global dialogue (isa ais) la sociologie française aujourd’hui 2014

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  • 7/25/2019 Global dialogue (ISA AIS) La sociologie franaise aujourdhui 2014

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    WSLETTER

    > Sociologie et changements environnementaux

    > Lindustrie minire et les communautsautochtones au Prou

    > La sociologie tchque face linternationalisation

    > Sociologie prcaire en Rpublique tchque

    > Lquipe arabe de Dialogue Global

    Margaret Abraham, Vladimir Ilin, Michael Burawoy

    XVIIIeCongrsmondial de lISA

    Zsuzsa Ferge,

    Melvin Kohn

    La vocation

    de la sociologie

    VOLUME4/NUMRO3/SEP

    TEMBRE2014

    http://isa-g

    lobal-dialogue.net

    GD

    4 numros par an, en 13 langues

    Le moiexternalis

    Arlie Hochschildinterviewe par Madalena

    dOliveira-Martins,Amrita Pande et

    Ditte Maria Bjerg

    DIALOGUE

    GLOBAL 4.3

    Bruno Cousin etDidier Demazire,

    Christine Musselin,Frdric Lebaron,

    Frdric Neyrat,Romain Pudal

    La sociologiefranaise

    aujourdhui

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    Lie XVIIIeCongrs mondial de Sociologie de lISA (Association internationale

    de Sociologie) sest tenu cet t, du 13 au 19 juillet, Yokohama. Cetterencontre, qui a t organise dans ses moindres dtails par le Comit Lo-cal dOrganisation au Japon en collaboration avec le Secrtariat de lISA, a runi6.087 participants, un chiffre record dans lhistoire de lAssociation. Lampleur mmedu Congrs, avec plus de 1.100 sessions diffrentes, a amen certains se de-mander si lISA ntait pas en train de trop sagrandir une question quexamine lesociologue russe Vladimir Ilin dans ce numro de Dialogue Global. Yokohama, unnouveau Comit excutif a t lu, avec sa tte Margaret Abraham. La nouvellePrsidente de lAssociation prsente ici un programme stimulant visant renforcerla contribution de la sociologie en faveur de la justice sociale, avec une attentionspciale accorde la violence de genre.

    Dans ce numro, cinq articles sur ltat actuel de la sociologie franaise mettent

    en relief la forte prsence de celle-ci tant dans la sphre publique que dans celle dela politique. En mme temps, les auteurs examinent la bureaucratisation et la sp-cialisation de la recherche, la professionnalisation qui est luvre avec lexpansionde lvaluation scientifique par les pairs, la pression accrue pour publier en anglaiset la pnurie demplois stables. Le cas de la France offre un contraste intressantavec celui de la Rpublique tchque, dont traite deux autres articles de ce numro.Les pressions exerces sur les sociologues tchques pour sinternationaliser et setourner vers la sociologie occidentale se heurtent des pressions contraires pourquils privilgient les problmes propres leur pays. Cette tension est ressentie demanire particulirement vive dans ces pays semi-priphriques censs se tourner

    vers les instituts de recherche des grandes mtropoles.

    En guise douverture ce numro de Dialogue Global, deux immenses figures de lasociologie crivent sur la vocation de la sociologie partir de leur carrire respec-tive. Zsuzsa Ferge livre ses rflexions sur sa propre trajectoire depuis la contesta-tion de lancien rgime du socialisme dtat en Hongrie jusqu celle du nouveau r-gime qui lui a succd , en partant du point de vue des populations dfavorises etmarginalises. De son ct, Melvin Kohn retrace lhistorique de son travail de prcur-seur sur la personnalit et la structure sociale, ralis par le biais de collaborationstransnationales. On trouvera galement dans ce numro une interview dune autrepionnire, Arlie Hochschild, cette fois sur le travail motionnel et la marchandisationdes sentiments. Et, suivant cette thmatique, Amrita Pande et Ditte Bjerg prsententleur cration thtrale sur les mres porteuses, qui avait t le sujet de recherchede Pande en Inde. Cette pice, qui a rencontr beaucoup de succs en Europe,reprsente assurment une nouvelle faon de faire de la sociologie publique !

    Jcris ces lignes depuis la Sude, o lAssociation nordique de Sociologie tient saconfrence bisanuelle. Les jeunes sociologues sont venus trs nombreux ici Lundpour dbattre de questions aussi proccupantes que le dclin de ltat-providencescandinave et les dfis poss par les vagues successives dimmigration. La Scandi-navie, et en particulier la Sude, a reu beaucoup dtrangers fuyant des zones deconflit, mais les recherches sur le sujet montrent que leur intgration sest heurte une discrimination dans laccs laide sociale, lducation et aux emplois. Lamission humanitaire prsente l des zones dombre que les sociologues ont tt faitde mettre en lumire.

    > ditorial

    > Dialogue Globalest disponible en 13 langues sur le

    site web de lISA> Les propositions darticles sont adresser [email protected]

    LISA va de lavant

    Zsuzsa Ferge, clbre analyste et critique

    des politiques sociales en Hongrie, relate

    comment elle a migr de lconomie

    quelle ne voyait pas mme de rsoudre

    les problmes dingalit et de pauvret

    vers la sociologie.

    Margaret Abraham, nouvelle Prsidente luede lISA, expose ses projets pour renforcer

    lengagement de la sociologie en faveur de la

    justice sociale, en mettant particulirement

    laccent sur la violence de genre.

    Melvin Kohn, minent sociologue amri-

    cain, explique comment son tude de la

    structure sociale et de la personnalit la

    conduit dintressantes collaborations

    transnationales.

    DGVOL. 4 / # 3 / SEPTEMBRE 2014

    Dialogue Globalest rendu possiblegrce au gnreux concours desditions SAGE.

    DG

    http://www.isa-sociology.org/http://www.isa-sociology.org/
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    DGVOL. 4 / # 3 / SEPTEMBRE 2014

    > Dans ce numro

    ditorial : LISA va de lavant

    La vocation de la sociologie : Sociologue par dsertionZsuzsa Ferge, Hongrie

    La vocation de la sociologie : Une vie de collaboration transnationale

    Melvin L. Kohn, tats-Unis

    > XVIIIeCONGRS DE LISARenforcer lengagement de la sociologie en faveur de la justice socialeMargaret Abraham, tats-Unis

    Rflexions sur YokohamaVladimir Ilin, Russie

    Immanuel Wallerstein, Prix dExcellence de lISAMichael Burawoy, tats-Unis

    > LE MOI EXTERNALIS

    Le travail motionnel travers le monde : Entretien avec Arlie HochschildMadalena dOliveira-Martins, Espagne

    Made in India: Notes sur une usine bbsAmrita Pande, Afrique du Sud, et Ditte Maria Bjerg, Danemark

    > LA SOCIOLOGIE FRANAISE AUJOURDHUILa sociologie franaise au dbut du XXIesicleBruno Cousin et Didier Demazire, France

    Carrires universitaires en dshrenceChristine Musselin, France

    Lvaluation de la rechercheFrdric Lebaron, France

    Profession sociologueFrdric Neyrat, France

    Pourquoi la recherche sociologique franaise na pas de charte dontologique ?Romain Pudal, France

    > LES QUESTIONS ENVIRONNEMENTALESLe rle des sciences sociales face au changement environnemental globalStewart Lockie, Australie

    Du cuivre, de leau et des terres : Lindustrie minire Piedra Alta, ProuSandra Portocarrero, Prou

    > LES DIFFICULTS DE LA SOCIOLOGIE TCHQUEInternationalisation et culture de laudit : Le cas de la sociologie tchqueMartin Hjek, Rpublique tchque

    La prcarit de la sociologie, vue de TchquieFilip Vostal, Rpublique tchque

    Lquipe arabe de Dialogue GlobalMounir Saidani, Tunisie

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    Directeur de la publication :Michael Burawoy.

    Rdactrice en chef adjointe :Gay Seidman.

    Responsables ditoriaux :Lola Busuttil, August Bag.

    Rdacteurs-consultants :

    Margaret Abraham, Markus Schulz, Sari Hanafi,Vineeta Sinha, Benjamin Tejerina, Rosemary Barbaret,Izabela Barlinska, Dilek Cindolu, Filomin Gutierrez,John Holmwood, Guillermina Jasso, KalpanaKannabiran, Marina Kurkchiyan, Simon Mapadimeng,Abdul-mumin Saad, Ayse Saktanber, Celi Scalon,Sawako Shirahase, Grazyna Skapska, EvangeliaTastsoglou, Chin-Chun Yi, Elena Zdravomyslova.

    quipes rgionales

    Monde arabe :Sari Hanafi, Mounir Saidani.

    Brsil :Gustavo Taniguti, Andreza Galli,Renata Barreto Preturlan, ngelo Martins Jnior,Lucas Amaral, Rafael de Souza, Benno Alves.

    Colombie :Mara Jos lvarez Rivadulla,Sebastin Villamizar Santamara,Andrs Castro Arajo, Katherine Gaitn Santamara.

    Inde :Ishwar Modi, Rajiv Gupta, Rashmi Jain, Jyoti Sidana,Ritu Saraswat, Nidhi Bansal, Uday Singh.

    Iran :Reyhaneh Javadi, Najmeh Taheri, Saghar Bozorgi,Hamidreza Rafatnejad, AbdolKarim Bastani,Tara Asgari Laleh, Faezeh Khajezadeh.

    Pologne :

    Krzysztof Gubaski, Kinga Jakiea, Kamil Lipiski,Przemysaw Marcowski, Mikoaj Mierzejewski,Karolina Mikoajewska, Adam Mller,Patrycja Pendrakowska, Zofia Penza.

    Roumanie :Cosima Rughini, Ileana-Cinziana Surdu, Telegdy Balazs,Adriana Bondor, Ramona Cantaragiu, Miriam Cihodariu,Mihai Bogdan Marian, Alina Stan, Elena Tudor,Cristian Constantin Vere.

    Russie :Elena Zdravomyslova, Anna Kadnikova, Asja Voronkova.

    Tawan :Jing-Mao Ho.

    Turquie :Yonca Odaba, Gnnur Ertong Attar, lker Urlu,Zeynep Tekin Babu, Hseyin Odaba.

    Consultants mdias :Gustavo Taniguti, Jos Reguera.

    Consultante ditoriale :Ana Villarreal.

    > Comit derdaction

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    LA VOCATION DE LA SOCIOLOGIE

    > Sociologue

    par dsertionZsuzsa Ferge.

    Zsuzsa Ferge, Universit Lornd Etvs (Hongrie)

    Pendant plus de 50 ans, Zsuzsa Fergea eu une position prminente au sein de la communaut hon-groise des sociologues et sociologues statisticiens. Que ce soit lre du socialisme dtat ou lredu capitalisme qui lui a succd, Ferge a toujours concentr ses recherches sur les diffrentes formesdingalit, de pauvret et de marginalit, qui ont donn lieu la publication dune quinzaine de livreset de centaines darticles. Professeure de renom en Hongrie, elle se montre aussi une critique inlas-sable et un ardent dfenseur des politiques sociales. En 1989, elle a fond le premier dpartement depolitique sociale de Hongrie, lUniversit Lornd Etvs (ELTE) de Budapest. Jusqu sa dissolution

    en 2011, elle a dirig le groupe de recherche charg de la mise en uvre au niveau local du Programmenational contre la Pauvret infantile, tabli dans les locaux de lAcadmie hongroise des Sciences. Sestravaux lui ont valu nombre de rcompenses et titres honorifiques en Hongrie comme ltranger.

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    Je suis devenue au dbut des annes 50 socio-logue statisticienne dans le simple but de gagnerma vie pendant que je poursuivais mes tudesdconomie. Jtais charge des statistiques sur

    le budget des mnages. Le travail consistait rendre visiteaux familles vivant aux quatre coins du pays et relevermanuellement les sommes quelles gagnaient chaquemois et do ces sommes provenaient, ce que ces familles

    mangeaient, ce quelles achetaient pour leurs enfants.Cette exprience tait autrement plus intressante quelconomie, marxiste ou autre. Jai donc dsert le do-maine de lconomie pour quelque chose qui tait plusproche des gens et de la socit.

    En commenant analyser les donnes concernantles mnages, jai rapidement dcouvert que les chiffrespouvaient aider mettre en lumire, dune faon nonidologique (apolitique), le contraste ou le conflit quiexistait entre lidologie officielle sur lgalit et la ralit

    quotidienne. Le prsident de lOffice hongrois des Statis-tiques de lpoque tait suffisamment ouvert et, bienque ce soit difficile croire aujourdhui, suffisamment in-dpendant pour autoriser aprs 1956 une large enqute(portant sur 20.000 mnages) sur diffrents aspects dela stratification sociale . (Les mots avaient alors uneimportance symbolique considrable en politique. Stra-tification sociale tait une expression autorise, tandisque, en dehors de linepte idologie officielle, classesociale ne ltait pas. Nous pouvions tudier les per-sonnes bas revenus mais ne pouvions pas mentionner lemot pauvret. Les statistiques sociales taient autorises,

    alors mme que la sociologie a t bannie jusque dans lesannes 60.)

    Ce rapport sur la stratification sociale a permis de carac-triser divers groupes socioconomiques et de rendrecompte de la situation des personnes bas revenus .La thorie implicite et sous-jacente suggrait que les inter-connexions qui existaient dans la rpartition ingalitaire dupouvoir, du savoir et de la proprit (dans cet ordre-l)constituaient le fondement de la formation de ces groupesstructurellement importants.

    Les ingalits sociales sont restes un thme centraldans tous les travaux que jai raliss depuis. Aprs avoirrecens (au moins jusqu un certain point) les faits sta-tistiques, de nombreuses questions ont surgi. Depuis ledbut, ma principale question portait sur les moyens derduire les ingalits qui dterminaient le destin dun en-fant ds sa naissance. lInstitut de Sociologie de lAca-dmie hongroise des Sciences, fond en 1963, noustudiions comment lcole pouvait constituer lun des m-canismes permettant dgaliser les chances des enfants.Ces tudes, troitement lies notre prcdent objet derecherche, taient aussi profondment influences par lesprit de lpoque et en particulier par le travail dePierre Bourdieu. Dans toute lEurope, les spcialistes des

    sciences sociales espraient que lducation contribuerait rduire les ingalits. Ainsi, nos tudes, qui ont com-menc la fin des annes 60, ont port sur les colesprimaires, secondaires et professionnelles, sur les rsul-tats et les parcours scolaires des enfants, ainsi que sur lasituation et lopinion des enseignants. Mais ces espoirs sesont avrs totalement infonds : nos tudes ont montrque quand bien mme les structures de lcole avaient

    chang, les coles continuaient fonctionner comme lefacteur le plus important de lgitimation de la transmissionsociale de la pauvret et de labsence de pouvoir.

    Nos questions se sont poursuivies dans la mme direc-tion. Ny avait-il aucune instance qui puisse changer lestendances socitales ? En toute logique, le thme de re-cherche qui a suivi a port sur ltat, ou plus prcismentsur les interventions de ltat susceptibles dinfluer surles ingalits structurelles, et notamment les politiquessociales et de redistribution. Ainsi, partir du dbut des

    annes 1970, nous avons commenc tudier les poli-tique sociales en Hongrie. En 1966, jai eu la chance das-sister au Congrs mondial de Sociologie, o jai rencontrles fondateurs de ce qui allait devenir plus tard le Comitde recherche de lISA sur la Pauvret, le Bien-tre socialet les Politiques sociales : Herbert Gans, Peter Townsend,Henning Friis, S.M. Miller, et bien dautres. Ces amitismont permis daccder au travail de Richard Titmuss, aumonde de la recherche sur la pauvret et aux tudes surles politiques sociales.

    Nous avons continu tudier de manire empirique et

    historique les changements structurels et la pauvret, etcommenc analyser les politiques sociales en Hongrie.En combinant notre approche sociologique de la structuresociale et la politique sociale (britannique) proprementdite, nous navons pas tard dboucher sur le conceptde politique socitale, qui fait le lien entre ltude despolitiques sociales et lanalyse plus large du changementstructurel. En 1985, avec le soutien du Dpartement deSociologie de lUniversit Lornd Etvs, nous avons intro-duit un cursus consacr aux politiques sociales quoiquesous lappellation de sociologie historique car le terme

    de politique sociale ntait pas encore reconnu commeobjet dtude part entire.

    Le Dpartement de Politique sociale et du Travail sociala t cr en 1989, la veille du changement de rgimeen Hongrie. Dans le nouveau rgime capitaliste, ce sontles mmes forces qui dfinissent la structure sociale, maisleur ordre dimportance, comme jallais tenter de le mon-trer plus tard, a chang. La proprit et le pouvoir sontdevenus primordiaux tandis que le rle du savoir a dunecertaine faon diminu, et la relation au march du tra-

    vail (accs aux emplois, stabilit ou prcarit des emplois)est devenue aussi importante que les trois autres forces.Jai essay, sans entirement y parvenir, dintgrer lesconcepts de Bourdieu du capital social et de lhabitus,

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    de mme que laction des agents, dans mon approcheconceptuelle du changement structurel. Or les relationssociales personnelles semblent jouer un rle de plus enplus important, et peut-tre pas seulement dans la Hon-grie daujourdhui, dans la dtermination et le changementde la distribution des diffrentes formes de capital. EnHongrie, on assiste depuis la crise financire mondiale de2008, une augmentation des ingalits, de la pauvret

    et particulirement de la pauvret, et mme de lextrmepauvret, infantile.

    Aprs avoir pris ma retraite, jai continu travailler surla question de la pauvret chez les enfants, et avec ungroupe de collgues, jai prpar un Plan national de Luttecontre la Pauvret infantile 2007-2032. Ce plan a tadopt par le Parlement hongrois dans le courant de lan-ne 2008, et a t mis en uvre avec un certain succsdans une microrgion particulirement pauvre avant que legroupe ne soit dissous en 2011. Une version modeste du

    Programme national survit, mais ce sujet est en Hongriergulirement nglig dans les dbats politiques. Depuis2010, le gouvernement a eu tendance pratiquer unepolitique favorable aux classes moyennes et anti-pauvres,teinte dun certain caractre anti-enfants. Limpt pro-gressif a t remplac par un impt taux unique, laidesociale a t rduite et de plus en plus soumise condi-tions, lge minimum de la responsabilit pnale a tabaiss de 14 12 ans, lge de la scolarit obligatoire de18 16 ans, et ainsi de suite.

    Ainsi, bien que jai t une critique des ingalits so-ciales au temps du socialisme dtat (ou quelque nomque lon choisisse de lui donner, lexception de celui de communisme , qui, quoique trs rpandu, est un parfaitabus de langage), jai continu, sur la base des mmes

    valeurs qui furent celles du sicle des Lumires, criti-quer ce meilleur des mondes daujourdhui. Ce nestquaprs la disparition de lancien rgime que jai vraiment

    ralis que, paralllement ltude des ingalits quiavaient cours, il aurait fallu galement sintresser larduction des vastes ingalits qui existaient avant-guerre.Quels ont t ltendue, le prix, et les consquences court et long terme de la rduction effective des ingalitsde revenus, de richesse et, dans une certaine mesure, desavoir ? Faute de rpondre ces questions, il est difficiledexpliquer les vnements qui ont suivi le changement dergime politique et conomique. (Laissons pour linstantcette question sans rponse.)

    Toutes ces dernires annes, jai essay de combinerrecherche, enseignement et travail sur le terrain avec unengagement plus important dans la socit civile , car

    je suis de plus en plus convaincue que sans une socitcivile forte, aussi bien ltat que le march se fourvoie-ront. Les faits actuels ne font qutayer cette conviction mais la socit civile hongroise est encore trop faible pourcompter face ces forces plus puissantes.

    Toute correspondance est adresser Zsuzsa Ferge

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    LA VOCATION DE LA SOCIOLOGIE

    > Une vie de

    collaboration transnationale

    Melvin Kohn.

    Melvin L. Kohn, Universit Johns Hopkins (tats-Unis) et membre du Comit excutif delISA, 1982-1990

    Melvin Kohna t un pionnier dans ltude dela relation entre structure sociale et personna-lit. Kohn est surtout connu pour Class andConformity(1969 pour ldition originale, 1977pour ldition augmente), dsormais un clas-sique, dans lequel il met en vidence ltroiterelation entre classe sociale et personnalit.Sur la base dune analyse minutieuse de don-nes denqutes, il dcouvre quil existe un lientrs fort entre lautonomie au travail (absencede supervision, complexit et varit des tches)et le degr dauto-dtermination. Inversement,les activits qui impliquent un travail routi-nier, pnible et monotone entranent une atti-tude de conformit. Dans son analyse dtailledune cohorte, il montre que ce lien fonctionnedans les deux sens, cest--dire que ceux qui ontune personnalit indpendante cherchent et ob-tiennent un type de travail leur correspondanttout en tant influencs par ce type de travail.Il montre comment la personnalit influe surde nombreux domaines de la vie, en particuliersur le type dducation donn ses enfants etla transmission des comportements dune gn-

    ration lautre. Afin dprouver la solidit deces liens, Kohn est devenu un adepte et ferventdfenseur des tudes comparatives transnatio-nales, notamment entre pays capitalistes et so-cialistes mais aussi avec les pays en proie deprofondes transformations sociales. Il a pour-suivi et dvelopp ce travail de recherche tra-vers nombre de livres et articles, et obtenu denombreuses distinctions pour ses recherches.Il est membre lu de lAcadmie amricaine desArts et des Sciences et a t Prsident de lAs-sociation amricaine de Sociologie. Devenu un

    partisan enthousiaste de lISA, il a t membrede son Comit excutif de 1982 1990, usant deson influence pour encourager les liens et lescollaborations lchelle internationale.

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    Aprs plus de 60 ans consacrs la sociolo-gie empirique, je pense que ce qui me dis-tingue principalement de mes collgues estun engagement particulirement actif en fa-

    veur dune recherche collaborative, notamment au coursdes 40 annes pendant lesquelles jai t un authentiquetrans-nationaliste. La raison en est simple. Jai tendance poser des questions empiriques au sujet de problmesthoriques, surtout quand il sagit de thmes transnatio-naux. Nos passionnantes conclusions sur la relation entrestructure sociale et personnalit aux tats-Unis taient-elles pareillement valables dans les dmocraties dEurope

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    LA VOCATION DE LA SOCIOLOGIE

    de lOuest ? Si tel tait le cas, quen tait-il des payscommunistes dEurope de lEst ? Et si cela tait vrai pourlUnion sovitique, quen tait-il de la Chine ? Autre pays,autre langue et autre culture. Mais jestime ne matriserque langlais et un peu dallemand. Cest pourquoi la solu-tion tait de faire appel des collaborateurs bilingues.

    Cela est arriv par hasard. Ce qui au dpart ntait

    quune tude postdoctorale sur la schizophrnie dans leMaryland est devenu une tude sur la structure sociale etla personnalit Washington. Ayant pris connaissance deshypothses de mon tude, mon collgue Carmi Schoolerinsista auprs de moi pour que nous testions mes allga-tions en allant tudier travers les tats-Unis les hommesoccupant un emploi dans le civil. Ce fut l ma premire v-ritable exprience de collaboration, qui sest rvle extra-ordinairement stimulante. Jamais deux esprits ne staient ce point complts lun lautre.

    Cette exprience ntait cependant pas encore trans-nationale. Jai eu un aperu de ce quest la collaborationtransnationale en travaillant avec Leonard Pearlin Turin,en Italie, en comparant et largissant les conclusions que

    javais tires de Washington. dfaut dtre vritablementune collaboration sauf pour une partie cruciale, sur larelation constante entre la classe sociale des parents (va-lue de manire assez sommaire) et limportance que lesparents attribuaient lauto-dtermination , il sagissaitl dun vritable travail transnational.

    Puis il y a eu un tournant dcisif. Wlodzimierz Wesolows-

    ki, chef de file des sociologues marxistes en Pologne, mainvit donner quelques confrences, ce que jai acceptavec plaisir. Au terme de ce sjour dune semaine, dont jaiapprci chaque moment, Wesolowski assis sous un por-trait de Karl Marx ma propos de reproduire en Pologneles recherches que javais menes aux tats-Unis. Ltudepolonaise serait la leur : ils la financeraient ; les donnesleur appartiendraient ; ils prendraient les dcisions. Sonprotg, Kazimierz (Maciek) Slomczynski raliserait ltude,tandis que je ferais office de consultant technique .

    On pouvait difficilement rsister pareille offre. Macieket moi avons travaill intensivement afin de dvelopper desmthodes danalyse transnationale de la signification et delvaluation de concepts qui navaient jusqualors t tudisque de manire intranationale. Nous avons valu la classesociale et la stratification sociale la fois dans un pays capi-taliste et dans un pays socialiste, en faisant rigoureusementappel aux mmes mthodes pour les deux pays avec laideinestimable de collgues polonais qui ont consacr beau-coup de temps laborer ces mthodes et qui ont eu lagrande satisfaction de voir leurs efforts reconnus.

    Aprs avoir crit deux livres et plusieurs articles sur le su-jet, nous avons pu tablir de manire claire que, quoiquela structure sociale et la personnalit soient notablement

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    diffrentes aux tats-Unis et en Pologne, on retrouvaitpour lessentiel le mme lien entre les deux. Dans les deuxpays, les classes sociales les plus favorises et les per-sonnes bnficiant dun statut social plus lev, faisaientpreuve dune plus grande souplesse intellectuelle, duneplus grande authenticit et dun sens plus aigu du bien-tre. Les personnes les plus favorises apprciaient defaire un travail plus complexe, taient surveilles de moins

    prs et travaillaient des tches moins routinires que lespersonnes moins favorises.

    Au mme moment, et par un heureux hasard, KenichiTominaga et Atsushi Naoi ont ajout le Japon cette exp-rience transnationale, de sorte que nous avons fini par dis-poser dune imposante tude comparative entre les tats-Unis, la Pologne et le Japon. Tout en tenant compte des

    variations transnationales en termes de classe sociale etde stratification sociale, les similarits dun pays lautretaient impressionnantes, lexception dimportantes dif-

    frences entre le niveau de difficults vcu par les travail-leurs manuels aux tats-Unis et en Pologne, les travailleursjaponais se situant mi-chemin entre les deux.

    Mais, au moment o, avec Maciek, nous observionsles citoyens polonais slever contre le rgime autoritaire,une nouvelle question sest impose nous : dans quellemesure un processus de transformation sociale radicale alors mme que la Pologne devenait un pays dmocra-tique et rsolument catholique tait susceptible de mo-difier les conclusions de nos tudes comparatives ? Troiscollaborateurs polonais de premier ordre Krystyna Ja-

    nicka, Bogdan Mach et Wojciech Zaborowski ont rejointnotre quipe et nous avons largi notre champ dinvestiga-tion afin dtudier le rapport entre le contexte socio-struc-turel et les personnalits non seulement chez les hommesoccupant un emploi, mais aussi chez les femmes occu-pant un emploi, ainsi que chez les nombreux Polonais,hommes et femmes, qui ont perdu leur travail au momento le capitalisme a gagn la Pologne.

    Mais quen tait-il du reste de lEurope de lEst com-muniste ? Il navait jamais t facile (si tant est que cela

    ft possible) de raliser une tude srieuse sur lEuropede lEst, et je navais jamais vritablement essay. Mais prsent je cherchais une occasion dtudier la Russie, et

    jai alors demand un minent sociologue sovitique,Vladimir Yadov, de collaborer avec nous. Il ma rpondudun air dsol que mme sous Gorbatchev le sujettait trop sensible. Mais il ma prsent deux sociolo-gues ukrainiens qui devraient parfaitement sintgrer notre projet Valeriy Khmelko, thoricien et psychologuesocial, et Vladimir Paniotto, spcialiste en mthodologie.Le temps que nous mettions au point nos recherches,lUnion sovitique stait dsintgre et donc Khmel-ko et Paniotto ont cr en Ukraine la premire agencesrieuse de sondages de lhistoire de lUnion sovitique. partir de ce moment-l, pendant des mois, jai fait la

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    LA VOCATION DE LA SOCIOLOGIE

    navette entre Varsovie et Kiev pour coordonner les tudespolonaise et ukrainienne.

    De ces comparaisons ralises entre la Pologne etlUkraine, nous avons beaucoup appris en particulier,que les deux pays sapparentaient de plus en plus auxtats-Unis et au Japon (encore qu un rythme trs diff-rent) : les travailleurs taient en grand difficult, dans la

    mesure o le capitalisme nentranait pas de changementde leurs conditions de travail mais altrai les relationsentre travailleurs et employeurs. Au terme de notre tude,on ne pouvait pas faire de distinction entre les travailleurspolonais et leurs homologues aux tats-Unis, tandis queles travailleurs ukrainiens sen approchaient. Au momento les Polonais avaient le sentiment davoir termin leursrecherches, les Ukrainiens pensaient nen tre quau com-mencement : les vnements se droulaient plus lente-ment en Ukraine et il y avait plus de matire tudier.De sorte que les Ukrainiens, qui finanaient leurs propres

    recherches grce leur florissante agence de sondage,ont ralis une tude de suivi, que jai analyse.

    Ltude de suivi ukrainienne constituait une vritableextension de lanalyse transversale en une analyse lon-gitudinale, qui a t rendue possible en interviewant nouveau les personnes interroges lors de ltude initiale.De cette nouvelle tude, il est ressorti une considrableinstabilit de la personnalit en Ukraine au cours de cestrois annes, sans quivalent dans dautres pays si cenest (par pure concidence) au Mali (et peut-tre dansdautres parties de lAfrique), o Carmi Schooler arrivait

    aux mme conclusions dans des circonstances relative-ment semblables. Quoiquil en soit, les rapports entre tra-

    vail et personnalit sont dans lensemble rests inchangsen Ukraine pendant cette priode, quoique lampleur deces rapports ait diminu. Les modles de causalit quenous avons utiliss ont montr que dans cette situationextrme dinstabilit sociale, la personnalit avait peu def-fet sur la position socio-structurelle, mais que la positionsocio-structurelle continuait avoir un effet aussi fort surla personnalit que celui quelle avait eu dans une situa-tion de stabilit sociale.

    Mais lhistoire ne sarrte pas l. Je mintressais depuislongtemps la Chine, et ma femme my encourageait.Nous sommes alls ensemble en Chine, bien quelle soitatteinte de la maladie dAlzheimer, tel point quelle ou-bliait ce que javais dit aprs chaque confrence et pre-nait plaisir lcouter nouveau loccasion dune autreconfrence dans une autre universit. Elle tenait absolu-ment ce que je fasse une tude de la Chine, mme si ellene verrait pas son achvement. Trouver les collaborateursquil me fallait a t extrmement difficile : jtais parfaite-ment conscient quel point je dpendrais deux. Mais jaieu de la chance, en tombant sur Lulu Li et son protg,Weidong Wang. Jai galement fait appel un tudiant, Yin

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    Yue, qui a rapidement assum le rle de collaborateur part entire. Weidong collectait les donnes. Il a dailleursfait des miracles en la matire, puisquil a russi menerde front et pratiquement simultanment cinq enqutesdistinctes dans cinq villes slectionnes, avec laide dunprofesseur expriment dans chacune des villes et dtu-diants sur place pour raliser les interviews. Yin, lui, taitun novice en la matire, mais il a tt fait dapprendre tout

    ce quil tait ncessaire de savoir.

    Ltude chinoise a confirm les conclusions auxquellesnous tions parvenus dans les autres pays, maispaspourles mmes raisons. Dans le cas des autres pays, les rap-ports entre classe et stratification sociales et le contextede travail notamment la complexit du travail, le degrde contrle et le caractre routinier taient essen-tiels ; mais en Chine, le contexte de travail ne paraissaitpas jouer un rle important. Cela sexpliquait par le faitquune classe sociale, les travailleurs indpendants, tait

    parfaitement atypique : pour ceux-ci, et seulement pourceux-ci, le contexte de travail tait sans rapport avec lapersonnalit. Mais pour quelle raison ? Jai mis lhypo-thse, fonde sur mes dambulations dans les ruellesde Pkin, quils luttaient pour survivre aux marges de la

    vie conomique, et que ce qui importait vritablement,ctait la pauvret de leurs conditions de vie. Une hypo-thse certes intressante, mais qui me croirait, alors que

    je ne parlais mme pas chinois ? Fort heureusement, mesdeux principaux collaborateurs mont fourni les donnespermettant de corroborer ma rponse. Longtemps aupara-

    vant, Weidong avait inclus une question sur le statut des

    mnages des personnes interroges si elles taient ounon titulaires du fameux hukou, ce qui permettait de savoirsi elles taient officiellement enregistres comme citadinsou ruraux. Et puis un jour, Yin est arriv tout essouffl dansmon bureau, avec en main deux articles crits conjointe-ment par Xiaogang Wu, un universitaire chinois renomm,et Donald Treiman, lespcialiste amricain de la stratifica-tion sociale ; Wu et Treiman avaient prcisment interrogles personnes concernes, ces migrants des zones ruralesqui navaient pas pu chapper leur hukourural lorsquilsont migr en ville. Ces pauvres gens navaient donc pas

    accs un emploi dans lconomie rgulire, ni un loge-ment dcent, ni lcole pour leurs enfants.

    La rponse notre anomalie se trouvait l, et ce sontmes deux collaborateurs qui me lont fournie, lun en ajou-tant lenqute une question sur lenregistrement des m-nages, et lautre en dcouvrant deux formidables articlesdans des revues peu susceptibles dtre lues par des uni-

    versitaires chinois. Et mes deux collaborateurs chinois nese distinguaient gure des autres collaborateurs avec les-quels javais travaill dans les autres pays : consciencieux,attentionns, srieux et efficaces un plaisir de travailleravec eux.

    Toute correspondance est adresser Melvin Kohn

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    > Renforcer lengagement de la sociologie en faveur de la

    Margaret Abraham, nouvelle Prsidente de

    lISA, lors de son discours dinvestiture

    Yokohama. Photo de Kayo Sawaguchi.

    Margaret Abraham, Universit Hofstra (tats-Unis) et Prsidente de lISA, 2014-2018

    Au mois de juillet dernier,6.087 sociologues etspcialistes des sciencessociales venus de 95pays se sont runis Yokohama, auJapon, loccasion du XVIIIeCongrsmondial de Sociologie de lISA. Pour

    cet vnement qui a t un grand suc-cs, je tiens fliciter et remercier leComit Local dOrganisation au Japon,prsid de manire remarquable par

    Koichi Hasegawa ; le Comit du Pro-gramme de lISA, prsid par RaquelSosa et nos Vice-Prsidents Tina Uys,Robert van Krieken et Jennifer Platt ;et les coordinateurs du programmedes Comits de Recherche, Groupesde Travail et Groupes thmatiques. Je

    voudrais galement remercier tout par-ticulirement la secrtaire excutive delISA, Izabela Barlinska, dont lexp-rience approfondie de ce type dvne-

    justice sociale

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    ments a permis de considrablementfaciliter lorganisation du Congrs, ainsique lquipe de Confex, spcialiste dela gestion de confrences.

    Avant tout, lextraordinaire succsdu Congrs doit beaucoup linitia-tive et au dynamisme du Prsident delISA, Michael Burawoy, qui est lori-gine du thme choisi pour le Congrs,

    Faire face un monde dingalits :Les dfis pour la sociologie globale ,et qui na eu de cesse dattirer notreattention sur les ingalits auxquellesest confronte la socit civile etsur les menaces quune privatisa-tion et une marchandisation accruesfont peser sur notre discipline. Nousdevons beaucoup Michael, dontla remarquable intuition de crer autravers de Dialogue Globalune com-

    munaut active de sociologues, et lesefforts dploys pour que les mdiaslectroniques servent dpasser lesbarrires acadmiques de notre disci-pline, ont contribu faire voluer lasociologie et changer la socit encrant un mouvement de sociologues lchelle globale.

    Cest maintenant pour nous le mo-ment de poursuivre la consolidationde notre discipline et de notre Asso-ciation, avec le soutien du Comitexcutif nouvellement lu et duneexcellente quipe de Vice-Prsi-dents : Markus Schulz (Conseil de la

    Recherche), Sari Hanafi (Associationsnationales), Vineeta Sinha (Publica-tions) et Benjamn Tejerina (Financeset Adhsions).

    Au travers de notre Association, ilnous faut continuellement rpondreaux dfis dun monde en perptuelleeffervescence. Plus que jamais, nousnous trouvons confronts des pro-

    blmes complexes lchelle mon-diale, qui nous poussent mobilisernotre discipline pour instaurer un dia-logue au sein des socits et entre lessocits, aussi diverses soient-elles,et traiter des enjeux sociaux, cono-miques et politiques afin de dfinir encommun un monde plus juste pour le

    XXIesicle. De mon point de vue, lISAa fondamentalement pour missionnon seulement danalyser et dexpli-

    quer la socit humaine, mais aussidimaginer des solutions et des orien-tations qui puissent contribuer forgerun avenir plus humain pour tous.

    En tant que nouvelle Prsidente delISA, jai identifi un certain nombrede priorits. Malgr les progrs consi-drables dj raliss, il nous fautcontinuer dvelopper le caractreinternational de notre Association.Son premier objectif est de repr-senter les sociologues partout dansle monde quelles que soient leurcole de pense ou leur idologie ,et pourtant plus de la moiti des pays

    du monde nont pas de reprsenta-tion au sein de notre Association. Lepoint de vue des pays occidentaux etde lhmisphre Nord reste dominantparmi nos membres et dans les pro-grammes de recherche, limitant len-gagement intellectuel et lenrichis-sement mutuel qui sont au cur denotre mission. Jespre contribuer augmenter de manire importante le

    nombre de membres de lISA afin quenotre Association soit vritablementmondiale, en donnant une reprsen-tation lensemble des sociologueset des courants de la pense socio-logique. Avec le concours des Comi-ts de Recherche et des Associationsnationales, nous allons tudier despossibilits ralistes de donner auxsociologues qui sont confronts demultiples barrires conomiques et

    politiques les moyens institutionnelsde participer aux changes internatio-naux. Pour assurer la vitalit de lAs-sociation, il est galement primordialde donner plus dopportunits aux so-ciologues en dbut de carrire. Ceciimplique de consolider notre assisefinancire, afin de pouvoir assurer laparticipation de tous sans mettre enpril la viabilit de lISA ce qui nesera possible quavec laide et la coo-pration de nos membres.

    noter que le programme de lISAinsiste sur les contacts personnelset institutionnels entre sociologues

    Pour symboliser la transmission du pouvoir,

    Margaret Abraham saisit les deux sabres de

    samoura des mains de Michael Burawoy,

    mais refuse de tuer le Prsident sortant.

    Photo de Vladimir Ilin.

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    et autres spcialistes des sciencessociales travers le monde . Undialogue permanent entre les diff-rentes disciplines est indispensablepour arriver une meilleure com-prhension des tres humains, avectoutes leurs nuances et leurs diff-rences. Jespre que nous serons

    mme de reprendre, de dvelopperet de redfinir linterdisciplinarit quiexistait lorigine de la sociologie.De la mme manire que le mondea besoin de linvestigation constantedes sociologues, les sociologues ontbesoin dchanger avec les autresspcialistes des sciences socialespour rester proches des ralits. Lesconfrences et les ateliers de lISAgagneraient inclure des personnes

    influentes venues dautres disciplines.Jentends travailler dans ce sens, etainsi faciliter la recherche collabora-tive et stimuler des changes produc-tifs lchelle globale.

    Bien entendu, lobjectif final de lISAest de promouvoir la connaissanceen sociologie dans le monde entier .Ceci implique de sengager dans uneanalyse systmatique et critique dumonde et de la socit dans lesquels

    nous vivons et de contribuer ainsi les rendre meilleurs. Limiter cet im-posant projet en portant notre atten-tion sur les intrts purement scien-tifiques dune lite de sociologuesreviendrait interprter de faon ex-trmement troite la mission de lISA.Lanalyse critique est ncessaire,mais aussi laction et lintervention,

    y compris en collaborant avec desorganisations non gouvernementales

    pour promouvoir une justice socialeprogressiste et le changement social.LISA doit certes consacrer des res-sources et du temps la recherche et la formation, dvelopper des cadresde pense thoriques solides et unemthodologie rigoureuse, mais elle

    doit aussi incorporer une sociologieaux prises avec les problmes dumonde rel un monde mis malpar les gnocides, la tyrannie, le ter-rorisme, la xnophobie, la discrimina-tion raciale, le fondamentalisme, lesinjustices lies au genre, la corruptionet la dgradation de lenvironnement,

    qui sont lorigine de la pauvret, dumanque de libert, dune grande in-galit des richesses et de lexclusionsociale. En tant que Prsidente delISA, jentends uvrer pour une so-ciologie qui ne se contente pas dana-lyser les grands problmes de nossocits, mais qui joue galement unrle actif pour suggrer de nouvelles

    voies vers une transformation socialeprogressiste. Je memploierai ren-

    forcer le rle de lISA comme orga-nisation internationale qui participeactivement au monde daujourdhui.

    En tant que sociologue fministe,qui a beaucoup appris auprs de lacommunaut internationale des sp-cialistes et activistes fministes, jemintresse particulirement la vio-lence et la discrimination lies augenre, quon retrouve dans les soci-ts du monde entier. Sil est vrai que

    la violence de genre touche le plusdurement les femmes et les jeunesfilles, elle a cependant des implica-tions pernicieuses sur les familles,les communauts et la socit engnral ; sen prendre systmatique-ment aux femmes est une caract-ristique des conflits modernes. Leproblme de la violence lencontredes femmes doit apparatre en bonneplace dans le plan global de lISA en

    faveur de la justice sociale. Dans lecadre de mon mandat prsidentiel,jai lintention de lancer un projetdampleur internationale visant ten-ter de mettre en place et coordonnerun rseau international de sociolo-gues et de partenaires qui sinspire-

    raient dexpriences lchelle locale,nationale, rgionale et mondiale pourapporter des solutions susceptiblesde rduire la violence de genre et la

    violence intersectionnelle.

    Ce que nous apprenons du mondecomplexe et marqu par les conflits

    dans lequel nous vivons ne peut pastre cantonn dans les revues scien-tifiques et les salles de confrence.Avec votre aide, jai lintention de faireconnatre le travail de lISA sur lesquestions sociales contemporaines un plus large public dans le monde,de traduire les savoirs sociologiquesspcialiss en concepts accessiblesque le citoyen ordinaire puisse com-prendre, auxquels il puisse se sentir li

    et qui puissent linspirer. Nous feronsusage des mdias lectroniques pourdiffuser nos recherches, promouvoirles changes et le dialogue et mettreen commun nos analyses sociolo-giques. Lun de mes projets commePrsidente de lAssociation est delancer une nouvelle initiative de lISA

    visant recenser en ligne les socio-logues du monde entier lusage dela communaut internationale, et derenforcer lutilisation que font les so-

    ciologues des mdias sociaux danslobjectif dattirer lattention sur dessituations et problmes complexes.

    LISA est un organisme qui veut fairebouger les choses, et pour ce faire,nos membres runissent une gammeriche et diversifie dapproches socio-logiques et de comptences mtho-dologiques. Aprs cette brve pr-sentation de mes priorits pour lISA,

    ma mission est dsormais de traduireces intentions en actions concrtes avec laide de vos critiques construc-tives, de votre coopration et de votrecollaboration.

    Toute correspondance est adresse r MargaretAbraham

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    > Rflexions

    sur Yokohama

    Sur le devant de la scne : Artisan du

    succs du Congrs, Koichi Hasegawa,

    Prsident du Comit Local dOrganisation au

    Japon, reoit un prix en signe de reconnais-

    sance pour limplication du Comit dans le

    XVIIIeCongrs mondial de Sociologie.

    Photo de Kayo Sawaguchi.

    Vladimir Ilin, Universit dtat de Saint-Ptersbourg (Russie)

    Le XVIIIeCongrs de lAssocia-tion internationale de Socio-logie a eu lieu Yokohamadu 13 au 19 juillet der-

    niers. crire un article sur le Congrsconstitue un exercice peu gratifiant :quoique lon dise, il y aura toujoursquelquun pour dire le contraire. Face un vnement de cette ampleur 6.000 participants taient pr-sents , je me sens comme lhommeaveugle de la fable qui cherche se

    reprsenter un lphant en touchantses diffrentes parties. Je me limite-rai donc quelques faits et rflexionspersonnelles.

    > Focus sur les ingalits

    Le thme choisi pour ce Congrstait celui des ingalits sociales etdes dfis quelles reprsentent pourla sociologie lchelle mondiale. Unsujet rsolument dactualit, sachantqu la fois le monde nest pas entrain de devenir plus juste malgrdes projections optimistes augurantdun monde plus galitaire et quela sociologie est devenue plus atten-

    tive aux profonds et souvent tragiquesbouleversements de lordre social une tendance dont tmoigne le virage gauche qu pris la sociologie dans

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    le monde. Que Michael Burawoy, unminent marxiste, ait t lu Pr-sident de lISA pour la priode 2010-2014, et quErik Wright, analystemarxiste des classes sociales, gale-ment prsent Yokohama, ait t luPrsident de lAssociation amricaine

    de Sociologie, sont des faits rvla-teurs. Lorientation gauche de lasociologie mondiale se trouve renfor-ce par le nombre croissant de socio-logues originaires dAmrique latine,dAsie et dAfrique, rgions du mondeo les contradictions du capitalismese manifestent de manire specta-culaire sur le plan social, favorisantlmergence de nouvelles formes dethorie critique. Dans son allocution,Michael Burawoy a attir lattention

    sur llection du pape Franois en2013 le premier pape originairedun pays du Sud global, et qui plusest, un pape particulirement sen-

    sible la question des ingalits. Onne sattendait certes pas couter unsociologue de gauche citer lexhorta-tion apostolique du pape (pas seule-ment quelques phrases mais un ex-pos concis de six de ses positions !)au sujet des ingalits sociales, un

    manifeste catholique anticapitalisteax autour de lide que largent doitservir et non pas gouverner ! MichaelBurawoy a galement fait observerque les conomistes, qui tradition-nellement faisaient peu de cas desingalits sociales, commencent sy intresser.

    Il a commenc par signaler quele profil des participants au Congrstait rvlateur des ingalits exis-

    tant dans le monde en matire deressources matrielles mais aussi dudveloppement de notre discipline :bien que lISA compte de plus en plus

    de membres dans les pays du Sudglobal, 71% des personnes prsentesau Congrs de Yokohama venaientdes pays les plus riches, tandis queseuls 10% venaient des pays les pluspauvres. Toutefois, lors de sa cra-tion en 1949, lISA ne reprsentait

    que des sociologues des tats-Uniset dEurope de lOuest ; aujourdhui,leur profil est malgr tout nettementplus vari.

    Pourtant, daucuns pensent quela dmocratisation qui sest op-re au sein de la communaut dessociologues a son revers : parmi lesparticipants au Congrs, ils sont plusnombreux que par le pass tredpourvus dune formation profes-

    sionnelle systmatique et de possibi-lits damliorer leurs comptences,de participer des projets de re-cherche ou davoir accs la littra-

    Dans les coulisses, les autres artisans du succs : quelques reprsentants de la socit orga-nisatrice de confrences japonaise et de leur quipe de bnvoles, du Secrtariat de lISA et

    de Confex.

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    ture scientifique actuelle. ImmanuelWallerstein, membre de longue datede lISA et ancien Prsident de lAs-sociation, a rappel que seulement300 personnes avaient particip aupremier Congrs auquel il avait as-sist en 1959 ; presque toutes ve-naient de pays occidentaux, dont de

    nombreuses stars de notre disci-pline. Cette anne, si plus de 6.000personnes ont assist au Congrs de

    Yokohama, tous les grands noms dela sociologie taient loin dapparatreau programme. Nombre de socio-logues prfrent investir leur tempset leur argent dans des colloques etconfrences plus petite chelle ;la plupart des sociologues ne sontconnus que de leurs propres coll-

    gues de travail.

    Cependant, comment peut-on pr-tendre accrotre le niveau global de lasociologie si ce nest en permettant tous les sociologues de participer un dialogue global ? Cette contradic-tion entre dmocratisation dune part,et nostalgie pour une ancienne litedautre part, se traduit par lmer-gence de tensions dans la sociologie travers le monde.

    > Les objectifs de la sociologie publique

    Ce Congrs marque la fin du man-dat de Michael Burawoy comme Pr-sident de lISA.

    Michael Burawoy sest illustr endveloppant une communaut desociologues lchelle mondiale

    grce un usage gnralis desmdias sociaux ce quil appelleles mondes numriques , ainsiquen voyageant sans relche larencontre de sociologues du mondeentier. En exposant ce quil entendaitpar sociologie publique de maniretrs claire et comprhensible unpoint de vue pourtant loin dtre par-tag par tous , il a soutenu queles sociologues ne pouvaient pas secontenter de mener des recherches

    et de sadresser au cercle restreint deleurs collgues ; leur objectif devaittre de tendre un miroir dans lequella socit puisse se voir de maniretransparente et systmique. Cetteconception de la sociologie publique

    va fondamentalement de pair avecune tentative pour modifier le rapport

    de forces au sein de la communautdes sociologues, en dfendant unesociologie attentive aux problmes despays non occidentaux. Progressive-ment, cette ide a eu pour rsultat deradicaliser la sociologie, contribuant faire de celle-ci un outil intellectuelpour tous ceux et celles qui se battentpour crer un monde plus juste.

    En centrant notre attention sur le

    thme des ingalits sociales, leCongrs de Yokohama a actualisce projet. Lide selon laquelle lessociologues peuvent prendre unepart active aux efforts pour changerle monde nest pas nouvelle. Aprstout, la sociologie marxiste tradi-tionnelle visait autant changer lemonde qu lanalyser. Les dbuts dela sociologie amricaine ont t troi-tement lis aux mouvements de luttepour des rformes sociales. Pitirim

    Sorokin a particip activement laRvolution russe de 1917, qui a faillilui coter la vie. Plusieurs prsidentsde lISA ont particip la vie politiquede leur pays : Jan Szczepaski et Al-berto Martinelli ont t lus dputsau Parlement de leur pays respectif,et Fernando Henrique Cardoso sna-teur puis Prsident du Brsil.

    Diffrents points de vue ont t ex-

    prims loccasion de la sance or-ganise Yokohama avec danciensprsidents de lISA. Piotr Sztompka,Prsident de lISA entre 2002 et2006 et professeur lUniversitde Cracovie, mais aussi lun desopposants les plus dtermins lasociologie publique et ses connota-tions rvolutionnaires, a labor uneconception alternative en prsentantla sociologie comme une disciplineuniversitaire qui exige des travaux de

    recherche rigoureux et objectifs qui,de son point de vue, ne devraientpas se mler de changer le monde.La place des sociologues se trouvedans les bibliothques et non surles barricades. Daprs Sztompka,le devoir premier dun sociologue quicherche vritablement traiter des

    ingalits est de comprendre le ph-nomne. La plupart des sociologues,a-t-il affirm, sont favorables auxrformes en gnral, mais les socio-logues ne peuvent pas provoquer lechangement au moyen de leons demorale, de prches ou de manifestesidologiques. La responsabilit dusociologue est de faire apparatre lesmcanismes et les caractristiquesde la vie en socit y compris ce

    qui contribue crer et reproduire lesingalits ou linjustice. Karl Marx apass le plus clair de son temps dansles bibliothques et non sur les barri-cades, et cest au Capitalet non auManifeste du Parti communistequildoit sa rputation de grand penseuret analyste de la socit.

    Dans la communication quil a pr-sente au Congrs, ainsi que dansdes publications antrieures, Sztomp-

    ka a dfendu lide dune sociolo-gie unique, qui puisse pareillementsappliquer aux pays riches et auxpays pauvres. Il considre quil nestpas possible davoir des sociologiesdistinctes pour des mondes diff-rents. Les mcanismes sociaux etles cycles de transformation socialesont les mmes aux quatre coins duglobe, quoiquils se manifestent sousdes formes diverses ; les normes de

    la recherche en sociologie et les cri-tres dvaluation des thories sontgalement universels. Il sembleraitquaucun des deux camps nait tortni raison. La sociologie peut prendrediffrentes formes et les sociologueschoisir la voie qui sadapte le mieux leur caractre, leurs comptences et leurs convictions.

    Toute correspondance est adresser Vladimir Ilin

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    > Immanuel WallersteinPrix dExcellence de lISAMichael Burawoy, ancien Prsident de lISA (2010-2014) et prsident du jury

    Immanuel Wallerstein, illustre laurat du Prix de lISA dExcellence

    dans la Recherche et la Pratique. Photo de Kayo Sawaguchi.

    La crmonie douverture du Congrs mon-dial de Sociologie Yokohama comprenait laremise de la nouvelle et seule rcompensedcerne par lAssociation, le Prix dExcellence

    dans la Recherche et la Pratique sociologiques. Linforma-tion avait t largement diffuse auprs des membres delISA afin dencourager le plus de candidats possibles seprsenter. Parmi une srie de candidatures de trs grandequalit, Immanuel Wallerstein a t choisi par un jury com-pos de sept membres du Comit excutif de lISA pourtre le premier laurat de ce prix.

    Pour faire son choix, le jury sest appuy sur un ensemble

    remarquable de documents attestant quaucun autre so-ciologue aujourdhui vivant na eu autant dinfluence surles sciences sociales quImmanuel Wallerstein. Lapport deWallerstein aux sciences sociales ne se limite pas undemi-sicle de livres prims et darticles trop nombreuxpour tre comptabiliss. En effet, il fait partie de ces trsrares intellectuels dont le travail a renouvel nos systmesde reprsentation.

    Wallerstein a commenc dans les annes 60 par ana-lyser le colonialisme et les luttes de libration nationale

    en Afrique, avant de passer un projet intellectuel parti-culirement ambitieux une analyse de lmergence du systme-monde moderne et des dynamiques quil aengendres, en appuyant son entreprise thorique sur

    une tude historique approfondie. Ds le premier volume

    de son Modern World-System publi en 1974 [en fran-ais sous le titre Le systme du monde, 1980] (suivi detrois autres volumes publis en anglais en 1980, 1989et 2011), son approche a permis de revitaliser la socio-logie en tant quentreprise dhistoire comparative, en laramenant vers des problmatiques traditionnelles qui in-cluent le changement social long terme. Sa thorie dessystmes-mondes reste trs prsente dans les sciencessociales actuelles, et influence certains des plus grandspenseurs daujourdhui.

    Dans le mme temps o il rcrivait lhistoire du monde,Wallerstein a t amen rvler et analyser la singu-lire troitesse desprit des sciences sociales en Occident,en particulier leur segmentation artificielle en disciplines.Ses rflexions sur la restructuration des sciences socialesont trouv un large cho avec la publication de Ouvrir les

    sciences sociales, rapport de la Commission Gulbenkiande 1995 quil prsidait, qui a reu un accueil trs favo-rable. Il a depuis crit de nombreux ouvrages sur lhistoireet lavenir des sciences sociales.

    Wallerstein nest pas seulement un immense penseur.

    Cest galement quelquun qui sest vritablement consa-cr la sociologie comme discipline globale, voyageantsans relche dans le monde entier et assumant une multi-tude de fonctions auprs de diffrents organismes. Durantson mandat de Prsident de lAssociation internationalede Sociologie (1994-98), il a contribu crer un espacedouverture sur la scne internationale pour les chercheursdu monde entier mais surtout pour ceux du Sud global dAmrique latine, dAfrique, dAsie et du Moyen-Orient. Ila encourag et inspir une nouvelle gnration de leadersde lISA et de la sociologie mondiale. Cest pour toutesces raisons que notre comit a jug quil ny avait pas demeilleur premier laurat pour ce nouveau Prix dExcellencedans la Recherche et la Pratique sociologiques que le Pro-fesseur Immanuel Wallerstein.

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    > Le travail motionnel travers le monde

    Entretien avec Arlie Hochschild

    Arlie Russell Hochschild est lune des sociolo-gues les plus renommes de notre temps. Sestravaux montrent quune profondeur danalysethorique associe un discours accessible

    constitue une bonne stratgie pour accomplir un travaildenqute sociologique fructueux. Dans ses huit livres,

    dont The Managed Heart(1983), The Commercializationof Intimate Life: Notes from Home and Work(2003), TheOutsourced Self(2012) et plus rcemmentSo Hows theFamily? And Other Essays(2013), Hochschild tudie dansquelle mesure les motions peuvent nous aider com-prendre la relation entre les sphres micro et macro dela vie en socit. Des concepts originaux comme ceuxde gestion des motions (emotional management),de travail motionnel (emotional labor) et de rglesde sentiments (feeling rules), sont essentiels pour saisirla profondeur danalyse de ses travaux. Dans cet entre-tien, Hochschild montre qu la fois elle domine son sujetet se situe au plus prs du terrain. Elle apparat claire-ment comme une sociologue lesprit libre, intresseet concerne par les grandes questions sociales de notretemps. La sociologue portugaise Madalena dOliveira-Mar-

    tins, chercheuse lInstitut Culture et Socit de lUni-versit de Navarre (Espagne), la interviewe le 27 fvrier2014 Berkeley (Californie).

    MO : Vous avez t tudiante lUniversit de Berkeley

    dans les annes 60. Comment avez-vous vcu ce qui

    sy passait et quelle influence cela a-t-il pu exercer survotre dmarche sociologique ?

    AH : En octobre 1962, au moment o la crise des mis-siles de Cuba se prparait, cela ne faisait pas longtempsque jtais Berkeley. La guerre froide entre lUnion sovi-tique et les tats-Unis avait subitement atteint un stadecritique, et le Prsident Kennedy et Nikita Khrouchtchevbrandissaient la menace dune confrontation nuclaire.Un jour, jai trouv la place principale du campus rempliedune multitude de petits groupes dtudiants et de pro-fesseurs dix personnes ici, vingt autres l, tous engagsdans dintenses dbats. Existe-t-il un risque de cataclysmenuclaire ? Quel rle peut jouer un mouvement pour lapaix ? Tout le monde mettait une opinion. Jai alors pen-s : Cest l que je veux tre . Plus tard, je me suis dit

    Arlie Hochschild.

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    que ctait peut-tre cela que Habermas avait lesprit :un dbat raisonn sur la place publique.

    Il ny a pas longtemps, je me suis retrouve sur cettemme place, o circulaient des tudiants accrochs leurtlphone portable. Ils parlaient, certes, mais pas les unsavec les autres, et jai ressenti quil manquait cette placepublique. Bien sr, une partie des conversations qui se fai-

    saient en tte--tte avaient dsormais lieu en ligne, maislon avait sans doute perdu en chemin cette sensationdavoir un objectif commun. Quelle que soit la forme quilprenne, je pense quil nous faut, pour esprer changer leschoses, davantage de cet optimisme magique que nousavions partag dans les annes 60.MO : Lun de vos concepts cls est celui de travail

    motionnel qui consiste susciter ou inhiber un

    sentiment afin de ressentir le sentiment appropri

    un emploi donn. Pouvez-vous nous expliquer ce

    quapporte ce concept ?

    AH : Dans des socits o le secteur des services est deplus en plus important, ce concept nous claire sur la ra-lit quotidienne de nombreux travailleurs les gardes den-fant, aides domicile, ceux qui travaillent auprs des per-sonnes ges, les infirmires, enseignants, thrapeutes,agents de recouvrement, agents de police, ou encore lespersonnes qui travaillent dans des centres dappels. Dansles socits modernes, on trouve de moins en moins detravailleurs dont le mtier est dabattre des arbres, de forerdes puits ou de fabriquer des objets ; nos conomies sont

    de plus en plus fondes sur le contact direct visuel ou vo-cal ncessaire la prestation de services. Ces interactionsexigent des comptences motionnelles.

    MO : En lisant votre essai Love and Gold dans Glo-bal Woman, et celui intitul The Surrogates Womb dans So Hows the Family?, il ma sembl que vousappliquiez ce concept de travail motionnel au

    monde entier. Est-ce bien le cas ?

    AH : Jai suivi des femmes originaires du Sud global qui

    laissent derrire elles leurs enfants et leurs parents gspour soccuper denfants ou de personnes ges dansles socits du Nord, formant ainsi des nanny chains( chanes de nourrices ). Dans la ligne des travaux deRhacel Parrenas, jai interview des nourrices philippines Redwood City, en Californie, qui avaient elles-mmesfait appel des nourrices pour soccuper de leurs propresenfants rests Manille, crant ainsi une chane denourrices dont le dernier maillon sont les enfants du Sudglobal, sur lesquels repose tout le poids de ce systme quifonctionne lchelle mondiale.

    MO : Pour dcrire le rsultat de tout cela, vous parlez

    de global heart transplant( opration mondiale detransplantation des affects ), nest-ce pas ?

    AH : Oui, ce que ressent le cur dune femme dans uncontexte donn est transfr dans un autre contexte. Cetransfert requiert un intense travail motionnel. La nourricedont on a transplant le cur fait face son sentimentde solitude, disolement voire de confusion, puisquellepeut se sentir plus lie motionnellement lenfant dontelle a la garde pendant de longues heures dans la maisondun employ de la Silicon Valley quelle ne lest son

    propre enfant rest la charge dun parent Manille,San Pedro Sula, Michoacan ou ailleurs dans un pays duSud, et quelle na pas revu depuis cinq, six ou sept ans.Son salaire de nourrice lui sert payer la scolarit de sonenfant, mais il est possible que cet enfant se sente bless,ou dlaiss, quil en veuille sa mre voire se sente plusou moins dtach delle.

    MO : Vous avez galement crit au sujet des mres

    porteuses auxquelles on apprend considrer leur

    ventre comme un simple rceptacle.

    AH : En effet, certaines des interviews les plus mouvantesque jai ralises sont celles de mres porteuses Anand,en Inde des femmes pauvres auxquelles on implantaitlembryon dun couple et qui le portaient jusquau termede la grossesse pour le compte de clients nationaux outrangers, en change de 3.000 5.000 dollars. par-tir de ces interviews et du travail de la sociologue AmritaPande1, jai pu dresser le tableau du plus important ser-

    vice de location dutrus au monde. Par ncessit, la mreporteuse cherche contrler le lien motionnel avec sonpropre corps qui appartient-il partir du moment ocest le mdecin ou le client qui autorise llimination desftus excdentaires ? et avec le bb quelle porte dansson ventre. Elle donne, mais noublie pas.

    Les nourrices et les mres porteuses se trouvent confron-tes une situation dalination affective. Au XIXesicle,Marx dcrivait lhomme alin sous les traits de louvrierdes usines europennes. Je propose dactualiser ce mo-dle : au XXIesicle, lalin est dsormais la femme duSud global qui travaille dans le secteur des services.

    MO : Vous avez trait des espaces dempathie (em-pathy maps), et la sociologue allemande Gertrud Kochvous a dailleurs ddi son livre Pathways to Empathy.Quentendez-vous par espaces dempathie ?

    AH : Il sagit dun espace social que nous imaginons cir-conscrit par des frontires qui le sparent dautres espacessociaux. Nous nous identifions avec ceux qui font partie decet espace, et pas avec ceux situs en dehors de celui-ci. Deux groupes de personnes peuvent tre, lun commelautre, capablesdempathie et, lun comme lautre, actifspour mettre en uvre les pratiques occultes favorisantlempathie mais, parce quils se situent dans deux espacesdiffrents, vont rejeter lempathie lun pour lautre. Pourtendre nos espaces , nous avons besoin de sentir que

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    nous traversons les frontires que nous avons tabliesentre ces espaces. Je mintresse beaucoup la maniredont nous faisons justement cela.

    MO : Dans votre article The Sociology of Feelings

    and Emotions dat de 1975, vous avez donn son

    nom un nouveau domaine de la sociologie, la so-

    ciologie des motions . Est-ce que cela a marqu

    une tape importante pour que soit reconnu un habi-tus qui mritait dtre tudi ?

    AH : Oui, en effet. Lmotion est au cur de ce qui dfi-nit la sociologie. Un spcialiste de sociologie politique doitsinterroger sur les sentiments qui sont prsents derrireune conviction politique, ainsi que sur leur origine. Unspcialiste de sociologie conomique doit sinterroger surles sentiments qui motivent nos opinions sur lconomie,nos prfrences de consommateur, les exaltations et lesdsarrois des acteurs sur le march boursier. Lmotion

    est au cur de tous les domaines de la sociologie. Jepense quil faudrait sintresser de plus prs cet lmentessentiel, dans toutes ses nuances.

    Un certain nombre dvolutions se dessinait dans les an-nes 70, quand jai eu cette ide. Lentre massive desfemmes dans le monde du travail exigeait une volutionde la notion de fminit, des rgles qui rgissent nos mo-tions, et de la gestion des motions. Parfois ce sont lesfemmes qui ont d changer on ne pouvait tre la foisavocate et se montrer timide et dfrente. Et parfois cesont les femmes qui ont chang latmosphre au travail,

    en donnant sa lgitimit au care(services la personne).Le secteur des services se dveloppait. Les entreprisessagrandissaient, ncessitant de nouvelles formes de ges-tion des motions pour rgler les relations lintrieur et lextrieur de lentreprise. Dans un contexte de cultegrandissant de la vie prive, de fragilit accrue de la viefamiliale et de disparition des anciens piliers sur lesquelselle reposait, les entreprises ont cherch bien cadrer lesrelations motionnelles. Toutes ces volutions mont faitprendre conscience de la ncessit de dvelopper desconcepts qui nous permettent dtudier les fondements

    affectifs de la vie en socit.

    MO : Est-ce que vous vous tes proccupe du traite-

    ment des motions en psychologie et dans dautres

    sciences ?

    AH : Bien sr ! Et mme lun de mes mentors, Erving Goff-man. Un jour, jtais en voiture avec lui et dautres coll-gues. Il enseignait lUniversit de Pennsylvanie et taitrevenu en Californie pour faire du ski, comme il en avaitlhabitude. un moment o nous tions en train de rirede lune de ses blagues, il sest tourn vers moi et malanc Arlie, toutes ces motions dans la voiture. Unemanire de dire Comment peut-on tudier les motionsde manire scientifique ? Cest impossible . Lui tait claire-

    ment un scientifique, avec un point de vue sur la psycholo-gie de type bote noire savoir quon ne peut pas parlerde ce qui se passe lintrieur. Il a pourtant amplement etbrillamment parl de cet intrieur et nous a donn des outilsfort utiles partir desquels engager notre rflexion.

    MO : Dans le mme article, vous proposiez un concept

    qui manquait la sociologie traditionnelle, celui de

    sentient self (le moi sensible ), une image quisuggre que pour tudier les motions, il est nces-

    saire de prendre en considration le rle actif de

    lindividu. Le sens que nos motions vhiculent est-il

    le rsultat dvaluations rflchies ? Nos motions

    dcoulent-elles dvaluations rflchies ou de pul-

    sions et dinstincts ?

    AH : Je dirais les deux choses la fois. Dune part, jeconsidre les motions comme un sens, au mme titreque la vue, loue ou le toucher. Elles sont prsentes chez

    les bbs. Mais pour les tenants du dterminisme biolo-gique, lhistoire sarrte l. Pour les sociologues, il sagitdonc de reprendre la question ce stade, de nommer etdtudier les diffrentes manires dont nous prenons enconsidration les sentiments, dont nous les dsignons,dont nous attribuons un sens ces dsignations et ra-gissons ce sens. Les psychologues de la perception nedisent pas Nous avons des yeux, point final . Ils sint-ressent la manire dont nous apprenons voir.

    Jai eu la chance de rencontrer un Lapon qui ma parl dece quil avait ressenti un jour o il marchait le long dun

    chemin au cur de lhiver au-dessus du cercle arctique. Parfois il ny a que la neige blanche partout autour de

    vous, et puis tout coup vous tes surpris par deux yeuxnoirs. Cest un oiseau ! Et partir de ce moment-l, vouscherchez du regard cette paire dyeux noirs. Vous vousprparez la voir nouveau. Votre perception de la neigeen est alors change. Il arrive la mme chose avec nossentiments. On se prpare tre content ( tu vas ado-rer ) ou prouver du ressentiment ( il ne perd rien pourattendre ). Nous dveloppons des tats dattente vis--vis de nos propres sentiments.

    Et en dehors de ce quon sattend ressentir, ou de ceque lon shabitue ressentir, il y a ce que lon pensedevoir ressentir : Je devrais tre content de gagner ceprix, ou tre horrifi par un crime . De telles affirmationssont les micro-moments partir desquels nous laboronsles cartes mentales qui rgissent nos sentiments. Nousnous plaisons nous imaginer en sociologues menant nosrecherches librement, mais dans quelle mesure sommes-nous libres si nous ne prenons pas bien en considrationles rgles de sentiments ?

    MO : Alors mme que nous voluons dans une culture

    de march qui cre de lanxit dans nos vies et offre

    des solutions cette anxit, ce qui contribue dve-

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    lopper lindustrie des services , nous sommes conti-

    nuellement la recherche de valeurs familiales et

    de valeurs communautaires . Les motions et la

    faon dont nous les grons sont-elles les meilleurs

    indicateurs des frontires qui sont franchies ? Pensez-

    vous quaujourdhui les forces psychologiques sont

    opposes aux forces conomiques ?

    AH : Nous employons souvent le jargon du march pourparler de notre vie personnelle, comme lorsquon dit : jachte cette ide , jaime son image de marque , il a investi sur vous . Les mtaphores impliquent desrgles de sentiments. Je donne lexemple dansSo Howsthe Familydun nouveau service qui vous aide trouverune personne du mme sexe pour une relation amicale(et non amoureuse) dans votre aire gographique. Cestun service payant, qui indique par l que si vous payezpour ce service, on vous trouvera un(e) ami(e) de manireefficace. Vous obtiendrez un bon retour sur investisse-

    ment. Et si vous souscrivez notre service, vous dcou-vrirez que dautres candidats galement slectionns pourdes relations amicales veulent srieusement trouver un(e)ami(e) parce queux aussi ont pay pour ce service . Silon considre le fait de trouverun ami sous langle dunretour sur investissement, je me demande si cela modifieles rgles de sentiments pour treun ami. Dans The Out-

    sourced Self, je tente dtudier comment justement nous tablissons une frontire entre march et vie person-nelle, sachant en particulier que les services la personnese spcialisent, samplifient et se rpandent des classesprivilgies aux classes moyennes. partir de quel mo-ment se met-on en tat dalerte dattachement quece soit comme travailleur ou client parce quon se sent

    trop dtach de ce que lon a dfini comme tant notrevie personnelle ?

    MO : Pouvez-vous me parler de votre prochain projet ?

    AH : Dans The Outsourced Self, jai voulu examiner com-ment nous tablissons ou non des frontires entre lesfaons dimaginer notre vie, celle qui est lie au march

    et celle qui est personnelle (familiale/communautaire). Jemintresse prsent un autre type de frontire cellequi existe entre ltat et la vie personnelle. Depuis 25ans, les tats-Unis connaissent un clivage croissant entreconservateurs et progressistes concernant la place et lerle de ltat. Chacun des deux camps possde une cartementale diffrente et applique un systme diffrent pourrguler les sentiments. Traditionnellement, les progres-sistes craignent les attaques de drones et la surveillancede la NSA [Agence de Scurit nationale], tandis que lesconservateurs craignent la surrglementation et les impts

    de ltat. Jessaie donc de sortir de ma propre bulle pro-gressiste pour essayer de mieux comprendre les gens quivivent dans lautre bulle, et ainsi parvenir en savoir plussur la logique affective qui motive leurs opinions et lesntres. Je cherche galement identifier des ponts pourcombler ce foss qui se creuse, dans lespoir que nouspuissions revenir cette place publique et nous accordersur des moyens de faire de notre monde un monde meil-leur. Ainsi, restez lcoute !

    Toute correspondance est adresser Arlie Hochschild et Madalena dOliveira-Martins

    1Les travaux de Amrita Pande sont galement au menu de ce numro deDialogue Global.

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    > Made in IndiaAmrita Pande, Universit du Cap (Afrique du Sud), et Ditte Maria Bjerg, Global StoriesProductions (Danemark)

    >>

    Faire appel la crationthtrale pour une en-qute sociologique peutparatre une ide plutt

    banale nos collgues spcialistesdes arts de la scne, mais elle ne lestpas tant pour nous les sociologues. La

    plupart dentre nous ninterviennenten public que dans des cercles fer-ms ou dans les salles de classe etne donnent libre cours que de manire

    accessoire leur imagination.

    Cest pourquoi jai t ravie quandDitte Maria Bjerg, directrice artistiquede la socit de production GlobalStories (tablie Copenhague), mademand si, en tant que spcialiste

    de la question des mres porteusesen Inde, je serais prte collaboreravec elle sur un projet de reprsenta-tion thtrale interactive sur le sujet.

    Amrita Pande rend hommage aux mres

    porteuses, ces travailleuses cratives

    productrices de broderies aussi bien que

    de bbs qui devraient avoir les mmesdroits que les autres travailleurs.

    Photo de Morten Kjrgaard.

    Notes sur une usine bbs

    Excellente reprsentation. Je nai jamais vu de thtre documen-taire de cette qualit, o une sociologue se fait comdienne pour

    reprsenter sur scne les recherches quelles a menes sur un su-jet dune actualit aussi brlante.

    Simon Andersen, Smagsdommerne, Tlvision nationale danoise.

    Ditte avait son actif des reprsenta-tions inspires des travaux de la so-ciologue amricaine Arlie Hochschildsur le travail motionnel, et cest Arliequi nous a mises en relation. Lidede Ditte tait simple : il sagissait de prparer un travail artistique sur le

    commerce de la gestion pour autrui ,en exploitant les travaux que javaisraliss sur le terrain pour ma thsede doctorat. Mon pass dactrice en

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    Inde se rvlait fort utile au projet et

    je suis passe du statut de rdactricede notes de terrain celui de pda-gogue/comdienne.

    Cest ainsi qua commenc notrevoyage dune discipline lautre deux artistes-chercheuses partiespour explorer un thtre commu-nautaire interactif comme moyen demieux comprendre le phnomne dela gestation pour autrui.

    Ce qui suit se prsente commeune srie de notes sur le terrainralises par une sociologue (Amri-ta) qui essaie dutiliser des moyenscratifs pour rinvestir son travail derecherche, et une artiste (Ditte) quiadopte une double perspective artis-tique et de recherche. Larticle estcentr sur deux moments importantsde la gestation de notre spectacleMade in India : le godh bharai (lit-

    tralement douche du bb , unrituel hindou pour prparer la venuedu bb) organis par les mres por-teuses pour Amrita, et un projet debroderie ralis avec celles-ci. Dunct, ces deux moments nous ontpermis de dialoguer avec les mresporteuses en dehors de leur rle de mres-travailleuses disciplines qui vivent sous la surveillance troitedune quipe de mdecins dans des

    foyers prvus cet effet. Dun autrect, nous avions la possibilit departager ces expriences avec diff-rents publics dans le monde entier

    des gens qui, sans cela, nauraient

    jamais loccasion dentrer en inte-raction avec ces mres porteusesindiennes. Nous abordons ces deuxexpriences comme du thtre com-munautaire bien quil sagisse dedeux communauts distinctes celledes mres porteuses indiennes etcelle des spectateurs auxquels nousnous adressons. Lambition fonda-mentale de ce spectacle interactifMade in India: Notes from a Baby

    Farm [Fabriqu en Inde : Notes surune usine bbs] est de jeter desponts entre ces deux communautsafin quelles puissent sinterroger surla vision quelles ont delles-mmes,celle quelles ont des autres, et cellequelles ont delles-mmes en rela-tion avec les autres.

    > Le rituel du godh bharai

    Ditte : En lisant les notes de ter-

    rain dAmrita, jai vite ralis quepour transformer ces histoires en unspectacle pour la scne qui puissetre ressenti par le public, il me fal-lait aller en Inde avec Amrita et monquipe artistique une scnographeet un photographe-vidaste pourconstituer du contenu visuel suscep-tible dinteragir avec la scne et lepublic et galement pour exploreren quelque sorte le type de relation

    entre Amrita, lexperte-sociologue-enqutrice et les femmes quelleavait interviewes. Je ne savais pasencore exactement comment jallais

    >>

    De retour sur le terrain, les mres porteuses

    organisent un godh bharai(rite de bienve-nue pour le futur bb) pour Amrita Pande.

    Photo de Miriam Nielsen.

    procder, jusquo jour o Amrita ma

    appele pour me dire Ditte je se-rai enceinte pendant notre voyage .

    Amrita : Ditte a dcouvert mon do-maine de recherche au travers ducentre de procration mdicalementassiste et des foyers pour mresporteuses en Inde, o javais ralislessentiel de mes recherches ethno-graphiques pour mon livre Wombs inLabor[Ventres au travail]. Dcider de

    revenir sur les lieux de mon enqutetait angoissant on ne sait jamaissi les personnes interviewes vont

    vous recevoir bras ouverts ou vousreprocher davoir donn une interpr-tation errone de leur vie. Qui plusest, jtais dans mon sixime moisde grossesse, ce qui rendait monretour auprs des mres porteusesdautant plus dlicat. Jignorais quelleserait leur raction face ma gros-sesse et craignais quelles me consi-

    drent comme une chercheuse peurespectueuse. Mes doutes ont tdemble dissips par les anciennesmres porteuses et amies lorsque

    je les ai contactes par tlphoneou par mail. Elles se sont montresimpatientes daccueillir la chercheuse nave (comprenez non marie )dans sa nouvelle condition de femmeenceinte, et Ditte tenait faire demon retour l-bas un point de dpart

    pour notre projet de thtre interactif.

    notre arrive au foyer pour mresporteuses, jai retrouv quelques

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    anciennes amies des femmes quipour la deuxime ou troisime foisportaient lenfant dune autre. Dem-ble, elles ont pris linitiative dorgani-ser en mon honneur un godh bharai( douche du bb hindoue). La sur-

    veillante du foyer organise souvent cerituel pour les mres porteuses dans

    leur septime mois de grossesse.Exceptionnellement, celles-ci ontt autorises ne pas observer lerglement ce jour-l, au lieu de faireleur sieste obligatoire, elles ont pas-s leur aprs-midi mhabiller et mapprter pour loccasion. Jigna, laseule mre porteuse de caste sup-rieure, sest propose pour prsider lerituel, tandis que Puja sest conver-tie en maquilleuse. Aprs six ans de

    recherches sur le terrain, ctait lapremire fois que je voyais les mresporteuses ailleurs que dans leurs dor-toirs, et pares de leurs plus beauxatours, chantant, dansant et riant defaon aussi effrne. Elles taientaux commandes, que cela plaise ounon lquipe artistique. Si une inter-

    vention artistique permettait de rali-ser un tel exploit, jtais assurmentpour ! Alors quelles continuaient chanter, lune des mres porteuses,

    Vaishali, ma fait remarquer en pas-sant que la seule diffrence, cestquau bout du compte, toi tu pourrasgarder le bb .

    > Le projet de broderie

    Amrita : Compte tenu des craintesqui entourent la gestation pour au-trui, il nest pas tonnant quil soitsi difficile dloigner les considra-

    tions dordre moral dans les dbatssur le sujet. Les foyers pour mresporteuses renforcent la vision dys-topique des baby farms [usines bbs]. Mais est-ce que cela a unsens de continuellement voquer lecaractre immoral de ces situationsqui obligent des pauvres femmes faire le commerce de leur ventre ?Ne faudrait-il pas aller plus loin etraliser que ces femmes sont des

    travailleuses, et qu ce titre ellesont les mmes droits que les autrestravailleurs ? Quen pensez-vous ? .Jcris ces lignes pour les specta-teurs europens, en me demandantquelle peut tre leur raction. Com-ment fait-on pour changer notre ap-proche et passer des considrations

    morales la prise en compte desdroits des travailleurs ?

    Ditte : Lune des activits organisespour les rsidentes des foyers pourfemmes porteuses est la broderie.Deux fois par semaine, on leur ap-prend broder des motifs floraux. Cetravail genr est considr commeappropri pour des femmes enceintes il ne fait pas de mal au futur bb,

    ne remet pas en cause la disciplineet ne gne ni le personnel soignantni les clients de passage. Cest alorsque nous est venue lide de dtour-ner cette pratique : Ne pourrait-onpas collaborer avec ces femmes pourraliser des broderies qui seraient uti-lises dans le spectacle, et crer desmotifs sur leur travail de mresporteuses ? Elles seraient payespour ce travail, et les spectateurspourraient se faire une ide plus pr-

    cise sur ces femmes et comprendrequelles sont des travailleuses, ca-pables de fabriquer autre chose quedes bbs. Le projet a t ralis encollaboration avec une clbre artisteet activiste, Mallika Sarabhai, et avecla SEWA (une ONG qui travaille avecles femmes du secteur informel). notre arrive au foyer, 50 femmes en-ceintes nous attendaient dans la sallede tlvision pour couter nos ides

    et voir quelques esquisses de motifspour les broderies. Lorsquelles ontcommenc raliser que les motifsreprsentaient tous des produits lis leur travail de mres porteuses,elles se sont mis rire, puis appor-ter leurs propres ides. nos idesde motifs dinjections, de transfertsdembryon et de dons dovules, sesont ajoutes leurs propres sugges-tions pour illustrer la gestation pour

    autrui des images insistantes da-vions, de tlphones portables et depiments rouges.

    Lorsque se tient la reprsentationde Made in India, les tissus ornsde leurs broderies sont tendus unecorde pour tre prsents aux spec-

    tateurs, juste aprs quAmrita a pro-pos sa conception de la gestationpour autrui comme un travail, et desmres porteuses comme des travail-leuses dotes de droits. Les specta-teurs ont alors la possibilit de tou-cher ces broderies pendant lentracteet de rflchir au fait que chacun deces ouvrages brods reprsente unefemme qui travaille comme mreporteuse en Inde. Dans la dernire

    partie de la reprsentation, les spec-tateurs peuvent se faire une opinionsur ce travail et poser des questionsaux nombreux personnages qui inter-

    viennent dans cette ralisation.

    > Made in Indiaen tourne,2013-2014

    Made in Indiaa eu beaucoup desuccs dans les pays scandinaves. Lespectacle a t inaugur lautomne

    2012 Stockholm. Aprs avoir tour-n dans toute la Sude, en 2013 lespectacle a t prsent dans diff-rentes villes du Danemark. Il existedsormais une version de Made inIndiapour les tournes. Amrita Pandeet Ditte Maria Bjerg veulent prsen-ter leur spectacle des confrenceset des festivals, pour montrer titredexemple comment les artistes et lesuniversitaires peuvent senrichir mu-

    tuellement. La reprsentation duredeux heures, avec notamment unesance de questions-rponses avecAmrita Pande, qui joue diffrents per-sonnages impliqus dans le proces-sus de gestation pour autrui.

    Toute correspondance est adresser Amrita Pande.

    Pour en savoir plus, vous pouvez consulter les infor-mations, critiques et documents visuels surwww.globalstories.net

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    > La sociologie

    au dbut du XXIesicleBruno Cousin, Universit de Lille 1, et Didier Demazire, CNRS et Sciences Po, Paris (France)

    >>

    Le champ de la sociologiefranaise et la professionde sociologue telle quellesexerce en France nont

    gure fait lobjet dtudes sociolo-giques systmatiques, comme celaa t le cas pour dautres disciplines(on pense par exemple aux nombreuxtravaux sur les philosophes, et aux ou-

    vrages de Frdric Lebaron et de Ma-rion Fourcade sur les conomistes).

    dfaut danalyses densemble,nous disposons nanmoins de mo-nographies scientifiques sur les tra-

    jectoires de certaines des figuresperues comme les plus crativesintellectuellement ; mais aussi surdautres comme Georges Friedmannet Georges Gurvitch qui, bien querelativement peu connues aujourdhuipar les lecteurs non francophones,

    nen ont pas moins jou un rle cru-cial dans ltablissement acadmiquede la sociologie en France durant lesannes daprs-guerre, faisant le lienentre les lves dmile Durkheim(Marcel Mauss, Maurice Halbwachs)et les gnrations suivantes. Par ail-leurs, il existe galement de nombreuxouvrages de mmoires, dego-histoireou dauto-analyse de sociologuesfranais parmi les plus influents du

    dernier demi-sicle : Raymond Aron,Georges Balandier, Luc Boltanski,Pierre Bourdieu, Michel Crozier, Fran-ois Dubet, Henri Lefebvre, Henri

    Mendras, Edgar Morin, Pierre Naville,Grard Noiriel et Dominique Schnap-per se sont notamment (de faonplus ou moins extensive) prts lexercice. Ces textes, combins avecdes tmoignages plus informels, lesrflexions ponctuelles de nombreuxcollgues, les histoires officielles desdpartements et des centres de re-cherche, et nos observations directes,permettent desquisser les grandeslignes des principales volutions quela sociologie franaise a connues aucours des dernires dcennies.

    La premire de ces transformationsest laffaiblissement progressif desoppositions antrieures entre colesde pense organises autour dunparadigme thorique fort, dun chefde file et dun centre de recherche(presque toujours parisien) au pro-

    fit dune organisation professionnelledavantage thmatique, tendant favoriser les collaborations entre sp-cialistes dun mme objet. En effet, ilny a plus aujourdhui dquivalent la domination du quadriumvirat Bour-dieu-Touraine-Crozier-Boudon, qui astructur une grande pa