pour une histoire de la lecture pneumatologique de gn 2, 7 quelques jalons jusqu'à irénée de lyon...

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Revue des Études Augustiniennes, 40 (1994), 1-22 Pour une histoire de la lecture pneumatologique de Gn 2, 7 : Quelques jalons jusqu'à Irénée de Lyon Dans un article paru en 1989, Marie-Odile Boulnois a mené une vaste enquête sur les «exégèses patristiques de l'insufflation originelle de Gn 2, 7 en lien avec celle de Jn 20, 22» 1 . En introduction de cet article, elle note que «de manière générale, le verset de Gn 2, 7 a peu attiré l'attention des patrologues, alors que l'interprétation de cette première insufflation est capitale pour l'élaboration d'une anthropologie, puisqu'elle met en cause l'identification du don reçu par l'homme à la création» 2 . Une recherche consacrée aux premières manifestations d'une anthropologie chrétienne 3 nous a conduit à la même conclusion que Mme Boulnois en ce qui a trait au rôle qu'a joué dans la construction de cette anthropologie l'interprétation de Gn 2, 7. Mais elle nous a aussi permis de constater que cette interprétation se fonde sur une transformation préalable, qui est antérieure au christianisme. En d'autres termes, l'exégèse que le christianisme ancien - y compris le Nouveau Testament - a pratiquée de Gn 2, 7 présuppose en bonne partie la substitution de πνεύμα à πνοή, et cette substitution, loin d'être propre aux chrétiens, est d'origine juive. Voilà ce que nous voudrions mettre en lumière dans le présent article, qui, nous l'espérons, contribuera à l'étude de l'interprétation de Gn 2, 7 que souhaite Mme Boulnois 4 . Notre propre enquête se situera cependant en- deçà de la sienne, puisque nous nous arrêterons là où celle-ci commence. Ce terminus ad quem se justifie néanmoins en raison, dans la mesure où Irénée de Lyon marque une rupture dans l'interprétation pneumatologique de Gn 2, 7. 1. Tel est le sous-titre de cet article intitulé «Le souffle et l'Esprit», paru dans les Recherches augustiennes, vol. XXIV, 1989, p. 3-37. 2. Art. cit., p. 5. 3. À paraître dans le vol. V du Trattato di antropologia del sacro des éditions Jaca Book- Massimo, Milan. 4. Cf. art. cit., p. 9, n. 22.

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  • Revue des tudes Augustiniennes, 40 (1994), 1-22

    Pour une histoire de la lecture pneumatologique de Gn 2, 7 :

    Quelques jalons jusqu' Irne de Lyon

    Dans un article paru en 1989, Marie-Odile Boulnois a men une vaste enqute sur les exgses patristiques de l'insufflation originelle de Gn 2, 7 en lien avec celle de Jn 20, 221. En introduction de cet article, elle note que de manire gnrale, le verset de Gn 2, 7 a peu attir l'attention des patrologues, alors que l'interprtation de cette premire insufflation est capitale pour l'laboration d'une anthropologie, puisqu'elle met en cause l'identification du don reu par l'homme la cration2. Une recherche consacre aux premires manifestations d'une anthropologie chrtienne3 nous a conduit la mme conclusion que Mme Boulnois en ce qui a trait au rle qu'a jou dans la construction de cette anthropologie l'interprtation de Gn 2, 7. Mais elle nous a aussi permis de constater que cette interprtation se fonde sur une transformation pralable, qui est antrieure au christianisme. En d'autres termes, l'exgse que le christianisme ancien - y compris le Nouveau Testament - a pratique de Gn 2, 7 prsuppose en bonne partie la substitution de , et cette substitution, loin d'tre propre aux chrtiens, est d'origine juive. Voil ce que nous voudrions mettre en lumire dans le prsent article, qui, nous l'esprons, contribuera l'tude de l'interprtation de Gn 2, 7 que souhaite Mme Boulnois4. Notre propre enqute se situera cependant en-de de la sienne, puisque nous nous arrterons l o celle-ci commence. Ce terminus ad quem se justifie nanmoins en raison, dans la mesure o Irne de Lyon marque une rupture dans l'interprtation pneumatologique de Gn 2, 7.

    1. Tel est le sous-titre de cet article intitul Le souffle et l'Esprit, paru dans les Recherches augustiennes, vol. XXIV, 1989, p. 3-37.

    2. Art. cit., p. 5. 3. paratre dans le vol. V du Trattato di antropologia del sacro des ditions Jaca Book-

    Massimo, Milan. 4. Cf. art. cit., p. 9, n. 22.

  • 2 PAUL-HUBERT POIRIER

    La Sagesse de Salomon La plus ancienne attestation d'une comprhension pneumatologique du

    souffle () de Gn 2, 7 est sans doute celle qu'offre la Sagesse de Salomon, Rdig probablement Alexandrie dans la seconde moiti, ou mme le dernier tiers, du premier sicle avant notre re5, ce livre prsente, au chapitre 15, une reprise ironique de Gn 2, 7 pour l'appliquer au faonnage par le potier d'idoles muettes et sans vie, parce que dpourvues du souffle vital. Le vocabulaire caractristique de G 2, 7 y est sans cesse repris, en positif comme en ngatif6, cette exception que la de Gn 2,1 y devient un , celui-ci tant communiqu l'homme au moment de sa cration. Ainsi au v. 11 : (L'homme) n'a pas reconnu celui qui l'a faonn, qui lui a insuffl (-) une me agissante et inspir un esprit vivifiant (- -) ; de mme au . 16 : un homme les (se. les faux-dieux) a faits, quelqu'un dont le souffle (-) est emprunt, les a faonns (), car aucun homme n'a le pouvoir de faonner () un dieu semblable lui7.

    Philon d'Alexandrie

    Aprs le livre de la Sagesse, c'est chez Philon d'Alexandrie que l'on enregistre le premier tmoignage d'une lecture pneumatologique de Gn 2, 7. Notons tout d'abord8 que, si Philon connat une forme de Gn 2, 7 selon laquelle remplace , la plupart du temps, il conserve le texte traditionnel, mais en en donnant une interprtation franchement pneumatologique. Celle-ci se situe dans le cadre de l'explication que donne Philon des deux rcits de la cration de l'homme en Gn 1 et 2. Comprenant le doublet scripturaire la lumire de l'exemplarisme platonicien, Philon en tire l'ide des deux crations de l'homme, qui lui sert marquer le passage de l'intelligible (Gn 1, 26-27) au sensible et l'individuel (Gn 2, 7). Mais, tout en affirmant la supriorit de la premire cration, selon l'image et selon la ressemblance, il n'en rserve pas moins la seconde le privilge de la rception du divin. Nous pouvons citer en ce sens le dveloppement que le De opificio mundi9 consacre, aux 134-135, Gn 2, 7, et dans lequel Philon dgage la signification pour l'homme d'avoir t faonn et non plus seulement fait l'image de Dieu :

    Mose dit ensuite : Dieu faonna l'homme en prenant une motte de terre et il souffla sur son visage un souffle de vie. Il montre par l trs clairement la diffrence du tout au tout qui existe entre l'homme qui vient d'tre faonn ici et celui qui avait t prcdemment engendr l'image de Dieu. Celui-ci, qui a t

    5. Cf. C. LARCHER, Le livre de la Sagesse ou la Sagesse de Salomon, I {tudes bibliques, nouvelle srie, 1), Paris, 1983, p. 159-160.

    6. Cf., p. ex., pour , le v. 5b ; pour , les vv. 7a et 8b ; pour , les vv. 7bc, 8a, l ia et 16bc ; ^-, lev. Ile ; pour , lev. Ile.

    7. Trad, (modifie) A. GUILLAUMONT, dans La Bible, Ancient Testament, II (Bibliothque de la Pliade), Paris, 1959.

    8. la suite de Th. H. TOBIN, The Creation of Man : Philo and the History of Interpretation (The Catholic Biblical Quaterly, Monograph Series, 14), Washington, 1983, p. 78. n. 62.

    9. d. et trad. R. ARNALDEZ, Les uvres de Philon d'Alexandrie, vol. 1, Paris, 1961.

  • LA LECTURE PNEUMATOLOGIQUE DE GN. 2,7 3

    celui qui avait t prcdemment engendr l'image de Dieu. Celui-ci, qui a t faonn, est sensible ; il participe dsormais la qualit ; il est compos de corps et d'me ; il est homme ou femme, mortel par nature. Celui-l, fait l'image de Dieu, c'est une ide, un genre ou un sceau ; il est intelligible, incorporel, ni mle ni femelle, incorruptible de nature. Quant l'homme sensible et individuel, Mose dit qu'il est, dans sa constitution, une combinaison de substance terrestre et de souffle divin. En effet, le corps a t cr du fait que l'artiste prit une motte et en forma une figure humaine ; au contraire l'me ne vient absolument de rien de cr, mais du Pre et Matre de l'univers. Car ce qu'il a insuffl n'tait rien d'autre que le souffle divin ( ) qui a dtach de cette nature fortune et bienheureuse une sorte de colonie parmi nous, pour le bien de notre race, afin que, mortelle par sa partie visible, elle ft du moins immortelle par sa partie invisible. Aussi pourrait-on trs bien dire que l'homme est la limite de la nature mortelle et de la nature immortelle, dans la mesure o il participe ncessairement de l'une et de l'autre, et qu'il est la fois mortel et immortel, mortel selon le corps, mais selon la pense, immortel.

    Malgr son caractre second, l'homme n de la terre de Gn 2, 7 n'en possde pas moins une excellence qui le distingue de ceux qui devaient le suivre, excellence qui lui vient notamment de ce qu'il est o du propre Logos de Dieu :

    Dieu en effet semble ne s'tre servi pour le fabriquer, d'aucun autre modle pris dans le devenir, mais uniquement, comme je le disais, de son propre Logos. Aussi Mose dit-il que c'est une reprsentation de ce Logos qu'est devenu l'homme vivifi par le souffle au visage (- ) (139).

    Les Legum allegori10, commentant Gn 2, 7, tmoignent de la mme lecture pneumatologique :

    Et Dieu faonna l'homme en prenant une motte de terre, et il insuffla sur sa face un souffle de vie ( ), et l'homme fut engendr en me vivante. Il y a deux genres d'hommes : l'homme cleste et l'homme terrestre. L'homme cleste, en tant que n l'image de Dieu, n'a pas de part une substance corruptible et en un mot pareille la terre ; l'homme terrestre est issu d'une matire parse, qu'il a appel une motte : aussi dit-il que l'homme cleste a t non pas faonn, mais frapp l'image de Dieu, et que l'homme terrestre est un tre faonn, mais non engendr par l'artisan. Mais il faut rflchir que l'homme de terre, c'est l'intelligence au moment o Dieu l'introduit dans le corps, mais avant qu'elle y demeure introduite. Cette sorte d'intelligence serait en vrit semblable la terre et corruptible, si Dieu ne lui insufflait pas (-) une puissance de vie vritable ; en ce cas, en effet, elle est engendre et non plus faonne en une me qui n'est pas inactive et dpourvue de la frappe divine, en une me intelligente et rellement vivante : L'homme, dit-il, fut engendr11 en me de vie (I, 31-32).

    10. d. et trad. Cl. MONDSERT, Les uvres de Philon d'Alexandrie, vol. 2, Paris, 1962. 11. Je traduirais plus volontiers, ici et ailleurs, par devint () me vivante (cf. le

    Philon de la Loeb Classical Library 1, p. 169).

  • 4 PAUL-HUBERT POIRIER

    Il est intressant de noter qu'une telle lecture pneumatologique semble en quelque sorte s'imposer Philon bien qu'elle soit plus ou moins en contradiction avec son affirmation de la supriorit de la premire cration sur la seconde. Philon sent d'ailleurs la difficult, qui l'amne poser la question suivante : On peut chercher pourquoi en gnral Dieu a jug digne d'un esprit divin ( -) l'intelligence ne de la terre et amie du corps, et non l'intelligence ne sa ressemblance et son image (I, 33). Il dira aussi, en I, 36, que le - (il insuffla) de Gn 2, 7 quivaut - (il inspira), ce qui lui permet de rinterprter en termes pneumatiques les lments du verset biblique : Tpva yp , , , - , , En effet, trois choses sont requises : ce qui souffle, ce qui reoit, ce qui est souffl. Ce qui souffle, c'est Dieu ; ce qui reoit, c'est l'intelligence ; ce qui est souffl, c'est le souffle (I, 37). C'est d'ailleurs la possession du souffle qui seule permet l'me d'accder la connaissance de Dieu (I, 38).

    Que Philon reprenne ici une interprtation traditionnelle ressort du fait qu'il maintient sa lecture pneumatologique tout en tant bien conscient qu'elle n'est pas supporte par la lettre de Gn 2, 7 :

    Il a dit : souffle lger () et non souffle (), parce qu'il y a une diffrence : le souffle () contient les notions de force, de tension et de puissance; et le souffle lger () est comme une brise et une exhalaison paisible et douce. On pourrait donc dire que intelligence, ne l'image de Dieu et selon l'ide, a particip au souffle () car l'activit de sa pense a de la vigueur, et l'autre, qui est de matire lgre et plus subtile, une brise qui est comme une de ces manations venant des plantes aromatiques : mme si on conserve celles-ci sans les brler, elles dgagent une odeur agrable (1,42).

    Flavius Josephe Aprs Philon d'Alexandrie, si nous restons dans le judasme hellnistique,

    c'est chez Flavius Josephe que nous voyons rapparatre, mais sans qu'elle soit dveloppe ni thorise comme chez Philon, la lecture pneumatologique de Gn 2, 7 : Aprs le septime jour, Mose commence disserter sur les choses de la nature ; et sur la formation de l'homme, il dit ceci : Dieu faonna () l'homme en prenant de la poussire de la terre, puis il introduisit en lui un esprit () et une me (Antiquits juives I, 34)i2. Cette rcriture de Gn 2, 7 est d'autant plus intressante que c'est spontanment, pour reprendre le mot de Dom Jacques Dupont^, en dehors de tout cadre interprtatif, que Josephe mentionne le .

    12. d. et trad, (modifie) Et. NODET, Flavius Josephe /-//, Paris, 1990. 13. Voir Gnosis. La connaissance religieuse dans les pitres de saint Paul, Paris-Louvain,

    1960, p. 173.

  • LA LECTURE PNEUMATOLOGIQUE DE GN. 2, 7 5

    Paul Dans le christianisme, l'interprtation pneumatologique de Gn 2,1 s'est trs

    tt manifeste au point qu'on puisse en relever des traces chez Paul, et tout d'abord en conclusion de sa plus ancienne lettre, en 1 Th 5, 23. Ce texte a t bien tudi par A.-J. Festugirei4, qui a montr que Paul y reprend le schma traditionnel de l'anthropologie tripartite ~ - ~ VOO , mais en substituant au le . Il ne s'agit cependant pas du stocien, mais d'un concept juif, ou du moins labor en fonction de textes juifs15. Ces textes sont prcisment ceux, entre autres, de Philon d'Alexandrie et de Flavius Josephe que nous avons cits. La mme exgse de Gn 2, 7 se retrouve dans un autre passage de Paul, 1 Co 15, 45-47, o il dveloppe l'antithse psychique ~ pneumatique. R. Morissettei6 a tabli propos de ce texte que les versets 45 et 47 constituent un midrash de Gn 2,1, dont ils reprennent les lments en les inversant, de la manire suivante :

    Gense 2 1 Corinthiens 15 7c 45

    ' -

    7b - 45 b '

    7aKal 47a

    Depuis fort longtemps, on s'est interrog, propos de ce passage, sur l'origine de l'antithse ~ . S'il n'apparat pas possible de dterminer de faon prcise le lieu d'origine de cette terminologie, il est sr, en revanche, qu'elle requiert, en arrire-plan, une interprtation de Gn 2,1 semblable celle que l'on trouve dans le judasme hellnistiquei7 et dont Philon d'Alexandrie et Flavius Josephe, et, avant eux, la Sagesse de Salomon, sont les tmoins ; une interprtation qui comprenait la de Gn 2,1 dans le sens du biblique. Malgr la reprise polmique que Paul fait de cette interprtation, en relguant en dernier lieu l'apparition du second homme, venu (. 47), il y a donc une remarquable continuit de la tradition dans l'utilisation de Gn 2, 7. C'est la comprhension que l'on avait de ce texte

    14. Dans un article de 1930 repris dans L'idal religieux des Grecs et VEvangile {tudes bi-bliques), Paris, 1932, p. 196-220.

    15. Voir art. cit., p. 212. 16. Voir L'antithse entre le "psychique" et le "pneumatique" en I Corinthiens, XV, 44

    46, Revue des sciences religieuses 46 (1972) 97-143, sp. p. 98. 17. Cf. R. A. HORSLEY, Pneumatikos vs. Psychikos distinctions of spiritual status

    among the Corinthians, Harvard Theological Review 69 (1976), p. 274-280.

  • 6 PAUL-HUBERT POIRIER

    dans le judasme hellnistique qui permit Paul de construire son antithse du psychique et du pneumatique, en tirant matriellementi8 le - de la - de Gn 2, 7c, et le -,, d'une rinterprtation de la la lumire du vtro-testamentaire.

    Justin Laissons maintenant Paul pour passer Justin. Nous nous arrterons au long

    passage qu'en ouverture de son Dialogue i9, en 4, 1-6, 2, Justin consacre la critique de la doctrine de l'me des philosophes. Dans ce dveloppement20, Justin, encore platonicien, est conduit par le mystrieux vieillard qu'il vient de rencontrer, remettre en cause la doctrine platonicienne de la - de l'me avec Dieu en raison de son immortalit. Aprs avoir fait admettre Justin que les philosophes n'ont pas su dire ce qu'est l'me {Dial. 5, 1), puisqu'ils l'ont crue immortelle et inengendre alors que la vie ne lui appartient pas en propre comme elle appartient Dieu > - (Dial. 6, 2), le vieillard conclut l'change par ces mots :

    De mme que l'homme n'existe pas perptuellement, et que le corps ne subsiste pas toujours uni l'me, mais que, lorsque cette harmonie doit tre dtruite, l'me abandonne le corps et l'homme n'existe plus, de mme aussi, lorsque l'me doit cesser d'tre, l'esprit vivifiant s'chappe d'elle ; l'me n'existe plus et s'en retourne son tour l d'o elle avait t tire (Dial. 6, 2).

    D'aprs ce texte, l'homme est compos de trois lments ( , -, , dont les deux derniers forment une qui n'est pas appele perdurer, puisqu'en dfinitive, ils doivent leur subsistance dans l'tre l'esprit vivifiant.

    Nous avons ici une trichotomie qui est oppose par le vieillard la dichotomie platonicienne du et de la - immortelle et inengendre. Comme l'a bien vu J. C. M. van Winden, dans son commentaire2!, le qui couronne le compos humain et lui permet de subsister est l'vidence appel par G 2, 7 relu dans une tradition que nous avons rencontre dj plusieurs reprises et qui remplace la par le . En effet, l'expression se retrouve en Sg 15, 11, verset qui, nous l'avons not, paraphrase Gn 2, 7. La pratique d'une lecture pneumatologique du texte de la Gense est suffisamment atteste depuis le Ier sicle avant notre re pour qu'on puisse douter que c'est bien l arrire-plan de Justin. Mme si, par ailleurs, Justin souscrit la dichotomie platonicienne (cf. Apol. I, 8, 4),

    18. Cf. J. DUPONT, op. cit., p. 172. 19. d. et trad. G. ARCHAMBAULT, Justin. Dialogue avec Tryphon (Textes et Documents),

    Paris, 1909. 20. Sur lequel on consultera le commentaire dtaill de J. C. M. Van WINDEN, An Early

    Christian Philosopher. Justin Martyr's Dialogue with Trypho Chapters One to Nine. Introduction, Text, Commentary (Philosophia Patrum, 1), Leiden, 1971.

    21. Van WINDEN, op. cit., p. 105.

  • LA LECTURE PNEUMATOLOGIQUE DE GN.2,7 1

    il reste que, dans le Dialogue, il est plus proche de la triade chrtienne ~ > ~ 22.

    Taen

    Tatien ne cite pas une seule fois Gn 2,1 dans son Discours aux Grecs23, mais il mrite nanmoins qu'on s'y arrte en raison de sa doctrine de l'esprit ou, plus exactement des esprits. Malgr les difficults que prsente l'interprtation des donnes pneumatologiques du Discours, celles-ci ne sont pas sans lien, nous semble-t-il, avec ce que nous avons rencontr jusqu' maintenant. Tatien considre divers aspects de cette doctrine, qu'il aborde d'abord sous l'angle de la thologie entendue au sens strict :

    Notre Dieu n'a pas de commencement dans le temps, il est seul sans principe et lui-mme est le principe de toute chose. Dieu est un esprit ( )24 ; il ne se rpand pas travers la matire (ov -), mais il est le crateur des esprits matriels ( -) et des formes qui sont en elle. On ne peut le voir ni le toucher ; c'est lui qui est le pre des choses sensibles et des choses invisibles (4, 1-2 ; p. 4, 29-5, 5 Schwartz).

    Dans ce premier passage, Dieu est dfini comme , et il est aussitt qualifi de faon ngative : - qui ne se rpand pas travers la matire. La suite de ce chapitre 4, qui affirme la transcendance de Dieu mais dans le cadre d'une polmique anti-idoltrique, prcise la nature de cet esprit :

    C'est pour nous que le soleil et la lune ont t crs, comment donc pourrais-je adorer ceux qui sont mes serviteurs ? Comment pourrais-je dclarer dieux du bois et des pierres ? Car l'esprit qui se rpand travers la matire ( ) est infrieur l'esprit plus divin (- ) ) ; comme il est assimil l'me25, on ne doit pas lui rendre les mmes honneurs qu'au Dieu parfait (4, 2 ; p. 5, 8-12 Schwartz).

    Avant de voir comment, dans la suite du Discours, Tatien dveloppe et prcise dans une perspective anthropologique sa thorie des esprits, il n'est pas inutile d'essayer d'organiser les donnes du chapitre 4. On y trouve en effet

    22. Quoi qu'en dise G. ARCHAMBAULT, op. cit., 1.1, p. 34, n. ad loc. 23. d. M. WHITTAKER, Tatian Oratio ad Grcos and Fragments {Oxford Early Christian

    Texts), Oxford, 1982 (qui conserve la pagination et la lination de l'dition de Schwartz) ; trad. A. PUECH, Recherches sur le Discours aux Grecs de Tatien suivies d'une traduction franaise du Discours avec notes (Universit de Paris, Bibliothque de la Facult des Lettres, 17), Paris, 1903, p. 107-158. On trouvera chez M. SPANNEUT, Le stocisme des Pres de glise. De Clment de Rome Clment d'Alexandrie, Patristica sorbonensia, 1, Paris, 1960, p. 138-140, la traduction de quelques textes de Tatien, dont nous nous sommes inspir l'occasion.

    24. Formule identique Jn 4,24, mais faut-il y voir une citation du quatrime vangile ? Elle n'est, en tout cas, pas retenue comme telle par la Biblia patristica (vol. 1, Paris, 1975, p. 391), non sans raison tant donn le caractre gnral qu'elle prsente et l'arrire-plan philosophique des dveloppements de Tatien sur le .

    25. Assimil la matire, si l'on adopte la correction de Schwartz ; mais nous prfrons suivre le texte des manuscrits, comme le fait d'ailleurs Puech (op. cit., p.l 13 n. 4).

  • 8 PAUL-HUBERT POIRIER

    trois entits distinctes : l'esprit qui est Dieu, lequel (se. Dieu !) est aussitt dit ne pas se rpandre travers la matire ; V esprit qui se rpand travers la matire, assimil l'me, et infrieur Vesprit plus divin. Devant une telle enumeration, on peut se poser une premire question : l'esprit qui est Dieu est-il identique l'esprit plus divin ? On serait tenter de le penser premire lecture, mais le comparatif fait douter. Nous y reviendrons. Mais l'origine du vocabulaire qu'emploie ici Tatien ne saurait, quant elle, prter hsitation, et en particulier l'expression () ) : ce vocabulaire est clairement stocien26. Mais pour Tatien, il ne fait pas de doute que le fait de dire, d'un ct, de Dieu qu'il est esprit et qu'il (se. Dieu) ne se rpand pas travers la matire, et de lui opposer, de l'autre, un esprit infrieur, qui se rpand travers la matire et est assimil l'me, constitue la fois une critique de la conception du - me du monde, divinis, immanent toute chose, et une acceptation de cette notion, une fois dpouille de son caractre divin. Nous verrons cependant que Tatien ne se satisfait pas d'exclure le pneuma stocien de la sphre du divin, il instaure entre lui et le Dieu parfait, un esprit plus divin.

    Venons-en maintenant aux chapitres 12 15, o Tatien prsente sa pneumatologie en regard de sa doctrine de l'me humaine. Il commence par noncer une proposition qu'il dveloppera par la suite:

    Nous savons qu'il y a deux espces diffrentes d'esprits (- ), dont l'un s'appelle l'me, et l'autre est suprieur l'me, (tant) image et ressemblance de Dieu; l'un et l'autre se trouvaient chez les premiers hommes, de faon qu'ils fussent en partie matriels, en partie suprieurs la matire (12, 1; p. 12, 18-21 Schwartz).

    Suit un dveloppement qui montre la communaut de constitution et d'origine du monde, du corps humain et des dmons, puisque toute la constitution du monde et la cration dans son ensemble sont nes de la matire, et que la matire elle-mme a t produite par Dieu, de telle sorte que, avant d'avoir t distingue en ses lments, elle tait sans qualit et sans forme, et qu'aprs cette division elle fut ordonne et rgle (12, 1 ; p. 12, 22-26 Schwartz). D'o la conclusion: Il y a donc un esprit dans les astres, un esprit dans les hommes, un esprit dans les animaux ; et cet esprit, qui est un et le mme, a cependant en lui-mme des diffrences. Il semble bien que cet esprit soit identifier, d'une part, l'me du monde stocienne, pareillement une et la mme, et affecte de noms divers (cf. S VF II 1021) et, d'autre part, la - dont parle Tatien au dbut du chapitre 12.

    Quant l'me humaine, qui ne peut chapper la mort qu'en acqurant la connaissance de Dieu (cf. 13, 1), par elle-mme elle n'est que tnbres, et rien de lumineux n'est en elle, et c'est l ce qui a t dit : "Les tnbres ne reoivent pas la lumire" (13, 1 ; p. 14, 16-18 Schwartz). Ds lors, elle ne peut d'elle-mme possder vie et salut :

    26. Cf. l'index des Stoicorum veterum fragmenta, IV, Stuttgart, 1924, p. 41.

  • LA LECTURE PNEUMATOLOGIQUE DE GN. 2, 7 9

    Ce n'est donc pas l'me qui a sauv l'esprit ; elle a t sauve par lui27 ; et la lumire a reu les tnbres, en tant que la lumire de Dieu est verbe, et que l'me ignorante est tnbres. C'est pourquoi l'me livre elle-mme s'abme dans la matire et meurt avec la chair ; mais si elle possde l'union avec l'esprit divin (-- ... - ), elle ne manque plus d'aide; elle monte vers les rgions o la guide l'esprit, car c'est en haut qu'il a sa demeure, et c'est en bas qu'elle a son origine (13, 1-2; p. 14, 18-26 Schwartz).

    D'aprs ce texte, on aboutit une structure trichotomique forme des lments suivants : l'esprit divin, l'me, la chair. Dans la suite, Tatien prcise, au sujet de l'esprit divin, qu'il s'agit de celui de Dieu, que l'me possdait l'origine, mais qui ne se trouve plus en tous ; c'est lui seul qui permet de connatre Dieu :

    Ds l'origine l'esprit se fit le compagnon () de l'me ; mais l'esprit l'abandonna quand elle ne voulut pas le suivre. Elle gardait une tincelle de sa puissance ; spare de lui, elle ne pouvait voir les choses parfaites ; elle cherchait Dieu et dans son erreur elle se forma des dieux multiples, suivant les contrefaons des dmons. L'esprit de Dieu n'est point en tous ; mais en quelques-uns seulement qui vivent justement il est descendu, s'est uni leur me, et par ses prdictions a annonc aux autres mes les choses caches ; et celles qui ont obi la sagesse ont attir l'esprit qui leur est apparent ( -), tandis que celles qui ne l'ont pas coute et qui ont rpudi le ministre du Dieu qui a souffert ( 6 ) se sont montres les ennemies de Dieu plutt que ses adoratrices (13, 2-3 ; p. 14, 26-15, 7 Schwartz).

    La perspective dcrite par le texte que nous venons de citer (voir aussi 7, 3 ; p. 7, 29-31 Schwartz : Celui-l qui avait t fait l'image de Dieu, l'esprit le plus puissant s'tant retir de lui, est devenu mortel) commande l'idal qui est propos l'homme : retrouver la -- de l'me avec l'esprit divin (13,2 ; p. 14, 22-23 Schwartz) :

    Il faut donc que nous cherchions retrouver maintenant ce que nous avions autrefois, mais que nous avons perdu ; que nous unissions notre me l'esprit saint et que nous nous donnions de la peine pour l'union selon Dieu ( --) (15, 1 ; p. 16, 4-6 Schwartz).

    Cet assemblage, ou accouplement, se ralisera en procurant l'homme de chair et d'me, ce par quoi il est image et ressemblance de Dieu, c'est--dire l'esprit saint ou divin :

    L'me des hommes est forme de plusieurs parties et non simple. Car elle est compose, de manire tre visible par le moyen du corps ; par elle-mme, en effet, elle ne serait jamais visible sans le corps, et la chair non plus ne ressuscite pas sans l'me. Car l'homme n'est pas, comme le prtendent les dogmatiseurs la voix de corbeau, un tre raisonnable ( )28, capable de recevoir l'intelligence et la science : on montrerait, selon eux, que les tres privs de raison peuvent recevoir l'intelligence et la science. Mais l'homme est seul l'image et la

    27. Cette phrase a une coloration polmique, peut-tre dirige contre la valorisation stocienne de l'me du monde.

    28. Dfinition scolaire que ni Justin (cf. Dialogue 93, 3) ni le Pseudo-Justin (De resurrectione 8) ne craignent de reprendre leur compte.

  • 10 PAUL-HUBERT POIRIER

    ressemblance de Dieu, et j'appelle homme non celui qui se conduit comme les animaux, mais celui qui s'est loign bien loin de l'humanit pour se rapprocher de Dieu lui-mme. J'ai dvelopp tout cela plus exactement dans mon trait Sur les animaux ; mais maintenant ce qu'il faut dire, c'est ce que signifie : tre l'image et la ressemblance de Dieu. Ce qu'on ne peut comparer ne peut tre rien d'autre que l'tre en soi ; ce qu'on compare n'est rien d'autre que le semblable ( ). Or le Dieu parfait n'a pas de chair, mais l'homme est chair ; l'me est le lien de la chair (), et la chair est ce qui contient () l'me. Si la forme d'un tel arrangement est comme un temple, Dieu veut y habiter par le moyen de l'esprit, son reprsentant29. Mais, si l'habitation n'est point telle, l'homme ne l'emporte sur la bte que par la parole articule ; pour le reste, il mne la mme vie, n'tant pas la ressemblance de Dieu (15,1-3 ; p. 16, 6-27 Schwartz).

    Ici encore, nous retrouvons une division trichotomique de l'tre humain, identique celle du chapitre 13, sauf que ses lments constitutifs sont autrement qualifis :

    - = =

    Il est noter que cette trichotomie est avance par Tatien dans une vise polmique : l'homme ne saurait tre, comme l'enseignent les philosophes, un pur , et s'il peut tre , c'est pour autant qu'il possde un , un lment qui fonde sa parent avec le divin. Cet lment, c'est l'esprit, ambassadeur du Dieu la ressemblance duquel l'homme est fait, en mme temps qu'il est parent (cf. 13, 3, ) des mes dociles la sagesse.

    Au dbut de cet examen de la pense anthropologique de Tatien, nous nous sommes interrogs sur la nature des diffrents qu'il fait intervenir. Nous pouvons maintenant, la lumire des textes qui ont t invoqus, revenir cette question capitale pour la comprhension de son anthropologie. L'analyse a confirm qu'il y a chez Tatien trois esprits : le premier est Dieu lui-mme, appel esprit en 4, 2 (p. 5, 2 Schwartz), appellation galement applique au verbe, esprit fait depuis l'esprit (7, 1 ; p. 7, 6 Schwartz) ; quant au troisime, il n'est autre que le stocien, - (4, 2 ; p. 5, 10 Schwartz), la fois me du monde et me individuelle (12, 1 ; p. 12, 18-19 Schwartz), esprit matriel (, 12, 3 ; p. 13, 11 Schwartz) partout le mme, mais susceptible de prendre toutes les formes et de recevoir toutes les appellations (cf. 12, 5 ; p. 13, 30-31 Schwartz).

    29. Le texte grec porte : . Cette expression peut tre traduite de deux faons diffrentes. Selon la premire (notre traduction, la suite de Otto et de Whittaker), on comprendra que Dieu n'habite pas directement dans l'me, mais qu'il est prsent par l'intermdiaire de l'esprit, son ambassadeur ; quant la seconde traduction (par le moyen de l'esprit suprieur, Puech), elle a en sa faveur que Tatien qualifie plusieurs reprises le par un comparatif. Il est difficile de trancher entre ces deux possibilits.

  • LA LECTURE PNEUMATOLOGIQUE DE GN. 2, 7 11

    En ce qui concerne le deuxime esprit mentionn par Tatien, il est moins facile de dfinir exactement sa nature. Mais ce qui ressort clairement des textes que nous avons examins, c'est ce qui touche :

    (1) sa situation et sa fonction : il est au sommet de la trichotomie anthropologique (cf. 13, 1-3 et 15, 1-3), de Dieu et de l'me, tout en lui tant suprieur (12, 1) ; compagnon originel de l'me (cf. 13, 2), il l'abandonne si elle est dsobissante et ne subsiste plus en elle que comme tincelle (ibid.) ; mais il descend chez les justes qui deviennent ses prophtes (cf. 13, 3). Procurant l'me l'immortalit (cf. 13, 2), il est image et ressemblance de Dieu et, ce titre, il dfinit l'homme vritable (15, 1).

    (2) ses appellations : il est tout la fois l'esprit divin (13, 2), plus divin (4, 2), esprit saint (15, 1), esprit plus puissant (7, 3). Il est encore dit reprsentant de Dieu (15, 2) et ministre du dieu qui a souffert (13, 3).

    Pour dterminer la nature exacte, ou le statut ontologique, de cet esprit, il faut considrer l'ensemble des indications parses que livre le Discours aux Grecs. Disons tout d'abord qu'il ne peut tre identifi avec Dieu, puisqu'il en est le reprsentant ; et pas davantage au verbe, tant le ministre du Dieu qui a souffert, c'est--dire du verbe incarn30. Par ailleurs, il est, ds l'origine, ce qui relie l'me au divin, il la mne avec lui vers le haut (13, 2) ; inspirateur des prophtes, il est prsent aux mes qui ont obi la sagesse (13, 3 ; p. 15, 4 Schwartz). Ds lors, il semble difficile de voir dans cet esprit une christianisation pure et simple de stocien3!. Nous dirions plutt que par son statut d'envoy et de ministre, d'inspirateur et d'tincelle (), il remplit une fonction analogue celle du chez Justin, en mme temps qu'il se rapproche du de la tradition sapientielle juive qui couronne les trichotomies de Paul et de Justin.

    Les gnostiques Il ne saurait tre question de procder ici un examen de l'ensemble des

    sources, directes ou indirectes, qui donnent accs la thologie des gnostiques. Nous nous contenterons de retenir deux tmoignages qui illustrent le recours des docteurs valentiniens Gn 2, 7, en mme temps que la diversit de leur attitude face la tradition interprtative dont nous avons identifi quelques jalons.

    Le premier tmoignage que nous retiendrons est celui de la Grande Notice d'Irne, c'est--dire l'expos de la doctrine de Ptolme, disciple de Valentin, qui occupe les neuf premiers chapitres du livre I de YAdversus hreses32. D'aprs ce texte, l'anthropologie valentienne s'enracine dans les

    30. Ce qui nous amne voir dans le y du Discours aux Grecs le verbe incarn, ou le Christ, ce sont les reprises du prologue de Jn que comporte le Discours.

    31. Comme l'affirme M. SPANNEUT, op. cit., p. 139 ; nous lui accordons cependant qu'il y a une parent fonctionnelle entre le de Tatien et stocien.

    32. d., trad, et annotation : A. ROUSSEAU, L. DOUTRELEAU, Sources chrtiennes 263-264, Paris, 1979. Cette Grande Notice a fait l'objet d'une tude critique approfondie de la part de Franois Sagnard dans son livre intitul La Gnose valentinienne et le tmoignage de saint

  • 12 PAUL-HUBERT POIRIER

    trois lments issus, en dernire analyse, du trouble survenu dans le Plrme : Il existait donc ds lors trois lments, d'aprs eux : l'lment provenant de la passion, c'est--dire la matire ; l'lment provenant de la conversion, c'est--dire le "psychique" ; enfin l'lment enfant par Achamoth c'est--dire le "pneumatique" (Adv. hr. I, 5, 1). C'est la formation () du second de ces lments que va dsormais s'occuper Achamoth : Cependant elle n'avait pas le pouvoir de former l'lment pneumatique, puisque cet lment lui tait consubstantiel. Elle se tourna donc vers la formation de la substance issue de sa conversion, c'est--dire de la substance psychique ( -) (Adv. hr. I, 5, 1). Elle forme tout d'abord celui qui est le Dieu, le Pre et le Roi de tous les tres, tant de ceux qui lui sont consubstantiels, c'est--dire des psychiques, qu'ils appellent la "droite", que de ceux qui sont issus de la passion et de la matire et qu'ils nomment la "gauche". C'est le "Mre-Pre", "Sans Pre", "Dmiurge" et "Pre" ; ils le disent Pre des tres de droite, c'est--dire des psychiques, Dmiurge des tres de gauche, c'est--dire des hyliques, et Roi des uns et des autres (Adv. hr. I, 5, 1). Tous les tres extrieurs au Plrme (5, 2), le Dmiurge s'imagina qu'il les produisait de lui-mme, mais en ralit il ne faisait que raliser les productions d'Achamoth (Adv. hr. I, 5, 3) ; mme, il se crut seul Dieu et dit par la bouche des prophtes : "C'est moi qui suis Dieu, et en dehors de moi il n'en est point d'autre" (Adv. hr. I, 5, 4). C'est ce mme Dmiurge qui procde la cration de l'homme :

    Lorsque le Dmiurge eut ainsi fabriqu le monde, il fit aussi l'homme choque, qu'il tira, non de cette terre sche, mais de la substance invisible, de la fluidit et de l'inconsistance de la matire. Dans cet homme, dclarent-ils, il insuffla ensuite l'homme psychique. Tel est l'homme qui fut fait selon l'image et la ressemblance. Selon l'image d'abord : c'est l'homme hylique, proche de Dieu33, mais sans lui tre consubstantiel. Selon la ressemblance ensuite : c'est l'homme psychique. De l vient que la substance de ce dernier est appele esprit de vie ( ), car elle provient d'un coulement spirituel. Puis, en dernier lieu, disent-ils, l'homme fut envelopp de la tunique de peau : les en croire, ce serait l'lment charnel perceptible par les sens. Quant l'enfantement qu'avait produit leur Mre, c'est--dire Achamoth, en contemplant les Anges qui entouraient le Sauveur, il tait consubstantiel celle-ci, donc pneumatique : c'est pourquoi il resta, disent-ils, lui aussi, ignor du Dmiurge. Il fut dpos secrtement dans le Dmiurge, l'insu de celui-ci, afin d'tre sem par son entremise dans l'me qui proviendrait de lui, ainsi que dans le corps hylique : ainsi port dans ces lments comme dans une sorte de sein, il pourrait y prendre de la croissance et devenir prt pour la rception du Logos parfait. Ainsi donc, comme ils disent, le Dmiurge n'aperut pas l'homme pneumatique sem par Sagesse l'intrieur mme de son souffle lui par l'effet d'une puissance et d'une providence inexprimables. Comme il avait ignor la Mre, il ignora la semence de celle-ci. Cette semence, disent-ils encore, c'est l'glise, figure de l'glise d'en haut. Tel est l'homme qu'ils

    Irene (Paris, 1947) ; Sagnard a men son analyse en mettant constamment en parallle le texte d'Irne avec celui de YElenchos d'Hippolyte (VI, 29, 2-34, 8). Outre l'analyse de Sagnard, on consultera celles de Rousseau et Doutreleau (op. cit., vol. 263 p. 116-130), et de R. BERTHOUZOZ, Libert et Grce suivant la thologie d'Irne de Lyon (tudes d'thique chrtienne, 8), Paris-Fribourg (Suisse), 1980, p. 56-86.

    33. Entendons le Dmiurge.

  • LA LECTURE PNEUMATOLOGIQUE DE GN. 2, 7 13

    prtendent exister en eux, de sorte qu'ils tiennent leur me du Dmiurge, leur corps du limon, leur enveloppe charnelle de la matire et leur homme pneumatique de leur Mre Achamoth (I, 5, 5-6)34.

    Le texte que nous venons de citer pose, sur la base d'une interprtation combine de Gn 1, 26 et Gn 2, 7, le thme fondamental de l'anthropologie valentinienne, savoir celui de la tripartition hylique/choque ~ psychique ~ pneumatique. En 5, 5-6, cette tripartition est considre, du point de vue de l'homme fabriqu par le Dmiurge, sur le modle d'un embotement de trois ralits, elles-mmes enveloppes par les tuniques de peau :

    homme choque/hylique tir de la matire par le Dmiurge selon l'image

    homme psychique insuffl dans le prcdent par le selon la res-Dmiurge semblance

    substance (-) du psychique, esprit de vie provenant, l'insu du Dmiurge, d'un coulement spirituel

    tuniques de peau,

    La doctrine des trois hommes qu'expose le chap. 5, 5-6, pour caractristique qu'elle soit de la thologie valentinienne, n'en est pas moins tout du long traditionnelle. Cela est clair pour les deux premiers hommes, transposition du couple biblique image ~ ressemblance, mais galement pour le troisime. Notons tout d'abord que, si l'homme pneumatique n'est pas indiqu de faon explicite en 5, 5, il faut nanmoins le reconnatre35 dans - du psychique dont parle le texte, o- qualifie de et dite . D'autre part, ce n'est rien d'autre que celui que nous avons rencontr plusieurs reprises dj et qui s'explique par une lecture pneumatologique de Gn 2, 7, qui substitue la du texte biblique un 36. Qu'il s'agisse bien l de la mme tradition, nous en avons deux indications dans le texte d'Irne (et trs srement aussi dans sa source) : Io en 5, 6, le est sem par Sagesse dans le souffle du Dmiurge ( - ), de mme que la de Gn 2,1, devenue, dans la tradition sapientielle juive, le , avait t insuffl (-) ; 2 l'utilisation, en 5, 5, du verbe propos de l'identification = - , sc. , indique que nous avons l la reprise d'un lment traditionnel. Ce qui revient dire que

    34. La finale de ce texte (lin. 582-586 Rousseau-Doutreleau) montre bien qu'en chaque pneumatique rsident les niveaux infrieurs (psychique, hylique et charnel), ainsi que nous le verrons propos des Extraits de Thodote.

    35. Ce que n'a pas vu Berthouzoz (op. cit., p. 62), mais qu'a remarqu E. Thomassen, propos du Trait tripartite , p. 105, 23, cf. E. THOMASSEN, L. PAINCHAUD, Le Trait Tripartite ( 1,5), Bibliothque copte de Nag Hammadi, section (Textes, 19), Qubec, 1989, p. 405.

    36. Berthouzoz (op. cit., p. 113-118) a bien not qu'il y avait l un type d'exgse asso-ciant Gen. 1:26 Gen. 2:7, mais sans en dgager toutes les implications.

  • 14 PAUL-HUBERT POIRIER

    l'exgse valentinienne a tir de l'interprtation de Gn 2, 7 sa trichotomie anthropologique.

    Venons-en maintenant un autre expos de la doctrine valentinienne, celui des Extraits des uvres de Thodote et de l'cole dite orientale, l'poque de Valentin3^ , constitus en recueil par Clment d'Alexandrie. Les extraits qui se rapportent l'anthropologie (50-57) se situent dans une section (43-65) qui est parallle la Grande Notice d'Irne38.

    Le texte suivi reconstitu par Clment d'Alexandrie rend compte de la manire suivante de la formation de l'homme psychique dans l'homme hylique :

    Prenant du limon de la terre, non de la terre sche, mais une portion de la matire multiple et complexe, il confectionna une me de terre, me hylique, irrationnelle, consubstantielle celle des btes : c'est l'homme l'image. Mais l'homme qui est la ressemblance du Dmiurge lui-mme, c'est celui qu'il a insuffl et sem dans le prcdent, o il a dpos, par l'intermdiaire des Anges, quelque chose de consubstantiel lui-mme. Et en tant que cet homme est invisible et immatriel, il a appel sa substance souffle de vie ( ) ; mais en tant qu'il a t form, il est devenu me vivante. Qu'il en soit bien ainsi, (le Dmiurge) lui-mme le confesse dans les crits prophtiques. Il y a donc l'homme dans l'homme, le psychique dans le terrestre, non comme une partie qui s'ajoute une partie, mais comme un tout se joignant un tout, par l'inexprimable puissance de Dieu. De l vient que l'homme est faonn dans le Paradis, au quatrime Ciel. Car, la chair terrestre ne monte pas jusque-l : mais, pour l'me divine39, l'me hylique tait comme une chair. C'est ce que signifie : Voici maintenant l'os de mes os, allusion l'me divine, cache l'intrieur de la chair, me solide, difficilement passible, suffisamment forte , et la chair de ma chair, l'me hylique, qui est le corps de l'me divine. C'est au sujet de ces deux mes que le Sauveur dit : Il faut craindre celui qui a le pouvoir de perdre dans la ghenne et notre me et notre corps, le corps psychique (50-51).

    Notons tout de suite que, par rapport la notice irnenne, les Extraits se caractrisent par un plus grand souci de prcision et d'explicitation. Par exemple, alors qu'Irne se contente de noter (en I, 5, 5) que l'homme hylique n'est pas consubstantiel Dieu (= le Dmiurge), les Extraits prcisent que l'me hylique est consubstantielle celle des btes alors que l'homme fabriqu la ressemblance, c'est--dire le psychique, a quelque chose de consubstantiel au Dmiurge. D'autre part, les Extraits prennent le contre-pied de l'interprtation pneumatologique de Gn 2, 7 releve chez Irne40 : - du psychique est bien la du texte biblique, et non le de la tradition sapientielle. Peut-tre faut-il mme voir dans la remarque de 50, 3 (Qu'il en soit bien ainsi, (le Dmiurge) lui-mme le confesse dans les crits

    37. d. et trad. : F. SAGNARD, Sources chrtiennes 23, Paris, 1948. 38. Cf. F. SAGNARD, d. cit., p. 35. 39. Entendons psychique. 40. En Adv. hr. I, 5, 6 (lin. 565-566).

  • LA LECTURE PN EU M ATO LO Gl QU E DE GN. 2, 7 15

    prophtiques) une pointe polmique rencontre d'une exgse valentinienne concurrente, trop peu soucieuse de la lettre du texte.

    Comme chez Irne, il faut encore ajouter deux lments l'hylique et au psychique pour obtenir l'homme complet41. D'abord le :

    Adam possda, seme en lui son insu par Sagesse, en son me, la semence pneumatique, tablie dit (Paul), par intermdiaire des Anges, dans la main d'un Mdiateur : or le mdiateur ne Test pas d'un seul terme ; mais Dieu est un. Ainsi par l'intermdiaire des Anges mles sont servies les semences, celles que Sagesse avait mises dans l'existence, autant qu'il leur tait possible d'exister. Car, comme le Dmiurge, m secrtement par Sagesse, croit se mouvoir de lui-mme, ainsi en est-il des hommes. Donc, en premier lieu, Sagesse a mis la semence pneumatique qui est en Adam, afin que l'os l'me raisonnable et cleste ne soit pas vide, mais qu'il soit rempli de moelle pneumatique (53),

    puis l'enveloppe charnelle :

    Sur Adam, par-dessus les trois lments immatriels, l'homme terrestre en a revtu un quatrime : les tuniques de peau (55,1).

    Comme chez Irne encore, les trois lments valent deux niveaux, celui de l'humanit, par la constitution de trois natures, ou races, et celui de l'individu, en dterminant son appartenance l'une de celles-ci :

    Ainsi partir d'Adam, trois natures42 sont engendres : la premire, irrationnelle laquelle appartient Can ; la deuxime, la nature raisonnable et juste, dont fait partie Abel ; la troisime, la pneumatique, laquelle appartient Seth. Et l'homme terrestre est l'image ; le psychique, la ressemblance de Dieu ; le pneumatique est en propre. C'est de ces trois (races) qu'il est dit, sans autre mention d'enfants d'Adam : Voici le livre de la gnration des hommes. Et parce que Seth est pneumatique, il n'est ni pasteur, ni cultivateur, mais il fructifie en un enfant comme (tout) ce qui est pneumatique. Et cet (enfant) qui eut la confiance d'invoquer le Nom du Seigneur, lui dont le regard se porte en haut et dont la vie se passe dans le Ciel, celui-l, le monde ne le contient pas (54, 1-3).

    Ici aussi, on note le souci de sparer plus nettement le pneumatique de la cration-formation de Gn 1, 26 et 2, 7 :

    '

    '

    41. Cf. F. S AGNARD, ed. cit., p. 164, note ad extrait 50. 42. On trouve ici - alors que le texte parallle d'Irne (Adv. hr. I, 7, 5) porte

    genera = ; ce dernier terme apparat cependant dans les Extraits, en 57 : .

  • 16 PAUL-HUBERT POIRIER

    Alors que le terrestre et le psychique subsistent selon l'image ou la ressemblance, seul le pneumatique existe en propre, c'est--dire sans rfrence aucune un modle extrieur lui, en l'occurrence celui du Dmiurge43.

    Les trois natures constituent donc trois races diffrentes d'hommes, dfinies non par une option morale qui dpendrait d'eux, ni par un choix gracieux qui les rendrait tels qu'ils sont, mais par la prsence en eux d'un seul lment, pour les hyliques, de deux, pour les psychiques, de trois, pour les pneumatiques, l'lment suprieur (dans le cas des psychiques et des pneumatiques) tant prpondrant et seul dterminant, ainsi qu'on peut le reprsenter par le schma suivant :

    pneumatique psychique psychique

    hylique hylique hylique les hyliques les psychiques les pneumatiques

    C'est ce qu'exprime clairement le texte des Extraits 55, 2-56, 2 : Ce n'est donc pas partir du pneuma, ni partir de l'lment insuffl que sme Adam : ce sont l, en effet, deux lments divins, tous les deux mis par l'intermdiaire d'Adam et non par lui. Et son lment hylique opre en semence et en gnration, en tant qu'il est mlang la semence (se. pneumatique) et qu'il ne peut pas tre exclu de c t 't assemblage avec elle en ce te vie. C'est en ce sens qu'Adam, notre pre est < le premier homme, tir de la terre, errestre. Car, s'il avait aussi sem r du psychique et du pneumatique, comme il l'a fait partir de l'hylique, nous se ons tous ns gaux et justes, et l'Enseignement aurait t en tous. C'est pourquoi il y a beaucoup d'hyliques, un petit nombre de psychiques : mais rares sont les pneumatiques44.

    Irne de Lyon Avec Irne de Lyon, nous arrivons, toute fin pratique, au terme du

    second sicle chrtien. Mais ce n'est pas que chronologiquement qu'Irne marque un terme dans l'histoire de la pense chrtienne. Au plan de l'volution interne de celle-ci, Irne constitue galement une charnire. D'une part, il est l'hritier de ses prdcesseurs, dont il continue l'uvre hrsiologique et

    43. C'est l, nous semble-t-il, le sens le plus obvie de ce ' , et non celui que suggre Berthouzoz : Thodote signifie, par l, que ce quoi les autres hommes sont simplement compars, le pneumatique l'est en propre (op. cit., p. 110) ; sur cette expression, voir aussi A. STRUKER, Die Gottebenbildlichkeit des Menschen in der christlichen Literatur der ersten zwei Jahrhunderte. Ein Beitrag zur Geschichte der Exegesis von Genesis 1, 26, Mnster i. W., 1913, p. 58 n. 5.

    44. En d'autres termes (logiques), ce que les pneumatiques gagnent en comprhension, ils le perdent en extension.

  • LA LECTURE PNEUMATOLOGIQUE DE GN. 2, 7 17

    thologique45 ; d'autre part, on lui est redevable de la premire vritable synthse de thologie chrtienne, labore en tenant compte des questions souleves par les thologiens gnostiques. D'ailleurs, l'uvre entire d'Irne, dans son intention comme dans sa conception, est en quelque sorte dtermine par la polmique anti-gnostique. la rupture que les gnostiques reconnaissent partout : rupture entre le monde plrmatique et celui d'ici-bas, entre le Pre inconnaissable et le crateur, entre l'ancien et le nouveau Testament, entre la chair et l'esprit, Irne rtorquera par l'affirmation, tous les plans, de l'unit (et de l'unicit) de Dieu et du dessein divin : unit de la foi (Adv. hr. I, 10), du Dieu crateur (Adv. hr. III, 6-15) et du Christ rcapitulateur (Adv. hr. III, 16-23), du Dieu auteur des critures, anciennes et nouvelles (Adv. hr. IV, en entier), du Dieu crateur et du Dieu Pre (Adv. hr. V, 15-36).

    C'est dans une telle perspective, commande par la dmonstration de la cohrence universelle de l'conomie divine, qu'Irne considrera la nature et la destine de l'tre humain. Un des thmes par lesquels il exprime cette ide et qui intresse directement le sujet de notre tude, est celui de la continuit qui va du premier au nouvel Adam et sans laquelle il n'y a plus d'unique conomie divine. Cette continuit suppose le partage d'une mme humanit, commune au Christ incarn et aux hommes, car s'il n'a pas reu d'un tre humain la substance de sa chair, il ne s'est fait ni homme ni Fils de l'homme ; et s'il ne s'est pas fait cela mme que nous tions, peu importait qu'il peint et qu'il souffrt! (Adv. hr. III, 22, 1). Cette similitude de notre humanit et de celle du Christ s'enracine dans une structure anthropologique, dont les lments sont bien connus46 : Or nous sommes un corps tir de la terre et une me qui reoit de Dieu l'Esprit Nos autem quoniam corpus sumus de terra acceptum et anima accipiens a Deo spiritum (Adv. hr. III, 22, 1). premire vue, il s'agit l de l'anthropologie tripartite classique rencontie mainte reprise, avec ses trois termes fixs dj chez Paul (cf. 1 Th 5, 23) : ~ - ~ . En ralit, la prsentation que fait Irne de ce donn traditionnel le transforme assez profondment. Premirement, la structure tripartite est ramene une srie deux termes :

    corpus de terra acceptum anima accipiens a Deo spiritum.

    Il s'agit donc bien d'une anthropologie bipartite du type ~ -. Deuximement, la mention de l'esprit, non plus comme lment nombr de la srie, mais comme une entit reue par l'me, marque le caractre extrinsque de celui-ci par rapport l'tre humain compos d'me et de corps. Il n'est plus un lment de la structure, au mme titre que l'me et le corps ; il est plutt reu de Dieu par l'me. Il faut voir l une intention polmique : Irne oppose sa conception de Vespnt-don celle des gnostiques, pour qui l'esprit tait une possession de nature rserve aux seuls pneumatiques.

    Cette impression d'une polmique sous-jacente se confirme si nous examinons les autres textes de VAdversus hreses relatifs la prsence du

    45. Sur cet aspect, cf. A. LE BOULLUEC, La notion d'hrsie dans la littrature grecque IIe-IIIesicles, Paris, 1985, vol I, p. 114-118.

    46. Voir la note d'A. Rousseau dans Sources chrtiennes 210, p. 367-368.

  • 18 PAUL-HUBERT POIRIER

    en l'homme. Citons tout d'abord un texte significatif, o l'esprit est considr non seulement comme un don, mais comme un don fait l'glise. Ainsi, la perfection procure l'homme par le ne peut tre atteinte que dans l'glise, non plus l'glise plrmatique des gnostiques, mais celle des aptres, des prophtes et des docteurs :

    C'est l'glise elle-mme, en effet, qu'a t confi le Don de Dieu, comme l'avait t le souffle {aspirano = *) l'ouvrage model, afin que tous les membres puissent y avoir part et tre par l vivifis ; c'est en elle qu'a t dpose la communion avec le Christ, c'est--dire l'Esprit Saint, arrhes de l'incorruptibilit, confirmation de notre foi et chelle de notre ascension vers Dieu : car dans l'glise, est-il dit, Dieu a plac des aptres, des prophtes, des docteurs et tout le reste de l'opration de l'Esprit. De cet Esprit s'excluent donc tous ceux qui, refusant d'accourir l'glise, se privent eux-mmes de la vie par leurs doctrines fausses et leurs actions dpraves. Car l o est l'glise, l est aussi l'Esprit de Dieu ; et l o est l'Esprit de Dieu, l est l'glise et toute grce. Et l'Esprit est vrit (Adv. hr. III, 24, 1).

    On trouve ici, d'une part, le refus d'une lecture pneumatologique de Gn 2, 7, discrdite aux yeux d'Irne par les gnostiques, et, d'autre part, un traitement parallle de l'ecclsiologie et de l'anthropologie, qui fait dpendre de la premire l'accomplissement de la seconde.

    Dans un texte important47 dont la finale porte sur l'interprtation de 1 Th 5, 23 {Adv. hr. V, 6, 1), Irne prcise sa pense quant la nature et la fonction de l'esprit dans l'homme. Si, premire vue du moins, ce texte semble receler des lments contradictoires, c'est peut-tre d au fait qu'il veut concilier une doctrine traditionnelle - la trichotomie paulinienne - et la vise -largement polmique - qu'il poursuit. Dans un premier temps, Irne parat poser l'esprit comme une pars hominis :

    Dieu sera glorifi dans l'ouvrage par lui model, lorsqu'il l'aura rendu conforme et semblable son Fils. Car, par les Mains du Pre, c'est--dire par le Fils et l'Esprit, c'est l'homme, et non une partie de l'homme, qui devient l'image et la ressemblance de Dieu. Or l'me et l'esprit peuvent tre une partie de l'homme, mais nullement l'homme : l'homme parfait, c'est le mlange et l'union de l'me qui a reu l'Esprit du Pre et qui a t mlange la chair modele selon l'image de Dieu (Adv. hr. V, 6, 1).

    Si l'me et le corps peuvent tre partie de l'homme et entrer ainsi, avec le corps ou la chair, dans un cadre trichotomique, on n'en reste pas moins dans un schma strictement dichotomique :

    perfectus autem homo commixtio et adunatio est

    (1) animae assumentis Spiritum Patris et

    (2) admixtae ei carni.

    47. Sur ce passage, voir l'abondant commentaire d'A. ORBE, Teologia de San Ireneo. Comentario al Libro V del Adversus hcereses, (Biblioteca de Autores cristianos, 25), Madrid-Tolde, 1985, t. I, p. 266-312.

  • LA LECTURE PNEUMATOLOGIQUE DE GN. 2, 7 19

    La suite du texte explique dans quel sens Paul, en 1 Co 2, 6-15, parle des spirituels et des parfaits :

    Sous ce nom de parfaits, il dsigne ceux qui ont reu l'Esprit de Dieu (...). Ces hommes-l, l'Aptre les nomme galement spirituels : spirituels, ils le sont par une participation de l'Esprit, mais non par une vacuation ou une suppression de la chair. En effet si l'on carte la substance de la chair, c'est--dire de l'ouvrage model, pour ne considrer que ce qui est proprement esprit, une telle chose n'est plus l'homme spirituel mais l'esprit de l'homme ou l'Esprit de Dieu. Par contre, lorsque cet Esprit, en se mlangeant l'me, s'est uni l'ouvrage model, grce cette effusion de l'Esprit se trouve ralis l'homme spirituel et parfait, et c'est celui-l mme qui a t fait l'image et la ressemblance de Dieu. Quand au contraire l'Esprit fait dfaut l'me, un tel homme, restant en toute vrit psychique et charnel, sera imparfait, possdant bien l'image de Dieu dans l'ouvrage model, mais n'ayant pas reu la ressemblance par le moyen de l'Esprit. De mme donc que cet homme est imparfait, de mme aussi, si l'on carte l'image et si l'on rejette l'ouvrage model, on ne peut plus avoir affaire l'homme, mais, ainsi que nous l'avons dit, une partie de l'homme ou quelque chose d'autre que l'homme. Car la chair modele, elle seule, n'est pas l'homme parfait : elle n'est que le corps de l'homme, donc une partie de l'homme. L'me, elle seule, n'est pas davantage l'homme : elle n'est que l'me de l'homme. L'Esprit non plus n'est pas l'homme : on lui donne le nom d'Esprit, non celui d'homme. C'est le mlange et l'union de toutes ces choses qui constituent l'homme parfait. Et c'est pourquoi l'Aptre, s'expliquant lui-mme, a clairement dfini l'homme parfait et spirituel, bnficiaire du salut, lorsqu'il dit dans sa premire ptre aux Thessaloniciens : Que le Dieu de paix vous sanctifie en sorte que vous soyez pleinement achevs, et que votre tre intgral - savoir votre esprit, votre me et votre corps - soit conserv sans reproche pour l'avnement du Seigneur Jsus. Quel motif avait-il donc de demander pour ces trois choses, savoir l'me, le corps et l'esprit, une intgrale conservation pour l'avnement du Seigneur, s'il n'avait su que toutes les trois doivent tre restaures et runies et qu'il n'y a pour elles qu'un seul et mme salut ? C'est pour cela qu'il dit pleinement achevs ceux qui prsentent sans reproche ces trois choses au Seigneur. Sont donc parfaits ceux qui, tout la fois, possdent l'Esprit de Dieu demeurant toujours avec eux et se maintiennent sans reproche quant leurs mes et quant leurs corps, c'est--dire conservent la foi envers Dieu et gardent la justice envers le prochain (Adv. hr. V, 6, 1).

    D'aprs les lignes qui prcdent, on voit que, pour Irne, l'homme appartient deux types, selon qu'il a, ou non, reu l'effusion de l'Esprit :

    (1) l'homme l'image et la ressemblance de Dieu, compos (a) du modelage (plasma), identique la chair (caro), (b) de l'me (anima) et (c) de l'Esprit (spiritus), qui, se mlangeant l'me, s'unit l'ouvrage model ;

    (2) l'homme possdant bien l'image, mais qui, priv de l'esprit, n'est plus (a) qu'me et (b) chair ou modelage.

  • 20 PAUL-HUBERT POIRIER

    La mise en parallle de ces deux hommes, si elle reprend des lments traditionnels48, est tout aussi bien polmique, dans la mesure o elle vise faire pice au binme gnostique pneumatique ~ psychique. Irne, reprenant les termes mmes de ses adversaires, affirme en effet que l'homme l'image et la ressemblance est pneumatique et parfait spiritalis et perfectus homo, alors que l'autre est en toute vrit psychique et charnel animalis est uere qui est talis et carnalis.

    Le point le plus dlicat de l'interprtation de ce chapitre est de dterminer l'identit de l'esprit. Irne lui-mme soulve le problme en crivant spiritus hominis aut spiritus Dei. S'il met en balance ces deux esprits, c'est, comme l'a not un commentateur rcent49, parce qu'il a en tte 1 CO 2, 11, mais nous hsiterions suivre celui-ci lorsqu'il veut voir dans le spiritus hominis la dsignation de l'me, et dans le Spiritus Dei, celle du qui ralise l'hom-me spirituel et parfait50. Ce qu'Irne veut dire, c'est plutt, nous semble-t-il5!, qu e esprit - peu importe qu'on le dise de l'homme ou de Dieu -est ncessaire la perfection de l'homme, et que cet esprit ne lui est pas inn : Esprit du Pre, il doit tre rpandu (effusio = *) sur l'homme d'me et de chair, se mlanger l'me et devenir ds lors partie de l'homme parfait. C'est d'ailleurs la mme doctrine que nous retrouvons un peu plus loin, dans un texte qui, en outre, marque bien le statut mdian et instable de l'me, autre lment oblig de toute trichotomie anthropologique. Irne y commente une crux scripturaire de la polmique anti-gnostique, 1 Co 15, 58 (La chair et le sang ne peuvent hriter du royaume de Dieu), texte, crit-il, que tous les hrtiques allguent dans leur folie et partir duquel ils s'efforcent de prouver qu'il n'y a pas de salut pour l'ouvrage model par Dieu. Irne continue :

    Car ils ne comprennent pas que trois choses, ainsi que nous l'avons montr, constituent l'homme parfait : la chair, l'me et l'Esprit. L'une d'elles sauve et forme, savoir l'Esprit ; une autre est sauve et forme, savoir la chair ; une autre enfin se trouve entre celles-ci, savoir l'me, qui tantt suit l'Esprit et prend son envol grce lui, tantt se laisse persuader par la chair et tombe dans des convoitises terrestres. Ceux donc qui n'ont pas l'lment qui sauve et forme en vue de la vie, ceux-l sont et se verront appeler bon droit sang et chair, puisqu'ils n'ont pas l'Esprit de Dieu en eux (Adv. hr. V, 9, 1).

    Il ressort clairement de tous ces textes, et nous pourrions en allguer d'autres qui vont dans le mme sens52, qu'Irne interprte le de la trichotomie paulinienne comme l'Esprit de Dieu, l'Esprit Saint, qui est rpandu sur l'homme de chair et d'me. Irne se situe donc en dehors, ou au-del, de la tradition sapientielle qui avait amen Paul substituer le au

    48. Dont la distinction de l'image et de la ressemblance, acquise depuis Philon (cf. Opif. 71), et celle des parties dans l'homme, cf. le Pseudo-Justin, De Res. 8.

    49. A. Rousseau, dans Sources chrtiennes 152, p. 230-232. 50. Le seul usage, ici, de la conjonction disjonctive aut rend trs fragile une telle distinction. 51. C'est aussi l'opinion d'A. ORBE, op. cit., p. 293-294. 52. Notamment Adv. hr. V, 1, 3 ; 7, 1 ; 12, 2.

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    voS de la trichotomie grecque. Tout en reprenant les termes et le modle pauliniens, Irne y introduit un rsolument transcendant qui survient l'homme de chair et d'me. En faisant ainsi, il obit une intention prcise, qui est polmique. En effet, le irnen, divin, transcendant, donn l'homme psychique par effusion et le rendant parfait, c'est--dire pneumatique, est le dcalque du , ou de la semence pneumatique, valentinien, transcendant lui aussi, provenant d'un coulement spirituel53, passant, l'insu du Dmiurge, dans l'homme psychique.

    Si l'on voulait caractriser l'anthropologie d'Irne, ou du moins les aspects que nous en avons retenus dans les pages qui prcdent, il faudrait dire qu'elle est tout entire commande par le dessein polmique qui prside son uvre. Ce qui ne signifie pas qu'elle ne soit ni originale ni positive. Cependant, les insistances d'Irne, ses thmes favoris et rcurrents peuvent toujours tre mis en parallle troit, jusque dans les termes utiliss, avec l'un ou l'autre aspect de l'anthropologie valentinienne.

    * * *

    Les quelques sondages auquels nous avons procd l'occasion de la prsente enqute, s'ils sont loin de rendre compte de l'ensemble de la littrature chrtienne ancienne des deux premiers sicles, permettent nanmoins d'affirmer l'existence d'une tradition exgtique constante pratiquant une lecture pneumatologique de Gn 2, 7. Cette lecture, atteste en milieu juif ds le premier sicle avant notre re, a t trs tt reprise leur compte par les chrtiens comme un bien commun. Ce n'est qu' la fin du deuxime sicle, avec Irne, que, pour des raisons tactiques, elle sera vivement conteste. Il faudrait bien sr poursuivre cette recherche d'une manire plus systmatique que nous l'avons fait ici, et mettre profit, pour la priode postrieure Irne et Tertullien, les rsultats auxquels est parvenue Mme Boulnois. Mais une chose nous semble d'ores et dj acquise, c'est que la connotation pneumatologique donne au texte de Gn 2, 7 n'est pas, en tout cas pas uniquement, une consquence du dveloppement de la thologie chrtienne de l'Esprit54. Elle tait acquise bien avant que celle-ci ft mise en place.

    Paul-Hubert POIRIER Facult de thologie

    Universit Laval Qubec, CANADA

    G1K 7P4

    53. Ex spiritali defluitione (Adv. hr. I, 5, 5). 54. Contrairement ce que suggre Mme Boulnois, art. cit., p. 37.

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    RSUM Cet article examine quelques attestations de l'interprtation pneumatologique de Gn 2, 7 dont la Sagesse de Salomon constitue le premier tmoin. Sont allgus des textes de Philon d'Alexandrie, de Flavius Josephe, de Paul, de Justin, de Tatien, des valentiniens et enfin d'Irne, qui, en raison de sa polmique anti-gnostique, adopte une attitude critique face cette interprtation.