granel, g. metaphysique et politique, l europe selon husserl

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    Grard Granel, ART, Lima, volumen extraordinario, 1990

    METAPHYSIQUE ET POLITIQUE : LEUROPE SELON HUSSERL

    Il y a dans lEurope quelque chose dun genre unique, que tous les autres groupeshumains eux-mmes ressentent chez nous, et qui est pour eux, indpendamment de toutequestion dutilit, et mme si leur volont de conserver leur esprit propre reste inentame,une incitation seuropaniser toujours davantage, alors que nous (si nous avons une

    bonne comprhension de nous-mmes) nous ne nous indianiserons (par exemple) jamais. E. Husserl, La Crise des sciences europennes etla phnomnologie transcendantale, trad. fr. Paris, Gallimard, 1976, pp.353-354.

    ... le rapport originel entre logique et science sest invers dune manire remarquabledans les temps modernes.

    E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, introduction, trad.fr. Paris. P.UF. 1957 p. 4.

    LEurope de Husserl est notre question, et langle sous lequel je dsire ici laborder peuttre caractris grosso modo comme langle moral et politique. Toutefois nous verrons dansun moment que lapprciation morale et politique directe du rationalisme gologiquetranscendantal donne lieu deux lignes de jugements divergentes (lune faisant apparatresa force et sa grandeur, lautre au contraire son ambigut, voire sa nocivit), sans que nous

    puissions trouver dans ce double et contradictoire constat les raisons dun tel porte--faux dela phnomnologie. Or, si nous nen trouvons pas les raisons, nous ne pourrons ni claircir nisurmonter le malaise dans lequel nous laisse la dtermination husserlienne de lEuropecomme figure spirituelle ; nous ne serons pas non plus capables, en consquence, de nousfaire une ide suffisante du devoir moral et de la tche politique qui nous incombent nous,Europens daujourdhui. Mais quoi bon traverser la moiti de la plante1, si cestseulement pour entretenir des quivoques dune pense qui sest teinte, il y a un demi-sicle,sans que nous puissions en tirer aucune lumire sur la situation actuelle, les intellectuels (et

    plus particulirement les philosophes) dune nation qui en sait certainement plus long quenous sur cette situation ne serait-ce que parce quelle compte au nombre des pays qui enfont principalement les frais ? L o la ralit politique se fait, et plus particulirement l o

    elle fait sentir sa cruaut, l o elle est la fois la plus opaque et la plus urgente, l o il fautque la philosophie politique se comprenne elle-mme comme une obligation politique, ouquelle se taise.

    La philosophie cependant est ce quelle est et lune de ses particularits est dtrelente. Sauf plaquer des gnralits creuses sur des ralits incomprises, il faut quelleconsente, et dautant plus que son objet est plus concret, ne laborder qu lintrieur dunesorte de dtour ou de retour supplmentaire sur elle-mme; non pas, certes, pour tenter unefois de plus, et une fois de plus vainement, dintrioriser lobjet sa reprsentation, mais

    parce que la philosophie ne pense rien vritablement si le mode sur lequel elle le pense ne la

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    Ce texte fut prononc Lima, loccasion du premier colloque franco-pruvien de philosophie, 13-19 mai1989.

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    met pas elle-mme la question jusque dans sa propre possibilit. Cest pourquoi, pourcomprendre et juger lEurope de Husserl sous langle moral et politique, il faut faire leffortde reprer la situation logique du discours qui trace une telle figure spirituelle. Nous enrecueillerons, je crois, des fruits abondants.

    Commenons dabord, modestement, par rappeler les traits principaux qui forment cettefigure, tels que les tracent les textes dans lesquels Husserl traite de lEurope. Ces textes sont

    pour lessentiel, en remontant le temps, la confrence de Vienne (7-10 mai 1935) intituleLaCrise de lhumanit europenne et la philosophie, lintroduction de Logique formelle etlogique transcendantale (1929) et la quatrime des Recherches Logiques (1901). Ce quilsdisent est ceci :

    (a) Lhumanit de toute humanit consiste dans la raison. II y a raison, au sensle plus large, ds lors que la vie se droule dans le monde en tant qu"horizon universel" etque de cette existence lhorizon du monde on possde toujours dune certaine faonconscience , ce qui nimplique pas quelle soit thmatique (Vienne,inLa Crise...,trad. fr.,

    p. 361). Notons ds maintenant quil ny a pas dautre dtermination de ce degr le plus basde la vie naturelle, quant sa logicit et au type dtre correspondant. Pas davantage nyavait-il de dtermination de la logicit chaque fois propre aux langues naturelles dans laquatrimeRecherche Logique. Quil sagisse des humanits non europennes ou des languesvernaculaires, il est entendu davance que la logique qui les habite (car il faut tout de mmequune logique les habite, faute de quoi il ny aurait ni humanit ni langage) est composedun noyau et dune pulpe, peu prs la faon dune cabosse de cacao. Mais ce qui estremarquable est que la raison europenne sest empar de cette tte-l (si du moins, comme jele conjecture, cabosse est le mme terme que caboche et que cabessa) bien avant quelimprialisme de la production euro-amricaine ne mette, elle, la main sur les fruits du

    cacaoyer. Car lenoyau logique, qui fait tout le prix des humanits naturelles et des languesnaturelles, ne doit cependant rien la diversit des formes de vie (rites, mythes, organisationsociale) ou des faons de dire (parataxe, syntaxe, mots vides, inflexions, modalits) qui sontles leurs. Le noyau logique est compris tlologiquement partir de la dfinition europennede la logicit dabord selon le modle, encore fini, de la rationalit grecque, ensuite etsurtout selon le modle infiniste propre la raison moderne issue de Descartes. Aussi, nonseulement il est toujours le mme, mais encore il est capable, une fois quil sest apparu lui-mme (et condition de ne plus perdre la conscience de son propre sens) de se retrouver ausein des humanits o il est rest latent et que Husserl nomme, pour cette raison, desimples types anthropologiques (La Crise...,trad. fr. p. 21). Pour le dire plus simplement : il

    y a, dans toute humanit, plus ou moins envelopp, sdiment ou enfoui, unschma europenembryonnaire. Le reste est pulpe, sorte dlment nourricier et enveloppant, mais en soi-mme contingent. Cest ou bien ce que la confrence de Vienne mentionne rapidementcomme foisonnement mythico-religieux, dveloppement de sagesses naturelles(gnralement appeles orientales), ou bien ce que la quatrime recherche considre commedes traits universels et cependant contingents de la nature humaine premire enveloppe.Et cest galement deuxime enveloppe la fragmentation infinie des singularitsindividuelles, contre laquelle ce quil peut encore y avoir de rgulier dans la naturene peutse dfendre et o elle perd toute configuration reprable (donc toute possibilit dexistencelogique). Les langues alors se dissolvent dans une idiomaticit indfinie, de mme que les

    civilisations se succdent comme des courants qui se mlent les uns aux autres , ou encore

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    comme une mer, dans laquelle les hommes et les peuples sont des vagues, qui se formentfugitivement, changent et disparaissent nouveau, les unes plus compliques et plus richesdans leur dcoupe, les autres plus primitives (ibid., p. 353).

    (b) Si lesprit humain lui-mme connat ainsi, son commencement, une sortedtat de nature, il lui manque encore, pour mener une vie conforme son essence, ce quimanque toute nature : une histoire ou plutt une capacit faire histoire, une historicit vritable. Certes, par essence, toute humanit est une figure spirituelle et toute figurespirituelle possde le minimum de rflexivit et de rptitivit ncessaire pour que lesformesde son monde lui apparaissent dune certaine faon et quelle puisse en consquence lesmaintenir, les diversifier, les modifier, etc., autrement dit pour quelle se donne elle-mmela forme dune histoire. Mais (nous exposons Husserl, nous ne le critiquons pas pourlinstant) ces produits culturels des humanits naturelles ne leur permettent de vivre quunesorte dhistoire naturelle de lesprit. Lexpression (histoire naturelle) nest pas dans Husserl

    sans doute non par hasard, mais bien parce quelle constituerait pour lui le mme genre de

    Widersinn que fer en bois, ou pire encore (puisquil sagit en somme ici du Sinn des Sinnesselbst) mais les deux termes de lexpression sont bien pourtant ceux qui balisent laire duraisonnement husserlien. Les humanits autres que grecques sont naturelles etelles ont unehistoire, qui dfaut dtre nomme elle aussi naturelle est caractrise comme pratique.

    Simplement pratique. Cest--dire pas encore thorique, ou pas encore scientifique, oupas encore philosophique, ces noncs tant quivalents dans la langue husserlienne. En unmot, lorientation de lhumanit vers le vrai comme telnest pas encore apparue. Et comme ilny a dhistoire que de la vrit, les formes de culture apparues dans lhumanit pr-scientifique (Vienne,inLa Crise...,p. 356) ne peuvent avoir quune existence phmre.Dclaration qui, toutefois, ne peut manquer dtonner dans une page qui donne pour exemple

    Babylone et lEgypte (pour ne point parler de la trimillnaire ou quadrimillnaire civilisationchinoise). Sans doute faut-il comprendre que, mme si elles durentlongtemps, la dure mmede ces formes de culture est essentiellement phmre. La permanence dune civilisationnaturelle, lorsquelle se rencontre (et certainement elle se rencontre beaucoup moins souventque le cas oppos, celui dune disparition rapide), nest donc quune permanence de fait, unehistoricit empirique ou contingente, et non cette destination intrinsque la transmission que

    possde seul le systme articul dune culture scientifique. Les produits culturels nafspeuvent certes saccumuler, ils ne possdent pas pour autant le caractre cumulatif qui revientpar essence aux enchanements thortiques. A ces derniers seuls cause de leur natureauto-reflexive et autonormative est promise la vritable histoire, lHistoire majuscule,

    lternit (du moins lternit en droit) de lHistoire du Vrai. Or celle-ci a elle-mme surgiedans lhistoire avec lEurope. Un surgissement terrible, en vrit, puisque, comme lcritHusserl sans trembler, cette rvolution de lhistoricit (...) est dsormais lhistoire de la

    perte de devenir pour lhumanit finie dans le mouvement par lequel elle devient lhumanitdes tches infinies .

    Ainsi ne nous est-il plus permis doublier quAthna est en effet, sous le casque et lalance, une desse guerrire. Autrement dit que lhistoire de tout peuple, si du moins il ne veut

    pas disparatre dans la perte de devenir qui affecte sa finitude, consiste dsormais dans soneuropisation.

    (c)

    La rupture, le plus classiquement du monde, est attribue la Grce : Cest

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    seulement chez les Grecs que nous trouvons un intrt vital universel ( cosmologique )sous la forme essentiellement nouvelle dune attitude purement thorique . (ibid.,p. 359).Cette nouvelle attitude dune humanit elle-mme relativement phmre (puisque toutcommence au VIIe-VIe sicle avant J.C. et se trouve dj termin au milieu du III e sicle) nesignifie pas simplement ce qui serait une trivialit lirruption de la science et de la

    philosophie. Elle ne signifie pas mme simplement lirruption de lunit de la science dans laphilosophie, cest--dire en style husserlien la prsance de la logique sur toutes les sciences,dont elle assure lunit et le fondement. Elle signifie encore (nous soulignons particulirementcet aspect des choses en vue de nos questions venir) lirruption didalits marques dusceau de linfinit, sans que jamais pourtant, dans la confrence de Vienne, ni dans le 8 du

    Haupttext de la Krisis, Husserl ne traite autrement que comme une vidence ce caractreinfini des idalits proprement scientifiques. II en va de mme du caractre infini de latche qui consiste exhiber et enchaner ces idalits scientifiques dans leur sens le plusoriginel, ou encore dans leurpropre principe scientifique, tche que la phnomnologiehusserlienne sassigne expressment en tant quhritire de la fondation platonicienne de lalogique, selon les dclarations liminaires de Logique formelle et logique transcendantale.Linsistance de Husserl sur ce motif de linfinit est telle, quon nous pardonnera ici de citerun peu longuement un passage, parmi dinnombrables quivalents. Le voici :

    En un mot : ce que lactivit scientifique produit, ce nest pas du rl, mais de lidal. Mais il y aplus encore : ce qui est produit ainsi comme ayant validit, comme vrit, peut servir ensuite dematriau pour la production possible didalits de degr suprieur, et ainsi de suite. (...) Lascience trace, par consquent, lide dune infinit de tches, dont chaque moment une partiefinie est dj accomplie et mise en scurit en tant que validit permanente. Cette partie forme enmme temps un fonds de prmisses pour un horizon infini de tches en tant quunit dune tcheomni-englobante. (Vienne, inLa Crise...,p. 357).

    Nous noterons pour linstant simplement que cette caractrisation de la science au sensfort, de la science des principes de la scientificit mme, bref de la philosophie en tant quelogique, apparat expressment dans la confrence de Vienne au sujet des Grecs. Or noustrouvons, au 8 de laKrisis, propos de la gomtrie dEuclide, dont Husserl vient de fairele plus grand 1oge en tant que thorie dductive systmatiquement unifie oriente vers un

    but idal, la dclaration suivante :

    Mais la gomtrie dEuclide, et gnralement parlant la mathmatique des Anciens, ne connatque des tches finies ; elle ne connat quun a priori qui se clt de faon finie. Cest un tel typequappartient galement la priori qui se subordonne tous les autres, celui de la syllogistiquearistotlicienne. Telle est la limite quatteint lantiquit ; elle nira jamais jusqu concevoir la

    possibilit de la tche infinie qui pour nous est lie, pour ainsi dire videmment, au concept dunespace gomtrique et au concept de la gomtrie en tant que science correspondante (LaCrise..., p. 26).

    Et notre question est videmment la suivante : comment donc, si lattitude scientifiquecorrespond par elle-mme des tches infinies portant sur des idalits infinies dont lesystme vrai est lui-mme constructible linfini, et si cette attitude est venue rompre avecles Grecs lhistoire naturelle des humanits pour inaugurer lhistoire spirituelle de lEurope comment donc est-il possible que la premire des sciences grecques (la gomtrie dEuclide),celle qui, justement chez Platon, servait elle-mme de modle la fondation platoniciennede la logique, soit encore reste prise dans le cercle de craie du fini ? La question est

    dautant plus grave quelle ne concerne pas seulement la gomtrie, mais lensemble de la

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    mathmatique grecque, oppose justement celle des modernes comme la finitude lest linfinit :

    Mais il nen va pas seulement ainsi pour lespace idal [poursuit le texte que nous avons cit tout lheure].Les Anciens taient encore bien plus loigns de concevoir une ide semblable, mais plus gnrale (parcequelle a pour origine une abstraction formalisante) : celle dune mathmatique formelle. Cest seulement laube des Temps Modernes que commencent la conqute et la dcouverte authentique des horizonsmathmatiques infinis. Alors surgissent les commencements de lalgbre, de la mathmatique du continu, dela gomtrie analytique. (Ibid.,p. 26-27)

    Et finalement, comme on sait depuis Descartes ce que rpte le titre mme du 8 quenous lisons, savoir que le changement de forme de la mathmatique , gnralisant lasignification logique des procdures par lesquelles Descartes avait rsolu le problme dePappus, inspire son tour la mthode dans son absolue gnralit, et que l se trouve lorigine de la nouvelle ide de luniversalit de la science , cest donc bien la modernitquHusserl emprunte lidal quil projette, ou plutt rtro-jette aprs coup sur les Grecs, quitte ne plus trop savoir si lattitude thortique chez ces derniers est finie ou infinie. Mais quoi

    quil en soit de ce flottement2, il est clair que pour lui le grand idal est celui dunescience qui envelopperait tout rationnellement au nouveau sens du terme et par

    2Ne laissons pas disparatre cependant trop vite ce flottement du champ de notre attention. Car il peut tre gnralis lensemble des distinctions historiques et conceptuelles la fois qui sont essentielles au projet husserlien. Non seulement eneffet la distinction du fini et de linfini sert, comme nous venons de le voir, deux fois: une fois pour sparer lhumanitgrecque des humanits naturelles, et une deuxime fois pour sparer lhumanit europenne moderne de lhumanit grecqueelle-mme, mais encore les rfrences faites lhistoire des mathmatiques (qui assurrent pour beaucoup le prestige deHusserl au sein dune communaut philosophique littralement subjugue par le type didalits inhrentes aux sciencesmodernes) montrent que quelque chose demeure galement flottant entre labstraction formelle celle dont justement les

    produits sont infinis et lintuition des essences, qui est, comme lon sait, le seul moyen pour Husserl dordonner ces

    produits de la rationalit moderne dans le champ dune ultime thorie... close sur elle-mme : la phnomnologietranscendantale en personne en tant que ralisation, enfin conforme son ide, du grand idal dune mathesis vereuniversalis.Cest dessein que jemprunte cette dernire formule Leibniz, chez qui elle a le poids dune critique de Descartes. Ellesignifie que chez ce dernier l abstraction formalisante , qui a en effet permis avec la gomtrie analytique llaborationdun apriori infini grce auquel la mathmatique change de forme et chappe lopposition aristotlicienne du genrenombre et du genre figure, na pourtant pas t comprise par Descartes dans sons sens vritable, ce qui a pour consquencede bloquer la mathmatique cartsienne. On sait en effet que la Gomtrie de Descartes sarrte aux courbes du seconddegr, considrant celles dont la puissance est suprieure comme des courbes transcendantes qui, selon lexpression deDescartes lui-mme ne sont pas reues dans la gomtrie . En sorte que la conceptualit infinie se heurte elle-mme une

    borne finie. Cest que pour aller plus loin dans lanalyse et matriser effectivement linfini par le calcul, il fallait pousserlabstraction formalisante jusquau point o elle ne repose plus sur aucune espce dvidence, la cogitatio issue du cogito

    cessant par l de nommer lactivit dun entendement intuitif pour devenir ce que Leibniz nommera bien cogitatio caeca.Cest Jean-Toussaint Desanti, dansLa Philosophie silencieuse, qui met ici les choses au point de la faon la plus claire :

    Leibniz, crit-il, a dgag le concept gnral de calcul et le concept gnral dopration portant sur des

    lments quelconques. En cela, il na pas seulement libr les sciences dmonstratives de limprialisme de

    lintuition, il a aussi libr leur champ propre. Est accessible la dmonstration, et donc en droit objet des

    mathmatiques, tout domaine du savoir dans lequel il est possible de dfinir de manire univoque des systmes

    dobjets et, sur ces systmes dobjets, des lois doprations explicites.

    Lusage rgl de la pense symbolique, appuy sur le seul principe de non-contradiction, remplace dsormais les vidences

    premires et les essences simples dont Husserl aussi bien que Descartes prsument quelles nous donnent sans reste la

    connaissance. La conception husserlienne de la logique est donc coupe de ses bases mathmatiques par le devenir mme

    de la mathmatique moderne, laquelle cependant elle continue emprunter le schma dune infinit des idalits et

    lidal de clture de leur matrise.

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    consquent lide que la totalit (Allheit) infinie de ltant en gnral est en soi une Uni-totalit (Alleinheit) rationnelle, quil sagit corrlativement de dominer par une scienceuniverselle, et cela sans reste (ibid.,p. 27).

    Cest l une dfinition de la science comme activit propre (sans restes), au sens olon parle dun travail propre (men jusquau bout, et qui ne laisse pas de traces, tanteffectivement venu bout de tout), ou dune production industrielle propre, ou dunecombustion automobile propre. Mais cette propret mme, pour notre gnration exerce ausoupon et qui ne croit pas linnocuit politique des mtaphysiques (quoi quil en soit delinnocence des mtaphysiciens), a quelque chose deffrayant. Non seulement parce quon sedemande o sont passs les restes (est-il donc possible quil ny en ait tout simplement

    pas ? Ou bien est-ce quon les traite, quon les recycle, jusqu la solution finale de leurdisparition ?), mais encore parce que le dispositif de la scientificit tel que Husserl leconoit possde tous les traits dun dispositif militaire de domination et denferment. Si, eneffet, le champ des objets est infini, il nen est pas moins matris de part en part, tantdabord produit lexistence (ou prive de celle-ci) par un ensemble de concepts et de

    principes axiomatiques, autrement dit par une thorie (...) close sur elle-mme (p. 26).Mais nous entrons dj ici sur le terrain moral et politique. Moral et/ou politique. Et

    sans doute y pntrons-nous de la manire qui convient le moins, en reportant sur le senslogique des expressions husserliennes des connotations que les mmes expressions reoiventdans un tout autre champ, prcisment le champ politico-moral. Sans que nous sachions riende ce qui pourrait autoriser une telle mtaphore. Gardons-nous de grossir les rangs de cesmoralistes parvenus qui compensent rageusement leur impuissance penser en accusant tout propos les penseurs des horreurs de lhistoire. Non que de politique logique, ou delogique politique, il ny ait un lien trouver. Mais cest dune tout autre faon quil faut le

    rechercher.Considrons donc plutt pour eux-mmes les motifs dun jugement moral et dunelecture politique de la phnomnologie husserlienne. Et premirement, puisque certaines denos rflexions concernant les restes faisaient allusion la barbarie nazie, tchonsdapprcier la tenue de cette philosophie dans un contexte aussi terrible. II faut reconnatrequen un sens, Husserl fut, avec Cassirer et tant dautres de ces philosophes et de cescrivains que lidologie nazie traitait de cosmopolites, lun de ceux qui ont sauvlhonneur de lEurope. II ntait pas mme ncessaire aux auditeurs de la confrence deVienne (dont je rappelle la date : mai 1935) davoir loreille particulirement fine pourentendre qui tait vis dans la dnonciation de la haine et de la barbarie, ou contre qui

    contre quel brasier nihiliste Husserl arrache Nietzsche (en ces temps-la, et au mpris destextes, une des cautions intellectuelles du mouvement hitlrien) lexpression bonsEuropens pour lappliquer, comme par dfi, son entreprise de construction infinie de larationalit. Cest la conclusion mme de la confrence, dont le courage et le souffle mritentque nous la rappelions ici in extenso :

    La crise de lexistence europenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le dclin de lEurope devenue trangre son

    propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de lEurope partir

    de lesprit de la philosophie, grce un hrosme de la raison qui surmonte dfinitivement le naturalisme. Le plus grand

    danger de lEurope est la lassitude. Combattons en tant que bons Europens contre ce danger des dangers, avec cette

    vaillance qui ne seffraye pas non plus de linfinit du combat, et nous verrons alors sortir du brasier nihiliste, du feu

    roulant du dsespoir qui doute de la vocation de lOccident lgard de lhumanit, des cendres de la grande lassitude, le

    Phnix ressuscit dune nouvelle vie intrieure et dun nouveau souffle spirituel, gage dun grand et long avenir pour

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    lhumanit : car lesprit seul est immortel.

    Cet hommage rendu la grande tenue morale de lauteur de la Krisis, il reste quepournous, qui avons connu la suite, et non seulement la suite de lhistoire mais la suite de la mise la question que la philosophie exerce sur elle-mme, soit partir de Marx, soit partir de

    Heidegger, soit enfin partir de la refonte wittgensteinienne de la logicit, bien des questionsse posent qui, si elles ne la ruinent pas tout fait, entament du moins srieusement etprofondment cette belle figure spirituelle sculpte par Husserl pour reprsenter lEurope.

    Pour ce qui est de la faon morale de faire face lhistoire, il devrait tre devenumanifeste en effet quelle na de porte effective, et dabord de pertinence pour lanalyse, quedans les limites que tracent davance sa clairvoyance et sa prvoyance les prsuppossontologiques du discours quelle tient. Jai eu loccasion desquisser, dans la Prface latraduction franaise de la Krisis (qui a fait quelque scandale dans les milieux husserliensorthodoxes) quelles sont en loccurrence les limites de la phnomnologie transcendantaleabsolue ds lors que lon rfre le discours de la raison moderne et lhistoire de lEurope

    la logique de la marchandise et son union avec lessence de la technique moderne, cest--dire au moteurrelde lhistoire europenne-mondiale . Je ne reprendrai donc pas ce thmeici. Mieux vaut sans doute poser partir de l quelques questions qui visent quelque chosedinexplor dans le concept et dans le rle historique de lEurope, quelque chose qui sest

    pourtant dj dcid avant les dcisions qui, on le sait, se prennent et vont se prendre ausujet de lEurope, tant comme lieu gographique que comme figure spirituelle", et que cesdcisions ne feront en vrit quentriner.

    Nous regrouperons ces questions sous trois rubriques: Quels sont, pour Husserl et pour nous, les rapports du concept gographique et du

    concept spirituel dEurope ?

    Quel est, pour Husserl et pour nous, le statut logico-philosophique des humanitsnaturelles, et quel sort ce statut les destine-t-il ? Que peut la philosophie au sein dune histoire europenne mondialise o lhomme

    est devenu le vivant qui travaille , o ltre est conu comme production et o toutesles articulations du Mit-sein (de la famille jusquau concert des nations en passant par lescatgories socio-professionnelles, par les organes de la vie sociale de toutes sortes ycompris, bien entendu, la vie ducative et culturelle, et, en celles-ci, la philosophie mme ,enfin par les nations et les regroupements supra-nationaux) sont les articulations dun corps

    productif, tant entendu que lesens de la production elle-mme est dtre la production de larichesse ?

    Sur le premier point mon projet nest pas dironiser sur les particularits du partagegographique qui illustre la distinction husserlienne des humanits naturelles et de lhumaniteuropenne. II y aurait de quoi, pourtant, samuser du kitch colonial qui, ici, soulignecruellement la date de laKrisis (1935). Par exemple, en lisant cette phrase :

    Au sens spirituel, il est manifeste que les dominions anglais, les Etats-Unis, etc., appartiennent lEurope,mais non pas les Esquimaux ou les Indiens des mnageries foraines, ni les Tziganes qui vagabondent

    perptuellement en Europe (op. cit., p. 352).

    Et non seulement il y aurait de quoi samuser, mais aussi, bien entendu, de quoi inflchirpeu peu notre ironie vers un jugement moral o lethnocentrisme du professeur europen,avec les dveloppements politiques dont il est porteur, se verrait aisment et justement

    stigmatis.

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    II y a par exemple cette question des Indiens ; jy mets des guillemets, parce que lecontexte ne permet gure de dcider sils appartiennent aux Indes occidentales ou aux Indesorientales. Les secondes faisant encore partie, lpoque o Husserl crit, des dominionsanglais (ce qui doit vouloir dire quelles ont t, au moins dans limagination du

    phnomnologue, entirement pntres par le mode de vie et les valeurs de leuropenneAngleterre) font du mme coup manifestement partie de lEurope. II faut donc conclureque ces Indiens quon voit dans les mnageries foraines (comme la femme barbe, leslilliputiens et les animaux eux-mmes) sont vraisemblablement des Amrindiens (ou, commecela se disait alors, des peaux-rouges). Mais un autre passage devient alorsincomprhensible, celui-l mme que jai cit en pigraphe et qui, parlant des peuples delInde, dclare que sils sont pousss irrsistiblement vers lEurope, ils ne nous inspireront enrevanche jamais le dsir de nous indianiser . Pourquoi non, sils font partie de lEurope au sens spirituel ? Et, en sens contraire, par quel trange partage intrieuraux peupleseuropens eux-mmes lEspagne et le Portugal nauraient-ils pas russi sur leurspossessionscette intgration lEurope que les Anglais auraient opr dans le Commonwealth ?

    Ces bizarreries gographiques nont dintrt que de nous conduire la questionsuivante : Quel est donc, sous-jacente aux vidences proclames du texte husserlien, cellesquil dissimule, mais qui le gouvernent dautant plus srement ? En dautres termes, quelleest donc lagographie du spirituelselon Husserl ?

    La mention des Etats-Unis, juste aprs les dominions anglais, laisse entendre que pour luiles U.S.A., en dpit des avatars de lhistoire de surface, selon laquelle ils sont indpendantsde lAngleterre depuis deux cents ans, font toujours partie spirituellement de lEurope.Comme sans doute en font tout aussi manifestement partie ces pays que nous devinonsderrire le etc. ngligent par lequel lauteur se dispense dnumrer davantage, et qui

    relvent de linfluence anglo-saxonne : lAustralie, le Canada..., et ici nous nous arrtons. Carou bien nous ajoutons nous-mmes un vague etc. , ou bien nous avons mentionnerexplicitement, par exemple le Japon, et (pourquoi pas ?) les quatre Dragons du Sud-Estasiatique, lAfrique du Sud, et de proche en proche tout ce qui soccidentalise, cest--diretout ce qui se dveloppe all over the World. Cependant cest toute une question (ou plutttout un nid de questions) que de savoirquels sont les rapports du dveloppement et de la

    figure spirituelle dont lorigine est chez les Grecs. Mme si nous admettons (ce quidemanderait au contraire tre tabli, et non sans dessentielles restrictions, avec la plusgrande prcision historico-logique) que le fil de la philosophie grecque ne sest pas tout faitrompu dans le passage de lAntiquit la Modernit lpoque de la Renaissance, elle-mme

    marque par la tradition de Rome et par celle du Christianisme, qui nont ni lun ni lautrerien de grec ni de philosophique, il nous resterait encore nous demander ce que lOccidenten tant que puissance motrice du dveloppement (dont les U.S.A. peuvent en effet fournirlemblme) doit encore la figure spirituelle de lEurope.

    Ce nest pas seulement qu la fire revendication de paternit lance un jour par deGaulle ( LEurope, et sa fille lAmrique... ) nous aurions aujourdhui quelques raisonsdopposer la formule inverse LAmrique, et lEurope, sa fille , pour ne pas dire sa filiale ;cest encore que ce qui nous revient ainsi de lautre ct de leau nest plus de notre propresouche, ou plutt est une sorte de varit mutante de lesprit europen dont le destin estdsormais autonome et qui ne peut tre reprise dans le sein do elle est sortie. II sagit de

    cette situation historiale, qui je crois na pas encore t dcrite, selon laquelle la jonction sest

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    faite, prcisment aux Etats-Unis, entre les trois composantes de la modernit.Par ces trois composantes, jentends dabord linterprtation (il faudrait dire ici

    lUmdeutung) de la subjectivit chrtienne en termes de subjectivit gologique de lapersonne humaine, qui fut luvre (sinon lintention) de lesprit protestant. Cette premirecomposante se paye de ce que jappellerais lablation de toute rserve mystique (qui nest pas confondre avec lchauffement pseudo-religieux des sectes en tout genre, lesquelles aucontraire prolifrent dans llment du positivisme amricain comme des poissons dansleau). Le rsultat en est que, malgr peut-tre certaines apparences (celle, en particulier,quentretient la redoutable bonne volont amricaine, celle aussi de lintraitablecumnisme catholique), il ny a en vrit plus de point de jonction possible entre le sujetmoderne et aucune des humanits naturelles issues dAbraham.

    Or si quelque chose faisait la particularit de la figure spirituelle de lEurope, cestbien quen elle, dfaut dtre encore porte par le gnie propre lhumanit naturellegrecque, disparue depuis longtemps, la philosophie le fut par les exigences de la foi au Dieuchrtien. Jentends, non pas comme on pourrait le croire en ce tournant le dieu des

    philosophes et des savants : celui-ci na jamais servi qu permettre la mtaphysique de fuirsa propre problmaticit en se bouclant dans un dispositif onto-thologique, suffisamment

    bien dcrit par Heidegger, mais bien le dieu jaloux auquel sadresse la foi religieuse dans sapositivit, le dieu dAbraham, dlsaac et de Jacob (pour continuer parler comme Pascal).Car se sont les contraintes du dogme, quil sagissait de respecter jusquau bout alors mmeque le christianisme tentait de sapproprier la pense grecque et de sexprimer

    philosophiquement, qui ont t le moteur dune inventivit logique extraordinaire (comme onle voit par exemple dans le rle que joue la toute-puissance divine dans toute la Logique deGuillaume dOckham), grce laquelle sest maintenue vivante, sous la crote des thses,

    quelque chose comme une activit et une interrogativitphilosophiques. Que celui auquel detelles affirmations de notre part peuvent paratre vraies peut-tre pour cette poque rvolue etobscure que nous appelons le Moyen-ge, mais certainement sans pertinence pour notremodernit, et prcisment la modernit acheve dont nous parlons, que celui-l rflchisse

    plutt au rle jou par le rapport de la parole et de laction dans lattitude religieuse outhique chez le jeune Wittgenstein. Car cest prcisment ce rapport qui, en dbloquant la cage o la thorie logiciste la plus contemporaine avait eu pour rsultat, aux yeux delauteur du Tractatus, denfermer la langue, lui a permis de sortir du silence et de refondretoute la problmatique de la logicit.

    La deuxime composante de la figure spirituelle laquelle nous avons donn le nom

    de dveloppement est lachvement et lautonomisation de la dtermination du corps socialcomme corps productif. Certes, l encore, il sagit dun destin dont les premiers moments ontt europens. II nest pas besoin de dvelopper maintenant ce sujet ce qui le sera lorsquenous aurons parler de luvre de David Hume. II faut insister en revanche sur le fait que

    plus rien ne rsiste au Capitalds lors que la production dont il est le terminus a quo et leterminus ad quem se paye de lablation du politique, et par consquent de lthique.

    Les apparences semblent pourtant sinscrire nombreuses, innombrables mme, contre ceque nous venons de dire l. Le pays de la libre entreprise nest-il pas au contraire en mmetemps, et non par hasard, celui de la dmocratie acheve ? Et les dbats dmocratiques nesont-ils pas justement, aux Etats-Unis plus manifestement encore quailleurs, cousus de

    considrations morales ? Cela est juste, en effet, et peut tre constat tous les jours. Mais rien

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    dans lvidence de lubiquit des procdures dmocratiques ninfirme le fait que lespacepublic quelles organisent nest que la forme universelle de volonts particulires. Lespacepublic, et lordre qui y est recherch, sont ici simplement ceux des conditions les plusgnrales dpanouissement de la personne humaine sans autre dtermination de son treque la valeur suppose allant de soi de son individualit nue. Aucune recherche commune et

    publique des formes du vrai, du bien et de lutile ne vient iciprcderet dfinirlexistence delindividuel, et cest pourquoi, malgr toute ressemblance superficielle, nous navons pasdexistence politique au sens grec. Quelle oreille amricaine et cela voudra dire bientt :quelle oreille dans tout le vaste monde peut encore souvrir la fameuse sentence grecque : Si ce nest un citoyen, cest donc une bte ou un dieu ? Au contraire , rtorquelidologue du dveloppement qui sveille en chacun de nous, si ce nest un citoyen, alorscest un homme dont le soi individuel recle (en droit, cela sentend, car il sagit l dudiscours thorique de lEgo et non dun gosme psychologique) toutes les richesses possiblesde tous les dieux possibles. Aussi est-ce la justification de laction dmocratique que dtreordonne ce qui vient avant elle et vaut aprs elle : la personne humaine .

    Cependant, mme (ou plutt surtout) l o lhomme fait reposer sur lui-mme ladtermination du sens mtaphysique de ltre, il est djprcd,jou et djou dans toutesses certitudes et dans son langage mme par un autre sens de ltre, dont le rgne ne dpend

    pas de sa dcision, ni les traits essentiels de la connaissance quune subjectivit reprsentativepeut se donner dune objectivit productible et matrisable a priori. Pas plus en effet quelhomme ne constitue la langue dans laquelle il apprend parler, pas plus ne dcide-t-ildu dieu auquel sacrifie la forme fondamentale duMit-sein dans laquelle vont sinscrire toutesses pratiques professionnelles, sociales et culturelles, y compris ses pratiquesconsciemment et volontairement politiques (dans notre exemple : dmocratiques). En ce

    qui nous concerne, ce dieu est connu depuis longtemps, car cest au Veau dOr que sontoffertes, mi-consciemment mi-inconsciemment, toutes les ftes de la libert moderne. Celadit simplement au cas o nous naurions pas encore remarqu que notre profession de foi elle-mme, In God we trust,est crite sur le dollar.

    Reste enfin la troisime composante de la modernit ex-europenne, selon laquelle lascience elle-mme obit la logique du dveloppement. Prcisons, au risque peut-tre de

    paratre enfoncer des portes ouvertes, que nous appelons logique du dveloppement cellequi rgie un mouvement de production dfini comme production croissante et auto-rgledune richesse. Or ce nest pas seulement largentqui, en tant quargent du Capital, incarneune telle logique de la substance automatique , comme dit Marx ; car la logique de la

    richesse sapplique aussi ce que le mme Marx (qui trouva dans cette homologie le moyendorganiser enfin dans une criture les matriaux accumuls pour son livre) appelle larichesse de lesprit". Par quoi il vise immdiatement laLogique de Hegel. Ce qui sy opreest, comme lon sait, labsolutisation de lidalit moderne, dont Hegel a bien compris,comme Husserl, quelle est par essence infinie et que, pour que cette infinit soit elle-mmevraie, il faut quelle puisse dune part matriser tous les objets susceptibles dtre produitsdans son champ, et dautre part proposer sans reste de telles objectits comme lesquivalents de tous les phnomnes de la conscience banale, dont elles ont pour ainsi direcapt la vrit.

    Cependant, nous ne nous occuperons ici ni de la mthode dialectique, ni de la mthode

    intuitive de capture qui furent respectivement celle de Hegel et celle de Husserl dans la

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    tentative de raliser un tel idal. Car ce nest aucune philosophie qui sacquitte dune telleralisation, mais bien le devenir des sciences contemporaines, dans la mesure mme o ellesse sont rendues capables dautonomiser (et dabord dans les mathmatiques) labstractionformalisante dcouverte par Descartes et rendue vritablement universelle (au moins de faonembryonnaire) par lanalyse leibnizienne. Rappelons ici la formulation dj cite de cetteclture opratoire de la science sur elle-mme, telle que la donne Desanti :

    Est accessible la dmonstration, et donc en droit objet des mathmatiques, tout domaine du savoir danslequel il est possible de dfinir de manire univoque des systmes dobjets et, sur ces systmes dobjets, deslois dopration explicites.

    Cest sur ce mode que la science moderne entre dans lre du dveloppement etfonctionne comme le Capital dans lordre des idalits. Car elle saccrot delle-mme dansla circulation des critures rgles qui dfinissent de faon toujours plus puissante unnombre toujours plus grand dobjets comme tant ses objets, quelle rapporte dans sesoprations, le long du seul principe de non-contradiction, lunivocit de labstractionformalisante comme leur source.

    Ce troisime aspect de labsolutisation de lidal moderne se paie, comme les deuxautres, dune contre-partie. A lablation de la rserve mystique et celle de la transcendancedu politique il nous faut, en effet, ajouter maintenant lablation de linterrogationconceptuelle, ou, pour dire la mme chose autrement, la renonciation la justificationfondamentale. Ce qui veut dire ni plus ni moins que, comme monde de la science, le mondemoderne lpoque de son achvement na plus besoin de philosophie.

    Husserl ne pouvait certes pas, lui dont toute lexistence est contemporaine des diverspisodes de la crise des fondements, prvoir que celle-ci se dnouerait non pas par la

    production dune logique en un sens philosophique quelconque, capable de dlivrer la

    pratique mathmaticienne des paradoxes quelle avait engendrs, mais bien par les forcespropres de la formalisation mathmatique elle-mme, ou encore, comme la nomme J. T.Desanti, dune faon qui fait bien ressortir lautonomisation dont nous parlons, par lindfinie applicabilit de la mathmatique sur elle-mme et la productivit rgle, mais endroit imprvisible, que cette applicabilit engendre (Op. cit.,p. 261 : ce sont l les derniersmots de larticleFondement des mathmatiques). Ni lentreprise de Frege, ni celle de Russellet Whitehead ny ont t pour rien.

    En revanche, de ces efforts logiques dont la science devait montrer plus tard quellenavait pas besoin, est sorti un effet inverse : celui qui tend plier la philosophie elle-mme lidal de la science, autrement dit leffort de rduire le logos au logizesthai, la pense au

    calcul. Depuis quelques dcennies, travers lempirisme logique (sinon toujours lepositivisme logique), et parfois sous linvocation du premier Wittgenstein abusivement rduitaux tables de vrit et la forme gnrale de la proposition , cette tentative affecte en soncoeur la comprhension de la philosophie par elle-mme. Ainsi le rationalisme anglo-saxon(car, quelques composites quen soient les origines, cest bien effet aux U.S.A. que cetteidologie a son sige) conquiert-il dsormais, avec la mme vigueur que le Coca-Cola ( ms

    y ms ! 3) les universits europennes, y compris celles qui taient jusquici de traditioncontinentale.

    Fin amricaine de lEurope. Fin mtaphysico-scientiste de la logicit. Extinction

    3 Allusion aux insignes publicitaires de Coca Cola qui envahissaient alors les rues Lima.

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    totale, lhorizon de notre avenir, de la lueur o se rverbrait encore la clart du jour grec.

    Quelles consquences et que pouvons-nous ? Cest ce qui nous reste dire "sanslassitude", comme le voulait Husserl, quoique bien diffremment de lui.

    Ce faisant, nous traiterons ensemble (je devrais dire : nous esquisserons ensemble) les

    deux derniers points annoncs plus haut. Encore me bornerai-je tenter de dterminer ce quilfaut faire lgard du philosophique. Non parce que le philosophique serait dcisif : ce qui estdcisif est le politique ; non plus parce que notre sujet tant lEurope de Husserl nous nous

    proposerions comme lui, quoique dune manire diffrente (par une autre philosophie), dechercher sous quelle forme lOccident pourrait et devrait exercer sa responsabilit lgard des peuples en leur prparant une vie sous la forme de la philosophie. II nest pas dutout clair pour moi que lactivit philosophique doive, ou puisse, se transformer en une formede vie ; je croirais volontiers quau contraire cest toujours une forme de vie qui dcide pourune humanit de lusage (et avant cela, de la forme mme) de ses penses. Et quil nen allaitdj pas autrement pour les Grecs, chez qui la philosophie fut le fruit ultime dun

    comportement lgard de ltant qui reste pour nous une nigme. Car il est impossibledclairer, en y projetant rtrospectivement la seule lumire de la philosophie platonico-aristotlicienne, lensemble de ce quon appelle la religion grecque, puis linventioncommune de la musique, de la mathmatique et de la grammaire dans le pythagorisme ancien(o aucun de ces termes na le sens quil prend aujourdhui pour nous), enfin lesprit de latragdie. Mais puisque la Grce est morte en nous lguant prcisment ce fruit : la

    philosophie, ce nest pas la forme de vie grecque quil faut interroger comme sil sagissait delimiter, mais cest de la ntre quil faut nous demander quelles conditions elle peut serendre capable de continuer porter un fruit de mme espce, quoique dune varit assezdiffrente, comme dj en tait diffrente la varit moderne dont nous venons de parcourir le

    destin.Je bornerai donc cette interrogation au philosophique simplement parce que celui-ci est

    de notre responsabilit propre, nous qui osons nous dire philosophes et nous assemblersous ce titre. Et la premire chose, peut-tre lunique chose qui importe ici est de nous

    persuader quil nous faut, en tant que philosophes, cesser de vivre lombre de la science.Plus prcisment, il sagit de disjoindre le lien qui attache la science, et chez Husserl aussifortement que dans toute autre forme de rationalisme contemporain, la conception mme de lalogicit. Certes, dans le passage de Logique formelle et Logique transcendantale plac enexergue de ce travail, on lit bien que le rapport entre logique et science sest invers demanire remarquable lpoque moderne ; et certes aussi, lorsque la phnomnologie se

    propose de retrouver, pour la raison moderne, le sens de ce que le mme texte appelle lafondation platonicienne de la Logique, il sagit bien dempcher la dgnrescence du travaillogique en une activit formalisante et opratoire. Mais tandis que nous avons reconnu danscette dernire (en suivant la leon de Desanti) lesprit mme des sciences modernes parvenues lautonomisation de leur dveloppement, Husserl a toujours cru au contraire que lefondement de la scientificit tait une apodicticit de type intuitif-catgorial. Cest pourquoini le principe des principes (laccueil et le recueil de tout donn dans le comment de sadonne mme), ni la dcouverte des a priori matriaux, ni le rgime descriptif du discours

    phnomnologique ne lui ont paru incompatibles avec le maintien dun idal de mathesisuniversalis unifiant en soi toutes les idalits dans la forme dune logique en tant que science.

    Le concept de science est ici vrai dire tout fait btard, en ce sens que sil sagit bien de

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    produire et denchaner des systmes dobjets, et si ceux-ci doivent bien tre pourvus duneunivocit, en revanche ni ces objets ni leur caractre univoque ne sont engendrs dans unecriture rgle ni susceptibles du calcul. Ni la rduction eidtique, ni la mthode desvariations, ne donnent lieu une abstraction formalisante, mais simplement distinguerlessence du fait. Cest bien l si lon veut galement une abstraction, qui dgage aussi cequon ne peut gure appeler autrement quune forme, mais il sagit de labstraction

    philosophique (non pas scientifique) et du formel logique (non pas logistique).Ce que nous venons de dire implique quil faut choisir, dans lhritage ambigu que nous

    a lgu Husserl, entre deux conceptions de la logicit : lune qui consiste recueillirlarticulation a priorique des phnomnes, cest--dire de ltant tel quil se montre (et

    prcisment dans lattitude naturelle, qui ne doit pas tre pour nous comme pour Husserl unpoint de dpart, que le phnomnologue, malgr le nom quil porte, a grande hte de quitterpour lui substituer une sorte dartefact thorique dans lequel le phnomne aurait tentirement reconstruit comme un ensemble de natures simples car cest le moment ou

    jamais de parler cartsien), lautre qui fait au contraire tout cela, dans un mime non-opratoire(et ds lors inoprant) des mthodes de la science. Laissons donc de ct la tche infinie (ou plutt indfinie, ou mieux encore contradictoirement dfinie), qui ne satisfait ni le savantni le philosophe, par laquelle Husserl essaie de modeler une sorte de Golem du monde. Etcartons rsolument la logique de lidal de la science.

    Que ferons-nous par ce geste, sinon confier lcriture de la formalit logique auxpossibilits des langues naturelles, que parlent les humanits naturelles dans lhorizon intactde ce que Husserl nomme lattitude naturelle et qui nest en vrit aucune attitude, ni necontient aucune thse du monde , mais consiste simplement dans la finitude essentielle de ltre-au-monde , au sens de Heidegger ? Peut-tre na-t-on pas assez remarqu que ce que

    Heidegger appelle Dasein nappartient aucune humanit plutt qu une autre et que sonpremier soin est de sparer cet tre-homme dans lhomme de toute considrationanthropologique. Ce qui nous empche de le remarquer (et den relever du mme coup lasupriorit tant morale que politique par rapport la division husserlienne des typesanthropologiques et de lhumanit europenne), cest ce quon sait (quon sait trop tt ettrop vite) de la fidlit heideggerienne la figure spirituelle grecque, surtout si lon y ajoute laforme consciemment et volontairement allemande quelle a prise chez lui, jusqu allersgarer un bref moment dans les dbuts du national-socialisme. II nempche que, dans untexte tardif (et du reste admirable), intitulDialogue avec un Japonais, Heidegger confirme la

    possibilit qui est celle de la question de ltre de se dire et de se concevoir partir des

    possibles propres la langue et la civilisation japonaises. II va mme un instant jusquinverser les vidences husserliennes concernant la diffrence des langues volues (commedit la Recherche IV, qui ajoute sans ambage : la ntre, par exemple ) et de celles quiseraient encore rudimentaires quant leur proximit par rapport au noyau logique enfoui entoutes. Heidegger se demande en effet sil ny a pas un lien entre la limitation duquestionnement de ltre la forme mtaphysique en Occident et, prcisment, une sorte delimitation structurale de nos langues (indo-europennes). Quoiquil en soit de cetteremarque, qui risque dinverser simplement une erreur (cest--dire de la commettre lenvers), limportant est dapercevoir que la finitude essentielle de ltre mme, qui est denavoir dautre existence que llment de la langue, confie dfinitivement, et avec un droit

    gal, le recueil de la formalit logique lhomonymie des langues. Ainsi disparat, avec le

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    noyau logique husserlien, toute tentative de fonder jamais sur la grammaire pure logiqueune europisation (pour lappeler par son nom, une colonisation culturelle) des autreshumanits.