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  • Du mme auteur Chez le mme diteur

    Rcits de Belzbuth son petit-fils La vie n'est relle que lorsque Je suis Rencontres avec des hommes remarquables

    G.I. GURDJIEFF

    GURDJIEFF PARLE

    ' , ' ASES ELEVES

    Les Grands Textes Spirituels

    ditions du Rocher Jean.:.Paul Bertrand

    diteur

  • 1974, Triangle ditions, Inc, New York 1980, ditions Stock 1985, ditions du Rocher, 1995 pour la prsente dition

    Introduction

    Trente ans. aprs sa mort, le nom de. Gurdjieff, se dgageant d'un fond de .rumeurs contradictoires, est reconnu aujourQ.ui comme celui d'un grand matre spirituel, . tel qu'il en apparat dans l'histoire de l'humanit, des poques de tr.ansition.

    Voyant la direction que prenait la civilisation moderne, il s'tait donn comme tche d'veiller ses contemporains la ncessit d'un dveloppement intrieur qui leur ferait prendre conscience du sens rel de leur prsence sur terre ..

    Les grandes _lignes de sa vie sont devenues fami-lires aux lecteurs de ses ouvrages et en particulier de Rencontres avec des hommes remarquables.

    N la fin du sicle dernier :la frontire russo-turque, il avait t amen, sous l'influence de son pre et de ses premiers matres, . s'interroger trs tt sur lui-mme, puis chercher sans relche des hommes capables de l'clairer. Pendant une ving-taine d'annes, il parcourut l'Asie centrale et le Moyen-Orient pour y retrouver les sources vivantes d'une connaissance cache.

    Peu avant la Premire Guerre mondiale, il tait de retour Moscou, o il commena runir des lves autour .de lui. Durant la Rvolution, il conti-

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  • nua son travail ; il partit pour Essentuki, dans le Caucase, avec un petit groupe de disciples qui le suivirent ensuite Tiflis, puis Constantinople, Ber-lin et Londres. Enfin, en 1922, il s'installa en France au chteau du Prieur, prs de Fontainebleau, pour y tablir une assez grande chelle son Institut pour le dveloppement harmonique de l'Homme .

    Aprs un premier voyage aux Etats-Unis en 1924, un trs grave accident d'auto interrompit la mise en uvre de ses projets.

    Une fois rtabli, il dcida de se consacrer enti-rement crire. Il poursuivit son travail pendant prs de dix ans. De cette poque datent les Rcits de Belzbuth son petit-fils, Rencontres avec des hommes remarquables, ainsi que les bauches d'une troisime srie intitule : La vie n'est rel!~ que lorsque Je suis .

    Puis, jusqu' la fin de sa vie, il tourna toute son activit vers un travail intensif avec ses lves; notamment avec ceux de Paris pendant la Seconde Guerre mondiale, et ensuite avec tous ceux qui taient venus du monde entier le retrouver en France. Il mourut Paris le 29 octobre 1949.

    Les notes rassembles dans cet ouvrage se rap-portent quelques-unes des runions qui se tenaient presque chaque soir autour de Gurdjieff, quelles que soient les circonstances o il se trouvait.

    Ces textes ne sont pas une transcription directe. En effet, Gurdjieff ne permettait jamais ses lves de prendre des notes au cours des runions. Fort heureusement, quelques auditeurs prvoyants, dous d'une mmoire .exceptionnelle, s'efforaient ensuite de reconstituer ce qu'ils. avaient entendu. Sans cher-cher prsenter une synthse des ides dveloppes

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    par Gurdjieff - comme P. D. Ouspensky l'a tent avec matrise dans Fragments d'un enseignement inconnu- ces notes, si incompltes soient-elles ont

    ~ ~ ' ete reconnues par ceux qui avaient assist aux ru-nions comme aussi fidles que possible la parole &kurmilire.

  • Lueurs de vrit

    (Rdig vers 1915 par un des membres du groupe de Moscou.)

    Certains vnements tranges, incomprhensibles d'un point de vue ordinaire, ont dirig ma .vie. Je parle de ces vnements qui influencent la vie int-rieure d'un homme, et qui, changeant d'une manire radicale sa direction et son but, crent ainsi. pour lui des cycles nouveaux. Je les appelle incomprhensi-bles, car je suis seul saisir clairement ce qui les relie, comme si quelqu'un d'invisible, poursuivant un but dtermin, avait fait surgir sur le chemin de ma vie, au moment mme o j'en avais besoin,

    _ ce que j'y rencontrais, semblait~il, par hasard . Dirig par ces vnements, je m'habituai ds mon plus jeune ge examiner trs srieusement les cir-constances dans lesquelles je me trouvais, m'appli-quant saisir le principe qui les reliait et dcouvrir dans cette relation une explication plus large et plus complte. Je dois dire que, quel que ft le rsultat observ, ce qui m'intressait le plus tait la cause cache qui l'avait provoqu.

    C'est de cette mme manire, trange premire vue, que .je me trouvai un jour confront avec l'occul-tisme et commenai m'y intresser comme un systme philosophique plein d'harmonie et de pro-fondeur. Mais au moment mme o je sentais natre

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  • pour ce sujet quelque ch9se de plus qu'un simple intrt, je perdis tout aussi subitement que je l'avais trouve la possibilit d'en poursuivre l'tude syst-matique. Autrement dit, je restai entirement livr mes. propres forces. Je ressentis cette perte comme un chec absurde, mais je compris par la suite qu'elle avait t dans ma vie une tape ncessaire, riche de signification. Je ne k reconnus d'ailleurs que beaucoup plus tard. Je ne m'cartai pas de cette voie et continuai la suivre mes risques et prils. Des obstacles insurmontables surgissaient qui m'obli-geaient reculer, des horizons nouveaux s'ouvraient devant moi, mais dans ma hte je trbuchais sou-vent, ayan.t perdu, me semblait-il, ce que je venais de. trouver, je tournais en rond, comme . pris dans le brouillard... Ces . recherches. me . demandaient beaucoup d'efforts et de travail, apparemment vains; mais aujourd'hui, je vois qu'aucun de mes efforts n'a t inutile et que chaque erreur me rapprochait de la vrit.

    Je m'absorbai dans l'tude de la littrature occulte, et je peux dire sans exagrer que j'avais. non seule-ment lu, mais tudi avec patience et persvrance la plus grande partie .~u-matriel ma disposition, m'efforant d'en saisir le sens et de comprendre ce qui se cachait derrire les mots -. - et tout cela -pour en arriver la conviction que je ne trouverais jamais dans les .livres ce que je -cherchais. Tout en entre-voyant les imposants contours de l'difice, je restais encore incapable de les distinguer clairep:1ent.

    Je me mis la recherche de tous .ceux qui me semblaient avoir les mmes proccupations que moi. Certains me paraissaient avoir trouv quelque chose, mais aprs. les avoir approchs davantage, je m'aper-cevais qu'eux- aussi erraient dan:s -l'obscurit .. Et pourtant, .je. ne perdais pas l'espoir de dcouvrir

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    enfin ce dont j'avais besoin. Je cherchais un tre vivant capable de m'apporter a11:tre chose . que. ce que je pouvais trouver dans les livres. Je cherchais avec persistance et obstination, et, .en dpit de tous mes checs, l'espoir .renaissait chaque fois ~t m'e~gageait d(lns une nouvelle direction ..

    C'est ainsi que je fus amen visiter l'Egypte, l'Inde et d'autres pays encore. Parmi les rencontres que je fis, la plupart ne laissrent aucune trace, d'autres .furent plus significatives. .

    , Plusieurs ~nnes s'coulrent J'avais maintenant tabli un lien plus durable avec un certain nombre de personnes qui partageaient mon intr~t. L'-u.nde ceux qui m'taient les plus proches tait un certain A ... Nous tions rests ensemble, des nuit~ . entires, nous creuser la tte sur certains passages incom-prhensibles de nos lectures pour essayer d'en trou-ver une expliGati~n satisfaisante. Nous ,tions arrivs ainsi nous connatre intimement.

    Or, au cours des six derniers mois, j'avais remar-qu dans sa cpnduite, de rares occasions .abord, puis de plt;ts en plus souvent, quelquecho&e d'trange. Je ne pouvais pas dire qu'il s'loignait de moi, mais il.me semblait qu'il commenait perdre de l'intrt po-u.r les recherche.s.qui continuaient me passionner. En mme temps, je voyais bien qu'il ne les oubliait , pas. Souvent il mettait des penses et des commen-taires; dont je ne parvenais. saisir le vrai sens qu'aprs y avoir longuement rflchj. Plus d'une fois je lui en fis la remarque, mais il vitait toujours avec a,dresse d'engager une. conversation ce sujet.

    Je dois avouer que cette indiffrence croissante de A.;., mon fidle compagnon de travail, me pous-sait de tristes rflexions. , . . ..

    Un beau jour, je lui parlai ouvertement, je ne me rappelle plus en quels termes.

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  • D'o as-tu pris que je t'abandonnais ? me rpliqua A... Patiente un peu, et tu verras claire-ment que tu te trompes.

    Je ne sais pourquoi ni cette rponse ni certaines rflexions qui m'avaient paru tranges sur le mo-ment ne retinrent mon attention. Peut-tre tais-je alors trop occup me rsigner l'ide de ma soli-tude totale.

    Cette situation se prolongea -- et je dcouvre ujourd'hui seulement qu'en dpit de mon apparente facult d'observer et d'analyser ce qui se passait autour de moi, j'avais nglig de manire impardon.:. nable le facteur essentiel, qui aurait d me sauter aux yeux.

    Mais laissons les faits parler d'eux-mmes.

    Un jour, la mi-novembre, je passais la soire chez un de mes amis. La conversation roulait sur un sujet qui m'intressait peu. Profitant d'une pause, le matre de maison se tourna vers moi :

    A propos, connaissant votre passion pour l'oc-cultisme, je pense qu'une note parue dans le numro d'aujourd'hui' de La Voix de Moscou devrait vous intresser. Il apporta le journal et me montra un entrefilet intitul Autour du th~re .

    On y donnait le rsum du scnario d'un ballet, une sorte de mystre mdival, intitul La Lutte des Mages, et compo's par G.I. Gurdjieff, orientaliste trs connu Moscou. La rfrence faite l'occul-tisme, le titre et le thme du ballet suscitrent en moi un grand intrt, mais aucun des invits ne put me fournir d'autres renseignements. Le matre de maison, grand amateur de ballets, m'avoua que, parmi les gens qu'il connaissait, personne ne rpon-dait la description donne dans l'article. Avec sa

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    permission, je dcoupai le texte et l'emportai chez rn~. .

    Je ne veux pas vous fatiguer en vous exposant les raisons pour lesquelles cet article m'intressait. Je dirai seulement qu'elles m'amenrent, ds le len-demain, prendre la ferme rsolution de rencontrer cote que cote G.I. Gurdjieff, l'auteur du scnario.

    Le mme soir, c'tait un samedi, je reus la visite de A ... et lui montrai l'entrefilet. Je lui fis part de mon intention et lui demandai son avis.

    A ... lut l'article, me jeta un coup d'il et dit : Eh bien, je te souhaite de russir, mais, en ce qui me concerne, cela ne m'intresse pas du tout. Nous avons assez lu d'histoires de ce genre ! Et il reposa le papier d'un air indiffrent.

    Ce manque d'intrt pour une question qui me captivait si fort me refroidit tellement que je n'in-sistai plus et cessai d'en parler.

    Je m'absorbai ans mes rflexions; A ... , de son ct, tait pensiL La conversation languissait et finit par tomber compltement. Il y eut un long silence, interrompu par A ... qui s'approcha de moi et posa sa main sur mon paule.

    Ecoute, dit-il, ne t'offense pas. J'avais mes rai-sons pour te rpondre comme je l'ai fait. Je te les dirai plus tard. Mais auparavant, je vais te poser quelques questions trs srieuses... Beaucoup plus srieuses que tu ne peux imaginer.

    Un-peu surpris par cette dClaration, je lui rpon-dis simplement : Questionne. -

    - Dis-moi, je t'en prie, pourquoi tu veux ren-contrer ce M. Gurdjieff ? Quel est ton but ? Com-ment feras-tu pour le trouver ? Et si tes recherches aboutissent, de quelle faon l'aborderas-tu ?

    D'abord contrecur, puis encourag' par l'atti-tude srieuse de A ... , et par les questions qu'il me

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  • / /

    posait, je lui dcrivis quel avait t le cours de mes penses.

    Quand j'eus fini, A ... , en quelques mots brefs, rsuma tout ce que je venais de dire et ajouta : Eh bien, je puis t'affirmer que tu ne trouveras rien ...

    -Comment cela ? lui rpliquai-je. Je pense qu'un . scnario de ballet comme celui de La Lutte des Mages, qui; soit dit en passant, est ddi Mlle Geltzer, n'est pas une chose si ngligeable que son auteur puisse disparatre sans laisser de trace .. -Il n'est pas question de l'auteur: tu le trouve-

    ras peut~tre ; mais il ne te parlera pas comme il le pourrait, rpliqua A ...

    J'eus un mouvement d'impatience et repris vive-ment: Pourquoiimagines-tuqu'il...?

    - - Je n'imagine rien, interrompit A ... Je sais. Et pour ne pas te laisser plus longtemps dans l'atte~te, je te dirai que je connais bien le contenu de ce sc~nario, trs bien mme. J'ajouterai que je connats personnellement son auteur, M. Gurdjieff .. Je 1~ connais dj depuis pas mal de temps. Cr01s-m01, la voie que tu as choisie pour le trouver peut te conduire faire sa connaissance, mais pas de la

    . manire dont tu le voudrais. Et si tu veux me per-mettre un conseil d'ami, patiente encore un peu. Je tcherai de t'arranger une entrevue avec lui telle que tu la souhaites. Maintenant je te quitte ; il faut que je m'en aille. .

    - Attends, attends ! m'criai-je, au comble de l'tonnement en essayant de le retenir. Tu ne peux pas partir ainsi. Comment l'as-tu connu? Qui est-il ? Pourquoi ne m'as-til jamais parl de lui jusqu' prsent ? .

    - Pas tant de questions! me rpondit A ... Je me refuse catgoriquement y rpondre maintenant. Le moment venu, je rpondrai. En attendant, rassure-

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    to~, je te promets de faire tout mon possible pour: te menager une entrevue.

    Et malgr mon insistance, A ... refusa d'en dire plus, aj?utant qu'il tait de mon ,intrt .de ne pas le retemr plus longtemps. . .

    Le dimanche; vers deux heures. de. l'aprs-midi, il m'appela au tlphone et me dit brivement : Si tu en as envie, trouve-toi la gare sept heures. - Et o irons-nous ? demandai-je... . - Chez M. Gurdjieff , rpondit-il. Et il rac-

    crocha. Il ne se gne vraiment pas avec moi, pensai-je. !1 ne m'a mm~ pas demand si j'tais libre. Et j'ai

    JUstement ce sOir une affaire urgente rgler. D'ail-leurs je ne sais mme pas o nous allons ni quand nous rentrerons. Et enfin, que vais-je raconter chez moi ? Mais je finis par conclure que. A ... n'tait pas homme sous-estimer les obligations de ma vie. L'affaire urgente .perdit subitement de son urgenc et je me mis attendre l'heure fixe. . .

    Dans mon impatience, farrivai la gare presque une heure l'avance et dus attendre A ... Il me rejoignit enfin. . Viens vite, dit-il en m'entranant, j'ai les billets. J'ai .t retenu et nous sommes en retard.

    Un porteur le suivait, avec deux normes valises. Qu'est-ce que tout cela, lui demandai-je, par-

    tons-nous donc pour une anne ? . . . . -. Non,\ rpondit-il en riant, je rentrerai avec

    toi ; les valises ne sont pas nous. . Nous avions pris place dans un compartiment

    o, par bonheur, nous nous trouvions seuls. Per-sonne ne pouvait troubler notre conversation.

    Allons-nous loin ? demandai,.je. Il me nomma un lieu de villgiature des environs

    de Moscou, et ajouta: Pour t'pargner des ques-19

  • tions, je te raconterai moi-mme tout ce que je pourrai, mais la plus grande parti~ de c .... e que je va~s te dire devra rester entre nous. Bien sur, tu as rai-son de t'intresser la personne de M. Gurdjieff, mais je ne te parlerai que de quelques faits ext-rieurs qui. t'aideront pourtant le situer. Quant mon opinion personnelle sur lui, je ne t'en dirai rien, pour que tu puisses avoir de lui une impression directe. Nous reviendrons plus tard sur cette ques-tion.

    S'tant confortablement install, il commena son rcit : il me raconta que M. Gurdjieff avait pass de nombreuses annes voyager en Orient dans un but bien dtermin, . sjournant dans des endroits inac-cessibles aux Europens. Aprs son retour en Russie, il y a deux ou trois ans, il avait d'abord vcu Saint-Ptersbourg, consacrant presque toutes ses for-ces certains travaux personnels. Rcemment il tait venu s'installer Moscou, et avait lou une villa la campagne afin de pouvoir y travailler sans entra-ves et dans la solitude. Suivant un rythme qu'il tait seul connatre, il venait priodiquement Moscou et aprs un certain temps retournait ses travaux. Je crus comprendre qu'il ne trouvait pas ncessaire de parler de sa villa ses relations de Moscou et qu'il n'y recevait personne.

    Quant la manire dont j'ai fait sa connais-sance, dit A ... , nous en parlerons une autre fois ...;.._ car ce n'est pas non plus une histoire banale.

    Ensuite A ... me raconta que trs vite il avait parl de moi M. Gurdjieff et avait voulu me prsenter lui mais celui-ci s'y tait oppos et lui avait mme

    '

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    dfendu de me parler de quoi que ce soit son sujet. Mais compte tenu de mon insistance vou-loir le rencontrer. et des, raisons qui m'y poussaient, il s'tait dcid lui demander de nouveau pour moi un entretien. La veille au soir, en me quittant, il tait . all le trouver. M~ Gurdjieff, aprs avoir pos de nombreuses questions sur moi, avait con-senti me recevoir et de lui-mme avait propos A ... de m'amener cesoir sa villa.

    Bien que je te connaisse depuis des annes, aprs tout ce que je lui ai racont, il te connat cer-tain~ment encore mieux que moi, ajouta A... Tu vois II1aintenant que ce n'tait pas une,simple inven-tiop. de ma part quand je te disais que tu n'abouti-rais rien par. les moyens l;labituels. N'oublie pas qu'il :fait pour toi une. grande exception. Aucun de ceux qui le connaissent n'a t l o nous allons. Mme les plus intimes ignorent tout de sa retraite. C'est grce ma recommandation que tu .bnficies d .. e cette faveur exceptionnelle. Aussi, je fen prie, tache de ne pas me compromettre.

    Je lui posai ensuite plusieurs questions qui rest-rent salls rponse, mais quand je lui parlai de La Lutte des Mages, il m'exposa d'une manire assez dtaille spn contenu. Comme .ie l'interrgeais s'ur un passage qui m'avait paru singulier, il me rpondit que M. Gurdjieff ert parlerait lui-mme s'il le jugeait ncessaire. \

    Cette conversation . veilla en moi une foule de penses et de conjectures. Aprs un silence, je me tournai vers A... avec une nouvelle qustion; Il me jeta un regard perplexe puis il me dit : Rassemble tes ides, sinon tu vas t'garer. Nous arrivons, ne me force pas regretter de. t'avoir amen. Rappelle-toi ce que tu m'as dit hier au sujetde ton but. Aprs quoi il se tut. .

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  • Nous descendmes du. train en silence. J'offris de porter une des valises. Elle pesait au moins trente kilos, et celle que portait A ... tait tout aussi lourde. Un traneau quatre places nous attendait la gare. Nous nous assmes toujours silencieux et fmes tout .Je trajet sans changer une parole. Aprs une quin-zaine de minutes, le traneau s'arrta devant la porte d'une proprit. Tout. au fond du jardin, on pouvait apercevoir une grande villa deux tages.

    Prcds par le cocher, qui portait nos bagages, nous entrmes et, par un sentier dont la neige avait t dblaye, nous nous approchmes de la maison. La port tait entrouverte. A;.. sonna et ali bout d'un moment une voix demanda : Qui est l ? A ... se nomm'a: Comment allez-vous?>> fit la mme voix, travers la porte entrebille.

    Le cocher monta nos valises et ressortit. En-trons mintenant , me difA ... , qui semblait avoir attendu quelque chose. .. '

    Nous passmes d'une entre 'sombre dans un .. vestibule demi clair .. A ... referma ht porte der-rire nous. Le vestibule tait vide. Pose tes affai-res >~, me dit.; brive1t1er, en 'm'indiquant le' porte-manteau. Nous quittrnes nos pardessus, ..

    Donne-moi la main ~t n'ai~ pas. peur de trb,u-cher. II me fit. franchir. une nouvelle porte qu'il referma. soigneusement. derri~re h.Ji et. m'introduisit dans urie pice compltement obsure. . Le plancher. tait recouvert d'un tapis rnoell~ux,

    qui amortissait le bn,t de no~ pas. De la main reste libre, je ttonnai .. dans le noir et rencontrai . un lourd rideau qui courait sur toute.J~ longueur d'tine pice apparemment spacieuse ; le rideau formait. une

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    espce de corridor jusqu' une seconde porte mas-que par une tenture.

    N'oublie pas ton but , murmura A ... Soule-vant la tenture, il me poussa lgrement ~t me fit ~mtrer . dans un. pice claire.

    Devant nous, au fond de la pice, , assis sur une ottomane, les jambes croises la manire orientale, se tenait un homme d'ge moyen, qui .fumait un narghil de . forme bizarre, pos sur une table basse .ct de. lui; prs du narghil tait place une petite tasse de caf noir:

    A notre apparition, M. Gurdjieff - car c'tait lui -:- leva la main et, nous regardant tranquille-ment, nous salua. d'un signe de tte. Puis il m'invita m'asseoir en m'indiquant une place .ct de lui.

    Son teint basan trahissait son origine orientale. Ce qui attira Surtout'mon attention, c'tait ses yeux, et nori pas tant les 'yeux eux-mmes que le regard avec lequel il m'accueillit. Non pas comme quelqu'un qu'on voit pour la premire fois, mais comme quel-qu'un qu'on connat bien et depuis longtemps.

    Je m'assis et regardai autour de moi. La pice prsentait Uil spectacle si. trange aux

    yeux d'un Europen que je vais en faire une des-cription dtaille.

    Il n'y avait pas un seul endroit qui ne ft tendu d'une toffe ou' d'un tapis. Tout le planher de cette grande .pice tait recouvert d'un immense tapis d'un seul tenant.. Tous les murs, les portes et les fentres taient entirement masqus par des tapis; Le plafond tait tendu de chles de soie anciens aux couleurs splendides qui se combinaient harmonieuse-ment. Ils formaient en se rejoignant un curieux,.mo-tif au. centre du plafond, d'o pendait une grande

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  • lampe en bronze d'un travail trs fin, portant un abat-jour en verre mat voquant une immense fleur de lotus. Elle rpandait une clart blanche et diffuse.

    A gauche de l'ottomane sur htquelle nous tions assis, une autre lampe, place sur un haut support, projetait une clart pareille la premire.

    Contre le mur de gauche se trouvait un piano, entirement recouvert de tissus anciens. Sans les chandeliers, je n'aurais jamais devin ce que c'tait.

    Contre le mur, au-dessus du piano, tait accroche sur un fond de tapis toute une collection d'instru-ments de musique cordes aux formes singulires et d'autres instruments rappelant des fltes. Deux autres collections ornaient la pice. Derrire nous, des armes anciennes : arquebuses, yatagans, poignards, etc., et sur le mur d'en face, arranges avec art sur. un fil de mtal, de vieilles pipes sculptes.

    . Au sol, une range de coussins recouvert.s d'un mme tapis s'alignait tout le. long du mur . Au .bout de cette range, . dans le C()in gauche, il y avait un pole hollandais drap de tissus brods.

    Dans le coi11 droite, dcor de couleurs chatoyan-tes, une icne constelle de pierres prcieuses repr-sentait un Saint~Georges Victorieux.

    Au-dessous de l'icne se trouvait une sorte d'ta-gre avec plusieurs statuettes en ivoire sculpt,. de tailles diverses, parmi lesquelles je reconnus le Christ, Bouddha, Mose et Mahomet - quant . aux autres, je ne pus les distinguer.

    Une autre ottomane basse tait place contre. le mur de droite. Elle tait encadre de deux petites tables d'bne sculpt. Sur l~une d'elles taient poses une lampe alcool et une cafetire.

    Plusieurs coussins taient dissmins dans la cham-bre en un dsordre savant. Tous ces meubles taient

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    dcors de glands, de broderies dores et de pierres multicolores. , . Dans l'ensemble, toute la pice produisait une

    impression de confort et d'intimit qu'accentuait encore un parfum agrable et subtil, ml l'odeur du tabac.

    Ayant termin mon examen; je portai mon regard sur M. Gurdjieff. Il m'observait et j'prouvai une sensation trange, comme s'il m'avait mis sur la paume de sa main et m'avait soupes. Involontaire-ment je souris. Tranquillement et sans se presser, il dtourna son regard et, s'adressant A .. ;, il lui dit quelques mots. Il ne me regarda plus de cette manire et cette sensation ne se rpta plus.

    A; .. , qui s'tait assis sur un grand coussin ct de l'ottomane dans la mme pose que M. Gurdjieff; : pose qui paraissait lui tre devenue familire, se leva, prit les deux grands blocs-notes qui se trouvaient sur une table, donna l'un d'eux M. Gurdjieff et garda l'autre. Puis dsignant la cafetire, il me dit.: Qua~d tu voudras du caf, tu te serviras, moi j'en prendrai tout de suite. Je suivis son exemple, je me versaLune tasse que je posai sur la table ct du narghil, et je repris ma place.

    Ensuite, je me tournai vers. M. Gurdjieff et, m'ef.,. forant d'tre aussi bref et aussi prcis que possible, je lui expliquai pourquoi j'tais venu.

    Aprs un court silence, il me dit : Eh bien, ne perdons pas un temps prcieux; Et il me demanda ce que je voulais rellement.

    Pour viter des rptitions, je veux noter ds prsent les traits caractristiques de la conversation qui suivit.

    Je signalerai d'abord un fait curieux, qui ne m'avait pas tout de suite frapp, sans doute parce que. je n'avais pas eu le temps de m'y arrter.

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  • M. Gurdjieff ne parlait ni trs couramment ni trs correctement le russe. Il mettait parfois un temps assez long pour trouver les mots et les expressions ncessaires et devait souvent avoir recours A ... Il lui disait deux ou trois mots; .et celui-ci, saisissant sa pense au vol, la dveloppait et lui donnait une forme qui me devenait comprhensible. On voyait que le thme de la conversation lui tait familier. A ... suivait attentivement les paroles de M. Gurdjieff. D'unn1ot; celui-ci lui indiquait parfois une significa-tion nouvelle qui modifiait sur-le-champ le cours de sa pense. Le fait que A ... me connaissait bien l'aidait naturellement beaucoup me faire comprendre M. Gurdjieff; Et souvent, par une simple allusion, il faisait natre en moi toute une suite de penses. Il servait en quelque sorte de transmetteur entre M. Gurdjieff et moi. Au dbut, celui-ci tait constam-ment oblig d'avoir recours A ... Mais mesure que le thme s'largissait, dcouvrant de nouvelles pers-pectives, M. Gurdjieff s'adressait moins souvertt lui. Son locution devenait plus facile et plus ntu-relle, les mots justes semblaient venir d'eux-mmes, et j'aurais pu jurer . la fin qu'il parlait le. russe le plus pur, et sans aucun accent. Sa parole coulait avec aisance; pleine de .comparaisons et d'exemples vivants, dveloppant des conceptions vastes et har-monieuses.

    Ils illustraient l'un et l'autre leurs explications de plusieurs diagrammes et de sries de nombres qui, pris ensemble, formaient un systme harmonieux de . symboles, une sorte de .code,. o un seul nombre pouvait exprimer tout un groupe d'ides. Ils appor-taient quantit d'exemples tirs de la physique, de la mcanique et surtout de la chimie et des mathma-tiques .

    . M. Gurdjieff se tournait parfois vers A ... et faisait 26

    allusion un sujet qui semblait lui tre familier, citait certains noms. A ... , d'un signe. de tte, faisait savoir qu'il avait compds, et la conversation repre-nait son cours. Je me rendais c:ompte. alors. que, tout en. m'instruisant,\ A... continuait en mme temps apprendre.

    Une autre particularit tait que je n'avais pres-que pas poser de questions. A peine avaient-elles eu .le temps de surgir et avant mme que. je puisse les formuler, M. Gurdjieff apportait dj la rponse On aurait dit qu'il connaissait l'avance les ques-tions qui pouvaient natre en moi, et les prvenait. Une ou deux fois, cependant, je .commis l'erreur. de demander ce que je ne m'tais pas .donn la peine d'approfondir moi-mme; .Mais j'en reparlerai plus tard.

    Je ne pourrais mieux dfinir: la ligne gnrale de la conversation qu'en la comparant une spirale. M. Gurdjieff, partant d'une ide fondamentale, la dveloppait et l'approfondissait, et, achevant le: cycle de son raisonnement, ,revenait au point de dpart que je voyais alors comme d'en haut, plus largement et avec plus de dtails. Un nouveau cycle ... et cette fois encore apparaissait . une conception plus claire, plus exacte et plus ample de l'ide premire.

    Je ne sais pas ce que .j'aurais ressenti si j'avais d parler avec M. Gurdjieff en tte tte, mais je pense que la prsence de A .. ; ainsi que sa manire calme et srieuse de prendre ,part rentretien, ~gis-saient sur moi mon insu.

    Toute cette conversation me procurait une. jouis .. ~ance inexprimable, comme je n'en avais encore ja-mais prouv. Les contours de Get difice majestueux que j'avais jusqu'alors obscurment pressentis se dessinaient devant moi avec nettet, .et je commen-ais. mme en discerner certains dtails.

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  • Je ,voudrais, dans la mesure du possible, rapporter l'essentiel de cette conversation. Qui sait si je ne viendrai pas ainsi en aide quelqu'un dans une situa-tion semblable la mienne ? Ce sera le but de mon rcit.

    Vous tes un familier de la littrature occulte, commena M. Gurdjieff, et c'est pourquoi je vous renverrai la formule bien connue de la Table d'Emeraude d'Herms : " Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. " Nous pouvons trs bien prendre cette formule comme point de dpart de notre onversation. Mais, je dois vous dire qu'il n'est nullement ncessaire .de se fonder sur l'occul.:. tisme pour s'approcher de la connaissance de la vrit. La vrit parle pour elle-mme sous quelque forme qu'elle se manifeste. Vous ne comprendrez cela entirement que plus tard; mais ds aujourd'hui, je veux vous en donner ne serait-ce qu'une parcelle de comprhension. Ainsi, je le rpte, si je commence par. cette formule occulte, c'est parce que je parle avec vous. Je sais que vous avez tent de la dchif-frer, et que d'une certaine faon vous la comprenez. Mais la comprhension que vous avez aujourd'hui n'est qu'un faible et lointain reflet de la lumire divine.

    , Je ne vais pas vous parler de la formule elle-mme, je ne vais ni la dtailler ni tenter de la d-chiffrer. Ce n'est pas de la lettre qu'il sera question. Nous la prendrons simplement comme point de d-part ; et afin que vous puissiez vous faire une ide approximative du thme que j'ai en vue, je puis vous dire que nous parlerons de la grande unit de tout ce qi existe, de l'unit dans la diversit. Je veux attirer votre attention sur deux ou trois des multiples facettes d'un cristal prcieux, et vous aider perce-voir les images peine perceptibles qui s'y refltent.

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    Je sais que vous comprenez l'unit des lois qui gouvernent l'univers, mais je dirai que cette com-prhension n'est qu'abstraite et thorique. Il ne suffit pas de concevoir avec l'intellect, il faut sentir avec tout votre tre l'exactitude absolue et l'infaillibilit de cette vrit ; alors seulement, vous pourrez dire consciemment et avec une pleine conviction : " Je

    . " sats. Tel tait peu prs le sens des paroles par les-

    quelles M. Gurdjieff engagea la conversation. Ensuite, il dressa un tableau saisissant de la sphre

    dans laquelle se droule la vie de toute l'humanit. Les ides qu'il exposait servaient illustrer la for-mule d'Herms. Par analogie, il passa des petits vnements de la vie quotidienne d'un homme aux grandes priodes de la vie de l'humanit entire, fai-sant ainsi . ressortir l'action cyclique de cette Loi d'analogie dans la sphre plus restreinte de la vie de l'humanit terrestre. Puis, de la mme manire, il passa de l'humanit ce que j'appellerais la. vie de la Terre. Il la dcrivit comme un grand organisme pareil celui de l'homme, en se rfrant la physi-que, la mcanique, la biologie, etc. Je voyais sa pense s'intensifier de plus en plus et converger vers un seul foyer., Tout ce qu'il disait aboutissait invitablement la grande loi de la Tri-unit, la loi des trois forces d'action, de .raction et d'quili-bre, ou des trois principes actif, passif et neutre, S'appuyant sur cette loi, prenant comme base de

    , dpart la Terre, sa pense, d'un vol audacieux, s'ten-dit tout le systme solaire. Examinant les relations Terre-Soleil , il insista sur les aspects de la loi les plus proches de l'homme. Puis, d'une phrase brve, il franchit les limites du systme solaire. D'abord surgirent des donnes astronomiques, qui peu peu s'effacrent dvant l'immensit de l'espace

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  • et disparurent enfin compltement. Seule restait la grande ide qui manait de cette mme loi. Ses paroles rsonnaient, lentes et majestueuses, et en mme temps semblaient s'loigner et perdre leur sens. On percevait derrire elles la vie d'une pense prodigieuse. .

    Nous sommes au bord de l'abme que ne peut jamais franchir l'intelligence ordinaire de l'homme, dit-il.

    Sentez-vous combien les paroles deviennent su-perflues et inutiles ? Sentez-vous combien la raison, elle seule, est impuissante ? Nous touchons l au Principe de tous les Principes. Puis il. se tut, regardant pensivement devant lui. ,

    Saisi par la beaut .et la grandeur de cette pensee, j'avais cess peu peu d'couter les paroles. Je dirais que je les sentais-. ce n'taitpas par la raison que je recevais l'ide, mais bien par l'intuition. L'homme en bas, dans sa petitesse, avait complte-ment disparu. J'tais rempli la fois du sentiment d'tre en prsence de l'Immense, de l'Impntrable et de la conscience profonde de rila propre nullit.

    Semblant deviner ma pense, M. Gurdjieff me dit : Nous sommes partis de l'homme: o l'vons:-nous laiss ? La loi de l'unit est grande, elle est tout embrassnte. Dans l'univers, tout est un. Seule l'chelle diffre. Dans l'infiniment petit, nous retrou-verons les mmes lois que dans l'infiniment grand. Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut .. '

    Quand le soleil se lve, le sommet des monta-gnes s'claire mais la valle est encore dans l'ombre. De mme la raison qui transcende la condition hu-maine contemple la lumire divine tandis, que ceux qui habitent en bas sont encore plongs dans l'obscu-rit. Mais je le rpte -. tout dans l'univers est un. Et puisque la raison participe de cette unit, la

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    raison humaine constitue un puissant instrument d'investigation.

    Maintenant que nous sommes remonts jusqu' l'origine de tout, nous redescendrons sur la Terre d'o nous tions partis- et nous trouverons sa.place dans la structure de l'univers. Regardez ...

    . Il traa une figure trs simple et, se rfrant aux lois de la mcanique, dveloppa le schma de . cons-truction de l'univers entier. A traver~ les chiffres et les nombres aligns dans un ordre ' strict et harmo-nieux transparaissait la multjplicit dans l'unit. Peu peu, ils se chargeaient de sens tandis que des conceptions, jusque-l mortes pour moi, commen-aient prendre vie. Sur le tout rgnait une seule et mme loi et ma comprhension s'ouvrait avec ravissement au dveloppement harmonieux de l'uni-vers. Le schma partait d'un Grand Principe et se terminait la Terre.

    Au cours de son expos, M. Gurdjieff souligna la ncessit de ce qu'il appela un choc 'extrieur intervenant. un endroit dtermin et reliant deux principes opposs en une unit quilibre. Ce qtil, en mcanique, correspond au point d'application des forces dans un systme quilibr.

    Nous atteignons l le point d'insertion de notre vie terrestre, dit-il. Et pour le moment nous n'irons pas plus loin. Pour tudier de plus prs ce qui vient d'tre dit et faire apparatre une fois de plus l'unit des' lois, nous prendrons une chelle quelconque, et nous l'appliquerons la mesure du miCrocosme. Et il me proposa de choisir moi-mme quelque chose qui soit de structure rgulire et que je connaisse bien, par exemple le spectre solaire, la gamm musi-. cale, etc. Ayant rflchi, je choisis la gamme. .

    Vous/ avez faitl un bon choix, dit M. Gurdjieff; En effet, la gamme musicale, telle qu'elle existe ac-

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  • tuellement, a t construite dans les temps anciens par des hommes qui possdaient la Connaissance, et vous allez voir combien elle peut aider comprendre les lois fondamentales.

    Il m'expliqua brivement les lois de construction de la gamme, en insistant sur ce qu'il . appelait les intervalles qui, dans chaque octave, existent entre les notes mi et fa, puis entre la note si et le do de l'octave suivante; Entre ces notes, il manque un demi-ton, aussi bien dans la gamme ascendante que dans la gamme descendante.

    Dans le dveloppement ascendant de .l'octave, les notes do, r, fa, sol et la peuvent passer la riote

    suivante, tandis que les notes mi et si sont prives de cette possibilit. >>

    Il expliqua comment ces deux intervalles de ~'octave suivant certaines lois dcoulant de la lm de

    ' . Tri-unit, sont combls par des octaves nouvelles, d'une autre nature. Ces nouvelles octaves jouent dans les intervalles un rle analogue celui des demi-tons dans le processus volutif ou .involutif de la gamme. L'octave fondamentale est semblable au tronc d'un arbre dont les branches forment les octaves subor-donnes. Les sept notes de l'octave et les deux inter-vaHes porteurs de nouvelles directions forment au total les neuf anneaux d'une chane - trois groupes de trois anneaux chacun.

    Puis il revint au schma de la structure de l'uni-vers considrant cette fois isolment le rayon qui

    ' . passe par la Terre.

    La puissante octave originelle - dont les. notes d'intensit manifestement dgressive comprenaient le Soleil, la Terre et la Lune - s'tait ncessairement rsolue, suivant la loi de Tri-unit, en trois octaves subordonnes; Le rle des intervalles de l'octave

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    l''

    et la diffrence de leur nature m'apparurent alors clairement. Des deux intervalles mi-fa et si~do, l'un est plus actif - plus prs, par sa nature, de la vo-lont - tandis que l'autre joue le rle passif. Les .chocs du schma originel, que je n'avais jusque-l pas tout fait compris, intervenaient l encore conformment la rgle, et s'clairaient d'un jour nouveau.

    .Cette division du rayon faisait. apparatre claire-ment la place, le rle et la destine de. l'humanit. Et mme les possibilits de l'homme, pris individuel-lement, devenaient apparentes.

    Il vous semblera peut-tre que dans notre. re-cherche de l'unit nous avons, en cours de route plus ou moins dvi v~rs.une tude de la multiplicit, dit M. Gurdjieff. Ce que je vais vous expliquer, vous allez certainement le comprendre. Mais je suis sr qu cette comprhension s'attachera. surtout . la structure de ce qui va tre expos. Tchez de dir.iget votre intrt et votre attention, non pas tellement sur sa beaut, son harmonie et son ingniosit -. mme cela vous n'tes pas capable de.le saisir entirement -mais sur l' esprit ", sur le sens cach des mots, sur.leur .contenu intrieur .. Autrement vous ne verrez que des. formes dpourvues de vie. Maintenant, vous allez entrevoir l'une des fac;ettes du cristal et, si votre il pouvait saisir ce qui se reflte en elle, vous appro-cheriez de trs prs la '' vrit ". >>

    M .. Gurdjieff se mitalors expliquer de quelle manire les octaves fondamentales se combinent a:ux octaves secondaires qui leur sont subordonnes et comment, leur tour, ces dernires donnent nais-sance . des octaves, d'un autre ordre et ainsi de suite. J'aurais pu comparer ce processus la crois-sance, ou plutt la formation ,d'un arbre. D'un tronc vigoureux sortent des branches, qui se couvrent

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  • leur tour de rameaux de plus en plus petits sur lesquels apparaissent des feuilles.

    Dj se dessinait sur ces feuilles le processus de formation des veines, et je dois avouer que relle-menttoute monattention tait attire par l'harmonie et la beaut du systme.

    Aprs avoir . parl des octaves croissant comme les branches d'un tronc, M. Gurdjieff ajouta que chaque note de chaque octave se prsente; d'un autre point de vue, comme' une octave entire~ Il en:tait de mme pour tout. Ces octaves intrieures ' pou-vaient se comparer aux couches concentriques du tronc d l'arbre, dont les anneaux 's'erilbot'nt les uns dans les autres.

    Une fois encore, ses paroles retentirent comme un cho mes propres sentiments : La raison de l'homme ordinaire n'est pas suffisante pour iui per-mettre de s'approprier' la Connaissance et d;en faire son bien inalinable. Pourtant, cette possibilit existe en l~hmnme. Maisil doit d'abord secouer lapoussire de ses pieds. II lui faut faire d'immenses efforts, ac-complir un travail gigantesque avant d'avoir les ailes grce auxquelles il est possible de s'lever aussi haut.' Il est beaucoup plus facile de 's'abandonner' au courant, et de se laisser porter d'octav en octave. Mais c'est infiniment plus long que' de vouloir par soi-mme et de faire par sor-mme. Le chemin est difficile et la monte devient de plus en pltis ardue, mais les forces aussi s'accroissent. L'homme 's'aguer-rit et chqe pas lui fait 'dcouvrir des horizons plus vastes. Oui, ette possibilit: existe.

    Et en fait, je voyais qe cette possibilit existait. Je ne savais pas encore en. quoi lle consistait, mais je sentais qu'elle tait l. J'ai du mal trouver les mots pour expdmer ce que j'approchais. une loi commenait ni' apparatre, qui embrassait toute Ja

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    ralit ; ce qui semblait tre; premire vue, une violation de la loi, ds qu'on l'tudiait de plus prs, ne faisait que la confirmer; on pouvait dire sans

    ex~gration que, si l'exception confirme la rgle , en'ralit, il n'y a pas d'exception. Pour ceux qui peuvent me comprendre, j'aurais dit, usant de ter-mes pythagoriciens, que je reconnaissais et ressentais comment la Volont et la Destine - ces dux sphres d'activit de la Providence - tout en s'op-posant coexistent, et comment, sans fusionner ni se sparer, elles restent troitement imbriques. Je ne prtends pas que des paroles aussi contradictoires puissent exprimer clairement ce que je comprenais, mais en mme temps, je n'en trouve pas de meil-leures.

    Vous voyez, continua M. Gurdjieff, que celui qui possde une. pleine et entire comprhension de ce'' systme d'octaves ", comme on pourrait l'appe-ler, possde la clef de la comprhension de l'Urlit, puisqu'il comprend tout ce qui est perceptible, tout ce qui se passe, toutes les choses dans leur essence, car il connat leur place, leurs causes et leurs effets.

    Et pourtant, vous le voyez, ce n'est l qu'urie reprsentation plus dtaille du schma originel; une expression plus prcise de la loi de l'Unit ; tout ce que nous avons dit et pourrons dire encore ne sera jamais que le dveloppement de l'ide premire d'Unit. Et c'est dans la conscience totale, claire et prcise de cette loi que rside justement la Grande Connaissance dont je vous ai parl.

    Les spculations, les suppositions, les hypothses n'existent pas pour celui qui possde une telle Con~ naissance ; en d'autres termes, il connat tout par la mesure, le nombre et le poids. Tout dans l'univers est matriel, et pour cette raison la Grande Connais-sance est plus matrialiste que le matrialisme.

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  • Un rapide coup d;il sur la chimie va rendre cela plus comprhensible.

    Il m'expliqua comment la .ehimie, qui tudie les substances de densits diverses sans tenir compte de la loi d'octave, commet une erreur qui se rpercute sur les rsultats. Sachant cela, il est possible, en apportant certaines rectifications, de tro~ver des r-sultats concidant parfaitement avec ceux obtenus par des calculs fonds sur la loi d'octave. Ensuite, il souligna que la conception de corps simples. ou lments, telle qu'elle existe dans la chimie moderne, est inadmissible du point de vue de la chimie des octaves - la chimie objective . La matire est partout la mme. La diffrence de qualit de chaque substance dpend seulement de la. place qu'elle oc-cupe dans une octave donne, et de J'ordre auquel appartient cette octave.

    De ce point de vue, la notion hypothtique d'atome comme particule indivisible d'un corps simple, ou lment, ne saurait servir de base. L'atome d'une substance de densit donne, en tant qu'indivi-dualit relle, est la plus petite quantit de matire capable de r:etenir toutes les qualits chimiques, phy-siques et cosmiques qui la caractrisent comme une certaine note d'une octave dtermine. Ainsi, la chi-mie moderne ne connat pas l'atome d'eau, car l'eau n'est pas un corps simple, mais un compos chimi-que d'hydrogne et d'oxygne. Cependant, du point de vue de la chimie objective , l' atome de l'eau est son plus infime volume, visible mme l'il nu. Cela, ajouta M. Gurdjieff, vous ne pouvez aujourd'hui que l'accepter sans autres preuves. Mais ceux qui cherchent la Grande Connais-sance, sous la direction de quelqu'un qui l'a dj atteinte, doivent leur. tour travailler tablir et vrifier, par leurs investigations personnelles, ce

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    que sont ces atomes de substances de diffrentes densits.

    Tout cela m'apparaissait en termes mathmatiques. Et je pus me convaincre qu'en vrit tout dans l'uni-vers est matriel et que tout peut se mesurer par le nombre d'aprs la loi d'octave. De la substance unique procdait une srie de notes distinctes de den-sits diverses, exprimes par des nombres qui se combinaient suivant certaines .lois. Ce qui semblait impossible mesurer tait mesur. Les qualits cosmiques de la substance taient dfinies. A ma grande surprise, les poids atomiques de certains l-ments chimiques taient pris comme exemples et comments, pour illustrer les erreurs de la chimie moderne, tandis qu'apparaissait la loi de structure des atomes de substances de densits diverses.

    Ainsi nous en tions arrivs, sans mme que je m'en sois rendu compte, ce que l'on pourrait appe-ler l' octave terrestre , revenant de cette manire notre point de dpart, sur la Terre.

    Dans tout ce que je viens de vous dire, continua M. Gurdjieff, mon but n'tait pas de vous donner de nouvelles connaissances. Je voulais seulement vous dmontrer que la connaissance de certaines lois donne l'h9mme la possibilit, dans les conditions mmes o il se trouve, de calculer, de mesurer et de peser tout ce qui existe, depuis l'infiniment grand jusqu' l'infiniment petit.

    Tout, dans l'univers, je le rpte, est matriel. Pesez bien ces paroles~ et vous comprendrez, au moins jusqu' un certain point, pourquoi j'ai em-ploy l'expression " plus matrialiste que le matria-lisme " ...

    Maintenant nous avons fait connaissance avec les lois qui rgissent la vie du Macrocosme et nous sommes revenus sur la Terre. Rappelez-vous encore

    37

  • une fois :. ce qui est en bas est comme ce qui est en haut.

    Je pense qu' prsent, et sans autre explication, vous admettrz le fait que la vie de J'homme indivi-duel - le Microcosme - est gouverne par cette mme loi. Pourtant, nous allons poursuivre cet exa-men en prenant un simple exemple, qui mettra en vidence certains dtails. Prenons une question par-ticulire, le schma du travail de l'organisme humain, et tudions-la.

    M. Gurdjieff dessina le .schma du corps de l'homme, qu'il compara une usine trois tages, reprsente par la tte, la poitrine et l'abdomen.

    L'usine, dans son ensemble, forme un tout; c'est une octave de premier ordre, semblable celle qui nous a servi de base pour l'tude du. Macrocosme. Chacun deces tages reprsente de mme une octave entire de deuxime ordre subordonne la premire.

    C'est-~di.re que nous possdons trois octaves subor-donnes analogues celles que nous trouvons dans le schma de la structure de l'univers. Chacun des trois tages reoit du dehors une nourriture de na-ture. approprie, l'assimile, la combine au.x matriaux dj labors, et c'est ainsi que l'usine travaille produire certaines substances ..

    Je dois faire observer ici, dit M. Gurdjieff, que, bien. que l'agencement de cette usine soit bon et

    . parfaitement adapt la fabrication de ces substan-ces, l'affaire, en raison de l'ignorance de son admi-nistration suprieure, est gre au mpris de toute conomie, Quelle serait la situation d'une entre-prise aux dpenses normes et continues, et dont .la production servirait presque en totalit l'labora-tion et la consommation des matriaux destins soutenir l'existence mme de l'usine? Quant au reste du . stock,. il est dpens en pure perte, on ne sait ni

    38 ' ; '

    pourquoi ni comment. Il est ncessaire q'organiser l'affaire selon les donnes d'une vra.ie connaissance; elle. rapportera alors . un bnfice net important, dont on pourra disposer sa convenance.

    Mais, revenons . notre schma ... >> Et il m'ex-pliqua que, tandis que la nourritur,e de l'tage inf~ rieur est constitue par les aliments (ce que l'homme boit et ce qu'il mange), celle de, l'tage du milieu est l'air; et celle de l'tage suprieur ce qu'on pour-. rait appeler du nom gnral d'impressions.

    Chacune de ces trois sortes de nourriture, qui reprsente une substance d'une ce'rtaine densit et d'une certaine qualit, appartient une octave. d'un ordre diffrent.

    Ici, k ne pus me retenir de. demander : :E}t la pense 7 . . ..

    - ... ,La pense est substantielle, comme l'est toute autre chose, rpondit M. Gurdjieff. Il y a des moyens qui permettent non seulement de s'en convaincre mais, comme on le fait pour toutes les substances, d 1 " " d 1 " " s d 't' t e a peser et . e . a , mesurer . a ens1 e peu tre d,finie. Par consquent, il est possible de compa-rer entre . elles,! es penses. de diffrents hommes, ou celles d'un mme homme des moments diffrents. On peut dfinir toutes les qualits de lt pense.. Je vous l'ai dj dit, tout dans l'univers es.t matriel.

    Puis il m'expliqua que ces trois sortes de nour-riture, en 'pntrant dans J'organisme humain des endroits diffrents, y donnent naissance trois oeta'", ves correspondantes, lies entre elles par un systme de relations conforme aux lois : chacune de. ces no ur-

    . .

    ritures reprsente ainsi le do de l'octave de son ordre. Les lois de dveloppement des octaves sont partout les mmes.

    Par exemple, le do de l'octave de la nourriture qui .pntre dans l'abdomen pa,sse au .r par le demi-

    39

  • ton correspondant, puis, par le demi-ton suivant; se transforme eh mi. Mi ne comportant pas de demi-ton ne peut de lui-mme, par voie de dveloppement n- . ture!, se transformer en fa. L'octave de la nourriture qui pntre dans la poitrine arrive son aide. Comme je vous l'ai dit, c'est dj une octave d'un ordre plus lev, et son do, le deuxime do, possdant le demi-ton ncessaire pour passer au r, prend en charge, pour ainsi dire, le mi de l'octave prcdente et le fait passer au fa, c'est--dire joue le rle du demi-ton manquant et sert de choc pour le dvelop-pement de la premire octave.

    Nous ne nous attarderons pas, pour l'instant; tudier l'octave qui commence par le deuxime do, ni la nouvelle octave qui vient se joindre elle en un point donn - cela ne ferait que compliquer les choses; Nous voyons maintenant que le dveloppe-ment de l'octave initiale est assur grce aux demi-tons. Fa passe sol. La substance qui se constitue ici est rellement le sel 1 de l'organisme humain en tant que tel. C'est, de ce point de vue, la plus im-portante qu'il puisse laborer~ )Y:' Et l encore, M. Gurdjieff se servit des nombres et de leurs combi-naisons pour prciser son ide.

    Le dveloppement de l'octave fait ensuite passer le sol par son demi-ton au la, et celui~ci par son demi-ton au si. Ici l'octave s'arrte de nouveau. Un second choc est. indispensable pour que 'le si passe au do d'une nouvelle octave de l'organisme humain.

    Maintenant, si vous reliez tout ce que je viens de dire notre conversation sur la chimie, vous pourrez en tirer des conclusions d'une certaine valeur.

    1. En russe, les mots sel et sol sont presque homonymes. (N.d.T.)

    40.

    1 j

    A ce moment, avant mme d'avoir rflchi la pense qui venait de surgir en moi, je lui posai une question sur l'utilit du jene.

    M. Gurdjieff se tut. A ... me lana un regard plein de reproche et je sentis immdiatement combien ma

    -~ question tait dplace. Mais je n'eus pas le temps de rparer cette bvue, car M. Gurdjieff reprit: Je vais vous montrer une exprience qui vous le fera comprendre ... ; cependant, aprs avoir chang un regard avec A... et lui avoir dit quelques. mots, il ajouta : Non, mieux vaut plus tard. Et aprs un instant de silence il conclut: Je vois que votre attention s'est dj fatigue, mais je suis arriv pres-que la fin de ce que je voulais vous dire aujour-d'hui. J'avais l'intention d'aborder d'une manire tout fait gnrale la question du dveloppement de l'homme, mais pour le moment cela n'a pas une telle importance. Nous remettrons donc cette conver-sation une occasion plus favorable.

    - Puis~je en dduire que vous me permettrez parfois de vous voir pour vous parler de certaines questions qui m'intressent ? demandai-je.

    - En ce qui me, concerne, puisque nous avons dj commenc parler ensemble, je ne vois pas d'inconvnient . continuer, me dit M. ,Gurdjieff. Mais cela dpendra beaucoup de vous. Ce que j'en-tends par l, A ... vous l'expliquera en dtail. Puis, ayant remarqu-que je :me .tournais vers ce dernier, il ajouta : Mais pas maintenant, une autre fois. Pour le moment, je. veux vous dire encore ceci : puis-que tout dans le monde est un, tout est. gal devant les lois, par consquent la connaissance peut tre acquise par une tude complte et approprie, quel que soit le point de dpart - si l'on sait comment " apprendre ". Ce qui est le plus proche de nous, c'est l'homme, et de tous les hommes, le plus proche

    41

  • de vous, c'est vous-mme. Commencez par l'tude de vous-mme ; rappelez-vou~ la sentei,lce : " Con-nais-toi toi-mme. " Peut-tre deviendra-t-elle main.,. tenant plus comprhensible~ Au commencement, A ... vous aidera, dans la mesure de vos forces et des siennes. Je vous conseille de bien vous rappeler le schma de l'organisme humain que je vous ai expos, car nous y reviendronspar la suite, en l'approfondis-sant et en l'largissant chaque fois. Et maintenant nous allons vous laisser seul pour un moment, car nous avons, A... et moi, une petite affaire rgler. Je vous recommande de ne pas vous casser la tte sur ce que nous venons de dire; donnez-lui plutt un peu de repos. Mme s'il vous arrivait d'oublier quelque chose, A~ .. vous le rappellerait plus tard. Evidemment, il vaudrait mieux que vous n'en ayez pas besoin. Habituez-vous ne rien oublier ... En attendant, prenez donc une tasse de caf,. cela vous fera du bien. .

    Quand ils furent partis, je suivis son conseil, me versai une tasse de caf, et me rassis. Je comprenais qu' la suite de ma qUestion sur le -Jene il avait conclu que mon attention tait fatigue. Et je me rendais compte qu'en effet ma pense, vers la fin de la conversation, avait faibli et s'tait rtrcie; Aussi, malgr mon vif dsir de revoir l~s schmas et les nombres, je dcidai de donner un repos ma tte , suivant l'expression de M. Gurdjieff, et je restai les yeux ferms, tchant de ne penser rien. Mais les penses surgissaient malgr moi et je devais constam-ment les chasser.

    Au bout d'une vingtaine de minutes, A... entra silencieusement dans la chambre et me demanda : Eh bien, comment vas-tu ? Je n'eus pas le temps de lui rpondre, car j'entendis, toute proche, la voix . de M. Gurdjieff qui. disait quelqu'un : Faites

    42

    r

    i.

    comme je vous l'ai dit et vous verrez o est l'erreur. Puis la portire s'carta et il entra.

    Il reprit sa place sur le divan et me dit : J'es-pre que vous vous tes un peu repos. A prsent, parlons librement et sans plan dfini, sur le premier . thme qui Se prsente:a.

    Je lui dis que j'aurais voulu lui poser deux ou trois questions sans rapport direct avec le sujet de notre conversation, mais qui 'm'aideraient mieux corn~ prendre ce qu'il avait dit:

    Vous avez, vous et A.~., emprunt tant d'exem-p~es ~ux donnes de .la science moderne que je n~ai pu m'empcher de me poser la question suivante : la connaissance dont. vous parlez est-elle la porte d'un homme sans instruction, d'un ignorant ?

    -. Ces notions, je les ai utilises seulement parce que je m'adressais vous. Vous les avez saisies parce que vous avez certaines connaissances daris ce do-maine. Elles vous ont fait comprendre quelque chose. Ce n'taient que des exemples ; il s'agissait de la forme de la conversation, et non pas de son essence. Et les formes peuvent tre trs diffrentes. Je ne vous dirai rien cette fois-ci sur le rle et la signification de la science moderne ; nous ferons de cette question le thme d'une conversation spciale. Je .vous dirai seulement ceci : le savant le plus instruit peut trs bien se montrer un parfait ignorant ct d'un sim .. pie berger illettr mais qui possde la connaissance ; cela sonne comme un paradoxe, mais en ralit, la comprhension de l'essence, qui demandera au pre:. mier de longues annes d'investigations obstines, l'autre l'obtiendra d'une manire infiniment plus complte au cours d'une seule journe de mditation. Tout dpend de la manire de penser, de la "densit de la pense ". Ce terme ne vous dit rien encore,

    43

  • mais plus tard il s'clairera de lui-mme. Que voulez':" vous savoir encore ?

    - Pourquoi cette connaissance est-elle dissimu-le avec tant de soins ? demandai-je.

    - Qu'est-ce qui vous fait poser cette question ? - Certaines constatations que j'ai faites en tu-

    diant la littrature occulte, rpondis-je. - Autant que je puis en juger, reprit-il, vous

    faites allusion ce qu'on appelle initiation ". Est-ce vrai ou non ? .

    Je rpondis affirmativement et il continua: En ralit, il y a, dans la littrature occulte, beaucoup de choses superflues et inexactes ce sujet. Mieux vaut les oublier. Toutes vos recherches dans ce do-maine ont t une bonne gymnastique pour votre esprit ; c'est en cela qu'elles ont eu de la valeur -et en cela seul. Elles ne vous ont pas donn la connaissance, vous l'avez reconnu vous-mme.

    Jugez tout du point de vue de votre propre bon sens, acqurez votre propre comprhension, et n'ac-ceptez jamais rien d'emble. Et .lorsque vous, vous-mme, en serez venu, . par un raisonnemnt sain et logique, une conviction inbranlable, la pleine comprhension d'une chose, alors vous aurez atteint un certain degr d'initiation. Approfondissez cette ide... Aujourd'hui, par exemple, nous avons parl ensemble. Rappelez-vous cette conversation, pen-sez-y, et vous conviendrez avec moi qu'en somme je ne vous ai rien dit de .nouveau. Tout cela vous le saviez dj. La seule chose que j'ai faite, c'est de mettre en ordre vos connaissances, de les systmati-ser; mais vous les possdiez, avant de me rencontrer. Vous le deviez aux efforts que vous aviez faits dans ce domaine. Avec vous, il m'a t relativement facile de parler, grce lui (il indiqua A ... ) parce qu'il a appris me comprendre, et parce qu'il vous connat.

    44

    1,:

    Par lui, bien avant votre venue ici, je savais quoi m~en tenir sur vous, sur vos .connaissances, et sur la manire dont vous les aviez reues. ,Et malgr toutes ces conditions favorables, je puis vous certifier. que vous n'.avez pas assimil la centime partie de ce que je vous ai dit. Mais je vous ai donn une clef ;je vous ai fait dcouvrir la possibilit d'un point de vue nou-veau, qui .vous permettra d'clairer et de regrouper vos connaissances.antrieures. Et par .ce travail, votre propre travail, vous pourrez atteindre une .compr-hension beaucoup plus profonde de ce que j'ai dit. Vous. vous " initierez " vous~mme.. . .

    L'anne prochaine, nous redirons peut-tre les mmes choses ; mais d1ici l vous n'aurez pas attendu que des alouettes rties vous tombent d'elles-mmes dans la bouche; vous aurez travaill, et votre comprhension aura chang ; vous serez dj n peu plus" initi ". Il est impossible de rien donner l'homme qui puisse, sans aucun travail de sa part, devenir. sa proprit inalinable ; une " in~tiation " de cette sorte n'existe pas - malheureusement, c'est ainsi qu'on se l'imagine, bien trop souvent. . Seule existe .1' '' auto-initiation ". Il est possible d'indiquer et de qiriger, mais non pas d' " initier ". Ce que vous

    avez pu rencontrer dans la littrature occulte ce sujet est l'uvre de gens qui ont perdu la clef de ce qu'ilS transmettaient d'aprs ce qu'ils avaient lu et entendu sans avoir rien vrifi.

    Toute mdaille a son revers. L'tude de l'occul-tisme apporte beaUcoup, comme entranement de la

    pens, mais bien trop de gens, hlas ! empoisonns par le venin du mystre et aspirant des rsultats pratiques, sans possder la connaissance complte de ce qu'il faut faire et de .la manire dont il faut le faire, se font un tort irrparable. L'harmonie est compro-mise. Il vaut cent fois mieux ne rien faire que de

    45

  • faire sans savoir. Vous avez dit que la Connaissance est cache; ce n'est pas exact. Elle n'est pas cache, mais les gens ne sont pas capables de la recevoir. Si vous commnc~z parler de hautes mathmati-ques avec quelqu'n qui ne sait rien des mathmati-ques, quoi cela mnerait..:il ? Il ne vous compren-drait pas, tout simplement. Mais ici la question est encor plus complexe: j'aurais t trs content, pour ma part, de-pouvoir parler avec quelqu'tin des sujets qui m'intressent, sans avoir faire un. effort pour m'adapter sa comprhension. Mais si je parlais de cette manire, par exemple avec vous, vous l11e pren-driez, dims le meilleur des cas, pour un fou... Les_ hommes di~posent de trop peu de mot~ 'pour

    exprimer certaines ides. Pourtant, l o ce ne sont pas les 'mots . qui importent, mais la source dont. ils dcol,Jlent' et le sens qu'ils contiennent, on devrait pouvoir parler simplement.' En l'absence de coi:npt-h(msiol1, (;'est lJJ.?.possible. yous avez eu vous-inme1 ,l'occasion de vous en convaincre aujourd'hui. Je p.'aurais p~s pu parler avec quelqu'un d'a'u~re ~e. la . manit:e dQJ;lt. j'ai parl avec vous, .car il ne m'aurait pas compris. Vous_, jusqu' uri certain point, vous vous tes dj" initi ".Avant de parler quelqu'un, il faut savoir et voir jusqu'o cette . personne peut .com!mmdre. La comprhension_ n~ vient qu'avec le

    tl~avail. ' . . ' . '

    Ainsi, ce que vous appelez'" . dissimuJer " n'est en ralit que l' " impos~ibilit. de donner ...... Autre-ment, tou.t serait diffrent. Et si, en dpit de cette impossibilit, ceux qui savent parlaient, .ce serait une simple perte de temps et d'nergie. , Ils ne parlent que quand ils savent que celui qui les coute les comprend.

    -'- Mais, par exemple, si je voulais raconter 46

    quelqu'un ce que j'ai appris aujourd'hui de vous, y verriez-Nous un inconvnient ?

    - Voyez-vous, me rpondit-il, ds le commence-ment de notre entretien, j'avais prvu la possibilit de le poursuivre, et je vous ai dit certaines choses dont autrement je ne vous aurais pas parl .. Je vous les ai dites l'avance, sachant que vous n'tiez pas encore prt les assimiler, mais je voulais donner une orientation dfinie vos rflexions sur ces . pro-blmes. Vous-mme, .en y pensant, vous vous con-. vainrez qu'il en est vraiment ainsi, et vous compren-drez ce dont je viens de parler. Si vous gardez pour vous tout ce que je vous. ai dit, ce sera p ur .le plus grand avantage de votre interlocuteur. Cela dit, par-lez tant que vous voudrez. Et vous dcouvrirez quel point tout ce qui est comprhensible et clair pour vous est incomprhensible pour ceux qui vous cou tent. A cet gard, les entretiens de ce genre vous seront trs utiles.

    - Que penseriez-vous de l'ide d'e1trer en rela-tion avec un cercle plus large de personnes en leur donnant certaines informations susceptibles de les aider dans leur recherche? demandai-je.

    - Je dispose de trop peu de temps pour pouvoir le sacrifier aqx autres, sans mme tre certain que cela leur soit utile. J'apprcie mon temps au plus hautpoint parce que j'en ai besoin pour me~ travaux; c'est pourquoi je ne peux pas et ne veux pas le d-penser en pure perte. D'ailleurs je vous rai dj dit.

    - Non, je ne songeais pas de nouvelles rela-tions, mais je me demandais si l'on ne pourrait pas communiquer certaines informations. par .la voie de la presse. Je pense que cela prendrait moins de temps que les entretiens personnels.

    - Autrement dit, vous voulez savoir si ces ides

    47

  • pourraient tre exposes peu peu dans une srie d'articles ?

    - Oui, je ne pense pas que l'on puisse tout expo-ser ; mais il me semble qu'il serait possible de don-ner une certaine direction, qui permettrait une meil-leure approche.

    .- Vous soulevez l une question du plus grand intrt. J'en ai souvent parl avec ceux qui m'en-tourent. Il est inutile de vous donner le dtail de nos discussions ce sujet. Je dirai seulement que nous avons opt cet t 'mme pour l'affirmative. Je n'avais pas refus de prendre part cette tentative. Mais la guerre est venue nous en empcher. .

    Pendant la brve conversation qui sivit; il' me vint soudain l'esprit - puisque M. Gurdjieff ne refusait pas' de faire connatre assez largement au public certaines de ses mthodes et de ses ides -que le ballet La Lutte des. Mages avait peut-tre un sens cach, que peut-tre il n'tait pas seulement une1 uvre d'imagination, mais un mystre.

    Je l'interrogeai dans ce sens, aprs lui avoir dit que A ... m'avait rsum le scnario.

    Mon ballet n'est pas un" mystre ", rpondit-il. Mon but tait de donner un spectacle la fojs beau et intressant. Certes, les formes apparentes recou-vrent un sens cach, mais je n'avais pas en vue de le faire ressortir. Dans ce ballet, certaines danses occ-pent une place particulirement importante. Je vais vous expliquer brivement pourquoi. Imaginez que, pour tudier les mouvements des corps clestes, des plantes du systme solaire, par exemple, un mca-nisme spcial soit construit, destin donner une reprsentation des lois de ces mouvements, et nous les rappeler. Dans ce mcanisme, chaque plante, figure par une sphre d'une dimension approprie,

    48

    est place une distance dte~mine d'une sphre centrale reprsentant le Soleil. Le mcanisme mis en mouvement, toutes les sphres commencent . tourner sur elles-mmes, en se dplaant le long des trajectoires qui leur ont t assignes, reproduisant sous une forme visible les lois qui rgissent les mou-vements des plantes. Ce mcanisme vous rappelle tout ce que vous savez sur le systme solaire. Il y a quelque chose d'analogue dans le rythme de certaines danses. Par les mouvements strictement dfinis des. danseurs et par leurs combinaisons, certaines lois sont rendues manifestes et intelligibles pour ceux qui les connaissent. Ce sont les danses dites " sacres ". Au cours de mes voyages travers l'Orient, je fus maintes fois le tmoin de telles danses, excutes dans ds temples anciens pendant les offices divins. Ces crmonies sont inaccessibles aux Europens, et leur sont inconnues. Certaines de ces danses sont re-produites dans mon ballet..

    De plus, je puis vous dire que La Lutte des Mages repose sur trois ides; mais comme je ne m'attends pas ce que le public les comprenne si je donne le ballet sans autre explication, je le prsente simplement en tant que spectacle.

    Ayant encore dit quelques mots sur le ballet et les danses, il poursuivit: Telles furent l'o'rigine et la signification de ces danses dans un pass lointain. Je vous demanderai maintenant: y a-t-il encore au-jourd'hui, dans cette branche de l'art, quoi que ce soit qui rappelle, mme de loin, le sens qu'elle comportait jadis, ainsi que son but ? Y trouvons-nous rien d'autre que futilit pure et simple ? Et aprs. un bref silence, comme s'il attendait ma r-ponse, il me dit, avec un regard triste et pensif : L'art contemporain dans son ensemble n'a plus . rien de commun avec l'art antique sacr ... Peut-tre

    49

  • y avez-vous dj pens ? Quelle est votre opinion ce sujet ?

    Je lui expliquai que, parmi les questions qui m'in-tressaient, celle de l'art ocupait une grande place; Pour tre prcis, cet intrt portait, non pas tant sur les uvres elles-mmes, c'est--dire sur les produits de. l'art, que sur son rle et sa signification dans la vie de l'humanit. J'avais souvent parl. de cela avec des personnes qui me semblaient plus comptentes que moi en la matire : des musiciens, des sculpteurs, des peintres, des crivains, ou avec d'autres qui s'in-tressaient simplement l'tude de l'art. J'avais ainsi pu recueillir une quantit d'opinions souvent contradictoires. Certains, peu nombreux il est vrai, considraient l'art comme un amusement d'oisifs; mais la plupart taient d'avis que l'art est sacr, t que ses uvres portent sur elles le sceau de l'inspira-tion divine. En fin de compte, je n'avais pas pu me former une opinion dfinitive ; aussi la question res-tait-elle ouverte pour moi. J'exposi tout cela aussi clairement que possible M. Gurdjieff.

    Il m'couta trs attentivement et dit: Vous. avez raison. Il existe Une quantit d'opinions contradic-toires ce sujet.. Et cela seul ne prouve+il pas qU:e la vrit n'est pas connue? L o est la vrit,.Rne peut y avoir des opinions diffrentes. Dans l' Anti-quit, ce que l'on nomme aujourd'hui l'art tait .au service de la connaissance objective. Et comme nous venons de Je dire au sujet des danses, les uvres d'art taient avant tout destines rappeler et eX: poser les lois ternelles de la structure. de l'univers. Ceux qui s'taient consacrs . la recherche et qui taient parvenus la connaissance des lois fonda,. mentales les exprimaient dans des uvres d'art, comme on le fait aujourd'hui dans des livres. Ici, M. Gurdjieff me cita quelques noms qui pour la plu-

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    part m'taient inconnus et que j'ai oublis. Puis il reprit : Cet art ne recherc;hait ni la " beaut " ni la ressemblance avec quelque chose ou avec quel-qu'un. Ainsi une statue cre par un de es matres d'autrefois n'est pas la copie du corps d'un homme particuli~r ni l'expression d'une sensation subj~ctive ; elle est par elle-mme soit une expression des lois de la connaissance, telles qu'elles se rvlent dans les formes du corps humain, soit ~n moyen de trans-mission objective d'un tat d'm~. La forme, l'action, l'expression tout entire est conforme aux lois.

    Il se tut un moment, comme s'il repensait quel-que chose, puis il reprit : Puisqu'il est question de l'art, je ,vais vous rapporter une .. conversation la-quelle j'ai assist il n'y a pas longtemps et qui. peut clairer certains aspects de notre entretien. Pa~mi les gens que je connais .Moscou. se trouve un de mes camarades d'enfance, un sculpteur trs connu. J'avais souvent remarqu dans sa bibliothque une quantit de livres .sur la philosophie .hindoue ,et sur l'occul-tisme, et je m'tais rendu compte, au cours de nos conversations, qu'il portait un intrt srieux ces questions; Voyant son impuissance orienter par lui-mme .ses recherches, et ne voulant pas lui laisser deviner mes connaissances en la matire, je confiai n certain P ... , avec. qui j'avais eu de frquents entretiens sur ces sujets, le soin de prendre contact avec lui.. Un.jour, P ... me dit quel'intrtdu sculpteur tait purement thorique et qu'il. n'tait .pas touch dans son essence .par ces questions ; aussi .n'atten-dait-il pas grand-chose de leurs rencontres. Je lui suggrai de faire porter l'entretien sur un sujet qui soit plus familier son interlocuteur. Au cours d'une conversation apparemment fortuite, laquelle l'as-sistais moi aussi, P ... fit donc dvier la discussion sur

    . le problme de l'art et de la cration.

    51

  • Le sculpteur se mit alors expliquer qu'il sentait la justesse des formes sculpturales, et dit P ... : " Savez-vous pourquoi la statue de Gogol, sur la place Arbat, a un nez dmesurment long ? " Et il raconta qu'en examinant le profil de la statue il avait senti que le " cours harmonieux des lignes de ce profil ~, suivant son expression, tait rompu la pointe du nez.

    Rsolu vrifier l'exactitude de son sentiment, il avait dcid de retrouver le masque mortuaire de Gogol, et, aprs maintes recherches, l'avait dcou-vert chez un particulier. Il l'examina, en accordant au nez une attention toute spciale. Cet examen r-vla que, de toute vidence, quand le moulage avait t pris, une petite bulle d'air s'tait forme l'en,. droit prcis o le .. cours harmonieux du profil " tait rompu. La personne qui avait confectionn le masque avait d combler la cavit d'une main malha-bile; changeant ainsi la forme du nez de l'crivain. 1 Et l'auteur du monument, ne doutant pas de l'exacti-tude du masque, avait gratifi Gogol d'un nez qui n'tait pas le sien.

    Que peut-on dire de cette affaire ? N'est-il pas vident que tout cela n'a pti. se produire qu'en l'ab-sence d'une vraie connaissance ?

    L'un se sert du masque sans douter de son exac"" titude, l'autre, ayant '' senti " l'erreur d'excution, cherche une confirmation ses soupons. L'un ne vaut pas mieux que l'autre. Alors qu'en possdant la connaissance des lois des proportions du corps humain on aurait pu non seulement reconstruire d'aprs le masque le bout du nez, mais partir du nez seul reconstituer le corps entier, exactement tel qu'il avait t. Examinons cela en dtail afin que vous compreniez exactement ce que je veux dire.

    Aujourd'hui, j'ai expos sommairement la loi 52

    d'octave. Vous avez pti. voir que la connaissance de cette loi permet de connatre la place de toute chose, et qu' l'inverse la place tant connue, on sait ce qui doit exister l et quelle est sa qualit. Tout peut tre calcul, il suffit de savoir comment calculer le pas sage d'une octave l'autre. Le corps humain, comme . tout ce qui reprsente un tout, porte en lui-mme

    des proportions prtablies. Conformment au nom-bre des notes et intervalles de l'octave, le corps de l'homme possde neuf dimensions premires, qui s'expriment par des nombres .. Ces nombres varient sensiblement chez haque homme- mais dans des limites bien dfinies. Ces neuf dimensions premires forment une octave entire du premier ordre, passent dans les octaves subordonnes qui, par une vaste extension de ce systme de subordinations successi-ves, dterminent toutes les dimensions de chaque par-tie du corps humain. Chaque note de chacune des octaves est elle-mme une octave complte. Il est donc ncessaire de. connatre les rgles des combinai-sons et corrlations, ainsi que celles du passage d'une chelle une autre.

    Tout se tient en un systme continu de relations mutuelles soumis des lois immuables. C'est comme si autour de chaque point s'en trouvaient groups neuf autres qui lui sont subordonns, et ainsi de suite jusqu'aux atomes de l'atome.

    Celui qui connat 1es lois de la descente des octaves connat en mme temps les lois de leur ascension et peut par consquent passer non seule-ment des octaves principales aux octaves subordon-nes, mais vice versa. C'est pourquoi, partir du visage, on peut dterminer le nez, et l'inverse, en partant du nez, on peut rtablir tout le visage et mme le corps entier de l'homme, et cela en toute rigueur, infailliblement. Il ne s'agit pas de chercher

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  • la beaut ni la ressemblance .. Une cration ne pet pas tre autre que ce qu'elle est.

    C'est plus exact encore que les mathmatiques, car ici il. n'est pas question de probabilits. Cela exige une tude beaucoup plus vaste et approfondie que celle des mathmatiques; C'est la comprhension qui est ncessaire, car autrement on peut discuter des dizaines d'annes sur les questions les plus sim-ples et. n'arriver rien. Une simple question peut rvler qu'un homme n'a pas J'attitude de pense requise. Et mme s'il a le dsir d'lucider la question, le manque de prparation et l'incomprhension de celui qui coute rduisent nant les paroles qu'il entend. Une comprhension littrale est commune beaucoup trop de gens.

    Toute cette histoire du nez de Gogol m'a confirm une fois de plus ce que je savais depuis longtemps et dont j'avais reu dj des .milliers de preuves. Rcemment Saint-Ptersbourg, j'ai eu un entretien avec un compositeur clbre, et j'ai pu constater la pauvret de ses connaissances dans le domaine de la vraie musique, la profondeur de son ignorance. Souvenez-vous d'Orphe qui se servait de la .musique pour enseigner la Connaissance et vous comprendrez ce que j'entends par vraie musique ou musique sacre. ,

    M. Gurdjieff continua : Pour une telle musique, des conditions spciales seraient ncessaires - alors La Lutte des Mages ne serait pas un simple spectacle. Pour le moment, je ne donnerai que quelques frag-ments de ce que j'ai entendu dans certains temples. D~ailleurs cette musique elle-mme n'apporterait rien l'auditeur~ car les Clefs en sont perdues, si tant est qu'elles aient jamais exist en Occident. La clef de tous les arts anciens est perdue, perdue depuis de nombreux sicles dj. C'est pourquoi il n'existe plus

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    d'art sacr, d'art qui incarne les lois de la Grande Connaissance et exerce une influence sur l'instinct des masses.

    Aujourd'hui, il n'y a plus de crateurs. Les pr-tres actuels de l'art" ne crent pas- ils:imitent..Ils courent aprs la beaut ou la ressemblance, moins que ce ne soit aprs ce que l'on nomme l' " origina-lit ", sans mme possder les connaissances nces-saires. Ne connaissant rien et ne sachant rien faire, ils marchent ttons dans le noir et pourtant la foule les vnre et les place sur un pidestal. V art sar a disparu; mais l'aurole qui entourait ses serviteurs subsiste encore. Toutes les banalits sur l'tincelle divine, le talent, le gnie, la cration, l'art sacr, n'ont pas de fondement. Ce sont des anachronismes. Que sont donc ces " talents '' ? Nous en parlerons une autre fois.

    u

    De deux choses l'une : ou bieri il faut nommer " rt " le mtier de cordonnier, ou bien il faut appe-ler artisanat tout l'art contemporain. En quoi le bot-tier, qui fabrique d'lgantes chaussures sur mesure, serait-il infrieur l'artiste qui ne vise plus dans son travail qu' la ressemblance ou l'originalit ? Pour qui possde la connaissance, faire des chaus-sures peut. tre un art sacr, mais sans la connais-sance, tous les prtres de l'art moderne ne vlent pas un savetier ...

    Ayant prononc avec force ces dernires paroles, il se tut. A ... se taisait aussi.

    Cet entretien m'avait profondment impressionn. Je comprenais combien A ... avait eu raison de me prvenir. que pour tre capable d'couter M. Gurd-jieff il ne suffisait pas d'en avoir simplement le dsir.

    Ma pense travaillait avec prcision et clart. Des milliers de questions me venaient l'esprit, mais pas

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  • une seule ne 'correspondait au niveau de ce que je venais d'entendre. Et je demeurai silencieux.

    Je regardais M. Gurdjieff. Il releva lentement la tte et dit : .. Je dois m'en aller. C'est assez pour aqjourd'hui. Dans une demi-heure, vous aurez des hevaux pour ,vous ramener la gare ... Quant nos prochaines rencontres, A... vous avertira. Et, se tournant vers celui-ci, il ajouta : Faites le matre de maison, offrez le petit djeuner notre invit. Aprs l'avoir reconduit la gare, vous reviendrez ... Eh bien, au revoir !

    A... traversa la chambre et tira un cordon que cachait l'ottomane. Le tapis persan pendu sur le mur s'carta et fit apparatre une large fentre. La lu-mire d'un clair matin d'hiver envahit la pice.

    C'tait tout fait inattendu pour moi: jusqu' ce moment je n'avais pas une seule fois pens l'heure. Quelle heure est-il donc ? m'criai-je. Bientt neuf heures ,.rpondit A ... en teignant les lampes. Et il ajouta en souriant : Comme tu vois, ici le temps n'existe pas.

    2

    ' ,

  • >

    (Le Prieur, 2 juin 1922.)

    A quelqu'un qui demandait pourquoi nous sommes ns et pourquoi nous mourons, Gurdjieff rpondit: "Vous voulez le savoir ? Pour le savoir vraiment, vous devez souffrir. Pouvez-vous souffrir? Vous ne pouvez pas souffrir. Vous ne pouvez mme pas souffrir pour un franc, et pour savoir un peu, il vous faudrait souffrir pour un million de francs. "

    (Le Prieur, 12 aot 1924.)

    Quand nous apprenons, nous n'coutons que nos propres penses. C'est pourquoi nous ne pouvons entendre de nou-velles penses, moins d'utiliser de nouvelles mthodes d'coute et d'tude. '

    (Londres, 13 fvrier 1922.)

  • Au cours de notre entretien, nous devrons fixer certains repres pour que la conversation soit effi-cace. Tout ce que je voudrais vous proposer mainte-nant est d'essayer de regarder les choses, les phno-mnes qui vous entourent et spcialement vous-mmes d'un point de vue diffrent de celui qui vous est habituel ou naturel. De regarder seulement, car faire davantage n'est possible qu'avec la volont et la co-opration de l'auditeur, lorsqu'il cesse d'couter passi-vement et commence faire, c'est--dire lorsqu'il entre dans un tat actif.

    Trs souvent, dans la conversation, on retrouve, exprime , plus ou moins ouvertement, l'ide que l'homme tel que nous le rencontrons dans la vie ordi-naire serait en quelque sorte le centre de l'univers, la couronne de la cration , ou, tout le moins, une vaste et impqrtante entit; que ses possibilits sont presque illimites, ses pouvoirs presque infinis. Mais ce point de vue comporte lui-mme un certain nombre de rserves : on dit que, pour cela, il faut . des conditions exceptionnelles, des circonstances sp-ciales, l'inspiration, la rvlation et ainsi de suite.

    Cependant, si nous tudions cette conception de l'homme, nous voyons immdiatement qu'elle est faite d'un ensemble de traits qui n'appartiennent pas un homme unique, mais un certain nombre d'in ... dividus rels ou imaginaires. Jamais nous ne !en con-trons , un tel homme dans la vie relle; ni dans le pr-sent ni comme personnage historique dans le pass. Car tout homme a ses propres faiblesses, et si vous y regardez,de prs, le mirage de grandeur et de puis-sance se dsintgre.

    Le plus intressant, d'ailleurs, n'est pas que les gens revtent les autres de ce mirage, mais que, en raison d'un trait particulier de leur psychisme, ils le reportent sur eux-mmes, sinon en totalit, du moins

    60 ' ;.(,, {\

    en partie, comme un reflet. Si bien que, tout en tant des nullits ou presque, ils s'imaginent correspondre ce type collectif ou ne. pas s'en carter de beau-coup.

    Mais si un homme sait comment tre sincre envers lui-mme - non pas sinqre comme le mot est

    compri~ djhabitud~, mais impit~yablement sinc~e -alors, a la questiOn : Qu'etes~vous ? , Il ne comptera pas sur une rponse rassurante. Aussi, sans attendre que vous ayez approch par vous-mmes l'exprience dont je parle, et pour que vous corripre..; niez mieux ce que je veux dire, je suggre que chacun de vous se pose la question : Que suis-je ? Je suis sr. que quatre-vingt-quinze pour cent d'entre vous seront dcontenancs, et rpondront par upe autre question : Que voulez-vous dire ?

    Cela prouve qu'un homme a vcu toute sa vie sans se poser cette question,. et considre comme allant de soi qu'il est quelque chose , et mme quelque chose de trs prcieux, quelque chose qu'il n'a jamais .mis en doute. En mme temps il est incapable d'ex .. pliquer un autre ce qu'est ce quelque chose, incapa-ble mme d'en donner la moindre ide, puisqu'il ne le sait pas lui-mme. Et s'il ne le sait pas, n'est-e pas tout simplement que ce quelquechose n'existe pas, mais qu'il est seulement cens exister ? N'est-il pas trange que les gens accordent si. peu d'attention eux~mmes, la connaissance '

  • A vrai dire, il n'en est pas toujours ainsi. Tout le monde ne se regarde pas aussi superficiellement. Il y a des hommes qui cherchent, qui ont soif de la v-rit du cur et s'efforcent de la trouver, qui tentent de rsoudre les problmes poss par la vie, de parve-nir jusqu' l'essence des choses et des phnomnes et de pntrer en eux-mmes. Si un homme raisonne et pense sainement, quel que soit le chemin qu'il suive pour rsoudre ces problmes, il doit invitablement en revenir lui et commencer par rsoudre le pro-blme de ce qu'il est lui-mme, de sa place dans le monde environnant. Car sans cette connaissance, il n'y aura pas de centre de gravit dans sa recherche. Les paroles de Socrate: Connais-toi toi-mme restent la devise de tous ceux qui cherchent la vraie connaissance et l'tre.

    Je viens d'utiliser un nouveau mot : l' tre . Pour nous assurer que nous comprenons tous la mme chose par ce mot, je dois donner quelques explications.

    Nous venons de nous demander si ce qu'un homme pense de lui-mme correspond ce qu'il est en ra-lit, et vous vous tes interrogs sur ce que vous tes. Voici un mdecin, un ingnieur, un peintre. Sont-ils rellement ce que nous pensons qu'ils sont ? Pouvons-nous considrer la personnalit de chacun d'eux comme se confondant avec sa profession, avec l'exprience que cette profession, ou sa prparation, lui a donne ?

    Tout homme vient au monde semblable une feuille de papier vierge ; mais les gens et les cir-constances qui l'entourent rivalisent qui mieux mieux pour salir cette feuille et la couvrir d'ins-criptions de toutes sortes. L'ducation, les leons de morale, le savoir que nous appelons connaissance, interviennent - tous les sentiments de devoir, d'hon-

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    neur, de conscience, etc. Et tous proclament le ca-ractre immuable et infaillible des mthodes dont ils se servent pour greffer ces branches l'arbre de la personnalit de l'homme. Peu peu la feuille est salie, et plus elle est salie avec de prtendues connaissances, plus l'homme est considr comme intelligent. Plus il y a d'inscriptions l'endroit ap-pel devoir , plus le possesseur est considr comme honnte ; et il en va ~de mme pour tout. Et la feuille ainsi salie, voyant qu'on prend sa souil-lure pour un mrite, la considre comme prcieuse. Voil un exemple de ce que nous dsignons du nom d' homme, en y ajoutant mme souvent des mots tels que talent et gnie . Pourtant notre gnie verra son humeur gche pour toute la journe, s'il ne trouve pas ses pantoufles ct de son lit en se rveillant le matin.

    L'homme n'est pas libre, ni dans ses manifesta-tions ni dans sa vie. Il ne peut pas tre ce qu'il voudrait tre, ni mme ce qu'il croit tre. Il ne res-semble pas l'image qu'il se fait de lui-mme, et les mots homme, couronne de la cration ne s'ap-pliquent pas lui.

    Homme - cela sonne firement, mais nous devons nous demander de quelle sorte d'homme il s'agit. Pas l'homme, assurment, qui s'irrite pour des vtilles, qui accorde son attention des questions mesquines et se laisse impliquer dans tot ce qui l'entoure. Pour avoir le droit de se dire un homme, il faut tre un homme, et tre un homme n'est possible que grce la connaissance de soi et au tra-vail sur soi, dans les directions que lui rvle cette connaissance de soi.

    Avez-vous jamais essay de voir ce qui se passe en vous quand votre attention n'est pas concentre sur un problme dfini ? Je suppose que pour la plu-

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  • part d'entre vous c'est un tat trs habituel, quoique peu d'entre vous, sans doute, l'aient systmatique-ment observ. Peut-tre vous rendez-vous compte de la faon dont notre pense procde par associations fortuites, lorsqu'elle fait dfiler des scnes et des sou-venirs sans lien, lorsque tout ce qui tombe dans le champ de notre conscience, ou simplement l'effleure, suscite en nous ces associations fortuites. Le fil des penses semble se dvider sans interruption, tissant entre eux des fragments d'images de perceptions ant-rieures, tires de divers enregistrements emmagasins dans notre mmoire. Et tandis que ces enregistre-ments tournent et se droulent, notre appareil forma-teur ourdit sans cesse, partir de ce matriel, la trame des penses. Les enregistrements de nos mo-tions dfilent de la mme faon - agrables et d-sagrables, joie et chagrin, rire et irritation, plaisir et douleur, sympathie et antipathie. Quelqu'un fait vo-tre loge, et vous tes content ; quelqu'un vous fait des reproches, et votre humeur se gte. Quelque chose de nouveau vous attire, et vous oubliez aussi-tt ce qui vous intressait si fort l'instant d'avant. Bientt votre intrt vous attache cette nouvelle chose au point que vous y sombrez de la tte aux pieds ; et soudain vous ne la possdez plus, vous avez disparu, vous tes li cette chose, dissous en elle ; en fait, c'est elle qui vous possde, qui vous tient captif, et cet garement, cette propension se laisser captiver est, sous de multiples formes, le propre de chacun de nous. C'est cela qui nous lie et nous em-pche d'tre libres. Et qui plus est, cela nous prend notre force et notre temps, nous enlve toute possibi-lit d'tre objectifs et libres - deux qualits essen-tielles pour qui dcide de suivre le chemin de la connaissance de soi.

    Nous devons lutter pour devenir libres si nous vou-

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    lons lutter pour nous connatre. Se connatre et se dvelopper constituent une tche d'une telle impor-tance et d'un tel srieux, exigeant une telle intensit d'effort, que la tenter d'une manire habituelle, entre autres choses, est impossible. L'homme qui entre-prend cette tche doit lui donner la premire place dans sa vie, qui n'est pas si longue qu'il puisse se permettre de la gaspiller en futilits.

    Qu'est-ce qui rendra l'homme capable de consa-crer utilement son temps sa recherche, sinon la libert l'gard de tout attachement ?

    Libert et srieux. Non pas ce srieux aux sourcils froncs, aux lvres serres, aux gestes soigneusement mesurs, a~~ paroles filtrant travers les dents, mais le srieux qui signifi