reste. Un peu de décence, avais-je

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envie de dire. Éternelle indécence. Mais qui n’est pas le propre de l’adminis-tration.

D’autant que ce système de fin de carrière présente par ailleurs de nom-breux avantages pour tous, pour les conservateurs comme pour l’administra-tion.

Celle-ci dispose ainsi d’un outil de gestion très souple, tantôt pour évacueren douceur vers la sortie ceux des directeurs qui ne lui rendent plus les ser-vices attendus ou ont des problèmes personnels, tantôt pour remercier d’au-tres avant qu’ils ne quittent définitivement l’administration. Un système quepourrait envier à la DGI d’autres grosses organisations souvent encombréesà leur tête de chefs en nombre pléthorique.

Intérêt non négligeable encore pour l’administration qui, outre des entréesd’argent importantes via les taxes et salaires, s’offre ainsi le luxe de fairegérer à bon compte ses conservations par d’anciens hauts fonctionnairesrémunérés en fait désormais par les usagers.

Mais très bonne affaire également pour les conservateurs sur le plan finan-cier. J’aurai la pudeur de ne pas insister. Quant à leur mode de vie personnelaussi, dans la mesure où se trouve de la sorte ménagée une transition pluscalme entre une vie professionnelle à cent à l’heure et une retraite paisible.

Au total un système qui, profitant à tous – y compris aux usagers dont onimagine mal quel autre organisme pourrait leur rendre les mêmes servicesaux mêmes coûts –, se trouve tout à fait justifié et n’a rien de honteux.

En tout cas, voilà comment de général on redevient capitaine. Ces fameuxcapitaines, si décriés parfois, par moi-même d’ailleurs, mais toujours aussiindispensables. À moi maintenant de faire mes preuves…

Pas facile à première vue : le 1er bureau de Draguignan n’avait rien, eneffet, d’un havre de paix avec ses plus de quatre mois de retard dans la miseà jour du fichier immobilier et la délivrance des formalités et renseigne-ments. Après le boom immobilier des années 1980 et la crise sociale de 1989,le retard avait atteint jusqu’à neuf mois. Mon prédécesseur avait fait la moi-tié du chemin, il me restait à faire l’autre.

Cette situation obérée me contraignit d’ailleurs à refuser une mission pro-posée par la Direction générale qui pourtant m’aurait fort intéressée. En effet,peu de temps après mon arrivée à Draguignan, le chef de cabinet du directeurgénéral me téléphona pour me demander de venir à Paris rencontrer le direc-teur général-adjoint qui souhaitait que je représente la DGI au sein du Comitépour l’histoire économique et financière de la France. Je fis le déplacementpour expliquer que, compte tenu des charges de travail qui m’attendaientdans ce bureau en mauvais état, et de l’éloignement de Draguignan par rap-port à Paris, je ne pouvais, à mon grand regret, que répondre par la négative.J’espère que ce renoncement n’a pas été mal interprété.

** *

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Le ressort territorial du bureau couvrait toute la bande littorale depuis lesAlpes-Maritimes jusqu’à la baie de Cavalaire, avec des zones de forte acti-vité immobilière, comme la rade d’Agay, le secteur Saint-Raphaël – Fréjusou le golfe de Saint-Tropez. Un marché exceptionnel par sa richesse et sonaspect touristique marqué.

Dans les années 80, il avait connu, comme d’autres et en particulier celuide la région parisienne, un développement extraordinaire en nombre d’opé-rations accompagnées d’une forte hausse des prix. À la fin des années 80, lenombre des formalités annuelles dépassait 70 000 au bureau de Draguignan,après avoir voisiné 50 000 au début de la décennie. Quant aux prix, ils étaientdevenus extravagants sans parler de quelques opérations lourdes se comptanten dizaines de millions de francs. Un marché devenu quelque peu fou, disaient certains spécialistes. À mon arrivée, en 1992, la décrue était déjàamorcée depuis plus d’une année. Le nombre de formalités passait en des-sous de 70 000 pour voisiner ensuite 65 000. Quant aux prix, ils revenaientinsensiblement mais sûrement au niveau de ceux des années 85-88. Quelquesopérations spectaculaires de moins-values défrayaient d’ailleurs la chroniquelocale. Certains, qui avaient acheté au plus haut prix, n’avaient pas vu venirla crise. En réalité, m’étant plongé dans les statistiques des dix dernièresannées, j’estimai qu’il ne fallait pas parler de crise, mais d’une simple auto-régulation du marché qui s’était trop emballé. Après les folles années dehausse inconsidérée, le marché revenait tout simplement à son vrai niveau.L’exception n’était pas la crise qui survenait mais le boom excessif desannées précédentes. Je dois dire que je pris beaucoup d’intérêt à analyser l’é-volution de ce marché particulièrement original.

Quelque trente-six années plus tôt, alors que j’était receveur del’Enregistrement à Crèvecœur-le-Grand dans l’Oise, j’avais déjà eu le goût desévaluations immobilières en pratiquant mes premières insuffisances de prix.

D’ailleurs, ce rapprochement m’amène à constater que, curieusement, j’a-vais commencé mon parcours administratif en compagnie des notaires et jele terminais de même, en bonne compagnie.

Mais quel chemin parcouru entre la minuscule recette de l’Enregistrementde mes débuts, que je gérais tout seul avec trois notaires seulement pourclients, et la grosse conservation de Draguignan. En comparaison, cette der-nière était un véritable monstre avec ses effectifs dépassant la quarantained’agents et proche, parfois, des soixante-dix avec les renforts de contractuelset d’auxiliaires, ainsi qu’avec plusieurs dizaines d’études notariales dont cer-taines, énormes, étaient de véritables usines à produire des actes.

En trente-six ans, j’aurais connu deux mondes administratifs totalementdifférents, alors qu’auparavant peu avait changé durant longtemps. Différentsquant à la taille et à l’organisation des unités de travail. Différents aussi quantaux méthodes et à l’outil de travail. Les mentalités des uns et des autres

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avaient également évolué, les notions d’efficacité et de productivité avaientpris le pas, parfois, dans certaines études, au détriment de la qualité.Heureusement, la conservation et ses agents chevronnés étaient là pour jouerles gardiens de but et garantir la nécessaire qualité juridique des actes.Certains notaires, d’ailleurs, pratiquaient très peu désormais le droit de lafamille et avaient orienté leur activité vers le secteur immobilier, en ententeavec les promoteurs. Cette évolution entraîna quelques abus. Lorsque ladécrue immobilière arriva, ceux-là en pâtirent plus particulièrement. Enfin,les relations services-études avaient bien changé ; très rares étaient les notai-res venant eux-mêmes déposer leurs actes. Plus rien à voir avec les rapportsdirects et cordiaux d’autrefois.

Dans mes nouvelles fonctions, j’avais très vite confirmation de ce que jesavais depuis fort longtemps, à savoir que le fichier immobilier des conserva-tions, tout comme la documentation détenue à Crèvecœur-le-Grand dans larecette de l’Enregistrement d’antan, était une mine de renseignements extrê-mement intéressants en matière immobilière, bien plus que ne l’était le dossier2004 (détenant les déclarations de revenu du contribuable et tout autre docu-ment fiscal le concernant) des contribuables tenu dans les centres des impôts.

J’avais d’ailleurs demandé aux agents de ne pas hésiter à venir me voirpour me montrer les actes qui leur paraîtraient exceptionnels, soit par le mon-tant des sommes en jeu, soit par la notoriété des parties, soit par leur mon-tage juridique original. Peut-être y avait-il au surplus matière à alimenter lesservices de contrôle fiscal. Nombreux jouèrent le jeu et il ne se passait pasde mois sans que quelques dossiers me soient communiqués. Une manièreaussi pour moi, entre autres, de leur montrer la considération et l’intérêt queje portais à leurs travaux.

Le ressort territorial du bureau était d’un attrait et d’une richesse tels quel’exceptionnel n’était pas rare. Nous étions au surplus dans le Var où le boomimmobilier avait fait « déraper » plus d’un professionnel ! Je ne ferai allusionqu’à deux dossiers dont la presse locale s’était emparée et qui ont mêmequelquefois été évoqués au plan national. D’abord, cette situation juridiqueubuesque où certains propriétaires d’appartements situés dans un lotissementde bord de mer en baie de Fréjus se sont retrouvés du jour au lendemain sanstitre de propriété. Un vide juridique qui leur interdisait toute possibilité derevente et qui, je crois, n’est pas encore comblé. Situation tout aussi rocam-bolesque que la précédente : cet autre cas où un particulier accusait en jus-tice de détournement de propriété les promoteurs et notaires d’un lotissementimportant couvrant toute une colline face à la mer. Où en sont les procéduresengagées ? Je ne sais.

Décidément aussi, les « affaires » me poursuivaient jusque dans mon der-nier poste. À plusieurs reprises, la documentation de la conservation futconsultée au sujet d’acquisitions immobilières réalisées par des personnalités

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politiques qui ont fait la « une » de la presse locale et nationale. Une fois, c’est un officier de police judiciaire qui, sur commission roga-

toire d’un juge d’instruction dont le nom est devenu très connu des médias etde l’opinion publique, est venu me voir pour obtenir des renseignements.Chaque fois que j’avais connaissance de ce type d’affaire sensible, je tenais,bien entendu, immédiatement informé le directeur du département.

Sur le plan de la régularité de ces consultations, il n’y avait évidemmentaucun problème. Chacun sait que, sauf à respecter les règles régissant lesdemandes et le paiement des droits et salaires dus, les informations contenuesdans la documentation détenue par les conservations sont à la disposition detoute personne qui peut en obtenir des copies ou des extraits sans avoir à jus-tifier d’un intérêt quelconque.

Quand j’évoque ces « affaires », je ne peux m’empêcher de remarquer que,de Paris à Draguignan, en passant par Nice, Grenoble et Lyon, j’aurai occupédes postes d’observation exceptionnels. De quoi écrire des mémoires pluscomplètes…

** *

Mais je n’arrivais pas seul à Draguignan. J’étais accompagné du moduleinformatique MADERE (module d’accélération de la délivrance des rensei-gnements : publicité foncière), un bien joli nom qui allait marquer tout monséjour et me donner quelques tourments.

Il s’agissait d’une nouvelle application permettant aux conservations dedélivrer de façon accélérée les renseignements demandés, quelle que soitl’importance du retard dans la mise à jour du fichier immobilier. Miraculeux,a priori, pour les conservations en situation de retard endémique commeDraguignan. Les usagers n’auraient plus à subir les avatars, inadmissibles, ilfaut le dire, du service public. À l’époque où la situation du bureau était laplus obérée, des opérations privées furent compromises faute pour le serviced’avoir délivré à temps les documents nécessaires. La chambre départemen-tale des notaires s’en était émue dans une lettre très critique adressée auministre. MADERE est né de cette situation.

Mais le nouveau système, géré par le centre régional d’informatiqued’Amiens n’en était encore qu’au stade de l’expérimentation. Un certainnombre d’agents connaissaient déjà bien l’informatique grâce à l’applicationMEDOC qui traitait toute la comptabilité de la conservation. Mais, avecMADERE, l’affaire changeait de dimensions. C’était toute la chaîne de tra-vail qui allait être plus ou moins concernée. Des agents de la brigade natio-nale de renfort des hypothèques vinrent aider le bureau à préparer et à mettreen route le nouveau système.

Comme je l’avais déjà constaté à Nice, Grenoble et Lyon, la grande majo-rité des agents était demandeur de l’outil informatique, et impatient de le voir

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arriver dans leurs bureaux. Se montrant curieux au moment des formationsinitiales et de la mise en route, leur intérêt ne faiblissait pas en régime de croi-sière. Je n’eus donc à constater aucune réticence autre que celle de quelquesvieux agents se sentant d’avance dépassés par les événements. Certains même,précisément peu ardents au travail, s’étaient comme réveillés à l’arrivée del’informatique. D’autres, passionnés, en arrivaient à négliger les autres tra-vaux. L’informatique était un nouveau jouet. L’ensemble du bureau se mobi-lisa donc sans aucune difficulté. Moi-même, tout en n’étant pas un techniciende la chose, j’ai toujours été acquis à l’informatique, évolution que j’estimaisde toute façon irréversible. Le progrès, même critiqué ou rejeté initialement,forçait toujours nos portes en définitive. Je plaidais donc avec conviction lanécessité de la nouvelle étape. Par le passé, j’avais souvent remarqué combienla prise de position personnelle du chef de service avait un impact primordialsur la façon dont le personnel percevait lui-même le nouvel outil. D’ailleurs,j’appris que dans certaines conservations, également en phase d’expérimenta-tion, les choses ne se présentaient pas aussi bien qu’à Draguignan en raisondes réticences manifestées par les conservateurs eux-mêmes.

Contrairement aux autres processus informatiques qui permettaient desgains de productivité en supprimant des travaux manuels répétitifs,MADERE ne dispensait pas le service de continuer parallèlement à travaillermanuellement pour mettre à jour le fichier immobilier. En dépit de quelquesgains de temps grappillés par ailleurs, il constituait par conséquent unecharge supplémentaire. La mise en route nécessitait donc une modificationprofonde de l’organisation du travail au sein de la conservation. On s’y attelatous.

Je pris l’habitude de régler le problème de mes relations avec les agents leplus naturellement du monde.

Chaque matin en arrivant, j’allais les saluer tous individuellement avecparfois quelques mots échangés à l’occasion de problèmes particuliers auxuns ou aux autres. Cela me paraissait tout simplement une marque de poli-tesse élémentaire. Puis je les reçus tous, un à un, pour discuter de leur situa-tion personnelle, du poste qu’ils occupaient, de leurs projets de carrière, etleur demander leur avis sur les modalités d’organisation et le fonctionnementdu bureau. Ce type de relation serait bientôt officialisé dans le cadre de ladémarche de changement avec la mise en place des « entretiens annuels ».J’ai consacré beaucoup de temps à connaître les uns et les autres, afin de jau-ger aussi leurs capacités respectives. Je tentais ainsi de détecter ceux sur quije pourrais m’appuyer en toute confiance et ceux dont je ne devrais pas atten-dre grand-chose. Dans une unité de quelque quarante agents, la loi des grandsnombres faisait qu’il y en avait immanquablement quelques-uns. Entre lesmeilleurs et les moins bons se trouvait la grande majorité du personnel quitravaillait avec conscience et qu’il allait falloir motiver, mobiliser à la fois

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pour mener à bien l’application MADERE et pour redresser la situation dubureau. Concilier les deux objectifs n’irait pas de soi. À l’occasion de cespremiers contacts, je me rendis compte, ce que reflétaient assez biend’ailleurs les dossiers individuels des agents, qu’en dépit de quelques « poidsmorts », la qualité d’ensemble du personnel était excellente, en particulierdans les rangs des contrôleurs divisionnaires, à une exception près. On pour-rait donc ensemble faire du bon boulot. J’étais rassuré.

Quant aux avis, suggestions et critiques recueillis au cours de mes entre-tiens, la moisson fut très riche. Une fois de plus, je constatai qu’il n’était pasvain d’écouter les agents. Certes, parfois, des choses mineures ou d’intérêtsecondaire, mais qui, mises bout à bout, permettaient d’améliorer de façonnon négligeable le fonctionnement du service.

D’autres plus importantes comme le souhait de la plupart de participer àla marche de MADERE et de certains de voir se développer une polyvalenceplus grande afin d’éviter la fracture existant entre travaux nobles et travauxqui leur paraissaient moins nobles. Il faut préciser qu’il y avait toujours à cesujet quelques rivalités entre les services de la comptabilité et du dépouille-ment et ceux du fichier. Des critiques aussi, surtout sur le thème « nous nesommes pas corvéables à merci en fonction de l’humeur de tel ou tel autrepetit chef » ou « on aimerait savoir qui commande ».

Ma moisson faite, je réunis le chef de contrôle et les contrôleurs division-naires pour faire une synthèse et leur demander leur avis sur les propositionset critiques formulées. Je ne sais si certains se sont reconnus dans le « petitchef ». En fait, je compris que cette critique visait surtout le chef de contrôlequi n’assurait pas vraiment la fonction d’encadrement qui lui était normale-ment dévolue. Elle visait aussi un contrôleur divisionnaire, style vieux gro-gnard bougon, qui avait le don – je le constatai vite – d’agacer tout le monde.Son mérite : une connaissance technique parfaite de la publicité foncière.Mais tout se passa fort bien et, à la suite de plusieurs réunions de mon petitétat-major, de quelques consultations d’agents particulièrement sensibilisésaux problèmes d’organisation, et, avec l’aide de contrôleurs de la brigade derenfort, on accoucha d’un système d’organisation nouveau. Il n’avait bien sûrrien de révolutionnaire, mais je tenais à ce qu’il soit fondé sur la responsabi-lité de chacun à son niveau, sur la solidarité de tous dans l’accomplissementde la mission que nous avions collectivement en charge.

Ces beaux principes proclamés, qui n’avaient rien d’original, il s’agissaitseulement de définir une règle du jeu claire pour tous en apportant uneréponse à deux questions fort simples :

– Qui fait quoi ?– Quand ?La nouvelle organisation était donc construite autour d’orientations fort

simples elles aussi :

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– la mise en place d’une cellule d’accueil du public, ce qui permettait delibérer le chef de contrôle de cette tâche ; il pourrait ainsi se consacrer essen-tiellement à l’encadrement des équipes du bureau et répondre, le cas échéant,aux questions techniques les plus pointues que n’auraient pu résoudre lesresponsables d’équipe ;

– une extension maximale de la polyvalence, mais organisée autour denoyaux durs de spécialistes, dont le maintien était à mes yeux absolumentindispensable. En effet, dans la période difficile que nous traversions etcompte tenu des aspects dimensionnels du bureau, il ne pouvait être questionde développer une polyvalence totale et débridée du style « tout faire, n’im-porte quand ». Sans doute possible, comme le recommandait la Directiongénérale, dans des conservations moins importantes et, surtout, à jour deleurs travaux. À Draguignan, certainement pas, selon l’avis unanime de tousmes collaborateurs, sauf à créer l’anarchie. Peut-être plus tard, lorsque lasituation du bureau serait rétablie et le système MADERE pleinement opéra-tionnel, avec d’infinies précautions ;

– la constitution d’équipes sous l’autorité de contrôleurs divisionnaires oude contrôleurs chevronnés ;

– la participation la plus large possible de tous les agents aux travauxMADERE par rotation de chaque équipe pour des périodes bien déterminées ;

– en particulier, la participation aux travaux MADERE de toutes les équi-pes du service du fichier immobilier par rotation d’une semaine ;

– la participation aux travaux de dépouillement d’agents volontaires duservice du fichier par roulement mensuel.

Entre quatre yeux, je précisai aux chefs d’équipe qu’ils étaient personnel-lement responsables devant moi du bon fonctionnement de leurs équipes etdes résultats obtenus.

Quant à la constitution des équipes, elle releva d’une véritable opérationd’alchimie. Avec l’aide des contrôleurs, il convenait de combiner le mieuxpossible la répartition des compétences entre chaque groupe et la bonneentente au sein de chacun d’eux. Transformer non pas des métaux vils en or,mais la somme des individualités de chaque groupe en un tout efficace et har-monieux. Sans doute aussi impossible. Premier objectif : créer des équipesayant sensiblement un même niveau de compétence, en ajoutant à quelquespincées « d’excellents » pour tirer le groupe un peu de « mauvais » qu’il fal-lait bien répartir sauf à constituer un groupe de « bras cassés », le tout agré-menté de « moyens ». Second objectif : composer le groupe d’agents quis’entendaient bien habituellement. Pas facile là non plus car il y avait des « clans », comme dans toute grosse unité.

Au-delà des pointes d’humeur, j’avais plus sérieusement constaté souventque les agents n’étaient jamais aussi bien motivés au travail que lorsqu’ilsétaient bien dans leur « peau administrative ». J’avais donc, à tort ou à

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raison, tendance à placer chacun en situation de se sentir bien dans son bou-lot. Tout le monde y gagnait, l’administration et les agents, sauf cas rebelles.

À l’usage, la mixture obtenue se révéla tout à fait réussie, à l’exception dequelques cas, la part de l’inévitable. Il fallut donc pratiquer en cours de routequelques retouches.

Il ne restait plus qu’à présenter le tout à l’ensemble du personnel, en réponseaux préoccupations qu’il avait manifestées. Une seule solution : les réunir touset se donner le temps de tout expliquer. J’avais promis de gérer le bureau entoute confiance et transparence et à ne rien décider sans les avoir écoutés, sansleur expliquer. C’était vraiment l’occasion de ne pas trahir mes promesses.Durant tout mon séjour, j’essaierai d’ailleurs de tenir cette ligne de conduite.

Je pris donc l’habitude de tenir ce type de réunion à peu près tous les tri-mestres, après la publication des statistiques, durant trente minutes environ.Je sus rapidement que les agents appréciaient que je vienne régulièrementfaire le point sur la situation des travaux, sur ce qui allait ou n’allait pas, leurdonner mes recommandations s’il y avait lieu et les informer de tout ce quiconcernait la vie du bureau. Je tenais ainsi, en quelque sorte, des assembléesgénérales où, compte tenu du nombre de participants, il n’était bien sûr pasquestion d’engager de vrais débats mais où chacun avait la primeur d’enten-dre le patron s’exprimer. Entre-temps, selon le type d’informations ou dedirectives à donner, l’encadrement intercalaire assurait la diffusion, voiremoi-même, salle par salle, si l’intérêt était plus marqué.

Je dois dire que très vite la « mayonnaise prit fort bien », si je peux me per-mettre cette expression imagée qui traduit parfaitement la réalité. La trèsgrande majorité du personnel adhéra avec bonne volonté et détermination àla mobilisation que j’avais souhaitée. Les agents le faisaient d’autant plusvolontiers que j’avais décidé de les intéresser aux résultats. Une espèce decontrat conclu avec eux. En ce domaine, les moyens d’un chef de service sontbien maigres. Certes, il y a la notation, mais dont on sait combien la rigiditéinterdit parfois de récompenser les meilleurs comme il serait souhaitable. Ily a également les promotions internes, et il est vrai que la DGI, sur ce point,est largement ouverte au plan des principes, mais la porte est parfois bienétroite. Je pris donc sur moi de me donner quelques moyens en matière decongés. Chaque fin de trimestre, un gain de « X » jours au fichier permettraità tous de bénéficier d’un demi-jour supplémentaire, ce qui pouvait au totalreprésenter jusqu’à deux jours dans l’année. Je promis également que, sitôtle retard résorbé, ce système perdurerait tant que le délai serait maintenu endessous des quinze jours réglementaires.

Le contrat fut respecté. Grâce aux efforts de la grande majorité des agentsainsi qu’aux renforts accordés, le bureau parvint, en quelques trimestres deprogression, à rétablir enfin sa situation. Chose promise, chose due, les joursde congés supplémentaires furent accordés.

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Pour un bureau qui avait connu jusqu’à neuf mois de retard, il n’y avait passi longtemps, c’était de toute évidence un événement qui faisait date et dontje remerciai bien vivement tous les agents. J’avais pris l’habitude deux foispar an, avant les départs en congé de l’été et au nouvel an, de les convier àun pot amical. Inutile de dire que le redressement de la situation du bureaufut particulièrement bien arrosé.

Les notaires, par la voix du président de leur chambre départementale, quiavaient dénoncé auprès du ministère la situation de retard de bureau, m’a-dressèrent une lettre de félicitations et de remerciements très chaleureuse.J’en adressai aussitôt copie à la direction et à la Direction générale, car lasituation des conservations des hypothèques était suivie de très près par cettedernière. Curieusement, dans le service des hypothèques, la concentrationallait encore bon train. Mais autant les services départementaux et centrauxavaient été attentifs au redressement de la situation du bureau, du temps oùcelle-ci était obérée, autant ils furent discrets, muets, lorsque le redressementfut acquis. Je n’entends pas donner à cette absence de réaction plus d’impor-tance qu’elle n’en a, mais, dans l’esprit et le cœur de ceux qui avaient été lesardents artisans de la réussite, ce n’était pas indifférent. Je l’ai beaucoupregretté, non pour moi bien entendu, mais pour les agents qui avaientconsenti un effort tout à fait réel. L’administration a toujours du mal à diretout simplement merci à ses agents pour un travail bien fait.

Voyant cela, je me suis donc autorisé à faire un pieux mensonge en annon-çant aux agents que l’on m’avait chargé de les féliciter de la part de la direc-tion départementale de Toulon, mais une simple note de la hiérarchie, quiaurait coûté cinq minutes de rédaction et une seconde de signature aurait étémieux perçue.

J’espère en tout cas que, dans les temps qui ont suivi, le forcing que j’aifait avec conviction en matière de notation ou de promotion en faveur de ceuxqui ont été le fer de lance du redressement aura eu des suites utiles. Enmatière de notation, en particulier, des contingents de points supplémentairesdevraient être dégagés pour marquer le coup avec éclat au profit des agentsles plus méritants du service ayant réalisé une prouesse, redressement d’unesituation détériorée ou réalisation d’un objectif exceptionnel.

Paradoxalement, le redressement du bureau a été contrarié par la charge detravail supplémentaire occasionnée par la mise en œuvre de MADERE. Sansce système, il aurait été acquis plus rapidement. Certes, MADERE constituaitun progrès déterminant au profit des usagers qui obtenaient ainsi leurs ren-seignements dans un délai avoisinant dix jours. Mais ce n’était encore qu’unephase d’expérimentation ce qui signifiait pour le service de nombreuses pan-nes, des imperfections et erreurs en tous genres, voire des dysfonctionne-ments importants. Comme quelques autres conservations, nous avons en faitessuyé les plâtres. Fort heureusement, consciente de ces difficultés, la

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Louis Menuet

Direction générale nous assura le concours de la brigade nationale des hypo-thèques plus longtemps que prévu.

J’avais déjà fait le même constat à Nice et à Grenoble lors de la mise enplace d’autres applications informatiques. En effet, l’impression premièrequi se dégageait était que les hommes bien préparés étaient tout à fait prêts,mais la machine, elle, l’était moins. Après ses premières expériences en labo-ratoire à Nantes, elle avait encore besoin d’être testée en grandeur nature surle terrain. Je vois encore dans les yeux des agents la surprise et la perplexitélorsque, dans les premiers temps, le réseau cessait de fonctionner sans savoirpourquoi et pour combien de temps. Le téléphone entre nous, le CRId’Amiens, voire la Direction générale allaient alors bon train. Le mystère s’épaississait lorsqu’à distance nous devions procéder à des manipulationssans tout à fait comprendre ni le pourquoi, ni le comment. C’était à cemoment-là que les quelques sceptiques du début reprenaient du poil de labête pour dénoncer la machine. C’était le moment aussi, pour moi et lescontrôleurs divisionnaires, d’intervenir. Pour expliquer, convaincre plusieursfois, une nouvelle fois… que nous étions en expérience, que nous en étionsles acteurs, que les anomalies que nous avions signalées étaient suivies desolutions positives et qu’avec le temps ce processus expérimental débouche-rait sur un système aussi parfait que d’autres applications plus anciennescomme MEDOC ou MAJIC (Mise à Jour des Informations Cadastrales).Mais il y eut quelques moments particulièrement critiques comme le blocagedu système durant plusieurs jours peu avant la comptabilité mensuelle, ou, pire,la perte de formalités – qui finirent bien sûr par être retrouvées – mais là c’é-tait du jamais vu dans les hypothèques… Les contrôleurs divisionnaires et moiavons passé quelques journées chaudes « au charbon » du matin au soir. Cetteaction était payante auprès de la majorité des agents dont certains avaient ten-dance à se décourager. Au fil des mois, ils constatèrent d’ailleurs eux-mêmesles progrès du système, mais ça n’était pas encore vraiment parfait. Je ne saisoù les choses en sont maintenant, mais, manifestement, l’informatique venaitde s’attaquer à un terrain juridique particulièrement complexe, plus délicat sansdoute à traiter que des matières aisément quantifiables ou qualifiables. Cetteconsidération explique sans doute le temps mis par l’administration à mettre aupoint le système FIDJI (fichier informatisé de la documentation juridique surles immeubles) qui devrait être l’étape ultérieure de l’informatisation desconservations et dont il est question depuis bien longtemps.

D’ailleurs, ma responsabilité personnelle fut mise à rude épreuve à l’oc-casion de renseignements donnés par le système MADERE. En effet, dansune affaire particulière, ces renseignements se révélèrent inexacts, à la suited’une erreur commise par l’usager lui-même. Or, pareil incident ne se seraitpas produit en procédure manuelle. Assigné devant le tribunal de grandeinstance de Draguignan, j’ai été condamné à payer une somme importante à

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titre de dédommagement. L’affaire qui est actuellement devant la cour d’ap-pel est étudiée de très près par les services centraux, ainsi que parl’Association des conservateurs qui a constitué un comité ad hoc pour la sui-vre.

Cette responsabilité personnelle qui donne lieu à la souscription d’uneassurance, d’un cautionnement et à la constitution d’une garantie au profitdes tiers, a été engagée à trois reprises en ce qui me concerne. Outre celle queje viens d’évoquer, j’ai été assigné également dans une autre affaire où le tri-bunal me donna gain de cause. Le troisième cas fut plus original car je fusmis en cause au plan pénal dans le cadre d’une plainte plus générale déposéeauprès du parquet pour escroquerie. Il s’agissait vraiment d’une erreur com-mise par le service, erreur que nous avions reconnue et que nous nous étions,bien entendu, engagés à rectifier.

Mais l’usager était sans doute un procédurier et je dus, dans le cadre d’unecommission rogatoire délivrée par le parquet, aller m’expliquer à Toulondevant un officier de la police judiciaire. Expérience inattendue. L’affaire,bien sûr, en resta là, car chacun sait qu’au plan pénal, la preuve de l’intentionde nuire doit être apportée, ce qui, bien évidemment, n’était pas le cas. À l’i-dée de voir son patron traîné en justice par sa faute, et en dépit de mes effortspour la rassurer, la malheureuse agent qui avait commis l’erreur faillit, elle, enattraper la jaunisse. C’était une excellente agent. Ces anecdotes judiciaires mepermettent de souligner le caractère original de la fonction de conservateur,qui est personnellement responsable sur ses deniers à l’égard du Trésor et destiers. Notion dont on n’a guère l’habitude dans la fonction publique…

En achevant mon parcours à Draguignan, où nous n’étions au bureauqu’une demi-douzaine d’hommes au milieu d’une quarantaine de femmes, jeconstatai qu’en quelque quarante années, j’avais été le témoin d’un phéno-mène social d’importance : l’entrée des femmes dans le monde du travail.

À l’issue de la scolarité à l’ENI, sur la liste des 411 élèves nommés inspec-teurs-adjoints, seules 38 femmes figuraient, soit à peine 10 % (cf. arrêtéministériel du 23 décembre 1954, publié au Journal officiel du 31 décembre1954, pages 12 343 et suivantes).

À Beauvais, comme à Paris et à Nice, le nombre des femmes deviendrainsensiblement mais sûrement plus important. Mais elles étaient toujourspour la plupart, pour ne pas dire presque toutes, confinées dans de petitsemplois. Dans les directions de Beauvais et de Nice, à la Direction généraleà Paris, il y avait bien quelques rédactrices, mais les services « secrétariat etpool de dactylo » étaient exclusivement composés de femmes. À Nice puis àGrenoble, toutefois, chaque mouvement annuel de personnel amenait uncontingent supplémentaire d’inspectrices et de contrôleuses.

Mais c’est à Grenoble que, pour la première fois, l’équipe de commande-ment m’entourant comporterait une jeune directrice-divisionnaire. Elle avait

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parfois du mal à se faire entendre en conseil de direction restreint où sié-geaient quelques « machos ». Un début de conflit aussi avec l’un deux. J’aidû intervenir pour calmer le jeu. Cette directrice très compétente et trèsvolontaire se donna beaucoup de mal pour faire sa place. Je l’y aidai… sansfroisser la susceptibilité de ces messieurs !

À Lyon, avancée considérable : deux femmes, directrices départementales,siégeraient en comité régional des directeurs, sans aucun problème.

En revanche, à Paris, les femmes étaient encore totalement absentes enréunion des directeurs régionaux. Ce manque a sans doute été comblé depuis.

Quant à Draguignan, mon adjointe directe, chargée de l’intérim du chef decontrôle, était une contrôleuse divisionnaire excellente qui joua parfaitementson rôle.

En définitive et à de rares exceptions près, j’ai toujours eu à me louer dela collaboration des femmes qui m’ont secondé, ni plus ni moins que cellequi m’a été apportée par des hommes. Parfois, une plus grande pugnacité.Quelle aurait été ma réaction si j’avais moi-même été placé sous l’autoritéd’une femme ? Je ne sais, c’est une expérience qui m’a manqué.

Encore que je ne bénéficiais plus de la manne d’informations dont jedisposais comme directeur, être conservateur ne signifiait pas être totalementcoupé de la marche générale de l’administration. Je continuais donc, de loin,à suivre les évolutions de celle-ci et, en particulier, celle concernant le trans-fert des Contributions indirectes au service des Douanes, véritable opérationchirurgicale.

Sans me prononcer sur le bien-fondé de ce transfert qui pouvait légitime-ment donner lieu à débat, ce qui m’a intéressé c’est la méthodologie adoptéepour réaliser une opération qui pouvait apparaître douloureuse pour la DGI.Or celle-ci a été, à mes yeux, conduite avec un schéma de préparation, unecampagne de communication et des modalités d’application en tous pointsparfaits. En particulier, avec ses possibilités de choix offertes aux agents : jereste à la DGI ou je vais aux Douanes pour voir, et si j’y vais j’y reste ou jereviens, qui traduisaient la volonté évidente de ménager au mieux le person-nel concerné. Un modèle du genre. Une façon exemplaire, en tout cas, defaire une réforme sans trop de vagues, alors qu’elle pouvait paraître a prioridifficile à réaliser techniquement et traumatisante pour les agents. D’autantque la matière première traitée n’était pas n’importe laquelle. Jusqu’alorsbien intégrés à la DGI, les CI apparaissaient, en effet, comme une vieilledame digne, respectueuse de traditions fortes, et composée d’agents fiers deleur métier. L’affaire m’a concerné à Draguignan où j’ai accueilli deux agentsCI, une jeune et une ancienne, qui souhaitaient rester au sein de la DGI. Les intéressées se sont fort bien intégrées à la conservation et ont sans diffi-culté assimilé la technique des hypothèques, pourtant bien éloignée de cellequ’elles pratiquaient jusqu’alors. Comme quoi, lorsque les réformes sont

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bien préparées, bien expliquées, bien conduites en se donnant le temps néces-saire, il est possible de remuer des montagnes, même à la DGI. J’espère quemes propos optimistes n’auront pas par la suite été démentis.

Mon métier de conservateur m’a apporté la satisfaction de terminer ma vieprofessionnelle parmi les agents dont je me sentais partie intégrante.

J’ai pu constater ainsi une dernière fois, ce qui n’était qu’une confirma-tion, combien est grande la valeur du personnel de la DGI. Si l’administra-tion fiscale remplit bien ses missions, pourtant régaliennes, au profit de lacollectivité nationale, elle le doit à ses agents. Certes, j’en ai connu quin’ayant trouvé aucun intérêt dans leur vie professionnelle se rendaient aubureau comme les forçats devaient autrefois se rendre au bagne ! Fort heu-reusement, ils n’étaient qu’une toute petite minorité. Je les plaignaisd’ailleurs car, pour eux, ce devait être la grisaille de l’esprit dans la grisailledu bureau. Toute une vie durant… Ce devait être l’horreur. Pourtant toutdevrait être fait pour donner un sens à sa vie professionnelle : l’effort per-sonnel au premier chef mais aussi l’aide des autres, notamment celle de lahiérarchie. Trop souvent, hélas ! il manquait vraiment le ressort personnelinitial. Facile à dire pour moi qui ai bénéficié d’un parcours intéressant. Plusdifficile pour d’autres, moins heureux dans leur vie.

Tout au long de mon récit, je ne me suis pas fait faute de dénoncer moi-même certains exemples désolants. Mais il ne faudrait pas qu’aux yeux del’opinion publique, voire des pouvoirs publics, l’arbre ne cache la forêt.

C’est pourquoi je tiens à proclamer haut et fort qu’à tous les niveaux, desplus modestes aux plus hauts, dans leur très grande majorité, les agents desimpôts font preuve d’une compétence qui n’a rien à envier aux autres secteurs d’activités, privés ou publics, d’une conscience professionnelleremarquable et d’une haute conception du service public.

Ma longue expérience, le long chemin que j’ai parcouru avec eux, m’au-torisent à en porter témoignage.

Compte tenu par ailleurs de mes origines familiales, où on ne pratiquaitpas le culte de la fonction publique, ainsi que de la liberté de ton que j’ai parfois utilisée pour dénoncer sévèrement certains excès, je crois pouvoir,disant cela, être considéré comme crédible.

** *

Notre séjour familial à Sainte-Maxime s’est parfaitement passé.Seule ombre au tableau, mais passagère, Jean-Philippe avait à nouveau

quelques problèmes d’emploi, ayant fait l’objet d’un licenciement collectifen raison de la crise immobilière qui s’intensifiait surtout dans l’immobilierd’entreprise. Mais j’avais confiance en lui, et il finit par trouver un nouveau« job » intéressant comme conseiller immobilier d’entreprise dans un cabinet

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Louis Menuet

d’Aix-en-Provence. Nous étions rassurés. On l’aura, je pense, compris,Nicole et moi étions très fiers de nos trois enfants et de nos cinq petits-enfants !

Ils vinrent nous voir chaque été à Sainte-Maxime. Nous passions alorsd’excellents moments de vie familiale. La pêche dans le port, les baignadessur la plage, les promenades, la traversée du golfe en bateau, etc.

La plus passionnée pour fréquenter assidûment la plage était Floriane, lapetite troisième de Nadine, que nous gardions parfois toute seule. Un jourque Nicole était occupée par ailleurs, je dus l’emmener avec moi au bureau.Là, je l’installai à une table avec quelques papiers, crayons et tampons ;comme sa maman, à peu près au même âge, à Crèvecœur-le-Grand dans larecette de l’Enregistrement de mes débuts, mais il y avait plus de trente-cinqans.

Décidément, mon parcours administratif avait commencé sur le terrainprovincial et je le terminais de même. Toujours pour « formaliser » des actesjuridiques. En compagnie encore des notaires. Et voilà que ma descendancemanifestait à nouveau quelques dispositions pour les travaux administratifs.En tout cas à voir l’ardeur mise par Floriane à crayonner du papier !

Comme une « boucle » qui se bouclait.Mais Floriane finit par se lasser et je l’emmenai, toute intimidée, faire le

tour du bureau, tout fier que j’étais de montrer ma progéniture aux agents.Floriane en profita pour faire une ample moisson de bonbons.

Tous nos petits-enfants furent très déçus lorsqu’ils apprirent que nousdevions quitter Sainte-Maxime.

Avec Nicole, nous continuions nos activités de loisirs autour du tennis, desbains de mer, du bateau et du ski à Serre-Chevalier, l’hiver. Souvent, nousnous levions tôt le matin pour assister de notre terrasse au lever du soleil surle golfe. Nicole fit des quantités de photos, moi, des mètres de film. Que desouvenirs, encore bien présents dans nos esprits. À la fin de l’hiver, quand lemistral avait soufflé fort et que l’atmosphère était pure, il nous est arrivé d’a-percevoir la silhouette montagneuse de la Corse. Spectacle grandiose. Debelles tempêtes d’hiver également, avec des vagues énormes qui venaientdéferler en rangs serrés sur la côte. Des couchers de soleil aussi, lorsque leciel, couvert de quelques nuages, prenait des couleurs extravagantes.

En octobre, c’était le spectacle royal des régates de la Nioulargue, dans legolfe, avec des voiliers splendides, modernes et anciens. Par grand vent, toutspi dehors, c’était un régal pour les yeux. On se promit avec Nicole de reve-nir plus tard admirer à nouveau ces beaux vieux gréements.

Nicole peignait toujours, elle fut très inspirée par la mer, le golfe et lesbateaux. C’est durant cette période qu’elle fit toute une série de tableaux « marine » magnifiques qui ornent désormais notre salle de séjour à Grenoble.

Mais tout a une fin, notre séjour maximois et… ma vie administrative.

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Il allait falloir prendre le chemin de la retraite. Ce moment fut contrasté, à mi-chemin entre le plaisir d’achever mon parcours professionnel et la peinede quitter ce qui avait bien rempli ma vie durant plus de quarante années.

C’est là que les propos que j’avais tenus maintes fois dans mes discoursaux agents qui partaient prirent pour moi tout leur sens. Les clichés éculés dustyle « page tournée », « ce n’est pas une fin mais un commencement », « unrepos mérité », etc., me concernaient à mon tour.

Je peux dire maintenant, plus d’un an et demi après, que j’ai bien négociéce nouveau virage en compagnie de Nicole qui, on l’aura bien compris, nem’a jamais « lâché ». Je lui dois une éternelle reconnaissance pour cette fidé-lité jamais démentie.

Je quittai l’administration le 31 décembre 1995. Mais c’est en mai 1992,quittant la direction régionale de Lyon, que j’avais vraiment quitté lesemplois de commandement. D’ailleurs, signe qui ne trompe pas, c’était à cemoment-là que, très gentiment, le directeur général et le directeur général-adjoint m’avaient invité à un repas amical qui, en fait, était un repas d’adieux.

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CONCLUSIONS

Voilà près de dix mois que j’ai commencé à écrire ce récit à Meylan. Je l’aipoursuivi à Serre-Chevalier sous la neige, puis aux îles d’Hyères sur monbateau, pour le terminer enfin à Meylan. Assis à nouveau à mon bureau, faceà la chaîne de Belledonne, je viens d’apercevoir, entre quelques nuagesmenaçants, les sommets légèrement blanchis par les premières chutes deneige vers 2 800 mètres. Comme en décembre 1996.

Mais j’ai bien cru renoncer à plusieurs reprises. Que de fois les enfants etles petits-enfants, les copains ou tout simplement le cours de la vie quoti-dienne ont failli stopper mon élan. Mon écrit, alors en sursis, a-t-il perçuavoir couru les plus grands risques durant l’été dernier à Porquerolles ? Enparticulier, lors de nos parties de pêche en mer avec Cyprien, ou lors de nosbaignades avec lui, Aymeline et Sybille ; Aymeline qui le matin, dès sonlever, n’avait qu’un souci en tête, m’acheter Le Monde avant qu’il n’y en aitplus ; Sybille qui, elle, nous confectionna de si jolis bracelets mexicains ; etFloriane qui ne voulait jamais sortir de l’eau ; et lors de nos propres bainsavec Nicole au coucher du soleil lorsque nous étions seuls et que les plagesétaient devenus désertes. Et Romuald ? Lui, devenu adolescent, était partifaire un séjour linguistique en Angleterre.

Autant d’occasions pour moi de baisser les bras définitivement.Mais, plus j’ai avancé dans mon récit, plus j’ai eu envie d’aller jusqu’au

bout. J’y suis…. Que dire de plus, sinon quelques mots de conclusion sur laDGI et ses agents et… sur moi-même.

** *

Au terme de mon long parcours, une conclusion s’impose tout naturelle-ment à moi.

En effet, l’événement le plus marquant pour la DGI en cette fin de siècle,et qui le restera longtemps encore, je pense, est incontestablement l’engage-ment de la démarche de changement.

Celle-ci, encore toute fraîche, qu’on la baptise « rénovation du servicepublic » ou « modernisation », peu importe en vérité le vocabulaire utilisé,est non seulement un impératif absolu, incontournable pour la survie de lamaison, mais, surtout, il faut dire que « ça peut marcher » avec son person-nel.

Les agents sont beaucoup plus disponibles qu’on ne le pense pour ce typed’aventure. Ils emboîtent le pas sans réticence, voire avec enthousiasme à la condition que tout l’encadrement, du haut en bas de la pyramide

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Louis Menuet

hiérarchique, des généraux aux capitaines, soit lui-même sincèrementconvaincu et le montre sans ambiguïté au quotidien dans son comportementcomme dans ses actions.

À la condition aussi qu’un dialogue réel soit engagé, que des points derepère précis soient définis et que des perspectives claires soient tracées.

L’élan initial étant donné, il suffit ensuite, afin d’éviter que « le soufflé »ne retombe, de maintenir avec conviction, comme au premier jour, cet élandans la vie des services de tous les jours.

C’est à ce prix que pourra s’inscrire dans la durée un changement des men-talités en profondeur.

C’est possible, car la DGI a des possibilités de réaction et d’énergieinsoupçonnées ; elle l’a largement démontré en maîtrisant la fusion des troisanciennes régies et en gérant au mieux les suites du conflit social de 1989.

Elle a également une capacité d’intégration très forte qui m’a toujours surpris.Est-ce en raison de l’importance de ses missions au profit de l’État et des

collectivités locales, du climat relationnel ambiant meilleur qu’on ne lepense, d’une culture « maison » plus forte qu’on ne l’estime, ou des pers-pectives très ouvertes de promotion interne, ou encore du fait d’être uneadministration régalienne souvent critiquée qui ferait que l’on s’y serre lescoudes plus qu’ailleurs ? Je ne sais précisément, mais un peu de tout cela sansdoute. Le fait est là en tout cas : très vite, les jeunes ont un sentiment d’ap-partenance marqué : « On est des Impôts. »

Intégrés, mais non différents des autres catégories sociales. Ni plus nimoins intelligents, ni plus ni moins compétents, ni plus ni moins ardents autravail, ni plus ni moins sympathiques. Mais, sans doute mission oblige, à lafois plus honnêtes en moyenne que leurs concitoyens et, surtout, très attachésà la notion de service public.

Souvent, j’ai été frappé par des cas sociaux douloureux comme en connaîttoute notre société : la maladie, le chômage des enfants, la vie difficile decertains agents isolés, de jeunes femmes seules en charge d’enfants, d’autresen proie à des problèmes d’ordre psychique…

Mais j’ai connu aussi de nombreux agents heureux, la grande majorité.À Crèvecœur-le-Grand, mon collègue du bureau voisin à Grandvilliers,

maître « és Enregistrement » dans son canton.À Beauvais, cet auxiliaire, devenu agent de constatation et qui a terminé

directeur.À Paris, cette jeune rédactrice qui éprouvait comme une jouissance à

culotter à la perfection un dossier délicat.À Nice, cet inspecteur qui, ne voulant pas quitter les bords de la

Méditerranée, a terminé inspecteur central, satisfait de son parcours.À Grenoble, cette agent de constatation âgée et encore célibataire, perfec-

tionniste à l’extrême, dont la vie avait été consacrée à l’administration.

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Récit autobiographique de 1930 à 1995

À Nice, encore, ce jeune contrôleur de la brigade de contrôle et de recher-ches, plein de fougue, qui s’ingéniait à découvrir de nouveaux moyens de tra-quer la fraude !

À Lyon, ce directeur divisionnaire chargé du CRI, passionné d’informa-tique.

À Draguignan, ce contrôleur divisionnaire « sympa » qui avait trois jeunesenfants venant l’attendre devant le bureau les fins d’après-midi.

Et combien d’autres…Tous constituaient une communauté de travail attachante qui n’était en

définitive que le reflet de l’ensemble de notre société, avec ses bonheurs etses malheurs, grands ou petits.

** *

Quant à moi, j’ai bénéficié dans ma vie professionnelle, je ne sais parquelle grâce, d’une chance tout à fait exceptionnelle. Cette chance m’aaccompagné tout au long de mon parcours. Je me suis toujours trouvé à l’en-droit où il était bon d’être, là ou les circonstances m’étaient favorables.

J’ai côtoyé dans les services centraux et territoriaux des supérieurs de qua-lité, très généralement, avec qui je me suis parfaitement entendu et qui m’onttoujours propulsé en avant.

J’ai presque toujours été secondé par des collaborateurs formidables avecqui j’ai pu travailler dans d’excellentes conditions d’entente, voire d’amitié,ce qui m’a grandement facilité les choses.

J’ai certes dû avoir, comme tout un chacun, quelques défauts personnels etquelques mérites aussi, mais… quelle chance surtout !

C’est dire que je dois à l’administration et à tous ceux qui ont fait un boutde chemin avec moi un grand merci.

En rédigeant mon récit, souvent quelques regrets me sont venus à l’esprit.En plusieurs circonstances, j’aurais sans aucun doute pu faire autrement, bienmieux ou moins mal. Je plaide coupable. Seules circonstances atténuantes :j’ai agi en conscience et en toute bonne foi. Mais on ne refait pas l’histoire…même la sienne.

Je me rends compte avec le recul que j’avais un esprit d’indépendancemarqué. Au risque, peut-être, de faire de moi un peu un marginal au sein dela maison.

En effet, j’ai peu « fréquenté » la haute administration si ce n’était pourdes raisons purement professionnelles. Il est vrai que je n’aimais pas faire lacour, je n’aimais pas non plus qu’on me la fasse.

Je n’ai fait partie d’aucune coterie de quelque nature que ce soit. Je n’ai pu me réclamer :– d’aucune appartenance à un parti politique ;– d’aucun engagement politique ou confessionnel marqué, si ce n’étaient

mes préoccupations tenant à la vie démocratique et aux problèmes sociaux ;

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– d’aucun militantisme syndical ;– d’aucune appartenance à des associations ou groupes de nature philoso-

phique ou ésotérique ;– d’aucune relation avec des personnalités administratives, politiques ou

appartenant à d’autres secteurs d’activité, que l’on qualifie habituellementd’influentes.

Bref, je n’ai bénéficié d’aucune facilité particulière, d’aucune protection.Monsieur Tout-le-Monde en quelque sorte, ainsi que je le disais à propos desagents.

En fait, j’étais d’ailleurs, plutôt fier de cette banalité et de cette indépen-dance.

N’étaient sans doute pas rares ceux qui, autour de moi, pensaient que j’a-vais de sérieux atouts cachés dans ma manche. Eh bien non, au risque de lesdécevoir, je n’en avais aucun.

C’est pourquoi, je peux témoigner qu’à la DGI une carrière administrativecomplète peut se dérouler fort bien sans aucun appui particulier. Sans piston,il faut lâcher le mot.

Je suis convaincu que je suis loin d’être le seul, ce qui est tout à l’honneurde l’administration fiscale.

Ai-je eu tort ou raison de me montrer aussi indépendant, aussi individua-liste ? Je suis tout simplement comme cela, ce qui, en tout cas, ne m’a pasempêché de faire loyalement mon boulot d’agent des impôts.

Peut-être, sur un plan plus général, n’est-ce pas très glorieux dans lamesure où j’ai été, hors de l’administration, plus un spectateur critique qu’unacteur actif de la vie de notre société.

Enfin, je peux le dire maintenant, j’étais entré dans l’administration sansconviction aucune, plutôt à reculons. Puis insensiblement, sans que je m’enrende compte, l’administration m’a intégré, conquis, puis séduit. Un peucomme une femme que l’on ne voit pas lors d’une première rencontre et quifinit, sans qu’on y prenne garde, par vous charmer.

** *

Relisant une dernière fois ce que je viens d’écrire, je m’aperçois que jen’ai pas ménagé mes critiques, parfois sévères, voire caustiques. J’ai aussiporté des jugements qui pourront, à juste titre, être considérés comme exces-sifs, voire sans fondement aucun. Je suis navré si j’ai pu choquer et offenser.

Je remarque toutefois que les appréciations favorables, même flatteuses,l’ont très largement emporté dans mes propos et que le bilan global que jedresse finalement pour l’administration et ses agents est tout à fait positif. Cequi traduit ma pensée sans équivoque aucune.

J’observe également que je me suis souvent autorisé à esquisser des orien-tations sur certains aspects du devenir de la DGI.

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Études et documents XII -CHEFF - 2000

Récit autobiographique de 1930 à 1995

Je n’ai pourtant eu nullement l’intention de m’ériger en vieux sage, don-neur de conseils. Mais je pense que l’histoire, même si son aspect statique –photographie des événements passés – est intéressant, comporte immanqua-blement aussi un aspect dynamique, hier servant à éclairer demain.

Dernier constat qui, lui, a totalement contrarié mes intentions d’origine :faire une autobiographie sans parler de soi et de ce que l’on a fait personnel-lement relève d’une gageure impossible à respecter. Ce constat m’amèned’ailleurs à faire une petite mise au point finale, pour le cas improbable oùma démarche ne serait pas comprise. Parler de moi, de mes actions, de mesopinions n’a jamais dans mon esprit eu pour objectif de me valoriser en quoique ce soit.

Chacun comprendra aisément qu’à cet égard « j’en ai vraiment plus rien àfaire… ». Il s’agissait simplement, au travers de mon expérience personnelle,de faire apparaître quelques pans de la maison DGI. Sans plus.

Je suis d’ailleurs surpris de tout ce que j’avais en définitive à dire, bienplus que mes estimations initiales. Ma conviction quant au bien-fondé de ladémarche du ministère s’en est trouvée grandement fortifiée.

Personnellement, en tout cas, j’aurais pris beaucoup de plaisir à rédiger cerécit.

** *

À Nicole, Nadine, Jean-Jacques et Jean-Philippe qui m’ont accompagnéet… supporté tout au long de mes pérégrinations professionnelles.

À ceux également, qui, plus tard, auront peut-être le courage de dresser unarbre généalogique et qui découvriront ainsi que j’ai eu l’immense mérite decombler dans ma lignée un vide. Il y aura bien eu, en définitive, un fonc-tionnaire dans la famille. Et qui plus est… des impôts ! ! !

À Meylan, le 17 septembre 1997

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SOMMAIRE

Avant-Propos...................................................................................................... 201

Introduction........................................................................................................ 205

L’avant DGI ........................................................................................................ 211

Paris : l’ENI et l’armée ..................................................................................... 231

Crèvecœur-le-Grand.......................................................................................... 243

Beauvais ............................................................................................................. 251

Paris-DG............................................................................................................. 259

Nice I .................................................................................................................. 273

Grenoble ............................................................................................................. 297

Nice II................................................................................................................. 311

Lyon.................................................................................................................... 331

Draguignan......................................................................................................... 351

Conclusions........................................................................................................ 369

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