henri-irénée marrou = textes divers

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  • Henri-Irne Marrou

    Textes Divers

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    Culture mondaine Rome

    Autre symptme de dcadence: le rle de l'lment mondain. Certes lui aussi apparat Rome assez tt: toute une partie de l'uvre de Catulle nous introduit dans un milieu o, non sans gaucherie ni brutalit, s'esquisse une vie mondaine. Mais c'est seulement sous l'empire qu'on voit l'esprit de salon envahir la culture.

    A ce point de vue, l'uvre de Pline le Jeune est trs significative; elle nous montre le dveloppement de toute une littrature destine satisfaire les gots et occuper l'esprit d'une socit aristocratique, cultive sans doute, mais pour qui la culture n'est qu'un raffinement de plus ajout tous ceux qui composent le charme de la vie sociale. Deux genres en particulier subissent cette influence: l'un dj ancien (Catulle): la posie lgre, petits vers qu'on change propos de tout et de rien, exquises banalits qui colorent d'esprit les plus menus incidents de la vie en socit; l'autre, que Pline inaugure en latin, traite les mmes sujets dans la mme atmosphre, mais en prose cette fois, c'est la lettre d'art.

    Ces deux genres, comme l'esprit qui les anime, vont connatre une grande fortune pendant toute la priode de la dcadence: la culture antique repose alors essentiellement sur une lite sociale, un milieu aristocratique pour qui cette

    double tradition, mondaine et lettre la fois, apparat comme un des lments les plus essentiels de l'hritage qu'elle s'efforce de conserver et de transmettre. Aussi longtemps que subsiste quelque chose de la vie antique, se maintient cette littrature pour gens du monde et son esprit prcieux: il suffit d'voquer le souvenir de Sidoine Apollinaire.

    Pour la fin du IVe sicle, c'est Symmaque qui nous fournit le document essentiel. Ses lettres nous font connatre le milieu social le plus lev de Rome, o se coudoient les hritiers des plus grands noms, les titulaires des plus hautes charges; la vie qu'on y mne, empreinte d'une exquise urbanit; le souci de culture, mais aussi la lgret, la vanit profonde de cette aristocratie qui se survit elle-mme...

    L'uvre de saint Augustin mrite ici toute notre attention: elle tmoigne,

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    par ses Lettres surtout, combien cet lment mondain tait devenu essentiel de son temps la culture. Car enfin, de par ses origines, saint Augustin tait bien tranger au monde: fils d'un humble curiale, n au fond d'une province lointaine, tudiant besogneux, professeur proccup de sa carrire... Et cependant dans la mesure o il est devenu un homme de lettres, un membre du milieu cultiv, il a particip cet change de politesses ampoules, de banalits harmonieusement ciseles qui constituait un des aspects essentiels de la vie littraire du temps (Saint Augustin, p.94-96).

    Encyclopdie: dfinition

    Encyclopdie voque pour nous l'image d'un cercle, mais cette image une double valeur: elle voque d'abord l'unit de la science dont les parties mutuellement dpendantes forment un tout; ensuite, et surtout, la notion de la totalit du savoir: une culture encyclopdique est celle qui parcourt le cycle complet des sciences humaines, qui assimile la totalit des connaissances accessibles une poque et dans une civilisation donnes.

    Il s'en faut qu'egkuklios paideia corresponde cette notion. On peut mme se demander si l'origine egkuklios avait le sens de formant un cercle: les lexicographes semblent l'admettre, mais on est un peu inquiet en constatant que ce sens n'est attest que chez des auteurs latins, ou chez des Grecs tardifs, sinon byzantins. Egkuklios se rattache parfois kuklos de faon bien diffrente, et il n'est pas impossible qu'egkuklios paideia n'ai signifi tout simplement l'ducation courante, vulgaire...

    Il reste que, lorsque les Anciens ont vu dans l'egkuklios paideia un cycle de connaissances en rapport mutuel, formant un tout, c'est dans un sens trs scolaire qu'ils l'ont entendu: c'est un cycle d'tudes, l'ensemble des matires qui forment le programme normal de l'enseignement. Jamais me semble-t-il ils n'y ont attach l'ide d'un cycle complet puisant la totalit des connaissances humaines (Saint Augustin, p.228-229).

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    Condamnation de la curiosit

    On ne s'tonne donc plus des termes qui servent dsigner la culture chrtienne: doctrina, scientia; c'est qu'elle est avant tout une connaissance. Mais une connaissance trs rigidement ordonne une certaine fin, maintenue dans un certain domaine. Non moins qu' l'esthtisme du lettr, cette culture s'oppose la curiosit de l'rudit.

    J'en ai prvenu le lecteur, les crits d'Hippone condamnent, avec plus de vhmence encore que ceux de Cassiciacum, cette forme de tentation d'une complexit si prilleuse qu'est l'apptit de connatre, cette vaine curiosit qui nous dtourne de la considration de l'unique ncessaire. C'est elle que l'aptre a maudite sous le nom de concupiscence des yeux, dans le triple et solennel anathme dont il a frapp les inclinations de la nature dchue.

    Tentation prilleuse entre toutes, car elle ne conduit rien moins qu'une perversion radicale de l'esprit. Quel est en effet le seul bon usage de celui-ci, sinon de tcher de s'lever au plus intime de lui-mme, la connaissance de Dieu? Or la curiosit le dtourne de sa fin, le prcipite, l'avilit dans des connaissances de nature infrieure o il se dgrade peu peu.

    Dans sa condamnation, Augustin rassemble toutes les connaissances qui nous divertissent, nous cartent de la pense de Dieu: il repousse au mme titre l'attention purile, qui nous amuse pendant que nous suivons la chasse d'un lzard ou d'une araigne, le got des rudits de la dcadence pour les mirabilia, et le travail pourtant infiniment srieux du savant, de l'astronome par exemple, qui dtermine avec une prcision mathmatique les mouvements d'un astre.

    Connaissance vraie, certes, et Augustin sait en reconnatre et en apprcier pleinement l'minente valeur, mais autant que les autres inutile au salut:

    Heureux qui Te connat, dit-il Dieu, mme s'il ignore ces choses. Car celui qui Te connat et les connat aussi n'est pas cause d'elles plus heureux!

    On mesure par ce dernier trait jusqu'o va la dfiance de l'augustinisme pour tout ce qui peut paratre dtourner si peu que ce soit de l'attention que nous devons consacrer toute entire Dieu, la vie religieuse. Je ne crois rien

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    dissimuler au lecteur de l'pret d'une attitude si rigide. Il me reste lui prsenter quelques remarques destines, non certes excuser saint Augustin (une telle doctrine n'a que faire de pareil service), mais clairer la valeur exacte de sa position (Saint Augustin, p.350-352).

    Lectures historiques de saint Augustin

    L'histoire a bien davantage retenu l'attention d'Augustin: nous trouvons sous sa plume l'cho de vastes lectures, trangres au domaine normal de la curiosit des rudits de son temps et qui se rattachent directement des travaux inspirs par la dogmatique ou l'apologtique chrtiennes. Il est donc lgitime de les compter parmi les dveloppements qu'a reus sa culture pendant la priode ecclsiastique.

    Je me contenterai de relever les titres essentiels. On sait le rle que joue l'histoire dans la Cit de Dieu: les nombreuses tudes consacres ses sources ont permis de dterminer assez bien la nature des lectures que la prparation de ce grand ouvrage avait exiges d'Augustin. Il a crit la partie apologtique (l. I-X), o abondent les souvenirs de l'histoire romaine (surtout dans les livres I-V), en ayant sous les yeux le texte de Tite-Live, de Florus et d'Eutrope, et, pour tout ce qui concerne les institutions, les Antiquits de son grand informateur, le vieux Varron.

    Pour le livre XVIII, qui expose l'histoire de l'humanit de la naissance d'Abraham la mort de Jsus, en situant tous les faits essentiels de l'histoire biblique l'intrieur de la chronologie compare des grands empires saint Augustin utilise encore Varron, mais sa source essentielle est reprsente par la

    chronique d'Eusbe qui lui tait accessible dans la traduction de saint Jrme. Mais ce ne sont pas l les seules lectures historiques de saint Augustin: il

    lui a fallu aussi se documenter sur l'histoire de l'glise, des hrsies. Il nous dit avoir lu attentivement l'Histoire ecclsiastique d'Eusbe, traduite et complte par Rufin et connatre les catalogues d'hrsies de Philastre et d'Epiphane. Il a fait plus encore, au moins dans un domaine limit: la controverse donatiste l'a

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    amen se faire lui-mme historien au sens moderne et scientifique du mot. P.Monceaux a bien montr comment saint Augustin, reprenant et compltant l'uvre d'Optat de Milve, avait su tablir solidement sa position doctrinale sur une histoire du schisme africain et de ses interminables vicissitudes; histoire trs prcise et trs documente, reposant sur un dossier sans cesse complt et mis jour de pices officielles: lois, actes judiciaires, correspondance de magistrats et d'vques, procs-verbaux, etc., documents puiss aux meilleures sources, critiqus et classs suivant un chronologie rigoureuse. Ainsi en juger d'aprs le programme thorique du de Doctrina christiania, l'histoire serait le seul aspect de la culture augustinienne que l'influence chrtienne aurait srieusement dvelopp. Mais ce programme laisse dans l'ombre un autre lment dont l'importance est cependant essentielle: la littrature patristique (Saint Augustin, p.417-419).

    Recul de l'histoire

    Il faut oser regarder les choses en face: quand la Crise s'est abattue sur la culture, nous avons t les premiers tre emports, balays comme paille et poussire. Quand brusquement l'esprit moderne s'est mis douter de lui-mme, de sa mission, de sa grandeur, de son avenir, ce ne sont pas nos dcouvertes, notre enseignement et nos pauvres conjectures qui lui parurent un appui suffisant quoi se raccrocher. Une dernire fois, oui, nous fmes convoqus comme tmoins, tmoins du dsespoir et de l'incertitude: je songe la faveur de l'historisme qui marqua dans les annes d'aprs-guerre un moment fugitif de la dsagrgation des vieilles idoles. On n'tait plus aussi certain de la ralit du progrs; celui-ci se dgradait en un pur Devenir, vid de tout contenu thique; le pass apparut jonch des cadavres de civilisations disparues, contradictoires, phmres et vaines. Nous fmes appels tmoigner du relativisme fondamental de toutes les croyances et les institutions humaines: nous avons partag avec les ethnologues l'honneur d'alimenter le dsespoir d'une culture malade, incertaine d'elle-mme et de tout.

    Cela mme aujourd'hui n'a plus grande importance: il faut en prendre

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    conscience, mes pauvres amis; nous faisons encore de l'histoire, et nous faisons tourner notre petit moulin; nous publions des documents et nous trions des faits. Mais le monde autour de nous se moque perdument de tout ce que nous pouvons bien raconter. Si vous n'y prenez garde, tandis que vous continuerez vos jeux, vous serez compltement liquids par une culture o nulle place ne vous sera garde: personne bientt ne croit plus notre utilit (Tristesse de l'historien, p.14).

    Histoire allemande - Histoire franaise

    Il est temps de vous en apercevoir. Je m'inquite et m'irrite un peu de la navet touchante, de la parfaite tranquillit de conscience des rudits franais qui continuent manier leurs fiches sans le moins du monde prendre garde la gravit des problmes que soulve leur pratique, sans prendre conscience de caractre flchissant des prsupposs qu'implique leur mthode, sans mesurer la vanit de leurs rsultats.

    Je leur vois bien quelques excuses: la notion mme de l'histoire "scientifique" fut importe chez nous d'Allemagne; longtemps l'idal unique du travailleur franais a t d'galer en rigueur, en srieux, en pdantisme, son matre l'rudit allemand (vous avez peine aujourd'hui, mes amis, imaginer ce prestige de la chose allemande, du respect qui accueillait la moindre Inaugural-Dissertation du premier petit imbcile venu...). Nous continuons, de gnration en gnration plus consciencieux, perfectionnant notre critique, nos apparats et

    notre bibliographie: nous galons, nous surpassons enfin nos matres. Seulement, il faut que vous sachiez qu'ils commencent gentiment se

    moquer de nous: je n'oublierait jamais la douce ironie avec laquelle Ludwig Curtius accueillait autrefois Rome nos dbuts ptulants de jeunes Farnsiens rcemment dbarqus de l'cole Normale... Les Allemands (ou du moins les meilleurs d'entre eux) ont eu le temps, tant plus libres, de mesurer l'tendue, la profondeur des problmes logiques et mtaphysiques que supposait rsolus la fameuse mthode de l'rudition positiviste.

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    Il y a longtemps chez eux que l'assimilation des sciences de l'esprit aux sciences de la nature passe pour un simple prjug franco-britannique: ds 1875, que dis-je ds 1863, Dilthey protestait l-contre. De Dilthey Max Weber, pendant un demi-sicle, la pense allemande n'a cess de travailler une philosophie critique du travail historique, rflchissant sur les problmes intrieurs la mthodologie de notre science, affrontant sans les esquiver les difficults inattendues qu'un tel examen soulevait... Des rsultats, contradictoires bien entendu, mais dans l'ensemble illuminants, d'un tel effort, qu'avez-vous su jusqu'ici? A notre honte, je le dis: nous, j'entends les historiens de mtier, nous n'en avons rien su.

    (N.1 Soyons justes: quelques chos en parvinrent chez nous, vers 1900-1910, travers la Revue de Synthse Historique. Mais je ne vous pas qu'une influence relle se soit propage dans l'intelligence franaise, occupe alors un polmique strile pour ou contre la Sociologie) (Tristesse de l'historien, pp. 16-17).

    Le progrs en histoire

    Faut-il une fois de plus reprendre l'exemple classique de l'histoire rvolutionnaire? Sa priode scientifique, positive, commence avec Taine. Puis Aulard est venu, qui a mis Taine par terre; puis Aulard son tour s'est vu pulvris sous les coups que lui assnait gaillardement notre matre Mathiez. Mathiez est mort au champ d'honneur, saisi par une attaque au milieu de son cours (que n'avez-vous connu ce Bourguignon sanguin, apoplectique, au dbit frntique, fulminant d'invectives: j'ai toujours pens qu'il finirait comme il a fini). Paix ses cendres; mais qui peut penser, malgr l'tendue de son rudition, la probit de son esprit, que son uvre soit plus solide que les prcdentes?

    Taine, Aulard, Mathiez, ne jalonnent pas les tapes d'un progrs, analogue celui que sous les remous de la "thorie" connat effectivement la physique dont les lois, une fois tablies, demeurent inbranlables (on prcise seulement, par la suite, les limites de leur validit et leur degr d'approximation).

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    Car chacun de nos historiens rduit vraiment nant par sa critique l'uvre de ses devanciers et repart de zro. N'objectez pas qu'il reste quelque chose de Taine: un certain nombre de textes pertinents exhums par lui et exactement copis aux Archives; qu'Aulard et plus encore Mathiez, se sont appuys sur une documentation plus riche, plus sre. Il y a progrs dans la documentation, non dans la science (pour reprendre le parallle avec la physique: les observations s'accumulent, mais chacun reprend sur de nouveaux frais l'laboration de ce donn brut, pulvrulent et incoordonn; il n'y a pas en histoire l'quivalent des lois) (Tristesse de l'historien, p.19-20).

    Histoire et philosophie

    J'espre que nul ne s'tonnera si, historien de mtier, je parle en philosophe: c'est mon droit et mon devoir. Il est temps de ragir contre le complexe d'infriorit (et de supriorit: la psychologie nous rvle cette ambivalence et la morale cette ruse de l'orgueil) que les historiens ont trop longtemps entretenu vis--vis de la philosophie.

    Dans sa leon d'ouverture au Collge de France (1933), Lucien Febvre disait avec un peu d'ironie:Je me le suis souvent laiss dire d'ailleurs, les historiens n'ont pas de trs grands besoins philosophiques. Les choses ne se sont pas beaucoup amliores depuis: rimprimant, en 1953, son livre de 1911, la Synthse en histoire, Henri Berr m'y dcoche, dans l'appendice, cet trange compliment: Dans un fascicule de la Revue de mtaphysique et de morale consacr aux Problmes de l'histoire (juill.-oct.1949), il n'y a qu'un article teint de philosophie, celui de H.-I. Marrou...

    Il faut en finir avec ces vieux rflexes et s'arracher l'engourdissement dans lequel le positivisme a trop longtemps maintenu les historiens (comme d'ailleurs leurs confrres des sciences exactes). Notre mtier est lourd, accablant de servitudes techniques; il tend la longue dvelopper chez le praticien une mentalit d'insecte spcialis. Au lieu de l'aider ragir contre cette dformation professionnelle, le positivisme donnait au savant bonne conscience

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    (je ne suis qu'un historien, nullement philosophe; je cultive mon petit jardin, je fais mon mtier, honntement, je ne me mle pas de ce qui me dpasse: ne sutor ultra crepidam...Altiora ne quaesieris!); c'tait l le laisser se dgrader au rang de manuvre; le savant qui applique une mthode dont il ne connat pas la structure logique, des rgles dont il n'est pas capable de mesurer l'efficacit, devient comme un de ces ouvriers prposs la surveillance d'une machine-outil dont ils contrlent le fonctionnement, mais qu'ils seraient bien incapables de rparer, et encore plus de construire. Il faut dnoncer avec colre une telle tournure d'esprit qui constitue un des dangers les plus graves qui psent sur l'avenir de notre civilisation occidentale, menace de sombrer dans une atroce barbarie technique.

    Parodiant la maxime platonicienne, nous inscrirons au fronton de nos Propyles: Que nul n'entre ici s'il n'est philosophe - s'il n'a d'abord rflchi sur la nature de l'histoire et la condition de l'historien: la sant d'une discipline scientifique exige, de la part du savant, une certaine inquitude mthodologique, le souci de prendre conscience du mcanisme de son comportement, un certain effort de rflexion sur les problmes relevant de la thorie de la connaissance impliqus par celui-ci (De la connaissance historique, Introduction, p.8-9).

    Dfinition de l'histoire

    Qu'est-ce donc que l'histoire? Je proposerai de rpondre: L'histoire est la connaissance du pass humain. L'utilit pratique d'une telle dfinition est de rsumer dans une brve formule l'apport des discussions et gloses qu'elle aura provoques. Commentons-l... (De la connaissance historique, Introduction, p.29-30).

    "L'historien... ouvert tout l'humain"

    La valeur de la connaissance historique est directement fonction de la

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    richesse intrieure, de l'ouverture d'esprit, de la qualit d'me de l'historien qui l'a labore. Nous avons trop tendance l'oublier, nous, hommes du mtier, si fiers de notre comptence technique, dforms que nous sommes par des annes de spcialisation, par l'effort parfois surhumain qu'il nous a fallu dpenser pour l'acqurir. Notre public par contre y est trs sensible (je parle de notre vrai public, la socit pour laquelle nous travaillons): l'accueil dcourag que reoivent nos productions (histoire acadmique, science officielle, pure rudition), cette indiffrence, ce mpris que nous ressentons comme une injustice, proviennent du contraste que rvlent trop de nos travaux entre une exigence technique pousse jusqu'au scrupule et une philosophie gnrale sur l'homme, la vie et ses problmes, digne d'un journaliste de troisime ordre, une mconnaissance purile des grands problmes poss la conscience de notre temps, et qu'une attention suffisamment veille aurait d pouvoir reconnatre dans la vie de ces hommes du pass que nous prtendons redcouvrir. L'historien doit tre aussi et d'abord un homme pleinement homme, ouvert tout l'humain et non pas s'atrophier en rat

    de bibliothque et bote fiches! (De la connaissance historique, p.98).

    A propos de la mthode positiviste

    Ici, l'historien doit cette fois faire le saut et conclure du document une ralit qu'il voque, mais qui lui est extrieure; la ralit de ce pass-l est naturellement beaucoup plus difficile tablir et la part d'incertitude ira bientt croissant. La mthodologie positiviste avait labor ce propos une doctrine d'une parfaite rigueur; elle se ramne ceci:

    Aucun document, par lui-mme, ne prouve de faon indiscutable l'existence d'un fait; l'analyse critique n'aboutit qu' dterminer la crdibilit que parat mriter son tmoignage. D'autre part, testis unus, testis nullus: d'un seul document on ne peut conclure la ralit du fait (car toutes nos affirmations resteraient affectes du coefficient d'incertitude: Si l'on en croit notre tmoin...). Maintenant, si l'on parvient rassembler plusieurs tmoignages galement autoriss, que sur le mme fait leurs affirmations soient

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    rigoureusement convergentes et qu'il soit possible d'tablir que ces tmoignages sont indpendants (et non drivs les uns des autres ou d'une mme source) - alors la probabilit pour qu'il soit permis de conclure leur vracit devient plus grande et finit par atteindre la certitude pratique.

    Il n'y a rien reprendre ces principes, sinon qu'ils ne sont presque jamais rellement applicables; tout entire dduite d'une mulation consciente avec les sciences de la nature, de l'ambition avoue de promouvoir l'histoire la dignit de science exacte des choses de l'esprit, la thorie positiviste dfinit les conditions ncessaires pour assurer la puret voulue du Connatre, sans pouvoir garantir l'tendue, l'intrt du Connu qui dans ces conditions sera, en fait, accessible. Les exigences poses ngligent les servitudes de la condition humaine, de la situation faite l'historien par les hasards capricieux qui prsident sa documentation. Aucune des conditions ci-dessus numres ne se trouve, dans la plupart des cas, ralise: elles supposeraient l'tablissement de propositions singulires ngatives, c'est--dire (tous les logiciens en conviendront) la chose du monde la plus difficile obtenir (De la connaissance historique, p.122-123).

    La connaissance historique, un acte de foi

    Nous touchons ici l'essence mme de la connaissance historique: quand elle porte plein sur son objet, c'est--dire sur toute la richesse de la nature humaine, elle n'est pas susceptible de cette accumulation de probabilits qui, thoriquement, pourrait conduire une quasi-certitude; elle repose en dfinitive sur un acte de foi: nous connaissons du pass ce que nous croyons vrai de ce que nous avons compris de ce que les documents en ont conserv.

    Il n'y a pas lieu de s'en scandaliser: c'est encore un fait et notre philosophie critique n'a qu' le reconnatre (le philosophe recherche la nature des choses et, l'ayant trouve, s'en rjouit, laetatur inventor, car l'tre est toujours, en tant qu'il est, suprieur au non-tre: le contact avec le rel, si rugueux qu'il soit,

    vaut mieux que de caresser une chimre.

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    Constater que la connaissance historique est issue d'un acte de foi (car faire confiance et avoir la foi, c'est tout un, comme le montrent bien le grec et le latin, pisteu, credo) n'est pas pour autant nier sa vrit, nier qu'elle puisse tre susceptible de vrit. Encore une fois, prenons garde de ne pas confondre rigueur et roideur d'esprit: c'est une fausse rigueur que de rduire le rationnel l'apodictique, que de restreindre la possession de la vrit aux seules conqutes de la dduction more geometrico et de la vrification exprimentale des hypothses de l'induction; recherche pusillanime de la scurit: de peur de se tromper, on rduit la raison l'impuissance. De fait, une philosophie authentique, soucieuse de ne rien laisser chapper, sera la premire constater le rle, lgitime, ncessaire, que joue dans la vie de l'homme la connaissance par la foi: je suis frapp d'entendre; quinze sicles de distance, la voix de Karl Jaspers, faire cho la rflexion si juste de saint Augustin qui, ayant nettement dgag le rle de la foi en histoire, montre qu'elle rapparat dans bien d'autres domaines de la connaissance, si bien que si on refusait d'y faire appel, l'action, la vie mme seraient rendues impossibles, omnino in hac vita nihil ageremus. Et il est bien vrai que l'homme, et le philosophe lui-mme, si rationnel qu'il soit et qu'il se

    veuille, ne cesse d'avoir recours la foi et cela aussi bien dans le comportement le plus banal de la vie quotidienne que dans l'exercice le plus rigoureux de la pense pure (De la connaissance historique, p.128-129).

    Vrit historique et subjectivit

    La solution du problme de la vrit historique doit tre formule la lumire de tout ce que nous a fait dcouvrir notre analyse critique: ni objectivisme pur, ni subjectivisme radical; l'histoire est la fois saisie de l'objet et aventure spirituelle du sujet connaissant; elle est ce rapport

    h = P/p

    tabli entre deux plans de la ralit humaine: celle du Pass, bien entendu, mais

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    celle aussi de prsent de l'historien, agissant et pensant dans sa perspective existentielle avec son orientation, ses antennes, ses aptitudes - et ses limites, ses exclusives (il y a des aspects du pass que, parce que je suis moi et non tel autre, je ne suis pas capable de percevoir ni de comprendre). Que dans cette connaissance il y ait ncessairement du subjectif, quelque chose de relatif ma situation d'tre dans le monde, n'empche pas qu'elle puisse tre en mme temps une saisie authentique du pass. En fait, lorsque l'histoire est vraie, sa vrit est double, tant faite la fois de vrit sur le pass et de tmoignage sur l'historien

    Rien de plus rvlateur que l'examen des images successives que les historiens, d'poque, de mentalit ou d'orientation diverses, ont tour tour labores d'un mme pass; celles, par exemple, que nous proposent de l'histoire romaine saint Augustin, Lenain de Tillemont, Gibbon, Mommsen, encore, que sais-je, disons Gaston Boissier ou Rostovtsev. Du spectacle, qu'ils estiment dsolant, de leurs variations, relativistes ou sceptiques tirent des consquences que je me refuse admettre. Certes, ces diverses images, prises globalement, ne sont pas superposables, mais une analyse critique plus pousse russit trs bien discerner ce qu'il y a en elles de saisie authentique de l'objet et ce qui est manifestation de chacune de ces personnalits (quation personnelle qui explique la fois ce qu'il y a de juste et ce qu'il y a de faux, ou de lacunaire, dans leur vision). Les hritiers que nous sommes utilisent en fait ces vieux textes, tantt pour l'tude du mme pass auquel ils se sont attachs, et tantt pour celle de ce pass qu'est devenu le prsent de ces historiens d'autrefois (De la connaissance historique, p.221-222).

    Regard de l'historien sur une de ses uvres

    Les diteurs ayant voulu rimprimer ce livre en lui donnant une prsentation nouvelle, l'auteur ne pouvait moins faire que de rviser soigneusement son texte afin que cette nouvelle dition appart rajeunie quant au fond comme dans sa forme.

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    ...

    Il faut cependant s'entendre sur ce que peut signifier la mise jour d'un ouvrage historique. La chose va de soi lorsqu'il s'agit d'un manuel dont le but est simplement de prsenter les rsultats obtenus par la recherche en fournissant un image, si possible prcise et exacte, de l'tat prsent de la science. Or notre Histoire de l'ducation avait voulu tre autre chose qu'un paquet de fiches soigneusement critiques et classes par ordre, - mais bien un livre, avec ce que le mot implique de ton personnel, d'unit organique et si l'on veut d'ambition: je me suis expliqu ailleurs sur ce que devait tre l'uvre historique, uvre de science au premier chef mais qui le respect mme de la vrit imposait des exigences qui l'apparentaient l'uvre d'art.

    Mais on ne peut empcher qu'un livre ait t crit une certaine phase de la vie de l'auteur et un moment dtermin de l'Histoire. Il serait vain de chercher lui ter son ge, ou alors c'est un autre livre qu'il faudrait crire nouveaux frais. Celui-ci a t conu aux jours les plus sombres de la Deuxime Guerre mondiale, quand il fallait ranimer dans le cur des jeunes gens la flamme de la libert et les prmunir contre le faux prestige de la barbarie totalitaire: d'o l'amre passion avec laquelle on s'lve par exemple contre l'idal spartiate ou plutt contre ses nafs ou perfides admirateurs. L'auteur allait alors vers ses quarante ans et c'est dj dire quelle gnration il se rattache, celle pour qui les noms de Werner Jaeger et du Pre A.J. Festugire reprsentaient la tradition vigoureuse et toujours renouvele de l'humanisme classique. (A qui maintenant est pass ou passe le flambeau? C'est aux plus jeunes de le savoir.) Il avait appris le mtier sous Jrme Carcopino et Franz Cumont: si le lecteur prouve quelque

    sympathie pour l'usage que j'en ai fait, qu'il veuille bien avec moi en rapporter le mrite aux leons de ces matres (Histoire de l'ducation dans l'Antiquit, Prface la sixime dition).

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    Le sens de l'histoire

    On voit donc comment va s'orienter notre mditation: il ne s'agit pas, pour le moment, d'laborer quelque nouveau trait d'apologtique: avant de chercher convertir les autres, ce qui est toujours facile (au moins sur le papier), il faut travailler se convertir soi-mme, et cela d'abord sur le plan doctrinal, s'interroger sur ce que signifie notre profession de foi et trs prcisment de savoir si, et comment, elle peut clairer notre chemin, orienter notre conduite travers la jungle touffue et tnbreuse de l'Histoire.

    Qu'on me pardonne pour une fois l'usage de cette majuscule: elle doit suffire faire comprendre qu'il ne s'agira plus ici de l'histoire des historiens, de l'histoire comme science - dfinie, elle, comme: le pass humain dans la mesure o un traitement appropri des documents retrouvs permet de le connatre -, mais bien du problme que pose notre conscience l'histoire rellement vcue par l'humanit travers la totalit de la dure et laquelle chacun d'entre nous se trouve intimement associ par le caractre lui-mme historique de sa propre existence. C'est pour tout dire en un mot, le problme du sens de l'histoire. Oui, quel est le sens de cette longue marche travers la temporalit - j'avais d 'abord crit: de ce lent plerinage, mais je ne veux pas imposer mon lecteur ds cette premire page ce vocabulaire trop augustinien -, de cette succession d'empires, pour parler comme les Anciens, de civilisations, comme nous disons maintenant, de cultures (s'il faut adopter le jargon germano-amricain des ethnologues) (Thologie de l'histoire, p.14-15).

    Telle est la vrit rvle; c'est d'elle qu'il faut partir et elle qu'il faut sans cesse se rfrer. Au temps de saint Thomas (et dj de Synesios de Cyrne), la raison humaine butait sur une aporie: pour s'opposer l'ide aristotlicienne de l'ternit du monde, il fallait invoquer la rvlation pour affirmer que le temps avait commenc; aujourd'hui ce n'est pas sur une affirmation mais sur un problme que s'achoppent nos frres les hommes et le chrtien doit s'affirmer comme celui qui, s'appuyant sur la parole de Dieu, est le porteur, indigne, de la

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    rponse la question pose et cette rponse est une bonne nouvelle: oui, l'histoire a un sens, une valeur, une porte, elle est l'histoire du salut, Heilgeschichte (Thologie de l'histoire, p.33).

    Questions de mthode en archologie

    En raction contre le symbolisme exubrant et biscornu des allgoristes romantiques, de Schilling et Creuzer Bachofen, l'cole allemande, hier avec Carl Robert, aujourd'hui avec Gerhart Rodenwaldt, Friedrich Gerke, Margarete Guetschow, etc., a voulu s'attacher un ordre de problmes plus objectifs, plus immdiatement susceptibles d'une solution assure. Son iconographie se borne identifier les scnes ou personnages figurs, reconnatre ici le mythe d'Endymion, l, celui de Mlagre, la terre dans cette figure couche, Phosphoros dans ce porteur de torche, et dans celui-l Hespros. On s'efforce de pousser l'identification dans le dtail: cette double plume au front des Muses est celle qu'elles ont arrache leurs rivales vaincues les Sirnes; mais ce rsultat atteint, le commentaire tourne court. Au-del, c'est plutt vers une autre direction que nos confrres germaniques orientent leurs efforts: analyse stylistique, apprciation esthtique, chronologie; l'iconographie se limite pour

    eux, quelques indications fugitives prs, ce symbolisme immdiat. M. Cumont nous a appris tre plus ambitieux - nous demander

    pourquoi les dcorateurs antiques avaient choisi pour tel tombeau la srie des neuf Muses, le mythe d'Endymion ou celui de Mlagre, quelles ides, quelles croyances les avaient inspirs et se trouvaient traduites sous le voile de ces reprsentations. Ambition, on le voit, qui rejoint celle des symbolistes romantiques mais qui, appuye sur une mthode rigoureuse, prtend bien viter les illusions o ceux-ci se sont fourvoys. J'insisterai volontiers sur cette question

    de mthode, car le livre de M. Cumont [Recherches sur le symbolisme funraire des Romains, Paris, 1942] mrite d'tre tudi comme modle pour celle qu'il met en uvre, autant que lu pour ses rsultats.

    Il faut y insister: nous sommes un moment o, par lassitude l'gard de

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    la mthode positiviste, l'esprit occidental se prend douter de la valeur des principes rationnels qui ont fait sa force; dans le renouveau d'intrt que suscitent autour de nous les tudes mythologiques je n'aperois pas sans inquitude nos contemporains se laisser aller une facilit que les ressources de la psychologie nouvelle ne rendent pas moins aventureuse que les folles rveries de nos prdcesseurs romantiques.

    Je trouve au contraire, chez M. Cumont, un modle de mthode rigoureuse qui ne s'interdit aucune hardiesse mais s'appuie toujours sur des rgles imprieuses et mesure tout instant le degr d'incertitude qui affecte ses hypothses ou ses conclusions. Elle reste fidle la conception classique de l'archologie que Salomon Reinach aimait dfinir l'explication des monuments par les textes et celle des textes par les monuments. La fcondit de cette discipline rside dans la succession de ces deux mouvements inverses: le premier va la recherche du texte ou des textes qui permettront d'interprter, de rendre une voix au monument muet, d'inscrire une lgende sous la figure. S'il se contentait de ce rsultat, l'archologue ne ferait qu'intercaler des planches illustres entre les pages du livre crit par l'historien. Mais en fait, par un choc en retour, le monument expliqu projette sur les textes une lumire inattendue: il attire notre attention sur des aspects jusque l ngligs, souligne l'importance de telle ide, nous amne regrouper, organiser, des renseignements pars; surtout pour l'antiquit o notre matriel de textes est lacunaire, insuffisant, mutil, l'enqute archologique nous conduit souvent les complter par des extrapolations qui ne sont que partiellement hypothtiques: selon la jolie formule de M. Cumont, la sculpture funraire est l'illustration d'un livre d'exgse dont elle aide reconstituer les pages mutiles (Le symbolisme funraire des Romains, dans Journal des savants, 1944, p.25-26 = Patristique et humanisme, p.132-134).

    Toynbee

    Pour rendre justice l'uvre de Toynbee, il faut bien voir, pour

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    commencer, que son problme est le problme des hommes de 1918: comprendre, dcouvrir pourquoi nous, civilisations, nous sommes mortelles. Valry crivait:

    Nous apercevions travers l'paisseur de l'histoire les fantmes d'immenses navires qui furent chargs de richesse et d'esprit. Nous ne pouvions pas les compter...

    Toynbee lui les comptera (il en trouve vingt et un), confrontera leur histoire et, par une tude comparative, cherchera mettre en vidence les lois, empiriques mais objectives, qui rglent leur naissance, leurs progrs, leur dclin et leur fin.

    Il semble que ce soit en 1922, trente-trois ans, que Toynbee ait mis au point ce grand projet. Non point l'essai brillant du rhteur, franais [Valry] ou italien [G. Ferrero], ni l'ructation du pseudo-prophte, demi-fou, demi-fumiste, la Spengler, mais une tude srieuse, rationnelle et valable. Toynbee s'impose, d'un cur rsolu, un immense labeur, vingt ans de recherches, deux millions de mots; il organise sa vie en consquence, fonde, pour vivre, le Royal Institute of International Affairs (un peu l'quivalent du Centre de Politique trangre chez nous), qui publiera chaque anne un utile Survey. L'admirable est qu'il ait russi, en dpit des difficults intrinsques d'une si vaste entreprise, sans parler des inconvnients divers, que l'Histoire, comme toujours imprvisible, s'est avise entre 1939-1945 d'ajouter l'tude de l'histoire. Les trois premiers volumes, 1500 pages bien tasses, paraissaient en juin 1934, les volumes IV-VI, 1829 pages, en 1939; si mes renseignements sont exacts, la rdaction de la troisime et dernire tranche vient d'tre acheve la fin de l't 1951.

    Je dis bien: l'admirable; il faudrait beaucoup de bassesse d'me pour mconnatre la grandeur humaine d'un tel accomplissement: ce n'est pas en vain qu'un grand esprit s'attache pendant vingt ans, avec une fidlit obstine, suivre une ide, approfondir un problme, raliser un projet largement conu. L'homme ne s'accomplit pas seulement, ni surtout, dans l'action: cette mditation solitaire et grave, cet effort pour dominer par la synthse le donn pulvrulent de l'exprience du pass, atteint la grandeur caractristique de la pense

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    authentiquement contemplative, de la theria au meilleur sens grec du mot. Naf qui verrait l une vasion hors des responsabilits de l'heure: en fait, chaque page, transparat un sens aigu, angoiss, des problmes de notre temps. Ce livre est d'abord un manuel pour les annes de catastrophe, un art de survivre; il l'est pour nous, ses lecteurs, car il l'a d'abord t pour son auteur, qui, le voulant ou non, y a dvers la somme de vingt annes, non seulement d'rudition mais d'exprience et de vie; c'est aussi l'histoire d'un homme, d'une me, le tmoin d'une authentique aventure spirituelle. En tant que livre, A Study of History se place, dans la littrature anglaise et la culture occidentale, au niveau du Decline and Fall of the Roman Empire d'Edward Gibbon, un de ces grands livres dont les thses, aux yeux du technicien, peuvent apparatre fausses ou dpasses mais qui, dans le srieux de leur pense et la musique de leur phrase, dtiennent une qualit humaine et une valeur imprissable, ktma es aei (D'une thorie de la civilisation la thologie de l'histoire dans Esprit, juillet 1952, p.115-116 = Patristique et humanisme, p.412-413).

    Invention du moulin eau

    Mais voici une invention technique de bien plus ample porte: c'est au IVe sicle en effet que nous voyons se gnraliser l'emploi du moulin eau. Il faut se souvenir que la prparation quotidienne de la farine tait une des plus lourdes servitudes qui pesaient sur la vie antique - un peu comme le pilage du mil dans l'Afrique bantoue. Le moulin traction animale existait sans doute, mais n'tait pas d'un usage vraiment gnralis; or voici qu'avec le moulin hydraulique se trouvait ralise l'hypothse qu'Aristote n'avait cru pouvoir formuler qu'

    l'irrel: Si chacun de nos instruments pouvait, en ayant reu l'ordre, accomplir son uvre propre, comme les automates de la lgende, si les navettes pouvaient tisser d'elles-mmes et le plectre jouer de la cithare, alors les entrepreneurs n'auraient nul besoin de main-d'uvre, ni les matres d'esclaves! La gnralisation de la meunerie une chelle dj industrielle aura t un facteur important, peut-tre du dclin de l'esclavage (qui ne disparatra pourtant jamais

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    totalement de la chrtient, d'o sa terrible reviviscence aprs la dcouverte de l'Amrique), srement de la libration de la femme, ainsi affranchie d'une des fonctions les plus pnibles que lui imposait la structure de nos socits indo-europennes dominante masculine (Dcadence romaine ou antiquit tardive, p.117-119).

    - Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, 1938; Retractatio, 1949.

    - Tristesse de l'historien, dans Esprit, 7, 1939, p.11-47.

    - De la connaissance historique, 6e d., Paris, 1954 (Points-Histoire).

    - Histoire de l'ducation dans l'antiquit, 6e d., Paris, 1965.

    - Thologie de l'histoire, Paris, 1968.

    - Patristique et humanisme. Mlanges, Paris, 1976.

    - Dcadence romaine ou antiquit tardive? IIIe-VIe sicle, Paris, 1977.