gérard bouchard pikauba

21
Boréal Gérard Bouchard PIKAUBA roman Extrait de la publication

Upload: others

Post on 30-Nov-2021

3 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Gérard Bouchard pikauba

pikauba

Gérard Bouchard

pikaubaDès l’enfance, dans le Québec des années 1920, le Métis Léopaul Tremblay-Manigouche sent s’affronter en lui des forces contradictoires. Fils de Méo Tremblay, de Mistouk, et de Senelle Manigouche, il est profondément attaché à ses origines indiennes, tandis que la vie parmi les Blancs lui donne des envies de bataille et de conquête, suivant l’exemple de son père, dont les êtres et les paysages ne cessent de lui rappeler le souvenir.

Misant sur son intelligence et sur sa détermination, Léo réussira à mettre sur pied une grosse entreprise forestière. Très vite cependant, ses succès lui attirent l’hostilité de la bonne société de Chicoutimi, d’autant plus que Pikauba, le village peu orthodoxe que notre héros érige au cœur de la forêt, échappe à son emprise. En effet, loin de l’hégémonie de l’Église et des notables, les gens de Pikauba ont tout le loisir de créer un mode de vie à leur (dé)mesure et à leur image.

Grâce à son art inimitable du dialogue, au plaisir communicatif avec lequel il reproduit la langue populaire, à l’émotion intense dont il investit ses personnages, Gérard Bouchard signe ici un deuxième roman d’une liberté et d’un charme extraordinaires. Et, comme dans Mistouk, derrière le pittoresque, la drôlerie et même la folie des personnages et des situations, se profile une émouvante quête d’absolu qui connaît ici un dénouement des plus inattendus.

Historien et sociologue, Gérard Bouchard est l’auteur de nombreux essais, dont Quelques Arpents d’Amérique (prix Lionel-Groulx et prix John A. Macdonald), Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde (Prix du Gouverneur général) et La Pensée impuissante, échecs et mythes nationaux canadiens-français. Il est également l’auteur d’un roman, Mistouk (Boréal, 2002).

Imp

rim

é a

u C

an

ad

a

29,95 $ 22 eisbn 2-7646-0371-1

© p

au

l ci

mo

n

Gérard Bouchard

Boréal Boréal

Gérard Bouchard

pikauba roman

Boréal

Gér

ard

Bouc

hard

pikauba

rom

an

Extrait de la publication

Page 2: Gérard Bouchard pikauba

Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) H2J 2L2

www.editionsboreal.qc.ca

Extrait de la publication

Page 3: Gérard Bouchard pikauba

P I KAU B A

Extrait de la publication

Page 4: Gérard Bouchard pikauba

DU MÊME AUTEUR

La Pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens-français (1850-1960),Montréal, Boréal, 2004.

Les Deux Chanoines, Montréal, Boréal, 2003.

Raison et Contradiction. Le mythe au secours de la pensée, Québec, Nota bene, Cefan,2003.

Mistouk, Montréal, Boréal, 2002.

Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000 ; coll.«Boréal compact», 2001.

Dialogue sur les pays neufs (en collaboration avec Michel Lacombe), Montréal, Boréal, 1999.

La Nation québécoise au futur et au passé, Montréal, VLB éditeur, 1999.

Quelques arpents d’Amérique. Population, économie, famille au Saguenay, 1838-1971,Montréal, Boréal, 1996.

Tous les métiers du monde. Le traitement des données professionnelles en histoiresociale, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1996.

Pourquoi des maladies héréditaires? Population et génétique au Saguenay–Lac-Saint-Jean (en collaboration avec Marc de Braekeleer), Sil lery, Septentrion, 1992.

Histoire d’un génôme. Population et génétique dans l’Est du Québec (en collaborationavec Marc de Braekeleer et al.), Québec, Presses de l’Université du Québec, 1991.

Les Francophones québécois (en collaboration avec François et Guy Rocher), Mont -réal, Conseil scolaire de l’Île de Montréal, 1991.

Les Saguenayens. Introduction à l’histoire des populations du Saguenay, XVIe-XXe siècles (en collaboration avec Christian Pouyez, Yolande Lavoie, RaymondRoy et al.), Québec, Presses de l’Université du Québec, 1983.

Le Village immobile. Sennely-en-Sologne au XVIIIe siècle, Paris, Plon, 1972.

(Directeur ou codirecteur de 13 ouvrages)

Extrait de la publication

Page 5: Gérard Bouchard pikauba

Gérard Bouchard

P I KAU B Aroman

Boréal

Extrait de la publication

Page 6: Gérard Bouchard pikauba

Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des Arts du Canada ainsi que le ministère du Patrimoine canadien et la SODEC pour leur soutien financier.

Les Éditions du Boréal bénéficient également du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

© Les Éditions du Boréal 2005

Dépôt légal: 1er trimestre 2005

Bibliothèque nationale du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Les Éditions du Seuil

Données de catalogage avant publication (Canada)

Bouchard, Gérard, 1943-

Pikauba

isbn 2-7646-0371-1

I. Titre.

ps8553.o764p54 2005 c843’.6 c2005-940335-7

ps9553.o764p54 2005

Extrait de la publication

Page 7: Gérard Bouchard pikauba

C’est là, retranchés dans la sauvagerie, que lerêve, le goût de la liberté se perpétuaient.

Mistouk

Extrait de la publication

Page 8: Gérard Bouchard pikauba

Extrait de la publication

Page 9: Gérard Bouchard pikauba

À la mémoire de Philippe Bouchard, camion-neur, qui très tôt dans la vie a révélé à ses enfantsl’univers mythique des troques, les initiant à laphilosophie compliquée des différentiels, à l’artsi délicat, aujourd’hui méconnu, de la double-clotche et à quelques autres matières d’intérêtplus général.

G. B.

Extrait de la publication

Page 10: Gérard Bouchard pikauba

Extrait de la publication

Page 11: Gérard Bouchard pikauba

Avertissement

Les personnages de ce roman — sauf ceux dont l’identité estspécifiée — sont fictifs. Bien que l’action se déroule principale-ment dans la région du Saguenay, chacun est un amalgame ima-giné à partir de traits et d’épisodes divers empruntés à l’histoiredu Québec et de ses régions.

G. B.

Extrait de la publication

Page 12: Gérard Bouchard pikauba

Extrait de la publication

Page 13: Gérard Bouchard pikauba

Chapitre 1

Il courait. Sous la pluie battante du petit jour brumeux, ilcourait, épouvanté. Depuis longtemps maintenant. À bout desouffle, l’enfant dérapait dans les flaques d’eau du printemps,enjambait les ronces, les ornières, trébuchait sur les pierres, lesbois morts. Il se relevait, poursuivait sa course échevelée, insou-ciant des blessures qu’il s’infligeait, emporté par la panique quil’avait envahi tout à l’heure quand les adultes lui avaient montréla chose gisant devant le campement au milieu de la Réserve. Parmoments, il perdait le fil du sentier, franchissait des ruisseaux,fonçait dans les branchages, s’y retrouvait d’instinct. Il courait,semant le trouble chez les animaux du boisé, hier encore sescompagnons de jeux, réveillés en sursaut. Il pleurait, haletait,criait à l’aide, oppressé par l’horrible vision qu’il tentait de fuir.

Sa tête lui faisait mal. Il essayait d’en chasser le visage bour-souflé, difforme de la morte, ses enflures noircies, ses traits rava-gés. Et ces yeux qu’il ne reconnaissait plus, ces yeux durcis, exorbi-tés, comme s’ils étaient gonflés, tendus par un cri. Elle, pourtant sibelle, si douce. Et si pure. Ses longues mains caressantes n’étaient

13

Page 14: Gérard Bouchard pikauba

plus que chairs lacérées. Il lui semblait qu’un monstre maintenantl’habitait; elle avait vieilli de cent ans, Senelle. Sa mère.

Enfin, il parvint au camp de l’oncle Siméon.— Léopaul! Qu’est-ce qui t’arrive?…— Senelle… Senelle…L’enfant se précipita dans les bras de l’Indien et l’étreignit

longuement, émettant de petites plaintes de levraut effarouché.L’homme réussit à le maîtriser et, à travers le flot de mots et desanglots, finit par comprendre. Il chargea son neveu sur son doset se précipita en direction de la Réserve, coupant à travers bois.

Parvenus au village de Pointe-Bleue, ils se rendirent à la tentedes Manigouche, près de la Petite Baie. Ils étaient encore là: leprêtre, le gérant du Poste de traite, les chasseurs, quelques parentsentourant le traîneau. Immobiles, silencieux, la tête inclinée, ilsconsidéraient d’un œil grave le cadavre enveloppé dans des peauxde caribou d’où seuls le visage et les mains émergeaient. Le corpsdéchiqueté de Senelle, attaquée par une meute de loups durantl’hiver sur les Territoires, à la tête de la Péribonka.

* * *

Senelle… Près de huit ans s’étaient écoulés depuis la dernièrevisite que Méo lui avait rendue à Pointe-Bleue. Méo Tremblay de Mistouk, le géant qui avait parcouru tout le continent et s’étaitsignalé par tant d’exploits légendaires au Saguenay et ailleurs.C’était en 1918, au début de l’automne. Elle avait aperçu de loinsa longue silhouette sur le chemin de terre à l’entrée de laRéserve. À son regard, à sa démarche, avant même ses premiersmots, elle avait compris que le Grand en était déjà aux adieux,qu’elle ne le reverrait plus. Elle avait deviné qu’il avait d’autresfemmes chez les Blancs, et surtout d’autres vies dans sa vie,d’autres routes, d’autres patries vers le nord et vers le sud. Mêmedans les moments d’intimité, ses yeux, ses pensées ne se repo-saient pas. Il ne se donnait jamais entièrement, n’appartenait à

14

Extrait de la publication

Page 15: Gérard Bouchard pikauba

personne; il se prêtait seulement, et jamais pour longtemps.Mais cela lui suffisait à elle. Résignée, elle savait que ses bras puis-sants étaient faits pour étreindre l’univers. Ses pas étaient pluslongs que les bonds du chevreuil, son souffle réchauffait tout lejour et sans cesse son regard balayait les lointains. Plusieursesprits, plusieurs voix l’habitaient et le commandaient.

Ce jour-là, elle l’avait entraîné sur la rive, elle s’était dévêtueet ils s’étaient aimés une dernière fois parmi les feuilles morteschuchotant sur le sable. C’est là que l’enfant avait été conçu. Plustard, ils avaient marché un peu le long du Lac, en silence. Elle sedoutait que la vie n’avait pas tissé de longs rêves pour eux, qu’ilsavaient déjà épuisé leurs provisions de mots et de gestes, de rireset de caresses. Ils s’étaient immobilisés sur une butte. L’été som-brait lentement dans les douceurs de septembre. Ils apercevaientau large la silhouette d’un remorqueur surmonté d’un filet defumée, tirant un train de billots vers l’ouest, et là-bas, très loin surl’autre rive, le clocher de Mistouk qui se découpait sur l’horizondégarni. Elle avait glissé sa main dans celle du Grand. Puis il avaitprononcé les paroles terribles: il ne reviendrait pas; il s’était pro-mis à une autre femme de Mistouk.

Lorsqu’il s’était penché pour lui dire adieu, elle n’avait puretenir deux larmes. Il les avait recueillies de ses doigts, effleurantsa joue. Un frisson lui avait parcouru tout le corps et ne l’avaitplus jamais quittée. Elle était restée là, dévastée, les yeux fermés.Elle avait serré les poings, résolue à ne pas le regarder s’éloigner.Elle ne voulait pas conserver de lui cette image qui la terrifiait;elle n’y aurait pas survécu.

Léopaul était né l’été suivant, le 25 juin 1919, au Poste de traitedu lac Mistassini. La famille de Senelle s’y était arrêtée en revenantdes Territoires de chasse où elle avait passé l’hiver. Quand on avaitprésenté à la jeune mère l’enfant encore maculé des traces de l’ac-couchement, elle avait souri et pleuré. Il tenait à la fois de Méo,son père, et de l’oncle Moïse, l’Indien ténébreux. Méo pour levisage bien dessiné et avenant, pour la chevelure abondante et les

15

Page 16: Gérard Bouchard pikauba

membres déjà vigoureux. Moïse pour la peau sombre et le regardposé, presque sévère. Il avait aussi hérité de l’un et l’autre les yeuxet les cheveux noirs, ainsi que l’humeur tranquille qui dégageaitune étrange assurance. Comme si l’enfant était né plus d’une foisdéjà. Il fut baptisé en août par un missionnaire sous le nom deMoïse-Méo-Léopaul Tremblay-Manigouche.

Après l’accouchement, Senelle avait souffert d’une infectionet mis du temps à guérir. Les Manigouche n’avaient pu rentrer àPointe-Bleue comme ils le faisaient d’habitude et ils étaientrepartis pour les Territoires à la fin de l’été. À Mistouk, la familledu Grand n’avait donc rien su de l’événement.

Senelle se demandait quelle vie attendait cet enfant quicomptait parmi son ascendance un géant qui avait passé sa vie àparcourir le monde et dont on avait perdu la trace depuis plu-sieurs mois, et un Indien rebelle qui avait choisi de le quitter bru-talement en se précipitant du haut de la Source Blanche, là-basdans le Grand Nord, presque au bout du monde, pour rejoindrela compagnie des dieux…

Dans son imagination, Léopaul, curieusement, allait très tôtse faire une idée précise, comme un souvenir tout frais, de cequ’avait été le jour de sa naissance. Peut-être parce que, commel’assuraient les Aînés de Pointe-Bleue, la lumière qui renaissaitavec la saison était plus vive à cette période de l’année? Il croyaitse rappeler le visage apaisé de Senelle, l’agitation autour de sacouche, le monticule où la tente avait été dressée, le lac immense,la longue vallée immaculée — ou était-ce une plaine? — queparcouraient mille caribous. Peu après, il y courait lui aussi jus-qu’à perdre haleine. Et cette grande allée lumineuse n’était plussortie de sa tête.

* * *

Ramené des Territoires tantôt en canot, tantôt en traîneau, lecorps de l’Indienne fut inhumé dans le cimetière de Pointe-

16

Page 17: Gérard Bouchard pikauba

Bleue, près d’un bosquet de merisiers. Une croix de bois, faite dedeux bouts de branche, en marqua l’emplacement. Léopaul, enétat de crise, dut être tenu à l’écart.

La maladie l’avait empêché d’accompagner les siens à lachasse cet hiver-là, mais comme il le regrettait! Il aurait voulu se trouver là-bas près de sa mère, jusqu’au bout. Oppressé par lechagrin, affolé, il interrogeait les adultes du regard: commentcela était-il possible? Plus tard, il se renfrogna et prit la Réserveen grippe. Les gens, les lieux, les objets qu’il avait tant aimés luiétaient un rappel douloureux du drame. Ses plus chers souvenirsdésormais lui faisaient mal: la vie insouciante sur les bords dugrand Lac, les jeux dans les bois environnants, la fréquentationdes bêtes. Il revivait ses hivers aux Territoires à imiter les gestes de Senelle; les longues nuits quand le froid le réveillait et qu’ellel’allongeait près d’elle pour lui donner la chaleur de son corps;les matins de printemps quand, par l’ouverture de la tente, s’in-filtraient les premiers rayons du soleil; et la joie, l’exubérance deshommes quand ils revenaient de la chasse avec les tobogganschargés.

Il se souvenait très vaguement d’Alishen, sa grand-mèremontagnaise décédée lorsqu’il avait deux ans. Plus tard, lesoncles et tantes avaient quitté Pointe-Bleue pour d’autresRéserves et il ne les avait jamais revus. Seul Siméon, un oncle deSenelle, était demeuré avec eux. Léopaul avait d’abord eu du malà prononcer son nom qui, dans sa bouche, était devenu Méon;l’appellation lui était restée. L’enfant, dès qu’il put marcher auxabords de la Réserve, interrogeait sans fin ce grand-oncle quiavait réponse à tout: l’origine des ruisseaux et des rivières, lesdirections du vent, l’ordre des saisons.

Léopaul se rappelait que, l’hiver sur les Territoires, quandtoute la famille était en déplacement sur de longues distances,c’est Méon qui, des heures durant, le portait sur son dos. Il l’ins-tallait sur les paquetons dont il était déjà lourdement chargé et ils allaient tous les deux, conversant. Quand il faisait trop froid,

17

Page 18: Gérard Bouchard pikauba

l’enfant enfouissait son visage dans le cou de l’Indien pour ytrouver de la chaleur. L’oncle affectait de maugréer:

— Mon p’tit snoreau*, t’as pas honte? Quand j’avais tonâge, je transportais déjà ma tente pis mon canot avec une moitiéd’orignal…

Puis Léopaul connut cette petite fille, Cibèle Courtois, dontles parents, des Malécites de Kamouraska, avaient migré àPointe-Bleue. Le gouvernement les avait d’abord établis dans lePetit Rang au sud de la Réserve, pour en faire des cultivateurs.Mais ils avaient vite abandonné la terre et s’étaient installés auvillage, près du Poste. Les deux enfants s’accordèrent et ne sequittèrent plus.

Ils ouvraient des sentiers dans les bois, s’arrêtaient pourcueillir et manger des canneberges, ou bien les mettaient à sécheret en faisaient des colliers pour Cibèle. Ils apprivoisaient des lynx,des perdrix, des écureuils, déplaçaient les collets des chasseurs,s’amusaient avec les bilboquets que Méon leur fabriquait avec depetites branches de sapin compressées. De temps à autre, ils mon-taient vers la Traque pour voir passer les trains dont ils comptaientles wagons jusqu’à dix — ils ne savaient aller au-delà. Puis, che-veux au vent, ils s’engageaient sur la voie ferrée et y marchaient defront, chacun sur un rail, jusqu’à ce que l’un des deux perde pied.Ils faisaient en chemin mille découvertes. Souvent, ils descen-daient à la Pointe et s’affairaient sur la rive du Lac à rechercher descoquillages, à chasser les galets qui roulaient avec l’écume.

Ils répandaient de la gaieté partout où ils se trouvaient.Même les jours de pluie avaient leurs attraits. L’eau formait des lacs et des cours d’eau dans le sable. Ils y découpaient desRéserves, des forêts, des territoires de chasse, et y disposaient des postes, des relais, des portages. Ils y hivernaient toute une

18

* Pour les mots accompagnés d’un astérisque, voir le «Glossaire» à la findu livre.

Page 19: Gérard Bouchard pikauba

matinée. Lorsqu’ils étaient surpris par l’orage, le tonnerre leseffrayait, mais ils se tenaient par la main et la peur s’en allait. Ilsapprenaient ensemble les caprices de l’hirondelle, la vie compli-quée des fourmilières, les travaux lents du barbeau, et s’éton-naient de l’oisiveté de l’oie. Ils couraient sous l’averse du soir,tout empreinte des couleurs, des parfums, des heures du jour. Ilsenfouissaient les trésors qu’ils avaient découverts sur la rive;c’étaient leurs secrets pour toujours.

Et ils s’amusaient aussi des étrangers drôlement vêtus qui tra-versaient la Réserve dans de grosses automobiles noires et s’expri-maient en des langues incompréhensibles. Certains descendaientde voiture, les faisaient asseoir tous les deux dans une tente et lesfixaient avec de mystérieux appareils. Léopaul et Cibèle avaientappris à en faire surgir de grands jets de lumière dont les étrangerss’amusaient beaucoup. C’était facile; il suffisait de les regarderassez longtemps sans cligner des yeux et sans bouger.

Cibèle, donc. Mais aussi, mais surtout Senelle et sa voixcaressante, son geste protecteur, sa présence chaude. Toute la viede Léopaul gravitait autour de ces deux êtres et de l’oncle Méon.Il lui semblait qu’un même jour, doux et léger comme unfeuillage de mélèze, se levait tous les matins.

Senelle aimait l’enfant pour ce qu’il était, la chair de sa chair,mais aussi pour tout ce qu’il évoquait: le Grand revivait dans cepetit garçon, dans le tracé de ses gestes, dans la lumière toujourstamisée de son regard, dans sa manière retenue, et déjà, déjà,dans sa gravité discrète, dans sa présence toujours un peu loin-taine, comme exilée au creux de sa personne.

Léopaul avait franchi sans heurt les six premières années desa vie. Sa vie qui ressemblait à la toile de bronze, lisse et lustrée,dont se recouvrait souvent le Lac à la tombée du jour. C’est cettetoile qui s’était déchirée avec la mort de Senelle. Une longueéchancrure était apparue dans l’âme et la vie de l’enfant, par oùle désordre, la douleur s’étaient infiltrés. Et son ancienne viemaintenant fuyait de partout.

Extrait de la publication

Page 20: Gérard Bouchard pikauba

Extrait de la publication

Page 21: Gérard Bouchard pikauba

pikauba

Gérard Bouchard

pikaubaDès l’enfance, dans le Québec des années 1920, le Métis Léopaul Tremblay-Manigouche sent s’affronter en lui des forces contradictoires. Fils de Méo Tremblay, de Mistouk, et de Senelle Manigouche, il est profondément attaché à ses origines indiennes, tandis que la vie parmi les Blancs lui donne des envies de bataille et de conquête, suivant l’exemple de son père, dont les êtres et les paysages ne cessent de lui rappeler le souvenir.

Misant sur son intelligence et sur sa détermination, Léo réussira à mettre sur pied une grosse entreprise forestière. Très vite cependant, ses succès lui attirent l’hostilité de la bonne société de Chicoutimi, d’autant plus que Pikauba, le village peu orthodoxe que notre héros érige au cœur de la forêt, échappe à son emprise. En effet, loin de l’hégémonie de l’Église et des notables, les gens de Pikauba ont tout le loisir de créer un mode de vie à leur (dé)mesure et à leur image.

Grâce à son art inimitable du dialogue, au plaisir communicatif avec lequel il reproduit la langue populaire, à l’émotion intense dont il investit ses personnages, Gérard Bouchard signe ici un deuxième roman d’une liberté et d’un charme extraordinaires. Et, comme dans Mistouk, derrière le pittoresque, la drôlerie et même la folie des personnages et des situations, se profile une émouvante quête d’absolu qui connaît ici un dénouement des plus inattendus.

Historien et sociologue, Gérard Bouchard est l’auteur de nombreux essais, dont Quelques Arpents d’Amérique (prix Lionel-Groulx et prix John A. Macdonald), Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde (Prix du Gouverneur général) et La Pensée impuissante, échecs et mythes nationaux canadiens-français. Il est également l’auteur d’un roman, Mistouk (Boréal, 2002).

Imp

rim

é a

u C

an

ad

a

29,95 $ 22 eisbn 2-7646-0371-1

© p

au

l ci

mo

nGérard

Bouchard

Boréal Boréal

Gérard Bouchard

pikauba roman

Boréal

Gér

ard

Bouc

hard

pikauba

rom

an

Extrait de la publication