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atelier section "droit"Sociologie politiquede l’accueil et du rejet des exilés

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Universit Robert Schuman Strasbourg

Sociologie politique de laccueil et du rejet des exilsHabilitation Diriger des Recherches Jrme Valluy

Tome 2 Droit dasile, rejet des exils - Le retournement de la politique du droit dasile contre les exils

Prpare sous la direction du professeur Vincent Dubois

Mai 2008

Sommaire gnral____________________________________________

Tome 1 :

Note prliminaire :parcours, mthodologie et conception de la recherche

Introduction : conception de lHabilitation diriger des recherches 1. Orientation en sociologie politique de laction publique Une Thse de Doctorat en politiques publiques Des politiques publiques une sociologie politique de laction publique Un deuxime secteur dtude de laction publique 2. Rflexion mthodologique sur deux dmarches dobservation Une observation externe des politiques de lenvironnement industriel Une observation participante des politiques du droit dasile Observation externe ou observation participante ? 3. Lagenda scientifique, sa mise en dbat et son autonomie La culture galitariste des sujets de recherche Pour une philosophie de dbat sur lagenda scientifique Faire de la recherche en dfendant lautonomie de son agenda Conclusion : perspectives de travail pour la deuxime dcennie

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Tome 2 :

Droit dasile, rejet des exilsLe retournement de la politique du droit dasile contre les exilsIntroduction Le grand retournement de lasile en questions La rponse un envahissement migratoire ? Un contre coup de la crise conomique ? Le reflet dune xnophobie populaire ? Xnophobie de gouvernement et problme de lintentionnalit Du droit dasile aux politiques de rejet 1. Une idologie du droit dasile Linvention du droit dasile drogatoire Expansion sociale dune doctrine, marginalisation de lautre La part daveuglement : exemple des femmes perscutes Bibliographie 2. Le jugement technocratique de lexil Se faire juge Des dossiers et des sances La fiction juridique de lasile Juger lexil en situation dignorance Bibliographie 3. Xnophobie(s) et retournement de lasile Gense technocratique du problme migratoire Le tournant national-scuritaire en Europe La spirale du rejet des demandes dasile Bibliographie 4. Enrlement et clivages associatifs Lintriorisation des perceptions tatiques La professionnalisation des associations Laffaiblissement des soutiens aux exils A quoi servent les CADA ? Bibliographie 5. Lexternalisation de lasile hors dEurope Gense de la politique europenne dexternalisation de lasile Aux marches de lEmpire du rejet : des camps dexils Bibliographie 6. Paradoxal chec du HCR Finances et gouvernance du HCR Le rle du HCR dans la gense de lexternalisation de lasile HCR et associations au Maroc Bibliographie

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Tome 3 :

Liste et slection de publications Liste complte des publications PREMIRE PRIODE : 1992 - 2002 1) "Coalition de projet et dlibration politique - Le cas du projet dimplantation de dcharges de dchets industriels dangereux en Rhne-Alpes (1979-1994)", Politiques et Management Public , oct. 1996, vol.14, n4, pp.101-131 2) avec Pierre Lascoumes, "Les activits publiques conventionnelles (APC) : un nouvel instrument de politique publique ?", Sociologie du Travail , (38), n4, oct. 1996, p.551-573. 3) avec Henri Bergeron et Yves Surel, "LAdvocacy Coalition Framework - Une contribution au renouvellement des tudes de politiques publiques ?", Politix Sciences sociales du politique, n41, 1998. 4) avec Claude Gautier, "Gnrations futures et intrt gnral - Elments de rflexion partir du dbat sur le "dveloppement durable", Politix, n42 1998, pp.7-36. 5) rsum de Le gouvernement partenarial. Etude de la prolifration des activits de gouvernement conventionnelles (AGC) dans deux configurations de politiques de lenvironnement industriel en France - Thse de doctorat en science politique, IEP Paris, 1999, publie en ligne : http://crps.univ-paris1.fr/article123.html DEUXIME PRIODE : 2002 2007 6) Vrai ou faux rfugis ? , dans la revue Espaces Temps - Rflchir les sciences sociales - Les Cahiers n89/90, 3me trim. 2005, p.96-103 7) La nouvelle Europe politique des camps dexils : gense dune source litaire de phobie et de rpression des trangers , Cultures & Conflits Sociologie politique de linternational, avril 2005, n57 "LEurope des camps : la mise lcart des trangers" (dir. J.Valluy). pp.13-69. 8) Les politiques europennes de limmigration et de lasile sous tension : entre logique des quotas et logique anti-migratoire , in : Cahiers du Centre dEtudes des Mouvements Migratoires au Marghreb, n8, mai 2006, pp.33-41. 9) Le HCR au Maroc : acteur de la politique europenne dexternalisation de lasile , revue LAnne du Maghreb 2007, Paris : CNRS- Editions, 2007, pp.547-575. 10) avec Jane Freedman, Perscutions genres des femmes , in : J.Freedman, J.Valluy (dir.), Perscutions des femmes - Savoirs, mobilisations et protections, Editions Du Croquant, nov. 2007, pp.7-32.. 11) Du retournement de lasile (1948-2008) la xnophobie de gouvernement : construction dun objet dtude Cultures & Conflits, 2008 n1 - Xnophobie de gouvernement, nationalisme dEtat (dir. J.Valluy) ( paratre). 12) LEurope des camps au Maghreb : premires observations sur la mise en uvre des politiques dexternalisation de lasile au Maroc , in : Daniel Dormoy & Habib Slim (dir.), Rfugis, immigration clandestine et centres de rtention des immigrs clandestins en droit international, Bruxelles : Ed. Bruylant / Ed. Univ. Bruxelles, Coll. droit international (Rseau Francophone de Droit International), 2008, pp.177 - 225. ( paratre) 4

Introduction

EXIL, -E adj. et n. XIIe sicle, eissiled. Participe pass d'exiler. 1. Adj. Qui a t condamn, contraint l'exil ou s'y est dtermin ; qui vit en exil. Un peuple exil, une famille exile. Un opposant exil. Par ext. Spar, loign. Il vit exil au bout du monde, il vit en solitaire. 2. N. Personne qui vit en exil. Une famille d'exils. Le retour des exils. Dictionnaire de lAcadmie Franaise, Tome 1, 9me dition, Julliard 1994

Le terme exil sera utilis ici pour dsigner lensemble des personnes vivant en exil ltranger et entreprenant dy refaire leur vie c'est--dire pour dsigner une population considre globalement, par del la diversit des catgories sociales (travailleurs migrants, migrants forcs, demandeurs dasile, rfugis statutaires, dbouts du droit dasile, sans papiers, irrguliers, clandestins, etc.) et sans prjuger de la validit sociologique de ces catgories ni des usages sociaux qui peuvent en tre faits. Parler dexil plutt que de migrant vite de rduire la migration sa dimension gographique ( Dplacement d'une population qui passe d'un territoire dans un autre pour s'y tablir, dfinitivement ou temporairement. 1 ) en ajoutant la dimension anthropologique de la vie sociale au loin, du sentiment de dpaysement, des contraintes sociales, conomiques et politiques inhrentes lexil ainsi que des images et reprsentations sociales qui se rapportent lexil. Lexil, en un sens premier, est une condamnation partir, et, par suite, implique lide de contrainte mme lorsque lexil est volontaire. Plus que la notion de migrant, celle dexil laisse entendre que le dpart du pays a t subit sans que cela ne prjuge de la nature ou de lintensit de la contrainte. Dans un domaine dont nous verrons lenvahissement par des croyances et des idologies, il importe, plus que tout, dessayer de ne prjuger de rien. Parler dexil permet de saffranchir de la surcharge idologique qui pse aujourdhui sur la notion de migrant, de plus en plus souvent associe la recherche dun travail 2 et un1 2

Dictionnaire de lAcadmie Franaise, Tome 1, 9me dition, Julliard 1994

MIGRANT, -ANTE, adj. et subst. (Travailleur) migrant. Individu travaillant dans un pays autre que le sien. Synon. immigr. Faciliter la circulation des travailleurs migrants en crant un passeport de travail (Pt manuel Conseil Eur., 1951, p.47). Pour la plupart, les migrants sont venus en France dans l'espoir de percevoir des salaires plus levs que ceux auxquels ils peuvent prtendre dans leur patrie (GIRAUD-PAMART Nouv. 1974). Dictionnaire : Le Trsor de la Langue Franaise Informatise : http://atilf.atilf.fr

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motif de dplacement plus librement consenti que rellement contraint par une perscution ou une impossibilit de survivre. Une classification de sens commun distingue migrants et rfugis : dun ct ceux qui partent ltranger chercher du travail ; de lautre ceux qui fuient leurs pays en raison de perscutions. Cette dichotomie est frquemment fausse notamment parce que les processus de perscution commencent le plus souvent par des formes de sanction ou dexclusion conomiques avant de passer dautres registres de violence symbolique, matrielle ou physique. Mais la prgnance idologique de cette distinction strotype dans lespace public et le champ politique justifie de sinterroger sur la gense et les usages de telles catgories, ce qui oblige alors sen affranchir pour pouvoir les tudier. Parler des exils vite de prjuger de ce quils sont laune de cette distinction pour mieux reconsidrer celle-ci, non seulement son origine mais aussi les raisons de son succs, la politique publique qui la met en oeuvre, les effets politiques quelle produit sur les reprsentations sociales relatives aux exils. Eviter den prjuger, refuser lvidence idologique de ce classement, est une ncessit mthodologique pour apercevoir et plus encore analyser le retournement des politiques du droit dasile contre les exils.

Le grand retournement de lasile en questionsGraphique n1 - taux de rejets des demandes dasile en France (1973 2003)3

En 1973 lOffice franais de protection des rfugis et apatrides (OFPRA) accordait le statut de rfugi 85% des exils demandant lasile. En 1990, la mme institution administrative refuse ce statut 85% des exils4. Il fallu moins de vingt annes pour oprer3 4

Sources : Baromtre des Ingalits et de la Pauvret BIP 40 : http://www.bip40.org + Luc Legoux, op. cit. Luc Legoux, La crise de lasile politique en France, Paris : CEPED, 1995, p. 138

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ce renversement de proportions. Llvation tendancielle des taux de rejets des demandes dasile samorce ds le dbut des annes 1970 (cf. graphique n1). En 2003, lOFPRA rejette la quasi totalit des demandes dasile (prs de 95%), la Cour Nationale du Droit dAsile (exCommission des Recours des Rfugis) (CRR), juridiction dappel contre les dcisions de lOFPRA, ramenant ce taux de rejet 85% environ. Durant ces quarante ans le nombre total dtrangers entrant annuellement en France, sous des titres de sjours divers, na cess de diminuer passant de 390 000 en 1970 192 000 en 1981 et 54000 en 20045. Et la proportion dimmigrs par rapport la population totale est stable de lordre de 7,5%6. Les annes 1989 et 1990 amorcent une nouvelle acclration de la dynamique de rejet des exils : les moyens en personnels de lOFPRA sont augments de manire raccourcir les dlais du traitement des demandes dasile rejetant dj la quasi-totalit des exils. En 1991 une circulaire ministrielle7. interdit aux demandeurs dasile de travailler tendit quune autre circulaire cre des Centres daccueil de demandeurs dasile (CADA) qui naccueilleront jamais plus dun quart des demandeurs dasile, condamnant les autres la clandestinit conomique alors quils sjournent sur le territoire en situation juridique rgulire8. Graphique n2 - Taux de rejets des demandes dasile territorial (1998 2003)9

En 1998 une rforme lgislative et constitutionnelle cre une nouvelle catgorie de protection au titre du droit dasile : lasile territorial. Politiquement pens destination de la population algrienne qui sort alors dune guerre civile ayant fait plusieurs centaines de5

Chiffres de lOffice des Migrations Internationales, cits par Anicet Le Pors, Le droit dasile, Paris : PUF (Que sais-je ?), 2005, p.6. Dans le mme sens. : Tableau 2 : Evolution annuelle des effectifs dtrangers par nationalits in : A. Spire, Etrangers la carte, Paris : Grasset, 2005, p.372 6 Philippe Dewitte, Immigration et intgration Ltat des savoirs, Paris : La Dcouverte, 1999, p. 428 (tabl. 2)78

Circulaire du Premier Ministre NOR/PRM/X/91/00102/60/D du 26 septembre 1991 (JO du 27 sept. 1991).

Cf. ci-dessous, chapitre 4 section 1 : La professionnalisation des associations 9 Sources : Baromtre des Ingalits et de la Pauvret BIP 40 : http://www.bip40.org

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milliers de morts, la procdure doctroie de cette forme dasile est confie intgralement aux Prfectures qui rejetteront dans les anne suivantes de 94% 99% (cf. graphique n2) des demandes dasile qui leur seront prsentes notamment par des algriens10. Image n1 : Dtail de la carte de Migreurop sur les camps dtrangers11

En 1999 un projet du gouvernement autrichien assurant la prsidence de lUnion Europenne, prvoie la cration de camps dexils en Albanie et au Maroc. En septembre 2002, le Haut Commissaire aux Rfugis (HCR) de lONU ex-Premier Ministre de centre droit des Pays-Bas conceptualise la dimension externe des politiques europennes de lasile , aussi nomme externalisation de lasile, qui rapparat dbut 2003 dans des propositions du Premier Ministre britannique Tony Blair de crer des zones de protection spciale dans certaines rgions du monde (ex : Afrique centrale, Moyen-Orient) afin dy concentrer les rfugis et galement de crer au bord de lUnion Europenne, chez ses voisins, des centres pour y transporter et y enfermer durant le traitement des demandes dasile les exils approchant des territoires europens. En 2003 le rseau Migreurop entreprend de recenser les camps dtrangers en Europe et dans les pays mditerranen faisant apparatre une ralit souvent mconnue des europens (cf. : Image n1). En 2007, la politique du droit dasile historiquement dirige en France par le Ministre des Affaires Etrangres et sous tension, depuis plusieurs annes, entre celui-ci et le Ministre1011

Le chemin sans issue de l'asile territorial , Accueillir - Revue du SSAE, juin 2002, n225

Source : dtail extrait de la Les camps dtrangers en Europe et dans les pays mditerranens en ligne sur le site de lassociation Migreurop : http://www.migreurop.org/IMG/pdf/carte-fr.pdf

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de lIntrieur, est place sous la tutelle politique du nouveau dpartement ministriel trs controvers ds sa cration, en charge de la promotion de lidentit nationale et de limmigration dont les missions premires sont de lutter contre limmigration illgale, la fraude documentaire des trangers, le travail illgal des trangers. Le ministre de limmigration, de lintgration, de lidentit nationale et du codveloppement () est comptent, dans le respect des attributions de l'Office franais de protection des rfugis et apatrides et de la Commission des recours des rfugis, en matire d'exercice du droit d'asile et de protection subsidiaire et de prise en charge sociale des personnes intresses.12. Comment passe-t-on en moins de trente ans de la situation prvalant encore dans les annes 1960 o les exils taient perus comme des victimes13, objets de compassion, celle de coupables contrler, chasser et enfermer dans des camps ? Dans cette transformation des cultures politiques europennes, quelles relations existent entre lopinion publique et les actions des lites dirigeantes, notamment politiques et administratives, qui participent aux politiques publiques concernes ? Enfin, comment voluent respectivement les forces politiques de gauche et de droite notamment lorsque leurs partis accdent au gouvernement et dirigent les politiques publiques du droit dasile ?

La rponse un envahissement migratoire ?Le mode de justification gouvernementale le plus gnral de ces politiques, de leurs volution, renvoie des transformations des mouvements migratoires qui changeraient de nature (conomiques plus que politiques) sous leffet dune hyper attractivit des pays riches et, tout en dvoyant le sens de la procdure dasile, feraient courir des risques indits de submersion de socits occidentales dj affaiblies par la crise conomique, le chmage et les difficults de financement des services sociaux Si il est encore possible de raisonner dans ce domaine, tentons de le faire face ces arguments : La thorie dune migration devenue essentiellement conomique occulte la croissance du nombre de rfugis reconnus comme tels dans le monde depuis trente ans 14. Aprs vingt12

Dcret n 2007-999 du 31 mai 2007 relatif aux attributions du ministre de l'immigration, de l'intgration, de l'identit nationale et du codveloppement13

Grard NOIRIEL, Rfugis et sans-papiers La Rpublique face au droit dasile, XIXe XXe sicle, Paris : Hachette / Pluriel, 1999, p.229 et s. 14 Michel AGIER, Au bords du monde, les rfugis, Paris : Flammarion, 2002, 187 p. Stephen CASTLES, Heaven CRAWLEY, Sean LOUGHNA, States of Conflit : Causes and patterns of forced migration to the EU and policy responses, London : Institute for Public Policy Research, 2003. Haut Commissariat des Nations Unies pour les Rfugis (HCR), Les rfugis dans le monde Cinquante ans daction humanitaire, Paris : Editions Autrement / HCR, 2000.

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cinq ans de stabilit autour de 2,5 millions (de 1950 au milieu des annes 1970), cette population augmente rgulirement jusqu 18 millions en 1992 et 12 millions aujourdhui. Encore ne sagit-il que de chiffres relatifs aux rfugis officiels. Si lon y ajoute les dplacs internes et les exils qui naccdent pas ce statut, le nombre de personnes contraintes lexil est estim prs de 50 millions. Or les causes initiales de migrations forces ne sont pas mystrieuses. Pour nen citer que quelques unes15 : dans la Corne de lAfrique une srie de guerres dplace des millions de rfugis. Le long conflit afghan en fait fuir six millions. En Amrique centrale, trois guerres dplacent plus de deux millions de personnes. Dans le mme temps des Sri Lankais se rfugient en Inde, des Ougandais au sud du Soudan, des Angolais en Zambie et au Zare, des Mozambicains dans six pays voisins, etc. Et aux guerres sajoute encore la permanence des perscutions politiques, religieuses, ethniques et sociales dans le monde. La thorie dune hyper attractivit des pays riches comme principal facteur dexil rsiste mal lobservation des volutions de populations rfugies dans les diffrentes rgions du monde16. En ordre de grandeur, pour les vingt-cinq dernires annes, le chiffre fluctue autour de 1 millions sur le continent amricain ; il passe de 500 000 3 millions sur le continent europen, lessentiel de la croissance ayant lieu en 1991 /1992 ; mais il passe de 2 7 millions en Afrique, en augmentation depuis 1985 et de 1 8,5 millions en Asie, lessentiel de laccroissement ayant lieu en 1980 et 1981. Lvolution en Europe est donc postrieure et trs infrieure celles de lAsie et de lAfrique. Elle implique en effet des personnes fuyant dabord proximit de leur patrie puis trouvant ensuite refuge dans une contre plus loigne. Sur les dizaines de millions dexils dans le monde quelques millions sollicitent finalement lasile dans les pays occidentaux o les rfugis reprsentent, en tendance, moins de 1 % de la population. Pas plus de huit de ces pays (Sude 1,75 % - Danemark 1,3% - Allemagne 1,19% - Suisse 1,11% - Norvge 1,05% - Autriche 1 % - Pays-Bas 0,8% - Canada 0,4 %) apparaissent dans la liste des quarante premiers pays daccueil. Linterprtation en termes denvahissement ncessite de considrer non pas les rfugis mais les demandes dasile. Elle sont stables depuis vingt-cinq ans en Amrique du Nord (entre 20 et 180 000 par an), Australie et Nouvelle-Zlande (en de de 50000 par an pour les deux runis). En Europe, au contraire, ce chiffre annuel se situait, selon le HCR, entre 100 000 et15

Voir aussi : Andr GUICHAOUA (dir.), Exils, rfugis, dplaces en Afrique centrale et orientale, Paris : Karthala, 2004, 1066 p. 16 HCR, Les rfugis dans le monde.., op.cit., p.125.

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200 000 jusquen 1988. Il augmente jusqu prs de 700 000 en 1992 et redescend un peu plus de 250 000 en 1995. Depuis lors, une nouvelle croissance est observable jusqu 450 000 en 1999 suivie dune dcroissance ramenant 325 000 en 2003. On peut certes souligner un cart entre les continents. Mais lon peut remarquer aussi que durant les dix dernires annes, la tendance en Europe est stable, avec des fluctuations de faible amplitude, autour du niveau pivot de 400 000. En outre, si lon rapporte ces chiffres aux nombres annuels de naissances nouvelles : le ratio est de lordre de 10%, ses valeurs successives variant faiblement autour de ce niveau. Enfin, lensemble de ces donnes ne tient pas compte des disparitions dexils que ce soit par dcs ou par dpart. En France entre le 31 dcembre 1973 et le 31 dcembre 1993, ces sorties reprsentent pas moins de 80,67% des entres de la population des rfugis17 ! Il nexiste pas de donnes pour les demandeurs dasile dbouts de leur demande, leurs sorties sont donc toujours ignores mais on peut les supposer au moins aussi importantes sinon plus que celles des rfugis statutaires.

Un contre coup de la crise conomique ?Dans le cas de la France comme pour dautre pays occidentaux une autre manire dvacuer la thse de lenvahissement migratoire consisterait simplement montrer que le nombre dentres dtrangers sur le territoire national entre 1945 et 1975 est trs suprieur, tant en taux annuel quen valeurs cumules, ce quil est entre 1975 et 200518. Cependant un tel argument se voit alors oppos une objection si profondment ancre dans limaginaire collectif des franais quelle en est devenue un vritable paradigme de la perception des politiques migratoires : partir de 1974, la crise conomique change tout. Cette interprtation ne relve pas seulement du sens commun : on la retrouve, en tout ou partie, dans des crits acadmiques. Ainsi Patrick Weil, dans sa thse sminale soutenue en 1988, produite aprs une exprience professionnelle en Cabinet ministriel dans le gouvernement socialiste de 1981, thse cadre chronologiquement sur la priode postrieure 1974 observe :

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Durant cette priode, le nombre de personnes entrant sous la protection du statut de rfugi en France est de 238000 et le nombre de personne en sortant (dcs ou dpart ou retrait du statut) est de 192000, soit 80,67% du chiffre prcdent, engendrant une croissance de la population totale de seulement 46000 personnes. Luc LEGOUX, La crise de lasile politique en France, Paris : CEPED, 1995, p.128-129.18

Cf. : Tableau 2 : Evolution annuelle des effectifs dtrangers par nationalits in : A. Spire, Etrangers la carte, Paris : Grasset, 2005, p.372.

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L'anne 1974 marque un tournant rel et symbolique dans la politique gnrale d'immigration de l'aprs seconde guerre mondiale qui avait vu jusque l les autorits publiques faciliter l'entre et le sjour d'immigrs. 19 Comme lobserve Sylvain Laurens la thse de Patrick Weil t fondatrice et reprise par bon nombre de travaux ultrieurs. 20 Un autre chercheur auteurs de nombreux ouvrages sur le domaine, Yvan Gastaut, expose ainsi, en 1993, dans la Revue Europennes des Migrations Internationales, ce qui apparat comme un paradigme : Ds 1972, la crise conomique qui toucha notre pays, fut lorigine du sentiment xnophobe dune partie de lopinion. Les Franais en plein dsarroi, mirent en cause les immigrs. Les Maghrbins devinrent alors les Italiens ou les Polonais de lentre-deuxguerres. (...) Cette flambe raciste [de 1973], outre les raisons conomiques, eut une origine plus cache : une forme de rancoeur lie la guerre dAlgrie apparut dans une partie de lopinion. 21 Trois plus tard Ralph Schor, dans la mme Revue Europenne des Migrations Internationales, lun des revues centrales de ce domaine dtude en France et relativement proche des administrations ministrielles, dresse, en introduction de son article, un tableau comparatif des annes 1930 et des annes 1980 : Sans quil soit ncessaire de trop forcer le rapprochement, les annes 1930 et les annes 1980 prsentent plusieurs traits communs : une conjoncture de crise conomique marque notamment par une importante croissance du chmage ; la prsence au pouvoir de la gauche qui remporta les lections lgislatives de 1931 et 1936, ainsi que les prsidentielles de 1981 ; la forte personnalit dun Lon Blum en 1936 et dun Franois Mitterrand en 1981 ; plus gnralement , chacun des deux poques considres, le sentiment dune profonde mutation de la socit, mutation se traduisant par un recul des valeurs traditionnelles et lentre du pays dans un monde moderne, technique, urbain. Dans les annes 1930 comme dans les annes 1980, une importante population immigre rsidait en France : les recensements permirent de dnombrer 2 890 000 trangers en 1931, 2 453 000 en 1936, 3 680 000 en 1982, 3 580 000 en 1990, ce qui reprsente, chaque recensement, environ 7% de la population totale. Enfin, la faveur de ces temps de crise et de mutation, lextrme droite se renforce et se fait entendre avec insistance. 22 Cette interprtation, reprise par lensemble dune gnration de chercheurs quelles que soient leurs spcialits en sciences humaines, nest pas lapanage de ceux qui travaillent en collaboration avec les technocraties ministrielles. Danile Lochak, Professeur de droit public,19

WEIL Patrick, L'analyse d'une politique publique La politique franaise d'immigration 1974-1988, p. 36.

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Sylvain LAURENS Suspendre limmigration : 1974 pass au crible dune sociologie de l(in)dcision , Sminaire immigration et sciences sociales, ENS, Paris, dir. A. Spire et C. Zalc, janvier 2005. Texte en ligne : http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/preprints/laurens.html 21 GASTAUT Yvan, La flambe raciste de 1973 en France , Revue europenne de migrations internationales, 1993, Vol.9, n2, p. 61.22

SCHOR Ralph, L'extrme droite franaise et les immigrs en temps de crise. Annes trente-annes quatre vingts , Revue europenne de migrations internationales, 1996, Vol. 12, N 2, p. 241.

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Prsidente pendant quinze ans du GISTI, association militante de dfense des sans-papiers ayant combattu les politiques antimigratoires, reprend cette interprtation dans son livre de rfrence en 1985, dans un article en 1997 et, rcemment, dans un livre interview de 2007 : 1985 : Face la rcession et au chmage, le gouvernement franais, linstar de ses homologues europens, choisit de fermer les frontires et de refuser toute immigration supplmentaire. La politique gouvernementale se traduit donc par un renforcement des contrles, non seulement lentre mais sur lensemble du territoire, en vue de dtecter des clandestins. 23 1997 : Deux ans plus tard, la suite du premier choc ptrolier , les pouvoirs publics dcident de suspendre limmigration de travailleurs. Va alors sinstaurer progressivement, au nom de la matrise des flux migratoires , et mesure que la situation de lemploi se dgrade, un contrle de plus en plus svre sur les trangers. 24 2007 : les retombes conomiques de ce quil est convenu dappeler le premier choc ptrolier conduisent les pouvoirs publics dcider la suspension de limmigration de travailleurs. On va alors voir sinstaurer progressivement, tout au long du septennat giscardien, sous le double effet de lextension du chmage et du dveloppement de lidologie scuritaire, un contrle de plus en plus svre des trangers. 25 De mme, le principal ouvrage de statistiques relatives au droit dasile en France, celui de Luc Legoux26 est structur en parties successives scindes par la date de 1974 ce qui affaiblit lanalyse des continuits qui franchissent cette date. Jusquau milieu des annes 2000, il est peu prs impossible, de trouver un ouvrage franais sur limmigration en France qui ne reprenne pas son compte cette interprtation dune gense des politiques antimigratoires amorce en 1974. Comme lobserve Sylvain Laurens, la date de 1974 joue dans bon nombre de travaux le rle de balise et de point de bascule 27

et sert cadrer

chronologiquement les tudes. Faute denjamber et dencadrer cette date les tudes franaises ne montrent pas ce qui relie lavant et laprs 1974 : cest lun des aspect de cet impens culturel sur les relations entre le fait colonial et la gestion des dcoloniss immigrs. Cette interprtation du retournement des politiques migratoires et avec elles de la politique du droit de lasile peut tre rsume ainsi : lanne 1974 et la dcision de fermeture des frontires, en juillet, constitue une rupture dans lhistoire de la politique de limmigration tributaire, selon les interprtations, de la crise conomique ouverte par le premier choc ptrolier de septembre 1973 et/ou dun afflux migratoire ; llvation des taux23 24

Danile Lochak, Etrangers : de quel droit ?, Paris : PUF, 1985, p. 166. Danile Lochak, Les politiques de limmigration au prisme de la lgislation sur les trangers , in : Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal (dir.), Les lois de linhospitalit : les politiques de limmigration lpreuve des sans-papiers, Paris : La Dcouverte, 1997, p.32. 25 Danile Lochak, Face aux migrants : Etat de droit ou tat de siege ?, Paris : Textuel, 2007, p.31. 26 Luc LEGOUX, La crise de lasile politique en France, op. cit.27

Sylvain LAURENS Suspendre limmigration : 1974 pass au crible dune sociologie de l(in)dcision , Sminaire immigration et sciences sociales, ENS, Paris, dir. A. Spire et C. Zalc, janvier 2005. Texte en ligne : http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/preprints/laurens.html

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de chmage exacerbe les tensions sur le march du travail et, de ce fait, la concurrence entre la main doeuvre nationale et la main doeuvre immigre ou susceptible dimmigrer expliquant ainsi lorigine essentiellement populaire de la volont de fermeture des frontires. Une telle interprtation de lhistoire est sduisante par sa cohrence densemble et par une apparente objectivit lie au fait quelle semble pouvoir rallier des points de vue politiques de droite et de gauche. Cependant des lments essentiels de cette vision de lhistoire sont aujourdhui contredits par les recherches menes tant en sociologie gnrale des politiques publiques quhistoire des politiques de limmigration. Les principaux modles explicatifs du changement28 dans les processus de politiques publiques, bass sur les observations de divers secteurs daction publique et dans divers pays, donnent penser quun changement profond dorientation politique dans laction publique, tel que celui rvl par la dcision officielle du gouvernement franais en juillet 1974, provient dune volution au long cours de lordre dune ou plusieurs dcennies. Ces observations nexcluent pas la possibilit de dcisions soudaines et relativement improvises y compris contre courant des rapports de forces qui faonnent ltat de la configuration des acteurs les plus spcialiss et les plus engags dans le cours dune politique publique, mais amnent supposer que de telles dcisions auront une porte de court terme et de peu deffet sur les dynamiques de changement dans laction dun Etat long terme. Ce cadre thorique introduit donc un doute quand la corrlation que lon pourrait tablir entre la dcision de 1974 de fermeture des frontires,et mmes celles qui suivent immdiatement aprs, sur le regroupement familial, et un choc ptrolier qui ne date alors que de quelques mois o une crise conomique qui nest vritablement perue comme tel que longtemps aprs.

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Sabatier (P.), Policy Change over a Decade or More, in : Sabatier (P.), Jenkins-Smith (H.) (dir.), Policy Change and Learning. An Advocacy Coalition Framework, Boulder, Westview Press, 1993. Jobert (B.), Muller (P.), Ltat en action, Paris, PUF, 1987 (chapitre V). Paul Piersons, When Effect becomes Cause. Policy Feedback and Political Change , World Politics, n45, 1993 ; Dismantling the Welfare States ? Reagan, Thatcher and the Politics of Retrenchment, Cambridge : Cambridge University Press, 1994

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Les recherches29 les plus rcentes, en sociohistoire, disposant notamment daccs jusque l difficiles aux archives ministrielles et administratives montrent que la dcision du 3 juillet 1974 de fermeture des frontires par le Conseil des Ministres, est le produit dune longue histoire qui puisse ses racines dans les politiques antrieures de gestion de limmigration et dans les effets sur ladministration en mtropole de la dcolonisation. Bien loin dtre corrle au choc ptrolier de 1973, qui ouvre tout au plus une fentre dopportunit politique la nouvelle quipe arrivant au pouvoir en 197430, cette dcision de fermeture des frontires, est rattache des reconversions technocratiques de la fonction publique coloniale dans la gestion des questions migratoires durant toutes la dcennie des annes 1960 la fois sous langle des politiques de scurit, profondment marques par la guerre dAlgrie, et sous langle des politiques sociales daccueil des travailleurs immigrs. De la dcolonisation au problme de limmigration, on ne cesse aujourdhui de dcouvrir les liens et les transferts, idologiques et humains, qui passent par des rseaux technocratiques forms dans ladministration coloniale, en mtropole ou dans les colonies, engags dans les luttes antiindpendantistes ou ayant subits plus que dautres les consquences de la dcolonisation et qui ont t ensuite massivement reconvertis dans ladministration de limmigration au titre dun savoir faire revendiqu tant pour lencadrement policier que pour lencadrement social des immigrs dcoloniss (cf. ci-dessous chapitre 3). Pour ces raisons, linterprtation la plus rpandu aujourdhui dans lespace public sur ce qui se joue dans les annes 1970 parat intellectuellement fragile. Il reste cependant considrer lautre dimension de cette interprtation : celle de lorigine populaire du mouvement politique allant dans le sens dun rejet des trangers en liaison avec les tensions apparues sur le march du travail et les ractions xnophobes quelles peuvent entraner.

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BERNARDOT Marc, Larchipel des foyers. Sociologie historique de la Sonacotra (1956-2006), Paris, LHarmattan. 2007 ( paratre). - DE BARROS Franoise, Des Franais musulmans dAlgrie aux immigrs. Limportation des classifications coloniales dans les politiques du logement en France (1950-1970). Actes de la recherche en sciences sociales, 2005, n159, 26-52. - DE BARROS Franoise, Contours dun rseau administratif algrien et construction dune comptence en affaires musulmanes . Les conseillers techniques pour les affaires musulmanes en mtropole (1952-1965) , Politix, n 76, 2006, p. 97-117. LAURENS Sylvain, Hauts fonctionnaires et immigration en France (1962-1982) Socio-histoire dune domination distance, Thse pour le doctorat de lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, dir. Grard Noiriel, 692 p - LAURENS Sylvain, La noblesse dEtat lpreuve de lAlgrie et de laprs 1962 , in : Politix, n 76, 2006, p. 75-96 - RIGOUSTE Mathieu, Lennemi intrieur postcolonial De la lutte contre la subversive au contrle de limmigration dans la pense militaire franaise. Une socio-histoire du contrle scuritaire 1954-2007, Kadri Assa (dir.), Univ. Paris 8, 2007. - SPIRE Alexis, Etrangers la carte Ladministration de limmigration en France (1945-1975), Paris : Grasset, 2005, 402 p. 30 Voir notamment la belle tude de Sylvain LAURENS Suspendre limmigration : 1974 pass au crible dune sociologie de l(in)dcision , Sminaire immigration et sciences sociales, ENS, Paris, dir. A. Spire et C. Zalc, janvier 2005. Texte en ligne : http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/preprints/laurens.html

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Le reflet dune xnophobie populaire ?Par xnophobie nous entendons lensemble des discours et des actes tendant dsigner ltranger comme un problme, un risque ou une menace pour la socit daccueil et le tenir lcart de cette socit, que ltranger soit au loin et susceptible de venir, ou dj arriv dans cette socit ou encore depuis longtemps install. Le dveloppement de la xnophobie en Europe est souvent reli voire rduit aux succs lectoraux des partis dextrme droite. Cette interprtation constitue le paradigme notamment des politiques dites de lutte contre le racisme et la xnophobie31. Il est vrai que ces partis sont aujourdhui prsents dans plus de la moiti des parlements nationaux de lUnion Europenne, quils sont arrivs au pouvoir dans plusieurs Etats-membres travers les coalitions gouvernementales et quils marquent lagenda politique c'est--dire la hirarchie des sujets prioritairement abords de presque tous les pays mme en demeurant minoritaires ou marginaux. Plus encore, leurs ides sont aujourdhui relayes dans lespace public par les mdias officiels et les partis de gouvernement, et ceci dans de nombreux pays europens Cependant trop se focaliser sur le lien ventuel entre le dveloppement de ces partis xnophobes et le dveloppement de la xnophobie comme phnomne culturel, on risque de nenvisager quune seule relation de causalit, domettre ltude de la relation inverse et, au fond, docculter la question cruciale des origines tant de la rmergence de lextrme droite que de la xnophobie dans nos systmes politiques. Linterprtation aujourdhui dominante dans les discours gouvernementaux et les mdias les plus proches des lites dirigeantes renvoie implicitement ou explicitement des mouvements dopinion populaires32, marqus par la peur des migrants en situation de crise conomique33, pour expliquer lmergence des partis dextrme droite34, de la xnophobie et des politiques publiques de rejet des trangers.

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Pour une illustration : COSTA-LASCOUX Jacqueline, La lutte contre le racisme en Europe : I - Les instruments internationaux , Revue europenne de migrations internationales, Anne 1995, Volume 11, Numro 3, p. 205 - 219 32 Pour une totale incapacit concevoir la haine de ltranger autrement que dans sa forme dexpression populaire : HETTLAGE-VARJAS Andra; HETTLAGE Robert, La haine de l'tranger , Revue europenne de migrations internationales, Anne 1994, Volume 10, Numro 2, p. 45 - 55 33 Pour un modle du genre : GASTAUT Yvan, La flambe raciste de 1973 en France , Revue europenne de migrations internationales, Anne 1993, Volume 9, Numro 2, p. 61 75 Mme face une flambe raciste datant de 1973, lauteur (en 1993) soutient linterprtation conomique de la crainte populaire des trangers et, bien que la flambe ait t dclenche par une circulaire ministrielle, considre lvnement comme un effet involontaire de la politique gouvernementale. 34 SCHOR Ralph, L'extrme droite franaise et les immigrs en temps de crise. Annes trente-annes quatre vingts , Revue europenne de migrations internationales, Anne 1996, Volume 12, Numro 2, p. 241 - 260

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Le schma dinterprtation sous-jacent na pas besoin dtre rappel dans chaque discours tant il fait appel une logique de sens commun qui, par sa simplicit, revient facilement lesprit : la crise conomique se dclare dans les annes 1970 ; les classes populaires sont affectes par le chmage ; elles se mettent craindre la concurrence de la main duvre trangre et percevoir la cohabitation avec elle comme une atteinte ses intrts ; le nationalisme xnophobe prospre sur ce courant dopinion populaire ; les politiques antimigratoires se justifient alors logiquement par le respect des principes de la dmocratie reprsentative et/ou par le souci de prserver celle-ci dune trop forte expansion des partis dextrme droite menaant cette dmocratie dans ses fondements libraux. Une phrase, mme allusive, ou simplement quelques mots rappelant les transformations de lopinion publique, les craintes qui sexpriment ou lanxit de la population face des migrations croissantes suffisent produire cette imputation causale et suggrer le schma qui tout la fois explique et justifie les politiques publiques dans ce domaine. Produite et diffuse par des lites gouvernementales, politiques, journalistiques et intellectuelles, cette interprtation fait la part belle ces lites elles-mmes : face aux irrationalits des peuples, les dirigeants ne feraient que reflter et satisfaire les vux politiques de ceux-ci tout en modrant leurs ardeurs pour viter les drives dangereuses. Du peuple viendrait limpulsion originelle du mouvement politique et des lites sa transcription gouvernementale et sa modration. On retrouve l des registres banals de lgitimation politique : limage dun pouvoir accord des valeurs ; celle dlites claires, vecteurs et protecteurs de la raison dmocratique. Il y a pourtant de bonnes raisons de rechercher une autre interprtation. La premire concerne lopinion publique laquelle on ne saurait imputer plus de responsabilit quelle nen a effectivement dans le fonctionnement de nos systmes politiques malgr les croyances entretenues par les sondages dopinion. Les opinions sont des forces et les rapports d'opinions sont des conflits de forces , analysait Pierre Bourdieu35. Or ltat de ce rapport de forces, considr entre gouvernants et gouverns au sein de nos systmes politiques, ne fait gure doute : le citoyen ordinaire ne consacre pas plus de quelques heures par semaine suivre la vie politique et dpend, dans la formation de ses convictions, de leaders dopinions ministres, dirigeants de partis, journalistes, personnalits clbres, organisations dont les moyens dexpression dans lespace public sont infiniment suprieurs.35

P. Bourdieu, "L'opinion publique n'existe pas" (1972)

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Ce sont encore ces lites, observait des conservateurs comme Charles Edward Lindblom36 aprs Joseph Schumpeter37, qui choisissent dans le flot continue des problmes sociaux susceptibles dtre rigs en problmes publics dune poque ceux qui sont placs au sommet de lagenda politique c'est--dire au centre des dbats auxquels les citoyens ordinaires assistent. Et ils y assistent, nous a appris pour sa part Jrgen Habermas38, en spectateurs relativement passifs dune scne publique o les principaux acteurs sont aujourdhui des professionnels de la politique et des politiques. Il faudrait citer encore toute la sociologie des politiques publiques39, pour rappeler ce rle primordial des lites sectorielles dont les activits (fonctionnaires, ministres, experts, lobbyistes) sont pour le moins distantes de lopinion publique et largement autonomes par rapport la vie politique telle quelle apparat (mdiatique, partisane, lectorale) aux yeux dun public largi. Dans le cadre de ce paradigme technocratique et litiste, il devient difficile dimputer au peuple le rle moteur de lhistoire que ce soit pour le meilleur ou pour le pire. Or ce paradigme gnral concide parfaitement avec les tudes plus rcentes et plus spcialiss sur les phnomnes qui nous intressent ici : nationalismes xnophobes et politiques antimigratoires. Les travaux prcits en socio-histoire montrent que les premires dcisions de fermeture des frontires et de politiques antimigratoires au dbut des annes 1970 plongent leurs racines dans la dcennie antrieure profondment marque par la dcolonisation et ses effets politiques sur lex-mtropole depuis les frustrations lies la perte de lEmpire colonial jusquaux ncessaires reconversions de fonctionnaires travaillant dans ou sur les colonies et tents de revendiquer une comptence relative aux anciens indignes devenus de nouveaux immigrants. On voit apparat alors une source technocratique de construction de limmigr comme problme, risque ou menace qui impulsent une dynamique trs antrieure aux chocs ptroliers de politique antimigratoire. Les tudes sociologiques runies par Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal40, sous le titre Les lois de linhospitalit : les politiques de limmigration lpreuve des sans-

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C.E Lindblom, The policy-making process (1968) J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et dmocratie (1953) 38 J. Habermas, Lespace public (1962) 39 Pour une belle synthse : Wayne PARSONS, Public Policy - An Introduction to the Theory and Practice of Policy Analysis, Aldershot (UK), Brookfield (US) : Edward Elgar, 1995. 40 Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal (dir.), Les lois de linhospitalit : les politiques de limmigration lpreuve des sans-papiers, Paris : La Dcouverte, 1997.

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papiers, et notamment celle de Danile Lochak41, confirment celles ralises par ailleurs sur lAutriche42, lEspagne43, la Grce44, lItalie45 et le Royaume-Uni46 : toutes montrent que ce tournant politique et culturel met en jeu dautres acteurs que le citoyen ordinaire : des ministres, conseillers, hauts fonctionnaires, agents publics et semi-publics, experts, lobbyistes, chargs de communication qui nont pas tous besoin, loin sen faut, de tenir compte dune opinion publique souvent enrle peu de frais dans la justification des positions politiques de ceux qui sexpriment. Le travail dAnnie Collovald47 permet en outre de dconstruire aujourdhui trs efficacement le mcanisme litiste de qualification de lextrme droite par rfrence au peuple. Elle a montr, dans le cas de la France, que la base sociale tant des lecteurs que des leaders de cette sensibilit na rien de spcifiquement populaire. Sylvain Laurent montre aussi que le discours sur le racisme du peuple se construit au sein des lites dans les annes 1970 une poque o le Front National ne pesait pas sur la vie politique48. De cet tat des connaissances dcoule alors une hypothse qui consiste considrer les dispositifs anti-migratoires et avec eux le retournement des politiques du droit dasile, non pas comme une consquence mais comme une cause de lactivation de la xnophobie, probablement prsente ltat latent dans toute socit humaine, mais qui ne peut asseoir son empire sur le champ politique que lorsque des lites dirigeantes dsignent ltranger comme un problme, une menace ou un risque travers les actes ordinaires de laction publique. Ce type danalyse rejoint celle de Teun Van Dijk49 sur le rle prpondrant du racisme litaire41

Danile Lochak La politique de l'immigration au prisme de la lgislation sur les trangers , in : Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal (dir.),ibid. op. cit. 42 Tho Van Leeuwen et Ruth Wodak, Legitimizing immigration control : discourse-historical analysis , Discourse Studies, 1999, vol. 1, n1, pp.83-118. 43 Kitty Calavita, A reserve army of delinquents - The criminalization and economic punishment of immigrants in Spain , Punishment & Society, 2003, vol.5, n4, pp.399-413. 44 Anastassia Tsoukala, Le contrle de limmigration en Grce dans les annes quatre-vingt-dix , Cultures & Conflits, 1997, n26/27, pp.51-72 45 Asale Angel-Ajani, Italys racial cauldron Immigration, Criminalization and the Cultural Politics of Race , Cultural Dynamics, 2000, vol. 12, n3, pp.331-352. A question of dangerous race ? , Punishment & Society, 2003, vol.5, n4, pp.433-448.Dario Melossi, In peaceful life Migration and the crime of modernity in Europe/Italy , Punishment & Society, 2003, vol. 5, n4, pp.371-397. 46 Steve Cohen, The local state of immigration controls , Critical Social Policy, 2002, vol.22, n3, pp.518543.Liz Fekete, The emergence of xeno-racism , Race & Class, 2001, vol. 43, n2, pp.23-40. Liza Schuster, John Solomos, Race, immigration and asylum New Labours and its consequences , Ethnicities, 2004, vol.46, n2, pp.267-300. 47 Annie COLLOVALD, Le Populisme du FN , un dangereux contresens, Paris : Editions du Croquant, 2004. 48 Sylvain Laurent, Le racisme, attribut du populaire ? , Revue Plein Droit n69, juillet 2006, p.9. 49 Teun A. Van Dijk, Le racisme dans le discours des lites , texte en ligne sur le site de la revue Multitudes, 10 fvrier 2007 http://multitudes.samizdat.net/Le-racisme-dans-le-discours-des.html

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dans la monte de la xnophobie en Europe mais conduit rechercher les sources et les explications de cette orientation politique des lites dans des processus de politiques publiques par lesquels sagencent des intrts technocratiques et des opportunismes politiques. Selon notre hypothse, la monte en puissance des nationalismes xnophobes dans les systmes politiques europens serait propulse par trente ans de politiques disqualifiant les demandes dasiles, claironnant la fermeture des frontires, interdisant les regroupements familiaux, souponnant les mariages mixtes, multipliant les rafles policires de sans-papiers, focalisant lactualit sur quelques pateras, crant le dlit de solidarit avec les exils, organisant des expulsions de masses, militarisant les frontires On peut parler de xnophobie de gouvernement pour dsigner cette emprise idologique acquise sur lensemble des politiques publiques. Il sagit dune forme de xnophobie particulire qui nest pas exprime par des slogans extrmistes ou des jurons racistes mais travers les discours beaucoup plus poss et trs officiels de gouvernants, fonctionnaires et lus, ainsi que par des actes lgislatifs, administratifs et juridictionnels qui se font entendre fortement dans lespace public : fermeture des frontires, rejet des demandes dasile, refus de visas et de regroupement familial, contrles policiers au facis Les politiques publiques sont des messages grande audience qui, bien loin du racisme vulgaire, suffisent dsigner ltranger comme un problme, un risque ou une menace. Leffet dactivation de la xnophobie par les politiques de rejet est-il volontairement recherch par les gouvernants ou sagit-il dun effet latral involontairement provoqu ? Sagit-il dune drive de la culture politique des lites dirigeantes ou dune maladresse historique, de grande ampleur, activant inconsciemment les nationalismes xnophobes ? Quelle que soit la rponse, on ne peut pas esprer la produire si lon ne commence pas par distinguer la xnophobie de gouvernement et de la xnophobie contestataire caractristique des partis dextrme droite. Encore faut-il aussi, ne pas rserver lexclusivit du fait xnophobe aux groupuscules ou partis dextrme droite ni en exonrer a priori les lites dirigeantes, administratives et politiques. Encore faut-il enfin accepter denvisager, au moins titre dhypothse, que la xnophobie puisse exister sans laffichage dune motion de haine mais travers le froid dtachement qui sied aux lites dirigeantes dans la dsignation dune menace et la rflexion sur les moyens dy faire face.

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Xnophobie de gouvernement, problme de lintentionnalitLtude des politiques du droit dasile sous langle de la xnophobie de gouvernement, prsente un intrt particulier au regard dun ensemble plus vaste, celui des politiques de limmigration. Au sein de cet ensemble en effet, les politiques du droit dasile sont celles qui sont a priori les plus loignes dune volont de rejet des trangers, celles qui se rfrent le plus explicitement des principes daccueil altruistes et des droits humains universels antinomiques avec toute forme de xnophobie. Mthodologiquement il sagit donc dun passage lextrme inverse, dun dtour par le terrain le plus dfavorable lhypothse envisage. On se doute que si la dmonstration est convaincante sur ce secteur, sa porte en dpassera les limites notamment en ce qui concerne les autres politiques migratoires aux intentions thiques ou philanthropiques affiches beaucoup plus modestes. Le concept de xnophobie de gouvernement suscite parfois une interrogation laquelle il a dj t fait allusion, celle de lintentionnalit loeuvre ou non dans le processus historique de monte en puissance de la xnophobie. Le grand retournement du droit de lasile contre les exils serait-il le rsultat recherch dune attitude collective et puissante de nature xnophobe ou bien leffet peu ou pas matris dun ensemble de ractions parses aux conjonctures conomiques et lectorales ? Cette interrogation recoupe celle de lorigine sociale de la xnophobie pouvant tre soit un effet involontaire des politiques antimigratoires soit une cause celles-ci. Dans la premire option, la xnophobie serait un effet latral de ces politiques pesant sur lopinion publique, stimulant une xnophobie contestataire essentiellement populaire (terreau des partis populistes xnophobes), alors que dans la seconde option la xnophobie serait lorigine de ces politiques elles-mmes, simples reflets dune transformation politique des lites dirigeantes dans le sens dune xnophobie de gouvernement essentiellement litaire (prparant la rmergence de partis dextrme droite). Le problme de lintentionnalit est dautant plus central dans lanalyse de ce retournement des politiques du droit dasile contre les exils que personne, absolument personne, aucun acteur technocratique, aucun leader politique, mme lextrme droite, naffiche explicitement son opposition de principe au droit dasile. Tout le monde aime le droit dasile ; personne nest contre le droit dasile et chacun ne veut quen amliorer le respect et, en moins dun demi sicle, il se retourne en son contraire. Vaste impuissance ou vaste complot ? Signaler ce face face caricatural de deux pseudo thories interprtatives que seraient une thorie de limpuissance publique et une thorie du complot cach, qui sont 21

surtout, ainsi formules, deux rhtoriques de disqualification rciproques des interprtations possibles, est une manire dvacuer la caricature mme si certains de ses traits font sens face un phnomne historique dont personne ne semble vouloir revendiquer ni assumer officiellement la paternit politique. La question renvoie en ralit une problmatique centrale de toute sociologie politique de laction publique : en amont de la question de l'identit sociale des gouvernants - Qui gouverne ? - et de celle des modalits pratiques de la gouvernance - Comment gouverne-ton ? -, il en est une autre, plus fondamentale, dont les rponses balisent les diverses voies empruntes par cette sociologie : est-ce que quelqu'un gouverne ? La question prend tout son sens lorsque les enqutes de terrain font dcouvrir le grand nombre et la diversit d'acteurs sociaux interdpendants pouvant tre considrs comme les coauteurs d'une politique. Cette question s'impose plus encore au vu de la prolifration des messages, divers dans leurs formes et dans leurs contenus, qui devraient tre pris en considration pour retrouver le sens d'une politique publique. On peut se demander alors si le processus social et historique que reprsente la formation d'une politique est effectivement matris - au moins par certains acteurs - ou si, au contraire, dclench et perptu par les actes de chacun, il se dveloppe de manire autonome par rapport ces actes et leurs intentions. En termes gnraux, le problme peut tre formul ainsi : une politique suit-elle un cours historique qu'aucun agent particulier n'a dtermin par ses actes ou dlibrment recherch ? La sociologie politique permet de faire ressortir, de ce point de vue, deux schmas dinterprtation, qui constituent les deux ples d'un continuum entre lesquels se situent la plupart des tudes ralises. La premire position, que lon peut qualifier dinteractionniste, voit chaque politique se composer par linteraction dune multitude dacteurs, comme un effet mergent, et suivre au cours du temps une volution assez imprvisible, dont la trajectoire ne saurait tre impute la volont dun acteur, dun groupe ou dune catgorie. La seconde position, que lon nommera intentionnaliste, attire au contraire lattention sur le rle prpondrant que joue(nt) une ou des lites susceptible(s) de peser sur les reprsentations sociales, les systmes de valeurs et de contrler lenchanement des interactions sociales, qui donnent, au cours du temps, le sens que prend une politique publique.

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Le schma interactionniste, schma fondateur de la policy analysis dinspiration amricaine, met laccent sur le caractre diffus et compens50 du pouvoir et, corrlativement, sur la prcarit du leadership politique51. De nombreux groupes ou leaders52 sinscrivent, en allis ou en opposants, dans une comptition politique relativement fluide 53, faite de dmarches essentiellement incrmentales54 visant orienter des actions publiques. Ces leaders et ces groupes subissent en outre les alas des rsultats lectoraux55, des sondages dopinion56 et des activits mdiatiques57 ; lavnement dun changement de fond dans laction gouvernementale parat ds lors conditionne louverture imprvisible et ponctuelle dune fentre dopportunit reliant lvolution de la vie politique, la formation des problmes sociaux et celle des politiques publiques58. La faible matrise de ces processus complexes et instables est lie aux limites cognitives des agents sociaux59 et la diversit de leurs valeurs, perceptions et objectifs60. Lautonomie relative des politiques publiques tient en outre aux processus bureaucratiques61 de concrtisation des choix politiques et aux usages sociaux des rgles de droit62. La mise en oeuvre des politiques publiques apparat comme une source50

Lindblom (C.-E.), The Intelligence of Democracy, New York, The Free Press, 1965, p. 15. Bourricaud (F.), Le modle polyarchique et les conditions de sa survie, Revue franaise de science politique, vol.20, n5, octobre 1970, pp. 893-925. 51 Bourricaud (F.), La sociologie du Leadership et son application la thorie politique, Revue franaise de science politique, juillet-septembre 1953, vol.3, n 3, pp. 446-447. Sur la prdominance de lanalyse microscopique dans la sociologie amricaine, Cahiers internationaux de sociologie, vol. XIII, 1952, pp. 105122. 52 Dahl (R.), Qui gouverne ? (1961), op. cit.53

Heidenheimer (A.), Heclo (H.), Adams (C.-T.), Comparative Public Policy, New York, St Martin Press (3 ed.), 1990, p. 14. 54 Lindblom (C.-E.), The Science of Muddling Through , Public Administration Review, vol.19, n2, 1958, pp.79-88. Gregory (R.), Political Rationality of Incrementalism. C.-E. Lindblom's Contribution to Public Policy making Theory Policy and Politics, vol.17, n2, 1989, pp.139-153. 55 Manin (B.), Principes du gouvernement reprsentatif, Paris, Calmann-Levy, 1995, p. 223 et s. 56 Lancelot (A.), Sondage et dmocratie, in : Sofres, Opinion publique, Paris, Gallimard, 1984, p. 258. 57 Mc Combs (M.-E.), Shaw (D.-L.), The Agenda Setting Function of the Mass Medias, Public Opinion Quaterly, n 36, 1972, pp.176-187. Peters (B.-G.), Hogwood (B.W.), In Search of an Issue-Attention Cycle, Journal of Politics, n 47, 1985, pp. 238-253. Rogers (E.-M.), Dearing (J.-W.), Agenda-Setting Research : Where Has It Been, Where is it going ?, Communication Yearbook, n 11, 1987, pp. 555-594. 58 Kingdon (J.-W.), Agendas, Alternatives and Public Policies, Little, Brown, Boston, Mass. 1984, p. 174. 59 Simon (H.-A.), Models of Man : Social and Rational, New York, John Wiley, 1957, p. 79. Lindblom (C.-E.), The policy-making process, op. cit., p. 16. 60 Lascoumes (P.), Lcopouvoir, Paris, La Dcouverte, 1994, p.17. Rendre gouvernable : de la traduction au transcodage. Lanalyse des processus de changement dans les rseaux daction publique, in : CURAPP, La gouvernabilit, Paris, PUF, 1996, p. 325-338. 61 Pressman (J.-L.), Wildavsky (A.), Implementation, op. cit., p.128-133. Mayntz (R.), Die Implementation politischer Programme. Theoretische berlegung zu einem neuen Forschungsgebiet, Die Verwaltung, n10, 1977, pp. 51-66. Maintz (R.) (Hrsg.), Implementation politischer Programme II. Anstze zur Theoriebildung, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1983. 62 Lascoumes (P.), Normes juridiques et mise en oeuvre des politiques, LAnne sociologique, n 40, 1990, p. 44.

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partiellement irrductible dincertitudes qui laissent place la redfinition des orientations et fragilisent la frontire conceptuelle entre formulation et excution des politiques63. Dans le cadre de ce schma, et dans ce cadre-l seulement, le problme majeur qui se pose est celui de la gouvernabilit64 : comment face une ralit sociale aussi fragmente, fluide et incertaine, concevoir quun acte de gouvernance permette un acteur quel quil soit, y compris ltat, datteindre effectivement les objectifs quil poursuit65 ? A loppos du prcdent, le schma intentionnaliste, attach pour partie aux analyses marxistes 66, litistes 67 et no-corporatistes 68, repose fondamentalement sur la reconnaissance dune tendance la concentration des ressources de pouvoir, selon des figures oligopolistiques ou monopolistiques, entre les mains de groupes dindividus dirigeant effectivement les politiques publiques69. Une structure du pouvoir apparat70 travers laquelle se subdivisent les lites dirigeantes qui laissent la plus grande partie de la population le rle de moutons de panurge71 ou de spectateurs passifs dun espace public de reprsentation72. Le jeu politique se droule alors essentiellement aux chelons suprieurs du pouvoir o les protagonistes agissent en fonction de visions du monde socialement construites73 (gnralement conformes leurs intrts respectifs), quils tentent dimposer et de transcrire en politique publique (textes juridiques, discours officiels, comportements individuels et collectifs...)74. La russite dune telle tentative est fonction des rapports de forces et reflte63

Hjern (B.), Hull (C.), Implementation Research as Empirical Constitutionalism, op. cit. Goggin (L.), Bowman (A.), Lester (J.-P.), OToole (L.J.), Implementation Theory and Practice,Glenview Scott-Foresman & Cie, 1990. 64 Mayntz (R.), Governing Failures and the Problem of Governability, in : Kooiman (J.), (ed.), Modern Governance, Londres, Sage, 1993. 65 Bourricaud (F.), A quelles conditions les socits post-industrielles sont-elles gouvernables ?, in : Seurin (J.L.) (dir.), La dmocratie pluraliste, Paris, Economica, 1981, pp. 141-164. 66 Par exemple : Althusser (L.), Idologie et appareils idologiques dtat (1970), in : Positions (1964-1975), Paris, Ed. sociales, 1978, p. 67-125. Bourdieu (P.) La Noblesse dEtat, Paris : Ed. Minuit, 1989. 67 Sur lcole litiste, cf. Aron (R.), Note sur la stratification du pouvoir, Revue franaise de science politique, vol.4, n 3, juillet-dcembre 1954, p. 469. 68 Schmitter (P.-C.), Still the Century of Corporatism ?, op.cit. 69 Les formules changent (...) le fait oligarchique demeure, Aron condense ainsi les conclusions de Mosca et Michels, Classes sociales, classe politique, classe dirigeante (1960), in : Aron (R.), tudes sociologiques, Paris, PUF, 1988, p.149. 70 Mills (C.-W.), Llite du pouvoir, Paris, Maspro, 1969. Birnbaum (P.), La structure du pouvoir aux tatsUnis, Paris, PUF, 1971, p.115. On retrouve galement cette structuration du pouvoir politique chez : Schmitter (P.-C.), Still the Century of Corporatism ?, op. cit. ; Jobert (B.), Muller (P.), Ltat en action, op.cit. 71 Schumpeter (J.), Capitalisme, socialisme et dmocratie (1947), Paris, Payot, 1991, p. 103 72 Habermas (J.), Lespace public, (1962), Paris, Payot, 1993, p. 183. 73 Young (K.), Value in the Policy Process, op.cit. ; Jobert (B.), Reprsentations sociales, controverses et dbats dans la conduite des politiques publiques, op. cit., p. 222. 74 Sabatier (P.), Top-Down and Bottom-Up Approaches to Implementation Research : A Critical Analysis and Suggested Synthesis, Journal of Public Policy, vol. 6, n1, 1986, p.39.

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finalement la situation de domination, relative ou absolue (hgmonie), acquise par un groupe ou une catgorie sociale75. Lobservation des situations de domination ou dhgmonie politique namne pas en dduire limmuabilit des politiques publiques, mais sinterroger sur les conditions et modalits du changement dans la construction sociale et intellectuelle de ces politiques. En effet, la concentration des ressources de pouvoir tendant stabiliser les positions de domination ou dhgmonie, stabilise aussi les orientations de politiques publiques et le changement, toujours conu comme un basculement radical, apparat alors comme un problme analytique de premier plan 76. Ni lun, ni lautre schma ntant absurde ou dconnect de la ralit, rejeter compltement lun des deux entranerait invitablement un aveuglement dogmatique conduisant occulter des aspects essentiels de la ralit sociale. En les conservant lun et lautre, au contraire, on peut les considrer comme des ressources thoriques, des instruments de contrle, permettant dviter le pige du dogmatisme en contraignant produire des images de la ralit sociale - variables selon les objets tudis - qui, a priori, ne soient strictement incompatibles ni avec lun, ni avec lautre schma. Cependant, au del dune justification pdagogique dvidence qui fait obligation lenseignant dviter toute fermeture dogmatique des esprits lun de ces schmas, deux raisons justifient de ne pas verser dans un oecumnisme qui imposerait au chercheur, en toutes circonstances, de les considrer comme strictement quivalents. Dune part, les processus socio-historiques tudis peuvent varier au regard de la question initiale et des ralits considres travers ces schmas. Pour le dire simplement : certains processus sociaux, certaines politiques publiques notamment, peuvent tre plus interactionnistes et dautres plus intentionnalistes, certaines marques par une extrme fluidit des concurrences politiques et dautres par une structure pesante de domination voir dhgmonie politique. Cest alors aux enqutes empiriques de rendre compte le plus objectivement possible de la ralit sociale en pondrant dans leurs conclusions les apports analytiques respectifs de ces schmas. Et ce serait idalement la somme de ces enqutes de nous apprendre si lun des deux schmas devait tre tenu pour suprieur lautre, attestant de la domination politique dune classe sociale ou dune lite dirigeante sur les socits.

75 76

Muller (P.), Les politiques publiques comme construction dun rapport au monde, op. cit. P.-A. Sabatier, "Policy Change over a Decade or More", op. cit. Jobert (B.), Muller (P.), L'tat en action, op. cit. (chapitre V).

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Il y a cependant une raison mthodologique qui, sans conduire rejeter compltement lun des deux schmas et lintrt de leur confrontation, justifie de considrer le schma intentionnaliste comme heuristiquement suprieur lautre : faire apparatre la diversit de positions concurrentes, lhtrognit des intrts sociaux, la complexit bigarre de points de vue divergents, ne peut pas tre considr comme une fin en soi de la dmarche sociologique, ce ne peut tre quune tape, certes indispensables mais provisoire. A moins dtre confront une configuration historique de stricte quilibre des forces en prsence et de pouvoir dmontrer la ralit de cet quilibre, dans tous les autres situations, probablement plus nombreuses, lexpos des diffrences de points de vue et dintrts ainsi que de leur concurrence laissant entire lutilit sociologique de dcrire le rapport de forces entre ces points de vue et ces intrts. Or dcrire un rapport de forces, autre que celui dune improbable situation de stricte quilibre, cest inluctablement faire tat dune domination relative, dune puissance simposant par rapport aux autres, au moins dans une certaine mesure ; cest aussi, dans une perspective historique, dcrire les actes et les processus sociaux qui ont conduit lasymtrie des forces, la domination relative ou lhgmonie politique qui entrane le mouvement de lhistoire. Les sociologies pluralistes en restent donc une premire tape de la recherche qui est insuffisante : cest ce constat de mthode qui justifie de considrer le schma intentionnaliste comme suprieur pour peu que lon lui pargne toute drive dogmatique en sachant voir les dimensions interactionnistes de la ralit sociale. Rendre compte dun rapport de forces politiques, montrer dans quel sens il volue et expliquer pourquoi il volue ainsi mais sans exclure a priori quune partie de lhistoire au moins ait pu chapper aux intentions des acteurs dominants, telle sera la perspective gnrale de cette recherche pour comprendre comme le droit de lasile sest retourn contre les exil, contre le droit dasile mme, se transformant en son contraire. Le point de dpart de cette recherche a t mon activit de juge de la demande dasile comme reprsentant du HCR la Cour Nationale du Droit dAsile (ex-Commission des Recours des Rfugis)77 de fvrier 2001 juillet 2004. Lactivit de recherche na t amorce que postrieurement cette entre en fonction, la fin de lanne 2002, et elle porte depuis77

Activit mene de fvrier 2001 juillet 2004 ct de mon activit duniversitaire, raison dune sance de jugement par semaine, chaque sance durant environ une demi-journe et donnant lieu indemnit forfaitaire. La Cour Nationale du Droit dAsile (ex-Commission des Recours des Rfugis) est une institution juridictionnelle statuant sur les recours exercs par les demandeurs dasile contre les dcisions de rejet prononces par ladministration (Office Franais de Protection des Rfugis et Apatrides) ; cette institution typique des juridictions dexception pour trangers se substitue la procdure normale dappel devant les juridictions administratives ordinaires.

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lors sur les conditions de production des jugements sociaux relatifs aux exils. Elle senrichie, partir du printemps 2003, dune dcouverte des associations de soutien aux exils loccasion de la prparation des rencontres publiques du rseau scientifique TERRA (http://terra.rezo.net/rubrique80.html) et grce des entretiens avec des salaris et militants associatifs ainsi quavec des avocats et des fonctionnaires. En 2004, une tude approfondie de la transformation des politiques europennes de lasile a t ralise pour la prparation du numro intitul LEurope des camps : la mise lcart des trangers de la revue Cultures & Conflits (n57, avril 2005). Le domaine dobservation stend depuis 2005 aux interventions europennes au Maroc et recompositions des milieux de solidarit avec les exils dans ce pays.

Du droit dasile au droit du rejetLa politique du droit dasile se retourne contre les exils et contre le droit dasile luimme au fur et mesure o se dveloppe un droit de lasile spcifique sous lgide de la Convention de Genve sur les Rfugis (ONU 1951). Il faut distinguer droit dasile et droit de lasile : le premier est une valeur et, pour certains acteurs, un idal ; le second est un ensemble de rgles, produites divers niveaux de la hirarchie des normes, la fois internationales et nationales, crant des procdures et des institutions spcialises, comme lOFPRA et la CRR en France, pour lexamen des demandes dasile. Le droit dasile est aussi un principe proclam par les articles 13 et 14 de la Dclaration Universelle des Droits de lHomme (ONU 1948) ; le droit de lasile est un rgime juridique dont la gense internationale et lvolution dans chaque pays dpend principalement de la politique du droit dasile mene par chaque Etat. Le droit dasile, enfin, est une ide, en tant que telle immuable, au moins telle quelle peut se former dans lesprit de chacun. Le droit de lasile est un systme juridique et social qui peut se modifier dans ses contenus et ses effets jusqu arriver un point de transformation o, contribuant davantage au rejet qu la protection des exils, il devient sociologiquement plus objectif de le nommer droit du rejet que droit de lasile. La confusion aujourdhui frquente entre droit dasile et droit de lasile est le signe dun succs idologique, celui de la doctrine du droit dasile drogatoire attache la souverainet des Etats sur les frontires et laissant leur discrtion le soin dy droger pour que des exils puissent trouver refuge. Ds ladoption de la Convention de Genve, le droit de lasile amorce son retournement contre les exils travers la dominance de cette doctrine drogatoire sur lautre doctrine, droit dasile axiologique, qui fait prvaloir lintrt des exils sur celui des 27

Etats, en rattachant le droit dasile la libert de circulation. Au fur et mesure o croissent les institutions publiques de lasile et la science juridique du droit de lasile, ce cadre doctrinale devient progressivement hgmonique : une idologie du droit dasile se construit ainsi, imposant plus quune doctrine, une vision du monde avec ses dogmes (ex. : la dfinition individualiste du rfugi), ses illusions (ex. : la possibilit matrielle dun contrle du rcit dexil) et ses croyances (ex. : lindexation de la proportion de faux rfugis aux taux de rejets des demandes dasile) (chapitre 1). Au coeur de ce dispositif idologique ce situe un geste essentiel, celui du jugement de lasile confi des fonctionnaires et des juges spcialistes du droit de lasile. Ce jugement technocratique de lasile accentue le retournement de lasile contre les exils en prtendant faire ce quil ne peut pas connatre les exils et les valuer objectivement et en accrditant les taux de rejets et leur lvation tendancielle au cours de lhistoire. Lidologie du droit dasile forme en effet une catgorie de politique publique essentiellement floue, qui, par ce flou, masque les ralits du jugement dans lespace public et, par son indfinition, rend ce jugement extrmement sensible aux climats dopinion qui se forment dans lenvironnement politique, la fois technocratique et plus largement public, des instances de jugement (chapitre 2). Il faut saisir limportance de lembranchement doctrinal originel du droit de lasile contemporain et analyser la mallabilit du jugement technocratique de lasile que produit cette idologie pour comprendre quun mme rgime juridique, le droit de lasile, puisse fonctionner un temps en faveur des exils, tant que perdure louverture des frontires, et se retourner contre eux lorsque ces frontires viennent se fermer. Cette idologie du droit dasile drogatoire et cette mallabilit du jugement technocratique rendent possible le grand retournement historique du droit de lasile contre les exils qui est la fois un produit, une composante et un reflet dun mouvement de plus vaste ampleur : le tournant national scuritaire. Celui-ci prend source dans le processus de dcolonisation de la dcennie 1960 et bnficie de la fentre dopportunit quoffre la crise conomique des annes 1970 lexpansion politique de doctrines technocratiques relatives aux dcoloniss immigrs. Apparaissent alors, en France comme dans dautres pays, les premires oeuvres dune xnophobie de gouvernement : la symbolique de la fermeture des frontires ; la stigmatisation du regroupement familial ; lexplosion brutale des taux de rejets des demandes dasile (chapitre 3).

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En moins de quinze ans, avant la fin des annes 1980, toutes les potentialits de cette priode sminale, la charnire des annes 1960 et 1970, seront dployes dans le systme politique franais : inversion des taux de protection et de rejet des exils discrditant les demandeurs dasile dans leur ensemble ; radicalisation des rhtoriques de rejets contribuant diffuser dans lespace public la vision du monde technocratique dune menace immigre ; rmergence dun parti nationaliste xnophobe dextrme droite. La politique du droit dasile se trouve ainsi entrane, comme les autres politiques migratoires, par la transformation dun rapports de forces idologiques entre trois systmes de valeurs et de croyances qui saffrontent dabord dans le champ technocratique et diffusent plus largement ensuite dans lespace public : les ides utilitaristes, national-scuritaires et humaniste-asilaires78. Dominantes durant les Trente glorieuses (1945-1974), les ides utilitaristes passent au second plan en fin de priode derrire les proccupations nationalscuritaires qui simposent ensuite comme le principal cadre idologique des politiques publiques, marginalisant de manire continue les ides humaniste-asilaires. Lhistoire du droit de lasile est celle dun long dclin de ces dernires faisant face aux oscillations des deux autres. Or, si lon recherche les causes de ce dclin, en mettant part ltude de lutilitarisme, on ne peut manquer de considrer sous ses deux aspects la transformation du rapport de forces : dun ct lexpansion nationale-scuritaire et de lautre le recul humaniste-asilaire. Un tel mouvement de balancier dpend dabord dune croissance propre des forces national-scuritaires qui simposent sous le poids des intrts tatiques ds la ngociations initiales de la Convention de Genve (50s), se trouvent actives par les effets de la dcolonisation sur les politiques publiques relatives aux trangers (60s), bnficient pour leur expansion dans lespace public de la fentre dopportunit ouverte par les chocs ptroliers et la crise conomique (70s), puis se trouvent alimentes ultrieurement par la monte en puissance du parti dextrme droite autour duquel se recompose la vie politique franaise (80s). En cela, lanalyse du retournement de la politique du droit dasile contre les exils vrifie le schma intentionnaliste : on peut reprer des acteurs dominants, des pays puissants et en leur sein des technocrates ainsi que des lus, intresss au succs des ides qui orientent ce retournement mme si leur triomphe est, pour une part, du aussi des contingences historiques.78

J. Valluy, Les politiques europennes de limmigration et de lasile sous tension : entre logique des quotas et logique anti-migratoire , in : Cahiers du CEMMM, n8, mai 2006, (Actes du colloque "Migration Maghrbine : Enjeux actuels et Contentieux", 24-25 nov. 2005, Univ. Mohammed I, Oujda / Maroc), pp.33-41.

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Au del de ces contingences, certains phnomnes secondaires semblent mieux analyss partir du schma interactionniste et notamment ceux qui forment lautre dimension du mme mouvement de balancier, en particulier lenrlement dacteurs aux ides a priori humanisteasilaires dans des processus de politiques publiques aux finalits contraires. Ici prend place lessor paradoxal des organisations spcialises dans la mise en oeuvre du droit dasile, les associations gestionnaires de Centre dAccueils de Demandeurs dasile (chapitre 4) en France et le Haut Commissariat aux Rfugis de lONU (chapitre 6), avec les fonds et les rythmes des politiques de rpression des exils. Ce phnomne dit de main gauche 79 parat, pour une part au moins, chapper toute intentionnalit mais contribue lourdement la transformation du rapport de forces politiques : ces organisations technocratises bnficient de la confiance dautres organisations plus gnralistes, parmi les partis politiques et les massmdias, et participent par leur statut de caution morale et leur enrlement fonctionnel dans les politiques publiques laffaiblissement gnral des ides humanistes-asilaires dans lespace public. Dautres facteurs historiques, aussi contingents pour cette politique que la dcolonisation ou la crise conomique, participent aussi ce dclin : avec leffondrement du camp, du systme et du projet communiste, lidologie du droit dasile drogatoire perd la fois lune de ses principales raison dtre dans son camp dorigine (accueillir les dissidents du monde communiste) et, probablement aussi, le soutien subsidiaire de convictions internationalistes fondes sur des doctrines politiques issues du marxisme. La politique dexternalisation de lasile tendant refouler et enfermer les demandeurs dasile dans des camps places la priphrie de lUnion Europenne et, plus largement, ce que lon a pu nommer LEurope des camps 80, caractrise par la prolifration des camps dexils sur les territoires europens et leurs frontires, est un prolongement de cette transformation du rapport de forces politiques en outre accentue par un effet de convergence europenne. La xnophobie de gouvernement et le tournant national-scuritaire, en effet, ne sont pas spcifiques la France mais en cours de gnralisation dans les pays riches occidentaux et plus particulirement sur le continent europen. Cette convergence europenne bien loin de freiner lvolution, comme pourrait le laisser croire une vision idalise des finalits historiques et fonctionnalits politiques de lintgration europenne, accentue aujourdhui le phnomne densemble, pesant sur les rapports de forces politiques internes79

Pierre Bourdieu, La dmission de ltat , in : P. bourdieu (dir.), La misre du monde, Paris : Seuil, 1993 pp.337-349. Michel Agier, La main gauche de lEmpire : Ordre et dsordres de lhumanitaire , Multitudes , n11, hivers 2003 republi par TERRA-Editions : http://terra.rezo.net/article344.html 80 Leurope des camps : la mise lcart des trangers , revue Cultures & Conflits, n57, avril 2005. Texte intgral en ligne : http://www.conflits.org/sommaire1710.html

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aux Etats membres (chapitre 3), dbordant hors des frontires de lUnion Europenne (chapitre 5), poussant les pays voisins dupliquer cette xnophobie de gouvernement pour bloquer leurs frontires et criminaliser le dpart de leurs propres citoyens et enrlant hors des frontire les organisations humanitaires, le Haut Commissariat aux Rfugis (HCR) notamment mais aussi des associations gestionnaires de CADA dans la mise en oeuvre de la politique europenne tendant au rejet des exils (chapitre 6). Avec lexternalisation de lasile, cest dire la justification par lidologie de lasile des refoulements et enfermements des exils, on peut considrer le cycle historique de transformation du droit de lasile en droit du rejet comme aboutit. Mais cet chec historique du droit dasile importe moins en lui-mme que par ce quil rvle : il ny plus dobstacles politiques majeurs, ni en Europe, ni hors dEurope, au prolongement du tournant nationalscuritaire et de ses oeuvres : le retour, dans lhistoire politique europenne, des rafles dtrangers, des expulsions de masses et des camps dexils.

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Chapitre 1 Une idologie du droit dasileLide de droit dasile na pas dobjectivit en soi. Lide de rfugi nen a pas davantage. Lune et lautre paraissent simples et peut-tre videntes, presque transcendantes, tant elles renvoient des images anciennes. Pourtant ce que nous concevons aujourdhui comme un droit dasile ou comme un rfugi est le produit dune histoire, relativement rcente, dlaboration doctrinale et de diffusion idologique. Au cours de cette histoire sest forme une catgorie daction publique81. Son invention conceptuelle dure longtemps ; une gestation difficile tout au long des 18me et 19me sicle, qui peine en faire une fonction des Etats et ne simpose comme telle quaprs la Shoah et le dbut de la guerre froide. Au sortir de cette prhistoire, la catgorie fait alors lobjet dune dfinition substantielle qui la dote de ce que seront les contenus doctrinaux et les orientations pratiques de laction publique dans ce domaine : simpose, ce moment l, un droit dasile drogatoire articul la souverainet des Etats face une autre doctrine possible, rfre la libert de circulation et plus favorables aux intrts des exils mais totalement marginalise. Ds cet embranchement de lhistoire samorce le retournement du droit de lasile contre les exils : une dfaite ainsi inscrite ds lorigine dans la prdominance de la souverainet tatique sur la protection des exils au centre de la Convention de Genve sur les Rfugis (1951). Mais une dfaite masque jusquau dbut des annes 1970 par lintrt conomique des Etats europens laisser leurs frontires ouvertes pour pourvoir aux besoins de main doeuvre qui sont alors les leurs. De ce point de vue substantiel, la catgorie daction publique prend une orientation, tout en restant floue et parvient, peut tre prcisment cause de ce flou, un certain degr dinstitutionnalisation avec la cration dans les annes 1950 dune fonction qui devient un organisme international de rfrence, le Haut Commissaire aux Rfugis de lONU (1949) et dorganisations nationales, tels lOffice Franais de Protection des Rfugis et Apatrides (1952) et la Cour Nationale du Droit dAsile (ex-Commission des Recours des Rfugis 1951, renomme CNDA en 2007) en France. Ce nest que plus rcemment, dans les dcennies 1970 et 1980 que sopre, en France comme dans les autres pays riches de la plante, un mouvement de professionnalisation rfre cette catgorie daction publique quest devenu le droit dasile institutionnalis. Ce mouvement est tir par la croissance budgtaire et81

DUBOIS Vincent (1999), La politique culturelle. Gense d'une catgorie d'intervention publique, Paris, Belin, collection Socio-histoires , 383 p.

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humaine de ces institutions publiques ainsi que par celle de leurs partenaires associatifs et universitaires. Un monde professionnel de spcialistes du droit de lasile se constitue qui pense son action et sa prennit dans le cadre exclusif de cette catgorie de politique publique. Une technocratie se forme fondant son pouvoir sur la matrise allgue de la science juridique du droit de lasile. Quelles sont les raisons de ce succs qui transforme une simple ide, doctrinalement aussi peu dfinie, en une idologie peu prs hgmonique, qui se dcline en institutions multiples et en pratiques professionnelles, au point de finir par occulter tout autre conception du droit dasile ? On ne peut manquer dobserver lorigine essentiellement europenne de la Convention de Genve sur les Rfugis prvue initialement pour les seuls rfugis victimes des vnements intervenus en Europe. Cette gense du droit de lasile est marque en outre par son ancrage dans le camp capitaliste face au camp communiste dans un contexte de guerre froide naissante. La dfinition ainsi donne est galement le produit dune domination des Etats occidentaux qui financent depuis sa cration le HCR et sont parvenus imposer au reste du monde leur conception du droit dasile. Triple domination europenne, capitaliste et occidentale sur le reste du monde : le droit de lasile drogatoire procde ainsi, clairement, dune intentionnalit collective des pays dominants. Cette intentionnalit sexprime moins travers le texte de la Convention de Genve, trs approximative dans sa dfinition du rfugi, que par la cration et le financement dune technocratie du droit de lasile, la fois internationale et nationale, qui apportera certaines prcisions doctrinales (sur la procdure notamment) ncessaires laction publique tout en se conformant toujours aux intrts des Etats financeurs. Ces prcisions doctrinales seront en effet apportes dans un contexte de concurrence idologique qui voit sopposer durant toute la priode considre, les ides utilitaristes en matire migratoire, les ides national-scuritaires et les ides humaniste-asilaires. Cette concurrence a lieu principalement dans le champ technocratique, mais avec la pression dvnements plus globaux qui entranent le cours de lhistoire : la dcolonisation, la crise conomique, lintgration europenne... La politique du droit dasile reflte ainsi une idologie : un ensemble dides dont certaines sont fausses ou indmontrables et qui forment un systme de pense relativement cohrent et influent dans un univers social de rfrence (socit globale, mouvement social,

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secteur de politique publique, simple organisation...). Cest lune de ces idologies qui peuvent toucher parfois des enjeux globaux ayant trait aux classes sociales, la nation ou au genre humain, mais qui ne se prsentent pas comme des tentatives dapprhender intellectuellement et politiquement le monde dans sa globalit. Le droit de lasile ressemble tout fait ce que lon pourrait nommer une idologie sectorielle. Comme toute autre idologie, celle-ci diffuse sa part daveuglement : elle masque les rapports de domination internationaux sous lapparence dun universalisme des valeurs de rfrence. Elle est porte par des intrts sociaux, ceux des technocraties qui prosprent en la dveloppant. Elle cre des apparences dobjectivit, celle du jugement technocratique des demandes dasile notamment, et diffuse des croyances comme celle de lafflux rcent de faux rfugis. Elle dispose pour cela de ses intellectuels organiques individuels, notamment les professeurs de droit, spcialistes en droit de lasile, et surtout collectifs, tels les organismes internationaux comme le HCR, ou, en France, administratifs comme lOFPRA, juridictionnels comme la CNDA (ex-CRR) ou associatifs comme les gestionnaires de CADA.

1. Linvention du droit dasile drogatoireContrairement une ide reue et parfois encore entretenue par certains auteurs 82, le droit dasile au sens moderne a peu de relations avec lasile religieux de lantiquit et du moyen-ge. A lre des guerres incessantes entre cites grecques, lAsylon ( (asylon), du privative + piller : que lon ne peut piller , o lon ne peut prlever de butin, inviolable) des temples avait pour effet de mettre hors de portes des ennemis grecs envahissant une autre cite grecque les btiments et biens dvolus aux cultes des dieux de lOlympe. LAsylon est alors essentiellement le privilge dune caste de prtres qui construit idologiquement son immunit au sein du monde grec via une solidarit des temples transcendant les clivages politiques qui conduisent les cites se faire la guerre. Le droit dasile religieux de lre chrtienne en Europe, plus proche de lAsylon antique que de lasile moderne, se concevait comme la possibilit pour toute personne (injustement) pourchasse de trouver refuge dans une glise tenue pour inviolable par les autorits laques. On retrouve ici lautoprotection antique des prtres lgard des forces armes mais avec une82

SEGUR Philippe, La crise du droit dasile, Paris : PUF, 1998, 181 p. Sous un intitul voquant lactualit et justifi par une thse (le droit dasile a toujours t en crise) faiblement taye par louvrage, celui-ci propose en fait une histoire des philosophies et des ides politiques relative au droit dasile en consacrant la moiti de louvrage lasile religieux (1re partie) et lautre lasile scularis (2me partie). Il aborde dans la dernire partie certains aspects de la situation politique actuelle relative au droit dasile.

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extension introduite par le Concile dOrlan en 511 et la bulle pontificale de Gratien en 1145 qui tendent la protection toute personne entrant sur le territoire de lglise. Cette doctrine de lasile reflte essentiellement la monte en puissance politique de lEglise face dautres forces politiques (monarchies, armes, notables, polices...). Ce droit dasile prfigure et marque dj la frontire symbolique entre lEglise et lEtat, entre la puissance de lune et celle de lautre, entre les territoires, spirituels et domaniaux, de lune et de lautre. Il ne sagit pas alors dun enjeu de relations internationales ou de reconnaissance de droits humains fondamentaux comme cest le cas avec le droit dasile moderne. Preuve en est quaucune lgislation spcifique rfre au droit dasile napparat sous lAncien Rgime et la politique de lasile se limitait laccueil de souverains ou de personnalits trangres en fonction du bon vouloir du Prince et de ses considrations de politique trangre83.

1.1 Emergence rcente du droit dasile moderneLe principe du