Copyright © 2013 Holly Smale Titre original anglais :Geek Girl: Model Misfit Copyright © 2014 Éditions AdAInc. pour la traduction française Cette publication estpubliée en accord avec HarperCollins Publishers,Londres, Royaume-Uni Tous droits réservés. Aucunepartie de ce livre ne peut être reproduite sous quelqueforme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur,sauf dans le cas d’une critique littéraire.

Éditeur : François Doucet Traduction : Valérie LePlouhinec Révision linguistique : Katherine LacombeCorrection d’épreuves : Nancy Coulombe Montage de lacouverture : Matthieu Fortin Photo de la couverture : ©Getty Images Mise en pages : Sébastien Michaud ISBNpapier 978-2-89752-133-2

ISBN PDF numérique 978-2-89752-134-9

ISBN ePub 978-2-89752-135-6

Première impression : 2014

Dépôt légal : 2014

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Éditions AdA Inc.

1385, boul. Lionel-Boulet Varennes, Québec, Canada,J3X 1P7

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Catalogage avant publication de Bibliothèque etArchives nationales du Québec et Bibliothèque etArchives Canada

Smale, Holly

[Geek Girl. Français]

Geek Girl

(Série Geek Girl ; 1, 2)

Traduction de : Geek Girl.

Sommaire : 1. D’intellectuelle à top-modèle -- 2. Enmarge du podium.

Pour les jeunes de 13 ans et plus.

ISBN 978-2-89752-130-1 (vol. 1)

ISBN 978-2-89752-133-2 (vol. 2)

I. Le Plouhinec, Valérie. II. Smale, Holly. Model misfit.Français. III. Titre. IV. Titre : Geek Girl. Français. V.Titre : D’intellectuelle à top-modèle. VI. Titre : Enmarge du podium.

PZ23.S624Ge 2014 j823’.92 C2014-941745-4

Conversion au format ePub par:

www.laburbain.com

GEEK [gik] n.m. et n.f., fam.1. Personne réfractaire à la mode et peudouée pour les relations sociales.

2. Obsessionnel enthousiaste.

3. Personne passionnée d’informatique(Internet, jeux vidéo…) et de nouveautéstechniques.

4. Individu qui éprouve le besoin dechercher le mot « geek » dans ledictionnaire.

ÉTYM. : de l’anglais dialectal geck, «idiot ».

1

Je m’appelle Harriet Manners, et je suismannequin.

Je sais que je suis mannequin parce que:

1. Nous sommes lundi matin, et je porteun tutu doré, une veste dorée, desballerines dorées et des bouclesd’oreilles dorées. Mon visage estpeint en doré, et un long fil de ferdoré est enroulé autour de ma tête.

Ce n’est pas ainsi que je m’habilled’habitude le lundi.

2. J’ai un garde du corps. Mes bouclesd’oreilles ont tellement de valeur queje ne suis pas autorisée à aller auxtoilettes sans qu’un grand costaudinspecte mes lobes après, au cas oùelles seraient parties dans les tuyauxpar accident.

3. Je n’ai plus la permission de souriredepuis deux heures.

4. Chaque fois que je mords dans unbeignet, histoire de garder un peu deforce, tout le monde a un petit haut-le-cœur, comme si j’avais léché lesol.

5. Un gros appareil photo est braquésur mon visage, et l’homme qui setient derrière n’arrête pas de melancer : « Toi, le mannequin, par ici !» en claquant des doigts dans madirection.

Il y a encore d’autres indices — je fais lamoue, et je change légèrement de posturetoutes les deux ou trois secondes, façonrobot —, mais ceux-là ne sont pasforcément significatifs. Car c’estexactement ce que fait mon père dèsqu’une publicité pour une voiture passe àla télévision.

Enfin bref, la preuve ultime que je suismannequin est la suivante :

6. Je suis devenue une créaturegracieuse, élégante, stylée.

De fait, on peut dire que j’ai beaucoupgrandi depuis la dernière fois que vousm’avez vue.

Je me suis développée. Épanouie.

Pas au sens littéral. J’ai exactement lamême taille et la même absence deformes qu’il y a six mois, et que six moisavant cela. La puberté, de même que lecapitaine de l’équipe de volley dusecondaire, ne se gêne pas pourm’abandonner.

Non, je parle au sens figuré. Je me suisréveillée un jour, et bam ! La mode etmoi ne faisions plus qu’une. Depuis, nous

travaillons ensemble, main dans la main.Tels le crocodile et le petit oiseaudentiste qui entre dans sa gueule pourpicorer les restes de viande coincés entreses dents. Sauf que, bien sûr, cela sepasse de manière nettement plus glamouret moins dégoûtante.

Et là, je vais être complètement franche: cela m’a transformée. La geek n’estplus, elle a cédé la place à une personneclasse. Populaire. Cool.

Harriet Manners a fait peau neuve.

2

Mais passons. Ce qu’il y a deformidable, quand on est en synergietotale avec le monde de la mode, c’estque, du coup, les shootings se passentsans accroc et vont droit au but.

— Bien, le mannequin, me dit Aiden —le photographe —, à quoi pense-t-on ?

(Vous voyez ? « À quoi pense-ton » : lamode et moi, en gros, on partage le mêmecerveau.)

— On pense mystérieux. On penseénigmatique. On pense insondable.

— Et pourquoi est-ce qu’on pense toutça ?

— Parce que c’est ce qui est écrit surla boîte de parfum.

— Exactement. Moi, je pense Garbo etGrable, Hepburn et Hayworth, Bacall etBardot, mais toi, tu n’as qu’à penserpresse people trash et faire exactement lecontraire.

— Compris !

Je change légèrement mes appuis au solet déplace mon pied de manière à tournerla plante vers le haut. Puis je m’inclineavec grâce vers ce pied. Mystérieuse.

J’attrape un pan de ma veste que jesoulève légèrement, telle une aile depapillon, et je penche mon visage.Énigmatique. Enfin, je me redresse,bombe le torse et tends un bras pour meretrouver face au creux de mon coude.Insondable.

— C’est dans la boîte ! lance Aiden enrelevant la tête de son appareil. Yuka Itoavait raison. Tu prends parfois des posesétonnantes, mais ça fonctionne. C’est trèspointu. Très couture.

Qu’est-ce que je vous disais ? La mode: je vais et viens comme je veux entre sesmâchoires, et elle n’essaie même plus deme dévorer.

Le photographe s’accroupit, règle son

objectif, revient à moi.

— Maintenant, tourne ton coude dansl’autre sens. Vers l’appareil.

Nom d’une sucette à roulettes !

— Vous savez quoi ? dis-je sansbouger. Énigmatique, mystérieuse,insondable… c’est redondant. Yuka auraitpu gagner de la place sur la boîte en nechoisissant qu’un mot.

— Bouge ton bras, c’est tout ce que jete demande.

— Hmm, est-ce qu’elle a pensé à «sibyllin » ? Ça vient d’un mot latinsignifiant « relatif aux prophétesses ».Plutôt bien vu pour un parfum, non ?

Aiden se pince l’arête du nez entre lepouce et l’index.

— Bon. Si tu me montrais le dessousde la chaussure ? On devrait essayer decadrer la semelle dans l’image, pour fairecontraste.

Je me racle la gorge, le temps deréfléchir à toute allure.

— Euh… et l’Arabie Saoudite, laChine, la Thaïlande ? Culturellement,c’est considéré comme impoli de montrerses semelles, dans ces pays-là…

La panique commence à m’aveugler.

— On ne va pas prendre le risque de seles mettre à dos, hein ?

J’écarte largement les bras pouresquisser un geste de persuasion. Et là,quelque chose, sur ma manche, attirel’attention d’Aiden.

Oh, non. Non non non.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il se lève pour me rejoindre. Pendantce temps, je tâche de me relever, maismes pieds sont emberlificotés dans le tutugéant. Le photographe attrape brutalementmon bras et décolle un petit papier doréde ma manche, à l’intérieur du coude.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Mmm ?

Je déglutis et fais de mon mieux pour

ouvrir de grands yeux innocents.

Aiden examine le petit papier collant.

— F = M × A ? lit-il lentement.

Après quoi il en retire trois autres de ladoublure.

— V = I × R ? Ek = ½M × V2 ? W = M× G ?

Avant que j’aie eu le temps de faire ungeste, il m’arrache ma chaussure, laretourne et décolle un papier du talon.Puis il en déniche encore un dans lecoude et quatre dans les plis du tutu.

Il les contemple, abasourdi, pendantque je me fais toute petite.

— Harriet, lâche-t-il d’un ton

incrédule. Harriet Manners, est-ce que tuas fait des révisions de maths pendant lamoitié de mon shooting ?

Je secoue négativement la tête etregarde dans le vide, derrière son oreillegauche. Vous vous rappelez le crocodileet l’oiseau ? Je crois bien que l’und’entre nous est sur le point de se fairemanger.

— Non, dis-je d’une voix faible.

Car : a) c’est de la physique, et b) j’enai fait pendant tout le shooting.

3

D’accord, d’accord, il est possible quej’aie très légèrement exagéré.

Ou plutôt : que j’aie beaucoup exagéré.

Je n’ai pas changé. Pour tout dire, jesuis même encore plus geek qu’avant,parce que :

a) La matière grise de mon cerveauétablit encore de nouvellesconnexions chaque jour.

b) Je connais encore plus de choses

qu’avant.

c) J’achève mes examens de find’année, ce qui induit une suractivitéde mes capacités cognitives à courtterme.

Et je ne suis ni gracieuse, ni élégante, nistylée, mais ça, j’imagine que vousl’aviez deviné tout seuls.

— Hall-lu-cinant, marmonne Aiden touten parcourant ses photos pendant que jeme glisse derrière un rideau au fond de lapièce pour enfiler mon uniforme scolaire.

— Navrée, M. Thomas ! je lui lance àtravers le rideau. Sincèrement, je nevoulais pas vous manquer de respect, àvous, ni au croco… euh, à l’industrie de

la mode. Les photos sont bien ?

— Ce n’est pas la question. Tu as uneidée du nombre de filles qui rêvent de cejob ?

Je crois, oui. La dernière fois que j’aitravaillé pour Infinity Models, deuxd’entre elles m’ont enfermée dans unplacard et m’ont fait rater un casting trèsimportant. J’ai dû attendre que la femmede ménage vienne me sortir de là.

— Pardon, mais c’est que j’ai un examà passer aujourd’hui pour le Certificatgénéral1.

Tout en parlant, je m’extirpe du tutugéant et je me cogne douloureusement uncoude contre le mur.

— À 14 h, l’Éducation nationalebritannique va déterminer si j’ai unechance de devenir un jour unephysicienne couverte de récompenses.Mon avenir entier se joue aujourd’hui.

J’enfile mon haut d’uniforme, qui seprend aussitôt dans le fil d’or encoreenroulé autour de mon crâne. Il y a uninstant de silence pendant lequel je sorsbrièvement de ce qui tient lieu devestiaire, le chandail sur les yeux et lesbras s’agitant en l’air comme les oreillesd’un lapin fou.

— Hmm, souffle Aiden sans cesserd’étudier ses clichés. C’est clair que tu esen route pour le Nobel.

— Le certificat de physique exige des

capacités de représentation spatiale, maispas au sens littéral, dis-je, hors d’haleine,tout en me cognant le genou, toujoursaveuglée par mon chandail. Au sensconceptuel seulement. C’estcomplètement différent.

Et c’est heureux, car le fil doré quim’enserre le crâne s’accroche à tout cequi m’entoure dans un rayon de deuxmètres. J’ai pourtant dans mon sac unplan détaillé intitulé « Arriver à l’école àl’heure », et rien dans ce plan ne prévoitque je me batte contre un anneau derideau.

— Pas de panique, Harriet, me dis-je àmoi-même alors que je tourne toujours enrond sans trouver d’issue. Tu as encore 1

heure et 11 minutes pour y arriver entrain. Ou 1 heure et 16 minutes en taxi. Tuas tout ton temps.

— Hum… tu es au courant que lapendule retarde, n’est-ce pas ?

Je cesse abruptement de tournicoter.

Oh mon Dieu. OH MON DIEU. Je lesavais, ce n’est pas pour rien qu’on nousa fait étudier le karma en éducationreligieuse.

Je couine un petit « Non ! » tout en melibérant du fil de fer doré — et tant pis sij’y laisse quelques cheveux, un anneau derideau, un demi-uniforme scolaire, et quej’attrape au passage une égratignure à lajoue.

— Elle retarde de combien ?

— D’une heure, lâche Aiden.

Et comme ça, d’un seul coup, mon planintitulé « Arriver à l’école à l’heure » etmes projets pour ma vie entières’envolent par la fenêtre.

1. N.d.T.: Diplôme d’études secondaires qui se passegénéralement vers l’âge de 16 ans en Angleterre.

4

C’est toujours comme ça ! Incroyable.

Pour une fois que mon père n’est pasdans le fond de la salle pendant unshooting, à essayer de « mettre un peud’ambiance » en volant les membres desmannequins de vitrine pour faire semblantd’avoir trois bras et quatre jambes, c’estle jour où j’aurais vraiment besoin de lui.

Mais aujourd’hui, il passe un entretiend’embauche, et voilà qu’il me reste moins

de 50 minutes pour rallier une destinationqui se trouve à plus d’une heure d’ici.

Comme me le fait gaiement remarquerle chauffeur de taxi lorsque je monte àl’arrière et le supplie de se dépêcher :

— J’peux pas rouler plus vite que lesbagnoles, Boucle d’Or. Vu que j’en faispartie, des bagnoles, voyez qu’est-ce queje veux dire ?

Et je prendrais sans doute ses motspour une sorte de vérité universellepoignante si je n’étais pas occupée à mefaire aussi légère que possible, dansl’espoir que le gain de poids permette àla voiture d’aller plus vite. Et aussi àcorriger sa syntaxe.

Me voilà impuissante. En vertu des loisde la phy-sique — et de l’ironie —, lesfacteurs régissant la rapidité à laquelle jepeux rejoindre la salle d’examen necomprennent pas les actes suivants : a)pleurer, b) hyperventiler, c) répéter « nomd’une sucette » jusqu’à ce que lechauffeur remonte la vitre intérieure etappuie sur le bouton qui l’empêche dem’entendre.

Au point où j’en suis, autant mettre àprofit le temps restant pour vous mettre aucourant de ce qui m’est arrivé depuis sixmois.

En voici un bref résumé :

1. Je suis devenue encore moinspopulaire. Geek + Mannequin =

Nouvelle flambée de graffitis sur vosaffaires.

2. J’essaie de moins pleurer à cepropos. Chacun de nous expulse enmoyenne 121 litres de larmes dans savie, et je ne voudrais pas avoirdépensé mon quota avant la fin demon secondaire.

3. Mon père est toujours au chômage.Annabel est toujours avocate. Ce quivaut la peine d’être noté, car mabelle-mère est présentement enceintede sept mois, alors que papa, pas dutout.

4. Il paraît qu’un humain moyenconsomme 1 tonne de nourriture par

an : le poids d’un éléphant adulte.Annabel fait de son mieux pourgonfler ces statistiques à elle touteseule. Elle est énorme.

5. Ma meilleure amie, Nat, a eu 16 ans,et moi pas encore. Ce qui signifiequ’elle peut désormais, en toutelégalité, jouer au flipper en Géorgie(États-Unis) après 23 h et piloter unavion seule au Royaume-Uni, alorsque moi non.

6. J’ai posé deux fois pour Baylee,passé quelques castings (quand jen’étais pas enfermée dans un placardà balais), et c’est tout.

7. J’ai enfin admis, non sans douleur,

que mes cheveux ne sont pas blondvénitien.

8. Ils sont roux.

Et c’est tout. Le reste est demeuréexactement comme avant.

Mon harceleur personnel, Toby, gravitetoujours autour de moi telle une Lunelégèrement morveuse, et mon ennemiejurée, Alexa, me hait toujours de manièreinexplicable.

Mon agent, Wilbur, invente toujours desmots à tout bout de champ, et la styliste,Yuka Ito, est toujours absolumentterrifiante.

Mon chien, Hugo, aime toujours goûterà tout ce qu’il trouve de gluant ou

visqueux sur le trottoir, et je rangetoujours mes livres de classe dans l’ordrealphabétique, chromatique et thématique.

Parce que c’est ainsi, la vraie vie : lesgens, les situations et les chiens nechangent pas si souvent que ça, mêmequand on élabore des plans très minutieuxpour tâcher de les y forcer.

Et si je pouvais arrêter ici ma liste, jele ferais. Car elle est plutôt chouette,cette liste, non ? Une belle liste bienpositive qui n’attend plus qu’un été entieravec Nat, un sac de classe tout neuf etexempt de graffitis à la rentrée prochaine,et — bientôt, bientôt — la possibilitélégale de piloter un avion si cela mechante.

Mais je ne peux pas l’arrêter ici, car ils’est passé encore une chose. Et, dumoins temporairement, cette chose aéclipsé tous les autres points :

9. L’Homme-Lion m’a quittée.

5

Raisons de ne pas penser à Nick

1. Il m’a dit de ne pas penser à lui.

Ne vous inquiétez pas. Ce n’est pasaussi affreux que ça en a l’air.

Enfin si, à certains égards, c’estabsolument aussi affreux que ça en a l’air.Quatre mois après notre premier baiser,Nick m’a annoncé qu’il valait mieuxqu’on ne se voie plus, après quoi il abrusquement disparu de ma vie. Depuis,

aucune nouvelle. Pas un SMS. Pas uncoup de fil, pas un message sur lerépondeur. Pas un e-mail. Pas un tweet,pas un signe sur Facebook. Pas même unfax (je ne sais pas qui faxe encore de nosjours, mais la possibilité existe encore,non ?).

Mais ça va, ça va très bien. Quand on apassé presque 16 ans de sa vie à lire desromans d’amour, décortiquer des poèmesd’amour, écouter des chansons d’amour etregarder des films d’amour, on sait biencomment ça marche, l’amour.

Nul n’ignore que ce sont les péripétieset les rebondissements qui font ladifférence entre une véritable histoired’amour — digne d’être adaptée sur

grand écran — et les histoires ennuyantesqui n’inspirent pas le moindre livre ni lamoindre chanson.

Le roman Orgueil et Préjugés aurait-ilmarché si Darcy et Lizzie s’étaient sautéau cou dès le premier bal ?

Et Les Hauts de Hurlevent, serait-ceun classique si Cathy avait choisiHeathcliff ?

Est-ce qu’on étudierait encore Roméoet Juliette, je vous le demande, si lestourtereaux étaient sortis ensemblependant quelques années avant de semarier et de s’installer dans la banlieuede Mantoue ?

Vous voyez.

Donc, même si votre histoire d’amourcomporte une rupture suite à laquelle l’undes protagonistes repart vivre enAustralie, il suffit de refuser la fatalité etl’être aimé vous reviendra. Tout le mondele sait, enfin.

D’accord, cela fait plus de deux mois,donc on peut dire que Nick prend sontemps, mais il doit être en route.

Et moi, je n’ai plus qu’à attendre.

Pendant ce temps, je tâche de ne paspenser à lui. Je ne pense pas à sa peaucouleur café, ni à ses grosses bouclesnoires de lion, ni à son odeur verte, ni àses yeux en amande. Je ne pense pas à laligne de son nez, ni à la largeur de sonsourire, ni à sa manière de frotter son

pouce sur mes doigts quand il me tenaitpar la main ou de me donner unepichenette sur le nez quand j’éternuais(pratique antihygiénique au possible,mais qui me plaisait quand même, ce quiest assez dégoûtant et profondémentperturbant, quand on y pense).

Je ne pense pas au fait qu’il me donnel’impression que je suis un ver luisant :l’impression d’avoir des ailes et debriller dans le noir.

Je ne pense pas au fait que j’aimeraisêtre à ses côtés à chaque minute dechaque jour, si c’était possible.

Et jamais au grand jamais je ne penseque cette phase de rupture me désespère,et que j’aurais largement préféré une

histoire ennuyante, où il serait resté et oùtout serait demeuré exactement commeavant.

Même si cela brise toutes les règles dela romance.

Le chauffeur s’éclaircit la gorge.

— Alors, Boucle d’Or, on estamoureuse ?

Il m’envoie un clin d’œil dans lerétroviseur et agite la main dans madirection.

— Ça explique beaucoup de choses.

Je m’aperçois avec étonnement que jeviens de dessiner un cœuranatomiquement correct sur la buée de la

vitre. Je rougis et l’efface. Bravo. Trèssubtil, Harriet.

— Eh non, fais-je avec toute lanonchalance possible. Je… je me préparepour le module de biologie de l’anprochain.

— C’est ça, ouais, lâche-t-il avec unlarge sourire. Vous étiez pressée, non ?Un examen, ou je n’sais quoi ? Allez, yvous reste quatre minutes.

Je bats des paupières, interdite. Lavoiture s’est arrêtée et nous nous trouvonspile devant mon école. Je n’avais mêmepas remarqué que nous ne roulions plus.

— Mais… comment est-cephysiquement possible ? dis-je en

cherchant mon portefeuille dans mon sac.

Le chauffeur hausse les épaules.

— Je m’y connais en magie, moi,déclare-t-il avec simplicité. Comme legros balèze, là, dans Harry Potter.

Je prends un instant pour l’observer.C’est vrai qu’il a l’air… venu d’ailleurs.Surréel. Légèrement trop gâté au niveaude la pilosité corporelle.

— Et j’ai conduit bien au-dessus de lavitesse autorisée, ajoute-t-il d’un tonjoyeux. Ça fera 80 balles, ma jolie. Lamagie, ça n’a pas de prix, de nos jours.Allez, file, plus que trois minutes.

6

Je le jure sur mon Grand Dictionnaireuniversel, jamais de ma vie je ne me suisdéplacée si vite.

Une fois la porte du gymnase franchiein extremis, je suis tellement essouffléeque je fais le même bruit que l’aspirateurquand Annabel nettoie le canapé. Lasueur me dégouline dans le cou, et tout ceque j’ai pour l’éponger, c’est le bord demon haut d’uniforme, qui pendouille surmes épaules en trois pans déchirés, telle

une œuvre d’art moderne. Ou un vêtementque Wilbur porterait.

J’ai à peine fait deux pas dans la salleque la tête bou-clée — voire moussue —de Toby pivote brusquement vers moi. Jene vois qu’une explication : il m’arepérée de dos, grâce à ce qu’il appelleses « Harriantennes ».

— Toby ! le reprend Mlle Johnsond’une voix menaçante.

Il cesse immédiatement de me fairesigne pour m’envoyer des baisers et desclins d’œil. Je le salue d’un coup dementon, me dépêche de rejoindre maplace et pose soigneusement ma petitetrousse en plastique le long du bord droitde mon bureau. Puis je m’assieds et ferme

les yeux.

Plus qu’une minute pour rassemblermes pensées, convoquer le Savoir desautocollants dorés et faire régner le zenautour de moi. Rien que quelquesprécieux instants pour dissiper leshormones du stress, réguler marespiration, cesser de calculer l’heurequ’il est en Australie et me concentrer surla physique.

Minuit. Il est minuit à Sydney en cemoment.

Quelqu’un pouffe de rire.

« Concentre-toi, Harriet. Il existe deuxtypes de particules : négatives etpositives. Les charges identiques se

repoussent. Les charges opposéess’attirent. »

De nouveau, on pouffe quelque part, etun petit gloussement résonne non loin demoi.

« Lorsqu’on frotte ensemble desmatériaux isolants, des électrons sontarrachés d’un atome et transférés à unautre. »

Il y a encore un rire, et soudain j’aivaguement conscience que des regards mevrillent le front.

Pas seulement celui de Toby : celui-là,j’en ai l’habitude.

Prudemment, je rouvre les yeux afin descruter la salle. Cent cinquante-deux de

mes camarades sont présents entre cesmurs, et tous me fixent sans exception.

J’ignore absolument pourquoi. Ils ontdéjà vu de la sueur, quand même ! Et unchandail déchiré aussi. Ainsi qu’unechaussette unique et une joue écorchée.La plupart sont dans cet état à la fin dechaque pause dîner.

Pour une raison inexplicable, Toby setapote la joue. Je cherche alors Nat desyeux, et je l’aperçois au loin : elle essaiede me dire silencieusement quelquechose.

— Sors, articule-t-elle en me désignantdiscrètement la porte. Sors !

J’adore Nat. Elle est ma personne

préférée au monde (juste devant mon pèreet Annabel). Mais il n’est pas questionque je sorte : je viens d’arriver.

— Sors ! continue-t-elle de me diresans bruit, après quoi elle lève les yeuxau ciel et se frappe le front du plat de lamain.

Voilà un geste que je connais bien.

— Tournez-vous tous par ici ! s’écrieMlle Johnson, furieuse.

À ces mots, 302 yeux se détachentsoudain de ma figure.

— Toby Pilgrim, cela vous concerneaussi, braille la prof.

Les deux derniers yeux se tournent versle tableau.

— Il vous reste 30 secondes avant ledébut de l’épreuve.

La seule personne qui ne soit pasconcentrée sur notre examen imminent estAlexa, qui est assise derrière moi, sur lecôté. Elle arbore son air supérieurhabituel et froisse quelque chose entre sesdoigts. Avant que j’aie compris ce quec’est, elle se baisse discrètement et faitrouler une boule de papier jusque sousma chaise.

— Vingt secondes.

Je regarde la boule sans saisir, puissoudain tout m’apparaît clairement :Alexa tente de saboter mon diplôme. Elleveut que je me fasse prendre avec uneantisèche. Une nouvelle étape de son plan

ultime, intitulé « Gâcher la vie d’Harriet».

Oh là là, oh là là. Si je ramasse lepapier et que je me fais prendre, je seraiexpulsée de la salle d’examen. Si je ne laramasse pas et qu’on la trouve ensuitesous ma place, je serai disqualifiée pourtricherie. Que faire ?

— Dix secondes.

Ramasser ? Pas ramasser ?

— Cinq secondes.

Je me baisse vivement pour l’attraper.Si j’arrive à détruire les preuves avant ledébut de l’examen, on ne pourra pas direque je triche. J’aurai juste… jeté desordures de manière responsable.

Mais, telle Pandore, j’ai besoin desavoir ce qu’il y a dans la boîte. J’aibesoin de savoir ce qui devait medétruire. Je dissimule donc la boulettesous mon bureau et la déplie l’air de rien:

GEEK, TA DU DORÉ PLEIN LATRONCHE.

« Oh. » Voilà la première pensée qui mevient.

Oh.

— Retournez vos énoncés, annonceMlle Johnson tandis que je merecroqueville sur ma chaise, le visagedans les mains. Vous pouvez commencer.

7

Je passe donc mon examen en ayant l’aird’une statuette à laquelle des actrices secramponnent une fois par an en pleurant.À en croire un test que j’ai fait surInternet, j’ai un QI de 143. Il est clair queje ne sais pas quoi faire de tous cespoints.

Toby n’en est pas si convaincu.

— Harriet ! me lance-t-il joyeusementlorsque je sors pour attendre Nat devantla salle. C’est un honneur pour moi de te

harceler. Franchement, il n’existepersonne que je préférerais suivre partoutde manière obsessionnelle.

J’ignore comment il a fait, mais il estdevenu encore plus maigre et dégingandéqu’avant : on dirait un fil de fromagefondu tiré d’une pizza. Ses cheveux sontplus moussus que jamais, il a des cernesnoirs sous les yeux, et il déambule lesmains sagement rangées le long du corps,son petit nez frémissant légèrement. Saressemblance avec un suricate est de plusen plus frappante.

Disons les choses ainsi : je nem’étonnerais même pas de le voir filerdans un terrier, effrayé par le passaged’un avion au-dessus de nos têtes.

— Qu’est-ce que tu racontes, Tobz ?

— L’or est la couleurtraditionnellement associée au succès, àla réussite et au triomphe, m’explique-t-ild’une voix débordante d’admiration. Tuas choisi la couleur idéale pour le dernierexamen de l’année. Je me demande bienpourquoi personne n’y avait jamaispensé.

Après un court silence interloqué, cetteréflexion me fait exploser de rire. Il n’y aque Toby pour croire que j’aie puvolontairement me peindre en doré.

« Alors, Boucle d’Or, on est amoureuse? Ça explique beaucoup de choses. »

Je cesse soudain de rire. Oh, mon Dieu,

il n’y a pas que lui : le chauffeur aussi l’acru. Apparemment, j’ai l’air d’une filleassez zinzin pour se colorier la figure àtout bout de champ.

Ce n’est pas du tout l’impression que jem’efforce de produire sur le monde !

Pendant que Toby jacasse avec ardeursur les questions de l’examen et lesoscillations des ondes lumineuses, jedécroche : je n’entends plus que lebourdonnement de ses paroles quimontent, descendent et tournent sans fin.

Chaque fois que j’essaie de merappeler comment c’était, de ne pasl’avoir près de moi, je n’y arrive pas.Avec Toby, c’est une évidence : une foisqu’on le connaît, on ne peut plus le

déconnaître. Ces derniers mois, il s’estmis à passer un peu plus de temps avecnous dans des endroits où Nat et moin’avions pas besoin de faire comme sinous ne le connaissions pas. Et nous…

… eh bien, nous l’avons plus ou moinslaissé faire.

Il n’est pas si pénible que ça, à petitesdoses. Du moins, tant qu’il n’agace pastrop Nat. L’intérêt de mon amie pour lesanecdotes du type « Le saviez-vous ? »est limité, et je suffis déjà à remplir sonquota.

Nous finissons, Toby et moi, par sortir dubâtiment. Le soleil éclatant nous éblouitet nous nous dirigeons, encore à moitiéaveugles, vers une zone ombragée. Le

nom de famille de Nat se trouvant audébut de l’alphabet, elle est toujours ladernière à quitter les salles d’examen, oùelle attend en grattouillant son vernis àongles et en soupirant avec impatience,tel un joli dragon à la crinière soyeuse.

Au moment où nous repérons Alexa, ilest déjà trop tard.

Elle se tient devant le portail de l’écoleavec une bande de filles qui arborenttoutes un uniforme astucieusementmodifié, tel un commando de la mode.Jupes roulées à la taille, hauts rentrés,mèches roses, bretelles de soutien-gorgeapparentes. Déployées de manièremenaçante sur la pelouse, comme sil’école leur appartenait.

Et, comment dire ?

D’une certaine manière, c’est un peu lecas.

8

Et à propos : non.

Si vous pensez qu’une conversationpolie et ferme avec ma tortionnaire il y asix mois a tout arrangé entre nous, c’estque vous ne connaissez pas Alexa. Nimoi. Ni aucune adolescente.

Je veux me persuader qu’Alexa et sescopines ne m’attendent pas, mais unrapide coup d’œil me confirme lecontraire. Elle s’en pourlèche

pratiquement les babines. C’est le légerinconvénient du dernier jour de l’annéescolaire : mes ennemies ne risquent plusrien.

— Hé, Manners ! me lance-t-elle sansambages en faisant un pas dans madirection.

D’instinct, je cherche une autre issue.Mais, à moins d’escalader Toby pourfranchir la grille, je n’en vois aucune. Jebaisse donc la tête et m’efforce dedevenir invisible. Malheureusement, étantdonné que je ne fais pas partie des QuatreFantastiques, ma tentative se solde par unéchec.

— HÉ, HO ! insiste Alexa en mebarrant la route.

Elle jette un bref coup d’œil à Toby.Celui-ci se cure le conduit auditif avantde renifler son doigt.

— Tu t’es éclatée pendant l’exam, lageek ? Je parie que oui. Je parie que tu net’étais pas éclatée comme ça depuis dessiècles.

Je rougis quelque peu. Elle a tout à faitraison : c’était génial. Quand je suisarrivée aux questions sur le cycle de vied’une étoile, j’en ai eu un vertige de joie.

— Peut-être bien, fais-je avec lehaussement d’épaules le plus neutre dumonde.

— Tu connaissais toutes les réponses,hein, espèce de fayote ?

— Oh non, seulement 93 % environ.

Tout le monde ricane — je ne vois paspourquoi : ça équivaut quand même à unbon 19/20 —, et Alexa me foudroie duregard. J’essaie de m’éloigner, mais ellem’arrête une fois de plus.

— T’as entendu parler du méga partyque je donne chez moi ce soir ?

La réponse à cette question estévidemment « oui ». Certains Esquimauxdu Grand Nord se sont réveillés ce matinparfaitement informés qu’il y avait unefête ce soir chez Alexa.

— Non.

— Moi, j’en ai entendu parler,intervient obligeamment Toby. Il y aura du

Jell-O dans des verrines individuelles,pas vrai ? Alexa, c’est une idée de génie.J’ai toujours trouvé les gros bols de Jell-O dégoûtants. Toutes ces cuillèresdifférentes qui trempent là-dedans…C’est bien plus sain d’en manger chacundes tas de petites portions, hein ?

Alexa ne relève pas.

— Il y aura un type qui a fait de la télé.Alors, tu vois, ce sera une soiréetotalement VIP.

Toby hoche la tête tel un grand sage.

— Évite le Jell-O vert. Rien que durouge et du violet, ce sera magnifique,non ? Ma mère m’en fait en forme defusée, avec de la réglisse pour faire les

réacteurs.

Dans des années de cela, des historiensétudieront les archives de notre époque etse demanderont comment Toby a pu latraverser vivant.

— Je suis contente pour toi, Alexa, dis-je.

Ayant enfin réussi à la contourner, jecommence à m’éloigner d’elle.

Mais elle se racle la gorge.

— Bon, alors, Manners… Ça te dit devenir ?

Je m’immobilise, un pied en l’air. Ilparaît qu’après une décapitation, il sepasse cinq ou six secondes pendantlesquelles on peut encore entendre, voir

et cligner des paupières, mais on ne peutplus bouger puisqu’on a été coupé endeux.

C’est un peu ce que je ressens, là.

Lentement, je fais demi-tour.

— Pardon ?

Du coin de l’œil, je vois Nat sortir del’école, marquer une pause, puis foncervers nous.

— Est-ce que tu veux venir à ma fête ?articule Alexa, le visage parfaitementimpassible. Comme on a déjà une star dela télé, tu compléterais le tableau descélébrités. Vu que tu es mannequin.

— Sérieusement ?

— Bah oui… fait-elle — et son sourirenarquois réapparaît. Et puis si on a enviede danser, on pourra t’accrocher auplafond par les pieds et te faire tourner àtoute vitesse. Tu seras parfaite commeboule disco.

Là-dessus, elle désigne mon visage etpique un fou rire. Quelques nanosecondesplus tard, toutes ses copines font de mêmederrière elle.

Le corps humain met une demi-heure àproduire la chaleur nécessaire pour fairebouillir deux litres d’eau. Vu latempérature de mes joues en ce moment,je pourrais sans doute descendre à 11 ou12 minutes maxi.

Pourquoi n’ai-je pas simplement passé

mon chemin sans me retourner ? Qu’est-ce que j’ai, à la fin ? À part une figuredorée et une absence totale d’instinct desurvie, je veux dire.

— Va te faire voir, Jambes-en-Poteaux,tranche Nat, qui est soudain apparue àcôté de moi. Comme si on avait envie d’yaller, à ta soirée de pourris !

— Et comme si moi, je voulais quevous veniez ! Depuis que vous êtespassés chez moi, je racle encore lesmorceaux de ringardise collés sur monpaillasson, persifle Alexa. Tu crois peut-être que je voudrais qu’elle (là, elle medésigne comme si j’étais une rognured’ongle coincée dans la moquette) viennechez moi répandre sa geekitude ? Je ne

veux pas être responsable d’une épidémie!

Elle fait volte-face et ajoute :

— Ce n’est souhaitable pour personne,hein ?

Sur quoi elle se met à tapercérémonieusement dans les mains de sescopines.

Comme si je n’étais pas encore plantéelà, les joues en feu.

Comme si je ne comptais pas.

Comme si je ne pourrais jamaiscompter.

Comme si rien n’avait changé du tout.

9

Je compte lentement jusqu’à 10, puisj’inspire à fond, plonge la main dans mapoche, et j’en sors un morceau de papierchiffonné.

Je donne une tape dans le dos de monennemie jurée et lui tends le papier enquestion.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

T’AS

GEEK, TA DU DORÉ PLEIN LA

TRONCHE.

— La contraction de tu as est t’as,Alexa. Si tu as besoin d’aide enorthographe, n’hésite pas à me demander.

Après un silence étonné, quelques riresréprimés se font entendre, et je medemande si vraiment toutes ces fillesaiment Alexa autant qu’elles leprétendent. Ou si quelques-unes neseraient pas avec elle juste pour lessoirées « VIP » et les mini-verrines deJell-O.

Le rictus d’Alexa s’est enfin envolé.

— Je connais la différence, me crache-t-elle, furibonde. C’est une faute defrappe.

Elle froisse le petit mot —indubitablement écrit à la main — et mele jette violemment à la figure. Plop ! Ilvient heurter mon oreille gauche.

— Et puis qu’est-ce que ça peut mefaire ? ajoute-t-elle. Les cours sontterminés. Dans la vraie vie, personnen’en a rien à faire, de l’orthographe.

— Moi, si.

— Moi aussi, affirme Nat enm’enlaçant par la taille avant de me faireune bise sur la joue.

— Et moi aussi, renchérit Toby. Nesous-estime jamais le pouvoir d’uneapostrophe bien placée !

Nous tournons les talons pour partir, et

soudain Alexa voit rouge, comme si toutesa colère venait d’exploser à retardement: un feu d’artifice de haine.

— Vous n’allez pas partir comme ça,les geeks ! hurle-t-elle en abattant la mainsur un poteau d’identification dustationnement. On n’a pas fini ! Attendezun peu l’année prochaine ! Je vais vous…Je vais vous… Vous… vous… vousêtes…

— Dites donc ! lance Toby. Je croisqu’elle commence à comprendre, Harriet!

— On écoutera le reste de ta phraseavec attention à la rentrée, Alexa, lui crieNat. Ça te laisse le temps de trouverquelque chose de vraiment terrifiant !

Nous échangeons de grands sourires encontinuant de marcher. Les vociférationsd’Alexa s’assourdissent peu à peujusqu’à n’être plus qu’un faiblebourdonnement, comme celui d’un toutpetit moustique.

Je lève la tête.

Le ciel est bleu vif, les arbres ne lecachent plus, et devant nous, il n’y a plusqu’un été qui s’étend à perte de vue.

10

Nous n’attendons même pas d’avoirtourné au coin de la rue pour nous mettreà danser.

C’est ça, la beauté des grandesvacances. C’est comme si la vie n’étaitqu’un immense écran magique, et qu’unefois par an il nous était donné de lesecouer vigoureusement pour toutrecommencer. Lorsque nous retourneronsen classe, l’année passée sera effacée.

Enfin, plus ou moins.

Suffisamment, en tout cas, pour quepersonne ne se souvienne de Toby faisantdu breakdance au milieu de la route, soncartable sur la tête.

— Vous avez vu sa tronche ? s’écrieNat, qui saute en l’air, claque des talonset envoie un coup de poing dans le vide.C’était juste magique !

Je fais un petit bond joyeux, même si enréalité je sais que je vais devoirm’inscrire ailleurs si je ne veux paspasser le reste de mon adolescenceenfermée dans des toilettes choisies parAlexa. (Le coup de l’écran magique n’estpas efficace à ce point, quand même.)

— Nat, tu crois que j’ai fait quelquechose d’horrible à Alexa quand on étaitpetites et que j’ai oublié ?

— Et alors, qu’est-ce qu’on en a à faire? réplique-t-elle à tue-tête en exécutantune série de petites pirouettes et metapant dans la main à chaque tour. Alexa,c’est fini ! Les exams sont terminés ! Tusais ce que ça veut dire, ça ? Adieu laphysique ! Adieu la chimie ! Adieul’histoire ! Adieu les MATHS !

J’ai choisi un cursus spécialisé dans laphysique, la chimie, l’histoire et lesmathématiques, et j’ai bien l’intention deme mettre à travailler ces matières avantla fin de la semaine, mais je tape quandmême dans la main de mon amie.

Nat, qui marche de travers à cause deses pirouettes, sort une calculatrice deson sac et la jette par terre.

— Je ne me servirai plus jamais de toi! crie-t-elle à l’objet. C’est bien compris? Je te quitte ! Nous deux, c’est fini !!!

Toby se baisse pour ramasser lacalculette.

— Tu ne comptais pas faire des étudesde stylisme, Natalie ?

— Mais si, tout à fait.

Elle rejette ses cheveux noirs etbrillants derrière son épaule, le toise etlui décoche un grand sourire.

— Ce sera des vêtements, desvêtements et encore des vêtements pour le

restant de mes jours !

— Alors tu en auras besoin, affirme-t-ilen lui rendant la machine. Pour calculerles longueurs de tissu, les courbes, tamarge de profit, tes prix de revient, tesremboursements d’emprunt, sans parlerde la découpe du tissu et de l’échelle destailles.

Nat se décompose.

— Quoi ? Oh, nom d’un… Je n’avaispas besoin de savoir ça avant des mois !Non mais franchement, Harriet, il fautvraiment qu’il soit avec nous ? On ne peutpas le renvoyer là d’où il vient ?

— Hemel Hampstead, préciseaimablement Toby. Je peux prendre le bus

303.

— On a tout l’été devant nous, dis-je àNat en jubilant, sans écouter Toby.

Je me sens un peu comme NeilArmstrong juste avant son embarquementà bord de la fusée Apollo en 1969 :comme si tout l’espace de l’Universvenait de nous être offert et que nouspouvions en faire ce que nous voulions.

— D’ailleurs, j’ai tout prévu.

Je farfouille dans mon sac jusqu’aumoment où j’en sors un papier, avec ungrand geste plein d’emphase.

— Tadaaa !

Nat me prend la feuille des mains et

fronce les sourcils.

— « Le diagramme de l’été génial deNat et Harriet ? »

— Exact !

J’exécute quelques pas de danse, puislui désigne les bulles de couleur : jaunespour moi, violettes pour Nat, et — grâceà la nature même du spectre coloré — unmalheureux marron caca pour tout lereste.

— J’ai tout prévu dans les moindresdétails afin que tous les plaisirs soientoptimisés à fond, j’explique en pointantfièrement le doigt. Ça commence parl’abbaye de Westminster, où sont enterrésles poètes et écrivains Chaucer, Hardy,

Tennyson et Kipling, puis le cimetière deHighgate pour aller voir George Eliot,Karl Marx et Douglas Adams. Note quela progression entre tous ces écrivainsmorts est chronologique.

J’ai concentré le Diagramme de notreété génial sur Londres parce que dansnotre petite ville, les seules distractionspossibles sont une piste de patin àroulettes et un musée des moulins, et quej’ai beau adorer avoir des roulettes auxpieds et du pain sur ma table, nous avionsdéjà épuisé les plaisirs de ces deuxoptions avant la fin de l’école primaire.

— Le musée Charles-Dickens ? litlentement Nat. Un atelier de souffleur deverre au marché artisanal ? La cérémonie

des clés à la tour de Londres ?

Elle est impressionnée. Je le vois à soncalme et au fait qu’elle évite mon regard.

— Fantastique, non ? On vient dedécouvrir des traces d’une anciennepeinture bleue sur les statues duParthénon qui sont au British Museum :c’est la preuve scientifique que la Grèceantique ressemblait à Disneyland. Onpourra aller voir la nouvelle expo !

Nat hoche la tête deux ou trois fois etse gratte la nuque.

— Hm-mm.

Je me rends soudain compte que jerisque de passer pour une pure égoïste. Jem’empresse alors de rectifier :

— Nat, il y a des tonnes de choses pourtoi aussi, regarde : une exposition derobes de bal au musée Victoria-et-Albert,et il y a un défilé de fin d’année àl’Institut de la mode — je suis sûre queWilbur pourra nous dégoter des billets !

Toby acquiesce d’un air entendu.

— Savez-vous que le musée Victoria-et-Albert recourt tous les étés à un fauconpour chasser les pigeons des jardins ?

— Et ce soir… j’ai pensé qu’onpourrait fêter les vacances avec ça !

J’extirpe de mon sac deux DVD : LeDiable s’habille en Prada et undocumentaire de la BBC sur l’Afrique.

— Et aussi ça !

Je sors du vernis à ongles violet àpaillettes, des sépare-orteils en mousse etun paquet de cartes à jouer Game ofThrones.

— Et… attendez un peu… ça !

Un sachet de pop-corn au caramel sanscalories et un énorme muffin au chocolat.

Puis mon regard se tourne vers Toby.

— Je ne t’ai pas oublié, lui dis-jetendrement.

Et je lui tends une boîte de Lego LeSeigneur des Anneaux.

— Harriet Manners, profère-t-il avecsolennité. Je vais immédiatement melancer dans la réalisation d’une

fantastique vidéo en stop-motion pourYouTube.

— Alors, Nat, qu’en penses-tu ? fais-jed’une voix stridente en sautillant sur lapointe des pieds. Prête à démarrer l’Étéle plus génial de tous les temps™ ? Jel’appelle l’EPLUGETT pour faire court,au fait.

— Hum, marmonne Nat, le regardperdu dans le lointain.

(Il n’y a plus trace chez elle de rire oude pirouette.)

— Toby, tu peux nous laisser uneminute ?

— Des histoires de filles ? souffle-t-ilsagement. Natalie, je sais tout sur les

menstruations. On a étudié la question enbiologie.

— Toby.

— Ah, il ne s’agit pas demenstruations.

Il incline la tête sur le côté.

— Des problèmes de soutien-gorge,peut-être ?

Nat lui lance un regard si férocequ’elle ressemble à une créature de StarTrek.

— Une histoire de chatons ?

À l’instant où elle s’apprête àl’étrangler à mains nues, il court secacher derrière un arbre. Il faut croire

que les vieilles habitudes des harceleurssont coriaces.

— Qu’est-ce qu’il y a ? je demandeavec appréhension. Tu as déjà vu LeDiable s’habille en Prada ?

Les lèvres de Nat tressaillent.

— Évidemment que je l’ai déjà vu. Cen’est pas ça… Je suis désolée, Harriet. Jene l’ai appris qu’avant-hier. Je ne voulaispas te perturber pendant les examens.

À ces mots, mon estomac se transformeen petite boule dure. J’ai l’impression devoir nos excursions au Muséum d’histoirenaturelle et au musée des Guerresimpériales disparaître une à une, commedes petites lumières que l’on éteint.

— Mais que se passe-t-il ?

— Je…

Elle respire à fond.

— Je dois aller en France.

Quelques lumières s’éteignent encore.

— Quoi ? Pour combien de temps ?

— Tout un mois, lâche-t-elle d’un airprofondément malheureux. Je parsdemain.

Et comme ça, d’un seul coup, mon étéentier devient noir.

11

La France ? Qu’est-ce qu’il y a de mieuxen France que sur mon Diagramme del’été génial ? Un programme d’immersionlinguistique dans une famille,apparemment.

Sa mère l’oblige à y aller, en punition,parce qu’elle l’a surprise dans unmagasin de cosmétiques alors que Natétait censée passer son examen defrançais. Nat m’expose la chose à toutevitesse au moment même où sa mère se

gare à côté de nous et fait le gesteuniversel qui signifie : « En voiture toutde suite, jeune fille, et pas de discussion.»

Et déjà mon amie m’adresse tristementun au revoir de la main à travers le pare-brise arrière.

— Harriet, me dit Toby en sortant dederrière son arbre deux minutes plus tard.Tu sais ce que ça signifie ?

— Non, fais-je d’un ton cassant.

Car évidemment que si, je le sais.

« Ne le dis pas, Toby. Je t’en supplie,ne le dis pas. »

Mais, comme toujours, la capacité deToby à déchiffrer les pensées d’après les

inflexions verbales ou les expressionsfaciales, même lorsqu’elles sont pourtantévidentes, demeure inexistante.

— Ça signifie, commence-t-il avec desyeux semblables à des lampes magma,liquides et brillants, ça veut dire que tuvas passer l’été avec moi !

Je vais rester couchée pendant tout lemois qui vient.

Je passerai l’été sous ma couette, etj’apprendrai à broder des hiéroglyphes àla lueur d’une lampe torche. Je dirai àAnnabel et à papa de passer tous mesrepas au mélangeur pour que je puisse lesingurgiter à la paille sans sortir de monlit, comme une perruche de vieille dame.Quand viendra la rentrée, j’aurai pris la

forme du matelas, je serai couverte demoisi toute ratatinée, réduite à une masseencore plus insignifiante et démuscléeque d’habitude.

Comme l’a écrit autrefois le poèteRobert Burns, « les plans les mieux tracésdes souris et des hommes dévient etpenchent de guingois », et on peut dire lamême chose des adolescentes. Mes plansfont plus que pencher de guingois, jedirais qu’ils pendouillent de travers.

— Harriet ? crie Annabel lorsque jeclaque la porte d’entrée de toutes mesforces derrière moi. Si tu essaies decasser tous les carreaux de la maisond’un seul coup, c’est le meilleur moyend’y arriver.

— Hé, ho ! s’indigne mon père.Pourquoi est-ce qu’Harriet se faitcomplimenter quand elle claque lesportes, alors que moi, je me faisenguirlander ? J’exige que l’affaire soitrejugée.

— Elle n’a jamais été jugée, Richard,s’esclaffe Annabel, on ne peut donc pasla rejuger.

— Bon, d’accord, tu as gagné, une foisde plus. Tu as de la chance d’être sur lepoint de pondre un mini-moi, sinon je nete laisserais pas la victoire si facilement.

— Merci, chéri. Ta galanterie, commetoujours, est hautement appréciée.

J’entends un gros bisou joyeux résonner

dans l’escalier.

— Tu sais, lance mon père peu après,c’est vrai que je suis galant. Je suis unpeu le Lancelot des temps modernes.Mais sans le cheval. Pourquoi est-ce queje n’ai pas de cheval, Annabel ?Comment peut-on être un homme, un vrai,sans cheval ?

Eh oui. Si vous vous imaginiez que laperspective d’engendrer une nouvelle viehumaine avait fait un tant soit peu grandirmon père depuis six mois, attendez-vousà une déception.

Il existe une méduse appeléeTurritopsis nutricula qui, d’après lesbiologistes marins, est la seule créatureau monde capable de se rendre

immortelle en retournant à l’adolescencesitôt qu’elle a atteint un trop grand âge. Jen’ai qu’une chose à dire : ces biologistesne connaissent pas mon père.

On verra combien de temps il parvientà survivre, lui. Les méduses n’ont qu’àbien se tenir.

Je balance mon sac dans un coin del’entrée et commence à monter l’escalierd’un pas lourd. Il y a encore six mois, cetescalier était joli, en bois peint en blanc ;il est à présent couvert d’une horriblemais robuste moquette beige, et fermé àchaque extrémité par des barrières desécurité énervantes. Avant, le chat avaitde la place sous la rampe pour sortir latête entre les barreaux et frotter ses

oreilles contre ma figure quand je passaisdevant lui. L’espace entre les barreaux estdésormais bouché.

Il y a aussi des protections recouvertesde peluche dans toutes les prisesélectriques, du rembourrage aux coins destables et encore des barrières de sécuritéà chaque porte, au cas où quelqu’unvoudrait nous mener de pièce en piècecomme un troupeau de bétail.

J’atteins le palier sûr et protégé de toutdanger et je regarde mes parents.

— Mais qu’est-ce que vous fabriquez ?

— Bonsoir, Harriet.

Annabel, vêtue d’un énorme tailleur entissu stretch à fines rayures, est en train

d’épousseter calmement un de mesfossiles avec un chiffon.

— Ma chérie, pourquoi as-tu la figuredorée ? Et qu’est-il arrivé à ton chandail?

Ses yeux descendent un peu plus bas.

— Je sais que je suis bourréed’hormones de grossesse, mais j’auraisjuré que tu avais deux chaussettes auxpieds ce matin.

— Oh, fantasmagourique ! s’écrie papadepuis le bureau. Tu t’es peinte en doré !Pour réussir à un examen ! Ça, c’est ceque j’appelle du génie créatif !

Je crois que mon crâne va exploser.

— Non mais sérieux, qu’est-ce quevous faites ? On ne nettoie pas desfossiles, Annabel ! Tu es en traind’épousseter 230 millions d’annéesd’histoire !

— Je crois que c’est plutôt une couchede peaux mortes et de poussières. Quandles as-tu nettoyés pour la dernière fois,Harriet ?

Je lui arrache le fossile des mains.

— Un Asistoharpes ! Vieux de 395millions d’années ! Tu ne veux pas lefourrer dans la machine à laver pendantque tu y es ?

Ma belle-mère hausse les sourcils sansrien dire puis précise :

— Je pense que s’il a survécu aussilongtemps, il peut supporter un coup dechiffon humide, non ?

Sans l’écouter, je me tourne vers papa,qui est debout sur la chaise du bureau ets’efforce de descendre ma collection delivres sur les Tudors. Chaque fois qu’iltend le bras vers un volume, le siègepivote et il doit se retenir à l’étagère.

— Et toi, qu’est-ce que tu fiches ?

— Il y a des tonnes de bazar à toi ici,Harriet, m’explique-t-il en tâchantd’attraper une biographie d’Anne Boleyn,pivotant encore un petit coup. On a doncmonté de nouvelles étagères dans tachambre. Ici, ce sera celle du bébé.

Je ramasse quelques-uns de mes livressur le lit où ils viennent d’être jetésn’importe comment.

— Cette pièce s’appelle le bureau,papa. Si c’était une chambre de bébé, elles’appellerait autrement !

— Mais tout à fait, Harriet, me répondmon père en riant. On vient de larebaptiser.

Toutes les cellules de mon corpscrépitent, je le sens, comme ces bonbonsen poudre qui pétillent sur la langue.D’abord Alexa, puis Nat, et maintenantceci. Cette journée ne fait même plus uneffort pour tenter de suivre mes plans.

— Il n’y a pas assez de place dans ma

chambre pour toutes mes affaires !

— Jettes-en, suggère Annabel avec unsourire, en passant au fossile suivant. Oualors, on peut en mettre au grenier. Oupeut-être dans le jardin. J’imagine queces cailloux s’y plairaient beaucoup.

Ma gorge se serre.

— Comment ça, en jeter ? On nebalance pas aux ordures des preuves dela théorie de l’évolution, quand même !

Annabel pose tendrement une main surson énorme ventre tendu.

— Harriet, qu’y a-t-il, mon cœur ? Tonexamen s’est mal passé ? Qu’est-ce quine va pas ?

— Moi ? Et vous, qu’est-ce qui vousprend ? Il n’y en a plus que pour le bébé !Vous n’avez que ce mot à la bouche :bébé, bébé, bébé, oh !

— Tu vas nous chanter du Justin Bieber? s’enquiert papa.

Annabel pouffe de rire et plaque unemain coupable sur sa bouche.

Ça y est, je vais craquer.

— Râh, c’est pas vrai ! Je vous hais, jehais cette maison, et JE SUIS BONNEPOUR PASSER LE PIRE ÉTÉ DE MAVIE !

Et, dans un ensemble majestueux, jefonds en larmes, prends dans mes brastous les fossiles que je trouve et file

m’enfermer dans ma chambre.

Tous les carreaux de la maisontremblent dans leur cadre.

12

Raisons de ne pas penser à Nick

1. Il m’a dit de ne pas penser à lui.

2. J’ai bien plus important à faire.

Bon, d’accord. Je ne vous ai peut-êtrepas tout raconté.

Je vous ai raconté ce qu’on peut dire àun professeur, ou à une voisine, ou à lavieille dame qui travaille à la boutique ducoin de la rue et qui pose sans cesse desquestions. Mais j’ai passé sous silence le

plus important. Ce qui compte vraiment.

Je me laisse glisser par terre, le doscontre la porte, et contemple fixement letas de fossiles que j’ai sur les genoux.Voici quelques faits intéressants que j’airécemment découverts à propos du règneanimal :

• Le coucou a dans le dos un petit creuxspécialement conçu pour l’aider àjeter les autres œufs hors du nid dèssa naissance.

• Les mamans pandas ne s’occupent qued’un de leurs oursons et laissentmourir l’autre.

• Les embryons de requins se battentdans le ventre de leur mère, et seul le

vainqueur voit le jour.

Et ne me lancez pas sur ce que fait lahyène tachetée à ses proches. Croyez-moi, vous ne voulez pas le savoir.

Ce que j’essaie de dire, c’est que jesuis incroyablement enthousiaste à l’idéed’avoir un petit frère ou une petite sœur.Bien sûr que ça me plaît. Les bébés, c’estchouette comme tout — dans le genrechauve et braillard —, et une très grandepartie de moi a hâte de rencontrer le petitpour lui acheter de mignons t-shirts avecdes dinosaures, un mini sac à dos et —pourquoi pas ? — des grilles de motscroisés identiques pour qu’on les fasseensemble au déjeuner.

Mais une autre partie de moi a la

trouille.

La littérature, l’histoire et la naturenous rappellent sans cesse que les frèreset sœurs ne rapportent pas que descontrats télévisuels, des enregistrementsde disques et des tenues assorties. Si LeRoi Lear et la dynastie des Tudors nousont appris une seule chose, c’est qu’ilvaut mieux surveiller ses arrières. Surtouts’il s’agit d’un demi-frère ou d’une demi-sœur, comme dans mon cas. Parce quequand les temps sont durs, en principe,quelqu’un finit toujours par être jeté horsdu nid.

Au cours des six derniers mois, le bébéa commencé à tout envahir :

• D’abord, les conversations dudéjeuner se sont réduites à un seulsujet : savez-vous que le cœur dubébé se met à battre au bout de 22jours ? Savez-vous qu’à 17semaines, il a déjà des empreintesdigitales ?

• Puis sont venues les questions idiotes: « Tu crois qu’il détestera leschampignons, comme Annabel, ou lacitronnelle, comme papa ? »

• Puis le bébé s’est mis à exigerqu’Annabel ingurgite des frappés auxolives et de la crème glacée à lavanille recouverte de ketchup, etmême une fois — à ma grandehorreur — un bout de la craie

blanche de mon tableau de maths.

• Les gens qui passaient chez nous sesont mis à aller tout droit voir « LeVentre ».

• Annabel a commencé à avoir l’airfatigué en permanence. Papa, àangoisser et à faire énormément debruit pour donner le change.

• Et la photo de ma mère qui était poséesur la cheminée a mystérieusementmigré jusque dans la chambred’amis, comme si cela pouvait aidertout le monde à oublier ce qu’aenduré la dernière personne qui aitessayé d’avoir un bébé dans cettemaison.

Ou le fait que ce bébé, c’était moi.

Et, petit à petit — barrière de sécuritéaprès barrière de sécurité —, la maison achangé, ma chambre a rapetissé sous mesyeux, et mes parents ont cessé de parlerou de penser à quoi que ce soit d’autre.

Là-dessus, sans crier gare, Nick m’aplaquée.

Si bien que je me suis jetée dans ce quej’avais quelque peu négligé, pour une fois: le travail scolaire. J’ai révisé audéjeuner, au dîner et au souper. Jerévisais dans mon bain, et aux toilettes, etdans le bus, et sous la douche en traçantdes équations sur la buée de la cabine. Jerévisais même pendant les shootings,comme vous le savez déjà. En gros, je me

suis bourré le crâne de faits, de formules,de dates, d’équations, de listes et dediagrammes afin qu’il ne reste de placepour rien d’autre.

Mais à présent, les examens sontterminés et l’école aussi.

Nat part pour la France.

L’Homme-Lion n’est toujours pas là.

Je tiens moins de place dans la vie demes parents que quelqu’un qui n’estmême pas encore né. Tout ce qu’il mereste à faire, c’est bouder dans machambre en regardant mes nouvellesétagères crouler sous les livres et en medemandant comment je vais faire pourcontinuer.

Car la voici, la vérité sur les gens quitracent des plans de manièreobsessionnelle : nous n’essayons pas detout diriger dans nos vies. Non. Nousessayons de barrer le passage à ce quenous ne dirigeons pas.

Mais là, tout a fichu le camp.

13

Enfin bref.

Quand je me réveille le lendemainmatin — en possession de l’oreiller leplus doré du monde —, j’ai un peu plusd’espoir. Le côté positif, c’est que ma viene peut absolument plus empirer.

Hier soir, tous les autres élèves de monniveau s’en allaient faire la fête. Lesfilles sortaient de chez elles l’air de rien,habillées sagement, alors qu’elles

s’apprêtaient à enfiler quelque chose deplus court et de plus décolleté. Tout lemonde échangeait des chuchotementsexcités en se demandant qui embrasseraitqui et qui le regretterait. On riait, onpouffait, et on se préparait à célébrer lafin de l’éducation obligatoire d’unemanière inoubliable.

Pendant ce temps, j’étais assise touteseule par terre dans ma chambre, peinteen doré, en larmes, avec un chandaild’uniforme déchiré autour du cou. Jecrois qu’on peut appeler cela « toucher lefond », même selon mes critèresd’inadaptée sociale.

Mais le matin, tout se présente toujoursmieux, et au réveil je découvre avec un

certain amusement que j’ai laissé unetraînée d’or derrière moi, telle une féegéante à paillettes.

Hugo est patiemment couché à mespieds. Je lui accorde un petit câlin pourlui faire savoir que j’ai retrouvé mastabilité mentale, puis saute de mon litpour attraper mon téléphone et l’allumer.Il sonne si peu, en ce moment, que j’enoublie parfois son existence. C’estpourquoi je suis surprise de l’entendrecarillonner immédiatement.

— Allô ?

— Fesse-de-Rat, comment ça va ?

Je ne sais jamais quoi répondre à desquestions pareilles.

— Bonjour, Wilbur. C’est Harriet.

— Oh, merci, mon grand dauphin bleu,soupire mon agent avec un immensesoulagement. Je commençais à croire quetu nous avais fait une combustionspontanée. Je viens justement de lirel’histoire d’un homme à qui c’est arrivé,Minouchette-à-Moustaches. Il était là, entrain de faire sa vaisselle, et d’un seulcoup, pouf ! Plus que quelques bulles etune assiette cassée.

Je bats des paupières. Parler avecWilbur, parfois, c’est un peu commetomber du haut d’un grand arbre : il n’y aplus qu’à essayer de se rattraper auxbranches.

— Est-ce que tout va bien ?

— Pas énormément, Bébé-Bébé-Panda.J’ai laissé 19 messages sur ton répondeur,mais tu es un vilain petit lampadaire et tun’as pas répondu à un seul pet de lapin.

Nom d’une sucette aux cacahuètes.J’avais complètement oublié le bazar quej’ai mis sur le shooting hier.

— C’est à propos de Yuka ?

Elle va me pendre, me traîner sur le solet m’équarrir comme cela se pratiquait auXVIe siècle. Sauf qu’elle le fera avec desparoles en guise d’épée et que ce serasûrement encore plus douloureux.

— Sans aucun doute, Canichounette. Ilva falloir mettre de l’huile essentielledans les rouages, comme on dit. Où étais-

tu passée ?

Je déglutis, la gorge nouée.

— J-j-j-j-je suis désolée, Wilbur.

— Il est peut-être déjà trop tard, petitOuistiti-Meuh, soupire Wilbur. Il y a desformulaires à remplir, des choses àsigner, des gouvernements à informer.

Ils vont en parler au gouvernement ? Çame paraît un peu excessif, même pourBaylee.

— Pitié, Wilbur. Je ne recommenceraipas.

— Une fois suffit, Quenottes-en-Sucre.C’est généralement le cas.

Je ferme les yeux et m’assieds

lourdement sur mon lit.

Je n’y crois pas. Vraiment, je n’y croispas.

Il n’est même pas encore 8 h du matin,et on dirait bien que je viens d’être virée.

14

Ce n’était qu’une question de temps.

Je suis comme l’âne de la fabled’Ésope, qui revêt une peau de lion et faitillusion jusqu’au moment où le renardl’entend braire. J’ai attendu six mois quel’industrie de la mode se rende compteque je suis nulle et me rejette dans lenéant.

Vite, je mets Wilbur sur haut-parleur,jette le téléphone à l’autre bout de machambre et me remets misérablement au

lit. Puis je m’écrase un oreiller sur levisage.

Vous savez quoi ? Je crois que je vaisvraiment juste rester là. Je suis presquecertaine que personne ne s’en apercevra.Je serai comme Richard III, et dansquelques siècles des archéologuestrouveront mon squelette enterré sous unstationnement, là où les gens du futurgareront leurs vaisseaux spatiaux.

Ou leurs scooters des airs.

Ou leurs transporteurs à lévitationmagnétique.

Ou leurs bulles volantes.

J’en suis à me demander si dans 500ans ils auront enfin trouvé un moyen de

remplacer les roulettes de mes chaussurespar des fusées lorsque quelques-unes desparoles absurdes de Wilbur se remettent àtraverser mon oreiller. « Bougie-Jolie. »« Papattes-de-Lapinou. » « Pif-en-Patate.» « Tokyo. »

Tokyo ?

Je soulève l’oreiller doré pourentendre un peu mieux.

— … tu vas donc avoir beaucoup àfaire avant de partir… et, oh, Petons-Rigolos, ça me rappelle qu’il faut que tuailles acheter de la crème antiboutons,car nous voulons éviter une catastrophedermatologique comme la dernière foisque tu as voyagé, pas vrai, mon petitBébé-Bébé-Licorne ? Mange un peu plus

de légumes avant de partir et…

Proportionnellement à sa taille, lecoléoptère appelé cicindèle estl’organisme le plus rapide de la Terre.S’il avait la taille d’un humain, il pourraitfiler à 772 km/h. Eh bien, je traverse machambre tellement vite que je lelaisserais essoufflé et pantelant derrièremoi, me dis-je.

— Allô ?

Je ramasse le téléphone, le fais tomber,le reprends et appuie sur une touche auhasard.

— Allô ? Allô ? Wilbur ? Allô ? Tu eslà ? Allô ?

— Et où veux-tu que je sois, Bec-de-

Hibou ? C’est mon téléphone, non ?

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— Que l’amour te bénisse, Plum-Pudding. J’oubliais que ta famille avaitdes problèmes d’oreilles bouchées. Je tedisais de manger un peu plus de légumesavant d’atterrir à Tokyo, faute de quoiYuka va encore entrer en rage, et noussavons tous ce que ça veut dire.

Je me sens soudain électrocutée despieds à la tête. Avant d’atterrir à Tokyo ?

— Parce que je ne suis pas virée ?

Wilbur glapit de rire.

— Al contrario, Piccolo-Poissono.Yuka a un engagement tout neuf pour toi

au Japon, et à condition qu’on se bougeun peu, je devrais pouvoir nous trouverdes billets d’avion à temps.

Je fixe le mur en silence.

Je suis obsédée par le Japon depuisl’âge de six ans. C’est le Pays du Soleil-Levant ; des sumos et des sushis ; dukaraoké et des kimonos ; des montagnes etdes mangas. Patrie de Ryuichi Sakamotoet du Studio Ghibli ; d’Hayao Miyazaki etd’Haruki Murakami. La Mecque desgeeks, des freaks et des timbrés. Je rêvedu Japon depuis…

… eh bien, depuis le jour où j’aicompris qu’il existait et attendait mavisite.

Oh mon Dieu : ceci pourrait toutarranger. Ce sera mon Nouveau etinfiniment plus génial plan pour l’été 2(NIPGÉPPÉ2). Je vais pouvoir dessinerun tout nouveau diagramme. C’est parfait.

Et, oui, ce ne sera peut-être qu’unesolution temporaire, mais chacun sait quesi on met assez de solutions temporairesbout à bout, on obtient quelque chose quidure un sacré paquet de temps.

— YESSS ! je m’écrie en soulevantHugo pour lui donner le baiser le plusénorme et le plus doré de sa vie, pileentre les sourcils. Quand est-ce que jepars ? Quel est le plan ?

— Tu décolles samedi, ma Papatte-de-Panda, me dit Wilbur d’une voix quelque

peu étonnée. Et BOUM ! ajoute-t-il aprèsun bref silence. Ta bonne fée a encorefrappé !

15

Bien. Il est temps de mettre en action leNIPGÉPPÉ2.

La première étape, et la plusimportante, lorsqu’on veut convaincre sesparents que l’on est une presque-adulteresponsable et capable d’aller faire unevirée à l’étranger, est très nettement de nepas être peinte en doré. Je saute doncsous la douche et je me récure jusqu’à neplus ressembler au masque mortuaire deToutankhamon.

Ensuite, j’explore ma penderie afin d’ytrouver une tenue qui dise : Je suis unejeune fille pleine d’autorité et totalementfiable, déjà presque une femme. Unetenue qui affirme : On peut m’envoyertrès loin sans aucune conséquencenéfaste.

Dans un éclair d’inspiration poétique,je revêts la pièce la plus coûteuse que jepossède et mets la main sur lesaccessoires assortis. Je passe quelquesminutes sur mon ordinateur portable, puisj’entre dans la cuisine à grandesenjambées pleines d’assurance pouraffronter mes parents.

— Zac ? est en train de dire Annabel touten versant du ketchup dans une boîte de

poires au sirop avant de touiller le toutavec le bout d’un vieux Bic. Pour ungarçon ou pour une fille ?

— L’un ou l’autre. C’est très unisexe.Et en plus, ajoute papa après un silence,c’est le nom d’un macaque du zoo de SanJosé qui peut mettre 22 dunks au basketen 1 minute.

— J’oppose mon veto.

— Et Zeus ?

— Zeus ? Comme le père grec desdieux et des hommes, avec ses éclairs ?

— Comme le plus grand chien dumonde. Un danois. Il a de très beaux yeux.

Annabel éclate de rire.

— Je me fiche de ses yeux, Richard.Veto.

— Archibald, le plus petit bouledoguedu monde ?

Ma belle-mère considère papa aveccalme.

— Je pense qu’il est temps de rendre àHarriet son Livre Guinness des records.

Papa secoue la tête.

— Tu me surprends un peu, là,Annabel. N’as-tu donc aucun respect pourla majesté du monde animal ?

— J’ai beaucoup de respect pour elle,Richard. Simplement, je n’ai pas pourautant envie qu’elle sorte de mon utérus.

— Liz ?

— Tu as intérêt à faire allusion à lareine.

— Bien sûr ! s’indigne papa. À deuxLiz, en fait. Toutes deux farouchesexemples de pouvoir, d’indépendance etde splendeur humaines. La reineÉlisabeth… (Il se tait un instant.) … et, tusais… Liz Hurley.

Je me hâte de franchir la porte avantqu’il ne reste plus qu’un parent àconvaincre. Alors, je m’avance d’un pasimpérial jusqu’au centre de la pièce.

— Père. Annabel.

Je me tourne vers Hugo, qui arappliqué au premier effluve de bacon-

fromage.

— Chien. J’aimerais ouvrir la séanceen m’excusant profusément pour moncomportement d’hier. Ce fut unemanifestation de vivacité déplacée, enraison du saccage inattendu de monDiagramme de l’été génial. J’aurais dûtrouver une manière plus raisonnabled’exprimer mes opinions, si légitimessoient-elles — et Dieu sait qu’elles lesont.

Je marque une pause pour voir si cespoignantes excuses ont atteint leur cible.Tous deux me regardent avec des yeuxronds. Ha ! Je me sens un peu commeAtticus Finch dans Ne tirez pas surl’oiseau moqueur. Je vais triompher de

l’épreuve haut la main.

— Ensuite, dis-je alors en posant monordi sur la table et en appuyant sur unetouche qui déclenche une projection sur lemur, j’ai quelque chose de très importantà vous montrer.

Un grand silence impressionné tombesur la cuisine.

Puis mes parents éclatent d’un rire sitonitruant qu’Hugo recule et se met àaboyer en direction du plafond.

— Fabuleux ! s’étrangle papa. Qu’est-ce qu’elle a sur le dos, cette fois-ci ?

— Je crois que c’est sa robe dedemoiselle d’honneur du mariage deMargaret, souffle Annabel en se

tamponnant les yeux. On voit encorel’endroit où elle s’est assise sur unebougie pendant les discours d’après-dîner.

— Oh, Dieu soit loué. J’ai cru uninstant que ma fille s’était transformée endérouleur de papier-toilette géant.

J’attends patiemment qu’ils cessenttous les deux de ricaner bêtement. Jesaurai me souvenir de cet épisodelorsque l’heure aura sonné de les envoyeren maison de retraite.

— Cette tenue, dis-je en décidant avecnoblesse de m’élever au-dessus de leurniveau, est peut-être une robe dedemoiselle d’honneur, mais si vous faitesmarcher votre imagination, vous

comprendrez qu’elle représente quelquechose de bien plus grand.

J’appuie sur une touche de mon ordi, etl’image d’un bébé cygne s’illumine sur lemur.

— J’étais naguère un vilain petitcanard…

Papa lève la main.

— Au plumage court et brunâtre ?

Je lui tire la langue et rappuie sur latouche : l’image passe de l’oisillon à ungrand beau cygne.

— Mais au cours des six derniers mois,j’ai beaucoup grandi. Je me suistransformée.

Je fais rapidement défiler quelquesphotos de têtards et de grenouilles, dechenilles et de papillons, toutes pêchéessur Google.

— Mais que se passe-t-il à la fin d’unetransformation… est-ce là que l’histoires’achève ?

Je désigne la diapo qui dit :

TRANSFORMATION —> ET APRÈS?

— Oui.

Je me renfrogne.

— C’était une question rhétorique,papa. La réponse implicite est clairement« non ».

— Continue, Harriet, intervientAnnabel, la bouche pleine de poires auketchup. Je suis curieuse de voir où ça vaaboutir.

— La chenille reste-t-elle posée sur lamême feuille une fois devenue papillon ?Non ! Elle prend son envol pour allervoir un peu le monde. Le têtard reste-t-ildans sa mare une fois devenu grenouille ?Non ! Il étend ses pattes, fait un bond ets’en va explorer d’autres eaux.

Je gesticule énergiquement avec monbouquet de fausses fleurs assorti à marobe.

— Cendrillon retourne-t-elle nettoyerl’âtre une fois qu’elle a épousé le prince?

— Probablement, note papa. Les droitsde la femme, ça n’existait pas à l’époque.Elle devait aussi faire la popote, et sansdoute un peu de lessive.

— Nom d’une sucette, papa, arrête derépondre aux questions qui n’appellentpas de réponse.

Je respire à fond et reprends unecontenance.

— Se transformer, c’est aller del’avant. Si un papillon reste sur sa feuilleet qu’une grenouille reste dans sa mare,ils auraient aussi bien fait de resterchenille et têtard. La métamorphose sesera opérée en vain.

— Allez, conclus, Harriet, me presse

doucement Annabel.

J’ai encore sous le coude tout undiaporama sur les libellules, mais je vaispeut-être garder ça pour le rappel. Jeclique sur la dernière image, et le montFuji apparaît sur le mur avec mon visagecopié-collé en vitesse au sommet.

— Donc, en résumé : j’affirme mondroit de me rendre à Tokyo pour poser entant que mannequin. Merci de m’avoirécoutée.

Et sur ces mots, je me laisse tomber surune chaise, savourant mon triomphe.

Excellent. Ça devrait marcher.

Je ne serai peut-être pas physicienne,tout compte fait. Je serai avocate, et mes

présentations aussi convaincantes quepoétiques seront converties en poignantsaimants pour frigo pendant des années.

L’expression de papa me rappelle celled’Hugo quand nous nous faisons livrerdes pizzas.

— Au Japon ? L’agence veut envoyerHarriet au Japon ? Annabel, c’est de làque viennent ces petits arbres quiressemblent à de grands arbres. Je peuxl’accompagner, Annabel ? S’te plaît ?

— Richard. Si tu avais un koalagrandeur nature dans le ventre, aimerais-tu que je reste avec toi ?

Il a l’air horrifié.

— Sans aucun doute.

— Alors partons du principe que jeressens la même chose, veux-tu ?

Elle pivote vers moi et prend une voixplus gentille.

— On ne peut pas t’emmener au Japon,mon cœur. D’abord, je ne passerais pasla porte de l’avion, et ensuite j’ai besoinde ton père ici parce que le travail peutcommencer à tout moment. Tu comprends,n’est-ce pas ?

Je hoche la tête. Bien sûr, je peuxcomprendre.

Mais les yeux d’Annabels’agrandissent.

— Donc, ce que tu nous demandes, enfait, c’est de te laisser partir pour Tokyo

toute seule ? À 15 ans ?

— Yuka y s…

Le regard tranchant d’Annabel mecoupe le sifflet.

Elle n’a pas complètement tort :Cruella d’Enfer ferait uneaccompagnatrice plus rassurante.

Je me racle la gorge et agrippe detoutes mes forces mon bouquet de fleursfactices.

— Comme Cendrillon, je pense quemon tour est venu de cesser de nettoyerl’âtre.

— Harriet, tu ne fais même pas ton lit,observe papa.

— Je parlais symboliquement.

Il est clair que mon père ne saisit pasles subtilités de notre langue.

— S’il te plaît ?

Annabel sourit.

— Viens par ici, me dit-elle avecaffection, et quand je me juche à côtéd’elle sur le canapé, elle me donne unpetit coup d’épaule et embroche unepêche avec son Bic. Écoute, on sait quec’est difficile pour toi en ce moment,Harriet. Ne va pas croire que nous nel’avons pas remarqué.

Je hausse les épaules.

— Mais je suis navrée, tu ne peux pas

partir toute seule à l’autre bout du monde.Tu es peut-être mûre pour ton âge àcertains égards, mais dans un certainnombre de domaines tu es aussibeaucoup, beaucoup plus jeune.

Hein ?

— Ce n’est pas parce que je n’ai pasencore de poitrine que vous pouvezm’empêcher de partir à l’étranger ! C’estde la discrimination !

Elle rit.

— Ce n’est pas du tout de ça que je teparle, Harriet.

Alors, je me tourne vers papa et lui faismes yeux les plus suppliants.

— Dis-lui que je peux y aller, papa, je

t’en prie !

— Désolé, mon cœur, mais pour lapremière fois de ma vie, je suis d’accordavec Annabel.

Il tente un regard complice, mais jel’arrête avec mon expression la plussévère.

— Mais alors, qu’est-ce que je vaisfaire tout l’été ? Rester là à moisir dansmon coin ?

— Je ne sais pas, Harriet, soupireAnnabel. Dessiner. Lire. Peindre. Aller tepromener. Construire des ogivesnucléaires. Emmener ton père au zoo.Tout ce que tu veux, du moment que turestes à moins de 800 kilomètres de la

maison.

À ces mots, je m’emporte.

— Alors ce que tu me dis, c’est que jene peux pas aller au Japon à cause de ça ?

Et je pointe le doigt vers son ventre.

Elle affiche soudain un air de lassitudeextrême.

— Non, Harriet, lâche-t-elle en posantsa boîte de poires. Ce que je te dis, c’estque tu ne peux pas aller au Japon à causede ça.

Et elle pointe le doigt droit sur moi.

16

Il paraît que le plus important, dans cesmoments-là, c’est de conserver toute sagrandeur morale. Réagir avec dignité etmaîtrise de soi ; demeurer noble dans ladéfaite, courageux devant la perte.

C’est pourquoi la déception est grandelorsque je balance mon faux bouquet àtravers la cuisine en hurlant :

— Mais arrêtez de bousiller ma vie, àla fin ! C’est trop injuste ! J’auraispréféré ne jamais NAÎTRE !

Après quoi je me précipite vers laporte, l’ouvre en grand et sors de lamaison comme une furie.

Avant de m’enfuir pour de bon, j’aimeraisbien faire comprendre à quel pointincroyable mes parents se trompent.

J’ai presque 16 ans. Au même âge,Isaac Asimov était à l’université, EddieMurphy faisait le comique sur scène àNew York, Louis Braille avait inventéson alphabet, le champion d’échecsBobby Fischer était grand maîtreinternational et Harry Potter s’apprêtait àsauver le monde de la sorcellerie.

N’allez pas croire que je n’appréciepas d’avoir des gens dans ma vie quiveulent rester auprès de moi à chaque

pas. Mais quand même.

Je parie que les parents d’IsaacAsimov ne lui manquaient pas de respectcomme ça.

Mon plan est donc de me réfugier enfulminant chez Nat et d’y rester a) àjamais, ou b) jusqu’à ce que mon absencerende mes parents malheureux au point deme laisser faire tout ce que je veux, dumoment que je leur reviens un jour.

Par malchance, la volumineuse jupe ensoie de ma robe de demoiselle d’honneurse prend dans un buisson le long de laroute, et le temps de me déprendre je n’aiplus l’énergie de fulminer. Je me sensjuste un peu idiote.

La porte de chez Nat s’ouvre avantmême que j’aie frappé, et une fois deplus, ma cervelle s’embrouille un peu :quand elle n’a pas le visage couvert parun masque de beauté coloré et le corpsenveloppé dans un peignoir, la mère deNat lui ressemble tellement qu’on al’impression d’être face à un accroc dansle continuum espace-temps.

— Harriet, chérie ! me lance-t-elleavec un grand sourire. Quelle jolie robe !

Elle se penche pour m’embrasser.

— Et j’adore le diadème !

— Bonjour, Madame Grey, dis-jepoliment. Je me suis enfuie de chez moi etje vais habiter ici.

— Ah oui, ma belle ? Comme c’estpassionnant, tout ça !

— Est-ce que Nat est là ?

— Elle est en haut, elle fait ses valises.

La mère de Nat renifle un petit coup.

— Et on dirait bien qu’elle compteemporter mon Chanel.

— CE N’EST PAS LE CHANEL,MAMAN, crie Nat de l’intérieur. C’ESTLE PRADA. C’EST DIRE SI TU T’YCONNAIS !

Sa mère se penche dans la caged’escalier.

— Tu es punie, Natalie. Tu n’emportesaucun parfum, que ce soit le tien ou le

mien. Et pas de talons hauts, demaquillage ni de bijoux non plus. Jevérifierai, tu sais !

Nat apparaît sur le palier du haut enune demi-seconde, tel le génie de lalampe.

— Maman ! Je ne peux pas sortir de lamaison sans maquillage. Je ne suis pasune sauvage !

— La prochaine fois que tu seras tentéede sécher un examen par envie d’essayerdes rouges à lèvres, peut-être que turéfléchiras un peu plus.

— Ou peut-être que je vérifieraisimplement que ma mère n’est pas entrain d’essayer des ombres à paupières

dans l’allée d’à côté.

Sa mère éclate de rire.

— Touché, Natalie. Malheureusement,seule l’une d’entre nous est la mère, et cen’est pas toi.

Nat semble furieuse.

— Très bien. Je m’en fiche. Comme tuveux, comme toujours.

Elle me regarde en faisant sa tête quiveut dire : « Non mais tu y crois, à ça ? »Puis, peu après, en faisant sa tête qui veutdire : « Mais qu’est-ce que tu as sur ledos ? »

— Harriet, pourquoi est-ce que tu asl’air tout droit sortie d’une émission surDisney Channel ?

Je relève légèrement mes jupons.

— Manipulation parentale.

— Ça a marché ?

— Eh non. Mais alors, pas du tout.

— Franchement, je me demandepourquoi on fait des efforts.

Nat fusille sa mère du regard, puisrevient à moi.

— Bon bref, monte, Harriet. Je vaisavoir besoin de ton aide.

17

En tout cas, elle a besoin d’aide, voilàqui ne fait aucun doute.

J’ai du mal à ouvrir la porte de sachambre, et quand j’y arrive, je me rendscompte que c’est parce que tous sesvêtements sans exception sont par terre.On dirait notre jardin après le passaged’une taupe, sauf qu’au lieu destaupinières il y a une quinzaine demonticules constitués de chaussures, derobes, de chandails, de sacs, d’écharpes,

de tops à bretelles et de leggings. Unevéritable éruption sur la moquette.

Nat, accroupie au milieu de son lit,brandit une boîte de tampons.

— Amène-toi, me lance-t-elle enindiquant du bout du pied un espacedégagé sur le lit, alors que je rentre leventre pour franchir la porte entrouverte.

J’enjambe prudemment un tas de jupes.

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

D’un air sinistre, elle lève un tampondevant mes yeux.

— Voilà ce que je fabrique.

Elle extrait le coton de l’applicateur etenfile un bâton de rouge à lèvres à la

place.

— Je pense pouvoir en loger cinq parboîte, ainsi que quelques eye-liners ettubes de gloss, du moment qu’ils sontcourts.

Puis elle me montre une mini-bouteilled’après-shampoing.

— Là-dedans, c’est du fond de teint.

Puis un petit tube de crème hydratante.

— Là, du fard à joues crème.

Enfin, elle indique un magazineHarper’s Bazaar ridiculement épais.

— Il faut que tu creuses un trou aumilieu des pages pour que je puisse ycacher mes ombres à paupières et mon

mascara.

Très admirative, je lui prends lemagazine.

— Tu pourrais cacher des sandales àtalon dans une grosse boîte de Kleenex, ettu les recouvrirais de mouchoirs ? Etpeut-être des petits sachets de parfumdans tes protège-dessous ?

Elle me sourit et me tend sa mainouverte.

— Harriet Manners, qu’est-ce que jedeviendrais sans toi ?

Je lui tape dans la main.

— Tu serais un peu moins grande etmoins parfumée, j’imagine.

Puis je m’empare d’une paire deciseaux et j’entreprends de découpersoigneusement quelques pages surlesquelles pose un mannequin magnifiqueaux cheveux blonds et ondulés jusqu’à lataille.

Après plusieurs heures de productivitéindustrieuse, pendant lesquelles jeraconte à mon amie le merveilleuxvoyage au Japon que je ne ferai pas, jeconclus :

— Sérieusement, Nat, qu’est-ce que jevais devenir sans toi ? Toi, au moins, tuseras en France. Alors que moi, je seraicoincée ici toute seule.

— Avec Toby. N’oublie pas Toby.

Comme elle plisse le nez dans madirection, je lui tape sur la tête avec lemagazine. J’ai dit : à petites doses !

— Pour moi, c’est pire, reprend-elle.Je serai dans une ferme ! Une vraie fermeen activité avec des animaux et tout ettout. Comment ça s’appelle, déjà, cetteprison qui est sur une île ?

— Alcatraz ?

— Voilà. J’aurais encore préféré qu’onm’envoie là-bas. Au moins, j’aurais pusauter à l’eau et rejoindre les boutiquesde San Francisco à la nage. Mais tant pis,je garderai la classe dans ma chute.

Elle indique un tube de rouge.

— Même au fond du trou, je resterai

glamour.

— Est-ce que tu vas traire les vaches,faire du beurre, ramasser des œufs ?

Elle frémit.

— Certainement pas. Tu es au courantque les œufs sortent du trou de balle despoules, n’est-ce pas ?

Je ris tout en continuant mesdécoupages.

— C’est faux, Nat. Cela s’appelle uncloaque, et tous les oiseaux, lesamphibiens et les reptiles en ont un. Quisert conjointement à la reproduction et àla digestion.

— Beurk. C’est encore plus dégueu.

Elle se rapproche de moi, sur le lit,l’air profondément malheureux.

— Purée, Harriet, cet été est unecatastrophe intégrale. Je te parie qu’il yaura un mec immonde dans cette ferme,qui aura trois poils de moustache etl’habitude d’entrer par accident dans machambre pendant que je me changerai.

Cela me fait rire.

— Et chaque fois que tu prendras unedouche, il t’attendra devant, et comme ça,quand tu sortiras dans ta serviette, il seralà !

— Ouais, renchérit-elle en rigolant unpeu elle aussi. Et au dîner, il medemandera de lui passer le sel d’une voix

lourde de sous-entendus.

— Et toutes les 10 minutes, il teproposera un massage avec de l’huiled’olive volée dans la cuisine.

— Et je suis sûre qu’il se balade dansla maison en short cycliste en Lycra vertet t-shirt trop court.

En plein fou rire, à présent, nousroulons sur le lit en faisant semblant devomir.

— Je vais devoir fuguer, décide Nat. Jevolerai un cochon et je rejoindrai Parissur son dos.

Mon téléphone émet un signal et je lesors de ma poche.

— Un cochon peut courir à 18 km/h, envitesse de pointe, dis-je en cliquant sur unmessage d’un numéro inconnu. C’est déjàplus rapide que d’y aller à pied.

— Ou bien en tracteur. Je ne sais pasconduire, mais j’imagine que, quand onest à bord d’un tracteur, tout le mondes’écarte devant vous. Est-ce que tu croisqu’il y a des vitesses, comme dans unevoiture…

Nat continue de jacasser, mais je nel’entends plus vraiment.

Le cerveau humain contient 80 %d’eau, et pour la première fois de ma vie,c’est exactement ainsi que je sens le mien: comme s’il barbotait à l’intérieur demon crâne. Mes oreilles s’emplissent du

brouhaha qu’on entend lorsqu’on est aufond d’une piscine.

Car je viens de recevoir ceci :

J’espère que t’as fait un malheurà tes exams. J’adorerais qu’on separle. Je pense à toi. x Nick

18

Raisons de ne pas penser à Nick

1. Il m’a dit de ne pas penser à lui.

2. J’ai bien plus important à faire.

3. Je ne fais que ça toute la journée.

22 janvier (il y a 156 jours)

Une mouette, m’a dit Nick en appuyantsa tête contre la corde de ma balançoireen pneu.

Nous étions tous deux emmitouflés dans

nos gros manteaux et nos écharpes. Jeportais ma chapka rapportée de Russie.Je me suis renversée en arrière pour lecontempler, désignant la légère cicatricequ’il a juste au-dessus du sourcil.

— C’est une mouette qui t’a fait ça ?

— Eh oui. Je l’ai plaquée au sol àmains nues. Alors, une autre est venue àla rescousse, et je l’ai combattue elleaussi. À la fin, il y avait une quinzaine demouettes par terre, vaincues. Après cetexploit, tout le monde m’appelait MouetteDundee.

J’ai plissé les paupières.

— Tu avais quel âge ?

— Quatre ans. J’étais un petit garçon

très costaud.

Cela m’a fait éclater de rire.

— Allez, dis-moi la vérité.

Les coins de sa bouche se sontretroussés.

— J’en reviens pas que tu ne puissespas croire que j’aie combattu 15 mouettesà mains nues alors que j’étais enmaternelle. Tu parles d’une petite amie !

— C’est que je suis une petite amie quis’y connaît à fond en mouettes,malheureusement pour toi. Comme je neconnais rien aux garçons, ça équilibre.

Il en a hurlé de rire.

— Je le savais, que j’aurais mieux fait

de draguer la fille du shooting Dolce &Gabbana !

Puis il m’a poussée sur la balançoirependant que je lui tirais la langue.

— Bon, d’accord. Ce qui s’est passé,en vrai, c’est que j’ai voulu fuir mesparents pendant qu’on ramassait descoquillages sur la plage. Comme j’étaistout petit, je ne suis pas allé bien loin,mais une mouette énorme m’a fait peur, jesuis tombé et je me suis cogné la têtecontre un rocher. Quand je suis revenu àmoi quelques instants plus tard, elle étaitposée sur moi.

— Tu as eu peur ?

— Non. Les héros n’ont pas peur.

Il a réfléchi un peu à la question.

— Mais l’un d’entre nous a fait dansson pantalon, et je crois bien que c’étaitla mouette.

Cela aussi m’a fait rire.

— Je déteste les mouettes. Tu saisqu’elles sont assez intelligentes pour setenir près des ponts afin de profiter de lachaleur de la chaussée, et qu’ellestapotent le sol avec leurs pattes en imitantla pluie pour faire sortir les vers ?

— Ça ne m’étonne pas d’elles,sournoises comme elles sont.

— La tienne, elle était grosse comment?

— Comme un tigre.Proportionnellement à ma taille.

J’ai essayé d’imaginer Nick petit eteffrayé, mais en vain.

— Alors, qu’est-ce qui t’a fait cettecicatrice ? Le rocher ou la mouette ?

— Le rocher. Mais la mouette aussi estpassée tout près de ma figure. Tout près,tout près. Près comme ça.

Il a arrêté la balançoire et approchéson visage tout près du mien. J’ai retenumon souffle. Je pouvais voir lesdifférentes nuances de noir et de brundans ses iris, et ses longs cils noirsentremêlés en dessous. Je voyais le refletde mon bonnet dans ses pupilles. Je

voyais le petit grain de beauté sur sa joueet je sentais cette odeur verte qui —comme j’avais fini par l’établir —résultait de son goût pour le gel doucheau parfum de lime combiné avec la maniede s’asseoir en jean dans l’herbe humide.

— C’est près, en effet, ai-je réussi àarticuler tandis qu’il posait doucement lamain sur ma joue pour en chasserquelques bouloches de mon bonnet.

— Ouaip, a-t-il dit avec un sourire quiremontait d’un côté et semblait s’étirer àl’infini.

Sa main est restée à la place desbouloches.

— Mais pas assez pour me faire mal.

Alors, il s’est penché encore un peu etm’a embrassée.

19

La science affirme que la musique peutlittéralement modifier le rythmecardiaque. Mais elle omet d’ajouter : unSMS aussi.

C’est comme si Nick était soudain dansla pièce avec moi.

J’en laisse tomber le téléphone.

— Harriet ? Qu’est-ce qui se passe ?

Les humains sont censés avoir 70 000pensées par jour ; je vais atteindre ce

quota dans environ 4 secondes et demie.

— C’est Nick, dis-je pour résumer.

— Sérieux ?

Nat ramasse l’appareil pour lire lemessage. Puis elle me le jette dans lesmains, bondit du lit et se met à plier unchandail n’importe comment.

Je respire trop vite et mon cœurcommence à sautiller en zigzag, tel Bambisur un lac gelé. Mon corps entier seremplit soudain d’une sorte debourdonnement triomphant, presquedouloureux. Qu’est-ce que j’avais dit ! Cen’était même pas la peine de se demanders’il changerait d’avis. Ce n’était qu’unequestion de temps.

Mais je dois être honnête : il acarrément pris son temps. Nous nesommes pas Jane Eyre et M. Rochester2,bon sang de bois ! Pourtant, j’aurais pumettre sur pied une école entière depuisla dernière fois qu’il m’a parlé.

Je saute du lit, tourbillonne dans toutela chambre et serre le téléphone contrema poitrine.

— Est-ce que je dois le rappelermaintenant, Nat ? dis-je le souffle court,en m’arrêtant de tourner juste le tempsd’embrasser mon téléphone, puis de leserrer de nouveau contre moi.

— Ou plutôt lui envoyer un SMS ?Qu’est-ce qu’il préfère, à ton avis ? Tucrois qu’il va arriver tout droit

d’Australie ?

J’écarquille soudain les yeux et volejusqu’à la fenêtre.

— Oh, mon Dieu, Nat, et s’il était déjàarrivé ?

J’ouvre la fenêtre avant de me souvenirque je suis chez Nat. Il y a peu de chancesqu’il vienne ici en premier. Il faut que jerentre me préparer, tout de suite. Il fautque je me lave les cheveux. Et que jerange mon matériel de chimie.

Je commence à enfiler mes chaussures,tout en déblatérant à en perdre haleine.

— Combien de temps faut-il quej’attende avant de répondre, à ton avis,pour avoir l’air cool ? Cinq minutes ?

Dix minutes ? Une heure ?

Je suis tellement sur les nerfs que jen’arrive pas à nouer mes lacets.

— Ou bien je ferais peut-être mieux del’appeler tout de suite ? Je ne voudraispas qu’il se méprenne.

Je relis son message. La réponse àtoutes ces questions doit être là, quelquepart, entre ces lignes. C’est peut-être uncode. Ou un haïku. Une allégorie ? Bonsang de bonsoir, cela fait cinq bonnesannées que j’étudie la littérature. Je suiscapable d’analyser l’imagerie présentedans Macbeth et le symbolisme deHamlet. Je devrais quand même pouvoircomprendre un SMS !

— Tu sais quoi ? Je pense que je vaisle rappeler tout de suite. Je ne peux plusattendre.

Mon téléphone disparaît soudain.

— N’importe quoi, me lance Nat d’unton sec.

Et la voilà, debout sur son lit, qui agiteviolemment mon cellulaire en l’aircomme s’il s’agissait d’une sorte degrenade rectangulaire.

— Tu devras me tuer d’abord.

Je regarde fixement ma meilleure amie.Je remarque seulement maintenant que sesjoues sont rose vif et qu’elle a les mainsqui tremblent. Et je remarque seulementmaintenant aussi qu’elle vient de déplier

et replier cinq fois le même chandail.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu ne vas pas contacter Nick,m’annonce-t-elle d’une voix forte. Je suisprête à manger ce téléphone s’il le faut.Et le chargeur avec.

Je ne suis même pas certaine que cesoit physiquement possible.

— Hein ? Mais pourquoi ?

— Parce qu’il va falloir que tu teréveilles, Harriet.

Je bats des paupières et baisse le nezpour me regarder moi-même.

— Je suis à peu près sûre d’êtreéveillée, Nat.

— On ne nage pas en pleine histoired’amour romantique, là. C’est juste ungarçon qui s’est servi de toi. Un garçonqui t’a fait oublier tout ce qui comptaitpour toi avant que tu le rencontres. Tu asavalé tellement de bouquins que tu ne faisplus la différence entre fiction et réalité.

Je tressaille. Ce n’est pas parce quej’emploie de temps en temps desexpressions comme « je suis follementéprise » pour rigoler que je me crois dansun roman de Jane Austen. Du moins, pastout le temps.

Je m’insurge.

— Mais si, je fais la différence ! Jesais très bien distinguer ce qui est réel dece qui ne l’est pas.

Pour commencer, je serais plus jolie,dans un roman.

— Rends-moi mon téléphone tout desuite !

Je me précipite sur elle, telle une orquevisant une otarie particulièrementappétissante.

— Harriet, souffle Nat en s’écartant.Ça fait deux mois que Nick ne t’a pasdonné de nouvelles. Il t’a larguée àquelques semaines des examens les plusimportants de ta vie et il s’est enfui. Cen’est pas ce que fait un gars qui tient à toi.Crois-moi. Je suis meilleure que toi pourcomprendre les garçons.

J’encaisse le coup, et je ressens un

petit pincement au cœur.

— Tu connais peut-être les gars engénéral, répliqué-je sur un ton de défi,mais tu ne connais pas Nick. Il tient àmoi, je le sais.

Je bondis une fois de plus sur elle, etrate mon coup.

— Faux ! dit Nat, qui recule jusqu’à seretrouver dos au mur et me tient àdistance avec son pied. C’est un abruti, etje ne le laisserai pas te séduire à nouveauavec ses pommettes pointues, ses hanchespointues et ses cheveux pointus débiles.Pas question !

La fureur flambe soudain en moi. Mameilleure amie se comporte comme une

sorte de marionnettiste folle et ivre depouvoir. Elle traite mon Homme-Liond’abruti. Et elle vient de me rappeler sesjolies hanches.

Et par-dessus tout, je suis furieusequ’une toute petite partie de moi lasoupçonne de ne pas avoir tort.

— Natalie ! Nat ! Rends-moi montéléphone TOUT DE SUITE !

— Ne m’oblige pas à faire ça, me crie-t-elle, les joues de plus en plus roses.Pour une fois dans ta vie, écoute-moi,Harriet !

— Rends-moi-mon-téléphone !

Et là, avec un haut-le-cœur, jecomprends ce qu’elle est sur le point de

faire.

Si elle efface le SMS, je n’aurai plus lemoyen de contacter Nick. J’ai suppriméson numéro pour ne pas être tentée del’appeler après son départ. Il dédaigneles réseaux sociaux. Et j’ai oublié sonadresse courriel.

Il renoncera à moi.

Et si Nat me fait ça, je ne donne pascher de nos 10 ans d’amitié. Plusimportant, je ne donne pas cher de sa viemême. Il y a de bonnes chances pour quej’étripe ma meilleure amie sur place.

En ce moment, elle a un point rouge aumilieu de chaque joue.

— C’est pour toi que je le fais,

annonce-t-elle en tapant sur l’écran. Je tejure que c’est vrai.

— Non !

Je m’en prends à ses jambes dans uneffort désespéré pour lui arracher letéléphone. Elle se débat pendant que jereste cramponnée à ses pieds, et bientôtelle n’a plus qu’une chaussette tandis quema robe de demoiselle d’honneur sedéchire. Lorsque je parviens enfin àrécupérer mon téléphone, nous sommespantelantes, égratignées et rouge vif.

Mais il est trop tard.

Le message a disparu.

Et ma dernière chance avec Nick aussi.

Il vaut mieux que vous ne sachiez pas ceque je dis après. Contentez-vous desavoir que j’exprime sans aucuneambiguïté mes sentiments à propos de lasituation. Je suis très claire à tous égards.Je mets le point final en souhaitant à Natde ne pas être dévorée par des pouletsfrançais, d’une manière qui suggère trèsfortement le contraire, et je sors commeune tornade.

— Harriet ? me crie Nat par la fenêtrelorsque je m’engage dans la rue, suiviepar les lambeaux de ma robe en soie. Jesuis désolée ! Je me suis emportée ! J’aieu tort de faire ça !

— En effet ! je lui lance sans meretourner. Tu as eu tort !

Et je continue d’avancer, d’un pasfurieux. Comment a-t-elle pu me faire ça? Pour qui se prend-elle, nom d’unesucette en mimolette ?

2. N.d.T.: Le roman Jane Eyre de Charlotte Brontëraconte un amour longtemps impossible entre la jeuneorpheline Jane et M. Rochester, qui l’aime mais ne peutl’épouser, car il est marié à une femme devenue folle.L’histoire se finira bien pour eux, mais entre-temps, Janeest séparée de lui pendant des années et devientinstitutrice.

20

Pendant les deux journées qui suivent, jerefuse purement et simplement de quitterma chambre.

Aucun intérêt. L’alternative consisteraità regarder mes parents sortir tous meslivres impeccablement classés du bureaupour les empiler devant ma porte dans unordre pas même vaguement alphabétique.

Lorsque le vendredi après-midi arrive,j’en ai tellement ras le bol d’entendrepapa s’exclamer : « Encore un recueil de

citations ? Vraiment ? » que je décided’aller faire une longue promenade pourme calmer les nerfs. Mon ex-meilleureamie doit déjà être en France, en train dese faire pourchasser par monsieurCycliste-en-Lycra-vert.

Très bien. Ça lui fera les pieds.

J’espère qu’il n’utilisera même pas del’huile d’olive vierge première pression àfroid, mais de l’huile de friture bassequalité.

Malheureusement, mes efforts pourréduire mon stress sont gâchés dans lesdeux minutes par une petite silhouette àtête moussue qui se faufile d’arbre enarbre devant moi. Je suis obligée deregarder ailleurs pour ne pas le vexer.

— Toby, je te vois, finis-je par dire entournant le dos à la rue.

Il s’aplatit derrière un lampadaireconsidérablement plus fin que lui.

— Tu es sûre ?

— Tout à fait sûre, oui.

— Oh, non, lâche-t-il tristement. Monéquipement maison de harceleur n’est pasau point, alors.

Il désigne son t-shirt gris et sonpantalon gris. Sur lesquels on peutdistinguer de fines hachures noires.

Je l’observe un instant, puis je cède.

— Tu es camouflé en quoi, au juste ?

— En trottoir.

Il s’allonge par terre et se tient toutdroit sans bouger.

— Tu vois ? Ça ne marche que dans unenvironnement urbain, évidemment. Çan’irait pas à la campagne.

J’éclate de rire avant de l’enjamberavec précaution.

— Harriet, dit-il en se levant pour mecourir après. Ça va, Natalie et toi ? Jen’ai pas pu m’empêcher d’entendre lesbribes d’une dispute très bruyante, l’autrejour, quand j’attendais que tu sortes dechez elle, assis dans le rhododendron.

Il faut se rendre à l’évidence : Toby n’apas évolué autant que je le croyais.

— J’ai un poste de meilleur ami qui

s’est libéré de manière inattendue, je luiréponds d’une voix tendue. Tu veux leprendre ?

— Si je veux ? s’écrie-t-il en sautillantsur place. Évidemment, que je veux !Sans l’ombre d’un doute !

— Super, dis-je d’un ton tranchant.Nous sommes désormais officiellementMeilleurs Amis. On peut aller se fairefaire des badges, par exemple.

Il bondit jusqu’à moi, muet de bonheur,puis soupire tristement.

— Je crains de ne pas pouvoir prendrele job, Harriet. Natalie et toi, vous êtesdes âmes sœurs, à ceci près que vous nevous embrassez pas. Ce serait mal

d’essayer de vous séparer.

J’émets une sorte de reniflementambigu. D’ordinaire, les âmes sœurs sontcontentes l’une pour l’autre lorsqu’un exqui est aussi top-modèle leur envoie unSMS.

— En tout cas, je ne vais plus à Tokyo,donc on sera tous les deux ici cet été.

— En fait, peut-être pas, m’annonce-t-il avec solennité.

Je pense déjà à mon Diagramme del’été génial abandonné. Je pourrai peut-être le recycler, tout compte fait. Il fautjuste que je trouve un feutre de la bonnecouleur pour barrer Nat et remplacer sonnom par Toby.

— Hmmm ?

— Je crois que tu as déjà de la visite.

Mon estomac exécute un petit sautpérilleux arrière et tous les poils de moncorps se hérissent. Nick ?

Je lève les yeux. Une New Beetle roseMalabar est garée devant ma maison. Mespoils se raplatissent aussitôt. Oh non. Nonnon. Non non non, tout mais pas ça… Jefais demi-tour et file dans la directionopposée.

— Harriet ? m’appelle une voix. Viensfaire un gros câlin à ta personne âgéepréférée.

Eh oui. Elle est là, à la porte, couvertede grelots et de paillettes, comme une

sorte de sapin de Noël estival : ma grand-mère.

Je voudrais juste qu’une chose soitparfaitement claire.

Il existe des tas et des tas de personnesâgées que je préfère à celle-ci. Mongrand-père, par exemple. Celui de Nat.La grand-mère de Nat. Mon ancien profde piano, M. Henry. La très, très vieilledame qui travaille chez le marchand dejournaux et qui me donne des bonbonsgratis sans que je le lui demande.

Ce n’est pas que je n’aime pas magrand-mère. Simplement, je ne la connaispas très bien.

Pas du tout, en fait.

— Chérie ! me lance-t-elle alors que jem’approche à pas de fourmi, un peucomme on s’approcherait d’unhippopotame enragé. Tu es encore plusrousse qu’avant !

Elle me soulève dans ses bras, et tousles grelots de ses poignets font drelindrelin comme si elle était un renne dupère Noël géant.

— De loin, on dirait que ta tête a prisfeu !

Je pense qu’une marguerite brodée varester à jamais imprimée en creux surmon front.

— C’est blond vénitien, dis-je le pluspoliment possible à son sein gauche.

Elle sent le bois et la betterave.

— Quelle chance tu as ! s’esclaffe-t-elle en se reculant.

Elle crache sur sa longue manche desorcière, et, avant que j’aie pum’échapper, me frotte durement le nezavec.

— Oups ! Non, ce sont des taches derousseur, comme celles de Richard.Adorable ! Depuis combien de temps est-ce que je ne t’ai pas vue ? Cinq mois ?Six ?

— Trois ans et demi, je réponds tout enregardant derrière elle mes parents quisortent enfin.

Annabel est en train de manger, inutile

de le préciser. Cette fois, on dirait bienque c’est une tranche napolitaine tartinéesur du pain grillé.

— Ouh là là ! lance ma grand-mère,rayonnante. J’ai repris une échoppe denoix de coco en Inde pour un après-midi,et en moins de deux je me suis retrouvéeà la tête d’un restau pour routardsflorissant. C’est souverain contre ladiarrhée galopante, l’eau de coco.

Toby se précipite vers nous, la maintendue.

— Je me présente : Toby Pilgrim,harceleur personnel d’Harriet. Enchanté,Madame la grand-mère Manners.

— Appelle-moi Bunty ! fait-elle en lui

serrant vigoureusement la main.

— Et sur cette note d’enthousiasme,enchaîne-t-il en s’essuyant le nez avecson doigt, permettez-moi de prendrecongé. J’ai une nouvelle assiette avec unvisage dans le fond, et maman a préparédes spaghettis : j’ai hâte de rentrer tantqu’ils sont encore assez chauds etmalléables pour former une chevelureréaliste.

Tout en nous saluant de la main, il sedépêche de partir. Nous faisons toussemblant de ne pas le voir s’accroupiraussitôt derrière la haie.

— Je ne savais pas que tu venais, dis-je à ma grand-mère. On ne me dit doncplus rien, à moi ?

— Bah, si une personne doitt’accompagner à l’étranger, autant que cesoit quelqu’un qui y passe déjà le plusclair de son temps, pas vrai ?

Je la regarde, elle, puis mes parents,puis elle de nouveau. Quoi ?

— À ce qu’on dit, Tokyo est the placeto be cet été, ajoute-t-elle joyeusement.On devrait aller voir ça, tu ne crois pas ?

Soudain, je me fiche totalement den’avoir croisé ma grand-mère nomadequ’une poignée de fois dans ma vie. Jeme fiche que ses cheveux soient plus oumoins rose layette, et je me fiche qu’unesorte de brindille soit plantée dedans ence moment même. Je me fiche même du

fait que, lors de notre dernière rencontre,elle m’ait parlé pendant trois quartsd’heure des avantages qu’il y avait às’essuyer le derrière avec la main plutôtqu’avec du papier-toilette, « pourpréserver les forêts tropicales ».

— Oh, mon Dieu, je t’adore ! m’écrié-je en me pendant à son cou. Merci !Merci merci merci !

— Ah ! Voilà l’accueil que j’attendais !

Puis je me jette dans les bras de monpère, et ensuite — un peu plusprudemment, pour ne pas écrabouillermon frère ou ma sœur — dans ceuxd’Annabel.

— Merci ! Merci merci ! Vous me

sauvez mon été ! Vous le sauvezcomplètement !

Papa est hilare.

— Comment veux-tu qu’on résiste àune présentation PowerPoint d’une tellequalité, Harriet ? Nous ne sommes pasdes monstres, quand même !

Il se cache la bouche avec une main etdésigne Annabel en faisant semblant dechuchoter :

— Elle, c’est un monstre. Mais pas moi!

— Monte faire tes valises pour demain,Harriet, me dit calmement Annabel sansl’écouter. J’imagine que ta grand-mèrevoudra t’aider à concevoir un Diagramme

à bulles de l’été génial tout neuf.

— Qu’est-ce que c’est, un diagramme àbulles ? s’enquiert mon aïeule. Ça marcheavec de la lessive ?

Seigneur. Il va falloir que je commenceà la former immédiatement.

— On a des tas de choses à préparer !je lui crie en montant l’escalier quatre àquatre. Des itinéraires ! Des emplois dutemps ! Des listes ! Des listes et des listeset des listes et…

— Regarde, Harriet, un écureuil !s’exclame-t-elle dans mon dos enindiquant le jardin.

— Assure-toi qu’elle prend tout cequ’il lui faut, lui lance Annabel.

— Ma fille chérie, réplique Bunty,c’est toute la beauté des voyages àl’étranger : on n’a besoin que de soi-même.

— Et d’un passeport, maman, lâcheAnnabel d’un ton las. Et de billets. Etd’un visa. Et de vêtements propres etd’une bonne quantité de sous-vêtementsde rechange.

Ah, oui.

Si vous avez cru voir une ressemblancefamiliale marquée entre mon indomptablegrand-mère et mon indomptable père,vous vous trompiez.

Bunty n’est pas la mère de papa.

Mais celle d’Annabel.

21

Mon été entier vient de changer du toutau tout.

Et en plus, alors que je commence àfourrer dans une valise tout ce que je doisemporter d’important — bloc-notes,dictionnaires, stylos, etc. —, je merappelle que j’avais noté l’adressecourriel de Nick sur un bout de papierque j’ai laissé dans un vieil exemplairede Anne… la maison aux pignons verts3

il y a des mois de cela. Ha ! Je suis bien

plus maligne et organisée que Nat veutbien le croire.

Comme si j’allais renoncer sifacilement à Nick !

Tout en me félicitant moi-même, jeréfléchis soigneusement, puis rédige lecourriel suivant sur mon téléphone :

Cher Nick,J’ai bien eu ton message. Moi

aussi, j’ai très envie qu’on separle. Je pense beaucoup à toi !Je pars poser au Japon quelquessemaines, mais j’emporte montéléphone. Écris-moi, à moinsque tu m’appelles directement ?Ou bien demande à Wilbur, il te

donnera ma nouvelle adresse.TU ME MANQUES À MORT Harriet XXXX

Je contemple mon œuvre avec bonheur —là, au moins, il ne peut y avoir aucunmalentendu — et j’appuie surENVOYER. Voilà, il ne va plus tarder àme retrouver, et alors je vivrai l’été leplus beau et le plus romantique du monde!

Je passe ensuite une vingtaine deminutes à sauter partout dans ma chambrecomme si je chevauchais une énormesauterelle de l’espace (mais invisible) :je scanne mes documents de voyage, lesimprime et les range par ordre

alphabétique. Je dresse la liste de toutesles listes que je vais devoir faire. Je faisasseoir Bunty sur mon lit pour lui lire desextraits fascinants d’un site Web devoyage : « Le saviez-vous ? Le mot“karaoké” signifie “orchestre vide” ! »Ou encore : « Tu te rends compte ? Dansle Japon ancien, les femmes senoircissaient les dents pour se fairebelles ! »

Pendant ce temps, ma grand-mère s’estassise sur le rebord de la fenêtre et faitdes commentaires du genre : « Oooh ! Teslunettes projettent un arc-en-ciel sur lemur, Harriet ! Tu ne trouves pas qu’ondirait de la magie ? »

Je suis si ridiculement heureuse que je

n’éprouve même pas le besoin de luiexpliquer la différence entre « magie » et« réfraction ». Je rebondis hystériquementdans tous les coins, jusqu’au moment oùje me souviens que j’ai laissé mon ordien bas. J’en aurai sûrement besoin, pourpouvoir chercher des infossupplémentaires in situ.

Déployant une dextérité physiqueinsoupçonnée, je dévale l’escalier pouraller le prendre.

— Annabel ? fais-je d’une voixgazouillante. Papa ? Est-ce que j’ai bienlaissé mon ordi dans la…

Mais là, je me tais subitement, car ilssont tous deux assis à la table de lacuisine, têtes jointes, en train de parler à

voix basse.

Et je n’entends qu’un mot : « Harriet ».3. N.d.T.: Roman canadien dont l’héroïne, rousse etcomplexée, n’est pas sans points communs avecHarriet.

22

Voilà le hic : mes parents ne parlentjamais à voix basse. Surtout ensemble.

Alors, bien sûr, chacun sait qu’écouterles conversations des autres n’apportejamais rien de bon. En général, on entendune chose qu’on n’aurait pas dû entendre,voire on finit poignardé comme Poloniusdans Hamlet. La chose la plusraisonnable à faire est donc de lesinterrompre sur-le-champ ou de partiravant que leur discussion aille plus loin.

C’est pourquoi je ne peux pas vousexpliquer ce qui me pousse plutôt à mecacher derrière le mur du salon sans fairede bruit.

— Je suis à bout de forces, voilà tout,Richard, continue Annabel. J’ail’impression de patauger en permanencedans un fleuve de caramel mou.

— Mais non, la rassure papa. À voirl’état des placards, je suis sûr que çaaussi, tu l’as mangé.

Puis j’entends le petit smouitch d’unbaiser déposé sur un front.

— Sérieusement, reprend Annabel, jene me doutais pas un instant que ce seraitsi dur, la reproduction. Je donnerais cher

pour être un reptile ou une poule, en cemoment.

Papa se marre.

— Tu n’es pas seule dans cette galère,Anna.

Un froufroutement, comme si on frottaitune épaule.

— Je reste là, je ne bouge pas. Jem’attache à toi, telle une mitaine à… àl’autre mitaine.

— Merci, chéri.

— À travers les manches du manteaude la vie. Avec le cordon de l’amour.

Cette fois, c’est Annabel qui rit.

— OK, je pense qu’on a fait le tour de

la métaphore de la mitaine.

Un bruit de long baiser baveux, aupoint que mon visage fait tout seul unegrimace de type « beuêrkkk ». À en croireles statistiques, ainsi que lesconversations que j’ai surprises enattendant la fin des réunions parents-professeurs, les autres ont tous desparents qui « restent ensemble pour lesenfants ». Cela me gêne un peu, vu que lesmiens sont ensemble pour des raisons qui,de toute évidence, n’ont absolument rien àvoir avec moi. Ils pourraient au moinsfaire semblant de ne pas être si amoureux.

Je suis sur le point d’interrompre leurtête-à-tête lorsque papa dit soudain : —Mais tout ça ne répond pas à la question.

Et Harriet ?

Je cesse de respirer d’un seul coup.Annabel soupire.

— Je ne sais pas, Rich. Franchement,je ne sais pas. Après ce qui s’est passéaujourd’hui…

J’entends ma belle-mère tambourinersur la table du bout de son stylo à bille.

— Elle peut être si difficile parfois, tusais ? Je ne suis pas sûre de pouvoir faireface. C’est mon premier bébé, et tu saisbien que je l’adore, mais…

Mon corps entier s’engourdit. Mais ?Mais ?

Il ne devrait pas y avoir de « mais ».

Je passe la tête dans la pièce juste àtemps pour voir Annabel se prendre latête à deux mains et papa l’embrasser surle sommet du crâne.

— Je pense simplement que ce seraitmieux pour tout le monde qu’elle ne soitpas là.

23

Le cerveau humain contient 200milliards de cellules nerveuses. Le cortexcérébral à lui seul contient 125 trillionsde synapses, ce qui équivaut grosso modoà la quantité d’étoiles contenues dans 1500 galaxies semblables à la Voie lactée.Et en ce moment, toutes explosent enmême temps dans ma tête.

Ce n’est pas pour mon bien qu’ilsm’envoient au loin. C’est pour le leur !Brusquement, toutes les pensées que je

tâchais de chasser de ma tête depuis sixmois reviennent en torrent, un peu commel’air qui s’engouffre dans un aspirateur.Ce qui arrive maintenant, c’estexactement ce qui me terrifiait. C’est cequi montait peu à peu, au point dedoucher mon enthousiasme pour le bébé.Que la maman panda fasse son choix, etqu’elle ne me choisisse pas, moi.

Et ce n’est que le début, pas vrai ?

Il me prendra ma chambre.

Il me prendra mon lit et mon chien.

Il me prendra le rayon de soleil quipasse par la fenêtre là où je m’installepour lire.

Il me prendra le fond du placard, où je

garde mon vieux train électrique, et lalame de parquet sous laquelle je cachemes poèmes, et l’étagère où je range mesdictionnaires.

Il me prendra mon crochet dans la sallede bain, mon créneau horaire sous ladouche et les traits au crayon sur lechambranle de la porte qui ont mispresque 16 ans à arriver si haut.

Il me prendra mon père, qui le lanceraen l’air à la piscine, lui ébouriffera lescheveux et fera l’idiot avec lui.

Il me prendra entièrement Annabel.

Et, petit à petit, je serai repoussée deplus en plus loin. Jusqu’à me retrouvertoute seule.

Je m’appuie au mur du couloir et jerespire à fond par la bouche. Puis, ensilence, avec prudence, j’ouvre la boîterangée dans ma tête, celle que je n’ai pastouchée depuis six mois.

Soigneusement, un par un, je commenceà mettre des gens dedans. J’y metsAnnabel et papa. J’y mets le bébé. J’ymets Nat. Enfin, je rabaisse le couvercleet je m’assieds dessus.

« Ce serait mieux pour tout le mondequ’elle ne soit pas là. »

Si c’est ce qu’ils pensent, alors j’iraiailleurs. Dans un endroit meilleur. Unendroit plus excitant. Je verrai le vastemonde, et je ferai cela par moi-même.Car c’est l’essence même de la

transformation : on ne peut pas l’arrêter.Une fois qu’il a des pattes, le têtard sautede sa mare. Une fois parée de ses ailes, lachenille prend son envol.

Et une fois métamorphosé, on nerevient pas en arrière.

Même si on le voudrait.

24

CONTRAT DE RESPONSABILITÉ

ENTRE : Annabel Manners et BuntyBrown, à propos des conditions de gardede la dénommée Harriet Manners, avecl’accord de Richard Manners, témoin etpère.

Il est convenu et arrêté ce qui suit :

• Bunty Brown se comportera en adulteresponsable et mature,indépendamment de sa convictionque « l’âge n’est qu’un nombre sans

importance ».

• Bunty Brown tiendra compte du faitqu’Harriet Manners est mineure etl’accompagnera À TOUT MOMENT.Elle ne disparaîtra pas sous prétextequ’elle a vu quelque chose qui brille,un objet rare, ou « parce qu’[elle] en[a] envie, chérie ».

• Bunty Brown n’évoquera pas enprésence d’Harriet Manners leschoses qu’elle a ou n’a pas faitesdans les années 1960.

• Ni dans les années 1970.

• Ni dans les années 1980.

• Bunty Brown ne tentera pas deconvertir Harriet Manners aux

disciplines suivantes : druidisme,paganisme, zoroastrisme, baha’i,culte du prince Philip, scientologie,bouddhisme, taoïsme, sikhisme,islam, hindouisme, confucianisme,chrétienté, shinto, judaïsme, wiccaou tout autre système de croyancesdont Bunty Brown est adepte sur lemoment.

• Bunty Brown n’apposera depiercings, henné, teintures variées,fleurs, plumes ou paillettes à aucunepartie du corps d’Harriet Manners.

• Bunty Brown veillera à tout momentsur Harriet Manners.

Signé par :

Annabel Manners

Bunty Brown

Spiderman Brad Pitt Richard Manners

25

Les 17 heures qui suivent peuvent êtrerésumées ainsi : j’évite mes parents. Etc’est tout.

Une fois qu’Annabel et papa m’ont faitau revoir de la main avec l’expression laplus heureuse que j’aie jamais vue chezdes adultes, j’ai tellement hâte d’êtrepartie que je ne suis même pas déçuequ’un rendez-vous à la clinique lesempêche de m’accompagner à l’aéroport.Même si nous savons tous que par «

clinique » ils entendent « Harriet s’en va» et que par « rendez-vous » ils entendent« fête d’enfer ». Et que par « faire un peude rangement » ils entendent « gonfler desballons et transformer sa chambre encinéma maison improvisé ».

Je leur promets de les appeler dès monarrivée et je me concentre sur le fait de :

a) réviser pendant tout le trajet envoiture ;

b) éviter de me cogner dans le capteurde rêves de Bunty, qui pendjoyeusement au rétroviseur.

Le temps de rejoindre l’aéroport, j’airéussi à me changer complètement lesidées en apprenant une bonne dizaine ou

quinzaine de mots japonais et enétablissant un itinéraire détaillé. Lestemples où je veux allumer de l’encens,les théâtres où je veux me rendre, lesplats que je veux déguster, le musée desParasites que je veux prendre en photopour le montrer à Toby.

Si bien que, lorsque ma grand-mère etmoi entrons dans la salle d’embarquementet qu’un cri strident résonne derrièrenous, je ne me retourne même pas. C’estvous dire si j’ai oublié ce que je suiscensée faire ici.

— Youhou, mes petits Monster-Munch !crie une voix.

Un homme en salopette léopard etbottes en caoutchouc roses nous fonce

dessus avec enthousiasme.

— Ça fait des minutes et des minutesque je vous attends, et comme jem’ennuyais de manière spectaculaire, jesuis allé à la zone hors taxe. Reniflez-moi! Fermez les yeux : je suis le savonparfumé que vous n’aviez pas commandéau père Noël !

Il fait un tour sur lui-même en avançantet reculant la tête comme un pigeon, puistend la main à ma grand-mère.

— Enchanté, ajoute-t-il en françaisavec une profonde révérence. C’est unmot que les Français nous ont volé, lesvilains petits coquinous.

Je ne m’habituerai jamais à Wilbur.

— Euh, en fait, non, dis-je. « Enchanté» et « enchanted » viennent tous deux duverbe latin incantare, qui signifie « jeterun sort ». Bonjour, Wilbur. Tu viens avecnous ?

Je n’arrive pas à savoir si je suis ravieou non. J’adore Wilbur, mais associéavec ma grand-mère ?

— Wilbur, se présente-t-il en mepoussant pour lui faire un baise-main.Bur, pas iam. Je suis l’agent de cettepetite poupoule-ouistiti.

Il me désigne, au cas où quelqu’un meconfondrait avec une autre poupoule-ouistiti présente dans les parages.

— Bunty, annonce ma grand-mère en

souriant, totalement imperturbable.

Il s’extasie sur sa robe rose à fleursbordée de dentelle, son châle beige àfranges et son gilet décoré de petitsmiroirs.

— J’a-doooore. Comment appelons-nous ça ?

— Berger népalais à paillettes dansantle disco près de la rivière au clair de lune? propose-t-elle, les yeux brillants.

— Oh, nom d’un dauphin des bois !s’écrie Wilbur à tue-tête. Voilà qui estsuperlativement fantabuleux ! Je pourraivous emprunter le gilet, un jour ?

— Prenez-le maintenant, si vousvoulez, répond-elle en l’enlevant pour le

lui tendre. J’en ai des dizaines !

— Oh, vous ! couine-t-il en enfilant levêtement par-dessus sa salopette avant depirouetter sur lui-même. Si vous étiezliquide, je vous verserais sur un cornet decrème glacée et je vous saupoudrerais devermicelles multicolores avant de vousdévorer ! Vous seriez un enfer pour maligne et bourrée de calories, mais je m’enficherais complètement.

Vous voyez ce que je veux dire ?

— Wilbur, tu viens avec nous ? jerépète poliment tandis que ma grand-mèresourit toujours, aux anges, et se dirigevers des porte-clés en peluche dans uneboutique proche.

— Non, mon petit Loukoum. Je ne suislà que pour te préparer.

Je me rembrunis.

— Wilbur…

Comment dire ça gentiment ?

— Jamais, jamais, dans toute macarrière de mannequin, tu ne m’aspréparée à quoi que ce soit. Jamais.

Je marque une pause.

— Je veux dire… jamais.

Il ouvre des yeux ronds comme dessoucoupes.

— Je suis outré, dit-il, la main sur lecœur. Non, blessé. Non… trouve-moi unautre mot pour dire que j’ai de la peine,

mon petit Cabas-à-Moi.

— Offensé ? Vexé ? Chagriné ?

— Precisely. Comment peux-tu direque je n’ai pas toujours été professionnelà 100 % ?

— Lors de mon dernier shooting, tum’as envoyée chez ton dentiste.

— Leurs cartes de visite seressemblaient beaucoup, et j’avais cruvoir Sting passer dans la rue, ça m’aembrouillé.

Il s’efforce de prendre un air indigné,puis sourit.

— D’accord. Je suis nul comme agent.Mais cette fois, c’est énorme, Prune-au-

Sucre. Je veux dire : hénaurme, à laCalvin Klein. Je veux dire : hénaurmehénaurme. Yuka a rompu avec Bayleepour créer sa propre marque. C’estmassif, Prune-aux-Pêches, et je dois êtrecertain qu’on est bien sur la mêmelongueur d’onde.

Soudain, j’ai un peu mal au cœur.N’oublions pas que la dernière fois quej’ai tenté de poser, je me suis retrouvéepeinte en doré et emberlificotée dans unetringle à rideau.

— Elle va lancer sa nouvelle marqueavec moi ?

Wilbur a un petit rire en cascade.

— Oh, Lapinou, tu me fais vraiment

crever de rire. Tu imagines ?

J’attends patiemment qu’il cesse d’êtresi insultant.

— Non : les principales…

Il fait semblant de tousser.

— … les plus grandes filles sontexpédiées aujourd’hui par avion enChine, Corée du Sud, à Hong Kong,Macao…

— … en Mongolie et à Taïwan ?

Son rire s’arrête d’un coup.

— Comment sais-tu ça ?

— Ce sont les sept pays de l’Asie duSud-Est, avec le Japon, si l’on ne comptepas la Corée du Nord.

Le visage de Wilbur a pris une teinteétrange de moutarde pâle.

— J’ai deviné, c’est tout. Est-ce que çava ?

Il souffle fortement.

— Tout cela est top secret, Meuh-Meuh. Il faut que la campagne soitterminée avant que Yuka informe Bayleede son départ. Si j’arrive à tout organiser…

Il se penche légèrement en avant etm’agrippe les deux épaules.

— … Canichounette, c’est peut-êtremon ticket de sortie !

— Yuka ne te laisse pas sortir de

l’aéroport ?

Un nouveau rire en cascade.

— Sortir du métier d’agent, ma petiteNoix-de-Muscade. Elle me donnera enfinun poste dans sa nouvelle boîte.

Je me demande pourquoi cela m’étonnetellement. D’après ce que j’ai pu voir, lesadultes n’aiment presque jamais leurtravail.

— Ça me plaît d’être agent, mais monincompétence est stupéfiante, Muffin-au-Sucre. Enfin, bref, je n’ai pas obtenu undiplôme de mode pour rester assisderrière un bureau à parler à de joliesfemmes. Si je voulais faire ça, j’aurais unemploi dans un bureau normal.

Wilbur tire sur les pans du gilet.

— C’est notre grande chance, Bunny.La tienne, et la mienne.

— Un silence.

— Surtout la mienne, car soyonshonnêtes : je suis un adulte doté d’unevraie carrière, et j’imagine que ta vie demannequin adolescent est déjà presqueterminée.

Depuis 24 heures, j’ai pensé àbeaucoup de choses. Au fait que le Japon,c’est très loin (11 000 kilomètres), à monincapacité à manger avec des baguettes(grande), au risque que je périsse dans uncrash aérien (1 chance sur 10,46millions). J’ai pensé au nombre de

gadgets Hello Kitty que je vais acheterpour Nat (0 : elle déteste) et au nombrede distributeurs de boissons et autresdenrées par personne au Japon (23).

Mais il ne m’était pas encore venu àl’esprit que je devrais travailler, là-bas.Que je serais importante pour beaucoupde gens. Ou que je serais complètementpaumée. Une fois de plus.

— OK, fais-je nerveusement. Je vaisdonner le maximum.

Wilbur soupire.

— Ça, je le sais bien, Bébé-Bébé-Panda, me dit-il en me pinçant la joue.C’est justement ce qui m’inquiète.

26

Au moment où nous passons sous lesportiques de sécurité, je suis une vraieboule de nerfs. Je me sens comme unrequin : j’ai l’impression que si jem’arrête de bouger, je mourrai.

Ou si je m’arrête de parler, pour êtrefranche. Ce qui évoque tout de suitemoins un requin, mais s’avère aussiefficace pour donner aux gens envie deme fuir le plus vite possible.

— Je pars pour le Japon, dis-je à

l’homme qui se tient à côté des chariotsélectriques. Je pars pour le Japon, dis-jeà la vendeuse de la boutique de produitsde beauté. Je pars pour le Japon, dis-je auserveur qui me tend un sandwich à lacafétéria.

— Je pars pour ma pause dîner, meréplique-t-il, entrant tout de suite dansl’ambiance.

Tout est subitement fascinant. Lesuniformes des hôtesses. Les petits painstellement ronds que ça fait presque peur.Les petites trousses avec des socquetteset une brosse à dents gratuite. Le fait quel’on puisse déplier les côtés des appuis-tête. Même la brochure avec lesconsignes de sécurité est… devinez quoi

? Fascinante.

Je me dis que je suis peut-être un peusurstimulée.

— Tu n’as jamais pris l’avion, ou quoi? s’esclaffe Bunty lorsque je cesse dedésigner les lieux intéressants que noussurvolons pour ouvrir et refermer encontinu le porte-verre fixé sur le siège dedevant.

— Si, mais jamais sans… je déglutis.

Jamais sans mes parents ou Nat.

— … jamais si loin. Savais-tu que lerisque de s’écraser est inférieur à0,00001 % ? Ça veut dire qu’on a plus dechances d’être tué par un âne ou deconcevoir naturellement des quadruplés

identiques.

Bunty étale une couverture sur sesgenoux.

— Ah oui, vraiment ?

— Mmm.

En contrebas, les lumières de Londrescommencent à s’entremêler pour neformer qu’une vaste mare fluorescente etscintillante.

— Ils testent les pare-brise des avionsen tirant dessus des poulets à 800 km/h,pour être sûrs qu’ils résisteront s’ilscroisent des oiseaux. Une fois, un poulet atraversé le pare-brise et cassé en deux lesiège du pilote. Ils se sont rendu compte,après, que l’oiseau catapulté était un

poulet congelé.

Bunty a un petit rire.

— Tu me rappelles tellement Annabelau même âge, chérie. Fascinée par lespetites choses.

Je regarde immédiatement par le hublotpour lui cacher mon expression.

— En réalité, tout le monde aime lesanecdotes. Il paraît que chaque mois, 3millions de personnes tapent dans Googleles mots « faits intéressants ».

Bunty me fixe un instant, puis relève lenez et ferme les yeux.

— C’est drôle. C’est exactement cequ’elle aurait dit aussi.

Avant que j’aie pu répondre, ma grand-mère dort à poings fermés.

J’ai bien l’intention de rester éveilléependant les 14 heures qui viennent. J’aiun sac « spécial avion » conçu pourm’occuper : cartes géographiques àétudier, grilles de mots croisés,questionnaires sur les drapeaux d’Asie(on ne sait jamais quand un étranger vavous tester sur ce genre de choses).

Mais je suis tellement surexcitée parles petites barquettes de beurre duplateau-repas que cela m’épuise, et jesombre avant même que nous ayonssurvolé la France.

Et en un clin d’œil… me voilà auJapon.

27

Endroits où je veux aller

Le Japon

La Birmanie Le Myanmar

La Russie

Je voulais venir ici depuis si longtempsque quand je sors la liste de mon sac, jevois encore l’endroit où j’ai eu du mal àrelier le o et le n, et je retrouve encoredes paillettes bleues dans les plis dupapier, qui datent de l’époque où Nat en

mettait partout, pendant un trimestre, àl’école primaire.

Et j’y suis enfin.

Quelques minutes après l’atterrissage,j’ai l’impression d’avoir des yeux toutneufs, des oreilles toutes neuves, un neztout neuf, une langue toute neuve, unepeau toute neuve. Les gens parlent unelangue que je ne comprends pas, font desgestes que je n’ai jamais vus etconsomment des aliments que je nereconnais pas. Il y a des pancartes que jene peux pas lire, des odeurs que je n’aijamais senties, et un brouhaha tout à faitdifférent de celui de l’Angleterre. Mêmeles couleurs sont différentes : tout estnimbé d’une lueur dorée, au lieu de la

lumière gris argent des étés anglais.J’aurais aussi bien pu atterrir sur la Lune.

Sauf qu’il n’y a pas de différence degravité. Sinon je traverserais l’aéroporten flottant et j’aurais du mal à tirer mavalise.

— C’est génial, non ? s’exclame Buntyalors que je me tiens, médusée, au milieud’une toute petite boutique.

Elle agite deux ou trois friandises dansdes paquets rose vif décorés de pieuvresen colère.

— Goûte-moi ça. Ça va t’exploser lacervelle.

Je viens de voir un sandwich garni defraises à la chantilly, une boisson appelée

« Sueur » et un calmar entier emballésous vide. Ma cervelle a déjà explosé.

Un peu hébétée, je prends l’alimentqu’elle me tend — on dirait un Curlygéant au poisson —, puis j’observe ungroupe de collégiennes de mon âge oupresque, blotties ensemble dans un coin.Elles sont toutes habillées exactementpareil : mêmes jupes de la mêmelongueur, mêmes chaussettes, mêmeschemisiers, mêmes chaussures, mêmessacs à dos. Elles ne portent pas demaquillage, et arborent deux coupes decheveux au choix : noirs avec une frangeet une queue-de-cheval, ou noirs, coupéscourt et retenus derrière les oreilles. Pasd’astuces pour personnaliser l’ensemble :ni concessions à la mode, ni jupes roulées

à la taille, ni talons, ni gloss porté endouce. C’est perturbant, ce qui est idiot,puisque cela illustre précisément ladéfinition du mot « uniforme ».

Toutes étudient des cartes et regardentautour d’elles avec de grands yeux, ce quime porte à croire qu’elles ne sont pas deTokyo. Puis elles me voient, et leurs yeuxs’agrandissent encore. Quelques-unes semettent à couiner kawaaaïïïï, en gloussantde rire. Du coup, je me prends les piedsdans ma valise, tombe, et suis accueilliepar des rires encore plus forts et quelquesexclamations : chhhoooo kawaïïï, né ?

Je n’ai aucune idée de ce qu’ellesdisent, bien sûr, mais ça n’a pas l’airméchant.

Je rougis légèrement et leur fais unsigne timide de la main. Elles rougissentet commencent timidement à faire demême. Puis je remarque que l’une d’entreelles a un petit porte-clés en forme dedinosaure qui pend de son sac. Une autrea un petit Winnie l’ourson, et unetroisième, un petit canard en peluche.

Oh mon Dieu : ma place serait-elle ici? J’ai passé une vie entière à lutter pourm’intégrer, et tout cela pour découvrirque les autres filles maniaques et timidesportant des socquettes et pas demaquillage, et ayant un penchant pour lesporte-clés fantaisie, vivent toutes àl’autre bout du monde ?

Je vais peut-être leur demander si elles

peuvent m’adopter.

Je leur fais encore un signe timide, puisje sors du terminal avec Bunty. Noustraversons un mur de chaleur intense,dense, oppressante, et montons à l’arrièred’un taxi.

Alors commence le long trajet sinueuxvers le cœur de Tokyo.

Littéralement, je n’ai jamais vu une villesi éveillée.

Des lumières clignotent. Il y a des genspartout. Une odeur de friture vient detoutes les directions. Tout est serré etmélangé : les rues, les allées et les routes,qui s’entrecroisent comme un circuit 24géant. Les immeubles sont de plus en plus

hauts, et, cachés dans les coins commedes secrets, il y a de minuscules templesen bois, des fleurs et des arbres poussanttelles des touffes d’herbe entre des pavés.

Tout bouge, tout brille, tout fait « bip-bip » : enseignes, boutiques, restaurants,t-shirts, passages piétons, tout estscintillant, miroitant, multicolore etchantant. On dirait que la ville entière ettout ce qu’elle contient viennent de boirehuit cafés d’affilée, et qu’ils devrontpasser le reste de la nuit à trembler et àse sentir très mal en regardant le plafond.(J’ai fait ça avec Nat il y a quelquesmois. Ça n’a pas été aussi drôle qu’onl’avait imaginé.)

Par la fenêtre du taxi, je vois dans une

boutique une licorne mauve chaussée depetites chaussures orange, avec une laisseen strass. Quelques minutes plus tardpasse une voiture couverte de milliers dediamants. À ma droite, des mannequins devitrine vêtus en danseuses de ballet sontsuspendus par des fils argentés.

Un groupe d’hommes en costard grisnous croise. Parmi eux, il y en a un quiporte un kilt rouge.

Une femme déguisée en lapin noussalue de la main.

Et chaque fois que le taxi s’arrête à unfeu, je me retiens d’ouvrir la portière, debondir dans la rue et de me lancer encourant, les bras écartés, telle JulieAndrews dans La Mélodie du bonheur.

Mais avec un risque beaucoup plus élevéd’être renversée par une voiture et unrisque beaucoup plus réduit de tomberd’une falaise.

Il y a 10 ans que je me documente surle Japon. J’ai regardé des photos,mémorisé des faits, punaisé des cartesgéographiques sur le mur de ma chambre.J’ai imprimé des pages Internet et arrachédes images de calendriers. Mais, pour lapremière fois de ma vie, je suis déçue parce que j’ai étudié. Pas une seule deschoses que j’ai lues ou regardées ouapprises ne s’approchait de ce que celafait de se trouver réellement sur place.

Je regarde dehors sans prononcer unmot jusqu’à ce que la voiture s’engage

dans une rue plus petite, bordée de grosblocs de béton gris et crasseux, et s’ygare. Il y a des barreaux aux fenêtres et letrottoir est sale : des baguettes traînentpar terre, souillées de restes de poulet.

— Et voilà, chérie, annonce Bunty avecun grand geste, comme si elle venait desortir ce quartier tokyoïte sordide d’unchapeau de magicien. Allez, hop, saute delà !

Je vais pour ouvrir la portière, etm’interromps. Ma grand-mère me paraîttrès assise, et son invite n’est pas aussiplurielle qu’elle le devrait.

— Moi ?

— Non, je parlais au chauffeur !

s’esclaffe-t-elle.

Elle attrape mon bras et le secoue.

— Mais oui, toi, bécasse !

— Et toi, où vas-tu ?

— J’ai pensé que ce serait bien plusamusant pour toi d’être toute seule, mapuce. Ce sera une vraie aventure d’adulte.On ne dira rien à tes parents. Ça marche ?De toute manière, si je restais avec toi,mon style te ferait de l’ombre.

Le chauffeur m’ouvre la portière, puistraîne ma valise sur le trottoir. Jedescends de voiture, mais je nage enpleine confusion. Qu’est-ce qu’elleraconte ? Je n’ai aucun style à éclipser !Cette femme ne me connaît donc pas du

tout ?

— M… mais… et le contrat que tu assigné avec Annabel ? dis-je enbredouillant par la vitre entrouvertependant que le chauffeur redémarre.

— Et qu’est-ce qu’elle peut faire ? Metraîner en justice ?

On dirait qu’elle ne connaît pas trèsbien sa fille.

Le taxi commence à s’éloigner. Je memets à courir après, sans grand succès.

— Attendez ! Je ne crois pas que…c’est une énorme… pitié… je ne veuxpas… je ne peux pas. Bunty, tu ne peuxpas m’abandonner comme ça à l’autrebout du monde !

Le taxi repasse devant moi en marchearrière.

— Je ne t’abandonne pas ! me crieBunty par la fenêtre. Je te libère ! Amuse-toi comme une folle, chérie ! Appartement6B !

28

D’après le guide de voyage que j’aiacheté, Tokyo a une superficie de 2 187km2. La ville compte 12,6 millionsd’habitants, 23 arrondissements, 62municipalités, 168 stations de métro et 9lignes de train. Il y a là 6 029 personnespar m2, et c’est la plus vaste zonemétropolitaine au monde. À tout point devue, on peut dire que c’est une grandeville.

Depuis quelques secondes, elle s’est

encore agrandie.

Je regarde le taxi rapetisser jusqu’à ceque ma grand-mère ait entièrementdisparu. Puis je respire à fond, rassembletoute l’énergie qui me reste et commenceà traîner ma valise avec anxiété. Sesroulettes n’arrêtent pas de se coincerentre les pavés, elle se renverse sanscesse, et le temps que je comprenne queles signes qui veulent dire 6Bressemblent à un 5E, je suis passée sixfois devant la porte de l’immeuble, etmon enthousiasme s’est dissous dans latrace gluante laissée par ma valise sur letrottoir, comme celle d’un gros escargottriste.

Finalement, je me racle la gorge et

j’appuie sur un des boutons alignés endeux colonnes bien nettes, comme lesboutons sur une veste de blazer. Il y a unbourdonnement, et une voix grésillantefait :

— Oui ?

— Hum. Je m’appelle Harriet Manners.Je crois que je dois loger ici ?

— Ne bouge pas, je descends.

Les grésillements s’arrêtent net, etquelques étages au-dessus de moi, uneporte claque.

Franchement, c’est ridicule. Toute mavie, j’ai fait exactement tout ce qu’on medisait de faire. Quinze années entières àne pas accepter de bonbons d’un inconnu,

ne pas courir avec des ciseaux à la main,ne pas jouer avec les allumettes, ne passauter de la balançoire, ne pas caresserles chiens errants, ne pas monter dans lavoiture d’un inconnu, et voilà où je meretrouve : frappant à une porte étrangèredans une ruelle sombre à l’autre bout dumonde sans personne pour m’entendrecrier.

Si j’avais su que je mourrais ainsi, jeme serais détendue et j’aurais profité demon enfance.

Je fouille dans mon sac à la recherched’une arme pour me défendre contre monagresseur imminent. J’en suis à brandirtimidement le stylo Pocahontas que j’aiacheté à Disneyland lorsque la porte

s’ouvre.

— Oh ! fait le dangereux psychopathe,surpris.

J’en lâche mon arme.

Car devant moi, en jean noir et giletgris, se tient la plus belle fille que j’aiejamais vue.

29

À l’âge de sept ans, Nat et moi avonscompris que nous ne serions jamais desprincesses.

J’avais des milliers de taches derousseur, j’étais rousse, et chacun sait queles princes charmants n’ont jamaisdélivré d’un donjon des filles dotées deces deux caractéristiques. Elles ycroupissaient à vie, ce qui mettait fin àleur lignée royale.

Nat, elle, avait des cheveux noirs

indisciplinés, la peau foncée et lesprémices de ce que sa mère appelleraitplus tard un monosourcil. Or, il estgénéralement admis que les princessesont un teint de lys et de rose, et deuxsourcils clairement distincts l’un del’autre. Ce qui l’excluait, elle aussi.

La grande fille qui se tient devant moi al’apparence exacte que l’on attend d’uneprincesse. Des yeux bleus immenses etfascinants, une peau sans défaut, unemoue adorable, des cheveux d’or pâletombant en vagues jusqu’à la taille. Uneaura de bonté, et sans doute la capacité deconverser avec les animaux. Un rayon desoleil resplendit sur sa tête, la nimbantd’une sorte d’auréole. (J’ignoretotalement où elle l’a déniché, ce rayon :

il fait presque nuit.) D’une seconde àl’autre, des lapins vont commencer àgambader autour de ses pieds deux pardeux, et une mésange bleue va se posersur son épaule.

— Bonjour, me dit-elle d’un airabsolument ravi, et je me rends comptealors qu’elle est encore plus anglaise quemoi. Je m’appelle Poppy. Tu n’es pas dutout comme je t’imaginais !

— Ha-Harriet Manners, réussis-je àarticuler en lui serrant la main. Enchantéede te connaître, euh…

Je sombre dans le silence et regarde,de manière tout à fait impolie, par-dessusson épaule. Je m’attends encore un peu àvoir sept petits bonshommes déambuler

dans le couloir.

— Je suis trop heureuse de terencontrer enfin, déclare-t-elle en prenantma valise pour la traîner à l’intérieur.Mon petit ami n’est jamais libre pourqu’on se voie. Et puis ce n’est pas lamême chose, hein ? Les hommes n’aimentpas les bavardages de filles.

Oh, non. Je sens que je vais beaucoupla décevoir.

— Euhhh…

Je commence à me creuserdésespérément la cervelle, à la recherched’un sujet susceptible de m’attirer sonamitié.

— Sais-tu qu’en Occident, les talons

hauts pour les femmes sont apparus auXVIe siècle avec Catherine de Médicis ?Elle allait épouser le futur Henri II, etelle voulait qu’il la croie plus grandequ’elle n’était.

Poppy me regarde avec des yeux ronds,et je me rappelle soudain pourquoi, en 15années, je n’ai réussi à me faire qu’uneamie.

— Mais au Moyen-Orient, les talonsservaient à éloigner le pied du sablebrûlant, je continue nerveusement.

— Trop mignon ! dit Poppy avec unpetit rire. Quoi d’autre ?

Quoi d’autre ?

Ce n’est pas la réponse que j’attendais.

J’ai déjà fait le tour de mes histoires dechaussures, ou presque.

— Tu sais que Neil Armstrong a enlevéses bottes et les a laissées sur la Lunepour compenser le poids des pierres deLune que l’équipage emportait ?

— Dingue !

Elle tape plusieurs fois dans ses mains,puis continue de traîner ma valise versune porte peinte en vert pomme.

Elle me fait un grand sourire — unsourire authentique, ouvert, magnifique.Je bats des paupières et baisse les yeuxsur mon t-shirt dinosaure chiffonné et monbas de survêtement. Je suis poisseuse desueur à force d’avoir baladé ma valise

dans tous les sens, et même sans lever lesbras je sens bien que j’ai un peu la mêmeodeur qu’Hugo quand il a été sous lapluie.

Ça doit être à peu près cequ’éprouvaient Régane et Goneril quandils étaient près de Cordelia dans Le RoiLear. Je crois que je commence àcomprendre pourquoi ils l’ont jetée enprison.

— Rin ? appelle Poppy en poussant laporte et en faisant passer ma valise d’ungracieux geste du poignet.

(Je tente de sauter par-dessus et mecogne la cheville contre une roulette.)

— Rin, Harriet est arrivée ! Viens lui

dire bonjour !

Il y a un grand fracas, et une Japonaiseabsolument ravissante sort en courantd’une des chambres. Sa chevelure estvolumineuse, bouclée et longue jusqu’à lataille. Elle porte une robe rose à fleursbordée de dentelle et boutonnée sur toutle devant, et des socquettes blanches àrubans roses. Un gros canard en plastiquerose est accroché par un mousqueton à saceinture couverte de paillettes. Sonvisage est parfaitement mat, avec despommettes rondes et scintillantes, des cilsimmenses et des lèvres pailletées ellesaussi.

On dirait exactement une des poupéesde porcelaine que ma grand-mère

Manners avait sur sa cheminée, maislégèrement plus grande et sans la pancarteNE TOUCHE PAS, HARRIET.

Rin s’immobilise dans le couloir, lesouffle court.

— Je cherche le cadeau, mais pastrouvé. Il part se promener.

Puis elle s’incline profondément.

— Je m’appeler Rin. Bienvenir cheznous.

— Bienvenue, la corrige gentimentPoppy. On dit « nue », Rin.

Rin semble abasourdie.

— Nue ? Qui est nue ? Mais nue, c’estpas vêtements, non ?

— Non, c’est… Bah, laisse tomber.

Poppy me fait signe de retirer meschaussures et m’entraîne dans un couloirincroyablement étroit.

— On est mannequins aussi toutes lesdeux. C’est un appartement demannequins, mais tu le savais déjà,j’imagine.

Je viens de comprendre pourquoi sonvisage me disait quelque chose : Poppyest une des filles que j’ai découpées dansle magazine de Nat. Je me rappelle trèsbien avoir flanqué sa figure à la poubelle.

— Moi aussi, renchérit Rin avec ungrand sourire, hochant la tête avecentrain. Mannequin parfois, temps en

temps.

Elle attrape ma main avec ses petitsdoigts délicats et entreprend de me fairevisiter le minuscule appartement.

— Ici, cuisine, annonce-t-elle enm’indiquant une salle de bain dotée de labaignoire la plus minuscule du monde.Ici, jardin.

Elle désigne une cuisine.

— Et ici, pièce qui vit.

Elle me montre un espace meublé d’unetable très basse entourée par quatrecoussins ronds.

— La pièce à vivre, précise Poppy.

— Je suis très excuse, souffle Rin, qui

rougit quelque peu et s’incline encore.Mon anglais très mauvais. Je travaillesuper beaucoup, mais je colle pas. Je…nan dakke… très nouille.

— Tu n’es pas nulle, rigole Poppy. Rinest obsédée par l’Australie, alors elleapprend l’anglais le plus vite possiblepour aller vivre là-bas. Mon petit ami ditqu’elle a dû être un koala dans une vieantérieure.

— Un jour, ajoute Rin d’un air rêveur,je ménage à Sydney, et à moi Rip Curl etgrands barbecues et brûler des saucisses.Ce sera merveille.

— Merveilleux, dit machinalementPoppy en nous faisant entrer dans unechambre miniature.

Contrairement au reste del’appartement, cette chambre n’a rien departiculièrement japonais. Pas de portescoulissantes ni de tatamis en jonc douxsous les pieds : rien qu’une moquette grisuni, deux lits superposés poussés dans lecoin et un immense lit double surmontéd’une montagne d’oreillers. Un gros chatnoir est couché au milieu de ce lit, vêtud’une robe rose à fleurs, avec dessocquettes blanches et un canard enplastique rose accroché à son collierpailleté.

— Moi chat, explique Rin en ledésignant fièrement. Kylie Minogue.C’est fille.

La chatte, donc, me toise avec hauteur,

lèche une de ses socquettes et se rendort.

— Kylie est sur ton lit, me dit Poppy,qui essaie en vain de la pousser.

La minouche, clairement, n’est pasd’accord : elle ouvre un œil, lui lance unregard mauvais et enfonce ses griffesdans la couette.

— Le grand est pour toi. Rin et moi, ondort sur les lits superposés.

Ça me semble injuste : je viensd’arriver.

— Je veux bien échanger, dis-jerapidement. Ou alors, on pourrait tourner?

— Non, Harry-chan, proteste

énergiquement Rin. Toi le grand job VIP.

Elle prononce VIP comme ça s’écrit :vip.

— Toi dors ici. Super confort.

Elle soulève Kylie, et la chatte émet ungrognement mécontent : rrrmouark.

— Ça m’est égal, vraiment, confirmePoppy avec un haussement d’épaules.

Puis elle se voit dans le miroir derrièremoi.

— Oh, mon Dieu, mes cheveux. Je sorsavec mon petit ami ce soir, il faut que jecommence à me préparer.

Je contemple son unique mèche doréemal rangée, qui s’est rebellée de moins

d’un centimètre, puis mon propre reflet,tout chiffonné. J’ai encore un reste desauce du repas d’avion sur le menton.Poppy se dirige vers la salle de bain, puisse retourne vivement, ce qui fait qu’elleme surprend en train d’essayer de medébarbouiller d’un coup de langue.

Elle me prend la main.

— Tu sais quoi, Harriet ? J’ai vraimentenvie de mieux te connaître.

Je sens bien que mes yeux s’ouvrentencore plus grand.

— C’est vrai ?

— Oui. Tu es… comme un petitmorceau de chez nous.

— Hai, approuve Rin. Chez vouscomme Hamster.

— Hampshire, la corrige Poppy.

— Le pays de hamsters, dit Rin ensouriant.

— Euh… M-merci, parviens-je àbredouiller.

— Je sais déjà qu’on va être in-sé-pa-rables ! conclut Poppy.

Et avec son sourire céleste — cesourire pour lequel des princes grimpentà des tours et combattent des dragons —,la princesse Poppy m’embrasse sur lajoue, disparaît d’un pas souple dans lasalle de bain et s’y enferme.

Un peu hébétée, je m’assois sur mavalise. OK. Il y a quelque chose quicloche. Je viens de rencontrer deux filles,et jusqu’à présent aucune d’elles n’a faitles choses suivantes :

• Me toiser de la tête aux pieds, puis secomporter comme si j’étaistransparente.

• Grimacer derrière mon dos.

• Dire quelque chose sur un ton quisignifie clairement le contraire.

• Lever les yeux au ciel quand je parle.

• Me dire que ma couleur de cheveuxest « un peu criarde pour descheveux, non ? »

• Écrire sur ma valise une observation

au sujet de ma personnalité qui soit àla fois agressive et douloureusementjuste.

Elles n’ont pas non plus fait remarquerd’une voix mielleuse que j’étais petitepour un mannequin, ou que j’avaisbeaucoup de taches de rousseur pour unmannequin, ou que j’avais vraiment unedrôle de tête pour un être humain. Jepasse rapidement la main dans mon dos.Pas un seul morceau de papier scotché.

Ces filles essaieraient-elles d’êtreamies avec moi ?

— Je cherche cadeau sous le lit !annonce Rin avec ardeur pendant que j’ensuis encore à tenter de m’orienter. Toiaimes beaucoup, Harry-chan. C’est pour

parler bienvenir au Japon.

Elle trottine vers les lits, s’arrête, seretourne.

— Harry-chan, depuis où tu viens ?

— D’Angleterre.

— Angleterre !

Elle semble absolument enchantée,comme si je venais de retirer mon t-shirtpour révéler des ailes argentées.

— Quelle langue est parle dansAngleterre, Harry-chan ?

— Euh…

Je n’aurais jamais, jamais imaginéavoir à répondre à cette question.

— L’anglais. Comme Poppy.

— Comme en Hamster aussi !

Elle a l’air de tomber des nues.

— Anglais partout ! Super pratique !

Sur ce, elle se laisse tomber à genouxdans sa jolie robe et essaie de se faufilersous le lit en remuant le derrière, commeun petit chiot heureux.

Je sens une chaleur monter dans mapoitrine. Le genre de chaleur que je n’aiplus éprouvée depuis que j’ai rampé sousun piano il y a 10 ans et que j’y ai trouvéNat.

Vous savez quoi ? C’est exactement cedont j’avais besoin. De l’aventure. Deschoses passionnantes. De nouvelles

amies, pour la première fois depuis mescinq ans. L’occa-sion de prendre unnouveau départ, sans mes parents, sansNat et sans Toby. Une chance d’être moi,de repartir de zéro.

Et en plus, je me trouve dansl’environnement idéal, car où que je metourne, il y a quelque chose à apprendre.C’est comme l’école, sauf que c’estpermanent et qu’il n’y a pas Alexa.

Je vais passer le meilleur été de mavie.

On frappe énergiquement à la porte : jebondis pour aller ouvrir. Honnêtement, jene me rappelle pas la dernière fois quej’ai été aussi heureuse.

Et puis, au moment où j’ouvre, cela merevient.

Car je me trouve, justement, nez à nezavec la dernière personne qui m’a renduesi heureuse.

Nick.

30

13 février (il y a 132 jours)

Tu sais, ai-je dit d’une voixensommeillée, je ne suis pas un dauphinni un canard, Nick.

J’avais la grippe, et je tenais montéléphone loin de mon nez pour ne paslaisser de traces d’escargot partout sur leverre.

Je l’ai entendu sourire.

— Ah bon ? Tu es certaine de ce que tu

dis ?

— Attends.

J’ai éternué et attrapé un Kleenex sansrouvrir les yeux.

— Oui. Et donc, je ne dors pas avecune moitié de cerveau encore éveilléepour pouvoir refaire régulièrementsurface afin de respirer et surveiller lesprédateurs d’un œil. Donc, quand tum’appelles à…

J’ai éloigné encore un peu le téléphone.

— … à 6 h 34 un samedi matin, je suisendormie à 100 %.

— D’accord, tu gagnes, a-t-il reconnuen riant. Si seulement tu étais une girafe !

Elles ne dorment que par périodes decinq minutes, alors tu serais sûrementréveillée.

Non mais ! C’était totalement une demes anecdotes, ça. Je n’en revenais pasqu’il commence à me les voler. Lesgarçons se croyaient donc vraiment toutpermis ?

— Sauf que les girafes n’ont pas demains ni de cordes vocales, alors ça nem’aiderait pas trop pour répondre autéléphone.

J’ai souri et je me suis redressée en mefrottant les paupières.

— Tu as terminé ton shooting pourDolce & Gabbana ? C’était comment,

Paris ?

— Froid. Mais pas aussi froid qu’ici.

Hein ?

— Ici ? En Angleterre ?

— Ici.

Quelque chose a heurté ma fenêtre.

Avec un coup au cœur, j’ai sauté demon lit et ouvert les rideaux en grand. Ilétait là : éclairé en jaune fluo par lelampadaire de la rue dans le petit matin.Le seul être au monde qui puisse être sibeau tout en ayant la couleur d’unSimpson.

Nous nous sommes souri bêtement, puisil a eu un geste vif et il y a eu un nouveau

petit choc contre ma fenêtre.

— Tu peux arrêter de jeter descailloux, Roméo ! lui ai-je lancé en riant.

— Ce ne sont pas des cailloux. Ce sontdes pastilles de menthe. Quelque chose àgrignoter dans le train tout en gardantl’haleine fraîche. Une tactiquemultifonction. Ou un tic-tac multifonction.Attrape !

Il m’en a jeté une autre poignée.(Poignée qui a atterri dans le jardin.Résultat ? Mon père, errant plus tard surla pelouse : « Annabel ? On dirait que lesoiseaux du quartier sont sacrémentconstipés, tu sais ! »)

— Bouge pas, lui ai-je soufflé.

Après quoi je me suis agitée dans toutema chambre, cherchant désespérément àme rendre présentable. Mon nez étaitrouge vif et pelé, j’avais des croûtesjaunes au coin des yeux, et quand j’ailéché ma main et que je l’ai reniflée, j’yai trouvé un arôme maladif de rideauxmouillés.

J’allais devoir commencer à dormiravec une brosse à dents et un petit bold’eau de rose à côté de mon lit, ou peut-être juste un sac en papier à enfiler surma tête pour les moments tels que celui-ci.

Je me suis gargarisée en vitesse avecun peu de thé froid et sucré, l’ai recrachédans un pot de fleurs et j’ai vaporisé un

peu de parfum dans ma direction. Puisj’ai inspiré à fond et dévalé l’escalier, marobe de chambre volant derrière moi telleune cape de super-héros.

— Yo ! m’a-t-il lancé quand j’ai ouvertla porte.

J’étais rouge, tremblante, j’avais chaudpartout, et cela n’avait rien à voir avecmon infection virale.

— Salut, ai-je bredouillé, soudainintimidée.

— Comment tu te sens ?

— Un peu morveuse et pas ragoûtante,pour être tout à fait franche.

Ses cheveux étaient en bataille, ses

yeux pleins de sommeil, et il portait songrand manteau militaire : celui qui avaitdes poches assez grandes pour qu’on yplonge les mains tous les deux en mêmetemps. Il était si beau que j’ai dû faireappel à toute ma volonté pour ne pasexécuter une petite danse satisfaite enchantant « Il-est à moi-eu ! Il-est à moi-eu! » devant lui sur le perron.

— Tu es tellement mignonne que c’enest ridicule, m’a-t-il dit en plissant le nez.Tu n’as jamais pensé à t’accessoiriserplus souvent avec un microbe ?

Je lui ai tiré la langue.

— Je ne la rentrerais pas, si j’étais toi.

Il m’a encore souri tandis que je lui

donnais un petit coup de poing dans lebras, et a sorti un flacon de derrière sondos.

— Bon, miss Malade, je t’ai apporté unbreuvage à base de miel, de citron et deparacétamol dont je ne citerai pas lamarque, pour ne pas faire de publicité.

Puis il a tiré de ses grandes poches unpaquet de mouchoirs en papier.

— Ça, c’est pour ton petit nez morveux.

Il a enlevé son écharpe à rayures.

— Ça, pour ton cou de longueurnormale, rien à voir avec celui d’unegirafe.

Enfin, avec une révérence, il m’aprésenté un petit lion en peluche.

Je suis devenue encore plus écarlate.

— Umm, ai-je fait en me raclantmaladroitement la gorge. Je ne vois pasdu tout à quoi ceci fait allusion.

Il s’est penché pour m’embrasser avecdouceur, tel un courageux chevalier de laTable ronde invulnérable à la grippe.

— J’ai bien vu ce que tu as gribouillépartout sur le cahier d’histoire que tu astristement négligé ces derniers temps,Manners. Je voulais t’amener un vrailion, mais ils n’ont pas voulu nous laissersortir tous les deux du zoo.

Je lui ai retourné son baiser, et soudain,cette grippe a été la meilleure chose quime soit jamais arrivée. Je voulais la

garder pour toujours.

— Je croyais que tu ne rentrais pasavant mardi, ai-je fini par dire lorsquej’ai repris mon souffle. (Et éternué dansle col de ma robe de chambre.)

— Et que j’allais te laisser te goinfrerde microbes toute seule ?

Il a chassé une mèche de ma figure.

— Il faut que je te parle de quelquechose.

J’ai tâché de m’adosser discrètementau chambranle pour que mon copain nevoie pas que l’embrasser m’avait donnéle vertige. Au bout de deux mois, j’auraiscru que cela passerait. Mais, au contraire,cela avait plutôt tendance à s’aggraver.

— Me parler de quoi ?

— De tout ce que tu veux, a-t-il dit enme donnant une pichenette sur le nez. Jevoulais juste te parler, Harriet. De tout ceque tu veux.

Et il a recommencé à m’embrasser.

31

La science nous dit que la Terre tournesur son axe à presque 1 600 km/h, et quesi elle s’arrêtait d’un seul coup tout seraitbalayé en un instant : arraché à la surfaceet envoyé dans le néant. Les arbres. Lespierres. Les bâtiments. Les gens.

C’est exactement ce que j’éprouve ence moment. Comme si le monde avait piléet que j’étais projetée loin de sa surface.

— Yo, dit Nick en s’appuyant au

montant de la porte. Comment ça va ?

Il est bronzé, et ses cheveux ont étécoupés court. Il n’a plus ses grossesboucles noires, ce qui modifie lesproportions de son visage : sespommettes sont encore plus saillantes, sesyeux, encore plus en amande, ses lèvres,encore plus ourlées. Il ressemble toujoursà un lion, mais maintenant il me rappelleAslan, celui de Narnia, juste après qu’ila été traîné jusqu’à la Table de Pierre.Mais d’une manière plus « mannequin »,moins « je représente Jésus »,évidemment.

Les Égyptiens de l’Antiquité croyaientque le cœur se déplaçait réellement dansle corps. Je me dis qu’ils n’avaient pas

tort : en ce moment, le mien est logéquelque part dans mon pharynx. Je clignedes yeux en silence, puis me rendscompte que c’est à moi de parler. Je leregarde toujours, avec la mêmeexpression vide-mais-fascinée que Hugodevant la télévision.

— S-s-salut, finis-je par articuler, lesouffle coupé. Ça-çaça va… euhhh…

Bien joué, Harriet. Quinze ans passés àétudier le dictionnaire, absolument pourrien.

— Euhhh, reprend-il avec un largesourire. Pas aussi bien que humm, oubeuh, mais quand même un de mespréférés.

Mon corps entier commence àrayonner.

— En fait, j’allais dire euhhh-xtraordinairement bien, mais tu m’ascoupée.

— Je suis euhhh-croyable, pas vrai ?

Il plisse le nez.

— Génial, ton nouveau t-shirt. Je croisque je reconnais cette bête-là.Diplodocus ?

— Mmm, oui.

Je tends le tissu devant moi.

— Sauf qu’en fait, il estanatomiquement incorrect parce que, danscette version, il tient son cou

verticalement, comme une girafe. Alorsqu’à l’heure actuelle, les experts pensentqu’il le tenait horizontalement et qu’ils’en servait pour balayer la végétation.

Avant de pouvoir m’arrêter, je sensmon cou faire un mouvement de balayagepour illustrer mon propos.

Comme si j’étais un diplodocus. Oui.

Je sens le rouge me monter aux joues,et ses narines se dilatent de manièrepresque imperceptible.

— Tu devrais écrire à la société quiédite ces t-shirts pour le leur dire.

— C’est déjà fait, dois-je reconnaîtreen rougissant encore un peu plus.

Il explose de rire, et, comme ça, nousrevoilà à nos débuts, et j’ai la grippe, etil me réveille de nouveau pourm’embrasser.

— Bon…

C’est très bien, tout ça, mais je n’ai pasassez de souffle pour continuer à discuter.Un crocodile peut retenir sa respirationpendant un quart d’heure, mais je ne suispas un crocodile. Si je ne recommencepas à respirer très bientôt, je vais tomberdans les pommes.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Il appuie la tête contre le mur et meconsidère pendant quelques secondes,sous ses magnifiques paupières baissées.

— J’ai quelques séances de pose et jecontribue un peu à la nouvelle campagnede tatie Yuka, en coulisse.

— Ah, dis-je, un peu pétrifiée. Mais jeveux dire, qu’est-ce que tu fais ici ?

Je montre le seuil de l’appartement.

— Tu as eu mon courriel ?

— Oui.

Il fait un pas vers moi.

— Et il faut que je te parle de quelquechose.

Yesss ! Vous voyez ? Je ne voudrais pasavoir l’air trop contente de moi, maisc’est exactement la raison pour laquelleje ne m’inquiétais pas. Nat avait tort,

j’avais raison. Il suffit d’avoir un toutpetit peu confiance dans la progressionnarrative de la romance, comme l’ontprouvé une multitude de films, de livreset de séries télé. Nick a enfin compris queles étoiles ne brillent pas en monabsence. Que le Soleil ne brûle pas, quela Lune ne luit pas. (Au sens figuré, biensûr, sinon nous serions tous morts.) Queson monde n’a plus aucun sens si je nesuis pas là pour tout expliquer avec unetonne de détails superflus toutes les 30secondes.

D’accord, il a mis un peu longtemps àmon goût, mais si deux mois étaient cequ’il fallait à Nick pour faire son retourspectaculaire et me séduire à nouveau,qui suis-je pour l’en priver ?

Dès que je serai revenue, je n’enverraipas dire à Nat que de nous deux, c’estmoi qui comprends le mieux les garçons.Dorénavant, c’est elle qui prendra conseilauprès de moi.

Je pourrais peut-être même organiserdes stages de formation ?

Je respire à fond. « Calme, Harriet.Garde ton calme. Reste sophistiqu… »

— Oh, Nick ! ne puis-je m’empêcherd’éclater, toute pétillante de bonheur. Jesavais que j’avais raison et que tu mereviendr…

La porte de la salle de bain s’ouvre àce moment-là.

— Bonsoir, dit Poppy en s’avançant

vers nous d’un pas chaloupé, les cheveuxtressés, la bouche peinte en rouge vif.

— Salut, fais-je avec un sourire.

Elle est encore plus magnifique qu’il ya cinq minutes.

— Poppy, je te présente…

Et là, les mots me manquent, car ellecontinue d’avancer, passe ses bras dorésautour du cou de Nick et l’embrasse surla joue.

— Salut, beau mec, lui souffle-t-elle àl’oreille. Tu es très en avance.

De mon côté, je suis en train de tomber,très lentement, comme Alice dans leterrier du lapin.

— Ah oui ? dit-il d’un ton raide, sansme regarder. Désolé. Tu es prête à sortir?

Non.

NON.

NON !

— Avec toi, Nick Hidaka ?

Elle prend son sac, lui envoie un jolisourire et ondule jusqu’au couloir.

— Où tu veux, quand tu veux, baby.

Je ne tombe plus. Je viens de m’écraserau sol.

La porte commence à se refermerderrière elle, et Nick croise enfin mon

regard.

— Le moment est sans doute malchoisi, dit-il à mi-voix — comme s’ilexistait d’autres moments, mieux choisis,pour avoir le cœur brisé en millemorceaux. On peut en reparler plus tard ?

J’ouvre la bouche pour répondre, saufque je n’ai absolument rien à dire etencore moins de mots pour le dire.

Il attend patiemment, puis recule dequelques pas.

— On se voit bientôt ?

Ma bouche est toujours aussi vide. Ilrosit quelque peu.

— Passe une bonne première soirée àTokyo, me dit-il, la main sur la poignée

de la porte. Dors bien.

Et il referme derrière eux.

32

Raisons de ne pas penser à Nick

1. Il m’a dit de ne pas penser à lui.

2. J’ai bien plus important à faire.

3. Je ne fais que ça toute la journée.

4. Nick est un imbécile.

Je ne peux pas vous dire combien detemps je reste plantée là.

Cela se compte peut-être en minutes ;peut-être en heures. Peut-être en millions

d’années, et des lianes ont commencé àpousser le long de mes mollets, et de lamousse est apparue sur mes épaules, etdes écureuils et des oiseaux ont fait leurnid dans mes cheveux sans que je m’enrende compte.

J’ai été idiote à un point pas croyable.

Si Nick voulait me parler, ce n’étaitpas pour qu’on se remette ensemble.C’était pour me dire qu’il avait rencontréquelqu’un d’autre.

Il n’essayait pas de me reconquérir. Ilessayait de m’avertir.

Des bribes de mon joyeux courrielcommencent à rebondir à l’intérieur demon crâne, et chaque fois qu’une ligne se

reconstitue, je sombre plus loin vers lecentre de la Terre.

— Je pense beaucoup à toi !

Cinq cents kilomètres.

— J’emporte mon téléphone !

Encore 500.

— Écris-moi, à moins que tum’appelles directement ?

Trois cents de plus.

— TU ME MANQUES À MORT !

Mille d’un coup.

Quatre baisers, et un smiley de pauvrefille en manque. Je suis rendue là où iln’y a plus que des flammes, de la lave en

fusion et de la chaleur pour des siècles etdes siècles.

Oh mon Dieu. Cela n’arrive dansaucune des histoires que j’adore. Saufpeut-être dans la version Andersen de LaPetite Sirène, ce qui n’annonce rien debon pour mon avenir immédiat.

Pas étonnant que je ne retrouve pas malangue. J’ai dû la vendre à une Sorcièrede la Mer en échange de mes jambes.

— Harry-chan ?

Une main douce se pose sur monépaule.

— Ça va, Harry-chan ? Tu es très blancclair, Harry-chan. Peut-être tu es décalagehoraire maintenant ?

Je me retourne et contemple le jolivisage de Rin sans le voir.

— Je-je-je… Je… humm… je croisque je suis fatiguée, oui.

Je rejoins la chambre sur mes jambestoutes molles.

— La journée a été longue.

Je pousse Kylie Minogue, grimpe touthabillée dans le lit et entoure mes jambesde mes bras. Ce jour commence àressembler à un de ces cauchemarsbizarres dont on se réveille en larmes, ensueur et endolori sans même se rappelerpourquoi.

— Oui, tu dormir, me conseille Rin, quis’assoit au bord du lit pour me border

soigneusement.

La chatte se lève et se met à me pétrirles jambes avec ses griffes, mais Rin laprend dans ses bras.

— Non, Kylie Minogue. Vilainmignonne. Pas faire du gâteau sur Harry-chan quand elle dormi.

Puis elle suit mon regard hébétéjusqu’à la porte.

— Nick est super belle, né ? Il estcomme prince ou star de cinéma ouhomme dans le publicité Abercrombie.Un jour j’espérer être dans le romantiqueavec une Australien. Ça n’est pas parfait,Harry-chan ? Comme conte de fées ?

J’imagine soudain Nick et Poppy : tout

en pommettes, peaux lumineuses etparfaites, beauté de qualité magazine.Parfaitement assortis. Parfaitement àl’aise.

— Oui, dis-je. Un parfait conte de fées.

Mais pas le mien, c’est tout.

Alors, je ferme les yeux et je regrette— de toute mon âme éternelle de sirène— de ne pas être chez moi, en Angleterre.

33

Bon, je sais beaucoup de choses.

Je sais que les chenilles ont 4 000muscles. Je sais que 1 personne sur 20 ades côtes surnuméraires, et que lesastronomes ont découvert que parfois, surUranus, il pleut des diamants. Je sais queles chameaux sont originairesd’Amérique du Nord, que les orquesrespirent à l’unisson quand elles voyagenten groupe, et qu’il y a plus de cellulesréceptrices dans un seul œil humain que

d’étoiles dans la Voie lactée.

Mais il est clair que je ne connais rienaux garçons.

Et en ce moment, j’échangeraisvolontiers chacune des choses que je saiscontre une petite idée de ce que je doisfaire, à présent.

Comme le sommeil ne vient pas,j’attends que Rin ronflote doucement,puis j’emporte ma couette dans la salle debain et je me recroqueville dans labaignoire vide avec mon téléphone. Unefois connectée en mode visiophone, Natmet un moment à comprendre ce qui sepasse. C’est parce que je pleure tellementfort que, pendant les trois premièresminutes, elle n’entend rien d’autre que :

— S… s… s…

— Sport ? Saucisses ? Socquettes ?

Je secoue la tête.

— S… s… s…

— Sparadrap ? Savon ?

Je sens bien qu’elle cherche dans satête tous les mots qui commencent par unS.

— Salade César ?

Une petite bulle de morve me sort dunez, et j’essaie autre chose.

— N… n… n…

— Notes ? Nouilles ? Sans vouloir tevexer, Harriet, je commence à avoir

l’impression de communiquer avec unpingouin. Calme-toi et essaie de terminerun mot.

Obéissante, je m’essuie le nez sur lacouette (oh, allez, comme si on ne lefaisait pas tous quand on a le cœur brisé).Puis je prends quelques respirationsprofondes et parviens enfin à hoqueter :

— P-p-pardon. Je-je suis d-d-d-désolée, N-nat. T-tutu avais r-r-raison etm-m-moi j’avais t-tort et N-Nick s-ssefffiche d-d-de moi et i-i-il a une n-n-nouvelle co-copine et elle-elle-elle ha-habite av-avec m-m-m-moi à To-to-tokyoet elle est b-b-b-elle et j-j-je sais p-p-pasqu-quoi f-f-faire et j-j-j’ai mal p-p-p-partout et j-j-j-je veux r-r-rentrer à la m-

m-m—maisooooon !Aussitôt, je refonds en larmes.

Je vois Nat qui se redresse soudaintoute droite.

— Quoi ? Comment ça, « il est à Tokyo» ? Tu es là-bas, toi ? À Tokyo ? Tuplaisantes ?

Dire que je ne suis pas d’humeur àplaisanter est l’euphémisme du siècle.

— J-j-j-je viens d-d-de le v-voir.

Le visage de Nat disparaît de l’écran,et quelque part en bruit de fond j’entendsdes zips de fermeture Éclair. Je renifle etm’essuie les yeux sur une autre portion dema literie trempée.

— Nat ? Tu m’écoutes toujours ?

— Non.

Sa tête réapparaît soudain.

— Je fais mes valises pour venir techercher.

Je souris. Toby avait raison : Nat estmon âme sœur, sauf qu’on ne s’embrassepas. Je veux que tout reste exactementcomme avant : comme le sel et le poivre,comme les fraises et la crème, la crêpe etle Nutella. Deux moitiés d’un pendentifde l’amitié en forme de nounours.

Cela dit, elle se montre peut-être unpeu trop optimiste. Elle n’a pas devéhicule, pas d’argent, et elle se trouveau fin fond de la France profonde. À 15

km/h de moyenne, son pauvre cochonmettra presque un mois à arriver ici.

— Ne dis pas de bêtises, fais-je enhoquetant, déjà un peu calmée. Ta mère tepunirait pour le restant de tes jours, etensuite elle punirait ton fantôme. Je m’ensortirai, va.

Nat marque un silence, puis jette sonpasseport par terre avec un grognementexaspéré.

— Arrh ! Sérieusement : qu’est-cequ’ils ont dans le crâne, les gars ?

Nous réfléchissons toutes deux à cetteimportante question. On dirait une de cesquestions immémoriales et insolubles.Vous savez, du genre :

Pourquoi existons-nous ?

Jusqu’où se prolonge l’Univers ?

Dieu existe-t-il ?

Qu’est-ce que les garçons ont dans latête ?

— B-b-bon… Qu’est-ce que je fais,Nat ? Dis-le-moi, et cette fois je tepromets de t’écouter.

Un silence confortable s’installe entrenous. Quand nous étions petites, nousfaisions cela chaque fois qu’une de nousdeux s’écorchait le genou en tombant,jusqu’à ce que ça ne fasse plus mal.Comme si le seul fait d’être ensemblenous permettait de partager la douleur.

Enfin, Nat prend une décision.

— Fais comme si tu t’en fichais,Harriet. Fais comme si tu t’en étaistoujours fichue.

À ces mots, je me rembrunis.

— Nat… Je n’avais même pas le talentd’actrice nécessaire pour jouer un arbredans Blanche-Neige au primaire, tu terappelles ?

Elle pouffe.

— Tu es tombée de la scène et tu esrestée étalée par terre, à remuer tesbranches jusqu’à ce que ton père viennet’aider à te relever. C’était à mourir derire.

Ce n’était pas drôle du tout. Je n’aiplus pu regarder Mlle Campbell dans les

yeux pendant des mois. Elle m’a dit quej’avais gâché le spectacle entier et que,tout compte fait, elle allait peut-êtreaccepter d’entrer dans cette troupe au finfond de la cambrousse.

— Je ne crois pas pouvoir faire commesi je m’en fichais, dois-je reconnaître àmi-voix. C’est…

Comment lui dire ?

— C’est Nick, quoi !

— Justement, c’est encore plusimportant.

Je vois la rougeur remonter de nouveaudans le cou de Nat.

— On ne peut pas le laisser gagner. Ilne va pas te gâcher ton voyage. Laisse-

moi te rappeler, Harriet, qu’en ce momentTU ES MANNEQUIN À TOKYO ! Tu esla fille la plus chanceuse du monde. DUMONDE ! Fais semblant, et applique-toile mieux possible.

C’est trop compliqué pour moi, tout ça.On m’apprend que c’est mal de mentir,puis tout de suite après on me dit dementir de mon mieux. Il est clair qu’enmatière de garçons, toutes les leçons quej’ai apprises dans ma vie doivent êtreinversées. Pourquoi n’y avait-il pas decours là-dessus au secondaire ? Je n’enreviens pas d’avoir gâché trois ans de mavie dans un atelier menuiserie.

— Harriet, écoute-moi. Veux-tu bienme faire confiance ?

Je regarde par terre et fais « oui » de latête. Si j’avais écouté Nat dès le début,dans deux mois je me serais remise deNick. Je serais bien plus proche de laguérison.

— D’accord. Je vais faire semblant.

— Très bien. Je regrette d’avoir vujuste, Harriet. Simplement, je ne voulaispas voir arriver ceci. Je ne voulais pasqu’il te fasse de mal.

Comme je suis heureuse de ne pasavoir à traverser cette épreuve toute seule!

— Tu me manques, Nat, dis-je d’unepetite voix. Est-ce qu’on pourrait déciderde ne plus jamais, jamais se disputer ?

— Bien sûr que si, on se disputeraencore, s’esclaffe mon amie. On estcomme ça. Je te donnerai des coups depied dans ton petit derrière toute ta vie.

Elle contemple ses ongles.

— Appelle-moi chaque fois que tuauras besoin de moi. Pour ma part,j’essaie juste de ne pas traire de vaches.

— Ah bon ? C’est comment ?Spongieux ?

— Aucune idée. Je préviens tout lemonde que je ne toucherai pas à un tétonde vache, que je ne suis pas une lesbiennedu monde bovin. Donc, je n’ai pas encoreessayé.

Elle sourit et me souffle un baiser.

— Ça fait bizarre de dire ça, vu qu’ilfait grand jour ici, mais va te coucher,Harriet. Ça ira mieux demain matin.Comme toujours.

Je bâille et acquiesce, soudain épuiséeet comme vidée, à bout de forces. Maisaussi comme si j’avais lâché d’un coupquelque chose de lourd. Ou peut-êtrecomme si quelque chose de lourd m’avaitlâchée. Après avoir raccroché et êtreremontée dans mon gigantesque lit, lesyeux bouffis mais secs, je saisprécisément à quoi va se résumer monNouveau et infiniment plus génial planpour l’été 3 (NIPGÉPPÉ3) : mentir. Unefois de plus.

Ceci est ma grande aventure. Il m’a fallu

parcourir 11 000 kilomètres et vivre 15années pour arriver ici. Je suis venue auJapon pour passer le meilleur été de mavie.

Et ce n’est pas un garçon qui va m’enempêcher.

34

D’après les experts, les personnesdotées d’un QI anormalement élevé ontsouvent du mal à dormir. C’est sans doutela raison pour laquelle, 35 secondes plustard, je ronfle déjà comme un sonneur.

— Harry-chan ?

Quelque chose de doux et de minusculeme palpe les joues et le front. Je meretourne, ouvre les yeux, et me cogneaussitôt dans le mur derrière moi.L’obscurité est presque totale, mais je

distingue vaguement le contour du visagede Rin, à deux centimètres du mien. Elles’approche encore un peu et, de manièreinexplicable, me tâte encore avec sesdoigts.

— Harry-chan, me dit-elle, tu couines-couines comme petit souris. Mauvaisrêvage ?

— Mnnneugh, dis-je en bredouillant.Quellheurilest ?

— Quatre heures matin.

Je me redresse sur mon séant et bâille.

— Pardon. Je t’ai réveillée ?

— Non.

Elle s’assoit au bord de mon lit, prend

dans ses bras Kylie endormie et désigneles énormes écouteurs qu’elle porteautour du cou.

— Je dormir super fort. Je écoute, nandakke… la musique de hamster. Lesbaleines. Mais les piles ont décédé et unhomme me réveille. Pour toi, boum boumboum à la porte.

J’essaie, dans ma brume de sommeil,de remettre les phrases dans l’ordre.

— Il y a un homme à la porte pour moi?

— Oui. Alors je viens t’éveille.

Elle me sourit fièrement et me palpeencore le visage.

— Je bon travail, né ?Les paupières lourdes, j’attrape mon

chandail à capuche à dauphins et appuiesur le bouton d’éclairage de ma montreWinnie l’ourson. Il est 4 h tout justepassées. Je ne peux pas espérer êtreencore en train de rêver. Et si c’est bienun rêve, il faudra que je revoie ce que jemange avant de me coucher. Ce n’estcertainement pas le meilleur régimepossible.

Toujours à moitié dans les vapes,j’enfile le couloir en titubant, ouvre laporte, et je dévisage, abasourdie,l’homme qui se tient devant moi. Il portedes gants blancs, un costard noir et unchapeau noir. Je baisse les yeux sur ses

petites chaussettes blanches.

— Michael Jackson ?

— Non. Je m’appelle Shinosuke. Jesuis ton chauffeur. La voiture attend pourt’emmener au premier shooting. Tu ascinq minutes pour te préparer.

Je regarde ma montre une fois de plus.

— Tout de suite ?

— Pas tout de suite, me répond-il avecsévérité. Je viens de te le dire : dans cinqminutes.

OK : on se moque de moi ? Yuka veutque je fasse mon premier shooting à 4 hdu matin ? Alors que j’ai atterri il y aneuf heures ? Après 14 heures de vol ? Etquatre heures de sommeil ? En plein

décalage horaire auquel s’ajoute un groschagrin d’amour ?

Mais, tout compte fait, je ne sais mêmepas pourquoi je m’étonne. Ceci est lemonde sans cœur de la mode : je suismême plutôt touchée qu’elle ne m’ait pastraînée devant les photographes par lessourcils, tout droit depuis l’aéroport.

Je hoche rapidement la tête, puis filedans la chambre pour prendre ma valise.Comme je ne l’ai pas encore défaite, jetraîne l’ensemble dans la salle de bainafin de ne pas réveiller Poppy ou Rin (quiest déjà remontée sur son lit et ronfledoucement, Kylie couchée en travers deson ventre). Je revêts en hâte ce que jetrouve sur le dessus — à savoir : legging

à rayures noires et jaunes, t-shirt Batman— et j’attache mes cheveux en queue-de-cheval. Puis j’encourage le mannequin enmoi et je me regarde dans le miroir.

Peau qui pèle, yeux gonflés. La marquerouge d’un bouton de taie d’oreillerincrustée dans une joue, une tache d’encreau bout du nez et deux énormes boutonsde stress en pleine éruption autour de labouche.

Et je n’ai pas encore essuyé la sauce demon menton.

Pourtant, il est clair que le mannequinen moi refuse de battre en retraite.

Deux secondes plus tard, me voilà entrain de traverser l’appartement au pas de

course tout en me brossant les dents, puisje sors en me fourrant un biscuit auchocolat dans la bouche (je ne tarde pas àme rendre compte que j’ai utilisé lebiscuit et le dentifrice dans le mauvaisordre.)

Une immense limousine noire m’attenddehors, et sitôt que j’apparais, elles’avance, l’air menaçant, de deuxcentimètres. La portière s’ouvre.

— Quatre minutes cinquante secondes !dis-je la bouche pleine, les yeux rivés surma montre, en montant à l’arrière. Je suistrop forte !

— Félicitations, fait une voix glaciale àun mètre de moi, tandis que lapropriétaire de cette voix chasse de son

visage mes postillons chocolatés. Siseulement on pouvait en dire autant de tonhygiène personnelle !

Une lumière s’allume au-dessus de matête.

Elle est là, et elle me regarde fixement: Yuka Ito.

35

Croyez-moi si vous le pouvez, ladernière fois que j’ai vu Yuka Ito est ladernière fois que vous l’avez vue, vousaussi.

Après que je l’ai humiliée à latélévision nationale, puis que j’aiembrassé son neveu et presqueentièrement détruit la marque Baylee, jene l’ai pas recroisée. Elle est restée,j’imagine, dans sa tour faite de crânes defées, entourée de lave en fusion et de

cadavres de mannequins trop âgés, tandisque moi, je suis restée enfouie sous leslivres dans un pavillon entouré d’unepelouse dans le Hertfordshire.

Et, pour être tout à fait honnête, celam’allait parfaitement.

Avalant mon biscuit le plus vitepossible, je plisse les yeux pour regarderle plafonnier, puis reviens à Yuka. Elleest si menue, si pâle et si complètementvêtue de noir, de la tête aux pieds, qu’elledisparaît entièrement dans la banquette :on ne voit qu’un petit visage flottant enl’air. Une atmosphère glaciale l’entoure,et je ne suis pas certaine que cela vienneuniquement de l’air climatisé.

Yuka Ito me considère, puis éteint le

plafonnier. Quelque chose me dit que çapart très mal.

— Harriet Manners, dit-elle d’une voixcrispée en regardant mes boutons, jecroyais que nous étions d’accord sur lefait que tu arrêterais de sécréter du pus.C’est dans ton nouveau contrat.

Je tâche de me cacher la figure avec lesdoigts.

— Désolée.

Je commence déjà à m’excuser alorsque je ne suis même pas encoreentièrement assise.

— Je ne sais pas du tout d’où ça vient.

Yuka observe d’un air entendu lebiscuit au chocolat dans ma main.

— J’ai quelques idées là-dessus.

— En fait, de nombreuses étudesscientifiques prouvent que le chocolat n’arien à voir avec l’acné, qui seraitentièrement hormona…

Yuka plisse les yeux, et mon instinct desurvie se déclenche enfin. Je me tais,range le reste du biscuit dans mon sac etme racle nerveusement la gorge. « Changede sujet, Harriet. »

— Je… euh… je ne pensais pas quevous seriez là, Yuka. Je croyais que vousseriez…

En train de préparer une pommeempoisonnée.

— … avec les autres mannequins. Dans

un des autres pays.

— Les autres personnes que j’emploiesavent s’organiser, réplique-t-elle enpliant sagement ses mains devant elle.C’est pour cela que je les emploie.

Je m’efforce de ne pas remarquer lessous-entendus qui flottent autour de moi.

— C’est un plaisir de vous revoir.Comment va votre… euhhh…

« Pense “mode”, Harriet. Pense“connexion émotionnelle”. Pense “intérêtcommun”. »

— Comment va… votre chapeau ?

Comment va votre chapeau ? Ce n’estpas très orthodoxe comme début de

conversation, j’en conviens.

— Harriet. Qu’est-ce qu’un modèle ?

Oh, Seigneur. Elle me teste déjà. C’estune bonne chose que j’aie révisé ladéfinition dans le dictionnaire un certainnombre de fois ces derniers mois, justepour savoir ce que j’étais censée faire.

— Ce qui sert ou doit servir d’objetd’imitation ?

— Précisément.

Elle baisse les yeux.

— La moitié féminine de la populationne veut pas ressembler à une abeille quicombat le crime.

Je jette un coup d’œil à ma tenue. C’est

vrai, on dirait que je vais enfiler unmasque noir et me mettre à faire desprises de karaté à des guêpes, voire à dessauterelles.

— Je me dépêchais et c’est la premièretenue que j’ai trouvée dans ma valise…

— Alors ne mets pas des chosespareilles dans ta valise.

En Chine, il existe une spécialitéculinaire appelée « la crevette soûle »,qui se prépare en trempant des petitescrevettes dans un bouillon chaud ou dansun alcool fort, pour les manger encorevivantes et frétillantes. Je commence àcomprendre ce qu’elles éprouvent.

Je respire à fond.

— Yuka, je voudrais profiter de cetteoccasion pour vous exprimer une fois deplus ma gratitude de m’avoir offert cettechance de voir Tokyo et d’être inclusedans…

— La gratitude n’est pas nécessaire,me coupe-t-elle en levant une main. Jeveux ton visage pour ma nouvelle marque.C’est pour ça que je te paie.

Je rosis de plaisir, bien que j’aie unpeu l’impression qu’elle va mel’arracher, ce visage, pour l’accrocher àune sorte de collier ultrasophistiqué.

— Comment s’appelle la marque ?

Vu la tête qu’elle fait, elle semble déjàregretter sa décision.

— Yuka Ito.

— Ah.

— Cela dit, ajoute-t-elle en s’adossantlégèrement à son siège, j’aimeraisclarifier trois choses.

Je m’empresse de chercher un bout depapier et un stylo dans mon sac.

— Dégainez !

Ma voix sort en couinant, et je dois meracler la gorge, gênée.

— Je veux dire, allez-y, Yuka Ito. Jevous en prie. Merci beaucoup. S’il vousplaît.

Elle me regarde en silence et une ridese creuse entre ses sourcils.

— Wilbur t’a expliqué que lessemaines qui viennent exigent tadiscrétion pleine et entière. Compris ?

Je hoche la tête avec enthousiasme, etje prends note :

1. Discrétion.

— Je ne t’ai pas envoyée à Tokyo pourque tu fasses la fête. Il s’agit d’un travail,et tu vas travailler très dur. Est-ce clair ?

Je fais « oui » de la tête, un poil moinsenthousiaste, et j’écris :

2. Pas des vacances.

Cela veut dire, je suppose, que je peuxdire au revoir au musée des Parasites deMeguro, donc.

Les yeux de Yuka se plissent encoredavantage.

— Cette campagne de lancement est unmélange unique d’idéologies occidentaleet orientale. Chaque prise de vue prendraune image stéréotypée et la démontera ; ils’agit de remettre la femme en questionpour mieux la célébrer. Puissante, fragile,féminine.

— Ça paraît…

— Ce n’est pas Baylee. Pas detradition quadricentenaire ni d’énormesmarges de profit sur lesquelles se replier.Mon stylisme, mon nom, ma carrière. Jene pourrai pas me permettre de tolérer uncomportement imprévisible cette fois-ci.Est-ce parfaitement clair ?

Je déglutis, tout à fait calmée. On nem’avait jamais décrite commeimprévisible. Je ressemble peut-être plusà mon père que je ne le croyais, au fond.C’est le genre d’idée qui vous remet lespieds sur terre tout de suite.

— Je comprends, dis-je avec solennité.

Et j’écris :

3. Rester vigilante.

— Tu es payée très cher, continue-t-ellependant que je souligne trois fois ledernier point pour faire bonne mesure etque je trace une série d’étoiles à côté. Situ n’arrives pas à satisfaire à ces troisexigences fort simples, beaucoup d’autresmannequins y arriveront.

Je rougis comme une tomate. Annabel astipulé dans mon contrat initial que jedevais ignorer combien je gagne jusqu’àmes 18 ans. Mais très franchement, je suisun peu intriguée, maintenant. Je pourraipeut-être me payer un piano, puis êtreexactement comme Beth dans Les QuatreFilles du docteur March, mais sansmourir de la typhoïde à la fin.

— D’accord, dis-je.

— Très bien.

Elle pivote vers la fenêtre et me faitclairement comprendre que laconversation est terminée.

Je regarde défiler les innombrableslumières de Tokyo en me taisant

docilement. On peut dire ce qu’on veutsur Yuka Ito — même si, évidemment,personne ne le fait —, en tout cas elle nemâche pas ses mots. Elle est terrifiante,mais au moins, avec elle, on sait toujoursoù on se situe.

À environ quatre centimètres de ladécapitation, en général.

Je serre ma toute nouvelle liste dans mamain jusqu’à ce que la voiture se mette àralentir. Une puissante odeur salée etacidulée m’assaille les narines, et je lareconnais sur-le-champ. C’est l’odeurd’un composé chimique appelé «bromophénol », que l’on trouve dans lesalgues et dans l’eau de mer.

Je me penche en avant avec

enthousiasme.

— Ouh ! On est à la mer ?

— Tokyo n’est pas une stationbalnéaire, tranche Yuka d’une voixcassante.

— Mais l’odeur… Ça sent le…

— Nous sommes à Tsukiji, le plusgrand marché aux poissons du monde.

Nous nous garons devant l’entrepôt leplus gigantesque que j’aie vu de ma vie.Il est immense, et industriel, et l’odeur depoisson est si forte que le biscuit auchocolat logé dans mon estomac menacede refaire une apparition-surprise.

Je fronce les sourcils.

— Mais… Je croyais qu’on allaitréaliser notre premier shootingaujourd’hui ?

— C’est le cas, confirme Yuka enouvrant la portière. Et c’est ici que ça sepasse.

36

Quiconque prétend que le métier demannequin est glamour raconte de grosmensonges.

Il y a du sang partout. Luisant au fonddes boîtes. Dégouttant des tables dans desseaux. Teintant tranquillement desmonticules de glace pilée, tel du sirop deframboise coulant sur une glace à l’eau.Et au milieu de tout ce rouge, il y a lespoissons. Gros poissons, petits poissons,huîtres, homards, calmars, palourdes,

coquilles Saint-Jacques, anguilles. Desmilliers et des milliers de fruits de mer,entassés ou alignés. Entiers, décapités,privés de leurs nageoires ou débités enpetits morceaux. Certains ont déjà quittéce monde, d’autres sont visiblement entrain de le faire, ou de s’accrocherdésespérément à la vie.

Il est 4 h 40 du matin, et je suis deboutau milieu d’un remake du Monde deNemo par Quentin Tarantino.

— Un problème ? aboie Yuka.

J’avale ma salive, la gorge nouée.

— Pas du tout.

— Alors tâche d’arranger un peu tafigure.

Elle pivote sur ses talons aiguilles,qu’elle fait cliqueter violemment sur lesol en béton de l’immense hangar. Je lasuis docilement, en souriant de toutes mesforces à tout le monde. Personne nem’accorde la moindre attention. Il fautcroire que les pêcheurs japonaiss’intéressent encore moins que moi à lamode.

Un coin de l’entrepôt a été dégagé pour laséance photo, très temporairement. Un «vestiaire » est installé le long d’un mur,avec un miroir en pied appuyé dessus, etune table pliante, couverte de produits demaquillage et d’accessoires de coiffure,est posée juste à côté d’un seaud’anguilles. Des petites mains de la modes’affairent partout : ça parle fort, ça

branche des sèche-cheveux et des fers àfriser. C’est un tourbillon de bruit etd’activité, et pourtant, à notre approche,tout devient étrangement silencieux.

Je me trouve à 11 000 kilomètres del’école, mais j’ai l’impression que jeviens d’entrer dans la classe et que leproviseur est juste derrière moi.

— Pas ici, lance sévèrement Yuka àune femme qui a approché une chaise dumur. Déplacez-moi ça, dit-elle enindiquant une paire de chaussures parterre. Arrêtez, ordonne-t-elle à un hommequi brosse un manteau tout en épongeantson front transpirant de terreur.

D’une seconde à l’autre, elle va nousfaire mettre en rang et exiger qu’on lui

montre nos cahiers.

Puis elle tend le bras derrière un rideauet en sort une housse à vêtements bleue.Lentement, elle l’ouvre et en révèle lecontenu. C’est court, orange pâle etmousseux, fait d’une multitude de couchesd’une étoffe délicate et translucide. Lehaut est étroit, raide et renforcé de fil defer, mais s’évase à la taille pour formerune cloche rigide. De minuscules spiralesimpeccablement brodées en rouge sontéparpillées sur chacune des épaisseurs,tandis que l’ourlet du bas et le col sontornés de fines vrilles d’un matériauorangé qui flotte vers le haut et versl’extérieur.

C’est une robe. Ou peut-être devrais-je

plutôt dire : c’est apparenté à une robe,de même qu’un gros chat roux estapparenté à un tigre, ou qu’une fresquepeinte sur le mur d’un McDonald’s estapparentée au plafond de la chapelleSixtine.

— Mon Dieu, dis-je dans un souffle entendant la main pour la toucher. C’estextraordinaire.

Yuka chasse ma main d’une tape.

— Évidemment, lâche-t-elle. Je ne faisrien d’ordinaire.

Elle hausse un sourcil.

— C’est de la haute couture4. Tu saisce que cela veut dire, au moins ?

Je fouille ma cervelle à la recherche demes souvenirs de français niveau 2.Couture = cicatrice. Haute = grande.

— Un énorme traumatisme ? hasardé-je.

— Non.

Ses lèvres sont plus fines de secondeen seconde.

— La haute couture, c’est le sommet dela mode. Ce qui signifie que cette robe estun exemplaire unique. Je l’ai réaliséemoi-même, à la main, spécialement pourtoi. Elle a plus de valeur que la voituredans laquelle nous sommes venues ici.Voici donc tes habilleuses.

Et elle m’indique du geste deux jeunes

Japonaises vêtues de noir, qui viennent dese matérialiser à mes côtés telles desjumelles dans un vieux film d’horreur.

Je suis un peu assommée, mais un peuindignée aussi. Des habilleuses,maintenant ? Yuka me prend vraimentpour une gamine ?

— Je vais avoir 16 ans, je crois que jesais m’habiller toute seule, lui dis-je dema voix la plus outrée mais respectueusequand même.

Cette fois, elle hausse le deuxièmesourcil.

— Je ne veux pas te voir accessoiriséeavec des antisèches. Qu’elles soientdorées ou pas.

Je crois que le message est clair.4. N.d.T.: En français dans le texte original.

37

Je suis une créature toute de maturité etd’élégance, de maturité et d’élégance, dematurité et d’élégance. »

J’ai beau le répéter, c’est peine perdue: je ne convaincrai personne. Et surtoutpas Yuka. Elle ne me laisse toucher àrien. Je suis habillée par des inconnuesenthousiastes, qui me demandent degarder les mains en l’air et les piedsécartés, telle une sorte d’ours en pelucheraide et trop aimé.

Une fois qu’elles ont terminéd’attacher, épingler et ajuster, et que lamaquilleuse a fini de me redessiner et deme colorier — épais fond de teint blanc,eye-liner noir, lèvres très rouges —, onme mène enfin devant le miroir.

Je ne m’y ferai jamais : une fois deplus, la transformation me stupéfie. Mescheveux ont été lissés en un carré roux etbrillant, j’ai le teint éclatant et immaculé,et mes yeux ont de vrais cils visibles, cequi m’évite d’avoir l’air d’un lapin. Jesuis absolument méconnaissable. Mespropres parents ne me reconnaîtraient paslors d’une séance d’identification aucommissariat. Chaque fois que je pose,c’est la même chose : je démarre commeune élève ordinaire et je finis par

ressembler entièrement à quelqu’und’autre. À quelqu’un, tout court.

C’est comme si j’étais Superman, saufque je ne me transforme quetemporairement, une fois tous lesquelques mois, avec l’aide de nombreuxprofessionnels très bien payés et d’unemontagne de coûteux produits de beauté.

Les habilleuses continuent de fignolerl’ajustage de la robe jusqu’à ce qu’ellessoient satisfaites, puis me gui-dent — jesuis incapable d’y voir et de marchercorrectement — jusqu’à une autre zone duhangar. Où je m’arrête net, estomaquée.

Par terre, il y a des poissons.

Trente ou quarante énormes poissons

argentés, morts, qui luisent sous de grosprojecteurs — temporaires, eux aussi —,couchés tête-bêche dans un ordreimpeccable, au point qu’on se croiraitdans une sorte d’école militaireaquatique. Une fine vapeur s’élève dansl’air glacé et, parmi les poissons, il y adeux hommes qui disposent les nageoireset brumisent de l’eau pour faire briller lesécailles.

C’est impossible de détourner le regardde ce spectacle. Ce qui est sans doute unebonne chose, vu qu’il s’agit d’unecampagne de publicité.

— Des thons frais, chuchote une desstylistes. Dans une heure, ils serontvendus à tous les restaurants de sushis du

pays. Il faut qu’on termine le shootingavant qu’ils soient découpés et expédiésailleurs.

Incapable d’articuler un mot, je fais «oui » de la tête. Il n’y a que Yuka pourorganiser une campagne de pub sihorriblement belle.

L’espèce humaine consomme 100millions de tonnes de poisson tous lesans, et un Anglais à lui seul en engloutiten moyenne 20 kilos. Je ne vais pas memettre à pleurer sur ces thons sousprétexte que je vois leurs têtes et qu’ilsne sont pas mélangés à de la mayonnaise,cachés entre deux tran-ches de pain etenveloppés dans un joli emballage àcode-barres de chez Marks & Spencer.

Un petit Japonais propre sur lui, encostume sombre, aux cheveux lissés etgominés, s’approche de moi et s’inclinepoliment.

— ’aluut, me dit-il.

— Salut à vous aussi.

Je commence, par étourderie, à faireune petite révérence, que j’essaie ensuitede transformer en inclinaison du buste. Jereste coincée entre les deux et finis parsau-tiller sur la pointe des pieds commesi j’avais envie de faire pipi.

— ’aluut, répète le bonhomme, un peuplus fort.

Sans doute une coutume japonaise queje ne connais pas encore.

— Salut !

— ’aluut.

On pourrait y passer la journée.

— Salut. Je m’appelle HarrietManners.

Je révise rapidement dans ma tête lesquelques phrases en japonais que j’aiapprises et aboutis à ceci :

— Wa-ta-shi-wa Harriet Mannersdesu.

— Il s’appelle Haru, fait une voix defemme derrière moi. H-A-R-U. Ça seprononce en roulant le r.

Ah.

Je vire au rouge vif et fais volte-facepour voir qui me parle : c’est une joliedame japonaise qui a une frange noiretoute droite et des lèvres pulpeuses,comme de petits coussins. Je me retournevers Haru.

— Oh, veuillez m’excuser, je suisabsolument désolée. Je n’ai pas beaucoupdormi, je ne sais pas trop ce que je fais,et quand je suis nerveuse, je ne peux pasm’arrêter de parler, et d’ailleurs c’est ceque je fais en ce moment, pas vrai ? Et jeferais mieux de la fermer, mais c’esttellement excitant, tout ça et…

— Il ne comprend pas l’anglais, ajoutela dame.

— Watashi wa kameraman desu,

intervient Haru sur un ton indiquant qu’ilavait déjà compris que j’étais une idiote.

— Haru est le photographe de cettecampagne, m’explique la dame ensouriant. Un des meilleurs du Japon. Jesuis Naho, son interprète.

Dans un coin, Yuko nous observe avecson expression habituelle.

— C’est un plaisir de vous rencontrertous les deux, dis-je en tendant une maintremblante.

Haru la regarde.

— Kimi wa omoinohoka seha hikuine,affirme-t-il froidement.

— Vous êtes plus petite qu’il ne

pensait.

— D’accord.

Mes joues chauffent de plus belle.

— Humm… vous m’en voyez navrée.Mon père n’est pas très grand non plus. Ilprétend que nos gènes seraient tropécrasants pour le monde s’ils setrouvaient en plus grande quantité, etpeut-être même hallucinogènes. Commela muscade.

— Hayaku hajimeruyo, lâche lephotographe d’un air pète-sec avant de setourner vers la gauche pour faire signe àune de ses assistantes. Kono gaki notame ni wazawaza jikan wo saku hituyouga nai kara ne.

— Haru dit…

Naho se tait juste assez longtemps pourque je comprenne qu’elle censure lespropos du photographe.

— … il dit que nous n’avons pas letemps pour cette charmante conversation.Commençons.

Elle m’indique une croix tracée à lacraie blanche par terre, entre deuxpoissons particulièrement brillants.

— Mets-toi ici.

— Isoide, aboie Haru.

Naho semble gênée.

— Euh… assez vite, s’il te plaît ?

— Ah, oui, bien sûr.

Je commence à avancer prudemmentsur la pointe des pieds entre les énormespoissons, en prenant garde de ne piétineraucune nageoire, comme si je jouais à unemarelle maritime. Puis je m’immobilise,légèrement vacillante, sur la croix.

— Ça va, comme ça ?

— Koitsu, baka ka ?

— Humm… fait Naho en fermant lesyeux un instant. Très bien.

D’après ce que j’ai appris jusqu’ici aucours de mon épique carrière demannequin, tout ce que j’ai à faire, c’estbouger un peu les bras et les jambes enarborant l’expression la plus ennuyée etmorose possible. Comment expliquer

qu’après tous les examens importants quej’ai passés ces derniers temps, cetteépreuve-ci soit la plus difficile pour moi?

Haru regarde sévèrement dans sonviseur, fronce les sourcils, tripotequelques boutons, puis hoche la tête.

Je ne sais pas comment interpréter cela.

— Vous voulez que je fasse quelquechose ?

— Nande gaikokujin moderu tsukaunda, nihonjin demo ii janai ka ?

Naho se renfrogne.

— Charlie, dit-elle à la cantonade. Quequelqu’un aille le chercher !

Charlie ? Encore un partenairemasculin ?

Nom d’une sucette en trottinette ! Je nepense pas être prête pour ça. Je ne suispas du tout aussi insensible aux beauxgarçons qu’un mannequin fille devraitl’être.

Un assistant fait rouler une énormebassine jusqu’à moi, et je bats despaupières en regardant son contenu rougeet orange vif, très vivant, qui se tortille aufond. Je contemple les tortillons et lesspirales de ma robe, qui ressemblentfurieusement à des ventouses, et soudaintoutes les pièces du puzzle se mettent enplace.

— Charlie le poulpe ?

— Oui, lance Yuka d’une voix claire àtravers la pièce. Ne le laisse pas te volerla vedette.

J’ai étudié les eucaryotes pour un devoirde biologie l’an dernier. Savez-vous quele poulpe a trois cœurs ? Deux pourtransporter le sang jusqu’aux poumons etun pour le faire circuler dans le corps ?Ou qu’il a des cellules spécialesappelées chromatophores, qui changentde couleur pour lui permettre de secamoufler ?

Et savez-vous que les poulpes sontgénéralement reconnus comme les plusintelligents des invertébrés, et qu’on en avu certains voler des appareils photo, sedéfendre avec des armes et dévisser des

couvercles de bocaux pour atteindre lesproies enfermées à l’intérieur ?

Ceci est ma première rencontre avec unvrai poulpe. J’ai toujours voulu en voirun de près. Les poulpes sont les geeks dumonde marin.

Je me penche pour mieux l’observer.

— Furenaide kudasai, s’époumoneHaru. Kare wa junbi ga dekitenai kara.

— S’il te plaît, couine Naho, ne touchepas le…

Mes doigts entrent en contact avec untentacule. Charlie s’agite soudainement.Et, d’un jet rapide, projette une encrebleu foncé sur toute ma robe.

38

Les tests de QI sur Internet peuventprétendre ce qu’ils veulent : ce n’est pastrès bon signe quand un poulpe est plusmalin que vous. Invertébré ou pas,Charlie est clairement plus intelligentqu’au moins un animal doté d’une colonnevertébrale.

« Votre partenaire n’est pas prêt. »C’est ça, ce que me disait Haru. Charliedevait passer quelques minutes hors del’eau pour évacuer la peur. Personne ne

s’attendait à ce que j’essaie de l’attrapertout de suite ; on s’attendait à ce que jerefuse catégoriquement de le toucher,comme toute jeune fille de 15 ansnormalement constituée.

L’encre ne fait pas que tacher la robe :elle coule et s’insinue partout. Sur monvisage, mes mains, mes jambes. Partoutsur le sol. Partout sur les coûteux thons.On dirait le stylo-plume le plus énorme,le plus explosif et le plus fuyard dumonde.

— Baka ! s’époumone Haru tandis queje reste plantée là, tétanisée, dégoulinantede bleu foncé. Bakayaro !

De colère, il jette un cache-objectif en

plastique par terre.

— Hum… commence Naru.

Mais cette fois, je n’ai pas besoin detraduction.

Il a raison.

Je suis une pauvre cloche.

Je m’excuse platement et profusément,mais le temps qu’on m’éponge à l’aided’une demi-douzaine de serviettes enpapier, je me rends compte que lasituation est désespérée. La robe enexemplaire unique est fichue. Lespoissons qui n’étaient pas bleus ont étévendus ; les autres sont passés au jet dansun coin. Le photographe fume dehors etme lance de temps en temps un mot en

japonais à travers la porte. Naho refusepoliment de traduire.

Et Yuka n’est plus là.

39

Pour la seconde fois en une semaine, jene suis pas du tout de la bonne couleur. Ilne me manque plus qu’une petite lampedorée et une barbe noire et bouclée pourêtre le génie d’Aladin.

Mais qu’est-ce qui cloche chez moi, àla fin ?

— Pour l’amour des fanfreluches !soupire Wilbur dans mon téléphone alorsque je monte dans un taxi et m’assoisprudemment sur une serviette. C’est

exactement ce que je voulais dire, Petons-au-Miel. Faut-il que je fasse envoyer unbonnet d’âne partout où tu vas ?

Je me frotte le nez, penaude, puisregarde mon doigt. Il est mauve pâle.

— Pardon, Wilbur, je ne sais pascomment je me débrouille pour que çam’arrive à chaque fois.

— Ah vraiment, Plum-Pudding ?Aucune idée ?

Nouveau soupir.

— J’imagine que je vais devoirappeler Yuka pour essayer de la calmeravant que tu sois virée avec perte etfracas. Mais je t’en supplie, mon petitGâteau-de-Carotte, si on se reparle cette

semaine, je veux que ce soit parce que tuas trouvé une licorne rose à paillettes enliberté dans les rues de Tokyo et que tuveux me l’offrir comme nouveau destrier,d’accord ? Pas parce que tu as encoretout fichu en l’air.

Il y a un silence.

— Est-ce que tu penses à une licornerose à paillettes en ce moment ? medemande Wilbur avec sévérité.

— Et si elle est violette ?

Troisième soupir.

— Je crois bien, Papattes-de-Chat, quec’est ça, le problème. Essaie un peu de teconcentrer.

Nat non plus n’est pas aussi étonnée que

je le voudrais par ma mésaventure avecle poulpe. Pourtant, d’après la poétesseChristina Rossetti, les amies sont là pour:

a) Vous encourager dans l’adversité.

b) Vous chercher quand vous vouségarez.

c) Vous soutenir quand vous chancelez.

d) Vous fortifier quand vous êtestourmentée.

Elles ne sont pas là pour vous envoyer letexto suivant :

HAHAHA tjs la reine de la gaffe.MDR xxxPendant que j’étais occupée à tout teindre

en bleu dans un rayon de 10 mètres, j’aiaussi reçu 10 appels manqués de mesparents, 2 erreurs de numéro, 4 messagessur ma boîte vocale et 9 SMS. La plupartpour savoir si j’étais bien arrivée auJapon, et quatre destinés à me rappeler ceque je ratais :

1. Tu as laissé un paquet géant deMars sur ton armoire. Je peuxt’en prendre un ? Bisous, papa

2. J’en ai pris 3. J’espère que c’estOK. Bisous, papa

3. Je vais en reprendre juste un.Bisous, papa

4. Harriet, ton père s’est encorerendu malade en descendant un

paquet géant de Mars. Ne laissepas de friandises là où il peut lestrouver stp. Biz, A

Je commence à sourire, mais soudain jeme souviens.

« Ce serait mieux pour tout le mondequ’elle ne soit pas là. »

Ma lèvre inférieure se crispe, et jefoudroie mon téléphone du regard. Ilsvoulaient que je m’en aille : ils ne vontquand même pas me casser les piedsmaintenant que je suis partie !

Je tape ce message laconique :

Tt va bien. Arrête de manger mestrucs. HAprès quoi j’appuie sur « Envoyer »,

j’éteins mon téléphone et je regarde parla fenêtre du taxi, profondémentmalheureuse. Tokyo s’éveille : une fouleen complet se déverse des bouches demétro, et des haut-parleurs commencent àdiffuser de la musique à plein volume. Lesoleil brille, l’air s’épaissit d’odeurs etde chaleur.

Je n’en reviens pas : les boutiques nesont pas encore ouvertes, et j’ai déjà toutraté. C’est rapide, même pour quelqu’uncomme moi.

Tout ce que j’ai envie de faire, c’estfiler dans mon lit, tirer la couette sur matête et me rendormir. Comme d’habitude.

Et c’est exactement ce que je fais.

40

Je passe tout le reste de ma nuit àcombattre des poulpes, des licornes etdes mouettes parlant japonais, jusqu’aumoment où l’un de ces volatiles se posesur mon épaule et se met à me criaillerdans l’oreille. J’ouvre les yeux ensursaut.

Ce n’est pas une mouette.

Une épaisse fumée noire passe par-dessous la porte, et l’alarme anti-incendierésonne bruyamment dans la pièce à

vivre.

— Rin ? Poppy ? je crie de toutes mesforces, tout en luttant contre une quinte detoux.

Comme il n’y a pas de réponse, jebondis de mon lit et cours droit à lacuisine. J’éteins le grill, ouvre une fenêtreet récupère les toasts brûlés. Ils ont laforme exacte de Hello Kitty, sauf qu’ilssont noirs et fumants. L’un des deux a uneoreille en feu. J’espère vraiment que Rinne deviendra jamais pyromane : elle seferait prendre en moins de deux.

— Rin ?

Je passe Hello Kitty sous le robinetd’eau froide jusqu’à ce qu’elle soit toute

molle et perde son nœud. Puis j’entre entitubant dans la pièce à vivre, éteinsl’alarme et agite les bras pour dissiper lafumée, même si je sais qu’agiter les brasest inutile dans ce genre de situation.

Soudain, j’entends un cri effrayant quivient de la salle de bain, et je me rue danscette direction, folle de peur.

— Rin ? Ça va ?

— Lalala, chante quelqu’un à tue-tête.No I won’t, be a fraise, no a-a-a-a-aïewon’t… be a fraise, just as lo-oong… asyou sa-an… sandale me. Sandale me. Ohdarling darling sandale me…

La porte s’ouvre d’un coup en laissantéchapper un panache de vapeur ; une

mince silhouette blonde me bouscule pourpasser et prendre la place de la fille quisort de la douche.

Sans un mot, Poppy claque la portederrière elle.

— Sandale me est mon chansond’Australie préférée, déclare joyeusementl’autre fille en se séchant les cheveux àl’aide d’une serviette. Mais pourquoi unefraise ? Pourquoi il veut pas être unefraise ?

Puis elle se renfrogne et renifle.

— Tu fumer, Harry-chan ? C’est supermal pour toi. Tu dois re-fléchir à ça.

— Rin ?

La fille qui se trouve devant moi n’arien à voir avec Rin. Ses boucles ontdisparu, ses cheveux sont raides, coupésau bol à hauteur des oreilles. Ses yeuxsont démaquillés et semblables à ceuxd’un chaton, sa peau, rose et nacrée. Jeregarde son immense t-shirt qui portecette inscription : JE SUIS ! BONHEUR QUAND

JE MANGE DU POMME DE TERRE.

— Anglais est magique, né ? me lance-t-elle, souriant d’une oreille à l’autredevant mon expression hébétée. HarryPotter. Mignon Australien avec baguetteet lunettes. Bang, bang !

— Rin… Je ne t’avais même pasreconnue.

Elle semble avoir le cœur brisé.

— Haï. Oui. Le joli c’est rangé dans laboîte. Les mannequins, pas le droitbriller. C’est… nan dakke… pasprofessionnel.

Elle tire sur son t-shirt et fait semblantd’avoir un haut-le-cœur.

— Maintenant je suis comme garçon.

— Oh non, pas du tout.

Même privée de ses fanfreluches et deses accessoires en plastique, Rin n’a rienà envier à Poppy point de vue beauté.

— Tu es magnifique.

Elle a un petit rire et me tapote la tête,en se haussant sur la pointe des pieds, car

je suis nettement plus grande qu’elle.

— Les étrangers, ils est fous, né ? Past’inquiète pour Poppy, Harry-chan.

Elle regarde vers la salle de bain ensecouant la tête.

— Le matin, elle est… nan dakke.Méchant comme pique.

— Méchante comme une pique ?

Rin se fait deux cornes sur le front avecses doigts.

— Mêêê, mêêê. Mange l’herbe.

— Comme une bique ?

— Oui. Bique. Elle mordre et cogneavec la tête.

Rin se tapote le front.

— Mais super parfaite en mannequin.Poppy, pas la bique.

Puis elle se rembrunit et m’observe despieds à la tête.

— Harry-chan, en Anglaiseterre estmignon ressembler à Avatar ?

Elle me touche prudemment le visage,regarde son doigt et, pour voir, le frottesur sa propre joue afin d’y déposer unpeu de bleu.

J’ai un sourire gêné.

— Le shooting d’hier ne s’est pas trèsbien passé, pour tout dire.

— Alors nous doit réparer, affirme Rin.

Elle me prend la main et entreprend deme traîner dans la chambre.

— Si tu es pas travaille aujourd’hui, jete montrer Tokyo.

— Oui, je crois que j’ai du temps libre.

Je me dis que Yuka aura besoin d’aumoins 24 heures pour se calmer.

— Du temps libre ? Chotto matte.

Elle sort un petit ordinateur d’unepoche de son t-shirt, lit la traduction et,quelques secondes plus tard, me demande:

— Normalement, ton temps en prison,Harry-chan ? Pourquoi ?

J’éclate de rire, et la porte de la salle

de bain s’ouvre à ce moment-là.

— Vous sortez ? s’écrie Poppy. Je peuxvenir avec vous ? Chanel m’a donné lajournée, je vais m’ennuyer à mourir.

Elle s’avance alors dans le couloir etfait la grimace.

— Pardon de t’avoir doublée, Harriet.J’avais une terrible envie de faire pipi, ettu bloquais bêtement le passage.

Rin refait ses cornes de bique et faitsemblant de brouter derrière son dos.

J’ai beau sourire, je commence à avoirdes nœuds dans l’estomac. Poppy estadorable, mais je ne suis pas certaine devouloir passer toute la journée avec elle.Elle est ce que Nat appelle une «

Monmec » : une fille qui parle de sonpetit ami toutes les 12 secondes, au casoù quelqu’un commettrait l’immondeerreur de penser qu’elle est célibataire,délaissée et esseulée. Même si celan’arrive jamais aux gens aussi beauxqu’elle.

Je ne suis pas sûre de pouvoir faireface. J’aime à me considérer commehabitant l’extrémité gentille du spectrehumain, mais je ne suis quand même pasmère Teresa.

— Euh…

— Tu venir, décide promptement Rin àma place.

Elle tire la langue en direction d’un

jean noir et d’un simple gilet noir, qu’elles’empresse de revêtir.

— Nous passe la journée ensemblecomme trois nouvelles cotines. Je vousmontrer les super superetés de Tokyo et…Dame ! Kono itazura neko !

Elle attrape Kylie, qui joue à attaquerune boîte dans un coin de la chambre.

— Gokiburi wa tabenaino !

— Comment ?

Je me baisse pour ramasser la boîte enquestion. C’est une petite maison encarton, avec un toit de tuiles peintes, deminuscules briques dessinées, des fleurset une clôture blanche. Par une des

fenêtres, entre des rideaux rose vif, onaperçoit un insecte qui souritcomiquement en faisant un joyeux signede la patte. Au-dessus de la porte, on peutlire le mot BIENVENUE.

— C’est un piège à cafards japonais,m’explique Poppy.

Je jette aussitôt la chose par terre.

— Ils sont énormes et absolumentimmondes, ici.

Je regarde la boîte d’un peu plus près.Sous l’inscription BIENVENUE, il y en aune autre, écrite en petites lettres jaunes :DANS LA MORT.

Il ne nous reste plus qu’à espérer quenos cafards ignorent l’anglais ou qu’ils

soient complètement myopes.

— Cafard entre dedans, dit gaiementRin. Cafard tombe dans la pomme.

Elle fronce les sourcils.

— Nan dakke. Passe.

Puis elle me regarde et ajoute :

— Va doucher, Harry-chan. Tu sens lespoissons. Nous commencer le Japon toutnouveau pour toi.

Elle me pousse doucement vers la sallede bain, et un sentiment agréable se remetà me chauffer le ventre. Poppy et Rin sefont une barbe avec Kylie et se prennenten photo, alors que la chatte n’a qu’uneenvie : remonter sur le lit.

« Amies », me dis-je, et je ferme laporte de la salle de bain en riant. Au boutde 15 ans, je commence peut-être enfin àcomprendre comment me faire des amies.

41

J’<3 le Japon.

Dès l’heure du dîner, je suis raide folledingue amoureuse de Tokyo. Comme vousle confirmeront mon t-shirt, ma casquette,mon stylo, mon crayon et mon badge toutneufs.

J’<3 son étrangeté, son bruit et saverticalité.

J’<3 sa politesse alliée à son sensmaniaque de l’ordre.

J’<3 les écrans de télé hauts de deuxétages, collés aux bâtiments, et la manièredont les vendeuses s’inclinent et voussouhaitent d’une voix chantante : «Irrasshaimmaasseee !!! » (bienvenue !),comme si vous étiez un membre de lafamille royale.

J’<3 le fait qu’on puisse jeter sespièces n’importe comment dans lesdistributeurs et qu’elles soient quandmême parfaitement comptées, et lamanière qu’ont les gens de s’endormircontre l’épaule de leur voisin dans lemétro.

J’<3 les toilettes électriques à siègechauffant qui jouent de la musique et vousenvoient de l’eau sur le derrière et font un

bruit de chasse d’eau pour que personnene vous entende faire pipi.

J’<3 ces gens qui attendent que lebonhomme passe au vert sur le trottoirmême quand il n’y a pas de voitures.

J’<3 sentir que je ne pourrais jamaism’ennuyer au Japon, même si j’y habitaispendant un million d’années.

Et, par-dessus tout :

J’<3 être ignorante de tout.

Ici, je ne sais ni lire, ni écrire, niparler. Je ne peux que regarder autour demoi avec des yeux comme des soucoupes,et me sentir minuscule et insignifiante.

Bunty avait raison : je suis mêmetemporairement libérée de moi-même.

— Tokyo, c’est pas mal, convient Rinavec un haussement d’épaules.

Elle nous a montré les attractionstouristiques au pas de course, comme sila ville entière devait s’écrouler dans les24 heures. Nous sommes montées ausommet de l’immense tour Tokyo Skytree; nous avons allumé des bâtons d’encensau temple Sensō-ji dans le quartierd’Asakusa ; nous nous sommespromenées dans le parc d’Ueno pourregarder les jongleurs. Nous avons mangédes brochettes de poulet avec de la geléede café et de la mayonnaise au thonenveloppées dans du riz et des algues, etdes morceaux de poulpe dans desboulettes de pâte à beignets (désolée,Charlie).

Nous sommes à présent à Harajuku, entrain de manger des crêpes dans la rueTakeshita. Je regarde Rin par-dessus macrêpe fraise-banane-crème glacée-gâteauau fromage.

— Rin, ta ville est incroyable.

Mais elle secoue la tête.

— Pas bien comme Sydney. Ici, passuper plages, pas barbecues et pascacatoès roses.

J’éclate de rire.

— Sais-tu qu’il y a plus d’habitants àTokyo que dans toute l’Australie et toutela Nouvelle-Zélande réunies ?

Poppy soupire. Elle picore des petits

morceaux de fraise, essuie la crème avecsa serviette qu’elle jette ensuite par terre.

— À vrai dire, je trouve que c’est unpeu too much.

Elle indique un minuscule chien au poilbouffant qui passe en robe verte, attaché àune laisse couverte de petites ampoulesclignotantes, vertes aussi.

— Non mais franchement, quelle utilité?

— Mais c’est ça qui est génial ! Çan’en a aucune !

Deux jeunes Japonaises nous croisentbras dessus bras dessous. L’une a lescheveux rose vif avec les pointes bleues,un tutu violet, un collant vert à rayures,

une veste camouflage et des chaussuresjaunes. L’autre est couverte, de la tête auxpieds, de mignons joujoux roses, commesi elle s’était trempée dans de la glu avantde traverser une boutique de jouets encourant. Je me tourne vivement versPoppy, un immense sourire aux lèvres.

— Tu te rends compte de la chancequ’on a ?

— Je suis mannequin à l’internationaldepuis mes 14 ans, lâche-t-elle tout enextrayant une miette de chocolat de sacrêpe pour la renifler, puis l’écraser surle banc. Le monde devient assez viteennuyant.

J’éprouve une soudaine pitié pour elle.

La fille aux jouets et sa copine nousremarquent, Poppy et moi, et nous fixentun instant du regard.

— Kawaïïïïïïïï ! couinent-elles avantd’éclater d’un rire cristallin et de s’enaller en gambadant.

Elles se retournent pour nous regarderet de nouveau exploser de rire.

— Rin, qu’est-ce que ça veut dire, aujuste, kawaïïïïïïïï ?

— Mignon. Kawaï veut dire mignon.

Elle considère son jean et son gilet noiravec une haine non dissimulée.

— Tu tromper, Harry-chan. Ça a utile.L’utile, c’est être mignon.

Tout ce qui nous entoure est duveteux,ou rose, ou scintillant, ou couvert decœurs, et de préférence les trois à la fois.

Tout a un visage : les gants, lesparapluies, les sachets de chips, lemascara. La carte de crédit de Rin estrose. Même les échafaudages d’unchantier en face de nous sont décorés delapins jaunes.

— Au Japon, tout doit être mignon,nous explique Rin d’un ton ferme,sinon…

— … sinon quoi ? intervient Poppy.Bon Dieu, Rin, il y a plus important dansla vie que d’être mignon.

Je lui jette un coup d’œil étonné.

Depuis que nous sommes sorties del’appart, elle s’est regardée dans toutesles surfaces réfléchissantes. Il y a encoredeux minutes, elle vérifiait son apparencedans la petite cuillère de sa crêpe.

Rin est consternée.

— Non, proteste-t-elle avecvéhémence. Mignon est le plus important.Amour est mignon. Mode est mignon.Fleurs est mignon. Animaux est mignon.Toutes les choses bien est mignon. Amitiéest mignon, ajoute-t-elle en nous montrantd’un geste. Nous poser des questions desuper cotines maintenant et faireréponses, né ?

Je la regarde avec joie. J’adore les

questions-réponses. Et en plus, je doutequ’une fille m’ait déjà proposé cela.Même Nat a tendance à éviter lesquestions chaque fois que c’est possible.Elle sait que je peux me laisserlégèrement emporter.

— Génial ! dis-je en m’efforçant de nepas remarquer que Poppy étouffe unbâillement. Je commence. Rin, d’oùviens-tu au Japon et comment est-ce là-bas ?

— Nichinan. C’est un petit ville depoissons en bas de Japon. Très chaud.Palmiers et poules et riz et montagnes etla mer. Joli mais nan dakke… calme.

Elle fait une grimace.

— Moi maintenant. Harry-chan,voulais-tu toujours faire mannequinage ?

— Non ! C’est… ça m’est tombédessus par hasard.

— Tu aimes beaucoup mannequinage ?

Je prends le temps de réfléchir.

— Parfois. C’est plaisant et excitant,mais ça peut faire peur, aussi. Et je suisune catastrophe sur pattes dès que j’ai destalons aux pieds. Pour être honnête,j’attends toujours avec impatience que çase termine.

Rin hoche la tête.

— Et tu sois possiblement ici pourencore Baylee, Harry-chan ? J’ai vois

belles photos sauter-sauter dans neige.

— Pas du tout.

Je récupère de la crème sur mon jeanavec un bout de crêpe et me fourre le toutdans la bouche, telle la déesse de laclasse que je suis.

— En fait, je suis là pour la nouvellecampagne de Yuka. Elle a quitté Baylee,et elle monte sa propre marque. Noussommes un certain nombre à travaillerdans différents pays. J’ai eu Tokyo, jesuis super contente.

Je souris à Rin.

— À toi, Poppy.

Cette dernière jette une fraise par terre.

— Allez-y, posez vos questions.

— Nick—kun, lance Rin.

À ces mots, mon estomac descend d’uncran et mes oreilles s’engourdissent.

— Combien de temps depuis tu êtremagnifique fiancée avec Australienparfait, Poppy-chan ?

— Oh, je ne sais pas, six semaines ?Sept ? fait Poppy, qui s’anime sur-le-champ.

Quoi ?

Il a attendu moins de deux semainesavant de tourner la page ?

— On s’est rencontrés sur un shooting,et ça a tout de suite très bien collé entre

nous. J’ai vu dès le début que je luiplaisais. Il venait de rompre avecquelqu’un, mais ce n’était carrément pasun problème.

J’ai une paupière qui tressaute. «Change de sujet, Harriet. Vite. Faissemblant, comme te l’a conseillé Nat. »Mais je m’entends dire :

— Qui ?… et je m’empresse derefermer la bouche.

Eh oui. Quoi qu’il m’arrive ensuite, jel’aurai bien cherché.

— Bah, une fille, lâche Poppy avecindifférence en jetant un morceau decrêpe vers un scooter qui passe. Il l’aassez vite trouvée ennuyante. Ce n’était

rien du tout.

J’ai envie de pleurer, tout à coup. Laseule histoire d’amour de ma vie n’étaitrien du tout ?

Ce n’était pas rien pour moi.

Au contraire : c’était quelque chosed’immense. Éléphantesque. Titanesque.Mégalithique ; énormissime ; prodigieux ;monumental. Je me sens comme unmoucheron qui serait entré dans l’œil deNick : comme s’il venait de me chasseravec un morceau de Kleenex etpoursuivait sa route, l’œil juste un peularmoyant, alors que pour ma part je suisanéantie.

Ennuyante ?

Je commence à m’indignerintérieurement, puis j’arrête tout. À quivais-je faire croire le contraire ?J’entends cette injure en permanence. Ence moment même, elle est gravée dansmon plumier.

Rin, elle, est absolument fascinée.

— Tu es femme de sa vie, Poppy-chan,affirme-t-elle, les yeux brillants. Je lesenti ici.

Elle se tapote la poitrine.

— Tout avant que tu le connais, c’est…nan dakke… échauffement, comme lesport.

— J’imagine, soupire Poppy en selevant gracieusement pour jeter à la

poubelle sa crêpe, qu’elle n’a pas mangéedu tout. Quand c’est parfait, on le sait,tout simplement, pas vrai ?

« Non », me dis-je soudain. Moi non,de toute évidence.

— Entièrement ! s’exclame gaiementRin en sautant du banc. On va allerprendre photo de cotines, maintenant. Onpeut faire le cheval et mettre les oreillesde lapin ensemble. C’est fantastoque, oui?

— Cool, fait Poppy. Je peux me mettreau milieu ? Je viens de m’acheter unnouveau rouge à lèvres.

Nous nous dirigeons alors vers uneénorme machine, devant laquelle des

filles font la queue en pouffant, et je n’aique cette idée en tête : s’il existe quelquechose de pire que de se faire plaquer,c’est de savoir qu’on n’a été qu’unerépétition générale.

Et que ce qui était immense pour vousn’était qu’un échauffement pour l’autre.

42

Rin continue de nous balader dans toutTokyo jusqu’à ce que mon amour pourcette ville commence à s’étioler.

Enfin, elle décide que nous en avons vuassez pour la journée et nous autorise àtraîner nos corps épuisés et endolorisjusqu’à l’appartement. Poppy file à lasalle de bain afin de se préparer une foisde plus à sortir.

Avec son petit ami, me dis-jetristement.

— Harry-chan, me lance Rin entapotant un sac en plastique qui contientune robe jaune, bouffante et scintillante,ainsi que les chaussures assorties. Je doishabille moi pour rester ici regarde le télé.Ce pantalon fait moi super triste. Ooh.

Elle baisse la tête et ramasse uneenveloppe sur le tatami.

— Alphabet pour toi.

Je souris et ouvre la lettre. Et je lis,dans une belle écriture calligraphiée : «Ring, 7 h. Sois prête. Yuka. »

Le bon côté des choses : apparemment,je ne suis pas encore renvoyée.

Le mauvais : je ne vois pas du tout cequ’elle veut.

Elle n’a jamais été portée sur lesphrases élaborées, mais ceci est trèsconcis, même venant d’elle. Et ce n’estpas l’adresse écrite en japonais juste endessous qui va m’aider.

Qu’est-ce que je suis censée faire ?Ring signifie « appeler au téléphone ».Elle va m’appeler ? Elle veut que jel’appelle ? Mais cela signifie aussi «bague ». Allons-nous faire une photo demariée ? Ou inspirée du Seigneur desanneaux ? Ou bien de Ring, le filmd’horreur japonais ?

Je parie que c’est exactement lemessage qu’a reçu Frodon avant qu’onl’expédie hors de la Comté.

Fourrant la lettre dans ma pocherevolver, je vais directement dans lachambre et sors un réveil de ma valise :un joli petit oiseau en plastique quidiffuse un authentique enregistrement duchant de l’alouette britannique. Je le règlesoigneusement afin qu’il commence àdanser et à clignoter des yeux à 6 hdemain matin, et le pose sur la commodeà côté de mon lit. Puis je prends monréveil fusée, programme le lancementpour 6 h 10, et le pose à côté de l’oiseau.

Enfin, je m’empare de mon réveil cibleet l’installe à l’autre bout de la chambre.Lorsqu’il sonnera à 6 h 20, je devraisortir de mon lit, traverser la chambre ettoucher le centre à l’aide d’un pistoletlaser pour faire taire sa sonnerie. Et

probablement le jeter contre un mur et lepiétiner, car même à bout portant, c’estune rude épreuve pour mes piètrescapacités au tir.

Rin observe mon manège depuis le litdu haut, puis soulève brusquement Kylie(à présent vêtue d’une petite robe jaune àpaillettes), court jusqu’au placard ducouloir et disparaît dedans. Après avoircopieusement fouillé — et passablementgrommelé —, elle revient en trottinantjusqu’à mon lit, les bras chargés d’objetsque je n’identifie pas.

— Voiçà ! lance-t-elle, triomphante, enles laissant tomber sur mes genoux.

— On dit : « Voilà », lui fais-jeremarquer en souriant. Qu’est-ce que

c’est ?

Elle choisit une grosse balle enplastique blanc.

— Ça, ça brille des images relax auplafond.

Puis une petite boîte en plastique.

— Ça mesure le ronflage.

Elle me tend ensuite une fine membraneen plastique.

— Ça garde l’oreiller froid. Et ça…

Elle brandit une ombrelle.

— … c’est parapluie à lumières. Mite.

Elle appuie sur un bouton, et la choses’illumine comme un sapin de Noël.

Je mets un instant à trouver une réponsequi ne me donne pas l’air d’une ingrate.

— Mmm… et ça sert à quoi ?

— À l’aide de la sommeil, Harry-chan.Pour jolis rêves la nuit.

Un bref silence.

— Pas le parapluie, ajoute-t-elle.Parapluie pour la pluie. Ou voler, commeMary Poppins.

Une boule se forme soudain dans magorge.

— Merci, Rin.

— C’est, nan dakke… oki-doki ! C’estbon, Harry-chan ? J’ai vu dans lesSampson.

— Simpson.

— Oui. Australiens jaunes très drôles.

Elle rit et tape dans ses mains. Aumême moment, nous entendons desgrattements désespérés dans le placard.

— Oh, glotte de bique ! s’écrie-t-elleen se levant, une main plaquée sur labouche. Je ferme Kylie Minogue dans leplacard !

J’entreprends d’installer gaiement mesnouveaux cadeaux. Je branche la grosseballe ronde de manière qu’elle projettedes images de chatons sur le mur à côtéde mon lit, tâche de régler l’analyseur desommeil et colle la feuille rafraîchissantesur mon oreiller. J’en suis à me demander

comment coincer l’ombrelle dans l’anglede mon lit, en guise de veilleuse anti-inondation, lorsqu’on frappe bruyammentà la porte.

— Harriet ? crie Poppy. Tu peux ouvrirpour moi ?

Je contemple la porte, le cœur serré, etdécide soudain : non. En fait. Merci, maisje préfère encore me dévitaliser une dentavec un cintre.

Je fais donc la première chose qui mevient à l’esprit : je retire mon t-shirt.

— Désolée, je ne suis pas visible !

Raté. Elle passe la tête à la porte de lasalle de bain et me regarde.

— Sans blague ? Un soutien-gorge

Bourriquet ?

Je savais que j’aurais dû écouter Nat etle brûler avant qu’il arrive quelque chosecomme ça.

— Il y a aussi Grand Gourou dessus,dis-je avec autant de dignité que possible.Et Petit Gourou.

— Je ne trouve jamais de fringues debébé à ma taille, ça n’existe pas, soupirePoppy. Je ne trouve que de la dentelle, dela soie et des armatures… c’est d’unennui !

Elle pirouette dans une robe argentée.

— Alors, je suis comment ?

— Sublime, dis-je avant de baisser les

yeux vers le désert qu’est ma proprepoitrine.

Merci, la génétique.

— Souhaite-moi bonne chance ! melance Poppy, rayonnante, en attrapant sonsac pour passer la porte, toutescintillante, dans une vague de parfum etde boucles.

— ’chance.

Et aussitôt que la porte s’est referméesur elle, je gémis, puis sors lentementmon cellulaire de mon sac.

« Ennuyante », me dis-je en l’ouvrant eten me lançant dans une partie de Serpentset Échelles avec un gamin de 12 ansquelque part en Indonésie.

« Idiote », me dis-je en passant monchandail à capuche à dauphins sur monsoutien-gorge de bébé.

Rien du tout.

43

17 janvier (il y a 161 jours) Il ne vapas pleuvoir, a affirmé Nick. Ce nesont pas des nuages de pluie. Ilssont tout blancs et cotonneux.

— C’est le terme technique ? ai-jedemandé en prenant mon parapluie quandmême.

Je n’allais certainement pas me fier auxprévisions météorologiques d’unAustralien.

— Bien sûr que non. En termestechniques, ce sont des « Nuages quiressemblent à de gros moutons ». Pas des« Nuages qui donnent de la pluie ».

— Ce sont des cumulonimbus. Et parlà-bas, il y a quelques stratocumulus. Pasde nimbostratus en vue, mais méfiance.Le climat anglais est sournois.

Il s’est penché pour m’embrasser sur lenez.

— J’adore quand tu fais l’ingénieurmétéo.

— Évidemment. La météorologie, c’estgénial. Tu as raison d’aimer ça.

Malgré mes mises en garde, Nick etmon père ont tenu à ce que nous

emportions un pique-nique.

— Il ne pleuvra pas, a prédit mon pèreen fourrant une baguette de pain, un peude fromage et quelques pommes dans monsac.

Nick a haussé les sourcils.

— C’est bien ce que je dis ! Essayezd’en convaincre mademoiselle Je-Sais-Tout !

Papa a secoué tristement la tête.

— J’ai bien peur que toutes les femmesde cette maison soient des Je-Sais-Tout.Elles refusent d’entendre raison, et nousne pouvons rien y faire.

Il pleuvait avant que nous ayons atteintle bout de la rue.

Nick a soupiré et passé son manteau surnos deux têtes.

— C’est dans ce genre de moments queje regrette d’être attiré par les filles quiont de la cervelle.

— Au moins, j’ai pris un parapluie !

J’ai souri et lui ai fait une placedessous, contre moi.

— Sais-tu que l’atmosphère reçoit prèsde 3 tonnes de micrométéorites chaquejour ?

— Ça m’a l’air terriblement dangereux,a-t-il répliqué en agitant le manche. Tu essûre qu’on est protégés par ce petit boutde tissu imperméable ?

— Elles sont vraiment toutes petites.Elles sont arrêtées par les nuages, et l’eause condense autour, si bien qu’ellestombent sur Terre avec la pluie.

— Alors je devrais arrêter de tirer lalangue pour essayer de la boire.

J’ai éclaté de rire.

— Peut-être, sachant que tu attrapesdes miettes d’étoiles filantes vieilles demilliards d’années et venues de l’espaceintersidéral.

J’ai tendu la main et recueilli quelquesgouttes que je lui ai montrées.

Mais Nick ne regardait pas ma main. Ilregardait mon visage. J’ai rougi etconcentré mon attention sur les gouttes.

— Tu sais à quoi je pense ? m’a-t-ildemandé.

— Absolument jamais, ai-je répondu,les yeux rivés sur la pluie. Vraiment,jamais. Je ne sais jamais à quoi tu penses.

Cette fois, c’est lui qui a éclaté de rire.

— Je pense que j’avais raison, a-t-ildéclaré en fermant mon parapluie.

Il l’a rangé dans le sac, puis m’aenlacée et a continué de marcher avecmoi sous la pluie.

— On n’avait pas besoin de le prendre.

44

Décidément, le corps humain estprodigieux.

Savez-vous que nos sucs gastriquespeuvent dissoudre le zinc ? Qu’au coursd’une vie, nous produisons suffisammentde salive pour remplir deux piscines ?Que nous mesurons environ un centimètrede plus le matin que le soir ?

Et — plus pertinent dans cette histoire— savez-vous que pendant l’heure quiprécède le moment où l’on est censé se

réveiller, la glande pituitaire antérieure,présente dans notre cerveau, diffuse unehormone corticotrope appeléeadrénocorticotrophine qui agit comme unstimulant, une sorte de réveille-matinnaturel ?

Tous mes préparatifs d’hier soir ont étéune vaste perte de temps. Depuis desannées et des années que je me lève tôtpour aller en cours, ma glande pituitaireest réglée à la perfection, avec uneprécision presque surnaturelle. Il faitencore un noir d’encre, aucun de mesréveils n’a encore sonné, et pourtant mevoilà bien réveillée, et guillerette commeune otarie.

Si seulement je me fiais un peu plus à

mon corps, je ferais des économiesénormes en piles AA.

Je bâille deux ou trois fois, chaussemes pantoufles et me frotte les paupièrespour en chasser les derniers restes desommeil. Ensuite, je traverse la chambredans le noir afin de passer à la salle debain, puis à la cuisine pour boire un verred’eau et avaler deux biscuits au chocolat,puis dans le salon inondé de soleil pourallumer la télé. (J’adore les publicitésjaponaises. Je n’en comprends pas unmot, mais elles sont tellement joyeuses !)Arrivée là, je m’immobilise, mon verre àla main, la bouche ouverte pour croquerdans mon biscuit. Le salon inondé desoleil. Le salon inondé de soleil.

Le salon inondé de soleil ?

Le jour n’a même pas commencé à selever. À moins que…

Oh mon Dieu.

OH MON DIEU !

Je me précipite à la fenêtre, et je voisle soleil : déversant son énergie écrasantedepuis bien trop haut dans le ciel.

Je consulte ma montre : 9 h 25.

Non.

NOOOOON !NONNONNONNONNONNONNON.

Je me rue dans la chambre et ouvre lesrideaux d’un coup sec. Comme de juste,

le soleil entre à flots. Rin ronfle sur le litdu haut, écouteurs sur les oreilles, Kylieest couchée en rond contre son dos etPoppy est déjà partie. Je soulève le réveiloiseau et le secoue : il a encore les yeuxfermés. Je regarde la fusée : toujoursentre ses tours de lancement. Puis la ciblelaser : les lumières sont éteintes.

Aucun de mes réveils n’a fonctionné.

Comment est-ce statistiquementpossible, ça ?

Il faut que je mette la main sur montéléphone, que j’appelle Yuka et que jeme tire d’ici. Mais il n’est pas sur matable de chevet.

Je reprends alors la lettre d’hier, passe

un cardigan jaune sur mon pyjama àpingouins et sors en courant dans les ruesde Tokyo.

Pourquoi Yuka ne m’a-t-elle pasappelée ? Pourquoi n’a-t-elle pas envoyéquelqu’un me tirer du lit par les pieds ?Où est mon téléphone ? Pourquoi avons-nous des rideaux si épais dans la chambre?

Et le plus important : pourquoi est-ceque j’existe ?

Je pose toutes ces questions auchauffeur de taxi, mais comme il ne parlepas ma langue, je ne reçois en réponsequ’une succession de hochements de têteet de regards gênés dans le rétroviseur.Enfin, avec trois heures de retard presque

à la minute près, nous nous garons devantun immense bâtiment bas et carré à toiturevert pâle. Je suis tellement impressionnéeque cela me coupe le sifflet. Les pentesdu toit se rejoignent en un point central, ily a de grandes portes en verre devant, etles murs blancs des deux côtés de l’entréesont couverts d’immenses peinturesreprésentant de gros bonshommescostauds, à la taille ceinte d’un bout detissu, arborant une expression furieuse etabsolument rien d’autre.

Ring.

Un ring de sumo.

Je suis au Japon, et c’est le seul « ring» qui ne me soit pas venu à l’esprit ?Bravo.

Je contemple les portes, l’estomacnoué. Je n’ai pas une idée précise de laquantité d’ennuis que je me suis encoreattirés, mais après le désastre de lundi, jepense que la réponse est : une très grandequantité.

« Concentre-toi, Harriet. »

Les mains tremblantes, je tends unepoignée de monnaie au chauffeur,descends de voiture et commence à courirfébrilement vers Yuka.

Puis je m’arrête, parce que :

• Il y a un garçon, assis sur les marches.

• Il me barre le passage.

• J’ai oublié où je devais aller.

— Dommage que les tables soient sibasses dans ce pays, me dit Nick enplissant le nez. Où vas-tu pouvoir tefourrer, cette fois-ci ?

45

Raisons de ne pas penser à Nick

1. Il m’a dit de ne pas penser à lui.

2. J’ai bien plus important à faire.

3. Je ne fais que ça toute la journée.

4. Nick est un imbécile.

5. Ma mémoire n’est pas infinie, et je neveux pas user tout mon stock.

Ces derniers jours, j’ai donné à moncœur un certain nombre d’instructions

très strictes. À en juger par ce qu’il faiten ce moment, il n’a absolument rienécouté.

J’ai les mains moites. La gorge sèche.Les oreilles brûlantes et les joues glacées; je respire trop vite et cligne des yeuxtrop lentement.

Quelque chose a fait un court-circuitdans mon cerveau et toutes mes fonctionscorporelles sont en train d’échanger leursrôles.

J’affiche un visage sévère pourdissimuler les bonds de dauphin que faitmon cœur, puis je prends conscience queje suis en pyjama à pingouins, ce qui sapequelque peu l’effet désiré — à savoir :passer pour farouche et sophistiquée.

« Fais comme si tu t’en fichais, Harriet.Comme si tu t’en étais toujours moquée. »

Je me racle la gorge et compose monexpression la plus nonchalante.

— Salut, toi ! Qu’est-ce que tu fais là,sur le trottoir ?

Il approche les mains de son visage.

— Je me renifle les mains, bien sûr. Tuveux les sentir ?

Il me décoche un demi-sourire et metend ses paumes, ce qui me fait rougirjusqu’à la racine des cheveux. C’est ceque je lui ai dit la deuxième fois que jel’ai vu. Il se moque déjà de notre histoire.Est-ce qu’il ne doit pas y avoir, enprincipe, une période de… de deuil

respectueux, avant de faire cela ? Je nesais pas, une minute de silence ouquelque chose dans le genre ?

Je vois rouge.

— Très intelligent. Dans ce cas, si tuallais, euh…

Je me retrouve à court d’endroits oùl’envoyer se faire voir. Du coup, je passemon chemin la tête haute et continue demonter les marches.

En deux secondes, le voilà quidéambule tranquille-ment à côté de moi.C’est le problème avec ces mannequinsridiculement grands : leur longue fouléeleur donne un avantage injuste. Surtoutquand on est chaussé de pantoufles-

nounours en moumoute dont le museau seprend sans cesse dans les pavés du sol.

Je m’efforce de lever un peu mieux lespieds, mais cela me donne l’air d’un petitenfant qui s’en va au lit d’un pas furieux.

— Harriet… Écoute. J’ai des choses àte dire, mais je ne pouvais pas le faire àl’appartement. Pas devant Poppy. Tucomprends, hein ? Ne m’en veux pas.

Je cesse de marcher, et mon cœurchavire un peu.

Je ne veux pas l’entendre. Je ne veuxpas entendre qu’il culpabilise ou qu’il aessayé de me prévenir. Je ne veux pasentendre que « le cœur a ses raisons » nique certaines choses « devaient arriver,

c’était écrit ».

Je ne veux pas entendre que, pourquelque raison inexplicable, il s’estaperçu qu’il préférait les top-modèlesblondes et parfaites aux élèves rouquinesà taches de rousseur.

Je ne veux pas entendre qu’il ne voulaitpas me faire de mal.

Et, par-dessus tout, je ne veux pasentendre qu’il tient encore à moi, maispas de cette manière-là.

Comme si l’amitié était mon lot deconsolation pour avoir eu le couraged’essayer l’amour avec quelqu’un commelui.

J’entends encore Poppy : Idiote.

Ennuyante. Rien du tout.

Et tout à coup, je change d’avis.

— Tais-toi, va, lui dis-je gaiement enme tournant vers lui avec le plus grandsourire indifférent que j’arrive àcomposer.

« Fais preuve de maturité, Harriet.Pense en adulte. Pense “suave etdétachée” ».

— Il n’y a rien de grave. Ça me faitplaisir de te voir, mais laissons derrièrenous les vicissitudes de notre passécommun, veux-tu ?

Bien. Un peu princesse de Clèves, maisbien.

— C’est totalement…

… comme me faire arracher les tripesavec une cuillère à crème glacée, encoreet encore et encore et encore ?

— … cool Raoul.

Puis je tressaille légèrement.Totalement cool Raoul ?

C’est bien ce que je viens de dire ?

Ce n’est même pas un adjectif.

Nick a l’air un peu assommé, et jereconnais enfin que Nat savait exactementde quoi elle parlait. C’est la manière laplus parfaite d’appréhender cettesituation. Jamais de ma vie je n’ai vu ungarçon si perdu.

— Tu parles sincèrement, là ?

Pas le moins du monde.

— Absolument.

Je suis récompensée par une expressionencore plus ahurie. Je lui tends la main.

— Amis ?

Il me dévisage sans bouger.

Je suis trop forte comme actrice, enfait. Pan dans les dents, Mlle Campbell !Je n’aurais peut-être pas dû laissertomber les cours de théâtre, en fin decompte.

Lentement, il me serre la main et serembrunit.

— Tu es certaine de ce que tu fais ?

Non.

— Oui, dis-je en souriant et en luisecouant la main tel un de ces invités unpeu bizarres qui viennent parfois auxdîners de mes parents.

Puis je me remets à marcher d’un pasvif vers le bâtiment comme si mesentrailles n’étaient pas sur le point de sedéverser en tas par terre.

— Bon, souffle Nick en me rattrapant.Content que ce soit clair.

Il n’a pas l’air très soulagé, alors queje viens de lui épargner une conversationfort inconfortable. Il devrait être en trainde faire graver une plaque célébrant monaltruisme et ma bravoure, en ce moment.

D’allumer des cierges autour de monportrait extrêmement non agressif.

— Une seconde, Harriet, dit-il enm’attrapant par le bras au moment oùj’arrive à la porte.

Cela produit sur moi le même effet quesi on venait de me toucher avec unematraque électrique pour bétail.L’électricité crépite dans mon poignet,remonte jusqu’à mon épaule et repart ensens inverse, puis me transperce lecerveau, m’empêchant de penser,d’entendre ou de voir quoi que ce soit.

Je dégage poliment mon bras.

Nick regarde fixement sa main. Puis ilcligne des yeux.

— Humm…

Soudain, il s’agite. J’ai très légèrementpeur de l’avoir électrocuté pour de vrai.

— Ce que je voulais te dire, c’est… dene pas passer par la porte de devant. Ilfaut que tu prennes l’entrée de serviceavant que Yuka te voie.

Nom d’une sucette à bouclettes !J’avais complète-ment oublié mon job demannequin. Une fois de plus. Wilbur araison, il faut que j’apprenne à meconcentrer là-dessus.

— Elle… elle m’en veut tant que ça ?

— Je l’ai déjà vue plus contente,m’informe Nick avec une grimace. Il fautqu’on monte sur le ring vite fait. Comme

ça, tu survivras peut-être jusqu’au dîner.

Toutes mes pensées romantiques sontbalayées par une soudaine inondation depanique.

— Est-ce que…

J’ai la bouche desséchée.

— … tu viens de dire sur le ring ?

— Tu croyais qu’on allait faire quoi,ici ?

Je vais vomir. Je vais devoir me battrecomme un sumo ? Je manque tellement desens de la coordination que je n’ai pas puparticiper au spectacle de danse en find’année dernière. Il paraît que je n’étaispas « physiquement équipée pour me

mouvoir en public ».

— « On » ?

— Je fais le shooting aussi. Avec toi.Mais de loin : j’apparais juste dans lefond. Je suis un accessoire en forme degarçon !

Nom d’un chien. Je ne m’y connaispeut-être pas beaucoup en ex-fiancés,mais je suis assez sûre qu’on ne leursaute pas au cou. Surtout pasphysiquement. Et sur scène.

— Rien que seulement toi et moi ?

Je sais, le choc est si grand que j’enperds ma syntaxe.

Nick secoue la tête, et j’ai soudain du

mal à respirer.

— Plus maintenant, dit-il en ouvrant laporte de l’arène. Voilà ce qui arrivequand on fait la grasse matinée.

Et il me montre la foule la plusimmense de l’histoire mondiale.

— Tu vois, pas de quoi fouetter unchat.

46

Comme mon prof d’éducation physiquese fera une joie de vous le confirmer, jene suis pas très rapide à la course. Jeparviens néanmoins à parcourir 10 bonsmètres avant que Nick me rattrape. Il doitme repousser dans l’arène telle une vacheeffarouchée.

Pour tout dire, je tremble tellement quesi je contenais du lait, je pense qu’ilserait déjà transformé en beurre.

— En principe, il ne devait y avoir

personne, m’explique Nick une fois quej’ai cessé de me débattre en agitant mesmembres comme un scarabée retourné surle dos. Ces gens sont là pour assister à uncombat de sumo qui commence dans uneheure. Si tu étais arrivée à temps,l’endroit aurait été désert.

Je jette un coup d’œil entre les portesbattantes qui donnent sur l’arène ; lessièges montent jusqu’au plafond, etquasiment tous sont occupés.

— Je n’y arriverai pas, dis-je d’unevoix presque inaudible. Nick, je t’ensupplie, ne me force pas.

Je fouille le sol des yeux. Si seulementje mettais la main sur un pied-de-biche, jepourrais arracher quelques lames du

parquet et me glisser en dessous. J’ypasserais le restant de mes jours, commeune souris ou un rat. Ou un très gros verdu bois totalement pitoyable.

— Bien sûr que si, tu y arriveras. Cesont des inconnus que tu ne reverrasjamais. Qui se soucie de ce qu’ils pensentde toi ?

Je regarde de nouveau la foule etl’estrade lointaine, et cette fois monestomac se plie carrément en deux.Personne ne peut se transformer à cepoint en deux mois. On ne parle pas dequelques inconnus, là. Ce sont desmilliers d’inconnus. Des milliers et desmilliers. Des milliers et des milliers etdes milliers et…

— Moi. Moi, je m’en soucie.

— Ils sont venus pour voir du sumo,Harriet. Pas pour nous voir, nous. Ils neferont pas attention à nous. On monte là-dessus, on fait ce qu’on a à faire pendantune demi-heure, et on redescend. Cesera… cool Raoul, conclut-il avec unregard pétillant.

Je lui fais les gros yeux, puis pousse unsoupir résigné. C’est pour ça que j’aisigné : des défilés en live, de latélévision en direct, des poulpes vivantset du sumo sur scène. Quand on estmannequin, on est exposé. On n’a nullepart où se cacher.

Et en plus, si je ne veux pas me faireétriper sur place, je crois que je ferais

bien de ne pas abuser de la patience deYuka.

Je hoche la tête, morose.

— Parfait ! s’exclame Nick. Je serai là,ne t’en fais pas, OK ?

C’est en même temps la meilleure et lapire des phrases que j’aie entenduesdepuis deux mois.

— M-mm.

Nick pivote vers une chaise poséederrière lui et prend dessus ce quiressemble à une immense écharpeblanche et une très grosse épingle ànourrice.

— Voici ton costume. On se retrouvelà-bas.

Et, avec un clin d’œil, il disparaît entreles portes pour se fondre dans la foule.

47

Je contemple l’écharpe, absolumenthorrifiée.

C’est un cache-sexe traditionnel delutteur sumo, appelé mawashi. Il mesure6 mètres de long et 60 centimètres delarge. Cette bande de soie est passée denombreuses fois autour du ventre et entreles cuisses, puis attachée sur le… voussavez quoi. Le devant, disons. Et elle estportée par des hommes.

Mais puisque je ne peux plus mepermettre de fâcher Yuka, je prends uneprofonde inspiration très professionnelleet j’entre dans le vestiaire, puis, pourvoir, j’enroule l’écharpe par-dessus monpyjama à pingouins avant de l’attacher àl’aide de l’énorme épingle à nourrice. Jedéfais le tout et l’enroule un peu plushaut. Finalement, je m’arrange pourqu’elle couvre mon corps entier enzigzag, et je l’épingle, ce qui me donnel’air d’une momie.

Voilà qui est mieux.

Je ressemble désormais au bébé le pluspudique du monde.

Je suis par terre, en train d’essayer detirer mon pyjama par en dessous, lorsque

la porte s’ouvre. Une jeune Japonaise —aux cheveux teints en bleu avec desrayures, façon raton laveur — entre dansla pièce, suivie d’un grand nombre degens habillés en noir.

Des gens armés de brosses, de lampes,de cartons et de tables pliantes.

Des gens arborant l’expressionsérieuse et concentrée des professionnelshautement qualifiés.

Ils me toisent un instant, puis la femmeaux rayures me tend une superbe robebleue. Longue jusqu’au sol, soyeuse, avecdes petits trous percés dans le bas, detelle manière que la lumière qui passe àtravers semble y allumer des étoiles. Ellea de fines bretelles et une fente de chaque

côté. Elle est merveilleuse, parfaitement àma taille, et c’est exactement le genre dechose que dessine Yuka.

Je gobe vraiment n’importe quoi, moi.

— Bonjour, dis-je avec toute la dignitépossible.

Puis j’attends patiemment que le sols’ouvre sous mes pieds et m’engloutisse.

— Je m’appelle Shion, m’apprend lafille en souriant. Je suis la nouvellehabilleuse.

Elle m’observe de la tête aux pieds.

— Tu dois être Harriet Manners.

Bon.

Je vais tuer Nick. Ce n’était vraiment

pas drôle.

Malheureusement, personne n’estd’accord avec moi. Je passe les 10minutes qui suivent à me faire hâtivementattacher et laquer les cheveux en unchignon bien net par une coiffeuse quiricane, vaporiser une substance collanteet pailletée sur les épaules par uneassistante qui glousse et lourdementpeindre les yeux en bleu sombrescintillant par une maquilleuse qui pouffe.Le temps qu’elles en aient terminé avecmoi, je suis tellement gênée par tous cesrires étouffés que j’en oublie d’avoirpeur.

En outre, je suis bien trop occupée àimaginer les châtiments variés que je

pourrais infliger à mon ex. Je peuxdresser des mouettes géantes à l’attaquer ;me gaver de bonbons à la lime sans lui endonner un seul ; rassembler des nuages depluie menaçants et faire en sorte qu’ils lesuivent partout.

Ce genre de choses, quoi.

Shion m’indique un long couloir quimène aux portes de l’arène, et mavengeance accapare tellement mon espritque je suis parfaitement calme. Un rapidecoup d’œil entre les portes me prouveque les spectateurs s’occupent de leursaffaires : ils bavardent, mangent, rient,boivent et s’apprêtent à assister auspectacle pour lequel ils ont payé.

Donc, je peux y arriver.

Sans un bruit, je me glisse entre lesportes. Au pied des marches quirejoignent le ring, je trouve une paire demerveilleuses chaussures à talons, rosevif, pailletées, garnies de six bridesrouges. Un petit mot y est attaché :

LE PLUS COURT CHEMIN VERS LAGLOIRE. BISOUS.

Je ris, me baisse et jette le papier parterre. Les chaussures sont un peu petites,mais je parviens à y faire entrer mespieds et à boutonner les brides.

Puis je me relève, baisse les épaules etgravis les marches jusqu’à la scène.

48

La première chose que je vois, c’estNick.

Debout de l’autre côté de l’immensescène carrée, il est vêtu d’un pantalon ensoie bleu nuit et d’une chemise bleu nuitboutonnée jusqu’en haut. Il a la têtebaissée et très légèrement détournée, leteint éclatant, et je remarque — avec undouloureux coup au cœur — que même sises beaux cheveux ont été raccourcis, il atoujours cette petite boucle dans la nuque

qui ressemble à une queue de canard.

Ensuite, je repère Yuka. Elle est enpartie dissimulée derrière un grandparavent, à côté du photographe Haru, quiboude. Les mains sagement croiséesdevant elle, elle est sanglée dans une robeen dentelle noire, un petit bibi noir sur latête, le visage dur et blanc.

Alors, je remarque le bruit de moncœur.

Car, pendant que je m’avance versNick et qu’il pivote pour s’avancer versmoi, voici tout ce que j’entends :

Les battements de tambour de moncœur.

Mes talons contre le bois.

Le frémissement de mon souffle.

L’assistance entière est soudaintotalement silencieuse.

49

Dans à peu près toutes les comédiesromantiques que j’ai regardées, il y a unmoment où le héros et l’héroïne seretrouvent et où le reste du monde devientflou. Peu importe où ils sont : ils nevoient et n’entendent que l’être aimé.

Tout ce que j’ai à dire, c’est : lescomédies romantiques nous mentent.

Nulle brume ne s’élève à point nommédes gradins. Et je vois des milliers et des

milliers de personnes : immobiles,silencieuses, qui me dévisagent avecattention.

Vite, je fais de mon mieux pour effacerla terreur de mon visage et je marchecomme un mannequin jusqu’au milieu during. La tête haute, je tâche de donner àmon corps entièrement rigide une formeautre que celle d’un bretzel rassis.

Aucun de mes membres ne fonctionnecorrectement. Pendant que j’avance d’unpas saccadé, à chacun de mesmouvements, les yeux de Yuka deviennentplus petits et contrariés, et les gestes desmains de Haru, plus démonstratifs.

La gorge serrée, je me détourne et tenteune autre pose. Puis je me déplace vers la

gauche et je réessaie : je me courbe versl’avant, la main sur la hanche, l’épaule enarrière. À ce moment-là, je me rendscompte que Nick me suit.

Sérieusement, ce n’était pas déjà assezdur sans que mon ex me poursuive surtoute la scène ? Il devait être unaccessoire en forme de garçon. Dans lefond !

Pourquoi me pousse-t-il encore à bout?

Je lui envoie un regard noir et sautillejusqu’à un autre angle de la scène.Comme il me suit, je vais plus loin, maislui aussi. Au bout d’une minute entière depoursuite en rond, j’accepte enfin madéfaite. Nick se tient assez près de moi

pour que je sente son souffle dans moncou, et tous les poils de mon corps sehérissent immédiatement.

— Qu’est-ce que tu fais ? soufflé-jeentre mes dents tout en prenant unenouvelle pose.

Sa main touche ma taille et un éclair defoudre, dont je me passerais bien,traverse la moitié droite de mon corps.

— Toi, qu’est-ce que tu fais ? mechuchote Nick. Qu’est-ce que tu as auxpieds ?

— Des gants, je réplique en changeantde pose. Qu’est-ce que les gens portentaux pieds, d’habitude ?

— On est sur un ring de sumo. Tu n’as

pas le droit de porter des chaussures.Surtout à talons. Le public est furieux.

J’ai l’impression que l’arène devientnoire. Mon cerveau, sous le choc, sedébranche, et quand je reviens à moi, jevois soudain sur quoi sont rivés tous lesyeux : sur mes pieds, mes pauvres piedshonteux, douloureux, lumineux.

— M-m-m-mmais je-je-je-je ne…

— Enlève-les, me souffle Nick. Tout desuite.

Je me baisse, mais mes mainstremblent, les brides rouges sont troppetites et il y en a trop. Je n’arrive qu’àtripoter les boucles pendant que mes yeuxs’emplissent de larmes et que le sang me

monte à la tête.

Soudain, Nick se penche devant moi.

— Je vais le faire. Ne bouge pas.

Il me prend calmement les mains pourme permettre de retrouver mon équilibre,puis retire chacune de mes chaussures telun prince charmant à rebours, s’inclineprofondément devant le public dans toutesles directions, jette théâtralement leschaussures au pied de la scène.

— Et maintenant, me dit-il, copie surmoi.

50

Il existe un animal qui vit au fond del’océan et qui s’appelle la myxine duPacifique. Quand il se sent menacé, ilsécrète par ses pores un fluide défensif,qui enveloppe ses prédateurs d’une massefibreuse et visqueuse. Après quoi,empêtré dans ses propres sécrétions, ilsuffoque et meurt.

Je suis tellement gênée que je n’arriveplus à respirer correctement. Je n’arrivepas non plus à battre des paupières. Et

certainement pas à poser. Comme lamyxine, je commence littéralement àm’étouffer dans ma propre panique.

Rigide de honte, je regarde Nickregagner sa marque de départ. Puis c’estavec incrédulité que je le vois seretourner et lever la patte tel un chien surle point de pisser contre un lampadaire.

Avant même que j’aie pu rougir pourlui — car personne n’est assez canonpour être à son avantage dans cetteposition —, il me regarde droit dans lesyeux, abat son pied par terre et hurle detoutes ses forces :

— AAAAAARRRRRGH !!!

Ensuite, il agite les coudes et souffle un

petit « prrrt » entre ses lèvres, comme ill’a fait en Russie.

Je ne peux pas m’empêcher de rire,comme sur le premier shooting de ma vie,et je commence à me détendre.

Tout en tâchant de ne pas regarder Yukani le photographe, j’obéis et lève lajambe en l’air le plus haut possible, puisabats mon pied par terre avec un énorme :

— AAAAAAAAARGGH !!

Nick répète l’opération avec son autrejambe :

— AAARRRGH AAARGH !

Je ne me suis jamais sentie moins digneque mainte-nant — et franchement, çan’est pas rien.

C’est seulement lorsqu’il remonte sajambe de pantalon, écarte lentement unpied et s’accroupit lourdement que jecomprends enfin.

Du sumo ! Il fait du sumo !

Lentement, à mon tour, je remonte majupe, travaille mon expression et lanceune jambe sur le côté. Je m’accroupis, mehausse sur la pointe des pieds et tiens laposition le plus longtemps possible.

Puis Nick et moi nous redressons,faisons quelques pas l’un vers l’autre etrecommençons. Et encore. Et encore.

Tandis que nous nous rapprochons peuà peu — tapant du pied, ployant lesjambes, poussant des cris, mar-chant avec

autorité —, il se passe quelque chosed’étonnant. Le public commenceréellement à disparaître. Il s’efface,s’efface, jusqu’à ce qu’il ne reste plusque nous deux.

Chacun tournant autour de l’autre.

Tapant du pied en direction l’un del’autre.

Les yeux dans les yeux, comme si plusrien n’existait hormis lui et moi.

C’est seulement lorsqu’il me montre lesdents en grognant — aussitôt imité parmoi — que je perçois un bruit montantdes gradins. Un gargouillement quigrossit, grossit, grossit.

Et lorsque je relève la tête, je

m’aperçois que le public rit.

Je jette un bref coup d’œil à Haru, quiincline légèrement la tête. À ce moment-là, je sais que je suis tirée d’affaire.

Ce qui veut dire que l’Homme-Lionm’a sauvée.

Une fois de plus.

51

Bon, j’ai des talents multiples.

Je peux réciter entièrement le tableaupériodique des éléments et six sonnets deShakespeare par cœur. Je peux vousdécliner tous les rois et reinesd’Angleterre depuis Kenneth le Troisièmeen 997, et je peux tracer un cerclepresque parfait à main levée — dumoment que personne ne me regarde.

Cependant, parmi mes nombreux talents

inutiles et intransmissibles ne figure pascelui de déchiffrer avec pertinence lesexpressions faciales subtiles. Cela dit, cen’est pas un problème aujourd’hui.

Il n’y a rien de subtil. Yuka Ito est toutsimplement livide.

— Explique-toi. Tout de suite, crache-t-elle entre ses dents pendant que nousdescendons les marches et passons lesportes battantes.

On dirait la Sorcière blanche duMonde de Narnia juste après qu’elle atrouvé le premier flocon de neige.

Mon adrénaline s’évapore jusqu’à ladernière goutte, et tout à coup j’aitellement la trouille que j’ai l’impression

de projeter des couleurs à la manièred’une boule disco humaine : blanc, puisrouge, rose et vert, puis une sorte deviolet pétrifié.

— Pa-pa-pardon, je bredouille en toutehâte. On a voulu… voulu revisiter aveccréativité la culture japonaise, et…

— Je ne parle pas des poses.

Non. Bien sûr qu’elle ne parle pas deça.

— Je…

J’avale ma salive.

— C’est…

— Où étais-tu ce matin ?

— J’étais… J’ai réglé mes… du moins

je croyais avoir réglé mes… mes réveilsn’ont pas…

Je suis trop terrifiée pour achever unephrase.

— Tu es arrivée avec trois heures deretard.

Chacune de ses syllabes murmurées estune lame de glace acérée.

— Le chauffeur a attendu pendant deuxheures devant chez toi. Il a sonné 13 foisà ta porte. Où as-tu passé la nuit ?

Mes yeux s’agrandissent de surprise.Quoi ?

— J’étais l… J’étais l…

J’étais là. Je n’ai pas bougé.

— J’ai appelé ton cellulaire je ne saiscombien de fois. Je tombais directementsur ta boîte vocale. Tu n’éteins pas tontéléphone quand tu travailles pour moi.

— Mais je ne l’ai p…

— Je t’ai expliqué très clairement quetu n’étais pas ici pour faire la fête.

Ma bouche s’ouvre toute seule. Faire lafête ? Yuka ne me connaît donc pas dutout ?

— Je n’ai pas fait la…

— Et quand tu décides de nous faire lagrâce de ta présence, tu accessoirises matenue avec tes propres chaussures ! Surune scène de sumo ! Réservée auxhommes !

— Mais…

Elle lève une main.

— Non. Je ne veux rien entendre,Harriet. Tu t’es montrée impolie,désobéissante, tu as fait preuve d’unmanque total de respect, et tu l’as faitdevant 20 000 personnes.

On m’a reproché beaucoup de chosesdans ma vie, mais l’impolitesse, ladésobéissance et le manque de respectn’en ont jamais fait partie. Le choc finitpar me redonner ma voix.

— Yuka, j’étais à l’appartement, j’airéglé trois réveils, je ne fais pas la fête,jamais, je n’ai pas de chaussures commecelles-ci, je ne saurais même pas où les

acheter…

— N’ajoute pas le mensonge à l’erreur,me coupe-t-elle. Et je ne pense pas que lefait d’avoir accompli ce shooting excuseton comportement. La capacité de copierun professionnel, ce n’est pas pour celaque je t’ai fait venir par avion de l’autrebout du monde.

Rien à dire : elle a raison sur toute laligne. Sans Nick, je serais restée plantéelà, muette, à me noyer dans messécrétions de panique.

— Je suis absolument désolée, dis-jedans un murmure tandis que les larmestroublent ma vision.

— Si je n’avais pas investi de telles

sommes pour ta personne, Harriet, tuserais déjà de retour chez toi à l’heurequ’il est.

Chacun de ses mots sonne comme unemorsure.

— Ne me fais pas regretter ma décisionencore davantage.

Et sans me laisser le temps derépondre, elle pivote sur ses talons et sortdu bâtiment. Je la regarde partir sansbouger.

— Le mawashi, dit Nick au bout dequelques secondes en se passant une maindans les cheveux. C’était une blague. Jen’aurais jamais…

Mais j’ai cessé d’écouter. Je suis déjà

en train de repasser les portes et decourir vers le pied de la scène.

Il suffit que je retrouve le mot. Si jepeux le montrer à Yuka, peut-être qu’elleme croira. Elle verra que je la respecte etque j’adore le Japon. Que je suisconsciente de ma chance et que je fais demon mieux.

Que je ne suis pas ce qu’elle pense.

Mais j’ai beau chercher partout…

Le mot a disparu.

52

J’ai tellement de questions en tête que jene sais même pas par où commencer.

En réalité, ce n’est pas vrai. Je saisexactement par où commencer.

Aussitôt de retour à l’appartement, jefonce dans la chambre. Rin est allongéesur le ventre, sur le lit du bas, occupée àlire un dictionnaire d’anglais, la têteinclinée sur le côté, en robe de dentellerose, les pieds croisés derrière elle dans

des chaussettes mauves. Kylie est lovéedans le bas de son dos, affublée d’unetenue parfaitement identique. Poppy, poursa part, est assise sur le lit du haut.Adossée au mur, elle se faitsoigneusement les ongles de pied etfredonne en boucle un air de La Mélodiedu bonheur.

— Pourquoi vous ne m’avez pasréveillée ?

Elles s’interrompent pour medévisager.

J’ai les joues brûlantes, et je respire deplus en plus vite. Ma gorge se serre.

— Tu es partie tôt ce matin, Poppy.Pourquoi tu ne m’as pas réveillée avant

de t’en aller ?

Elle n’a pas l’air de comprendre.

— Te réveiller pour quoi ?

— Pour mon shooting avec Yuka ! Tusavais que je devais être à…

Rin était au courant de mon rendez-vous, pas Poppy.

— Oh, non ! s’exclame celle-ci,plaquant une main sur sa bouche. Tu avaisun shooting ce matin ? Est-ce que tu l’asraté ?

Je secoue la tête.

— Rin… Tu n’as pas entendu lesréveils ?

Le menton de la Japonaise se met à

trembler.

— Je n’entends pas réveils, Harry-chan. J’ai les baleines dans les oreilles.

— Et la porte ? On a sonné pendantdeux heures et aucune d’entre nous n’aentendu ?

Poppy ouvre les yeux subitement.

— Oh, Harriet, elle déconnait depuislongtemps, cette sonnette, et elle a fini parrendre l’âme. Je t’ai laissé un mot pour teprévenir.

Elle m’indique un petit papier collé àcôté du lit.

— On en a laissé un autre sur la portepour dire aux visiteurs de nous appeler au

téléphone.

Mon téléphone !

Je m’accroupis et commence à fouillerautour de mon lit. Au bout de trois ouquatre secondes, je le trouve derrière uncoussin. La batterie est déchargée.

Oh non, c’est pas vrai ! Mais qu’est-cequi ne va pas, chez moi ? Quel genre depersonne suis-je donc ?

En fait, j’aimerais mieux que personnene réponde à cette question.

Puis un autre déclic se produit dans matête. Je me tourne vers le réveil oiseau, lesoulève, et comme de juste : il esttoujours à l’heure anglaise ! Tous mesréveils sont réglés pour sonner dans trois

heures.

Les catastrophes en série de la matinéesont entièrement ma faute.

Mais les chaussures, me dis-je. Àmoins que…

Personne ne m’a dit de les enfiler, pasvrai ?

C’était peut-être un cadeau. Peut-êtreque le mot était au mauvais endroit, aumauvais moment. Peut-être qu’ellesn’étaient même pas là pour moi.

Voilà précisément ce qui arrive quandon se conforme aveuglément à ce qui estécrit sur des petits papiers sans poser lesbonnes questions au préalable. LewisCaroll ne m’a donc rien appris ? Rin et

Poppy m’observent avec de grands yeuxqui contiennent une nuance de mépris, etsoudain je n’ai plus aucune envie d’êtreici. Je voudrais être loin, très loin, dansun univers où je ne serais pas un êtrehumain si horrible. Dans un mondealternatif, plus agréable, où j’assumeraisla responsabilité de mes erreurs commeune presque-adulte, au lieu de fairel’andouille, de tout gâcher, puis de rejeterla faute sur tout le monde comme unegamine pourrie gâtée.

Dans ces moments-là, monimpopularité s’explique nettement mieuxque je ne le voudrais.

— Je suis désolée, dis-je pour lamillionième fois, absolument mortifiée.

Je commence à sortir de la pièce àreculons.

— Je ne voulais pas… Je ne sais pasce qui m’a… ce que je… je…

Je rougis encore plus vivement.

— Je suis absolument navrée.

Et dans une vague de honte, je prendsmon téléphone et le chargeur, puis je parsen courant dans le couloir et vaism’enfermer dans le placard.

53

Avant que vous le disiez, c’est non.

Il n’y a rien d’étrange à s’enfermerdans un placard. C.S. Lewis a fondé touteune série de livres sur le principe quec’était ce que faisaient régulièrement lesgens normaux. Et puis, bon, je n’avais pasle choix. C’est le seul meuble au Japondans ou sous lequel je puisse me cacher.

Je vérifie que la porte est bien fermée,j’allume la lumière et je me laisse tomber

dans un gros panier plein de serviettes etde vêtements fraîchement sortis duséchoir. Puis je branche mon téléphone etfarfouille jusqu’à trouver une des barreschocolatées interdites à Poppy. Je m’enfourre autant que je le peux dans labouche, allume mon téléphone et meprécipite sur la touche d’un numéroabrégé.

« Bonjour, c’est Nat. Laissez-moi unmessage, ou pas. Comme vous voulez.De toute manière, sans doute que j’aidéjà été dévorée par un mouton et quece téléphone est planté dans un gros tasde bouse, comme ma vie. BIIIP ! »

Il faut croire que Nat en veut encorepas mal à sa mère. Du moins j’espère que

c’est bien ça. Sinon, à en juger par cemessage, la prochaine année scolaires’annonce bizarre et légèrementdéprimante.

— Salut, c’est moi. J’avais juste besoinde…

Ça ne va pas. Je ne peux pas voler lerêve de mannequinat de ma meilleureamie, puis m’asseoir dans un placardpour pleurnicher sur ma vie. Le travaild’une âme sœur est de remonter le moralde l’autre, pas de l’enfoncer. Je prendsdonc ma voix la plus joyeuse, la plusheureuse, et gâche la surprise que jevoulais lui faire au retour.

— Humm… Nat, tu te rappelles quandtu m’as dit que ce serait super cool de

ressembler à Mon Petit Poney ? Eh bien,figure-toi que j’ai trouvé des extensionsdémentes à Harajuku. Quelle couleurveux-tu ? Rose ? Violet ? Turquoise ?

Je marque une pause, le temps d’avalerla boule dure et pas du tout joyeuse quej’ai dans la gorge.

— Enfin bref. J’espère que ças’arrange, la France. Ici, tout estincroyable, et je m’éclate comme unemalade.

« N’en fais pas trop, Harriet. »

— Tu me manques. À plus.

Je raccroche, j’engloutis une nouvellebarre chocolatée, et j’essaie un autrenuméro.

« Bonjour. Ceci est un enregistrementnumérique de l’onde électromagnétiquede la voix de Toby, encodée dans unsystème de données binaire. Laissez vospropres ondes électromagnétiquesvocales, et je vous rappellerai dès quej’aurai fini de jouer à Plantes vsZombies, ce qui risque de prendre unbout de temps parce que franchementc’est presque impossible de percer leseau en fer qu’ils ont sur la tête avecdeux épis de maïs et un chou r… BIIIP !»

J’avale mon chocolat en entier. Natpeut être un peu dans le potage le matin,mais Toby répond toujours au téléphone.Surtout quand c’est moi qui appelle. C’est

une des qualités qui rachètent ses défauts.

Sérieux, quel est l’intérêt d’avoir unharceleur personnel s’il n’est pas augarde-à-vous quand on a besoin de lui ?

— Toby ? C’est Harriet. Je t’appelaisjuste parce que…

Parce que tout va mal et que j’ai enviequ’il me remonte le moral ?

Parce que même si je suis partie sansdire au revoir, c’est son boulot d’être làpour moi ? Parce que je ne pense qu’àmoi ?

Une fois de plus ?

Je me racle la gorge.

— Humm… Je pense qu’il faut que tu

saches que si tu mettais bout à bout toutesles briques de Lego vendues en uneannée, elles feraient cinq fois le tour de laTerre. Tu peux mettre cette info en pop-updans ta vidéo du Seigneur des anneaux.Pour la rendre un peu plus interactive, tuvois ?

Mon téléphone émet un petit ding ! Jesavais que ces anecdotes sur les Legosme rendraient service un jour.

— J’espère que tu passes un super été,Tobz. À bientôt au téléphone.

Puis je raccroche misérablement etouvre le SMS qui vient d’arriver.

HARRIET STOP APPELLE-MOIDÈS QUE POSSIBLE STOP IL

FAUT QU’ON PARLE STOPWILBUR BISOU BISOU STOP

J’en reste un peu pantoise : mon agentsemble croire que son téléphone envoiedes télégrammes. Je ferme les yeux.

Wilbur m’a appelée Harriet ?

Aïe aïe aïe, ça veut forcément dire queje suis dans les ennuis jusqu’au cou.

Sentant mes larmes remonter, jecherche dans mes contacts quelqu’und’autre à qui parler, et j’en conclus avecdépit que j’ai déjà fait le tour. Sauf si jevoulais confier mes soucis à une deslibrairies de mon quartier ou à ladirection du Patrimoine.

Conclusion : je vais devoir me

résoudre à faire ce qu’une ado qui serespecte ne fait jamais au grand jamais.

Appeler mes parents.

54

Papa met six bonnes minutes àdécrocher.

Principalement parce qu’il necomprend pas d’où vient la sonnerie. Eneffet, j’ai appelé l’ordinateur familialdepuis mon téléphone, et cette utilisationcomplexe de la technologie moderne metun bazar pas possible. Une fois qu’il afait tout le tour de la maison, fini parcomprendre ce qui se passait et pressé labonne touche, tout ce que j’entends, c’est

lui qui appelle d’en haut :

— Annabel, il y a un visiophone surnotre ordinateur ! C’est toi qui as eu cetteidée ?

L’image de la webcam apparaît enfin,mais je ne vois que la robe de chambrede mon père.

— Regarde ! ajoute-t-il tandis que lepas lourd d’Annabel résonne dansl’escalier. Harriet n’est pas morte ! Nousavons encore une fille adolescente.Annule les formulaires pour sonremplacement, vite, sinon on en aura deuxsur les bras !

Je boude.

— Moi aussi, ça me fait plaisir de te

voir, papa.

La robe de chambre se déplace un peu.

— Est-ce qu’elle me voit ? demandeavec curiosité le ventre paternel.

— Il faut t’asseoir, chéri.

Un mouvement rapide dans les rayuresde la robe de chambre.

— C’est mieux comme ça ?

Maintenant, je ne vois plus que sonoreille gauche. Annabelle le pousse sursa chaise à roulettes pour qu’ilapparaisse en plein écran, puis sa têteapparaît sur le côté de l’image.

— Alors, dis-nous, quelles sont lesmerveilles du monde de la mode qui t’ont

empêchée de nous appeler jusqu’àmaintenant ?

Je hausse les épaules, un peu gênée. Jene m’étais pas rendu compte que je seraissi heureuse de les voir, mais à présent lamaison me manque tellement que j’aijuste envie de passer à travers l’écran,me blottir dans le fauteuil et ne plusjamais repartir.

Sauf que ce n’est pas possible, hein ?

« Ce serait mieux pour tout le mondequ’elle ne soit pas là. »

— Quelqu’un veut te dire bonjour,reprend papa en tendant à Annabel ce quiressemble à une olive tartinée de beurrede cacahuète. Tu es écœurante, Anna, la

gronde-t-il avec fierté tout en luiébouriffant les cheveux.

L’écran s’emplit soudain de fourrureblanche.

— Bonjou-grrrr, Harriet. Comment çaouaf ?

Je souris.

— Coucou, Hugo.

— Tu me manques terrier-blement,Harriet, continue Hugo/papa en se léchantla truffe/en agitant les sourcils.

Ensuite, la webcam se dirige sur leventre d’Annabel.

— Salut, Harriet, fait une petite voixhaut perchée. J’ai hâte de te voir !

— C’est ridicule et malsain, Richard,proteste Annabel. Notre enfant n’aura pasune voix d’écureuil nain.

— Ce n’est pas ma faute, répliquepapa. Ça viendra de ton côté. Il ne seraparfait qu’à 50 %.

Papa se penche sur le ventre, faitsemblant d’écouter, puis ajoute :

— Comment ? Tu veux qu’on t’appelleRalph ?

— Comme le plus gros lapin du monde,je présume, dit calmement Annabel.Harriet, dis-nous tout, est-ce que ça va,vraiment ? Tu t’amuses bien ?

Encore cette boule dans ma gorge.Inutile de leur expliquer. Ils ne veulent

parler que du bébé. Comme d’habitude.

— Super.

Toutes ces émotions feintescommencent à me donner des crampes auvisage.

— La campagne de photos se passe trèsbien, je m’entends très bien avec mescolocs et Yuka est vraiment… ravie demon talent exceptionnel pour lemannequinat.

Lorsqu’ils mentent, les gens regardentvers la gauche parce que c’est la partiedu cerveau qui est associée àl’imagination. Quand ils disent la vérité,ils regardent vers la droite parce quec’est la zone liée à la mémoire.

Je me force à regarder vers la droite.

Mais Annabel se rembrunit.

— Qu’est-ce que c’est que cesgrimaces, Harriet ? Où est ta grand-mère? Passe-la-moi.

Nom d’une sucette à castagnettes !J’oublie toujours qu’Annabel a sans doutedes liens de famille avec Gandalf, Merlinet Zeus, oui, les trois à la fois.

— Bunty est…

Je n’ai aucune idée de l’endroit où ellepeut être.

— Euhhh…

On frappe doucement à la porte duplacard, à côté de ma tête.

— Harriet ? Tu es là-dedans ?

— Si pas est Harry-chan, nous grosproblème, ajoute Rin avec un petit rire.Nous parle à un placard.

— Je suis là !

Après cette réponse, je me retournevers Annabel et papa.

— Oh, ce sont mes colocs, fais-jed’une voix aussi chantante que possible.Il faut que je vous laisse.

— Il y a une inconnue à la porte,Harriet. Elle dit qu’elle veut te voir.

— Mignons cheveux roses et paillettes,ajoute Rin avec bonheur. Comme HelloKitty.

Je laisse tomber mon téléphone.

— Quoi ? s’égosille Annabel par terre.Qu’est-ce qu’elles viennent de dire ?

— Chérie ? m’appelle une voixfamilière. Je peux dormir ici ce soir ?Mon amie a organisé une fête qui n’enfinit pas. Il y a des jours que je n’ai pasvu un matelas.

— Qu’est-ce qui se passe ? insisteAnnabel. Comment se fait-il que tescamarades ne connaissent pas ta grand-mère ? Où a-t-elle passé tout ce temps ?MAMAN, TU M’AVAIS PROMIS !

Aïe aïe aïe. Fais quelque chose,Harriet. N’importe quoi, mais faisquelque chose.

Faute de mieux, je ramasse montéléphone et le secoue vigoureusement.

— Oh, mon Dieu ! Un tremblement deterre !

Puis je raccroche et m’empressed’éteindre l’appareil.

Lentement, je rouvre la porte duplacard.

Bunty est là, devant moi, dans une robelongue bleue à fleurs, avec de la dentelleblanche sur le pourtour du bas et unchemisier bleu brodé de petits miroirsnoué à la taille. Elle a six ou sept colliersde perles de couleurs différentes autourdu cou, des clochettes aux chevilles, etses cheveux rose pâle sont remontés sur

le sommet de sa tête. Apparemment, sonchignon tient avec une baguette.

Pas une jolie baguette décorative.

Le genre de baguette que l’on trouvedans des sachets en papier blanc à lasupérette du coin. Celles qui vous laissentdes échardes dans la bouche.

— Quelle formidable cachette ! lance-t-elle joyeusement en me prenant dans sesbras et en me tapotant le crâne.

Une de ses énormes bagues me cogne lefront.

— Comment se passe ton aventure, machérie ?

— Tu… tu es revenue pour de bon ?

— Tout à fait. Je me suis dit qu’onaurait des tas de choses à se raconterentre filles. Qu’on pourrait se faire lesongles, s’épiler les sourcils, se mettre destranches de papaye sur les yeux…

— Faire les ongles ? dit Rin, quis’efforce de comprendre. Trancher lesyeux ?

— Non, chérie, ça c’est dangereux.

Bunty envoie voler ses mules dans lecouloir, entre dans la cuisine et ouvre lefrigo.

— Des biscuits au chocolat ? ajoute-t-elle. Pour le ventre, précise-t-elle àl’intention de Rin. Pas pour les yeux. Net’inquiète pas, je ne suis pas folle, quand

même. Bon, j’ai un drôle de poil qui mepousse sur la joue, et quand il devienttrop long, j’ai l’impression d’être un chat.Qu’est-ce qu’on va en faire ?

Elle se penche vers Poppy.

— Chérie, sans vouloir te vexer, jecrois que tu en as un aussi.

— Je suis top-modèle ! s’indignePoppy. Je n’ai pas de moustaches !

— Dommage, lâche ma grand-mère, quiadresse un signe de tête à Rin et repartdans le couloir. C’est très pratique poursavoir si on peut passer dans un endroitétroit.

Eh oui. Ma grand-mère est de retour.

55

Voici quelques-unes des choses queBunty nous fait faire pendant le reste de lajournée :

• Réduire en purée divers alimentsprélevés dans le frigo et nous entartiner la figure (y compris de lasauce soja et du riz, de la salsapimentée et un reste de tofu).

• Ouvrir tous les robinets d’eau chaudepour obtenir un « sauna maison »sans avoir besoin de se déshabiller.

• Nous frictionner les jambes au grossel.

• Nous brosser mutuellement lescheveux toutes en même temps.

• Nous hydrater la peau avec de l’huiled’olive augmentée d’un trait d’huilede sésame.

Il est clair que ma grand-mère s’y connaîtencore moins que moi en trucs de filles.

Avec un immense aplomb, et non sansnous faire un peu peur, elle accomplit touten force : elle ramène Rin et Poppy par lapeau du cou dans la chambre chaque foisqu’elles essaient de se sauver, tel lehamster de ma classe de première annéequand on avait oublié de fermer la cage.

Lorsque nous nous couchons, épuiséeset marinées comme des steaks de thonhors de prix, je me rends compte que jen’ai pas eu le temps de penser un instant àtous mes ennuis. Et que je suis peut-êtrecontente qu’elle soit là, finalement.

Pour la première fois depuis mon arrivéeau Japon, le matin suivant se passe sansaccroc. Ma grand-mère vient me réveilleravec une tasse de thé, un bol de floconsd’avoine et une sorte de plumedestressante « pour balayer les soucis »(oublions), et je me prépare calmement enenfilant mes vêtements les plus soignés,les plus propres, les plus couture(pantalon noir, gilet blanc et ballerinesargentées).

Notre taxi nous conduit dans le centrede Tokyo. Les tours sont de plus en plushautes, les lumières, de plus en plus viveset la foule, de plus en plus dense, au pointd’évoquer un banc de poissons brillantsen complet sombre. C’est le quartier leplus bruyant que j’aie vu jusqu’ici : lestintements, les gazouillements et lamusique se déversent de toutes lesdirections, et tous les bâtiments clignotentde lumières fluorescentes comme de grosLegos bariolés.

La majorité des gens que je vois dansles rues sont de sexe masculin. À part unlapin rose en robe, tablier à volants ethauts talons… qui n’est sans doute pas unhomme.

— Akihabara, dit Bunty en descendantde voiture. Ceci est le centretechnologique de Tokyo, chérie. Si tuveux voir quelque chose de fou au Japon,tu viens ici.

On se croirait dans un film de science-fiction se déroulant dans un futur où il n’yaurait presque plus de femmes et oùtoutes sembleraient échappées d’uneversion adulte d’Alice au pays desmerveilles.

— L’arcade de jeux est un stéréotypecommun au Japon, fait une voix derrièremoi. Aujourd’hui, je vais le subvertir.

Je fais volte-face : c’est Yuka. Il fautcroire que nous nous passons desalutations, désormais.

— Formidable, dis-je poliment. Euh…Yuka, je te présente Bunty, ma belle-grand-mère.

— Ravie de vous voir ! s’exclameBunty, qui lui serre la mainvigoureusement et sans cérémonie.

Yuka regarde sa main sans mot dire,puis tente de la dégager.

— Oui, lâche-t-elle avant de se tournervers moi. Je voudrais célébrer la culturejaponaise tout en bousculant lesperceptions occidentales. Les jeux vidéoparlent à tous les jeunes.

Je hoche la tête comme un chien enplastique sur la plage arrière d’unevoiture, mais mon ventre se crispe déjà.

Contrairement à la croyance populaire,les geeks ne sont pas tous passionnés parStar Trek, fans de jeux en ligne, toujoursprêts à réparer une imprimante.Quelques-uns d’entre nous préfèrentregarder des documentaires sur lesdinosaures et réciter de la poésie à desinconnus en attendant l’autobus, mêmequand on leur demande expressémentd’arrêter.

Je mens donc avec ardeur.

— Fabuleux ! J’adore les jeuxd’arcade.

— Tant mieux.

Yuka se dirige, en faisant cliqueter sestalons, vers une entrée en néons orange.

— Car tu vas entrer dedans jusqu’aucœur.

56

Une bonne métaphore, c’est toujours trèsbien.

Ce que Yuka veut dire, c’est que je vaisêtre immergée, de manière allégorique,dans la culture de la technologiejaponaise moderne. Ou qu’on va medonner une arme pour combattre desaliens et des vampires. Ou que je seraifilmée devant un fond vert pourressembler, après montage, à unpersonnage de jeu d’ordinateur. Ou

bien…

Ou bien…

Eh non. Une fois de plus, je necomprends rien à ce qu’elle raconte.

Yuka, ma grand-mère et moi traversonsle vaste édifice. L’arcade est immense etnoire de monde, elle clignote et tinte departout. Le rez-de-chaussée est empli decentaines de jeux vidéo : boïng, clic clicclic, bip, ding ding ! Le premier étagecontient des tas de choses que l’on peutfrapper, écrabouiller, claquer et cogner.Le second est couvert de dalles quis’illuminent quand on danse follementdessus et de Photomatons bourrés defilles qui poussent des cris stridents. Letroisième croule sous les jouets en

peluche. Et le quatrième ressemble fort àun bowling.

À un moment, je distingue un jeu avecdes homards vivants et un gros derrièreen mousse auquel deux adolescentsdonnent la fessée. Une brume jaune flottedans l’atmosphère, les murs diffusent deséclairs de lumière étincelante, et partoutje croise le regard vide et pâle desjoueurs, qui font penser à des zombies.

Tout cela n’est pas sans ressemblanceavec une sorte de version contemporaineet high-tech des neuf cercles de l’Enfer deDante. Mais avec de bien meilleursrafraîchissements et des sorties desecours clairement indiquées.

En arrivant au cinquième, je suis

tellement perturbée par quelques-unes deschoses que j’ai vues que je suissincèrement soulagée lorsqu’on merepousse dans un placard géant. À ceciprès qu’il n’y a pas de chocolat danscelui-ci et qu’on y sent une puissanteodeur de produits d’entretien.

Bunty me suit dans le placard, puisrenifle, fait la grimace et ressort aussitôt.

— Nom d’un petit bonhomme ! dit-elle.Je suis bien trop vieille pour entrer demon plein gré dans un cagibi noir.

Elle se retourne et repère un comptoiroù l’on vend à manger.

— Ooh ! Sapristi ! Il faut que j’aille meteindre les boyaux aux couleurs de l’arc-

en-ciel.

Si Annabel n’est pas un argumentpersuasif en faveur de l’acquis dans ledébat « nature/culture », je ne vois pasqui peut l’être.

À part moi, évidemment.

— Mmm, que dois-je faire, maintenant? je demande poliment à Yuka.

— Exactement ce que je te dirai,Harriet, me répond-elle alors qu’arriveson équipe d’habilleuses et de coiffeuses.Tu crois que tu peux y arriver ?

Voici quelques éléments dignes d’intérêt :

• Manga est un mot japonais quisignifie « image fantaisiste ».

• L’industrie du manga au Japon pèse420 millions de yens par an, soit prèsde 3 milliards d’euros.

• C’est une forme d’art au Japon depuisle XIXe siècle.

• Les Japonais consomment plus depapier pour les mangas que pour lepapier-toilette.

• La dentelle rose, ça gratte beaucoup.

Je sais tout cela parce que je viens d’êtretransformée en Manga Girl. Et aussiparce que j’ai posé aux stylistes et àInternet beaucoup de questions agaçantes.

Mon visage a été décoloré avec dufond de teint d’un blanc éclatant, puis ony a peint des joues roses et des taches de

rousseur marron foncé. Mes yeux ont étérendus immenses, façon dessin animé,grâce à une application astucieuse d’eye-liner, de faux cils et de lentilles vertélectrique largement plus grandes quemes iris. Je porte une perruque rose pâleet brillante dont les cheveux m’arrivent àla taille, avec une frange tout aussibrillante qui m’arrive aux sourcils, et marobe est en dentelle rose pâle et couvertede centaines de volants roses, de nœuds,de faux diamants, de rubans, de perles etde plumes.

J’ai aussi des diamants et des perlesautour du cou et des poignets, et auxpieds, de petites socquettes blanchesbordées de dentelle et des chaussures

bleu layette couvertes d’étoiles argentéesscintillantes. Je porte même une gaine-culotte à jambes de grand-mère à volants,qui m’arrive presque aux genoux et medonne l’air d’une dame victorienne entenue de bain.

Pas de doute : je suis aussi kawaï qu’ilest humainement possible de l’être. Rinserait très fière de moi.

Yuka fait quelques ajustements dedernière minute, redresse ma perruque,puis sort de notre vestiaire de fortunepour aller rejoindre Bunty, qui estadossée à un mur, un pistolet laser à lamain. Elle rate absolument toutes lescibles vampires qu’elle vise, et ellem’arrête avant que j’aie dit quoi que ce

soit :

— Je suis pacifiste, chérie. Le fait queces pauvres créatures ne soient pasréelles n’entre pas en ligne de compte.

Puis elle sourit.

— Yuka, comme vous êtes charmante ettalentueuse ! On voit que vous vous êtesamusée comme une petite folle avec lepistolet à colle.

Elle n’a pas tout à fait tort : il est vraique je ressemble un peu au projet de find’année d’une classe de technologie. Matenue pèse un poids phénoménal. Je n’aifait que passer la porte, et je suis déjàépuisée. Il faut vraiment que je me metteau sport. Ce n’est pas bon signe quand

une simple robe vient à bout de vosmuscles.

Haru et Naho attendent dans un coin oùsont posés six ou sept énormesprojecteurs. Tout le matériel est braquévers une grande boîte en verre à armaturemétallique, avec des boutons et ungrappin en métal argenté qui pend duplafond. L’ensemble a été peint en rosevif, comme une version girly du Tardis.C’est là-dedans que voyagerait Dr Who siDr Who était une Barbie.

En me rapprochant, je me rends compteavec un coup au cœur que ladite boîte estremplie de minuscules poupées. Despoupées par centaines. Toutes ont lescheveux roses et des taches de rousseur.

Toutes sont vêtues d’une robe en dentellerose et chaussées d’escarpins bleu pâle.Toutes ont de grands yeux verts et fixes.

C’est intensément et horriblementlugubre.

— Oh ! C’est moi ! dis-je avec un rirenerveux, en tâchant de ne pas remarquerque les yeux des poupées me suiventquand je bouge. Moi, dans le jeud’arcade. Je vois ce que vous voulezdire.

— Ah oui, tu vois ? lâche Yuka. Trèsbien. Alors entre.

57

Le mot « phobie » est issu du grecancien phobos, qui signifie « peur ».

Les humains peuvent avoir peur de toutet de n’importe quoi. Par exemple, lapeur de la poussière s’appellel’amatophobie. La peur que le beurre decacahuète vous reste collé au palaiss’appelle l’arachibutyrophobie. La peurde regarder en l’air est l’anabléphobie, etla peur de l’espace est l’astrophobie.

Et je n’en suis qu’à la lettre A.Continuez dans l’alphabet, et vous finirezmême par tomber sur la phobophobie, lapeur d’avoir des phobies. Ce qui,j’imagine, vous mène naturellement à lapeur de l’ironie (j’ignore le nom de celle-là).

Je n’ai pas peur des espaces fermés(claustrophobie), ni de la suffocation(pnigophobie), ni du verre(cristallophobie). Je n’ai pas peur despoupées (pédiophobie) ni des objets quiressemblent à des humains mais n’en sontpas (automatonophobie). Je n’ai mêmepas peur des griffes automatiques acéréeset métalliques, suspendues juste au-dessus de votre tête, qui pourraientfacilement vous transpercer le crâne et

vous tuer en quelques secondes.

Mais quand on réunit tout cela devantun public ?

Je suis terrifiée.

Je tiens à peine dans la boîte. Shion,Naho et Haru ont dû s’y mettre à troispour me hisser sur les poupées, en mepoussant bien fort, puis ils ont fermé laporte à clé pour que je ne retombe pas àl’extérieur. Je peux encore respirer — ily a des petits trous dans le plafond —,mais c’est à peu près tout. J’ai tout justeassez de place pour bouger, et sans rienfaire de plus que rester accroupie avecles genoux remontés contre les épaules.

Je me sens comme Alice quand elle a

bu la potion dans la maison du lapinblanc. Sauf que moi, je n’ai même pas decheminée ou de fenêtre par laquelleétendre un bras ou une jambe, pas degâteau à manger pour rapetisser, et pas delézards qui courent partout en me criantdessus.

De fait, ce dernier point est plutôt unebonne chose. Je ne pense pas que deslézards hystériques soient très utiles dansdes situations comme celle-ci.

J’observe horrifiée, les poupéesinexpressives, avec leur regard fixe. PuisYuka, inexpressive, avec son regard fixe.J’observe ma grand-mère, inexpressive,qui étudie attentivement une miette denourriture incrustée dans le devant de sa

robe.

J’inspire à fond.

Puis j’inspire encore plus à fond, et jeme répète qu’il faut que j’y arrive. Carsinon je rentre tout droit chez moi.

Alors, je donne tout ce que j’ai.

58

L’une des choses que j’ai apprises aucours des six derniers mois a dû enfin merentrer dans la tête.

Mon corps et mon cerveau travaillentréellement main dans la main, et non àcontrecœur dans une ambiance d’hostilitéouverte, comme deux collègues qui sedétestent en secret.

Je m’appuie avec précaution contre lesparois de verre, rentre les genoux et sorsles épaules. Puis je me repositionne, un

bras au-dessus de la tête, coincé contre leplafond. Je relève les pieds dans ladirection opposée, la tête à angle droit. Jeme sers de la robe et des parois de macage : je me penche, m’adosse, me tords,me détords, me repenche.

À un moment, je me retrouve la tête enbas : les jambes en l’air, les pieds auplafond, la tête par terre, une poupéeserrée dans la main. Et pendant tout cetemps, je m’efforce de conserver unvisage immobile et inexpressif, les yeuxécarquillés et vides.

Chaque fois que j’adopte une nouvellepose, ma grand-mère s’intéresse un peumoins à l’état de sa robe tachée. Shioncommence à déambuler en dodelinant de

la tête comme un joyeux pigeon à rayures,et Naho tape dans la main de la coiffeuse.Même Haru a l’air un peu content.

— Sugoi, jan ? crie-t-il. Kore wasubarashii desu ! Iketeru jau !

— Haru dit que tu t’en sors àmerveille, me traduit aussitôt Naho. Lesphotos sont fabuleuses.

J’envoie un rapide sourire à Naho, puisje regarde Yuka. À chaque déclic del’appareil, il se produit un phénomèneaux commissures de ses lèvres : ellescommencent imperceptiblement à seretrousser vers le haut.

Yuka Ito qui sourit ! Encore quelquesdéclics, et elle aura peut-être de petits

plis autour des yeux.

J’y suis enfin arrivée. J’ai enfin réussiquelque chose par moi-même.

Comblée par un soulagement intense etchaud, je change encore de position,lorsque soudain, je sens un mouvement.

Un mouvement dans la boîte.

OK. C’est typiquement ce qui arrivequand on a trop regardé Histoire dejouets 1, 2 et 3, puis écrit à Pixar pourdemander quand sortira le 4.

Je m’accroupis entre les poupées, lesbras repliés sur les côtés, et tends le couvers le haut. Je suis en train d’avancerune main pour m’appuyer à la paroi d’enface lorsque la poupée la plus proche de

moi tressaille légèrement.

Je vais le redire. La poupée tressaillelégèrement.

Je pousse un couinement et retirevivement ma main.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lâche Yukad’un ton sec.

Ma réponse sort toute seule avant queje puisse la retenir.

— La poupée. Elle a bougé.

Ma grand-mère paraît fascinée.

— Est-ce qu’elle t’a dit quelque chose,chérie ? Je suis toujours très attentivequand des objets inanimés essaient decommuniquer avec moi.

Yuka la transperce d’un regardmeurtrier, puis pivote dans ma direction.

— Les poupées ne bougent pas,Harriet.

Ses lèvres ont retrouvé leur formehabituelle.

— Allez, continue.

J’acquiesce sagement et retourne à ceque je faisais, à une petite différence près: je suis désormais rigide de peur.

La poupée a bougé. Je l’ai vue.

Il paraît que 40 % des sujetsbritanniques croient aux fantômes, et ilsemblerait que j’en fasse désormaispartie. Et si ces poupées contenaient lesâmes prisonnières de centaines d’enfants

? Si je me trouvais dans une arcade dejeux hantée ?

Glacée jusqu’aux os et emplied’images d’une multi-tude de petits doigtsfroids cherchant à m’attraper, je tâche degarder un visage impassible et de rendremes bras gracieux, mes jambes moinsrigides, mes mouvements fluides…

Quelque chose me chatouille lacheville.

« Les poupées ne bougent pas, me dis-je en boucle entre mes dents tandis queles yeux de Yuka rétrécissent presquejusqu’à se fermer. Les poupées nebougent pas les poupées ne bougent pasles poupées ne bougent pas les poupéesne bougent pas. »

Mais le chatouillis est de plus en plusprononcé, jusqu’au moment où je n’enpeux plus.

Je regarde.

Un gigantesque cafard escaladelentement ma jambe nue.

Entomophobie = peur des insectes.

Herpétophobie = peur de ce qui rampe.

Et la peur d’énormes coléoptères noirs,grands comme la main, qui vousremontent le long de la jambe ? Ças’appelle : être normal.

Je baisse les yeux, puis les relève.

— Oh, dis-je d’un air dégagé. Il semblequ’un gros insecte semi-tropical de la

famille des Blattoeda, sous-classePterygota, soit en train de se promenersur mon tibialis anterior.

Ou plutôt, en réalité :

—ENLEVEZMOIÇAENLEVEZMOIÇAENLEVEZMOIÇA !!!

D’un seul mouvement fluide etgracieux, je me jette aveuglément contrela paroi de verre.

Que je traverse dans la foulée.

59

Il n’y a pas autant de sang qu’on pourraitle croire.

Ça, c’est la bonne nouvelle. Lamauvaise, c’est qu’il n’y en a sans doutepas assez au goût de Yuka.

J’ai recommencé. Une fois de plus.

Il y a du verre brisé et des poupéespartout et, pendant mon grand saut vers laliberté, ma robe s’est accrochée dans undes montants métalliques et s’est déchirée

des pieds à la taille. J’ai perdu maperruque, mon rouge à lèvres s’est étalé,mon collier de perles s’est cassé, et j’aiune estafilade d’un mètre de long sur lebras et des petits éclats de verre incrustésdans les mains. Shio et Naho me remettentrapidement debout, m’époussettent etcollent un pansement sur mes plus grossesblessures, mais les dégâts sont assezconséquents pour que je sois sûre de neplus jamais être autorisée à entrer dansune cage de verre.

Ce qui m’arrange plutôt. Telle Blanche-Neige, je pense que j’en ai assez vu pourun moment.

Aussitôt assurée que je ne suis pasmortellement blessée et que je ne ferai de

procès à personne, Yuka passe del’inquiétude à la fureur. Elle s’imagineque je m’invente encore des excuses.

D’ailleurs, personne ne me croit. Unefois débarrassée de la robe en piteux état,je scrute le sol à la recherche de preuves,mais je ne trouve rien. Je fais remarquerque les cafards peuvent se déplacer à unevitesse de 80 cm par seconde et mêmevoler, mais c’est peine perdue. À moinsde pouvoir expliquer comment un énormeinsecte a pu entrer dans une cage en verrehermétiquement scellée, je suis, au choix:

a) dotée d’une imagination suractive,

b) ou tout simplement zinzin.

Ou, pire :

c) une menteuse compulsive.

Encore une fois.

— Atarashii moderu ni kaeruzo !s’époumone Haru. Harriet ga nayami notane dattan da yo.

J’ai suffisamment étudié le japonaisdepuis lundi pour savoir que moderusignifie « mannequin », qu’atarashi veutdire « nouveau » et que kaeru a grossomodo le sens suivant : « changer tout desuite ». Je suis très contente que mesconnaissances se limitent à ça.

— Eh bien ! s’exclame Bunty lorsquel’équipe commence à remballer. On ne

s’ennuie jamais avec toi, pas vrai, chérie?

Je regarde dans un coin de la salle :Yuka parle au téléphone. Je ne crois pasque ce soit pour commander une pizza.

Quelques minutes plus tard, le mien, detéléphone, se met à sonner. C’est Wilbur.

Cette fois, on dirait bien que je suisgame over.

60

Mon retour à l’appartement déclencheune flambée d’activité. Rin et Poppy, envoyant mes pansements, veulentimmédiatement savoir si je vais bien, sije me suis cogné la tête, ah oui, et puis,est-ce que j’ai vu la vidéo qui circuledéjà sur Internet ?

— Harry-chan, gémit Rin avecdésespoir en constatant que je ne réagis nià une tasse de thé vert, ni à une galette deriz, ni à un « vase à cris ». (Je suis censée

crier mes frustrations dedans pour lesévacuer, mais cela ne fait que leur donnerde l’écho.) Peut-être tu vas promenade ?Promenade de pieds fait toujours se sentirmieux.

— Oui, approuve Poppy, d’un airsoucieux. Mon petit ami dit que sortirremet toujours les choses en perspective.Surtout sous la pluie.

Je tressaille et mon moral plongeencore de quelques mètres.

— C’est un fait médical, intervientBunty, qui rôde autour de nous ensoulevant des objets au hasard pour lesreposer aussitôt, l’exercice physiquepermet d’éliminer plus rapidement latristesse du système sanguin.

Ça ne me semble pas médical du tout,ça.

— D’accord, je vais sortir, dis-jed’une voix atone.

Pas parce que j’ai envie de mepromener, mais parce que je ne sais pasquoi faire d’autre.

— Super ! s’exclame Rin en bondissantsur ses pieds. Chotto matte ! Un minute !

Elle se précipite dans la chambre et enressort avec la chatte, qui dort comme unsonneur.

— Tu prendre Kylie avec toi ? Kylieadore promener.

La chatte ouvre alors les yeux et lui

envoie un regard qui semble sérieusementcontredire cette affirmation.

— Si tu veux, dis-je avec un gested’indifférence.

— Je prépare elle pour toi !

Elle s’arrête, puis ajoute :

— Tu habilles comme ça pourpromener, Harry-chan ?

Je baisse les yeux. Je porte toujours lepantalon noir, le gilet blanc et lesballerines argentées de ce matin.J’acquiesce d’un hochement de tête.

Rin tape dans ses mains, puis disparaîtdans la chambre.

Lorsqu’elle revient quelques minutes

plus tard, Kylie est vêtue d’unecombinaison noire à col blanc et depetites bottes argentées. Rin s’empared’un harnais rose scintillant prolongé parune laisse pailletée, et y fait entrer deforce l’animal récalcitrant.

— Prête ! dit-elle en me tendant le tout.Amuse !

Kylie et moi nous regardons, aussifurieuses l’une que l’autre. Pour lapremière fois, nous sommes d’accord surtoute la ligne.

Et je sors en traînant les pieds, la chattemaussade couchée dans mes bras.

Un vieux dicton affirme : « Le malheuraime la compagnie. »

Or, il n’y a rien au monde de plusmalheureux qu’un chat qu’on emmène enpromenade. Kylie est tellement accabléeet dégoûtée par moi, par le monde et partout ce qu’il contient que je me sens déjàun peu plus gaie, par contraste.

Une promenade avec mon chien atendance à se passer ainsi : « Attends,Hugo. Une minute, Hugo. Stop, Hugo. Nerenifle pas ça, Hugo. Arrête de lécher ça,Hugo. Laisse ce derrière tranquille,Hugo. Hugo, ce cornet de crème glacéen’est pas à toi. HUGO ! DESCENDS !NON ! HUGO, REVIENS ! »

Une promenade avec un chat, c’estplutôt : « Allez, lève-toi. S’il te plaît. »

Aussitôt que je la pose par terre, Kylie

Minogue s’étale à plat sur le trottoir, l’airde me défier, et c’est tout : fin de lapromenade.

J’essaie de l’amadouer. Je la supplie.Je tente même un peu de brutalité et luilance des insultes sans conviction. Elle secontente de me jeter des regardsassassins.

Quand je tire fort sur la laisse, elle selaisse traîner de côté sur le trottoir, telleune valise à roulettes qui aurait perdu sesroulettes.

Finalement, alors que j’ai abandonnétout espoir, elle se lève et fait trois pas.Je m’enthousiasme ; Kylie renifle ungravillon, décide promptement qu’elle ena terminé et se rallonge.

C’est seulement lorsque, levant lesyeux, j’avise une vieille dame japonaisetraînant un chat roux, qui, pattes raides etgriffes sorties, fait tout pour s’ancrer dansle sol, que je commence à voir le côtéamusant de la situation.

C’est ridicule. Je suis ridicule. Ma vieentière est de plus en plus ridicule.

Je sors mon téléphone de ma poche.

« Bonjour. Ceci est un enregistrementnumérique de l’onde électromagnétiquede la voix de Toby, encodée dans unsystème de données binaire. Laissez vospropres ondes électromagnétiquesvocales, et je vous rappellerai dès quej’aurai fini de jouer à Plantes vsZombies, ce qui risque de prendre un

bout de temps parce que franchementc’est presque impossible de percer leseau en fer qu’ils ont sur la tête avecdeux épis de maïs et un chou r… BIIIP !»

— Salut, Toby !

Je fronce les sourcils. Je commence àêtre un peu inquiète. Je sais que c’est lemilieu de la nuit en Angleterre, maispourquoi ne décroche-t-il pas ?

— C’est Harriet. Est-ce que ça va ?J’appelais juste pour… euh… poursavoir s’il fallait qu’on achète nospropres becs Bunsen pour le cours dechimie de l’an prochain. Dis-moi. À plus.

Je raccroche, me mordille la lèvre et

essaie le numéro de Nat, mais là aussi jetombe directement sur la boîte vocale.

— Salut, dis-je en tâchant de masquermon désespoir. C’est encore moi. Jevoulais juste… euhhh… te dire que j’ai luquelque part que les vaches sedistinguaient toutes par leur empreinte demuseau. Peux-tu les observer pour moi etme dire si tu vois une différence entreelles ?

Je respire lourdement dans le téléphonele temps de chercher une autre manière dedire : « J’ai besoin de toi. »

— J’espère que ça va, là-bas. Àbientôt. Bye.

Je m’efforce d’ignorer la douleur

profonde qui me broie la gorge. C’estcomme si j’essayais d’avaler une pommeentière sans mâcher.

Bien que Kylie et moi n’ayons pasparcouru plus de trois mètres, je décideque notre promenade est arrivée à sonterme.

J’attache la chatte à un lampadaire et jegrimpe m’asseoir sur un mur. Puis, sansécouter les miaulements sinistres quiviennent d’en bas — apparemment,maintenant elle voudrait bouger —, jeferme les yeux.

La pomme grossit encore dans magorge, et quelque chose me ronge ;quelque chose, à la base de ma cervelle,qui grignote comme une souris s’attaquant

à un fromage.

J’entends Tokyo, ses klaxons et sestintements loin-tains, le bavardageinintelligible de mes voisins, un aviondescendant vers l’aéroport de Narita. Ilfait encore chaud, mais je commence àm’habituer à l’odeur et à la densité del’air de la ville : les fleurs, les potsd’échappement, l’encens, le porc pané etla senteur légèrement savonneuse quitombe du linge étendu deux étages au-dessus de ma tête.

J’inspire profondément. Cela merappelle chez moi.

Chez moi.

La grosse boule descend vers le milieu

de ma poitrine. Soudain, rien de tout celane m’intéresse plus.

Quand j’étais petite, papa me bordaitdans mon lit et éteignait ma lampe dechevet, et soudain tout changeait. Les oursen peluche, les bibelots et les livres quime faisaient plaisir et me rendaientheureuse pendant la journée devenaienttout à coup bizarres, inconnus, effrayants.Ma chambre et son contenu étaient lesmêmes, mais l’obscurité les rendaitdifférents.

C’est ce que je ressens en ce moment.Tokyo est exactement telle qu’elle était àmon arrivée, mais je ne sais plus quoi enfaire. Parce que maintenant, je suis touteseule.

Je me trouve dans une des villes lesplus peuplées du monde entier, et jamaisjamais dans ma vie je ne me suis sentieplus seule.

— Mon Hibou-Joujou-Caillou, dit unegentille voix. Regarde-toi, perchée là-haut, comme Humpty Dumpty5 !

Je garde les yeux fermés, paupièresserrées. Yuka avait raison : monimagination a réellement une vieindépendante. Oh mon Dieu. Serait-ce ledébut de la folie ? Le commencementd’une spirale descendante au bout delaquelle je verrai des formes vagues etbrumeuses dans le papier peint et onréduira ma nourriture en purée avant deme la servir ?

— Tu médites, Bébé-Bébé-Panda ?continue la voix. J’essaie de faire çadepuis que je sais que Gary Barlow — lechanteur de Take That, tu sais ? — était àfond là-dedans, mais j’ai fait troisséances et je ne l’ai pas vu. Pas une seulefois. Vingt-cinq livres fichues en l’airpour rien.

Ce coup-ci, j’ouvre les yeux.

— Q-q-qu’est-ce que tu fais là ?

— À ton avis ? me répond Wilbur ensouriant. Je suis comme les chevaux duroi, ma Boulette-en-Sucre. Je suis venurecoller tes morceaux.

Alors, je bondis au bas du mur, me jetteau cou de Wilbur et fonds en larmes.

5. N.d.T.: Allusion à la comptine anglaise : « HumptyDumpty sur un muret perché Humpty Dumpty par terres’est écrasé. Ni les sujets du roi ni ses chevaux/Nepurent jamais recoller les morceaux. », dans laquelle lepersonnage Humpty Dumpty ressemble à un œuf géant.

61

Wilbur prend immédiatement lasituation en main.

— Mon petit Sablé-pur-Beurre, me dit-il gentiment après plusieurs minutes desanglots soulagés (les miens, pas lessiens). C’est bien agréable d’êtreapprécié, Mini-Pois-Chiche. Mais tu metsde l’eau salée plein mon carré Hermès.

— Je n’en reviens pas que tu aies faittout ce chemin pour moi, dis-je sans

l’écouter, en pleurant à cœur joie sur sonépaule.

— Bien sûr que je l’ai fait,Tranched’Ananas.

Il me tapote le crâne, comme onréconforterait un chiot craintif pendant unfeu d’artifice.

— La plupart des bonnes fées peuventtout simplement apparaître, alors quemoi, j’ai passé 14 heures tassé à côtéd’une femme qui sentait la sueur et qui mefaisait du genou. Si ce n’est pas dudévouement, ça, je ne sais pas ce quec’est. Laisse-moi te regarder un peu.

Il me tient à bout de bras.

— Ouistiti-Joli, maintenant, je sais que

quelque chose ne va pas. Qu’est-ce quec’est que cette tenue à mourir d’ennui ?Où est passé mon petit Lutin ?

Je baisse les yeux sur mes vêtements, eten effet : j’ai soudain l’impression qu’ona aspiré Harriet Manners hors de moi.

— Je n’en sais rien, dois-je avouer.

— Alors retrouvons-le, Bonbon-Cacahuète.

Wilbur se baisse et détache Kylie, qui,avec l’esprit de contradiction qui lacaractérise, se met aussitôt à faire satoilette en ronronnant. Puis il laissetomber par terre son cabas à pois, grimpesur le mur et tapote la place près de lui.

— Je te propose de me raconter en

détail ce qui s’est passé depuis que je net’ai vue, Opossum-à-Couettes.

Alors, je prends une profondeinspiration et saute à ses côtés.

— Je ne sais même pas par oùcommencer.

Il hoche la tête comme un grand sage.

— Commence par la fin et remonte enarrière. On assemblera les morceaux àpartir de là.

Pendant l’heure qui suit, je lui dis tout.Le poulpe et la robe, mes réveils, magrasse matinée involontaire, leschaussures roses, la séance de sumo, lejeu d’arcade saccagé. Je lui dis combienHaru me déteste. Je lui décris mes

nouvelles camarades. Je lui parle deBunty. Je lui parle même de Nick.

Pour la première fois depuis que je leconnais, il m’écoute sans dire un mot.

— OK, Pêche-Poire-Prune, conclut-illorsque je m’arrête enfin, presque horsd’haleine. Une seule question : y a-t-ilune chance, par hasard, pour que tu aiesété enlevée par des extraterrestres et quela fille qui est assise à côté de moi vienneen fait d’un monde distant d’un milliardde kilomètres ?

À quel genre de magazines est-ilabonné, au juste ?

— Aucune chance, dis-je à regret.

— Parce que si c’était le cas, ce serait

bien plus facile de revenir dans les petitspapiers de Yuka.

Je me rappelle avec un haut-le-cœurque mon comportement n’affecte pas quemoi.

— Je suis affreusement désolée,Wilbur. Je crois que je ne suis pas faitepour le mannequinat.

— Bébé-Bébé-Girafe, affirme-t-il avecforce, aucune des catastrophes qui se sontproduites ne remet en cause tes talents demannequin. Je pensais que tu l’avais déjàcompris.

— Comment ça ?

— Framboisounette.

Il descend du mur, remet sa laisse à la

chatte et ramasse son cabas à pois, qu’ilpasse sur son épaule avec un geste deGavroche potelé.

— Ce que je veux te dire, c’est qu’ilest temps de découvrir ce qui se passe,sac à papier !

62

Mon premier réflexe, en regagnantl’appartement, est de paniquer. Bunty gîtde tout son long par terre dans le salon,sous une pluie de lumières clignotantes.C’est seulement lorsqu’elle élève devantelle un collier en cristaux que je renonceà appeler une ambulance. Elle estallongée dans une tache de soleil, et agitele collier de manière à projeter des arcs-en-ciel miniatures sur les murs.

Inutile de dire que Kylie bondit aussitôt

pour tenter d’en massacrer un.

— Bunty-Boubou, lance Wilbur en lapoussant du bout de sa chaussure àrayures. Puis-je me joindre à vous ?

— Bien sûr, mon cher. Prenez un siège.

Il s’étend à côté d’elle, et tous deuxobservent les arcs-en-ciel sans rien dire.

— Des idées ? finit-il par demander.

— Un bon nombre, en fait.

— À propos de…

— Exactement.

— Et du…

— J’y ai pensé aussi. Rien pourl’instant, mais ça vient.

— Que se passe-t-il ?

— Rien d’inquiétant, mon petitAgenda-sur-Papattes, dit Wilbur avec unsourire. Harriet chérie, si tu allais jeterun œil dans la chambre ? Voir s’il manquequoi que ce soit ?

La souris qui me grignotait la cervellese réveille soudain et en reprend unebouchée. Je passe d’un pied sur l’autre,mal à l’aise.

— Harry-chan ? fait une petite voix à laporte. On a du visite ? Il faut cadeauxencore ?

— Est-ce que c’est Nick ? demandePoppy derrière elle. Je n’arrête pas del’appeler, et…

Lorsqu’elles voient Wilbur, le silencese fait. Un silence étrangement prolongé.Le genre de silence que l’on pourraitboire, si on avait envie de boire dusilence.

— Poppy, dit mon agent. Cerisounette,je ne t’ai pas revue depuis que tu t’escarapatée chez un autre agent sans annulernotre contrat au préalable. Ça boume,mon trognon ?

Il y a dans sa voix une légère tensionque je n’y avais jamais entendue.

— Euh… salut, Wilbur, marmonnePoppy d’un air gêné, passant une mèchedorée derrière son oreille en se tenant surun pied. Ça fait plaisir de te revoir.Comment vas-tu ?

— Fantastoquement bien,naturellement, Biscuit-Chéri.

Puis il regarde Rin droit dans les yeux.

— Et comment va ma petite Rin-Ding-Ding ?

Wilbur connaît Rin ? Comment connaît-il Rin ?

Je vois alors qu’elle a viré au rougetomate et qu’elle a immédiatement attrapéKylie pour plonger le visage dans safourrure.

— Wilbur-san, dit-elle en s’inclinantprofondément avec un grand respect.Jevabienmercietvous ?

— À merveillundo, répond-il en seredressant sur son séant. Et dis-moi donc,

mon Pâté-d’Agneau : tu as trouvébeaucoup de travail depuis que Yuka t’avirée de la campagne Baylee pour teremplacer par Harriet ?

Elle recule vivement, jusqu’à seretrouver dos au mur, tenant Kylie devantelle comme un bouclier.

Mais que se passe-t-il, nom d’unesucette à claquette ?

— Pas tellement beaucoup, répond-elled’une voix faible.

— Pas du tout, à ce qu’on m’a dit,précise Wilbur en me jetant un brefregard.

Je me rends soudain compte que Rin abeau se dire mannequin, elle n’a pas

mentionné le moindre engagement depuismon arrivée.

— Je vais OK. Je suis contente dereposer.

Ses joues sont maintenant rougebetterave.

— Je n’en doute pas, dit Wilbur. C’estvrai ! Qui n’adore pas être fauché,inconnu et au chômage, Truffe-de-Lapin ?

Ma tête commence à bourdonner demanière incompréhensible. C’était Rin, levisage de Baylee avant moi ? Je l’airemplacée ? J’ai ruiné sa carrière sansmême le savoir ? J’ai googlé à peu prèstout ce qui s’est passé dans le monde, etje n’ai jamais eu l’idée d’aller voir qui

j’avais remplacé l’an dernier ?

— M-mais je ne comprends pas, dis-jeen regardant mes deux colocs. Qu’est-ceque vous…

Et soudain, la souris cesse de grignoterma cervelle.

Annabel a mis mes réveils à la bonneheure avant mon départ.

Pendant que je me préparais à partirpour l’aéroport, elle a réglé ma montre,mon téléphone et les trois réveils. Papa amême dû l’aider à revisser le dos du petitoiseau, cela me revient à présent.

Une fraction de seconde plus tard, lasouris soupire et me tape gentiment sur latête.

J’ai rechargé mon téléphone la veilledu shooting sumo. Je le sais, car j’ai dûsortir mon adaptateur multiprise de mavalise. Et je l’ai branché à côté de laporte. Pas sous un coussin.

Il n’y avait pas de petit mot concernantla sonnette à côté de mon lit quand je suisallée me coucher.

Les chaussures, à l’arène de sumo,étaient roses, pailletées et trop petites.

Mon cerveau continue de bourdonnerun peu, puis, enfin, la souris se metdebout, lève les yeux au ciel et me donneun coup de poing dans la figure.

Non, non.

NON !

Prise de nausée, je tourne les talons etcours dans la chambre ; j’espère encoreme tromper, avoir commis une erreur,avoir tiré des conclusions trop hâtives.Mais ce n’est pas le cas. Il n’y a rien dansle coin de la chambre.

Le piège à cafards n’y est plus.

63

Il y a six mois de cela, j’avais une liste.

C’était la liste de tous les gens dont jepensais qu’ils me détestaient, et jel’emportais partout avec moi. Je lacomplétais, l’étudiais, et elle s’allongeaitsans cesse. Jusqu’au moment où j’aicompris que je me trompais et où j’aibarré tous les noms qu’elle contenait.

J’ai peut-être eu tort de me précipiter.

J’ai voyagé jusqu’à l’autre bout du

monde et je me suis raconté qu’il y avaitlà une place pour moi. Que je m’intégrais.Qu’on désirait m’accueillir. Mais voilàque je me retrouve au point de départ.

Il semble bien que quelqu’un détestetoujours Harriet Manners, en fin decompte.

64

Pendant les 24 heures qui suivent, Buntyet Wilbur ne me lâchent pas d’unesemelle. Ce n’est plus seulement monNouveau et infiniment moins génial planpour l’été 2 (NIMGÉPPÉ2).

C’est aussi le leur.

Ils m’emmènent manger des sushislégèrement caoutchouteux qui défilent surun tapis roulant. Ils m’emmènent voir unblockbuster hollywoodien au cinéma

Wasada Shochiku. Ils me suivent aumusée des Parasites de Meguro, puisressortent prestement pour vomir (on peuty admirer le plus long ver solitaire jamaistrouvé dans un humain : neuf mètres !). Jepourrais jurer que l’un d’eux attenddevant la porte chaque fois que je vaisaux toilettes, juste pour s’assurer quepersonne ne m’y suit.

Je retrouve Wilbur à la gare de Tokyole lendemain matin.

— You-houuuu ! me hurle-t-il à traversl’immense hall incroyablement animé, enjouant des coudes pour me rejoindre. Parici, ma petite Croquette-de-poulet !

Il porte un costume rose vif avec desailes en strass dans le dos et une

casquette à imprimé léopard. Il me toisede la tête aux pieds.

— Tu as retrouvé ton génie du style, jele constate avec une joie incandescente !Quelle est l’inspiration cette fois-ci,Bouton d’Or ?

— C’est mon père qui l’a fait pour moi,dis-je avec un sourire.

Il examine attentivement ma salopetteen jean, mes chaussures vert fluo et le t-shirt blanc barré du mot TOP-MODÈLEau feutre rouge.

Disons juste que papa a fini parremarquer que quelqu’un avait gribouillé« GEEK » en rouge sur mon sac declasse.

— « C’est-mon-père-qui-l’a-fait-pour-moi », soupire Wilbur avec bonheur. Tuillumines ma vie, Pain-de-Sucre.Vraiment.

Bunty acquiesce derrière moi.

— À toi, dit-elle en me poussantdoucement vers lui.

— Je l’ai ! lance-t-il en m’attrapant parle bras comme si nous jouions à labouteille. Tu peux rentrer surveiller lesdeux traîtres.

— Ça marche. Poppy est dans son bain,et il se peut que j’aie coincé la porte avecune chaise. Quant à Rin, elle essaie dedresser son chat à faire le beau : çadevrait l’occuper pour la journée.

— Surtout, ne les laisse pas sortir,insiste Wilbur.

Il lui envoie un baiser, puis commenceà m’entraîner dans la gare, un bras passésous le mien comme si nous étions deuxadolescentes, et non une ado et un modeuxlégèrement en surpoids.

Je suppose que nous allons prendre lemétro, et je suis déjà soulagée que ce nesoit pas l’heure de pointe, ce qui nousévitera d’être tassés — au sens le pluslittéral du terme — par un petit homme engants blancs et casquette. Mais Wilburnous conduit sur un escalier mécaniquemontant.

— Le shooting n’a pas lieu dans lemétro ?

Wilbur tintinnabule de rire.

— Tu crois qu’on prendrait le risquede te photographier dans un véhicule enmarche ?

D’accord, je l’ai bien cherché.

— Mais alors où va-t-on ?

— Pense au charabia de Yuka sur lasubversion des clichés. Tu es une petitemaligne, Grain-de-Café, alors dis-le-moi,toi, où on va.

Ce ne sont plus des papillons que j’aidans l’estomac, c’est un vol de canards.

— Au mont Fuji ? glapis-je en luiagrippant le bras. On va au mont Fuji ?

À cet instant précis, nous arrivons en

haut de l’escalier roulant et Wilburm’indique du doigt le long train blanc,immédiatement reconnaissable, qui entreen gare.

Un train au nez pointu, avec une rayurehorizontale bleue.

Le train le plus célèbre au monde. Àpart celui du Manège enchanté,évidemment.

— Mais tout à fait, me dit Wilbur en metapotant le crâne. Et on y va là-dedans.

La première fois que papa a amenéAnnabel à la maison, elle est venue avecun livre sur les sommets du monde.L’Everest. Le K2. Le Kangchenjunga.Mais le Fuji a toujours été mon préféré

parce que, à la différence des autres, quisont tous en bande dans l’Himalaya, luin’avait pas d’amis.

Ce qui suscitait chez moi une certaineempathie.

En un éclair, je comprends soudain ceque Yuka est en train de faire. Elle se sertde la mode pour défier les stéréotypesculturels : un poulpe vivant dans unmarché plein de poissons morts. Unefemme sur un ring de sumo. Une fille quireste coincée dans un jeu d’arcade au lieude le maîtriser.

Plus je la connais, plus je l’admire.

Dommage que ce sentiment ne soitdécidément pas réciproque.

Wilbur et moi attendons derrière lesbarrières électroniques lisses et blanchesqui empêchent les gens de descendre surles voies. Puis nous grimpons à bord duShinkansen et prenons nos sièges. Je suistellement surexcitée que si les vitress’ouvraient, je serais comme Hugo envoiture : la tête sortie, la langue tiréejusqu’au menton, ma bave éclaboussant lemalchanceux qui se trouverait derrièremoi.

— Dès 2008, les trajets cumulés de cestrains à grande vitesse équivalaient à 30000 fois le tour de la Terre ! Lancé à lavitesse de pointe, le convoi met 3 minutes45 secondes à s’arrêter, dis-je à Wilburpendant que nous commençons à

accélérer doucement. En 47 ans, 7,1millions de trajets ont été effectués sansqu’il se produise un seul accident mortel,j’ajoute pendant qu’une femme trèsélégamment vêtue, gantée et chapeautée,s’avance dans l’allée centrale avec desrafraîchissements, telle une hôtesse del’air des années 1950. Ooh, des arachides!

À mesure que nous nous éloignons deTokyo, tout change lentement. Lesbâtiments sont de moins en moins hauts,les espaces entre eux, de plus en pluslarges. Tout à coup — on entendraitpresque un petit pop ! —, il n’y a plusque de vastes champs verts, des tracteurs,des petites maisons au toit de tuiles bleu

paon et des chiens qui aboient. Le terraindevient très plat, le ciel se rapproche etprend une teinte d’azur plus vive, et onvoit aussi des gens, penchés en avant,coiffés de grands chapeaux plats,récoltant du riz. Nous allons si vite que jesuis littéralement clouée à mon fauteuil :mon corps entier est lourd, et je doism’agripper aux dossiers pour remonterl’allée et rejoindre les toilettes, commeun petit singe passant de branche enbranche.

Tout est soudain paisible, et pour lapremière fois depuis des jours, j’ail’impression de respirer librement. Laseule chose à laquelle je n’arrive pas àme faire est que tout le monde dans letrain puisse être si blasé. Pour tout dire,

la majorité des passagers dormentprofondément, les yeux révulsés et la têteappuyée contre l’épaule de leur voisin.

— On s’habitue à tout,Gueuled’Opossum, me dit tranquillementWilbur. Tu ne te roules pas par terrechaque fois que tu aperçois la granderoue de Londres, si ?

Puis il hausse un sourcil.

— En fait, mon petit Haricot-Coco,sans doute que si.

Je regarde mes genoux, penaude. C’esttout de même la plus grande roued’observation au monde, quoi ! Cinquanteminutes et six cents observationsépoustouflées plus tard, le train s’arrête

et une voix électronique nous dit, avec unaccent américain parfaitement ciselé :

— Vous êtes arrivés à la gare de Shin-Fuji.

Je me lève trop vite et me cogne la têtecontre le compartiment à bagages. Ouille.

— Ça y est ? On est arrivés ? On est aumont Fuji ? Je peux le voir ? Tu peux mele montrer ?

Comme s’il s’agissait d’un chatontimide, et non d’un volcan haut de 3 776mètres.

— Ça, c’est nous, ma petite Courge-Butternut, me répond Wilbur.

Puis il pointe le doigt par la fenêtre.

— Et ça, qui est-ce ?

Je pivote sur moi-même, mais jeconnais déjà la réponse, parce queWilbur a cette étincelle dans les yeux.

Cette étincelle qui dit : « Ça alors ! »

Cette étincelle « Quelle coïncidence ! »

Cette étincelle « Je suis la bonne féeavant le bal. »

Cette étincelle « Un jour, HarrietManners me tirera une balle et ce seraentièrement ma faute. »

Mon regard croise celui de Nick et les100 trillions de cellules qui constituentmon corps, jusqu’à la dernière,bondissent en l’air. Avec difficulté, jelève une main.

— Salut, finis-je par articuler à traversla vitre.

— Salut, me répond-il aussitôt de lamême manière.

65

Un jour, je serai le genre d’ex-petiteamie qui se meut dans une bulle demaîtrise d’elle-même et d’indifférence,abandonnant les soupirants dans sonsillage. Mais il est clair que ce n’est paspour aujourd’hui.

Non seulement Nick m’a vue me cognerla tête contre le compartiment à bagages,mais il me voit aussi rater une marche etm’étaler sur le quai. Il tendimmédiatement une main pour m’aider à

me relever, mais je refuse, pose les mainssur mes hanches et me mets debout à laseule force de mes jambes.

— Le sport, lui dis-je impérieusementen me penchant deux ou trois fois en avantpour illustrer mon propos. C’estimportant de s’entraîner à tomber chaquefois que c’est possible.

— Bien sûr, approuve-t-il. C’est larègle 452 du Manuel du parfaitmannequin.

Quoi ? Et personne ne m’a parlé de cemanuel ?

Il sourit.

— Et la règle 593 est : tout casser dansun rayon de 20 mètres. On voit bien que

tu es faite pour ça.

Ah.

Je rougis et fais semblant de cherchermon billet de train dans mon sac, tout ensachant qu’il est dans ma poche.

— Viens m’embrasser, prince charmant! clame Wilbur pendant que je cherche envain une réplique convenable. Uneéternité qu’on ne s’est vus ! Comment tetraite ce fichu pays ?

— Bien. Mais je me gèle.

— L’Australie fait tout à l’envers,acquiesce Wilbur en secouant la tête.Grand soleil en hiver, gel en été. Je medemande comment le père Noël s’habillelà-bas !

— En bermuda rouge, répond Nick ennous guidant vers la sortie de laminuscule gare. Il adore le surf.

— Ha ha ! s’exclame Wilbur,triomphant. Pas étonnant qu’il ait lesjoues et le nez si rouges le temps qu’ilarrive par chez nous !

— Savez-vous que si le père Noëlexistait vraiment, pour pouvoir distribuerdes cadeaux à 378 millions d’enfantschrétiens dans le monde, son traîneaudevrait avancer à 3 000 fois la vitesse duson, traîné par 214 200 rennes, et que larésistance de l’air et la force centrifugeles réduiraient tous en cendres ?

Je marque une pause.

— Mais je ne pense pas que le pèreNoël existe. Je dis juste : s’il existait.

Oh, pour l’amour des sucettes ! Bellemanière de ne pas passer pour une idiote,Harriet.

— Ah, on te retrouve ! lance Wilbur enme caressant la tête comme si j’étais unlabrador un peu crétin.

— Vous avez apporté un Pola ?demande Nick tandis que nous nousapprochons d’un gros fourgon blanc àvitres teintées. Haru n’en a plus.

— Je suis un professionnel, chéri. Biensûr que j’ai du film Polaroïd.

Wilbur ouvre un sac à fleurs orné d’unlapin imprimé.

— Alors, Yuka est-elle prête à recevoirnotre angelot ?

— Ce n’est pas exactement dans cestermes qu’elle parle d’Harriet en cemoment, mais… oui.

— Et la… tu sais.

— Prêt. Ça me fait mal de le dire, maisma tante est un génie.

— À ce point ?

— M-mm.

C’est comme s’ils communiquaient encode. Pour être honnête, je ne suis mêmepas certaine de savoir de quoi ils parlent.

Jusqu’ici, ma carrière de mannequin aconsisté à : sauter en l’air pieds nus dans

la neige ; être peinte en doré ; subir uneattaque de poulpe ; me sentir humiliéedevant 20 000 personnes ; et êtreenfermée dans une cage en verre.

À en juger par mes expériencespassées, j’imagine qu’ils prévoient àprésent de m’envelopper dans duCellophane et de me jeter du haut d’unemontagne, attachée à un élastique. Mieuxvaut encore ne pas poser de questions.

— Et y a-t-il des nouvelles de… dis-jeà Wilbur d’un air interrogateur. Moiaussi, je sais parler en code. Ha !

— De quoi ?

— Tu sais bien.

— Non, quoi ?

Nom d’un chien. Pourquoi, quand moi,je cultive le mystère, personne necomprend de quoi je parle ?

— Poppy ou Rin, fais-je entre mesdents. Des nouvelles ?

— Non, me répond Wilbur enchuchotant de même. Ta grand-mère gardetoujours l’appartement tel un merveilleuxberger des Pyrénées étincelant. Elle m’aappris par SMS qu’elle leur faisaitcuisiner des biscuits au wasabi. Tout sepassera bien cette fois-ci, mon petit Feu-d’Artifice humain. Nous avons tout faitpour.

Mes épaules se décontractent, mais trèslégèrement seulement.

Au cours des 10 dernières années, Alexaet ses sbires m’ont montré tant de nuancesde haine que je pourrais vous dessiner unarc-en-ciel de l’impopularité.

Je connais la nuance de haine que l’onprovoque quand on dit aux gens qu’ils ontemployé un mot erroné dans une phrase ;la teinte que l’on obtient quand onapparaît sur six pages dans Harper’sBazaar ; celle qui apparaît quand on atrébuché dans le réfectoire et projeté desharicots et du poulet sauce tomate enplein sur le dos de la personne qui setrouve devant vous.

Je connais même la nuance de hainequ’engendre le fait de parler aux gens desnuances de haine et de proposer de les

dessiner sous la forme d’un arc-en-cielde l’impopularité.

Mais je ne crois pas qu’on m’ait déjàhaïe au point de dérégler mes réveils,vider la batterie de mon téléphone, mefaire porter des chaussures culturellementinappropriées et manipuler un cafardgéant, le tout pour me faire perdre monboulot à 11 000 kilomètres de chez moi.

Même Alexa n’est jamais allée aussiloin.

66

Depuis plus de 10 ans, j’avais uneimage du Japon en tête. Gratte-ciel,lumières éblouissantes, foule,technologie, sushis, filles déguisées demanière adorable, chiens habillés, etmontagne flottant en l’air dans le fond.

Autrement dit : Tokyo.

Dans le minibus qui nous éloigne de lagare, je prends conscience qu’il y a unpays entier que je n’avais jamaisenvisagé.

Et je découvre d’immenses prés vertssemés de fleurettes mauves, des bosquetsdenses d’arbres tordus où serpentent desroutes étroites. Un gigantesque ciel bleuvif, du silence, des frottements, desoiseaux ; des petits restaurants à chaisesde bois et lanternes de papier suspenduesau plafond ; des temples rouges,souverains, creusés dans la pierre. Entreles arbres et les fleurs, de grands lacsscintillants, parfois parsemés de bateauxde pêcheurs, parfois de planches à voile,parfois entièrement déserts.

Et, surplombant le tout, parfaitementreflété : le mont Fuji.

Fier, et absolument seul.

L’unique chose qui pourrait rendre le

voyage encore plus extraordinaire seraitde ne pas être coincée contre la portière,recroquevillée dans une position semi-fœtale et raide. Je suis assise à côté deNick à l’avant, et à chaque virage, songenou gauche frôle mon genou droit, ouson coude gauche frôle mon coude droit,et je bondis un peu plus contre la portecomme si je m’étais pris une déchargeélectrique.

Or, il y a beaucoup de virages.

Wilbur ne m’aide pas. Pour tout dire, ilsemble faire son possible pour aggraverencore la situation.

— Nick, mon Pot-à-Sucre, explique àHarriet où nous sommes.

— Ce sont les cinq lacs du mont Fuji.

Trois minutes plus tard :

— Nick, Fesse-de-Singe, dis à Harrietd’où vient le nom « Fuji ».

— Je crois que ça peut se traduire par« sans égal ».

Une minute après :

— Nick, Pépin-d’Orange, dis à Harrietcomment on appelle ces fleurs.

Un rire.

— Comment le saurais-je, Wil ? Desmauves ?

Je ne suis pas d’un naturel violent, maisau bout de trois quarts d’heure de cemanège, je suis sur le point d’éclater le

crâne de Wilbur contre la banquette pourle faire taire. Histoire de cesser derougir, d’éviter les regards, de dissimulermes mains moites entre mes jambes. Justepour arrêter de dire « ah » en tâchant depasser pour quelqu’un de mûr et dedétaché.

Juste pour ne plus avoir à fairesemblant de ne pas sentir l’épaule deNick qui heurte la mienne de temps entemps, ou son pied à trois centimètres dumien, ou du moins ne plus avoir àprétendre que cela ne me tue pas.

Enfin, nous nous garons dans unimmense stationnement boueux. Je suisdehors avant même que le moteur du bussoit coupé. La prochaine fois, je prendrai

la banquette arrière.

Je saute droit dans une flaque.

Nick éclate de rire et l’enjambesoigneusement.

— C’est très généreux de ta part,Manners, de protéger mon jean commeça. Tu es une sorte de chevalier servant,en fille.

Je rougis une fois de plus et secoue lesjambes pour « essorer » mon legging.

— Mes Hiboux-Cailloux, lance Wilburen s’étirant comme un gros chat rose àpaillettes, puis-je vous laisser vousamuser entre vous ? Je vais allerextorquer son brief à Yuka.

Je lance un regard nerveux à Nick, puis

détourne les yeux. Je ne suis pas certaineque « nous amuser » soit le verbeadéquat. Quand un crapaud vomit, iléjecte son estomac entier et le vide deson contenu en s’aidant de ses pattesavant. Il n’est pas exclu que je fassebientôt la même chose.

— Bien sûr, dis-je.

— Absolument, renchérit Nick avecune décontraction qui semble authentique,à mon grand dam. Prends ton temps.

— Mes chéris, soupire Wilbur, si letemps m’appartenait, vous pouvez êtresûrs que c’est ce que je ferais.

Et il s’en va en gambadant vers unegrosse voiture noire que je connais bien

et qui attend à l’autre bout dustationnement.

67

Les études le prouvent : il fautprécisément quatre secondes pour qu’unsilence devienne gênant. J’aimerais bienque quelqu’un le dise à Nick.

Il est toujours là, dans le stationnement,les mains nonchalamment fourrées dansles poches. Pas un frémissement de gêneou d’inconfort sur son beau visage. Cinqsecondes : rien. Six secondes : nada.Sept secondes : niet. Huit sec…

— Viens avec moi, dit-il soudain enrelevant la tête, ce qui m’oblige à vitefaire semblant d’étudier un pigeonimaginaire dans un arbre juste derrièrelui.

— Pardon ?

Il se gratte l’occiput, apparemment malà l’aise.

— S’il te plaît ? Sauf si tu veux passerencore 10 minutes dans ce stationnement?

« Fais semblant, Harriet. Le plus fortpossible. »

— En fait, dis-je dans une tentativedésespérée pour faire comme si je m’enfichais complètement, les minibus blancs

sont intéressants. Sais-tu qu’il en faudrait772 pour déplacer 1 milliard de Curly aufromage ?

Oui, bon. Ça ira.

Il va penser que je suis complètementremise de lui, là. Ou alors, que j’ai uneétrange obsession pour les véhiculescollectifs privés. Et les biscuits apéritifsau fromage.

— Bien sûr, me répond-il en hochantsérieusement la tête. Tout le monde lesait, voyons. Allez, on y va.

Il tourne les talons et s’éloigne à grandspas vers les arbres qui bordent lestationnement. Je commence à objecterque Wilbur ne nous retrouvera jamais,

que nous allons nous attirer des ennuis,que nous allons nous perdre, puis jeprends conscience qu’à chacune de meshésitations il s’éloigne un peu plus. Jeplace donc mes épaules dans une positiond’indifférence blasée, et je le suis d’unpas nonchalant. Puis, comme il marchetrès vite, je marche un peu plus vite.

Puis je me mets à trottiner, toujours demanière blasée et indifférente.

Je suis sur le point de me mettre àcourir — blasée et indifférente,quoiqu’assez essoufflée — lorsque la vuese dégage.

Devant nous, il y a un lac immense,étincelant. Quelques nuages blancs etmoelleux flottent dans le ciel, qui

commence à prendre une infime nuancelilas tandis que l’horizon rositlégèrement. Le lac est cerné par une plagede galets gris et de petites fleurs, et justederrière s’élève le mont Fuji.

Et nous sommes complètement seuls.

Je me sens soudain mal à l’aise.Comme si j’étais en train de faire quelquechose de très, très mal.

Je fais volte-face et commence àrepartir d’un pas rapide vers lestationnement.

— Harriet ? Est-ce que ça va ? medemande Nick.

Je me retourne face à lui, et j’acquiescesans mot dire.

— Tiens.

Il plonge la main dans sa poche,s’approche de moi, me tend quelquechose.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Je regarde le billet qu’il vient de memettre dans la main.

— Tu me paies pour quoi, au juste ?

— Tiens-le en l’air.

Il y a dessus l’image d’un homme auxcheveux bouffants, avec une grossemoustache.

— Hideyo Noguchi, le célèbrebactériologiste japonais ?

Nick semble un instant dérouté, puis

explose de rire.

— Pas de ce côté ! Retourne-le.

Au verso, on voit un petit rond, et àl’intérieur, l’image bleue d’une montagnecouronnée de neige, qui se reflète dans unlac. Je dois avoir utilisé des billets de 1000 yens à un moment ou à un autre cettesemaine, mais je ne l’avais jamaisremarqué. Je relève les yeux vers la vuequi se déploie devant nous.

— Est-ce que c’est…

— Là où nous sommes en ce moment ?Oui. C’est l’endroit exact où cette imagea été dessinée. Je voulais que tu le voies.

Il y a un silence pendant lequel j’essaiede digérer l’information.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Je suppose que jevoulais te donner quelque chose.

Nous contemplons tous les deux le solpendant que je tripote le coin du billet.Puis je souffle doucement : — Poppy esttrès belle, hein ?

J’ai un peu l’impression que je doismettre son nom sur le tapis, comme pourtracer une limite dans le sable.

Même si ce n’est pas du sable, plutôtdes galets.

Mais vous voyez ce que je veux dire.

Nick me lance un regard acéré, et uneride profonde se creuse entre ses

sourcils. Il marque une pause, puis me dit: — Oui, elle est belle. Mais c’est toi queje préfère.

Le malaise qui me tord les entraillesserre de plus en plus fort, au point quemon désir de partir en courant devientpresque insoutenable.

Nom d’une sucette à bouclettes, qu’est-ce qu’il manigance ?

Tout à coup, je n’ai plus envie de luiadresser la parole. J’ai l’impressiond’être sur le point de perdre pour de bonle garçon que je connaissais. Mais paspour quelqu’un d’autre, cette fois : pourune autre version de lui-même. Uneversion infidèle.

Ce qui est pire, bien pire.

— Je crois qu’on devrait arrêter de separler, maintenant, dis-je d’une voixcrispée. Franchement, je trouve que tu tecomportes de manière horrible.

Il tressaille comme si je l’avais giflé.

— Harriet…

— Vous voilà, mes Ouistitis-Rigolos !s’écrie une voix derrière nous.

Une main qui sort d’un costume rosebrillant atterrit sur mon bras. Wilburrayonne par-dessus mon épaule.

— On perd la lumière, Pâte-à-Pizza. Ilfaut que tu te prépares tout de suite.

Je lance un regard à Nick, mais il

contemple le lac. Son visage se découpesur le ciel, absolument indéchiffrable.

Ce qu’il allait dire s’est envolé.

Comme le reste.

La gorge nouée, je suis Wilbur sansdesserrer les dents à travers lestationnement. Mais pas avant d’avoirplié le billet en deux.

Et de l’avoir laissé tomber par terrederrière moi.

68

J’ai trop hâte d’être transformée.

Je veux le grand jeu. Je veux êtrepomponnée, chouchoutée, coloriée,coiffée. Je veux être bichonnée, arrangée,vernie, pailletée, laquée, magnifiée etaugmentée jusqu’à ressembler à un vraimannequin. À quelqu’un de complètementdifférent.

Voilà pourquoi je suis un peudéconcertée lorsque Shion tire un rideau

autour de moi et me sangle dans unelongue robe blanche et flottante avec deuxpoches et un ruban blanc ceignant lataille, puis me raccompagne de l’autrecôté du stationnement. Il n’y a pas decoiffeur là-bas. Pas de maquilleuse nonplus. Pas d’assistants. Rien que Shion etmoi.

— Euh… fais-je poliment pendantqu’elle plante doucement quelques fleursmauves dans mes cheveux.

Elle hoche la tête, satisfaite, puis metend une paire de gougounes en plastique.

— Où est ma… garniture habituelle ?

Comme si j’étais une sorte dehamburger de la mode.

Shion sourit.

— Pas de garniture aujourd’hui. Yukate veut complètement au naturel. J’ai reçul’ordre strict de ne te couvrir d’aucunproduit.

Elle grimace légèrement et se pencheun peu vers mon visage.

— Pourtant, je suis bien tentée deretoucher vite fait ces deux boutons avecun peu de fond de teint, mais… onlaissera Photoshop s’en occuper, conclut-elle avec un soupir.

Quoi ? Ils m’envoient au front commeça ? Exactement telle que je suis ?

Ça ne faisait pas partie du marché.

Je ne laisse même pas Nat me prendreen photo ainsi.

J’essaie désespérément de me pincerles joues et les lèvres comme le faitScarlett O’Hara dans Autant en emportele vent, lorsqu’une voix glaciale dansmon dos me demande :

— Tu sais nager ?

Yuka se tient à un mètre derrière moi.J’ignore absolument depuis combien detemps elle est là. C’est comme prendreune douche et ne remarquer qu’à la finl’énorme araignée tapie dans un coin.

— Pardon ?

— Tu sais nager ?

Cinquante-quatre pour cent de lapopulation mondiale ne sait pas nager,mais papa a veillé à ce que j’appartienneà la minorité pendant des vacancesparticulièrement traumatisantes enCornouailles.

— Oui.

— Tant mieux. Ce shooting est le plusimportant de la série. Il est absolumentcapital que tout se passe comme prévu.Est-ce parfaitement clair ?

Je déglutis.

— Oui.

— Maintenant, je vais faire une choseque je n’ai jamais faite de ma carrière.

J’observe nerveusement le lac.

— Mmm… quoi donc ?

— Ceci.

Et d’un seul mouvement fluide, elletourne les talons, regagne sa voiture,monte dedans et s’en va.

69

Le soulagement est instantané.

C’est comme si l’hiver de Narnias’était soudain dégelé et que tout lemonde dans un rayon de 20 mètres avaitsoudain retiré un manteau de fourrureimaginaire. Quelques secondes après,Shion fredonne entre ses dents ; Naho batla mesure d’un air sur son calepin ;Wilbur ôte ses lunettes noires et lesessuie sur ses épaulettes. Même Haru sejuche sur un tronc et se masse le front.

Yuka a visiblement compris que lameilleure chose qu’elle puisse faire poursa propre campagne était de ne pas setrouver dans les parages.

Je suis Shion en direction du lac, etcomprends ensuite que Naho, Haru etdeux assistants sont en train de sortir desvêtements chauds, d’immensescombinaisons étanches, des bonnets etdes cuissardes en caoutchouc.

Je vais devoir plonger, n’est-ce pas ?Je vais devoir entrer dans cette eauglacée. Vêtue en tout et pour tout d’unerobe d’été. Avec des gougounes auxpieds.

Bien sûr que je vais devoir y aller.

Je ne voudrais pas souligner l’évidence,mais j’ai récemment eu le cœur brisé. Jeporte une longue chemise de nuit blancheet des fleurs dans les cheveux. Et voilàqu’on m’envoie dans une vaste étendued’eau.

Personne n’a donc lu Hamlet ?Une assistante propose timidement une

combinaison étanche à Wilbur, un gesteaccueilli par un rire tonitruant.

— Ma petite Cuiller-à-Beurre-de-Cacahuète, finit-il par arriver à dire à lafille abasourdie. Je ne vais pas porter ça :ça me donnerait mal au cœur. Et puis jene peux pas entrer dans l’eau, Petit-Pois.Je suis comme un sucre : je medissoudrais sur place. Je pense que je

vais rester ici et faire le guet, comme unmignon petit suricate.

Puis Wilbur remet ses lunettes miroirset m’adresse un hochement de têteentendu et rusé.

Cet homme est vraiment mon angegardien.

Un ange avec des ailes en strass dans ledos de son costume rose.

Je suis en train de chercher commententrer dans l’eau sans saccager une robede plus lorsqu’une main se pose sur monépaule.

— Tu as besoin d’aide ?

Nick est entièrement revêtu d’unecombinaison étanche jaune : on dirait le

plus bel ours Paddington du monde.

— Parce qu’à moins d’être Jésus,Manners, tu vas devoir te mouiller unpeu.

Mon corps entier devient insensible,excepté la zone située directement sous lamain de Nick. Qui est en feu.

— En fait, dis-je en tâchant de medégager, ce n’est pas vrai. Si j’étais uninsecte aquatique à pattes hydrophobes,comme le Gigantometra gigas, jepourrais marcher sur l’eau en projetantdes tourbillons filamenteux et en meprojetant simplement en avant.

— Qu’est-ce que c’est qu’unGigantometra gigas ?

— Une sorte de gros phasme.

— Et est-ce que tu ressembles à ungros phasme ?

Je regarde mes pieds non hydrophobes.

— Non.

— Alors tu vas te mouiller.

Il me tend son bras comme unpersonnage de film en noir et blanc.

— Accroche-toi à ça.

Non. Si. Non non non non non non.

— Merci, dis-je avec une grandedignité en avançant d’un pas, mais je suisparfaitement capable de…

Le monde bascule soudain pendant que

je dégringole.

Nick me rattrape avant que je ne touchela surface de l’eau et me remet debout.

— Je t’en prie, Harriet. C’est pour çaque je suis là. Je suis payé pour veiller àce que tu évites de te cogner la tête et dete noyer. Peux-tu, s’il te plaît, me laisserfaire mon travail sans résister jusqu’aubout ?

J’ouvre la bouche, la referme, puisacquiesce muettement.

C’est seulement lorsque nous nousenfonçons dans le lac que je commence àremarquer la splendeur de la robe. Horsde l’eau, elle était d’une simplicitétrompeuse, mais il y a en fait des dizaines

de couches superposées, coupées à diversangles, afin qu’elles puissent tournoyerlorsque le courant les entraîne dansdifférentes directions. Bien qu’elle soitblanche, il y a tant de tissu qu’elle n’estpas transparente du tout. Elle fait un peusirène, un peu Dame de Shalott6 (encoreune jeune femme au cœur brisé qui n’apas bien réussi dans une grande étendued’eau).

Je glisse sur un nouveau caillou aumoment où nous rejoignons l’équipe, etNick se précipite pour passer un brasautour de mes épaules.

— Yoku yatta, Harriet. Kimi wamigoto da, dit Haru d’une voixméconnaissable tant elle est calme.

Demo, sono kakkou ha samukunai ka ?

Naho me sourit.

— Haru dit que tu t’en tiresmagnifiquement, Harriet. Il veut aussisavoir si tu n’as pas trop froid ?

Je fais signe que non. Je ne sens queNick. Le reste de moi peut aussi biens’être volatilisé.

— Mizu no nakani suwattemoraukedo, daijyoubu kana ?

— Serait-il possible que tu t’assoiesdans l’eau ?

J’essaie de ne pas remarquer que lebras de Nick se déplace et que sa main sepose sur ma taille. Le monde se met

encore à basculer, bien que cette fois jene glisse nulle part.

— Jaa, sorosoro hajimeyou ka ?

— Prête à commencer ?

La main de Nick se déplace encore etglisse quelque peu sous la bande de tissuqui m’enserre la taille. Elle remue uninstant dans le creux de mon dos et je mesens rougir de la racine des cheveux à lapointe des orteils. Il paraît que le cœur dusoleil est tellement chaud qu’un morceaugros comme une tête d’épingle diffuseraitassez de chaleur pour tuer une personne à160 kilomètres de distance.

À voir comme je brûle en ce moment,je crois que je pourrais anéantir tout le

monde entre ici et la Corée du Sud.

Mais Nick n’est pas à moi.

Il y a une limite entre soutenir et peloter,et ce garçon vient totalement de lafranchir.

— Nick, dis-je sèchement, à quoi tujoues ? Bas les pattes.

— J’essaie de trouver le bouton.Pardon. Je pensais que ce serait plusfacile.

Je suis interloquée. Quelle incroyablegrossièreté !

— Quoi ? Est-ce que c’est une horriblemétaphore pour parler de…

Mais je n’achève pas ma phrase, parce

qu’il me regarde avec un grand sourire.Mon estomac se hausse sur la pointe despieds, puis fait un flip arrière, et touts’effondre en moi.

— Trouvé, lâche-t-il en se penchant enavant.

Avant que j’aie pu l’arrêter, ilm’embrasse doucement sur la joue.

Et au même instant, mon corps entiers’illumine.

6. N.d.T.: Allusion à un poème romantique anglaisd’Alfred Tennyson inspiré des légendes arthuriennes.

70

Pendant une fraction de seconde, je croisréellement que la lumière émane de moi.Que mes émotions sont si fortes que je lesai transformées en phénomène littéral,physique, visible. Que je suis une énigmescientifique. Puis je me dis que Wilbur afait preuve d’une prescience incroyable etque je viens de m’enflammer. C’estseulement lorsque Nick s’écarte de moique je comprends que la lumière vient dela robe. Chacune des fibres du tissu est

une DEL fine comme un cheveu,soigneusement tissée, et la robe entièreirradie de lumière blanche, avec despetits nœuds plus lumineux encore auniveau du cou, comme des étoiles.

J’étincelle de partout, et la lumière sediffuse et tourbillonne dans l’eau.

Au diable les métaphores. Au diableles vers luisants.

Nick vient littéralement de m’allumer.

Au-dessus de moi, le ciel commence àchanger de couleur, à devenir d’un rosesombre et doré, d’un rouge plus vif àl’horizon, et de minuscules étoiless’allument dans son obscurité. Devantmoi, les lumières du stationnement se

reflètent sur l’eau, et un assistant tient unedouce lumière dorée au-dessus de matête. Et en dessous de moi, ma robe sereflète et brille à travers les flots. Il y ade la lumière partout. J’en suis nimbée,couverte, remplie. À un moment donné, ilfaudra que je redescende sur terre. Maispendant quelques minutes, je vais resterexactement là où je suis.

Suspendue quelque part, quelquesmètres plus haut.

— Junbi ha iikai ?

— Prête, Harriet ?

Je fais « oui » de la tête, sansexpression, et m’enfonce en silence dansl’eau glacée. Maintenant que Nick ne me

touche plus, elle est d’un froidincroyable, grotesque.

Et je m’en fiche complètement.

— Kirei dan ? dit Haru en faisant desgestes tandis que l’appareil se met àcliqueter et que je regarde au loin par-dessus son épaule gauche.

— Oui. Magnifique, approuve Nick encontemplant la montagne qui se découpesur l’horizon derrière moi. Sans égal.

Et là, il me regarde droit dans les yeux.

71

Je ne sais pas ce qu’a fait Wilbur pourme protéger, mais ça marche.

Le shooting se passe à merveille. Jereste assise en silence dans l’eau froidependant 10 minutes, puis je m’incline enarrière, puis en avant, appuyée sur lescoudes. Finalement, je m’allongecomplètement, Haru mitraillantdirectement au-dessus de moi, mescheveux mouillés et mes jupes lumineusestournoyant autour de ma tête comme si

j’étais une nymphe aquatique coincéedans des algues magiques etfantomatiques. Je parviens même à éviterde boire la tasse et de me noyer.

Tout le monde est absolument enchanté.

— Shashin kara kanjou ga afuretekuruyo, Harriet. Kimi no kokoro gamieruyou da.

— Il y a tant d’émotion dans cesimages, Harriet, traduit Naho avec joie.Haru dit que c’est comme s’il pouvaitvoir à travers toi.

Nom d’une sucette à bicyclette.

Je bats des paupières et j’essaie trèsfort d’être un peu moins transparente.

Enfin, Haru a un hochement de têtesatisfait, Naho drape une serviette autourde mes épaules gelées, et nous ressortonsdu lac dans de grandes éclaboussures.Yuka nous attend sur la rive.

Je ne suis même pas vaguementétonnée. Je devine qu’elle a parcourumoins de trois mètres sur la route avantde nous espionner avec des jumelles àvision nocturne.

— Umaku ittakashira ? demande-t-elle à Haru avec raideur.

— Sugoiyo.

Je souris d’une oreille à l’autre. Ce motsignifie « excellent ».

— Honntouni sugoi noga toretayo.

Et là, ça recommence : Yuka a lesourire aux lèvres. Non, Yuka Ito a ungrand sourire aux lèvres.

Même Nick a l’air surpris.

— Excellent, confirme Yuka en lissantsa robe et en composant soigneusementson expression.

Elle me toise de haut en bas et faitclaquer ses doigts.

— Qu’est-ce qu’on attend ? Je ne paiepersonne pour attraper une pneumonie.Qu’on sèche mon mannequin.

Wilbur se déchaîne sur la plagederrière nous. Il pousse des cris et décrit

de petits cercles, la veste rose passée surla tête.

— BOUM ! Je te l’avais dit, Noyau-de-Pêche ! Je t’avais dit que ma petiteFrankinette mettrait en plein dans le mille!

Il se baisse et entame une danse russesur les galets. Yuka se renfrogne.

— Si tu comptes travailler directementavec moi, William, je te conseilled’arrêter ça immédiatement.

Wilbur cesse de bondir accroupi.

— Pour la millionnardième fois,s’indigne-t-il : c’est Wilbur, bur et pasiam, et je te saurais gré de…

Il se redresse soudain, droit comme unI.

— Travailler avec toi ?

Yuka a un hochement de têteimperceptible en remontant dans savoiture qui l’attend.

Le visage de Wilbur devient tout rougeet tremblant, puis il explosephysiquement.

— OH, MES MINI-COLIBRIS, C’ESTLE PLUS BEAU JOUR QUI AITJAMAIS VU LE JOUR SI LES JOURSVOYAIENT LE JOUR CE QUIN’EXISTE SÛREMENT PAS MAIS ONS’EN FICHE J’Y SUIS ARRIVÉ ! J’YSUIS ! JE SUIS ENFIN VRAIMENT

DANS LA MOOOOODE !

Sur quoi il m’attrape par le bras et mefait décrire de grands cercles, comme unfou. Comme nous le faisions, Nat et moi,il y a des années, jusqu’au jour où j’aiglissé et heurté un banc du parc, et où ona dû m’emmener à l’hôpital pour me fairerecoudre l’arrière de la tête avec huitpoints de suture.

Je tournoie avec lui, les joues roses,prise de vertige.

Je n’en reviens pas : tout va bien. Lacampagne est une réussite et personnen’est en colère contre moi. Wilbur aobtenu son super boulot, et j’ai assuré lemien.

Et Nick ?

Nick m’a embrassée !

Ce à quoi je ne peux pas penser jusqu’àce que cessent ces pirouettes qui medonnent mal au cœur. Il y a une limite auxbouleversements qu’un cerveau peutendurer.

Wilbur me lâche enfin et je faisquelques pas en zigzag sur lestationnement presque déserté.

Nick est au téléphone. Il me tourne ledos et parle bas, mais je l’entends quandmême. Et je le regrette amèrement.

— Poppy ?

Sa voix me semble tendue.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Durant le silence qui suit, mon oreilleinterne reprend son équilibre, et le mondecesse lentement de pencher, onduler ettourner autour de moi. Je crois que je vaisvomir.

Il est déjà au téléphone avec elle ?

— Bien sûr que c’est important pourmoi, continue-t-il avec impatience. Tu lesais, enfin. Ne sois pas ridicule.

D’un seul coup, je prends consciencede l’eau qui dégouline de mes cheveuxdans mon nez et sur ma lèvre supérieure,des gouttelettes glacées qui roulent surmes bras et mes jambes, de ma serviettetrempée et froide.

Il paraît que 300 millions de cellulesmeurent à chaque minute dans notrecorps, et pour la première fois de ma vieje les sens réellement : elles serabougrissent de partout.

— Je rentre, dit Nick. Ne bouge pas.

Et sans même un regard en arrière, ilremet son téléphone dans sa poche,enfourche un scooter et s’en va.

Me laissant en plan, invisible et muette.

72

Voici quelques équations pour votregouverne :

L’AMOUR = 1 premier baiser + 400baisers plus petits + 182 jours + 278rêvasseries + 186 coups de téléphone + 2087 SMS + 1 dernier baiser.

L’AMOUR = 4 nuits passées à pleurer+ 2 mois à attendre son retour + 8semaines sans être capable d’ouvrir unmagazine ou de regarder la télévision aucas où on l’y verrait + 63 jours à être

triste chaque fois qu’on voit une mouetteou un lion ou une goutte de pluie + 11jours à faire semblant d’êtrecomplètement remise + 1 vie entière sansjamais pouvoir remanger des bonbons àla lime, jamais, jamais.

L’AMOUR = presque rater ses examensparce qu’on ne pense qu’à lui.

L’AMOUR = devenir complètementidiote.

J’ai gâché six mois de ma vie pour NickHidaka.

En l’espace de six mois, Mercure a faitdeux fois le tour du Soleil. En six mois,j’aurais pu traverser la Russie à pieddans le sens de la longueur, ou traverser

l’Amérique à vélo, ou rejoindre le Brésilà la voile. Jack Kerouac a mis troissemaines à écrire Sur la route, et CharlesDickens, six semaines à écrire Un contede Noël. J’aurais pu écrire cinq grandsclassiques pendant le temps que j’aipassé à penser à un garçon. J’aurais pupasser 144 jours sur Jupiter, 391 surSaturne et 1,4 jour vraiment luxueux surVénus.

Au lieu de quoi je me suis farci la têtede grosses boucles brunes et de lèvresaux coins retroussés ; d’odeur verte ; derire sonore ; d’un garçon qui disparaîtchaque fois qu’il en a envie, qui dit cequ’il veut et ne pense qu’à lui.

Vous savez quoi ? Je ne tomberai plus

jamais amoureuse. Dès la rentréescolaire, j’investirai tout le temps gagnéet l’espace de cerveau récupéré dansl’apprentissage de l’apalachee, dutsetsaut ou du susquehannock, ou de touteautre langue complètement morte depuisplus de 100 ans.

Même cela sera plus productif.

— Fini, mon petit Popotin-qui-Brille ?me demande Wilbur en me tapant surl’épaule.

Je regarde une dernière fois l’endroitoù Nick a disparu, tel le génie de lalampe, comme à son habitude. Est-ce quej’en ai vraiment terminé ? C’est tout ?Suis-je enfin prête à lâcher l’affaire ?

Je me retourne vers Wilbur et je respireà fond.

— Oui ! Cette fois, je crois bien.

Je passe le trajet du retour vers Tokyo àregarder en silence, par la vitre duShinkansen, les petites lumièreséparpillées dans les champs tandis queWilbur ronfle doucement à côté de moi.

Au moment où nous arrivons en gare deTokyo, je n’ai plus qu’une envie : prendreune douche chaude, enfiler mon pyjama àpingouins et me mettre au lit avec unegrille de mots croisés.

Pourtant, ce plaisir ne me sera pasaccordé, apparemment.

— Poupinette, me dit Wilbur en se

frottant les paupières, encore toutensommeillé, tandis que le train s’arrête.Je sais que j’ai une imaginationdébordante, mais est-ce bien qui je crois,là-bas ?

Par la fenêtre, j’aperçois une petitetroupe de gens en noir. Shion, Naho, Haruet quelques assistants. Et, presqueentièrement dissimulée au milieu, Yuka.Comme une sorte de minuscule Reine desFées, farouchement protégée.

— Ils sont peut-être venus nous offrirdes cadeaux ?

Ça marche peut-être comme ça, dans lemonde du mannequinat. Peut-être quequand on travaille vraiment très bien lorsd’un shooting, tout le monde accourt pour

vous accueillir à la gare avec un panier-surprise plein de cupcakes ou de chatons,et peut-être quelques bannièrespersonnalisées à votre effigie.

Puis je vois la tête de Wilbur. Il estdevenu très blanc et très tremblotant,comme si on avait retiré tous les os deson crâne par son nez.

— Mon petit Bourdon, je ne suis peut-être pas un si bon suricate que ça, toutcompte fait.

73

Nous descendons du train en silence.

Wilbur et moi restons serrés l’un contrel’autre sur le quai.

— Venez par ici, nous lance Yuka. Toutde suite, je vous prie. Tous les deux.

J’ai été convoquée dans le bureau duprincipal un grand nombre de fois. Ensixième année, j’y suis allée pourrecevoir le premier prix de sciences, leprix de la dissertation d’histoire et le

grand prix du club de débats. J’y suisretournée en secondaire un pour le prixde physique et un second prix de ladissertation d’histoire. En secondairedeux, j’ai reçu le grand prix d’anglais, eten secondaire trois, j’ai dû y retournerpour me voir remettre un gros bon-cadeaupour des livres et me faire informer, nonsans agacement, que je ne gagnerais plusde prix parce que cela exaspérait mescamarades.

Mais jamais, jamais je n’ai étéconvoquée parce que je m’étais attiré desennuis.

J’imagine que cela fait exactement ceteffet-là.

Wilbur et moi échangeons un regard,

puis commençons à avancer lentement surle quai, tels deux petits enfants jouant àPromenons-nous dans les bois. Je suistellement terrifiée que je m’étonne quandYuka ouvre la bouche et qu’elle ne tonnepas avec la voix du grand méchant loup :« Je mets mes chausseeettes ! »

— Depuis combien de temps es-tumannequin, Harriet ?

Sa voix, en fait, a plutôt une sorte dedouceur glaçante, exactement comme unchat qui se fait très souple et silencieuxavant de bondir sur une souris.

Je m’éclaircis la gorge.

— Six mois et sept jours.

— Qui t’a donné ta chance pour la

première fois ?

Si on veut être exact, c’est Nick quim’a « découverte », mais la petite partiede mon être qui veut survivre intervientjuste à temps pour m’empêcher de le dire.

— Toi.

— Et qui t’a donné du travail depuis ?

— Toi.

— Et est-ce que c’est ça…

Elle embrasse les environs d’un grandgeste serein.

— … qui se produit habituellement ?Est-ce que les filles de 15 ans, en tempsnormal, sont repérées lors d’une sortiescolaire et est-ce qu’on leur offre un job

international grassement payé pour unestyliste de renommée mondiale ? Et toutcela sans casting, sans compétition et sansexpérience !

Je ne peux pas m’empêcher de trouverla question légèrement orientée.

— Non ? je hasarde d’une voixmourante.

— Bonne réponse. La plupart des fillesqui veulent être mannequins passent descentaines de castings et sont rejetées descentaines de fois. Elles se battent pendantdes années contre elles-mêmes et contreleurs concurrentes. Très peu gagnent leurvie avec ce travail. Celles qui y arriventn’ont que quelques années devant elles,dans le meilleur des cas, avant d’être

éjectées. La mode, c’est un métierterrible, capricieux et sans pitié. Desfilles comme toi, elle en dévore tous lesjours.

J’ai soudain l’impression de meretrouver dans un roman de Roald Dahl.Wilbur n’a-t-il pas dit quelque chose dansle même genre récemment ?

— Je comprends.

— Non, Harriet. Tu ne comprends pas,parce que j’y ai veillé. Je t’ai donné uncontrat d’exclusivité dès le début pourm’assurer que tu n’entres pas dans cemonde. Et depuis, j’ai fait tout monpossible pour t’en tenir éloignée.

J’ouvre de grands yeux. Toute ma

carrière de mannequin se résumerait doncà une sorte de baby-sitting glamour ?

— Mais… pourquoi ?

— J’ai décelé en toi des qualités quej’ai voulu préserver. Et je craignais quece milieu ne te les enlève.

Je ne vois absolument pas de quoi elleparle.

— Euh… merci ? dis-je enbredouillant, les joues en feu.

— Et en retour, continue-t-elle, tu m’asmanqué de respect, tu t’es montréearrogante et désobéissante. Tu m’asmenti, tu es arrivée en retard, et tu n’aspas su suivre une seule des règles simplesque je te donnais.

Je referme brutalement la bouche etcherche Wilbur du regard, complètementpaniquée. Il a le teint vert mousse.

— N-n-non, Yuka.

J’ai la bouche tellement desséchée quema langue cliquette.

— Je n’ai… Je ne t’ai pas… Tu necomprends pas…

— Si, Harriet, insiste-t-elle calmement,je crois pouvoir affirmer que si.

Elle sort de son sac un journal enanglais et me le tend. Une photo occupetoute la page : la photo d’une Yukabeaucoup, beaucoup plus jeune,entièrement vêtue de dentelle noire, etcette légende :

UNE ICÔNE DE LA MODEVOLE DES MODÈLES

Yuka Ito, légende de la mode, a rompuson contrat avec la marque phare Bayleepour lancer sa propre griffe. Une sourceproche de la styliste raconte : « On aenvoyé un petit groupe de nous, lesmannequins, dans toute l’Asie pour lelancement de sa marque, dans le plusgrand secret. Je suis ravie d’avoirdécroché Tokyo. »

Selon un porte-parole de Baylee : «Yuka Ito est actuellement liée à nous parun contrat d’exclusivité. Même si elle adessiné ces modèles, ils nousappartiennent tant que son contrat estvalide. Nous étudions la question avec

nos avocats. » Yuka Ito s’est refusée àtout commentaire.

— Ce… ce n’est pas moi, dis-jevivement en fixant l’article. « Un petitgroupe de nous » ? Ce n’est même pascorrect. Même si ça me ressemble un peu,je n’ai parlé à personne de…

Mais si, j’en ai parlé, n’est-ce pas ?

Je savais à quel point il était importantque je me taise, je l’avais promis à Yukaet à Wilbur… et pourtant, j’ai éventé lesecret. Essayer de m’attirer l’amitié dedeux filles a plus compté pour moi quetenir ma parole.

— J’aurais dû tout expliquer plus tôt,intervient Wilbur en s’avançant tandis

qu’une vague brûlante de honte me coupele souffle. Ce n’est pas vraiment la fautede Fesse-de-Singe, il y a eu descomportements très peu professionnels…

— Assez, le coupe Yuka. Je ne veuxplus entendre d’histoires, cela nem’intéresse pas. Harriet, crois-tu que cesoit une coïncidence si tu as été envoyéeici, à Tokyo ?

— Euhhh…

— Le Japon, c’est chez moi. Tu devaisêtre le visage de toute la campagne. Maisc’était manifestement la pire décision queje pouvais prendre. Donc, tu es renvoyée.Voilà au moins une instruction que tun’auras pas de mal à suivre, j’espère.

— Hé, une seconde ! s’insurge Wilbur.

Yuka se tourne vers lui.

— Et toi aussi, William, c’est terminépour toi. Je te prie de ramener Harriet àl’appartement, afin qu’elle récupère sesaffaires et que vous partiez pourl’aéroport. Vos billets vous attendront là-bas.

Wilbur a la même tête que si on venaitde lui retirer ses piles. Il rapetisse à vued’œil.

— C’est Wilbur, précise-t-il. Bur, pasiam.

— Et ça n’a aucune importance,puisque nous ne travaillerons plus jamaisensemble.

74

Nous faisons le trajet du retour ensilence, chacun enfermé dans sonmalheur.

Cela faisait un moment que j’attendaisle rude retour à la réalité. Alors queWilbur, lui, a sans doute toujours vécudans un univers qui en était fort éloigné.

Le taxi finit par s’arrêter et je disdoucement à Wilbur de m’attendre dans lavoiture le temps que j’aille prendre mes

affaires. Il me regarde d’un air hagard,puis contemple les sièges en cuir.

— Je suppose que si je dois pleurer etme moucher sans pouvoir m’arrêter,autant que ce soit dans un endroit propre,pas vrai ?

— Euh… oui, fais-je en lui donnant unepetite tape d’encouragement hésitante. Tutiens le bon bout. Enfin, je crois ?

Je descends de voiture et rejoinsl’appartement. Comme celui-ci estapparemment désert, je gagne la chambreà pas de loup, sans faire de bruit.

Il faut que je sorte de là avant le retourde Rin ou de Poppy.

Je suis comme une plume. Comme une

souris. Je suis un ninja, invisible etparfaitement silencieuse et…

— Tu t’en vas ?

Nom d’une sucette en claquettes.

Je fais demi-tour et me retrouve face àla princesse Poppy : appuyée auchambranle avec sa parfaite cheveluredorée qui tombe en cascade sur sesépaules, ses parfaites épaules crispées,ses bras parfaits croisés, sa boucheparfaite qui forme une ligne absolumentdroite et inexpressive.

Je me mets à jeter des habits au hasarddans ma valise.

— M-mm.

— Quel dommage.

Piquée au vif, je rassemble mesaffaires encore plus vite : pantalons,chaussures, tops.

— C’est vrai, quoi, vu comment tuessaies de voler sournoisement les petitsamis des autres et tout ça, c’est vraimentdommage que tu ne puisses pas rester.

Mon cœur dégringole. Poppy a lesjoues roses, ses yeux bleus sontétincelants, et je n’ai jamais, jamais vuune personne être à la fois si en colère etsi parfaitement belle.

— Mon Dieu, non, Poppy, je n’ai pas…

— Je sais tout, alors ne me mens pas,en plus.

Je ferme les yeux un instant. Merci,

Nick. Sympa de m’avoir tout mis sur ledos.

— Poppy, je n’ai rien vu venir, je n’yétais pas préparée. Je l’aurais repoussé,je-je ne voulais pas te faire de mal…

— Tu ne peux pas LUI LÂCHER LAGRAPPE ?

J’ai mal au cœur. Parce que ça aussi,c’est ma faute, peut-être ?

Ai-je attiré Nick à force de le vouloirsi fort ? Je devrais peut-être consacrermes pouvoirs magiques à vaincre lecancer ou à gagner un prix Nobel, au lieude faire du mal aux gens.

— Il faut que je parte, dis-jecalmement. Pardon, Poppy. Si j’avais su

que je provoquerais tant d’ennuis, je neserais pas venue.

Je ferme ma valise, bien que quelques-unes de mes affaires soient encoreéparpillées dans la chambre, et jecommence à la traîner dans le couloir. Mamanche se prend dans la poignée de laporte, et je suis maintenant tellementpressée de partir que j’envisage delaisser mon bras sur place et de rentrersans.

— Je suis contente que Rin ait fait cequ’elle a fait, lâche Poppy au moment oùje me libère enfin et recule en titubantdans le couloir.

Elle pose une main sur la porte, et mesentrailles se glacent.

— Ce sera mieux pour tout le mondeque tu ne sois pas là.

Et sur ces mots, elle claque la portederrière moi.

75

Mon Nouveau et infiniment moins génialplan pour l’été (NIMGÉPPÉ4) seprésente désormais comme suit :

• Demander pardon à Wilbur.

• Rentrer chez moi.

• Demander pardon à mes parents (et aulardon).

• Demander pardon à Nat et à Toby.

• Bricoler un t-shirt portant

l’inscription : « TOUTES MES EXCUSES ÀL’AVANCE », astucieuse techniquepréemptive.

• Aller me coucher pour le restant del’été.

Mais en sortant de l’appartement, je voisWilbur, adossé à un lampadaire, en trainde parler dans son téléphone. Sa voix estbasse, ses épaules, affaissées. On diraitque ses couleurs vives ont été diluées,effacées.

Je ne peux pas le regarder en face.

Je ne peux regarder personne en face.

Je ne suis pas fière de ce que je suissur le point de faire, mais je le fais quandmême.

Je soulève ma valise pour éviter defaire grincer ses roulettes, et je passederrière lui sur la pointe des pieds. Jedisparais au coin de la rue, puis reposema valise.

Et je pars en courant.

D’accord : pour être précise, je pars enroulant.

J’ignore complètement où je vais. Jeme contente de traîner ma valise loin, trèsloin de l’appartement.

Gardant les yeux rivés au sol, jemarche. Je marche et marche et marche,en espérant que si je marche assez vite,assez loin, je découvrirai ce que je peuxfaire, au juste, pour que tout soit très

légèrement moins terrible.

Une fois suffisamment apaisée pourregarder autour de moi, je me rendscompte que j’ai fui jusqu’au cœur deTokyo. Il y a des lumières multicolorespartout : clignotant dans les rues,grimpant sur les immenses édifices,s’élevant vers le ciel. Des écrans hauts de10 mètres braillent dans tous les coins,des centaines de gens grouillent sur lestrottoirs et, toutes les 3 secondes environ,on entend un cri d’oiseau strident, suivid’un autre à des centaines de mètres delà.

Je suis totalement perdue.

Pendant que je suis envahie par unenouvelle forme de panique, je tâche de

m’orienter. Il y a un Starbucks, une sorted’immense gare et le plus gigantesquepassage piéton que j’aie jamais vu,reliant cinq avenues différentes. Il esttellement grand que les gens doiventattendre sur le trottoir, et, quand un crid’oiseau commence à retentir, ils sedépêchent de traverser tous en mêmetemps en jouant des coudes sur cetteétoile infernale.

On dirait un jeu vidéo géant conçu pourtester le sens de la coordination et dutiming, et j’ai appris à mes dépens que jene possédais ni l’un ni l’autre.

Je laisse passer six feux verts avant detrouver le courage de descendre sur lachaussée, puis j’inspire à fond en traînant

ma valise. Je n’ai pas beaucoup de tempsdevant moi : quand le signal sonore semet à accélérer, cela veut dire qu’on a 10secondes pour atteindre le trottoir d’enface avant que les voitures redémarrent.Et elles n’hésiteront pas à le faire. J’aidéjà vu au moins deux personnes tendreles mains devant elles et pousserphysiquement les capots pour éviter de sefaire rouler dessus.

J’ai de plus en plus chaud et, malgrémes efforts pour traverser, ma valisen’arrête pas de se coincer ; les gens mepoussent, me bloquent le passage, meretiennent par le bras pour me passerdevant. Voilà le signal sonore quiaccélère, et je ne suis qu’à mi-chemin. Etje ne peux pas faire demi-tour parce que

ça me prendrait encore plus longtemps etqu’ensuite je devrais tout recommencer.Quelqu’un me crie quelque chose enjaponais, et je me rends compte,horrifiée, que je suis immobile au milieude la rue, tel un lapin terrorisé.

Mon cœur bat comme un tambour, leslarmes me montent aux yeux.

J’ai réussi à rendre une situation déjàmal partie cent fois pire, à moi touteseule.

Ou du moins, moi et les gens qui ontdessiné les plans de Tokyo.

Je viens de me mettre à courir pourrattraper les autres lorsque j’entends unwhoosh.

Le monde tournoie.

Et la chaussée me saute au visage.

76

Par chance, je ne suis pas morte.

Le vélo n’a fait que me frôler, et jem’en tire avec un genou et un coude ensang, ainsi qu’un grand trou dans monlegging, dans mon orgueil et dans mastabilité mentale. Une toute petite dame sebaisse pour me relever et me guidergentiment jusqu’à l’autre rive. Le tempsque je cesse suffisamment de tremblerpour la remercier, elle n’est plus là.

Posant ma valise à plat, je m’assoislourdement par terre à côté, indifférenteaux regards dubitatifs des passants.

Je veux rentrer.

Jamais de ma vie je n’ai eu une telleenvie de rentrer chez moi.

Je voudrais être dans ma bête petitechambre, à ranger des fossiles sur desétagères pleines de bazar en essayantd’empêcher mon chien de manger du talc.Je voudrais être en train d’étudierShakespeare, Milton et les constellations; je voudrais m’inquiéter de formules dechimie et d’équations de physique, pas derobes, de poses, de poulpes et de baisers.Je voudrais voir papa danser dans lesalon et Annabel rire de lui et Hugo

devenir surexcité. Je voudrais voir Natlever les yeux au ciel et Toby s’essuyer lenez sur son chandail. Je voudrais mêmevoir Alexa, c’est dire ! Cette bonnevieille Alexa, bien prévisible. Qui mehait avec le plus petit effort et la plusgrande couverture médiatique possible.

Je voudrais juste que tout redevienneexactement comme avant.

C’est peut-être ce qui arrive aupapillon et à la grenouille. Peut-êtrequ’ils fournissent tous ces efforts pour sefaire pousser des ailes et des pattes afinde s’enfuir, et qu’une fois qu’ils ont unpeu vu le monde, ils se sentent tristes etseuls, et regagnent leur mare. Là où ilssont chez eux.

J’appelle mon père. Pas de réponse.

J’essaie Annabel : son téléphone estéteint.

Puis j’appelle Bunty : occupé.

Je rappelle Nat et tombe de nouveausur sa boîte vocale, enfin j’essaie Toby. Ily a deux ou trois sonneries, puis la ligneest coupée.

Toby viendrait-il de me raccrocher aunez ? Suis-je lamentable au point que monharceleur personnel ait rejeté mon appel ?

Cette fois, je craque.

Je tire mon chandail par-dessus matête. Et je fonds en larmes.

77

Je ne sais pas pendant combien de tempsje pleure. Il faut dire qu’on chronomètrerarement ses crises de larmes. Tout ceque je sais, c’est que je pleure assezlongtemps pour que mon visage deviennebouffi et prenne une forme bizarre, maispas assez longtemps pour oublier sur quoije pleure.

Pas une seule personne ne s’arrête pourme demander ce qui ne va pas. Pas uninconnu pour me proposer son aide. Pas

une âme humaine ne s’interrompt pourm’offrir de poignantes paroles desagesse, de gentillesse et…

— Est-ce que ça va ?

Je renifle et m’essuie le nez sur monchandail. D’accord. J’aurais peut-être dûêtre un peu plus patiente avant de m’enprendre à l’espèce humaine dans sonensemble. Je fais « oui » de la tête.

— C’est sûr ?

La voix m’arrive assourdie etindistincte.

— Oui. Merci.

— Parce que, continue-t-elle, pourquelqu’un qui croit aller bien, tu passes

beaucoup de temps à te rouler par terredans la rue.

Lentement, je retire le chandail de matête et m’essuie les yeux.

— Ah, fait l’Homme-Lion avec un petitsourire. Je te retrouve.

Je regarde Nick, avec son beau visage,ses beaux che-veux et ses bellespommettes. Je regarde sa positionnonchalante, et la manière dont ses lèvresse recourbent comme si le monde étaitperpétuellement et irrésistiblementamusant.

Pour résumer, je contemple sa beauté etson incroyable perfection.

— Va griller en enfer, dis-je en tirant

de nouveau mon chandail sur ma tête.

J’entends Nick s’asseoir à côté de moi.Je ressors immédiatement la tête, telle latortue furieuse que je suis.

— Je ne suis pas sûre que tu connaissesbien la géographie de l’au-delà, dis-jeentre mes dents. Tu veux que je te dessineun plan ?

— Je ne m’étais pas rendu compte quece trottoir était à toi.

— En fait…

Je m’interromps subitement. Quellebêtise, ces lois japonaises sur les espacespublics !

— Laisse-moi tranquille, Nick. Je suis

sérieuse. Tout de suite.

Il ouvre la bouche pour réagir, puis voitle sang sur mes mains et mes genoux.

— Bon Dieu, Harriet, qu’est-ce quit’est arrivé ? Tu t’es fait mal ?

— Non, dis-je sèchement en essayantde me lever. Je ne me suis pas fait mal.

Je suis soudain tellement en colère quele contenu de ma poitrine me semble surle point de jaillir par mes oreilles commele magma du mont Tambora en 1815 (laplus grosse éruption volcanique jamaisenregistrée).

— Barre-toi, s’il te plaît. Allez, va-t’en. Pchhht !

Ses lèvres frémissent et ses narinespalpitent.

— Est-ce que tu viens de me fairepchhht, Harriet Manners ?

Là, ma tête explose.

— MAIS NOM D’UNE SUCETTE,POUR QUI TE PRENDS-TU, NICK ? Tues peut-être top-modèle et tu es peut-êtrebeau et charmant et mignon et drôle, maistu n’es quand même qu’un garçon ! Tun’es qu’un garçon, et moi une fille, etchaque fois que j’inspire, j’absorbe unemolécule qui a appartenu à un dinosaure,ce qui veut dire que JE SUIS EN PARTIEUN DINOSAURE, PEUT-ÊTRE BIENUN TYRANNOSAURE, ET TU N’ASPAS À ME TRAITER COMME ÇA.

Le torrent de fureur aveugle quim’emporte est si fort que je recourbe mesmains comme des petites pattes de T. Rexet je les agite en direction des passants.Nick bat des paupières, puis attrape unede mes pattes avant.

— Attends une seconde, Harriet…

— Et, d’accord, dis-je farouchement enme dégageant, tu es sans doutepartiellement un dinosaure aussi, mais tudois plutôt être un dilophosaure avec sonpauvre petit cou à volants, ou unlinhenykus, qui n’avait qu’un minusculedoigt pointu à la place du bras, commececi.

Je tends mes index sous mes aisselleset les agite inutilement.

Nick pouffe de rire, et je fais un petitpas furibond dans sa direction.

— Oh, c’est ça, alors. Je ne suis pasassez mûre pour toi ? Pas assezintéressante pour toi ? Trop idiote pourtoi, qui es si merveilleusement adulte ?Eh bien, c’est toi, le problème, Nick. Pasmoi. Et n’essaie jamais de me donnerenvie de devenir quelqu’un d’autre. Jesuis très bien comme je suis.

J’empoigne ma valise.

— Et cette fois-ci, c’est toi qui vasrester là à me regarder disparaître.

Je pivote pour m’éloigner avecélégance, mais Nick retient ma valise. Jen’en reviens pas : en plus de tout le reste,

il vient de ficher en l’air ma sortiespectaculaire.

— Je peux dire quelque chose,maintenant ? me demande-t-il en haussantles sourcils. Ou bien veux-tu encore mecomparer à d’autres dinosaures de secondordre ?

Je me rembrunis et relève fièrement latête.

— Comme tu veux.

— Très bien. Tout d’abord, il s’avèreque quelqu’un a saboté la campagne. Jene m’en suis aperçu qu’au lac. Je ne m’endoutais pas du tout. On croyait que c’étaitjuste ta légendaire maladresse.

OH MON DIEU COMMENT OSE-T-

IL…

Ah, d’accord. Je suppose que ce n’étaitpas déraisonnable de penser ça.

— Je l’avais déjà compris hier,Einstein, dis-je en levant les yeux au ciel.Poppy et Rin.

— Non. Pas Rin. En fait, elle nous aaidés à tout comprendre.

Je me rassois brutalement sur mavalise.

— Ah.

— Harriet, Rin n’a pas une once deméchanceté en elle. Et en plus, ellet’adore. Elle s’est fait imprimer un t-shirtavec vos deux visages dessus. Ellevoulait rendre votre amitié « officielle ».

Je suis tellement soulagée que j’aienvie de pleurer. De toutes les filles avecqui j’ai pu espérer devenir amie — à partNat —, Rin est ma grande favorite. Jesuis soudain emplie d’un tel bonheur queje dois me raccrocher à quelques vestigesde colère pour terminer ce que j’ai à dire.

— Alors comme ça, c’était Poppy.Quelle surprise.

— Pour moi, c’en est une.

— Tu m’étonnes, dis-je de ma voix laplus sarcastique. Tu ne connais donc pastrès bien tes petites amies ?

— En principe, si… mais Poppy n’estpas ma petite amie. Elle ne l’a jamais été.

78

Dans tout bon film d’action, il y a unmoment excellent où c’est la bagarregénérale, et où il y a des bras et desjambes et des corps partout, et soudainquelqu’un bondit en l’air, et l’actiondevient très lente et très silencieuse, et onsait que le dénouement est proche.

Comme si nous étions suspendus enl’air, en train d’attendre que quelqu’unengage l’action qui changera tout.

— Hein ? dis-je.

— Je n’ai jamais été avec elle, répète-t-il. Jamais. Poppy est juste un mannequinavec qui j’ai travaillé pour la compagneD&G à Paris. Je ne savais pas qu’ellet’avait raconté qu’on était ensemble,jusqu’au moment où Rin m’a appelé, aulac.

Soudain, j’entends de nouveau sa voix,à ce moment-là : « Poppy ? »

Il ne parlait pas à Poppy. Il parlait dePoppy.

— Mais…

J’essaie de déglutir, sans grand succès.

— Tu es venu à l’appartement… elle a

dit…

— Exactement. Elle a dit. Pas moi. Onavait un autre shooting ce soir-là, mais sije suis passé à l’appart, c’était pour tevoir, toi. J’étais à l’aéroport à tonarrivée, mais tu avais l’air tellementheureuse et surexcitée d’être à Tokyoque… je crois que je n’ai pas voulu tesurprendre. Donc, j’ai décidé de sonnerchez toi pour te retrouverconvenablement.

Mon esprit rembobine.

C’est vrai qu’il est arrivé à peinequelques minutes après moi.

Et qu’à aucun moment Poppy ne l’aappelé « mon petit ami » devant lui. Et

qu’elle l’a embrassé sur la joue.

— M-mais… et au ring de sumo ?

— Je t’ai attendue.

De nouveau, les commissures de seslèvres frémissent.

— Pendant trois heures, Manners. Maisensuite, tu m’as clairement faitcomprendre que tu ne voulais plus demoi.

Je revois soudain son visage blême,décomposé, sur les marches.

Il n’était pas perplexe, il était blessé.

Je me sens coupable, soudain, et aussiun tout petit peu contente de moi. Ha ! Jesuis une excellente, excellente actrice.

Nat sera enchantée quand je lui raconteraiça.

— Mais alors, au lac…

— Je n’ai pas pu m’en empêcher, unedernière fois. Mais tu m’as encore envoyévalser, si bien que le baiser…

Il hausse les épaules, l’air peiné.

— … c’était une façon de te dire aurevoir, j’imagine.

C’est une bonne chose que je soisassise, parce que sinon j’aurais un peu demal à tenir debout. Vous vous rappelez,quand je disais que ma chambre prenaitun aspect étrange et inconnu une fois leslumières éteintes ? Eh bien maintenant,c’est le contraire. Les lumières se sont

rallumées, et tout a un aspectcomplètement différent. Inattendu.Merveilleux.

— Mais…

Le sumo. Le lac.

Nick était complètement innocentdepuis le début.

Oh mon Dieu, j’ai été horrible avec lui.Je lui ai dit qu’il était en partie unlinhenykus. Personne ne mérite une chosepareille. Sauf peut-être…

Je bats des paupières.

— Mais pourquoi Poppy ferait-ellesemblant d’être avec toi ? Et commentsavait-elle pour moi ?

— Poppy est le genre de fille quiobtient toujours ce qu’elle veut. J’imaginequ’elle s’est dit que si elle y croyaitsuffisamment fort, et si elle sedébarrassait de toi, je finirais avec elle.À tort, parce que c’est un cauchemarambulant, cette fille, et aussi…

Il fait tourner son index contre satempe, suggérant poliment qu’elle estcarrément siphonnée.

— … et… et j’ai parlé de toi, à Paris.Beaucoup. Je lui ai offert sur un plateautout un arsenal pour t’assassiner. Désolé.

Je contemple le beau visage de Nick,chiffonné, rouge et anxieux, et soudain jesais précisément pourquoi Poppy s’estdonné tant de mal.

— Mais… Nick, tu m’as plaquée, tu tesouviens ?

— Non, Harriet, soupire-t-il. Je t’ai dittrès clairement que j’allais te laissertranquille pendant quelques mois, letemps que tu passes tes examens. J’auraisdû savoir que tu décrocherais et cesseraisde m’écouter : c’est ce que tu faistoujours quand tu paniques. J’aurais dût’envoyer un document écrit ou un e-mailaprès, ou un message enregistré, quelquechose dans le genre.

Et voilà : la dernière pièce se met enplace avec un déclic, comme un énormecube Rubik romantique.

Tout ce que j’ai retenu de cetteconversation vieille de deux mois et

demi, c’est : « Il vaut mieux qu’on arrêtede se voir ». Ensuite, je suis entrée enmode fusion interne.

Et même si je ne l’avouerai jamais auxjurés du prix Nobel, il est vrai que j’aipassé beaucoup de temps avec Nick aulieu de réviser.

Genre, presque tout mon temps.

Comment peut-on avoir envie deréviser ses sciences quand on sort avecun top-modèle ? Même moi, je ne suis pasgeek à ce point. Oh mon Dieu. Quelleimbécile je fais !

Nick a un sourire incertain.

— Je t’ai dit que je reviendrais unefois tes examens terminés. Mais tu m’as

donné l’impression que j’avais trop tardé.

Le SMS. Il est arrivé le lendemain dela dernière épreuve.

— Mais alors… tu m’aimes encore ?

Cette fois, il a l’air totalementexaspéré.

— Mais tu ne comprends pas ? J’aimele fait que tu connaisses les étoiles, lapluie, la forme des nuages et le rythmecardiaque du colibri. J’aime que tusaches que les girafes n’ont pas de cordesvocales et que les requins doivent resterperpétuellement en mouvement. J’aime tafaçon de pointer ton petit nez en l’air etde taper du pied et de froncer les sourcilsjuste avant de rire. J’aime la manière dont

tes oreilles rougissent quand tu es gênéeet dont tes taches de rousseur deviennentplus foncées quand tu es en colère. J’aimecette petite boule de papier froissé quefait ton menton avant que tu pleures.J’aime le fait que, quand tu me criesaprès, tu fasses semblant d’être untyrannosaure. Tu me plais, Harriet.Comment se fait-il que ce soit la seulechose dans l’Univers que tu aies du mal àfaire entrer dans ta grosse cervelle enflée?

J’ai soudain l’impression d’être deretour au lac : couverte de lumières de latête aux pieds. Je ne sais absolument pasquoi répondre à cela.

— Ma cervelle n’est ni grosse ni

enflée. J’ai une cervelle parfaitementnormale, c’est-à-dire que sa quantité dematière grasse équivaut à peu près à lamoitié de sa masse sèche.

Ah, apparemment si, je savais quoirépondre.

Nick me sourit largement.

— C’est bien ce que je disais.

J’ai la sensation que deux fils ont étéattachés aux coins de ma bouche et quequelqu’un les tire vers le haut.

— Et c’est grâce à toi, tout ça ? dis-jeen embrassant les environs d’un geste.C’est grâce à toi que je suis à Tokyo ?

— Pas du tout. Cette fois, c’est moi qui

suis là grâce à toi. Pour tout dire, j’aisupplié Yuka de me donner ce job. J’aimême dû ranger des robes et tout. Ça afailli me tuer.

Nick fait une grimace, mais sous lecalme habituel, il y a une chose que jen’avais jamais vue chez lui : le doute. Etje me rends soudain compte, avec un coupau cœur, que tout ça, c’était pour moi.

Nick m’a trouvée, il y a sept mois. Pourmoi, il est parti. Pour moi, il est revenu. Ilm’a fait rire quand j’en avais besoin ; ilm’a contrariée quand cela m’aidait ; ilm’a sauvée quand je ne pouvais pas mesauver moi-même.

Pour moi, il essaie de rester simple.

Il y a 7 123 024 873 personnes dans lemonde, et Nick me choisit à chaque fois,moi.

Je le regarde triturer les trous de sonjean, assis sur le trottoir, et il a soudainl’air si ardent, et si inquiet, et si nerveux,et si peu Nick, que je ne peux plus faireque deux choses.

Alors, je fais les deux en même temps.

Je bondis de ma valise et je me jette àson cou, tellement vite qu’il en perdl’équilibre et doit s’appuyer sur soncoude.

— Merci, lui dis-je à l’oreille. Mercide m’aimer.

Et je l’embrasse de toutes mes forces.

79

Raisons de penser à Nick

1. Il pense tout le temps à moi.

Je ne sais pas pendant combien de tempsnous nous embrassons.

Disons juste : assez longtemps pour quele monde entier et tous ses habitantsfondent et se dissolvent, mais pas tout àfait assez longtemps pour être arrêtés parla police.

Ce qui est une bonne chose. Mon désir

de voir l’intérieur d’une prison japonaiseest très limité et transitoire.

— OK, j’ai encore juste une petitequestion, dis-je lorsque je me reculeenfin, essoufflée, rayonnante, les lèvrespleines de picotements, le cœur battant lachamade et les cheveux en bataille,comme un petit chien qu’on aurait embêtéavec un séchoir à cheveux.

— Évidemment.

Je note avec plaisir que Nick aexactement la même apparence que moi,voire qu’il est encore un peu plusrayonnant et chiffonné.

— Comment as-tu découvert tout ça ?Poppy n’a quand même pas avoué, si ?

— Bien sûr que non. Pour info, en cemoment même, elle est en route pourl’Angleterre. Yuka est folle de rage ets’est arrangée pour le faire savoir àl’agent de Poppy. Je crois que pour sonprochain job elle se retrouvera à sourirebêtement, les mains sur les hanches, surles pages d’un catalogue de cuisineséquipées. Rin, Bunty et Wilbur m’ontaidé, mais l’essentiel est venu dequelqu’un d’autre.

— Qui ça ?

Nick désigne un point au loin.

— Lui.

Je suis la direction de son doigt etscrute la foule des piétons qui traversent

la rue en esquivant les bicyclettes. Puis jeregarde un peu mieux. Parce que parmitous ces gens, vêtu d’un t-shirt orné d’uneguitare et d’une veste en velours violet, ily a Toby.

Bon d’accord, je renonce.

Il est clair que je ne connais rien àl’espèce humaine.

Lentement, je me lève et j’attends queToby arrive jusqu’à moi. Il commence àjouer Au clair de la lune sur son t-shirt.Au bout de quelques notes, il s’arrête.

— C’est très, très important de réussirson entrée, n’est-ce pas, Harriet ? Mêmesi, avec le recul, j’aurais mieux fait deprendre mon t-shirt batterie. C’est plus

facile à jouer sous la pression.

Je le regarde bouche bée, tropstupéfaite pour parler.

— Salut, Nick, ajoute-t-il gaiement enagitant sa main libre. J’aimais bien lescuissardes en caoutchouc que tu portaistout à l’heure, au lac. Tu crois qu’ellesiraient avec cette tenue-ci, ou est-ce queje risquerais de suer des genoux ?

— Toby, finis-je par articuler. Maisqu’est-ce que tu fais là ?

— Je te suis partout, Harriet, tu le saisbien. J’étais là depuis le début. Quelharceleur serais-je, sinon ?

— Mais…

— Je deviens carrément doué, non ?J’ai bien l’impression que tu ne t’esaperçue de rien du tout !

— Mais comment as-tu fait pour venir? Tu n’as même pas 16 ans !

— Oh, je suis venu avec mes parents.Ils m’ont dit qu’on pouvait partir envacances où je voulais, pour fêter la finde mes examens, mais je n’arrivais pas àme décider pour une destination. Et cela,jusqu’au moment où une information a étéportée à mon attention la semainedernière.

Là, tenez-vous bien : il me fait un clind’œil.

— Ils croient que je suis très occupé

par un projet scolaire.

Toby a l’air décidément fort content delui.

— Après tout, tu fréquentes la mêmeécole que moi, n’est-ce pas ? Et ça, c’estun projet vraiment fascinant. J’ai trouvétoutes sortes de preuves.

Il sort de ses poches des photos, despapiers froissés, des enregistrementsaudio, des cartes, des dessins.

Et dire que pendant tout ce temps, je mecroyais seule. Alors que j’étais entouréeen permanence de gens qui se souciaientde moi : Toby, Nick, Wilbur, Bunty, Rin.Simplement, je ne les voyais pas.

J’hésite entre être incroyablement

touchée et trouver ça quelque peucapotant.

— Toby… mais pourquoi suivrequelqu’un à 11 000 kilomètres ?

— Onze mille deux cent un, pour êtreexact. Tu sais ce que c’est, ça, Harriet ?

Il pointe quelque chose derrière moi. Jesuis patiemment la direction de son doigt.Oh, Seigneur.

— Une statue de chien.

— Pas n’importe quel chien, Harriet.Ceci est un chien appelé Hachiko. C’étaitun akita au poil brun, adopté en 1924 parun professeur de Tokyo appeléHidesaburo Ueno.

— Ah bon.

Je hoche poliment la tête. Après tout cequ’il a fait, la moindre des choses est quej’écoute une de ses anecdotes. J’obligetout le temps les gens à faire ça pour moi.

— Tous les jours pendant un an,Hachiko est venu attendre Hidesaburo icilorsqu’il rentrait du travail, à cet endroitexact de la gare de Shibuya. En 1925, leprofesseur a fait une crise cardiaque àson bureau et en est mort, mais Hachikoest revenu au même endroit tous les jourspendant neuf ans, pour attendre son retour.

Mes yeux s’emplissent subitement delarmes.

— Le chien a attendu pendant le restantde ses jours, et quand il est finalementmort, les habitants de Tokyo ont érigé une

statue là où il attendait, pourcommémorer sa fidélité et le fait qu’il n’ajamais, jamais renoncé.

Je me mords la lèvre. Je n’avais jamaisentendu une si belle histoire.

C’est aussi la raison précise pourlaquelle j’adore les chiens. KylieMinogue aurait attendu environ 30secondes avant de partir avec le premierpassant ayant à manger dans son sac.

— Mais ça n’explique toujours pas ceque tu fais ici.

— Mais si, Harriet. Je suis tonHachiko.

Et avant que je comprenne ce qui va sepasser, Toby se jette en avant et

m’embrasse.

80

K :

• Deux baisers de deux garçonsdifférents en cinq minutes : voilà unechose que je n’ai pas envied’encourager.

• Du tout.

• Tous les baisers ne se valent pas.

• Beeeeeeeuêrk.

Toby n’y va pas avec le dos de la

cuillère.

Je veux dire : il y va carrément. Iltourne la tête de gauche à droite commes’il essayait de dévisser une ampouleavec ses dents, puis tente de lécher malèvre supérieure, puis se met à ouvrir etrefermer la bouche tel un oisillonréclamant la becquée.

Il entortille aussi ses doigts dans mescheveux, si fort que je ne peux pas medégager sans le repousser des deuxmains, quitte à perdre quelques mèches aupassage. Et c’est ce que je fais, bien sûr.

— Toby ! dis-je en m’essuyant labouche du dos de la main. Enfin, quoi ! Ilfaut attendre un signal avant d’embrasserune fille. Je ne t’ai pas envoyé le moindre

signal.

Il n’a pas l’air perturbé pour un sou.

— Ah non ? J’avais cru en voir un.

— Quel genre de signal t’ai-je envoyé?

— Tu étais très jolie, Harriet. Avec lesyeux un peu écarquillés, comme une petitechouette.

Je soupire.

— C’est gentil de ta part, Toby, mais a)ma figure est comme ça, et b) être jolien’est pas et ne sera jamais un signalautorisant un baiser. Il est important quetu le comprennes dès que possible.

Je jette un regard anxieux à Nick, qui

semble plutôt amusé. Est-ce qu’il n’estpas censé se battre pour défendre monprécieux honneur, là ? N’est-il pas censéprojeter Toby contre un mur et lui dire dene pas toucher Sa Femme ?

Qu’est-ce que c’est que ce triangleamoureux pourri ?

— C’était le premier baiser de ma vie,lui apprend Toby. De quoi ça avait l’air,vu de l’extérieur, mon pote ?

Nick sourit tandis que je les regardetour à tour, éberluée.

— Je pense que tu as peut-être été unpeu rapide. Elle a visiblement été prisede court.

— Je vois.

Toby sort un petit calepin de sa vesteen velours, qui est celle — je lareconnais à présent — de sondéguisement Charlie et la Chocolateriede l’avant-dernier Halloween. Ilgriffonne quelque chose, puis fronce lessourcils.

— Peut-être qu’une simple annoncevaudrait mieux ? « Attention, je suis surle point de tenter un baiser. » Ce genre dechoses ?

Nick éclate de rire.

Nom d’un chien. Bella n’a jamais eu àendurer ce type d’amitié absurde entregarçons dans Twilight.

— Tu te rends compte que je suis

encore là, n’est-ce pas ?

— Le baiser est un sujet important,Harriet, m’informe Toby avec solennité.On a besoin d’en discuter entre garçons,tout autant que vous, les filles, tu sais. Etnous, on ne peut pas lire Cosmopolitan.

Un silence.

— En fait, on peut, mais quand nosmères le trouvent sous notre lit, on estbons pour une conversation vraimentlongue et embrouillée.

— Tobz, je crois vraiment que tudevrais te trouver un hobby en dehors demoi.

— Et sans vouloir être impoli, Harriet,continue-t-il d’un air pensif, tu

n’embrasses pas aussi bien que jel’imaginais. Tu es restée plantée là, à metaper — plutôt vive-ment — avec tesmains. C’était un peu décevant, pour êtretout à fait honnête.

Mes yeux s’agrandissent, et Nick selève pour m’enlacer d’un bras. Ilm’embrasse sur le front.

— Je m’en contenterai pour l’instant,déclare-t-il en riant.

Puis il lève l’autre bras. Un taxis’arrête aussitôt et Nick passe la tête parla vitre.

— Sumimasen, dit-il avec un accentparfait. Tokyo-eki made dekirudakehayaku onegai shimasu.

J’oublie toujours que Nick est à moitiéjaponais. Désormais, il se peut que je luidemande fréquemment de me parler dansd’autres langues. Je n’avais jamaisremarqué que le bilinguisme pouvait êtresi sexy.

— Où va-t-on ?

— Retour à la case départ, répondNick avec un grand sourire en ouvrant laportière pour Toby et moi.

Seulement je ne sais pas bien laquelle.

81

Voici mon anecdote absolumentpréférée de tous les temps : un atome estconstitué à 99,99999999999999999 % devide.

Ça paraît simple à première vue, maissavez-vous ce que cela signifie ? Quechacune des choses qui vous entourent ence moment même — le siège sur lequelvous êtes assis, les chaussures à vospieds, les lunettes sur votre nez, lechocolat dans votre bouche — est, pour

l’essentiel, absente.

Y compris vous.

Je sais : hallucinant, non ? On peut ledire et le redire, c’est toujours aussiimpossible à se mettre dans la tête. Etquand l’idée finit par se loger sous votrecrâne, c’est difficile de ne pas la trouverun peu écrasante.

En ouvrant la porte de l’appartement, jesuis frappée par une tornade de paillettes,dentelle, betterave et parfum tandis queBunty, Rin et Wilbur se jettent ensemblesur moi. En quelques secondes, une Rincouverte de spray scintillant est pendue àmon cou. Je crois voir des plumes rosesdans ses cheveux. Et un peu dans ceux deWilbur, aussi.

Je le savais bien, que je n’aurais pasdû les laisser seuls avec ma grand-mère.

— Oh, Harry-chan ! s’exclame Rindans le col de mon t-shirt. Nous sommestellement erronées sur Poppy ! Kylietrouve le boîte à cafards dans son sac !Elle est une vilain vilain jolie fille !

Je remarque l’absence significative dusuffixe affectueux « chan » dans le nom dePoppy. Je crois que c’est ce que Rin peutfaire de plus méchant.

— Je suis désolée, dis-je en luitapotant le dos.

Puis j’ajoute une chose que je n’ai pasdite depuis 10 ans :

— Euh… veux-tu qu’on soit amies ?

— Ooooh ! lance-t-elle en tapant dansses mains avec ravissement. Oui, s’il teplaît ! Je viendrons te voir à Londres ! Jeverra Big Ben et grande roue et portegrand chapeau et nous sera très gâtées etS’ÉCLATERA !

Je ris, et Rin aperçoit soudain Toby.

— C’est bien te connaître enfin, lui dit-elle en s’inclinant légèrement. Je suisRin. Tu es l’invité tout nu ?

— Euh, non, je suis Toby. Sais-tu queles ours en peluche font plus de victimesque les vrais ?

Rin ouvre de grands yeux et se tournevers moi.

— Harry-chan ! Il est complètement

comme toi !

Je hoche la tête et le regarde avec ungrand sourire.

— Eh oui !

Toby hausse les sourcils.

— Tu vas encore essayer dem’embrasser, Harriet ? Parce que, danscette hypothèse, je te suggère de consultertes courriels au préalable, au cas où je tebouleverserais au point que tu n’arrivesplus à lire. Je crois qu’il y a quelquechose d’important dans ta boîte deréception.

Je le regarde avec perplexité, tourneimmédiatement les talons et filedirectement dans la chambre pour y

prendre mon ordi. Sérieusement. Il vavraiment falloir que je change encore tousmes mots de passe ?

À travers les murs fins comme dupapier, j’entends la voix haut perchée deWilbur dans la salle de bain. À chaqueseconde qui passe, il redevient un peuplus l’agent que je connais et que j’aime.

— C’est vrai ?

Un silence.

— Pour de bon ?

Nouveau silence.

— Pour de vrai ?

Encore un silence.

— Pour de vrai de bon de sûr de vrai

de bon ?

Silence.

— NEW YORK ! OH, NOM D’UNEMOULINETTE-POUÊT-POUÊT ! C’estune blague ? Je suis royalement intéressé!

Il y a encore un silence, puis sa têteapparaît à la porte de la chambre. Il poseune main sur son téléphone.

— Yuka n’est pas la seule styliste aumonde, mon petit Macchiato-Caramel, mesouffle-t-il avec un clin d’œil. Nel’oublions pas.

Sa tête redisparaît aussitôt.

Je regarde un instant la porte, puis

reviens à mon ordinateur.

À l’attention d’Harriet MannersDe : le bureau de Yuka Ito

Il semblerait que de nouvellesinformations se soient fait jour.Par conséquent, j’aimeraism’excuser et j’annule monlicenciement. Ceci prend effetimmédiatement.

Yuka ItoEt comme ça, d’un coup, la boucle demon aventure est bouclée. Les choses ensont exactement au même point qu’audépart. Comme si j’étais encore la geekcachée sous la table à la Mode Expo enDirect, sur le point d’être jetée n’importe

comment dans le monde de la mode.Comme si j’étais encore une fille qui nesait pas qui elle est ni qui elle est censéeêtre.

Comme si rien n’avait changé du tout.

Sauf que si.

J’inspire à fond, puis tape ma réponse :

Chère Yuka,J’aimerais te libérer de mon

contrat d’exclusivité avec toi. Jene reprendrai pas mon emploi.

J’apprécie profondément toutce que tu as fait pour moi, maisquelles que soient les qualitésque tu vois en moi, elles ne s’en

iront pas. Je suis moi, et je suisplus forte que j’en ai l’air.

Je veux me donner la libertéde grandir, même si cela faitpeur. Je veux vivre cetteaventure.

Merci pour tout ce que tu m’asappris.

Au revoir.Harriet

Je suis sur le point de cliquer sur « envoi» lorsque Bunty entre en trombe dans lachambre.

— Tu as reçu des excuses, chérie ? Jeveux bien reconnaître ça à Yuka. Elle saitvoir quand elle est acculée dans un coin.

Je dévisage ma grand-mère pendantquelques secondes, puis un déclic seproduit dans ma cervelle.

« Ravie de vous voir. » Quand elle arencontré Yuka devant l’arcade de jeux,elle a dit : « Ravie de vous voir » Pas «Ravie de vous rencontrer » ou « Ravie defaire votre connaissance ».

— Est-ce que tu connais Yuka ?

— Bien sûr, ma chérie. Nousfréquentons les mêmes cercles depuis desannées. J’ai essayé pendant tout ce tempsde lui dire ce qui se passait, mais ellerefusait de m’écouter. C’est tout Yuka, ça.Pleine de talent, incapable d’écouter.

Je la contemple avec stupéfaction.

Je ne voudrais pas passer pour uneingrate, mais est-ce que les genspourraient commencer à me dire la vérité?

— ET BOUUUUUM !

C’est Wilbur, qui braille à tue-tête.

— LONDRES PEUT LÉCHER MESBOTTINES GUCCI. TREMBLE,AMÉRIQUE, ME VOILÀ !

— Allons, chérie, me dit ma grand-mère tandis que j’envoie le courriel etreferme mon ordi.

Sans prévenir, elle m’écrase denouveau contre ses seins brodés.

— Ce fut un plaisir de passer unmoment de qualité avec toi, mais il est

temps d’y aller.

Je suis déçue : je commençais àl’apprécier. J’espérais un peu qu’onpourrait passer quelques semaines àapprendre à bien se connaître et que celapourrait être le début d’une vraie relationgrand-mère/petite-fille qui ne serait pasdu type « Petit Chaperon rouge/Loup ».

— Maintenant ? dis-je tristement à sonsein.

— J’en ai bien peur, chérie. On a unavion à prendre.

Décidément, elle aime bien balancerdes pluriels dans la conversation sanscrier gare.

— « On » ?

— Oui, mon cœur.

Elle se recule, et je remarque soudainson expression joyeuse. Exactement celleque j’arborais tout à l’heure au lac.

— Annabel est en train d’accoucher.

82

Bon.

Je ne voudrais pas soulignerl’évidence, mais Annabel est entrée entravail avec un bon mois d’avance. Monnouveau frère ou sœur est clairement unrebelle, sans aucun respect pour lesplans, les emplois du temps, les rendez-vous ou les itinéraires des autres.

Exactement comme mon père.

Quinze heures plus tard, Bunty et moi

émergeons à Heathrow et sommesassaillies par un tourbillon de cheveuxbrillants, sac, écharpe et parfum, commeune sorte de bombe de concentré de fille.

— Vous êtes de retour ! crie Nat en merenversant presque. Enfin !

Je regarde par-dessus son épaule lechariot qu’elle vient de nous amener. Jene l’ai jamais vue courir si vite pour quoique ce soit, jamais. Peut-être qu’ellen’aurait pas dû abandonner l’optionéducation physique, tout compte fait.

— Qu’est-ce que tu fais là ? dis-je enriant pendant qu’elle me couvre la jouede petits bisous d’oiseau. Je te croyaisencore en France !

Nat rougit abondamment et parvient àavoir l’air à la fois penaude et ravie.

— Ah, euh, eh bien…

Je l’observe en plissant les paupières.Ma meilleure amie semble totalementincandescente. Elle porte aussi beaucoupmoins de maquillage que d’habitude etses cheveux n’ont pas été raidis au fer.Ses boucles naturellement folles sonttirées en arrière et sa frange dépasselégèrement du côté droit. Cela ne luiressemble pas du tout.

— Nat, que se passe-t-il ?

— Mmm ?

Ma Meilleure Amie retire une boulochede mon chandail à capuche.

— Alors… c’était comment ? Tu as vudes chiens avec des robes ? Est-ce queles gens t’ont parlé en japonais ?

— Excusez-moi, intervient Bunty ensouriant et en me tendant une petite briqued’eau de coco. Pense à t’hydrater, chérie.L’air climatisé, c’est mortel. Je vais allernous chercher un taxi dehors.

Lorsqu’elle s’éloigne, ses gougounesrésonnent, clac clac clac, sur le sol. Jeme retourne vers Nat.

— Bon. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Eh bien, humm…

Elle se racle la gorge, regarde leplafond, puis le sol.

— Ooh ! J’adore tes chaussures ! Ellessont neuves ?

— Bien sûr que non, Nat. Meschaussures ne sont jamais neuves. Cessede détourner la conversation.

Deux taches rouges apparaissent surses joues.

— Il se peut que j’aie… Je veux dire,c’est possible que… J’ai pu…

— Sans vouloir te vexer, Nat, j’ail’impression de parler avec un dauphin.Essaie de sortir une phrase complète.

— J’ai rencontré un garçon.

Je recrache de l’eau de coco partout.

— Le gars en Lycra vert ? fais-je à

pleine voix. Celui de l’huile d’olive ? Etdu sel lourd de sous-entendus ?

— Ça ne s’est pas passé comme ça,s’indigne-t-elle. Il est… adorable. Etgentil. Et hyper sexy.

Elle prend un air rêveur.

— Et il a une manière trop mignonne defaire craquer ses doigts quand il estnerveux. Et il déchire à Guitar Hero. Et ila un accent irrésistible, comme si sa voixétait… je ne sais pas, sur un bateau.

Comme si sa voix était sur un bateau ?

— Oh mon Dieu, Nat. Tu essérieusement atteinte.

Elle rougit encore plus intensément.

— Je sais. C’est un peu pour ça que jesuis là. Maman a tout découvert et m’arapatriée de force à la maison. Elle m’adit que tomber amoureuse était unepunition suffisante pour n’importe qui, etqu’on était quittes.

J’éclate de rire.

— C’est pour ça que tu avais disparu ?

— Pas vraiment. Oh, Harriet, si tusavais comme je suis gênée… Je t’aitellement embêtée avec Nick ! Avant derencontrer François, je crois que je necomprenais pas ce que c’était. On ne peutpas s’en protéger. Rien n’existe à parteux.

— François ?

Je ris de plus belle.

— Il est français et il s’appelleFrançois ?

— Il y a des Français qui s’appellentFrançois, Harriet, se fâche-t-elle. Çaarrive, c’est comme ça.

Je souris et nous nous dirigeons vers lasortie.

— Au fait, tu te trompais à propos deNick. Je te raconterai tout dans le taxi.

— Tu sais quoi ? soupire-t-elle. Peut-être que je m’y connais nettement moinsen garçons que je ne le croyais. Ils sontassez compliqués, en fait, non ? Je croisque je suis peut-être à l’aube d’une vieentière de confusion totale.

Elle passe son bras sous le mien.

— Alors, c’était chouette ? À lahauteur du Plan génial ? Tu sais qu’ilnous reste encore plein de temps pourfaire tout ça ensemble.

Je repense aux lumières vives, auxtéléviseurs braillards, aux superbestemples et à la folie de Harajuku. Jepense au mont Fuji, au Shinkansen, àTsukiji, à l’arcade de jeux vidéo et auring de sumo ; à ma robe illuminée, àCharlie, à Kylie Minogue et au cafardgéant. Je pense à Yuka, à Bunty, à Toby, àHaru, à Naho, à Shion ; à Rin, qui nous aaccompagnées à l’aéroport en tutu rose etm’a donné le bracelet de l’amitié que jeporte en ce moment même.

Je pense à Nick, qui m’a de nouveauembrassée avant que je monte dansl’avion et a dû littéralement me pousserjusqu’au comptoir d’enregistrement parcequ’à la dernière minute j’avais décidéque je ne repartais plus. Puis je pense àtout ce qui a changé en moi entre le départet mainte-nant. Je suis encore moi-même,mais plus forte. C’est comme si j’avaistrouvé mes ailes et que je savais enfinquoi en faire.

— Oui, dis-je avec un sourire tandisque Bunty ouvre la portière d’un taxi etque nous grimpons dedans. Dans le genreaventure, je dirais que Tokyo était assezcool, Raoul.

83

Je n’aime pas les hôpitaux.

Soyons honnêtes : personne ne lesaime. Offi-ciellement, ils sont censésaider les gens à aller mieux, mais ce n’estpas le cas. Ils nous rappellent que tôt outard nous tomberons malades, que nousaurons mal, que nous nous retrouveronsseuls, et que parfois personne ne peut rieny faire.

La seule idée que j’ai dans la tête en

franchissant les grosses portesmétalliques pour entrer dans la salled’attente, c’est que la dernière fois quej’ai mis les pieds dans ce même hôpital,j’avais une maman. Et que quand j’en suisressortie trois jours plus tard, je n’enavais plus.

Soudain, j’ai terriblement mal au ventre— une douleur qui me traverse par lemilieu — et je comprends soudain à quelpoint mes sentiments envers ce bébé sontliés au fait qu’il risque de m’enleverAnnabel. Car c’est ce que font les bébés,non ? Les bébés changent tout.

En marchant sur le prélart vert, j’essaiede me concentrer sur le rythme de marespiration, les battements de mon cœur

et le bruit de mes pas. Puis je sens Nat meprendre doucement par la main.

— Tout va bien se passer, Harriet.Regarde.

Je relève les yeux et vois papa faireune sorte de danse de la pluie dans lescouloirs de l’hôpital. Chaque fois qu’uneinfirmière ou un médecin passe à côté delui, il les attrape et leur fait décrire unpetit cercle triomphant.

Cela doit arriver plus souvent qu’on nele croit, car ils se contentent d’attendrepatiemment qu’il les lâche, puiscontinuent leur chemin avec un légersourire.

Nat m’embrasse sur la joue.

— Je vais chercher du thé. On seretrouve dans quelques minutes ?

— Rejeton Numéro 1 ! me hèle papa àtravers l’hôpital tandis que mon âme sœurqui n’embrasse pas disparaît derrière lesportes.

Il me serre dans ses bras et tente ausside me faire tournoyer.

— Tu es de retour ! Au fait, c’est tonnom, désormais. Ou peut-être que jedevrais t’appeler « Bonnes » et appelerle bébé « Mauvaises », comme ça onaurait toutes les « Manières »…Manières, Manners, tu vois ?

Il me lâche et je reprends monéquilibre. Je déglutis péniblement.

— Est-ce que… ça veut direqu’Annabel va bien ?

Papa me dévisage attentivement, puisme serre encore plus fort dans ses bras.

— Évidemment qu’elle va bien, chérie.Elle ira toujours bien.

Je sens que mon menton se transformeen boule de papier froissé. Papam’embrasse sur le sommet de la tête et serecule. Je remarque enfin son t-shirt. Engrosses lettres tracées au feutre, on peutlire : MA FILLE EST TOP-MODÈLE, et endessous, en plus petites lettres : L’AUTRE

EST JUSTE TOP.

— C’est une fille ? J’ai une petite sœur?

— Mais tout à fait, confirme papa avecun sourire qui lui fend le visage en deux.

Il m’ébouriffe les cheveux, et pour lapremière fois de ma vie entière, je ne mecrispe pas et je ne les raplatis pas.

— Je crois qu’il est temps que vousfassiez connaissance.

84

Un silence complet règne dans lachambre.

Le soleil entre à flots par la fenêtre, eton entend un petit bip-bip rassurant.Annabel est calmement assise dans sonlit, vêtue d’une chemise de nuit blanche etpropre. Comme d’habitude, ses cheveuxblonds sont tirés en un chignonimpeccable, son visage est paisible etelle a les joues roses. Si ce n’était le faitqu’elle n’est pas en tailleur et qu’elle a

un paquet qui fait des petits bruits dansles bras, on ne remarquerait aucunchangement.

Sauf que si, tout a changé.

Je reste nerveusement sur le pas de laporte pendant que papa bondit dans lachambre, tel un joyeux labrador.

— MA FEMME ! clame-t-il à pleinevoix avant de plaquer une main sur sabouche. Pardon, chuchote-t-il ensuiteavec emphase. Je voulais dire « mafemme », en minuscules.

Il se penche sur le lit pour observer lepaquet qu’Annabel a dans les bras.

— Quand est-ce que ses yeux vonts’ouvrir ?

— Je n’ai pas accouché d’un chaton,Richard. Ses yeux se sont déjà ouverts.Elle dort.

— N’en sois pas si sûre, Annabel, ditfermement papa. Ils sont plus intelligentsqu’ils en ont l’air. Harriet faisaitsemblant de dormir alors qu’en fait elleécoutait tout et retenait tout, et sepréparait à tout ressortir au moment où ons’y attendrait le moins. On a appris à s’ypréparer. Celle-ci aussi me paraît rusée.

— Tant mieux, conclut Annabel enarrangeant les couvertures. Plus elle serarusée, mieux ce sera.

Puis elle relève les yeux vers la porte.

— Maman ? Je peux te parler une

minute ?

Bunty acquiesce et entre dans unconcert de grelots. Elle est étonnammentcalme.

— Je suis navrée, maman, continueAnnabel. J’ai été bien trop dure avec toi.Tu t’es magnifiquement occupéed’Harriet. Nous n’y serions pas arrivéssans toi.

Il y a un silence, et je vois Annabelchercher ses mots — une chose que jen’avais jamais vue de ma vie.

— J’ai changé d’avis au sujet de tagentille proposition. Nous serions ravisde t’accueillir à la maison pendant unmois ou deux.

Elle marque une pause.

— J’aimerais beaucoup que tu restes.

Bunty l’embrasse sur le front.

— Merci, chérie. Je sais que je n’aipas toujours été aussi présente quej’aurais dû, mais j’aimerais beaucoupchanger ça.

« Elle peut être si difficile parfois, tusais ? »

« Je ne suis pas sûre de pouvoir faireface. »

« C’est mon premier bébé, et tu saisbien que je l’adore, mais… »

« Ce serait mieux pour tout le mondequ’elle ne soit pas là. »

Ils ne parlaient pas de moi.

Ils parlaient de Bunty.

Un tout petit couinement s’échappe dema gorge, et Annabel relève la tête. Elleme regarde fixement pendant une fractionde seconde, puis se tourne vers papa.

— Prends Tabatha, s’il te plaît, lui dit-elle en poussant le paquet vers lui.

— Tabatha ? s’étonne papa.

C’est seulement lorsqu’il prend le bébéet le cale habilement dans le creux de sonbras que je me rappelle qu’il a déjà faitça.

— Tabatha Manners ? Comme dans Masorcière bien-aimée ?

Annabel rit.

— C’est aussi « gazelle » en araméenet le chat dans les livres de BeatrixPotter, donc je pense que tout le mondepeut être content. Je suis sûre qu’encherchant bien, on pourrait trouver aussides hiboux et des koalas portant ce nomqui ont battu des records.

Puis elle pivote vers moi.

— Viens par ici, Harriet.

Je me dirige vers elle et m’assoisdoucement sur le lit. Avec une légèregrimace, Annabel se baisse et sort unpapier de son sac. Elle me le tend. Il estécrit dessus, d’une jolie écritureparfaitement nette, et doublement

soulignée :

La famille Manners

• Harriet

• Tabatha

• Richard

• Annabel

• Bunty

— Tu vois ça ? me demande-t-elletranquillement en désignant mon prénom.Tu es encore numéro un sur ma liste,Harriet.

Elle me donne un petit coup d’épaule,et mon univers reprend soudain sa forme,comme s’il n’avait jamais explosé.

— Oh, quoi ? grommelle papa en sepenchant sur nous. Vous voulez rire ? Jene suis que troisième ? C’est mon nomqui est dans le titre : c’est moi qui vousl’ai donné, petites voleuses.

Il regarde le paquet et le palpedoucement d’un doigt.

— Ne songe même pas à essayer demonter dans la liste, petite Miss. J’ai tafiche et je sais où tu habites.

— Je peux la voir ? je demande avecun peu d’appréhension. Ma sœur ?

Papa sourit et me tend soigneusement lepaquet, et je regarde Tabatha. Je n’enreviens pas. Sincèrement, je n’en revienspas.

Non seulement ma sœur est une rebellesans aucun respect pour les emplois dutemps et les plans, mais apparemment ellene s’intéresse pas du tout non plus auxstatistiques. Moins de 2 % des habitantsdu monde sont roux, et c’est un gènerécessif.

Elle est encore plus rouquine que moi.

— Encore un top-modèle en devenir,annonce fièrement papa en nous regardanttoutes les deux. Annabel, tu as une chancefolle que j’aie des gènes si magnifiques.

À cet instant précis, Tabatha ouvred’immenses yeux bleus et regarde papaavec une expression calme, pas du toutimpressionnée, qui semble dire : «Sérieusement ? Sur les milliards de pères

qu’il y a dans le monde, je récolte ceclown ? »

Et subitement, j’ai la certitude absolueque je vais l’aimer plus que j’ai jamaisrien aimé, jamais. Même les maths. Mêmel’anglais. Même l’histoire.

Plus même que la physique.

Mon téléphone émet un petit signal.J’embrasse doucement ma minuscule etadorable petite sœur sur la tête et je larends à papa.

Je rentre en Angleterre demain. ;)Nick. xxxx

Je souris avec bonheur, puis regardeBunty, qui renifle vaguement des fleurs à

côté du lit. Puis Tabatha, qui bâille etremue son petit nez rouge. Puis papa, quifredonne et tente de taper dans la menottedu bébé. Puis je regarde Annabel, qui mecontemple toujours calmement.

Elle plisse son nez, je plisse le mien, etje comprends soudain que je peux alleraussi loin que possible, ou êtrecomplètement perdue, ou me sentircomplètement seule, cela n’a aucuneimportance. J’ai ma place ici. Je l’auraitoujours.

Et c’est ainsi que je sais que je suischez moi.

Remerciements

Merci à ma formidable éditrice, LizzieClifford, pour m’avoir aidée à mettre aujour la « statue dans le bloc de marbre »,et à mon agent, Kate Shaw, dont lapatience et la gentillesse m’ont laissé letemps de la découvrir. Merci à toutel’équipe de HarperCollins, qui a soutenuHarriet et moi-même dès le début avecune passion et une créativité infatigables,ainsi qu’à Pippa Le Quesne, dont lesconseils sont toujours lumineux.

Merci à ma famille : à mes parentsgéniaux, toujours fiers de moi, que ce soitmérité ou non, et à mes grands-parentspour les meilleurs câlins, les meilleuresconfitures et les meilleurs conseils du

monde. Merci à Flossy, pour avoir essayési fort de bousiller mon clavier, et à mapetite sœur, Tara : ma meilleure amie, etla seule personne digne de mon ours enpeluche géant à nœud papillon bleu.

Un énorme merci à Julian et à Nahopour leur incroyable générosité, et pouravoir retraduit mon japonais lamen-tablesans trop se moquer de moi. Merci aussià Kristin, Laura et Sarah, pour des annéesde soutien et d’amitié. Vous m’avezpermis de relativiser tant de catastrophes!

Enfin, merci à tous ceux qui ont lu etaimé Harriet : vous lui avez donné vie, etje n’y serais pas arrivée sans vous.

Merci. Bisous.

HOLLY SMALE

Holly Smale est une auteure britannique,née en 1981. Elle vit actuellement àLondres. Diplômée en littérature anglaiseet grande voyageuse — elle a tour à tourété enseignante au Japon, bénévole auNépal, et fait de nombreux petits boulotsen Jamaïque, Australie, Indonésie et Inde—, elle écrit aujourd’hui pour la presse(Grazia, FHM, Itchy, The LondonPaper…) et anime assidûment un blog.

Son expérience du mannequinat, àl’adolescence, lui a inspiré Geek Girl,son premier roman.