gauthier - notes sur les débuts du premier averroïsme

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î 1 1 NOTES DU ,,, SUR LES DEBUTS (1225-1240) PREl\fIER "A VERROISME '' par R. GAuTHIEn II n'est pas rare qu'on se contente aujourd'hui eucore, sur la date de la première entrée d' Averroès chez les Latins, des conclusions auxquelles était parvenu en 1933 le P. Roland Guérin de Vaux. Sur la date même des traductions le P. de Vaux s'exprimait avec prudence : il est permis« de supposer que les premières traductions latines d'Averroès ont été faites à la cour de Sicile, à partir de 1227, par une équipe dont Michel Scot est le principal représentant, et qu'elles ont été introduites dans les milieux imiversitaiies ù partir de 12:31. Ce n'est pourtant pas une conclusion certaine », et il se pourraiL qu'il faille aYuncer de quelques années le début de cette entreprise de traduction. Au conlraire, sur la date à laquelle les lraducLions cl' Averroès ont commencé it être uliliséeb, le P. de Vaux n'hésitait pas : «il faut. .. affirmer sùrement qu'il n'y a eu avant 1230 aucune influence d 'Averroè·s sur la pensée chrétienne » 1 . Nombreux ont éLé les auleur.s qui se sont engagés dans la voie laissée ouverte par le P. de Vaux en avançant la date des traductions cl' Averroès : en 1936, Mgr Pelzer maintient que les traductions des commentaires sur le De caelo, le De anima, et probablernrnt la Physique et la Alétaphysique, ont été faites nva11t 1220 à Tolède 2 , cl son autorité a entrainé bien des historiens ù le suivre, tel en 1964 le P. Copleston 3 En 1966, F. Van Steenbergheu n'ose pas remonter jusqu'à Tolède avant 1220, mais il ne Voit aucun inconvénient à admeltre que Michel Scot a commencé à traduire A verroôs rlès son arrivée en Italie en 1220 4 En revanche, la 1. R. DE V.\ux, <La JlI'<'!llii•re culri:1• (!'c\verroc» chez les Latins", dans Reu. Sc. Ph. th. 22 (1933) Et3-·2.JG, notamm<mt p. 241-242. 2. A. PELZER, dans :\l. DE \Vur.F. Ilisloire de la philosophie médiéL•ale, L II, 5e éd., Louvain 1 Q36, p. 28. 3. Frédôric CuPLFSTU:\, Histoire de la phi/owphie. Il. La philosophie médiévale d'Augustin à Scot, Paris 1 Ul:i4, p. 2:2 !. 4. P. VAN STEE"-;DEHGHE:", La phi/osop/1ie au X Il Je sii·cle (Philosophl'S médi(·- Vaux IX\ Lounlin 1 \•Gf., p. 112-11 C-,,

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Page 1: Gauthier - Notes Sur Les Débuts Du Premier Averroïsme

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NOTES DU

,,, SUR LES DEBUTS (1225-1240) PREl\fIER "A VERROISME ''

par R. ~\. GAuTHIEn

II n'est pas rare qu'on se contente aujourd'hui eucore, sur la date de la première entrée d' Averroès chez les Latins, des conclusions auxquelles était parvenu en 1933 le P. Roland Guérin de Vaux. Sur la date même des traductions d'Averrot'~s, le P. de Vaux s'exprimait avec prudence : il est permis« de supposer que les premières traductions latines d'Averroès ont été faites à la cour de Sicile, à partir de 1227, par une équipe dont Michel Scot est le principal représentant, et qu'elles ont été introduites dans les milieux imiversitaiies ù partir de 12:31. Ce n'est pourtant pas une conclusion certaine », et il se pourraiL qu'il faille aYuncer de quelques années le début de cette entreprise de traduction. Au conlraire, sur la date à laquelle les lraducLions cl' Averroès ont commencé it être uliliséeb, le P. de Vaux n'hésitait pas : «il faut. .. affirmer sùrement qu'il n'y a eu avant 1230 aucune influence d 'A verroè·s sur la pensée chrétienne »1 .

Nombreux ont éLé les auleur.s qui se sont engagés dans la voie laissée ouverte par le P. de Vaux en avançant la date des traductions cl' Averroès : en 1936, Mgr Pelzer maintient que les traductions des commentaires sur le De caelo, le De anima, et probablernrnt la Physique et la Alétaphysique, ont été faites nva11t 1220 à Tolède 2, cl son autorité a entrainé bien des historiens ù le suivre, tel en 1964 le P. Copleston 3• En 1966, F. Van Steenbergheu n'ose pas remonter jusqu'à Tolède avant 1220, mais il ne Voit aucun inconvénient à admeltre que Michel Scot a commencé à traduire A verroôs rlès son arrivée en Italie en 12204• En revanche, la

1. R. DE V.\ux, <La JlI'<'!llii•re culri:1• (!'c\verroc» chez les Latins", dans Reu. Sc. Ph. th. 22 (1933) Et3-·2.JG, notamm<mt p. 241-242.

2. A. PELZER, dans :\l. DE \Vur.F. Ilisloire de la philosophie médiéL•ale, L II, 5e éd., Louvain 1 Q36, p. 28.

3. Frédôric CuPLFSTU:\, Histoire de la phi/owphie. Il. La philosophie médiévale d'Augustin à Scot, Paris 1 Ul:i4, p. 2:2 !.

4. P. VAN STEE"-;DEHGHE:", La phi/osop/1ie au X Il Je sii·cle (Philosophl'S médi(·­Vaux IX\ Lounlin 1 \•Gf., p. 112-11 C-,,

Page 2: Gauthier - Notes Sur Les Débuts Du Premier Averroïsme

H. A. GAUTHIER

fermeté du P. de Vaux sur la date de la première influence d'Aver , été payante: F. Van Steenberghen concède que« la pénétration d'Av roes ,a à Paris n'est pas antérieure à 1230 »5, et c'est là une conc~rr?es généralement admise. Us1on

FAUX TÉMOIGNAGES

On est étonné de la fragilité des preuves historiques que le P. de V a fait valoir à l'appui de sa thèse. Il n'est même pas utile de s'arrête aux exemple, à la prétendue prophétie que Michel Scot aurait faite à Bo~' Par en 1231 et que le P. de Vaux utilise pour confirmer sa chronologie6o~e revanche, il faut s'attarder un instant à la prétendue lettre par laq~ell n selon l'interprétation du P. de Vaux, l'empereur Frédéric II aurait e, 1231 annoncé à l'Université de Bologne qu'il lui envoyait le Corpus den traductions latines d'Averroès faites par Michel Scot. es

La lettre de Manfred à la faculté des arts de Paris (vers 1263)

Le problème que pose cette lettre est bien connu des historiens. Elle a été publiée pour la première fois en 1566 comme lettre de Frédéric II : elle figure en effet dans le recueil des lettres rédigées pour l'empereur par son secrétaire Pierre de la Vigne7• Un siècle et demi plus tard, en 1724, elle fut publiée sous une nouvelle forme d'après un ms. de Paris par Martène et Durand : c'était cette fois une lettre de Manfred, fils de Frédéric II et roi de Sicile8• D'où le débat qui depuis lors divise les historiens : pour les uns, c'est bien une lettre de Frédéric ; pour les autres, c'est une lettre de Manfred; pour d'autres enfin, c'est un formulaire de chancellerie, d'abord employé par Frédéric et réutilisé par Manfred.

Or, il n'y a, à notre avis, aucun doute : c'est une lettre authentique de Manfred, qu'un faussaire maladroit a remaniée pour l'insérer (avec bien d'autres pièces fausses) dans le recueil de Pierre de la Vigne.

La première chose à faire, c'est de comparer les formes du texte. Tâche difficile, s'il en fût : il n'existe d'édition satisfaisante ni de la lettre de Manfred ni de la lettre de Frédéric. L'unique ms. de la lettre de Manfred a été fort mal lu par ses premiers éditeurs Martène et Durand, dont toutes les fautes n'ont pas été corrigées par les seconds, Denifle et Chatelain.

5. Ibid., p. 114. La communication de F. Van Steenberghen, Le problème de l'entrée d'Averroès en Occident (Atti dei convegni Lincei. 40. Convegno internaziona!e : L'averroismo in Italia. Roma, 18-20 aprile 1977, Roma 1979, p. 81-89) marque plutôt un recul : on n'y trouve guère qu'un résumé des positions du P. de Vaux. .

6. Cf. R. MANSELLI, La carte di Federico II e Michele Scola (Atti dei convegni Lincei. 40, Roma 1979, p. 71-72, note 25).

7. Je n'ai pas vu cette première édition, mais elle est citée dans la deuxième édition: Petri de Vineis Cancellarii quondam Friderici II Imp. Rom. Epistolarum Libri V 1· Post Cl. V. Simonis Schardii J. C. editionem anni MDLXVI. Denuo ... per Germanum Philalethem, Ambergae Anno MDCIX (Paris B.N., cote : M. 14541). La lettre de Frédéric est la lettre 67 du livre III, p. 488-490.

8. MARTÈNE et DuRAND, Veterum scriptorum et monumentorum historicorum, dogmaticorum et moralium amplissima collectio, t. II, 1724, col. 1220.

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Page 3: Gauthier - Notes Sur Les Débuts Du Premier Averroïsme

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LES DÉBUTS DU PREMIER A VERROÏSME

J.,eS mss de la lettre de Frédéric sont très nombreux, plus de 100, mais les ·éditions ne font que reproduire une forme tardive et altérée du texte, et

'est encore vrai de l'édition qui fait autorité, celle de Huillard-Bréholles 9 :

elle se contente de reproduire le texte des éditions anciennes, alors que le ~oindre coup de sonde dans les mss permet d'en mesurer l'imperfection. Nous donnons ici le texte de la lettre de Manfred, d'après le ms., en 'ndiquant les variantes de la prétendue lettre de Frédéric, d'après 3 mss ~t l'édition d'Huillard-Bréholles :

~ Sedentibus in quadrigis philosophice discipline Parisiensis studii docto­ribUS uniuersis Manfredus Dei gracia etc.

In extollendis regie prefecture fastigiis, quibus congruenter officia, leges et arma communicant, necessaria fore credimus sciencie condimenta, ne per

·.~ huius suauis et mulcebris ignoranciam conmixture uires ultra liciti terminos 5 effrenate lasciuiant, et iusticia citra debiti regulas diminuta languescat. Hanc

1 nos profecto, qui diuina largitione populis presidemus, generali (qua • omnes homines natura scire desiderant » [AR., Met., 1, 980a21, tr. compo­sita, A.L. XXV 1-la, p. 89, 3]) et speciali (qua gaudent aliqui) uoluntate

" proficere, ante suscepta regiminis nostri onera semper a iuuentute nostra 10 quesiuimus indefessi. Post regni uero curas assumptas, quamquam operosa frequenter negotiorum turba nos distrahat et ciuilis sibi ratio uendicet solli­citudinis nostre partes, quicquid tamen temporis de rerum familiarium

., ;,: occupatione decerpimus transire non patimur otiosum, set totum in lectionis exercitatione gratuita libenter expendimus, totum, intelligencie ut clarius 15 uigeat instrumentum, in acquisitione sciencie, sine qua mortalium uita non regitur, liberaliter erogamus.

:

Dum librorum ergo uolumina, quorum « multifarie multisque modis » ç,; [Hebr., I 1] distincta cyrographa diuiciarum nostrarum armaria locupletant,

sedula meditatione reuoluimus et accurata contemplatione pensamus, 20 compilationes uarie, ab Aristotile aliisque philosophis sub grecis arabicisque

M =lettre de .Manfred (cod. Paris B.N. lat. 8567, f. 104v; éd. Chari. Univ. Par., t. I, p. 435-436); F=lettre de Frédéric (codd Paris B.N. lat. 17912, f. 6lv-62r; 8566, f. 106rb-107ra; 8565, f. 97v-98r; éd. Huillard-Bréholles).

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1-2 Sedentibus - etc. M: Mitlit magistris et scolaribus Bononien. libros Aristotilis de Greco et Arabico in Latinum per eum nouiter translatos F 5 huius M: huiusmodi F (17912, 8566) : huius mundi F (8565, éd.) suauis - conmixture M: suaues et muliebres semitas nube ignorancie commiscente F liciti M, F (17912): licitos F (8566, 8565, éd.) 6 Hanc 1'vI, F (17912, 8565): Hinc F (8566, éd.) 8 natura M, F (17912, 8566) : naturaliter F (8565, éd.) 9 uoluntate M: utilitate F 10 nostri M: om. F(codd): ante regiminis suppl. F (éd.) 11 indefessi M: formam eius indesinenter amauimus et inodore (-rem 8565) unguentorum suorum semper aspirauimus indefesse F 11 uero M, F (8565) : nostri (= nfi pro uô) F (17912) : uero nostri F (éd.) 15 gratuita M : gratuite F totum M, F (codd) : om. F (éd.) intelligencie ut M : ut anime F 17 erogamus M, F (codd) : om. F (éd.) 19 diuiciarum hic M : post armaria tr. F 21 uarie M (cod.), F : + que M {éd.)

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9. Cf. J. L. A. HuILLARD-BRÉHOLLES, Historia diplomatica Friderici secundi .. ., t. IV, Pars 1, Paris 1854, p. 383-385; cf. ibid., Préface et Intr., Paris 1859, p. oxxvr; et aussi du même auteur, Vie et correspondance de Pierre de la Vigne, ministre de l'empereur Frédéric II..., Paris 1865 [en réalité déc. 1864].

Page 4: Gauthier - Notes Sur Les Débuts Du Premier Averroïsme

H. A. GAUTHIER 'l uocabulis antiquitus edite, in sermocinalibus et mathematicis discipr . . nostris aliquando sensibus occurerunt, quas adhuc originalium dicti rnis, : ordinatione consertas et uetustarum uestium, quas eis etas prima conte~nurn ·: operimento contectas uel hominis defectus aut operis ad Latine r erat, noticiam non perduxit. Volentes igitur ut reuerenda tantorum opuigue 2~ senilis auctoritas apud nos non absque multorum comodis uocis

0 eruni

traducere iuuenescat, ea per uiros electos et utriusque lingue proi:f.ano peritos instanter duximus uerborum fideliter seruata uirginitate trans/00.e Quia uero scienciarum « generosa possessio » in plures « sparsa » [AL erri.

1 D N . ANUs 3 DE Nsuus, e planctu ature, P.L. 210, 464 D] non depent, et «distrib t O per partes» [ARNULFUS PROUINCIALIS, Diuisio scienciarum] minoratiou .a detrimenta non sentit, set ~o diuri:ius p~rpet~ata senescit quo « publicat~1~ [AL1:Nus, loc. lau~.] fe:undms s_e d1ffundrt, h'.1ms c_elare laboris emolumenta nolmmus nec extimammus nabis eandcm retmere rncundum, nisi tanti bon·

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nobiscum alios participes faceremus. 1 u

C~nsider~nt~s .u.erumtamen quo~um consp~ctibus qu?rumque iudiciis , opens ceptI prumcie passent decentms deputar1, ecce uob1s potissime uelut philosophie preclaris alumpnis, de quorum pectoribus « promptuaria plena » [Ps., 143, 13] fluunt, Iibros aliquos, quos curiosum studium translatorum 40 et lingua iam potuit fidelis instruere, consulta prouidimus presentandos. Vos igitur uiri docti, qui de cisternis ueteribus aquas nouas prudenter \ educitis, qui fluenta melliflua sitientibus Iabiis propinalis, Iibros ipsos , tanquam amici regis enxenium gratanter excipite, et ipsos antiquis philo­sophorum operibus, qui uocis uestre ministeriis reuiuiscunt quorumque 45 nutritis famam dum dogmata sternitis sapienter, ut expedit congregantes, eos in auditorio uestro in quo uirtutum grana fructificant, erroris rubigo consumitur et latentis scripture ueritas aperitur, tum mittentis fauore commoniti, tum etiam clari transmissi operis meritis persuasi, ad commu-nem utilitatem studentium et euidens fame uestre preconium publicetis ». 50

22 sermocinalibus M, F (codd): scrmonialibus F (éd.) 24 cis .W (cod.), F: ei M (éd.) contexerat }v/ : conc8sscrat F 26 rcuercnda i'vl : ucneranda F 27 senilis M : similis F (8565) : simul F (17\Jl2, 8566, éd.) comodis Al: comodis communis F (codd) : commodis communibus F (éd.) 28 traducere JJ, F (codd, anciennes éd.): traductione F (éd. Huillard-Bréholles) iuuencscat iW: innotescat F eL M: in F 29 duximus M : iussimus F 30 sparsa JJ: dispersa F 33 diurnius JJ: diutius F (8566): diuturnius F (17912, 8565, éd.) 34huius1'vl: huiusmodi F 35 nabis M, F (codd) : nos F (éd.) eandem Al : eadem F 40 curiosum F : +in M 41 iam M: non F (codd, anciennes éd.; iam rest. Huillard-Bréholles «ex epistola ~ianfredi »)

41 presentandos M (cod.), F (17912, 8565): putandos F (8566) : deputandos M (éd.): presentandos uel destinandos F (éd.) 44 amici regis enxenium 1'vl : enxenium (exenium, etc.) amici Cesaris F antiquis Al (cod.), F : antiquos M (éd.) 46 congregantes M (cod.) : et congregantes M (éd.) : aggregantes F 47 uirlutum grana fructificant ,w : gracia uirtutum fructificat F 48 ueritas M, F (856:>) : uarietas F (17912, 8566, éd.) 49 etiam M: om. F 50 euidens M, F (pr.m. 1791'2, 8566, 8565): euidentis F (sec.m. 17912, éd.) 50 uestre (=«ure», plutôt que" nrc •) ?M, ?F (codd.) : nostre F (éd.)

On ne peut mettre au passif de l'unique manuscrit de la lettre, de Manfred qu'une seule faute évidente : à la ligne 40, il ajoute (peut-etre par dittographie du m de « curiosum ») un «in» inutile, que la lettre de Frédéric, par une correction facile, a justement supprimé. Le texte de la

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Page 5: Gauthier - Notes Sur Les Débuts Du Premier Averroïsme

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LES DÉBUTS DU PREMIER A VERROÏSME

lettre de Manfred est donc un texte excellent. On ne saurait en dire .. utant du texte de la lettre de Frédéric. Sans doute, pour insuffisant .

8 u'il soit, le petit coup de sonde que nous avons donné dans les mss nous · q~t-il permis d'éliminer bien des fautes des éditions (5 licitas ; 6 Hinc ; ~ ~aturaliter ; 15 omission de « totum » ; 17 omission de « erogamus » ;

22 sermonialibus ; 35 nos ; ? 48 uarietas ; 50 nostre) et de rapprocher insi le texte de la lettre de Frédéric de celui de la lettre de Manfred, ce

:ui ne va pas sans conséquences : ainsi tombe, par exemple, le commen­taire qu'avait donné de la ligne 41 le P. de Vaux10

:

«Dans la lettre de Frédéric, l'Empereur annonce qu'il a délibéré «de présenter ou d'adresser» à l'Université quelques livres nouvellement traduits : « consulte providimus praesentandos vel destinandos ». Dans la lettre de Manfred, il est dit seulement que les livres seront envoyés : «consulte providimus deputandos ». Le premier texte prévoit donc deux modes de remise des manuscrits : ou bien le souverain lui-même les offrira aux Maîtres, ou bien il les leur fera porter. C'est donc une manière de circulaire, dont l'exécution doit varier avec les lieux, mais qui prévoit comme possible la présence du donateur. La chose se comprend fort bien si l'on a ici une lettre adressée aux Universités italiennes à un moment où Frédéric quitte Naples et se dirige vers Ravenne. On conçoit au contraire que Manfred, écrivant aux Maîtres de Paris, ne parle que de leur « envoyer » ses traductions ».

Hélas! La variante si doctement commentée par le P. de Vaux n'est due qu'à l'impéritie des scribes et des éditeurs qui n'ont pas su lire l'abréviation : « psiïtandos », dont ils ont fait : « putandos », puis par voie de correction : « deputandos » ou « destinandos » : il est hors de douLe que la lettre de Manfred comporte déjà le mot : « presentandos », dont il n'y a pas lieu de trop presser le sens.

11 n'est pas impossible qu'une étude plus poussée de la tradition et la découverte de manuscrits autorisés fasse disparaître de la lettre de Frédéric d'autres fautes, qui ont toutes les apparences d'erreurs ou d'hésitations de lecture (par exemple 5 et 34 huiusmodi; 9 utilitate; 24 concesserat ; 27 comodis communis, hésitation de lecture que souligne la graphie du ms. 8566 : « com6is côis » ; 35 eadem). Cependant, il semble qu'il restera toujours dans la lettre de Frédéric des fautes, qui, plus que la maladresse accidentelle d'un scribe, engagent la responsabilité d'un faussaire qui a remanié volontairement, mais sottement, un texte qu'il ne comprenait pas. Quelques détails déjà donnent cette impression : par exemple à la ligne 15, l'inversion « intelligencie ut», dont la préciosité s'accorde avec le style de la lettre, est remplacée par le banal : «ut anime » ; à la ligne 30, le « sparsa » d'Alain de Lille est remplacé par «dispersa » ; à la ligne 47, « gracia » peut être une simple faute de lecture (« gra ») pour « grana », mais l'inversion et le singulier « fructificat » pourraient indiquer une intervention délibérée. Insistons sur des exemples plus nets.

Aux lignes 4-6, la lettre de Manfred explique à quel point les vertus du Roi ont besoin des condiments de la science : il est à craindre que, s'il

10. • La première entrée ... », p. 207-208.

Page 6: Gauthier - Notes Sur Les Débuts Du Premier Averroïsme

u ... v lt. A. GAUTHIElt

ignore cet assaisonnement suave et doux qu'est la science, ses actes d force se déchaînent sans frein au-delà des limites de ce qui est permis ~ qu'au contraire sa justice s'affadisse en-deçà des règles de ce qui est d: Sans doute, si l'on voit bien comment la douceur de la science empêc~· la force de devenir trop dure, on voit mal comment elle peut empêcher 1 e justice de devenir trop douce ; peut-être manque-t-il quelques mots q ~ auraient ajouté que, comme elle a la douceur du miel, la science a ~1

force du sel... Est-ce cette difficulté qui a amené le faussaire à remanier t texte? En ce cas, il a été particulièrement mal inspiré: son texte n'explique plus rien, ni la douceur que la science apporte à la force, ni la force qu'elle apporte à la justice, et le délicat éloge que Manfred faisait de la sciencee cet assaisonnement suave et doux (avec son mot rare « mulcebris ») est remplacé par des banalités sur les trompeuses douceurs du monde. Pour montrer à quel point le texte de la « lettre de Frédéric » perd toute poésie toute vigueur et toute cohérence, il suffit de citer la traduction qu'en ~ donnée Amable Jourdain : «nous devons emprunter les secours de la science, dans la crainte que les ténèbres de l'ignorance se joignant aux charmes et aux voluptés de ce monde, les forces ne s'énervent outre mesure, et que la justice perdant sa vigueur, elle ne soit plus exercée comme elle doit l'être »11. Il est évident qu'il était impossible, à partir du texte de la « lettre de Frédéric », de forger le texte de la lettre de Manfred ; l'inverse était hélas trop facile.

Arrêtons-nous maintenant un instant à l'antithèse des lignes '26-'28, reprise aux lignes 44-45 : Manfred explique pourquoi il a fait traduire des œuvres qui ne l'étaient pas encore : il voulait que l'antique autorité d'œuvres si importantes retrouve chez nous, par l'entremise de la voix du traducteur, une nouvelle jeunesse (je traduis par «antique» le mot « senilis » : on sait que le mot avait alors souvent valeur d'éloge ; il n'est pas rare que les hagiographes, pour louer le saint dont ils écnvent la vie, nous assurent qu'il avait dès le berceau l'esprit «sénile »12). De même, Manfred prie les maîtres ès arts de Paris d'engranger (ligne 46 «congre­gantes »:je ne serais pas étonné qu'il y ait là une réminiscence de Luc 3, 17: c congregabit triticum in horreum suum ») les livres qu'il leur envoie avec les œuvres antiques des philosophes, qui revivent par le ministère de leur voix. Or, dani> la lettre de Frédéric, la première antithèse a disparu: « senilis » est remplacé par « simul >} (peut-être simple bévue de lecture : « siml' » au lieu de « senil' »), et « iuuenescat » devient « innotescat », et c'est une nouvelle fois le triomphe de la platitude : Frédéric veut que l'autorité des œuvres soit en même temps connue par leur traduction.

Une dernière correction achève de trahir le faussaire : à la ligne 44, on lit dans la lettre de Manfred : « amici regis », ce que le faussaire a corrigé en : « amici Cesaris ». Il faut citer ici le commentaire du P. de Vaux13

:

11. A. JouRDAI!';, Recherches critiques sur l'âge et l'origine des traductions latines d'Aristote, Paris 1819, p. 172 (repris dans Nouvelle éd. par Ch. Jourdain, Paris 1843, p. 159).

12. Sur le thème du «puer senilis », que la littérature chrétienne a emprunté aux derniers écrivains païens, voir E. R. CuRTrns, European Literature and the Latin Middle Ages, transi. by W. R. Trask, Princeton 1973, p. 98-101.

13. •La première entrée ... >, p. 208.

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LES DÉBUTS DU PREMIER A VEllROÏSME

«L'auteur de la première lettre (la lettre de Frédéric) demande à ses correspondants d'accepter l'envoi qu'il leur fait comme un don d'amitié de César « amici Caesaris ». L'auteur de la seconde (la lettre de Manfred) ne se donne point comme César, mais seulement comme le Roi : « amici regis ». Or, on sait avec quel orgueil Frédéric prétendait faire revivre en 1ui l'esprit et la puissance des empereurs romains. Ses monnaies, les • Augustales », étaient frappées au nom de César; le même titre s'étale en tête de la constitution de Melfi (Août 1231). D'ailleurs, il avait été officielle­Jllent couronné Empereur des Romains par le Pape (Novembre 1220). 1'{ais tout cela n'est plus vrai pour Manfred : d'abord prince de Tarente, il porte à partir de 1258 le titre de Roi de Sicile il n'eut jamais celui d'Empereur, que se disputaient alors les prétendants à la couronne d'Allemagne. « Caesar », c'est Frédéric, «Rex», c'est Manfred. Il y a dans ces menus différences entre les deux lettres comme la signature de leurs auteurs respectifs »,

Hélas! Le P. de Vaux semble n'avoir pas remarqué, - et c'est extra­ordinaire! - que la « lettre de Frédéric » parle, à la ligne 3, de la charge royale de son auteur, « regie prefecture », et à la ligne 11 des soucis que lui donne sa royauté, « regni ... curas ». Comment croire que Frédéric, ou son secrétaire, aient pu s'oublier à ce point? Ils se devaient de dire : « imperialis prefecture » et« imperii curas » ! La mention, par trois fois, de sa dignité royale est bien la signature de Manfred ; mais la maladresse qui, si elle a corrigé une fois la titulature, a oublié de la corriger deux fois, est, elle, la signature du faussaire.

Il est évident que la lettre de Manfred ne saurait parler de l'envoi aux Universités du Corpus d'Averroès. Mais, même si l'on ne tient pas compte du fait qu'il s'agit d'une lettre de Manfred écrite vers 1263, le texte même de la lettre, - et c'est aussi vrai de la fausse lettre de Frédéric que de la vraie lettre de Manfred, - exclut absolument qu'il puisse y être question des traductions latines d'Averroès. Le Roi raconte en effet comment, alors qu'il examinait les trésors de sa bibliothèque, lui sont tombées sous les yeux diverses compilations, jadis éditées par Aristote et d'autres philosophes en langue grecque ou arabe, relevant du domaine des sciences logiques ou mathématiques (lignes 18-23). Mais ces œuvres, la biblio­thèque du Roi n'en possédait que le texte original, grec ou arabe : elles n'avaient en effet jamais été traduites, soit que les Latins n'aient pas connu ces œuvres, soit qu'ils n'aient eu personne pour les traduire (lignes 23-26). Pour que l'antique autorité d'œuvres si importantes retrouve une nouvelle jeunesse, le Roi a entrepris de les faire traduire par des hommes choisis pour leur connaissance du grec et de l'arabe (lignes 26-30). L'entreprise est loin d'être achevée, mais, déjà, le travail attentif et la langue fidèle des traducteurs a mis au point quelques livres : ce sont ces quelques livres que le Roi fait envoyer aux maîtres (lignes 40-41). Livres sans doute peu nombreux, car en fin de compte, le Roi en vient à en parler au singulier, comme de la belle œuvre que je vous ai envoyée, « clari transmissi operis ». Il ne peut évidemment pas s'agir ici des traductions d'Averroès. Le P. de Vaux a bien senti l'objection qu'on pouvait tirer du texte qui parle de traités de logique et de mathématique, et il y a répondu : «On notera ... que ... l'expression se rapporte directement, non pas aux ouvrages dont on annonce l'envoi, mais

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H. A. GAUTHIER

à ceux qui sont contenus dans les armoires de la bibliothèque impérial . les traductions elles-mêmes sont désignées d'une façon beaucoup pie' vague : « aliquos libros »14• Mais le Roi, d'un bout à l'autre de sa lett us parle des mêmes livres et, bien loin de s'élargir, la désignation va s're, restreignant : le Roi entreprend de faire traduire divers traités de logi en et de m_athéma~iques, ma~~ ,en, fi,n de co~pte il .n'e~voie que les quelqJ~~ uns qm ont dores et deJa ete tradmts. Mais 1 expression : « diver compilations .. , relevant du domaine de la logique et des mathématiqueses n'e"t pas la seule expression de la lettre à exclure le Corpus des traductio

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latines cl' Averroès, Le Roi précise que les traités dont il envoie la trad un~ tion sont des traités restés jusque-là inconnus et traduits pour la premiè~ fois; il pourrait donc s'agir des commentaires d'Averroès, mais en aucun: façon des textes d'Aristote qu'ils commentaient, tous connus depuis longtemps en traduction gréco-latines ou arabo-latines ; or, la lettre dit bien : «ab Aristotile >>(ligne 21 ). Enfin, l'éloge que fait le Roi de son envoi reste modeste : ce sont quelques livres (ligne 40), sinon une œuvre (ligne 49), qui peuvent utilement s'ajouter aux œuvrPs anciennes des philosophes que possèdent déjà les maître:> (lignes 44-4G), œuvres impor­tantes sans doute (ligne 26), comme tout ce qu'ont laissé les Anciens, mais enfin ce n'est pas l'œuvre monumentale d'Averroès qui avait renouvelé !'enseignement de la faculté des arts et qui aurait mérité un éloge infiniment plus emphatique. Ajoutons un dernier mot : Manfred fait de son cadeau un historique et une description strictement indivi­dualisés, ce qui exclut l'emploi d'un formulaire passe-partout, dont les termes auraient dû être très généraux. Mais on comprend que le faussaire ici n'ait rien changé : pourquoi aurait-il modifié l'histoire et la description d'un cadeau qui n'existait pas?

Reste à préciser quelles étaient exactement les œuvres dont Manfred faisait ainsi cadeau aux maîtres ès arts de Paris. La question a été désespérément embrouillée lorsque, sans tenir compte du texte, on a supposé qu'il s'agissait des traductions de Barthélemy de Messine, et notamment de sa traduction des Magna moralia : le P. de Vaux avait beau jeu à objecter que ce ne sont là œuvres ni de logique ni de mathé­matique. Il ajoutait «que la lettre parle de traductions faites sur le grec et sur l'arabe et que les traductions de Barthélemy de Messine ont toutes été faites sur le grec »1 5. Mais, par un singulier paralogisme, il en concluait qu'il s'agit des traductions de Michel Scot, qui ont toutes été faites sur l'arabe16 ! En réalité, nous savons que Barthélemy de Messine, traducteur du grec, n'était pas le seul traducteur de Manfred : il employait aussi des traducteurs de l'arabe. Étienne de Messine traduisit pour lui de l'arabe un traité d'astrologie, le Cenliloquium Hermelis; Jean de Dumpno acheva pour lui à Palerme en 1262 la traduction de l'arabe de tables astrono-

14. •La première enLrée .. , », p. 208-209. 15, •La première enLrée ... », p. 208, no Le 2, 16. Du moins le pensait-on (el Io penso-t-on encore généralement); de toutes façons,

si :lliclwl avaiL traduit !'Éthique en 1215 (cf. plus loin, p. 332), cette traduction était alors trop ancienne pour entrer en ligne de compte.

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Jlliques et astrologiques17• Ce sont là selon toute vraisemblance les œuvres que Manfred envoya aux maîtres de Paris. Et il n'y a pas à chercher quelles étaient les œuvres qui représentaient Aristote et la logique : ){anfred dit clairement qu'il envoie ce qui d'ores et déjà a été fait : le reste n'était sans doute pas achevé lorsque Manfred fut tué le 26 février 1266 à Bénévent, et ne fut donc jamais envoyé.

Si la Faculté des arts de Paris eut tout lieu de se féliciter de la lettre de Manfred, ce n'est pas tant à cause du cadeau qu'elle lui annonçait, _ bien mince, - qu'en raison du témoignage qu'elle lui rendait, témoi­gnage éclatant et qui répond pleinement aux prétentions et à la mentalité de la Faculté des arts en 1263. Dès son adresse, Manfred parle aux maîtres ès arts de Paris le langage qui est le leur : ils sont ces docteurs qui siègent sur les quadriges de l'enseignement philosophique (lignes 1-2), et c'est dans ce style emphatique qui est le sien qu'il continue à louer en

~ eux des philosophes : à qui enverrait-il les livres qu'il a fait traduire, sinon à eux, comme aux enfants chéris de la Philosophie (lignes 38-39)? N'est-ce pas en eux que revivent les philosophes antiques (lignes 44-45)? Des arts, il n'est pas question : la transformation est accomplie qui a fait

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de la faculté des arts une faculté de philosophie. Sans doute Manfred appelle-t-il trois fois la philosophie du nom de science (lignes 4, 16, 30),

~ mais pour lui c'est tout un : pour la louer, il fait appel à la Métaphysique d'Aristote (ligne 8) ou à la définition de la philosophie alors classique chez les maîtres ès arts (lignes 30-34). Sans doute cette définition, les maîtres eux-mêmes l'avaient-ils empruntée à Alain de Lille :

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« Sola tamen sapientia reuera super omnem preeminet possessionem. Generosa possessio, que sparsa colligitur, erogata reuertitur, publicata suscipit incrementum »(De planctu Nature, P.L. 210, 464 D),

et le texte d'Alain nous donne peut-être la clé d'une difficulté de la lettre: à la ligne 33, la lettre de Manfred nous donne le mot obscur « diurnius » (que la« lettre de Frédéric» a remplacé par la leçon facile« diuturnius ») ; or, immédiatement après les mots que nous venons de citer, Alain poursuit son éloge de la sagesse : « Hec est sol, per quem mens diescit in tenebris » ; « diescit », n'est-ce pas le mot qui a inspiré Manfred? La philosophie est comme le jour : plus joyeusement sa lumière se répand, plus clairement elle se prolonge. Mais Manfred ne se contente pas de citer Alain de Lille : il reprend une expression « distributa per partes » (ligne 32) qu'on lisait déjà vers 1250 dans la Diuisio scienciarum d'Arnoul de Provence (Ms. Paris B.N. lat. 16135, f. 104va): « Sciencia ... magistraliter solet diffiniri sic : Sciencia est nobilis animi possessio, que distributa per paries suscipit incrementum »18. Mais il y a plus caractéristique encore : cette philosophie dont les maîtres ès arts de Paris sont les illustres adeptes, Manfred lui adresse les éloges qu'on réservait jusque-là à la Sagesse des saints, et il n'hésite pas pour le faire à employer les mots mêmes de

17. Cf. Ch. H. HASKINS, Studies in the Hislory of Medieval Science, Cambridge (Mass.) 1924, p. 269-270. Sans changement dans la 3• éd., New York, 1960.

18. On comparera la Philosophia d'Aubry de Reims, avec les textes cités dans l'apparat (à paraître dan~ la Rev. Sc. ph. th. 67 (1983)).

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R. A. GAUTHIER

l'Écriture: c'est la philosophie qui rend la vie droite (lignes 16-17) c' t la philosophie qui adoucit la force et affermit la justice (lignes 4-6), c'e\ la philosophie qui fait fructifier les graines des vertus (ligne 47) ; v~ilà es qu'après ,Averroès .dans s?n p~ologue à la. Physiqu~ ;épétera Boèce ~: Dacie. C est la philosophie qm nous explique la vnité de l'Écritur . « scripture ueritas aperitur » (ligne 48), comme le Christ avait expli e : les Écritures aux disciples d'Emmaüs : « aperiret nobis Scriptur~ue (Luc 24, 32), mais la « ueritas Scripture », ce n'est plus la vérité de~» Bible, comm; .le :eulent les th~ologiens ,(i;ia,r e;ce~ple S. ~homas, De pot~ q.4, a.1, ad D, 1 , q.68, a.l), c est la vente d Aristote. C est de la philo­sophie que Manfred dit qu'il l'a cherchée depuis sa jeunesse (lignes 10-11) comme Salomon le disait de la divine Sagesse : « hanc amaui et exquisiui a iuuentute mea »(Sap. 8, 2), et la« lettre de Frédéric» (mais n'aurait-elle pas ici conservé le texte authentique?) poursuit la citation : « formam eius indesinenter amauimus » (cf. Sap. 8, 2 : « et amator factus sum forme illius ») et enchaîne sur le Cantique : «et in adore unguentorum suorum semper aspirauimus » (cf. Gant. l, 3 : « post te curremus in adore unguen­torum tuorum »). Greniers pleins (ligne 39), citernes et eaux jaillissantes (lignes 42-43; cf. Prov. 5, 15), les images bibliques viennent naturellement sous la plume de Manfred, mais c'est pour louer la philosophie. Or, cela c'est l'esprit des philosophes de la Faculté des arts de Paris vers 1263 : la Philosophia d'Aubry de Reims nous en est un saisissant témoignageI9. La lettre de Manfred n'est donc pas seulement signée, elle est datée. En 1231, ni Frédéric n'aurait pu l'écrire, ni les maîtres de Bologne la comprendre. En 1263, elle venait à son heure et elle parlait aux maîtres ès arts de Paris le langage qui était alors le leur.

La Somme de Roland de Crémone (vers 1244?)

On peut difficilement imaginer plus faux témoignage, pour dater de 1231 l'entrée d'Averroès chez les Latins, que la lettre de Manfred, écrite vers 1263 et qui ne souille mot d'Averroès. Pourtant un autre témoignage invoqué par le P. de Vaux est presque aussi faux : c'est celui de Roland de Crémone. Le P. de Vaux raisonnait ainsi : Roland, qui cite tous les philosophes connus de son temps, ne cite pas Averroès; or, sa Somme a été rédigée« probablement en 1230 »; donc en 1230 on ne connaissait pas encore les traductions latines d'Averroès dues à Michel Scot20.

Cet argument a été rendu caduc par le progrès des recherches sur Roland de Crémone21• Dès 1936, le P. Filthaut montrait que Roland fait allusion dans sa Somme à son enseignement à Toulouse en 1231-1233, et il en concluait que Roland a rédigé sa Somme en 1233-1234, après être revenu en Italie22• En 1940, Dom O. Lottin prouvait que la Somme de Rolan.d utilise le commentaire des Sentences d'Hugues de Saint-Cher et confirmait

19. Cf. la note précédente. 20. «La première entrée ... >, p. 234. 21. cr. Th. KAEPPELI, Scriptores Ordinis Praedicatorum Medii Aevi, vol. III,

Rome 1980, p. 330-331. 22. Ephrem FrLTHAUT, 0.P., Roland von Cremona O.P. und die Anfange der

Scholastik im Predigerorden, Vechta i. O., 1936, p. 49-50.

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ainsi qu'elle n'a pu être écrite qu'après 1233, vers 1236, précisera Dom Lottin23• En 1954 enfin le P. Doucet découvrait, dans un manuscrit de la

1 Somme jusque-là ignoré, un prologue qui a été édité en 1975 par G. Cremascoli24• Dans ce prologue, Roland confesse que, s'il a rédigé sa Somme, ce n'est pas seulement pour être utile aux« simples», mais aussi

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pour fuir l'oisiveté qui le guettait : « otium repellere cogitabam ~> (éd. Cremascoli, p. 860, 25-26); or, à son retour en Italie en 1233, et jusqu'en 1244, Roland, chargé de diverses missions d'inquisition, a connu une vie fort agitée; ce n'est guère qu'après 1244 que, de retour dans son couvent de Crémone, il a pu se sentir menacé par le péril de l'oisiveté ; c'est donc alors qu'il aurait rédigé sa Somme, avant toutefois d'écrire son commentaire sur Job25 : il ne mourra que vers 1259.

A la date où Roland écrivait, Averroès était donc connu depuis longtemps. Il est sûr pourtant que Roland l'ignore26 , mais cela s'explique sans doute par les conditions de travail qui étaient alors les siennes, loin des grands centres universitaires : il en était réduit à son acquis. Or, l'essentiel de sa culture philosophique, Roland a dû l'acquérir quand il était maître ès arts à Bologne, jusqu'en juillet 1219; lorsqu'après cette date, devenu frère prêcheur, il vint à Paris, rien ne permet de dire qu'il avait encore le goût et le loisir de se tenir au courant du progrès des études philosophiques. Que donc Roland de Crémone, vers 1244, ignore Averroès, cela peut nous renseigner sur l'évolution et la personnalité du maître dominicain ; cela ne saurait rien nous apprendre sur la date de l'entrée d'Averroès chez les Latins.

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Une fois le terrain déblayé des faux témoignages qui l'encombraient, le problème de la date de l'entrée d' Averroès chez les Latins doit être repris sur nouveaux frais. Le point de départ, c'est la biographie de Michel Scot. Or, là aussi, les recherches de ces dernières années ont versé au dossier des éléments nouveaux.

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23. D. Odon LoTTIN, Psychologie et morale aux X IJe el X JI Je siècles, t. VI, Gembloux 1960, p. 171-180 [reprise de 1 'article paru dans les Rech. de théol. anc. méd. 12 ( 1940) p. 135-143] ; In., t. IV, G~mbloux 1954, p. 851.

24. V. DoucET, «Commentaires sur les Sentences ... », dans Arch. Francise. Rist. 47 (1954) p. 166-167; Giuseppe CREMAscoLI, «La 'Summa' di Rolando da Cremona. Il testo del prologo », dans Studi Medievali, seric terza, 16 (1975) p. 825-876.

25. Cf. A. DONDAINE, «Un commentaire scripturaire de Roland de Crémone. Le Livre de Job», dans Archiu. Fratrum Praed. II (1941) p. 109-137.

26. Et cette ignorance est plus grande encore que ne le laissent supposer les relevés du P. Filthaut. Celui-ci (loc. laud., p. 67-68) a montré que Roland connaît la Metaphysica uetus (ce qui est confirmé par l'édition du livre III de la Somma de Roland procurée par A. Cortesi, Bergame 1962 : cf. «in principio Mcthaphisice », p. 355 et 1014; ~in Methaphisica », p. 326 = 993b31, A.L. XXV 1-la, p. 37, Il); mais il indique plusieurs références qui dépassent les limites du texte conservé de la Velus; il n'y a pas à les chercher dans l'Arabo-latine, elles renvoient à la Métaphysique d'Avicenne; par exemple, Paris Maz. 795, f. 29ra53 : « probatur in Prima philosophia quod materia

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n. A. GAUTHIER

Maître Michel Scot apparaît, avec déjà le titre de maître, dès l 6 novembre 1215, à Rome, où il accompagne l'archevêque de Tolède a e IVe concile du Latrar:27

• Il n'est i:as imp~ssible (qu.~ique la chose rest~ fort douteuse) que_ Michel Scot art profite de ce se.Jour en Italie po traduire du grec !'Ethique à Nicomaque: il serait l'auteur de la Transla~r anliquior, p:rdu.e pour la plus gra,nde .part, mais don~ le livre I conn~~ une large d1ffus10n sous le nom d Ethica noua28• Il n est pas impossibl non plus que ce soit au Concile que Michel ait fait la connaissance d'Étienne de Provins, à qui il dédiera sa traduction du commentaire d'Averroès sur le De caelo : quel meilleur terrain de rencontre pour dee clercs qu'un Concile à Rome?

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De retour à Tolède, Michel se spécialise dans les traductions de l'arabe Il y achève le 18 août 1217 la traduction latine du De motibus celoru~ d'Al-Bitrûjî29 . Il traduit ensuite en latin la traduction arabe des livres d'Aristote sur les animaux : ce sera le De animalibus, qu'il achève lui aussi à Tolède, «in Toleto », comme l'atteste l'explicit de plusieurs manuscrits 30 , et cela au début de 1220 au plus tard.

Le mercredi 21 octobre 1220 (en style moderne; Michel écrit 1221, car à son habitude il emploie le style pisan) Michel Scot est en effet à Bologne où il consigne dans son autographe de sa traduction du De animalibus l'observation qu'il a pu faire d'un cas de fibrôme calcifié ; la note est passée dans les mss Cambridge Gonville and Caïus 109, f. 102v-103r, et Pisa Cat. 11, f. 133r-v :

«Et ego Michael Scot us qui dedi librum istum latinitati iuro quod in anno M.CC. XXI, XII Kal. nouembris die mercurii accessit ad me nobilior domina tocius ciuitatis Bononiensis que erat ospita mea, et erat multum discreta et nobilis super alias in sua ciuitate et litterata dicta uxor Alberti Galli et uidua. Et adduxit ad me discretam mulierem et sapientem, Maria nomine, habentem nobile domicilium in uicinia iuxta me, et optulit Maria michi duos lapides in specic ouorum ... »31 •

semper est sub materia corporali ... » = Avicenne, 1V!et., II, c. 3 ; f. 130vb59 : « unum dicitur mullipliciter ut dictum est in Methaphisica ... quia aliquid dicitur esse unum aggregatione ... » = Avicenne, iWet., III 2 (éd. Van Riet, p. 109, 23); 3 (p. 114-115, lignes 30-36). Ajoutons que le livre III de la Somma, édité par Cortesi, ne contient aucune citation d'Averroès, ni aucune allusion à ses doctrines.

27. Cf. Juan F. RIVERA, « Personajes hispanos asistentes en 1215 al IV Concilio de Latran», dans Hispania Sacra 4 (1951) p. 337, 15-16; p. 349, 3 du bas; p. 354-355. Cet article avait échappé à l'attention de tous ceux qui ont parlé de Michel Scot, jusqu'à ce qu'il soit signalé par Mlle M.-Th. d'Alverny dans Arch. d'hist. doclr. litt. du M.A. 41 (1974) p. 172, note 28 (et même après cette date, nombreux sont encore ceux qui l'ignorent).

28. Cf. R. A. GAUTHIER, dans Aristote/es Latinus, t. XXV 1-3, fasc. 1, Pracfalio, Leyde 1974, p. cxLn-cxLvn; pas plus que les autres, je ne connaissais alors l'article cité à la note précédente (je remercie M11e d'ALVERNY de me l'avoir alors signalé); si Michel Scot a traduit !'Éthique, c'est en 1215 durant son séjour en Italie qu'il faut placer cette traduction.

29. Cf. Fr. J. CARMODY, Al-Bifrûji. De motibus ce/arum. Critical Edition of the Latin Translation of Michael Scot, Berkeley and Los Angeles 1952, p. 150.

30. Cf. G. LACOMBE, Aristote/es Latinus. Codices, I, p. 80, note 2. 31. Cf. Ch. H. HASKINS, Studies in the History of Mediaeval Science, Cambridge

(Mass.) I 924, p. 274.

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·:/ L'anecdote suppose que Michel Scot était alors à Bologne depuis déjà quelque temps et que sa réputation de savant y était dès lors établie. C'est ce qui a amené Ch. H. Haskins et L. Thorndike à avancer, sans s'y arrêter32 , une hypothèse que le professeur R. Manselli a sans doute eu raison de reprendre avec plus de fermeté : l'empereur élu Frédéric II, en route pour Rome où il allait se faire couronner, s'arrêta à Bologne entre le 3 et le 7 septembre 1220 ; n'est-ce donc pas dès ce moment quel' empereur

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a rencontré Michel Scot et s'est assuré ses services? Sans doute lorsqu'en 1224 il fonda l'Université de Naples, l'empereur n'y employa pas Michel Scot; mais n'avait-il pas ses raisons de préférer le garder près de lui? Sans doute encore, les papes Honorius III et Grégoire IX, du 16 janvier 1224 au 18 mars 1227, ont donné à Michel bien des marques de faveur, mais à cette époque ils entretenaient encore avec les collaborateurs de l'empereur des relations cordiales. Si tout change après mars 1227, ce n'est pas parce qu'alors Michel entre au service de l'empereur, c'est parce que les rapports entre le pape et l'empereur changent en septembre­octobre 1227, avec le départ manqué de l'empereur pour la Croisade et son excommunication33• Rien n'empêche donc de penser que c'est dès septembre 1220 que Michel Scot est entré au service de Frédéric II, pour y rester jusqu'à sa mort en 1235.

Dès lors, il y a tout lieu de penser que l'activité de traducteur de Michel Scot ne s'est jamais interrompue : si l'empereur l'a fait entrer à son service, c'est justement pour qu'il la continue, et il n'est même pas nécessaire de supposer qu'elle s'est arrêtée pendant les quelques mois que Michel a passés à Bologne avant sa rencontre avec l'empereur : il avait pu amener avec lui un ou plusieurs collaborateurs. Il n'y a donc aucune raison de retarder notablement après 1220 l'entreprise de traduction que Michel a mené à bien sous l'égide de l'empereur. Cela vaut pour la traduction du De animalibus d'Avicenne, qu'on s'accordait jusqu'ici à situer après 1227 parce qu'elle est dédiée à Frédéric : elle a pu lui être dédiée dès 1220, et il y avait peut-être plus de dix ans que l'empereur en possédait son exemplaire lorsque le 9 août 1232 il autorisera Henri de Cologne à en prendre copie 34• Cela vaut à plus forte raison pour les grandes traductions d'Averroès, le Grand commentaire sur la Méta-physique, que L. Thorndike place vers 1220, ou le Grand commentaire sur le De anima, dont le profes:oeur Manselli a bien montré qu'il avait pu être traduit vers la même date 35, et dont nous avons montré que de fait ils étaient connus dès 1225 à la Faculté des arts de Paris36• Il est évident, toutefois, que Michel Scot n'a pu achever sa grande œuvre en un jour :

32. Ch. H. HASKINS, à l'endroit cité à la note préc. ; L. THORNDIKE, Michael Scot, London and Edinburgh 1965, p. 32-33.

33. R. MANSELLI, La corte di Federico IIe Michele Scola (Atti dei convegni Lincei. 40. Convegno internazionale: L'averroismo in Italia. Roma, 18-20 aprile 1977), Roma 1979, p. 63--80, notamment p. 67-70.

34. Cf. M.-Th. n'ALVERNY, « L'explicit du 'De animalibus' d'Avicenne traduit par Michel Scot», dans Bibliothèque de I' École des Chartes 115 ( 1957) p. 30-42.

35. L. TnoRNDIKE, Michael Scot, p. 26; R. MANSELLr, lac. Laud., p. 70. 36. Cf. R.-A. GAUTHIER, «Le traité De anima et de potenciis eius d'un maître ès arts

(vers 1225) », dans Rev. Sc. ph. th. 66 ( 1982) p. 3-56.

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R. A. GAUTHIER

ses _traductio~s d'Averroès doi:ent s'~c.h~lonner dans les an~ées 1220-1230 Mais nous n avons pas de raison dec1s1ve de repousser bren après 1220 même la traduction du commentaire d'Averroès sur le De caelo, dont ' d · · 1 t · f · l' d 1 d" on s accor e genera emen a aire une es p us tar ives des traductions d

Mich_e~ Scot. Tout ce que i:ou~ savons~ c'e~t. que cette traduction es~ po~teneure de qu~lques ~nnees a 12~?· ~n ded1caçant cette traduction à Ét1en~e de ~rovrns, ~1chel, Seo~ l ,1~v1te e~ eff~t à se reporter pour completer Anstote au hvre d Al-BitruJI dont il avait achevé la traductio le 18 août 1217 et avec lequel il suppose que son correspondant est dét familiarisé : «es in eo exercitatus ;> 37 • Mais combien d'années a-t-il fallu ~ Étienne de Provins pour se procurer le livre d'Al-Bitrûjî et s'y exercer~ Voilà ce qu'il est difficile de préciser. Si Michel Scot s'était lié ave. Étienne de Provins au concile du Latran en 1215 et s'il lui avait fai~ envoyer sa traduction d'Al-Bitrûjî à la fin de 1217, il pouvait supposer 2 ou 3 ans plus tard, donc dès 1220, qu'Étienne avait largement eu l~ temps de la pratiquer. Conjectures assurément, mais tout aussi plausibles que celles qui reportent la dédicace du De caelo jusque vers 1230. La seule raison qui nous reste donc de retarder la traduction du commentaire au De caelo, c'est celle que nous avons dite : Michel n'a pu tout faire à la fois. Il semble sûr que ses premières traductions d' Averroès sont, entre 1220 et 1224, celles du grand commentaire sur le traité De l'âme et du grand commentaire sur la Métaphysique, qui étaient connues dès 1225 ; viendront ensuite entre 1224 et 1230, les traductions, notamment, des commentaires sur la Physique, - sans le prologue, qui sera traduit plus tard par Théodore d' Antioche 38 - et sur le De caelo, ainsi que la traduction du De animalibus d' Avicenne.

LE PREMIER A VERROÏSME LE TRAITÉ De anima et de potenciis eius {VERS 1225)

Nous avons publié récemment un petit traité, écrit vers 1225 par un maître ès art, le De anima et de polenciis eius 39 . Document intéressant, car dès cette date notre maître ès arts connaît l'Arabo-latine de la Métaphysique (lignes 56-57, avec l'apparat), mais surtout il cite par deux fois « Ave(ne)roist i) dans son commentaire du traité De l'âme (lignes 41 et 49) et il tire de ce commentaire une doctrine que nous avons appelée le « premier averroïsme ».

Ce que notre maître demande en effet avant tout à Averroès, c'est une doctrine de l'intellect à opposer à la doctrine, alors régnante, d'Avicenne. Avicenne a fait de l'intellect agent un intellect séparé de l'âme, et en cela

37. Cf. Aristote/es Latinus. Codices, I, p. 105; R. DE V Aux, «La première entrée ... ~,

p. 196 et 210-212. 38. Cf. G. LACOMBE, Aristote/es Latinus. Codices, I, p. 104, n. 105. Le fait que le

prologue traduit par Théodore d'Antioche manque dans la plupart des manuscrits montre qu'il a été ajouté après coup : il n'y a donc pas lieu de conclure de la date de la traduction du prologue à la date de la traduction du commentaire par Michel Scot.

39. Cf. plus haut, p. 333, note 36.

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T LES DÉBUTS DU PREMIER A VEHROÏSME 335

r~I,; il s'est trompé. Averroès au contraire a fait de l'intellect agent une • puissance de l'âme, et il a eu raison. Le premier averroïsme, c'est cela :

la doctrine qui fait de l'intellect agent une puissance de l'âme. Doctrine qui demandera des précisions : si l'on fait rentrer dans l'âme l'intellect agent qu'Avicenne en avait séparé, il y a dans l'âme deux intellects, l'intellect agent et l'intellect possible, mais ces deux intellects ne sont pas réellement différents ; bien au contraire, il n'y a entre eux qu'une diffé­rence de raison et ils sont substantiellement identiques l'un à l'autre, car ils se rejoignent dans l'unité d'une substance unique, l'âme intellective. L'intellect possible, c'est cette âme considérée en tant qu'unie au corps, et voilà pourquoi il est, en tant que tel, périssable, bien qu'immorlel en sa substance ; l'intellect agent, c'est cette âme considérée en elle-même en tant qu'elle est un sujet subsistant, il est donc immortel. Telle est la doctrine qui règnera sans conteste à la faculté des arts de 1225 à 1250, et se maintiendra même encore au-delà de cette date4o .

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Cet averroïsme-là nous étonne, habitués que nous sommes au deuxième averroïsme, celui qui fait d'Averroès le champion de la séparation non seulement de l'intellect agent, mais aussi de l'intellect possible. Mais avons-nous raison de nous étonner? S. G6mez Nogales a écrit récemment que, dans ce problème de l'intellect, une seule chose est sûre : « Averroès n'est pas averroïste »41 , au sens où le second averroïsme entend ce mot. L'Anonyme (car nous ne savons de qui il s'agit) qui vers 1250 a inventé la deuxième manière de lire Averroès n'avait sans doute pas plus raison que celui qui vers 1225 a inventé la première, et peut-être même avait-il moins raison. Il semble en effet que l'intention foncière d'Averroès ait

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été de sauvegarder, contre le matérialisme d'Alexandre d'Aphrodise, la spiritualité et l'immortalité de l'âme, tout en respectant, mieux que ne l'avait fait Avicenne, l'étroite union de l'âme et du corps. Mais Averroès n'a pas su élaborer une philosophie à la hauteur de ses ambitions et son intention a été trahie par ses formules. Il y a bien chez lui des formules qui insistent sur l'unité de l'homme : c'est celles qu'a remarquées le premier averroïsme (même s'il a vu une union dans la substance là où il n'y avait qu'une union dans les phantasmes). Il y a aussi des formules qui séparent et qui divisent, c'est celles que retiendra le second averroïsme,

- I mais il sera ainsi amené à acculer Averroès à des conséquences et à lui prêter des intentions qui n'étaient pas les siennes.

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AVERROÈS À ÛXFORD VERS 1230-1232

Le De potenciis anime et obiectis

En 1952, le P. Callus éditait un petit traité intitulé De polenciis anime et obieclis, traité important malgré sa brièveté, car il influencera Philippe

40. Outre notre art. cité à la note précédente, on pourra voir les textes que nous citerons dans notre art. : « Notes sur Siger de Brabant. I. Siger en 1265. Les Questiones in tercium de anima •, dans Rev. Sc. ph. th. 67 (1983).

41. Salvador G6MEZ NoGALES, •Saint Thomas, Averroès et l'averroisme •, dans Aquinas and Problems of his Time (Mediaevalia Lovaniensia 1, V), Leuven 1976, p. 161-177, notamment p. 166.

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336 R. A. GAUTHIER

le Chancelier et Jean de la Rochelle; l'auteur de ce traité est un théolog· anglais écrivant peu avant 1230, théologien dont il faut toutefois n ien ' . . . l 42 ous res1gner a ignorer e nom .

Le P. Cali us assurait que ce théologien ignorait Averroès, mais il pouvait le faire qu'au prix d'une curieuse inconséquence : il assiO'nait ne eff~t .lui-mêm~ comn:e sou;ce .à la d~finition de la_ruissance que donne el~ traite de la Metaphyszque d Aristote «rnxta translat10nem ex Iingua arabi (p. 147, apparat des sources aux lignes 6-8) ; or, il semble sûr que l'Ara~a: latine de la Métaphysique n'était pas à l'origine séparée du commentaio d_'Averroès, ce n'e~t qu~ plus tard qu'elle s~ra que~quefois copiée à par~~ s1 donc notre theolog1en a connu la l\Jefaphyszque arabo-latine, il a nécessairement connu du même coup le commentaire d'Averroès qui l'accompagne. Mais il est inutile d'insister : nous avons montré que le De polenciis anime et obieciis emprunte cette définition de la puissance comme bien d'autres éléments, au De anima el de polenciis eius4a'. L'influence d' Averroès sur le De pofenciis anime el obieciis est donc incontestable, mais elle est déjà, pour une large part, de seconde main.

Pourtant le théologien qui a écrit le De potenciis anime el obieclis a lu personnellement le Grand commentaire d' Averroès au traité De l'âme et il en a retenu au moins une doctrine qui ne figurait pas dans sa source. Voyons-le expliquer que la «forma uisibilis » n'a pas le même «esse» dans la chose qui est son sujet et dans le milieu qui la transmet à l'œil (p. 152, 11-16) :

« Habet autem forma uisibilis alterum esse in subiecto et alterum in medio ... Nam in subiecto habet esse materiale, in medio autem, quod est aer, habet esse quodam modo materiale et quodam modo non: nam quantum est de natura lucis que facit inmutationem habet esse spirituale, quantum autem de natura aeris esse materiale ».

Impossible de ne pas reconnaître, encore que notre théologien en atténue quelque peu l'expression, la théorie typiquement averroïste de l'« esse spirituale » que la couleur revêt «in medio », telle qu'Averroès l'expose par exemple dans son commentaire sur le De anima, II 97, 28-30 (éd. Crawford, p. 277) :

« color hab et duplex esse, scilicet esse in corpore colora to (et hoc est esse corporale), et esse in diaffono (et hoc est esse spirituale) ».

C'est là, semble-t-il, le premier témoignage de la réception d'une doctrine averroïste appelée au plus brillant avenir44•

42. D. A. GALLUS, O.P., «The Powers of the Soul. An Early Unpublished Text •, dans Rech. théol. anc. méd. 19 (1952) p. 131-170. Pour une mise au point sur la date et l'auteur, voir mon art. cité plus haut à la note 36.

43. Article cité plus haut, note 36. 44. Ces lignes étaient écrites quand j'ai pris connaissance du très intéressant article

de L. DEWAN, 0.P., « Obiectum. Notes on the Invention of a Word », dans Arch. hist. doctr. litt. du M.A. 48 (1981) p. 37-96; je suis heureux de voir que l'auteur était déjà parvenu à la même conclusion que moi sur l'utilisation d'Averroès dans le De potenciis anime et obiectis (voir sa note 14, p. 43).

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LES DÉBUTS DU PIŒMIER A VERROiSME

Robert Grosselesle (vers 1228-1235?)

Ludwig Baur avait noté dès 1912 que Robert Grosseteste dans ses opuscules scientifiques cite plusieurs fois Averroès45• Mais à quelle date les opuscules qui citent ainsi Averroès ont-ils été écrits? En 1940, S. H. Thomson pensait encore que l'un d'eux, le De colore, avait été écrit peu ava~~ 12~0~6• En 1953, A. C. Crombie les a t~us reportés après 123047

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et il a ete smv1 en 19Gl par R. C. Dales48• Mars, pour fixer cette date repère de 1230, l'un et l'autre s'appuyaient précisément sur les citations d'Averroès: la date de 1230 assignée par le P. de Vaux à l'entrée d'Averroès chez les Latins leur paraissait intangible. Si l'on pense, comme nous le faisons, que cette date est arbitraire, il faut aussi la faire disparaître de la chronologie des opuscules de Grosseteste. Pourtant, débarrassée de cette précision fallacieuse, la chronologie tardive proposée par Crombie et Dales pour les opuscules qui citent Averroès semble devoir être retenue : ces auteurs ont en effet montré que la méthode scientifique de Grosseteste s'y trouve à son stade le plus achevé. On retiendra donc, en tenant compte de l'imprécision qu'impose l'abandon de la date fétiche de 1230, que le De lineis, qui cite explicitement Averroès (éd. Baur, p. 62, 35 et p. 64, 9), a été écrit vers 1228-1231, que le De colore, qui le cite aussi explicitement (p. 78, 16), a été écrit vers 1229-1235; à cette même période doivent appartenir le De natura locorum, qui cite explicitement Averroès (p. 69, 16-17) et le De molu supercelestium, qui le cite implicitement (je vais y revenir).

Aux opuscules scientifiques de Robert Grosseteste, il faut ajouter son commentaire sur la Physique49 , et le De fînitate motus et temporis (éd. Baur, p. 101-106), qui est un extrait du livre VIII du commentaire. L'éditeur du commentaire sur la Physique, R. C. Dales, a été très embar-

45. L. BAUR, Die philosophischen Werke des Robert Grosseteste, Bischofs von Lincoln (Beitrage z. Gesch. d. Philos. des l\Iittelalters IX), .Münster i. ,V. 1912, Prolegomena, p. 81 • et 82* ; Namenverzeichnis, p. 770.

46. S. H. TnoMSON, The Writings of Robert Grosseleste, Bishop of Lincoln 1235-1253, Cambridge 1940, p. 93.

47. A. C. CROMBIE, Robert Grosseteste and the Origins of Experimental Science 1100-1700, Oxford 1971 [Ire éd. 1953], p. 47-52.

48. Richard C. DALBS, « Robert Grosseteste's Scientifie Works », dans Isis 52 (1961) p. 381-402. A la p. 397, l'auteur met en doute l'authenticité de la citation d'Averroès dans le De colore (éd. Baur, p. 78, 16), à tort, semble-t-il : la phrase est bien en place et rien n'autorise à la considérer comme une glose; si l'archétype de la tradition portait, pour « Auerrois », l'abréviation courante : «au' » ( = « auer »), on s'explique les leçons faciles de la majorité des mss: « auctor », « augustinus » ; la doctrine, et les termes, sont bien ceux d'Aristote et de son Commentateur : Physique, III, 20la3-6, dans Averroès, III, t. et comm. 5, éd. de Venise 1562, f. 87rb-va; JV!étaphysique, X, 1053b-28-31, dans Averroès, X, t. et comm. 7, f. 256rb D et va 1 (mais Baur a tort de citer Met., K, 1065bll, qui n'était pas traduit en latin à l'époque); voir aussi AR., De sensu, 439al4-18 et 442a25-26.

49. ROBER TI GRossETESTE Episcopi Lincolniensis Commentarius in V 111 Libros Physicorum Aristotelis e fontibus manu scriptis nunc primum in lucem edidit Richard C. Dales, Boulder (Colorado) 1963.

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:338 H. A. GAUTHIER

rassé par la datation tardive que le P. de V aux avait proposée pour 1 traduction du commentaire d'Averroès à la Physique: Robert Grossete ta cite en effet cinq fois ce commentaire, une fois au livre VII (éd. Dals e p. 129) et quatre fois au livre VIII (p. 145, 150, 151, 152) : il faudrait es~ l'on suivait le P. de Vaux, reporter le commentaire de Grosseteste iusq 81

vers 1235-124450• R. C. Dales n'a pu se résigner à cette conséquence et~ a bien fait, puisque la datation du P. de V aux est sans fondem~nt5~ To~t en effet n:o~tre que _le comn:entaire de Robert Grosseteste est ancien : le futur eveque de Lmcoln y ignore encore le grec, qu'il connaîtr si bien plus tard (Intr., p. x1v); R. C. Dales s'en tient donc finalem~n~ aux dates limites de 1228-1232 (Intr., p. xvm) : les livres qui nous intéressent ici, les livres VII et VIII, dateraient donc de 1231-1232 comme les opuscules scientifiques de Grosseteste où Averroès est cité'.

Ainsi, vers 1228-1235, Robert Grosseteste cite neuf fois Averroès de façon expresse, six fois par son nom (une fois dans le De colore, p. 78, 16 et 5 fois dans le Commentaire sur la Physique) et trois fois sous le no~ de « Commentator » (De lineis, p. 62, 35 et p. 64, 9 ; De nalura locorum p. 69, 14) 52• Mais ces citations expresses ne donnent qu'une faible idé~ de la place qu'occupe Averroès dans la pensée de Robert Grosseteste. Si Robert cite, dans son propre commentaire, le commentaire d'Averroès sur la Physique, si dans le De natura [ocorum (p. 69, 16) il cite le commen­taire sur le De Caelo, si dans le De lineis (p. 62, 35, avec les addenda, p. 777, et p. 64, 9) il cite le commentaire sur le De anima, il a lu aussi la Métaphysique arabo-latine avec le commentaire d'Averroès et il s'en est profondément imprégné.

Un opuscule comme le De polencia et actu (éd. Baur, p. 126-129) ne contient aucune citation : ce n'en est pas moins un résumé du livre IX de la Métaphysique arabo-latine commentée par Averroès, comme suffit à le montrer l'emploi du mot« complementum », caractéristique del' Arabo­latine (comme équivalent du grec Èv-ri::J.éx_i::~°'). On notera avec amusement que S. H. Thomson a cru voir dans ce traité une persistance de la conception néo-platonicienne de la priorité de l'acte sur la puissance : « Omnem autem potenciam precedit actus naturaliter » (éd. Baur, p. 1'29, 20)53 , alors qu'il s'agit là d'une thèse qu'Aristote défend longue­ment dans la Métaphysique, IX, 8-9, 1049b2-105la33 (dans l'Arabo­latine, textes et commentaires 13 à 20), et que les mots mêmes de Robert Grosseteste reprennent les mots de son modèle, Averroès : « actus precedit in esse potenciam aut apud naturam aut apud artificium » ( comm. 13, 53-54, éd. Bürke, p. 55; éd. Venise 1562, t. VIII, f. 240ra B) ; « actus precedit tempore potenciam et esse » ( comm. 20, 58 ; éd. Bürke, p. 69 ; éd. Venise 1562, f. 246va I).

Autre traité qui, à une lecture attentive, se révèle comme un résumé d' Averroès : le De motu supercelestium, qui reprend quelques commen­taires d'Averroès au livre XI de la Métaphysique 54•

50. Cf. ouvrage cilé à la note précédente, Intr., p. x, n. 15. 51. Voyez plus haut, p. 334, avec la note 38. 52. Le ; Commcntator »cité dans le De nalura locorum, p. 68, 7, n'est pas d'Averroès. 53. Cf. S. H. THOMSON, The Writings .. ., p. 112. 54. L. Baur dans son édition écrit partout «XII » au lieu de «XI • : c'est sans

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.Aux pages 94-95 de l'édition Baur de cet opuscule, Robert Grosseteste résume le commentaire 36 du livre XI : l'éditeur a eu raison de sentir dans ce texte un parfum d'averroïsme, tort toutefois de vouloir corriger Je nom d'Aristote en celui d'Averroès, car le renvoi à Aristote est ici la contribution personnelle de Robert Grosseteste qui met son point d'honneur à compléter ainsi son modèle. Voici le texte de Robert (éd. Baur, p. 94, 23-26) :

«Causa autem in hoc quod non sentiant est, - sicut tangit Aristotiles in libro De anima, - quod sensus non est nisi ad salutem, quod non est in ipsis, quia non indigent corpora supercelestia »,

et voici celui d'Averroès (In Mel., XI 36, éd. Venise 1562, t. VIII, f. 318va G; Ms. Vat. lat. 2081, f. 13lra):

« Corpora uero celestia, quia non sentiunt ; sensus autem non est in animalibus nisi ad salutem ; ideo desideratum in eis non differt ab intellectu ~.

Un peu plus loin, Robert Grosseteste cite Aristote : «Et ideo dicit Aristotiles quod non est timendum celum quiescere in aliqua hora » (p. 98, 29-30), et l'on serait tenté de renvoyer à la Métaphysique, IX, 1050b23, dans l' Arabo-latine (IX 17 ; éd. Bürke, p. 62, 20-21 ; éd. Venise 1562, t. VIII, f. 243rb E) : «Et non est timendum quod quiescunt in aliqua hora ». On aurait tort pourtant, car c'est tout le passage de Grosseteste qui s'inspire d' Averroès, dans son commentaire 41 du livre XI, et la citation même d'Aristote fait partie du texte d'Averroès. Voici en effet le texte de Grosseteste (éd. Baur, p. 98, 25-33) :

« Secundum igitur permanenciam motus oportet ponere substanciam fixam et permanentem in substancia sua. Et non est hoc propter corpus celeste, quia in ipso est possibilitas motionis neque essencialiter neque accidentaliter. Et ideo dicit Aristotiles quod non est timendum celum quiescere in aliqua hora, et non corrumpetur, quia corruptio non est possibilis sicut quies. Et in motu possibile est ut sit possibilis ex se, necessa­rius autem ex alio, in moto autem non, et huius (scr. : haec éd.) est causa quod motus substanciam et esse habet ab alio, scilicet a motore ipso ~,

et voici le texte d'Averroès (In Met., XI 41; éd. Venise 1562, t. VIII, f. 324va-vb; Ms. Vat. lat. 2081, f. 133va-vb) :

« Secundum igitur permanenciam motus oportet nos ponere aliam inten­tionem remanentem in se, e contrario permanencie que est in substancia. ldeoque non est in celo possibilitas nisi ut quiescat; set hoc iam probatum est esse inpossibile ; ergo necesse est ut hoc sit propter motorem, in quo nulla potencia est omnino neque essencialiter neque accidentaliter, set tale non est in materia. Et ideo dixit Aristotiles quod non est timendum celum quiescere in aliqua hora, et non dicit « corrumpi », corruptio enim non est in eo possibilis sicut quies. Et ideo non est uerum dicere aliquid possibile esse ex se, eternum autem et necessarium ex alio, eo quod necessa­riorum quoddam esse necessarium per se, et quoddam per aliud, non est nisi in motu celi tantum ; ut autem aliquid sit possibile in sua substancia et per aliud sit necessarium in esse, inpossibile est ... Motus autem possibile

doute une correction d'éditeur, puisque le livre Lambda portait généralement à cette époque le numéro XI.

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R. A. GAUTHIER

est ut sit necessarius ex alio et possibilis ex se, et causa in hoc est quia esse habet ex alio, scilicet a motore ».

Un peu pl~s _loin encore, !'lobcr.t ~rosseteste ~i~e un texte. d'Aristote pour lequel l ed1teur a eu peme a md1quer une reference précise (p. lOO 7-10) : '

« Et secundum hoc dicit Aristotiles in XI Methaphisice quod uia num _ randi substancias mouentes sit secundum numerum corporum motorum ... e»

C'est qu'ici aussi Robert se tient plus près d' Averroès que d'Aristote car c'est Averroès qui a écrit (In Met., XI 48 ; éd. Venise 1562, t. VIII f. 332vb M; Ms. Vat. lat. 2081, f. 137ra) : '

« manifestum est quod uia numerandi istas substancias abstractas est uia numerandi motum stellarum ».

Ces quelques exemples suffisent a montrer que dans les années 1231-1232 Robert Grosseteste est familiarisé avec l'ensemble de l'œuvre d'Averroès et qu'il accorde à la pensée du Commentateur une attention soutenuess.

AVERROÈS À PARIS VERS 1225-1240

La Glose sur l'Anticlaudianus de Guillaume d'Auxerre (1225-1231)

En dehors du traité De anima et de pofenciis eius, la première citation d'Averroès est peut-être celle qu'on lit dans la Glose de Guillaume d'Auxerre sur l' Anticlaudianus d'Alain de Lille, glose contenue dans le ms. Paris B.N. lat. 8299, f. 14r-83v: Guillaume y cite en effet expressément Averroès dans son commentaire sur la Métaphysique.

Cette citation a une histoire, histoire a la fois amusante et instructive, car c'est celle d'un contresens, des conclusions logiques qu'on en tire et de leur survie obstinée à toute réfutation. B. Hauréau, qui découvrit la Glose de Guillaume en 1890, y remarqua aussi le premier, entre autres citations d'Aristote, des citations de la Physique, du De generatione, de la Métaphysique, et notre citation d'Averroès. Or, le concile de la province de Paris n'avait-il pas en 1210 interdit de« lire» les livres de philosophie naturelle et les commentaires d'Aristote? Guillaume n'avait pu trans­gresser l'interdit : sa Glose était donc antérieure à 121056 • Quelque 40 ans plus tard (en 1928, mais dans une communication qui ne paraîtra qu'en

55. Le De statu causarum (p. 120, 25) cite« Aristoteles in VIII philosophiae primae >>,

référence que l'éditeur n'a pas su identifier; il s'agit pourtant sûrement de la Métaphysique, VII, 1034a21-25, mais la manière dont Grosseteste cite le texte pose un problème : « omnis effeclus uniuocatur suo efficienti », écrit-il; or, l'Arabo-latine n'emploie pas ici « uniuocum », mais « conueniens in nomine», alors qu'on trouve « uniuocum »dans la Media (A.L., XXV 2, p. 137, 25); on peut supposer que la Vetus (dans sa partie perdue) avait déjà employé« uniuocum » (cf. 990b6, A.L., XXV 1-la, p. 29, 9).

56. B. HAURÉAu, Notices el extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale, t. I, Paris 1890, p. 351-356.

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1930), Aleksander Birkenmajer semble avoir repris la question au point où l'avait laissée Hauréau ( je dis« semble», car le texte de Birkenmajer est très elliptique : je me permets de reconstituer le raisonnement qui seul donne un sens à sa conclusion) : Hauréau disait que Guillaume d'Auxerre avait cité le commentaire d'Averroès sur la Métaphysique avant 1210 ; or, ce commentaire ne sera plus cité avant 1232, par Philippe le Chancelier, entre la première et la deuxième citation il y aurait donc un trou de plus de 22 ans, ce qui est invraisemblable ; Birkenmajer conclut donc que l'attribution de la Glose à Guillaume d'Auxerre est sans fondement57 • Pourtant, au moment de cette intervention de Birkenmajer, la datation d'Hauréau était périmée depuis longtemps : le P. Mandonnet avait mis en évidence dès 1911 le contresens commis par Hauréau sur le sens du décret de 1210 : «Le décret de 1210, limité à Paris seul, se restreignait encore à l'office scolaire des maîtres : non legantur publice vel secreto, signifie qu'on ne doit pas prendre Aristote comme livre de texte, lu et commenté, dans les leçons publiques et les leçons privées ... On ne comprendrait d'ailleurs pas qu'il fût interdit de lire à Paris, pour son usage personnel, des livres qu'on pouvait ailleurs interpréter en public dans les écoles. Les critiques qui sont partis de la condamnation de 1210 pour induire que les écrits du commencement du siècle, qui utilisent les livres prohibés, n'ont pu être composés entre 1210 et 1231, partent d'une hypothèse sans fondement »58• En 1933, le P. de Vaux connaît et cite cette rectification du P. Mandonnet, mais, pour pouvoir continuer à soutenir avec Birkenmajer que la Glose de Guillaume d'Auxerre est inauthentique, il s'entête à maintenir qu'elle doit être antérieure à 1215 et peut-être même à 1210. Il lui faut donc un argument de rechange. Le voici : «Ce commentaire de l'Anficlaudien, qui relève des Arts et non de la Théologie, a dù être composé avant la Summa aurea »59• L'argument aurait quelque poids si la Glose était un cours professé à la faculté des arts, mais rien n'indique que ce soit le cas. Dès lors, il est bien évident que Guillaume a pu l'écrire après sa Somme (sinon, on serait obligé de soutenir que S. Albert et S. Thomas ont écrit leurs commentaires d'Aristote avant leurs commentaires des Sentences!). La datation ancienne de la Glose sur l'Anliclaudianus ne repose donc strictement sur rien. Elle n'en est pas moins religieusement conservée, par exemple par D. Cornet60 ,

R. Bossuat61 ou P. Glorieux62•

57. Cf. Aleksander BrnKENMAJER, Études d'histoire des sciences et de la philosophie du Moyen Age (Studia Copernica 1), Wroclaw 1970, p. xux, n. 152 (pour la référence à la communication) ; p. 73-87 (texte de la communication; p. 85-86 le passage sur Guillaume d'Auxerre).

58. P. MANDONNET, Siger de Brabant et l'averroïsme latin au XIII• siècle. l'• partie. Étude critique (Les Philosophes Belges VI), Louvain 1911, p. 19, en note.

59. « La première entrée ... », p. 233. 60. Denise CORNET, Les commentaires de l'Anticlaudianus d'Alain de Lille .. ., dans

École nationale des chartes. Positions des thèses soutenues par les élèves de la promotion de 1945 ... , Nogent-le-Rotrou 1945, p. 77-81, notamment p. 78-79.

61. R. BossuAT, Alain de Lille. Anticlaudianus. Texte critique avec une introduction et des tables (Textes philos. du M.A. 1), Paris 1955, p. 44, note 3.

62. P. GLORIEUX, La faculté des arts el ses maîtres au XI II• siècle (Études de philo­sophie médiévale LIX), Paris 1971, p. 185, n. 149.

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R. A. GAUTHIER

Il y .a long,~emps pourtant. qu'en ~ 936 le P. Filt~aut avait tiré 1 concluswn qu imposent les faits : pmsque la Glose a l'Anliclaudian a connaît des œuvrcs que la Somme de Guillaume d'Auxerre ne conn ~~ pas, c'est qu'elle lui est postérieure 63 • Reste donc, pour préciser la d ~ d: la G~ose.' à préciser .la date de la Somme. C'est. là, malheureuseme~te tache difficile. ~e dermer en date et le J?lu~ ~verti des s~écialistes de 1 ~ Somme est aussi le plus prudent: Jean RibaiIIIer se borne a la situer ent 1215 et 1229. Hélas! La prudence de Jean Ribaillier est fallacieuse. Da re son désir de ne retenir que des certitudes, il situe la Somme avant 122~

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«puisque Roland de Crémone se sert continuellement d'elle à cette dat' soit pour la suivre, soit pour la réfuter »64• Or, nous l'avons vu (plus haute p. 330-331), la .somme de Rol~nd de Crémone .n'a sans doute pas été rédigé~ avant 1244. S~ donc nous faisons confian?e a des chercheurs moins épris de fausse certitude, nous pourrons retemr que la Somme de Guillaume d'Auxerre a probablement été écrite entre 1220 et 122565• Ce qui nous autorisera à conclure que la Glose à l'Anliclaudianus a probablement été écrite entre 1225 et 1231, Guillaume étant mort à l'automne de 1231.

Or, à cette date, une citation du commentaire d'Averroès sur la Métaphysique n'a rien qui puisse surprendre. II avait déjà été cité vers 1225 par le De anima el de poienciis eius (cf. plus haut, p. 334), il sera cité vers 1229-1235 par Robert Grosseteste (plus haut, p. 337-340) et par Hugues de Saint-Cher (plus loin, p. 344-348), entre 1228 et 1231 par Guillaume d'Auvergne (plus loin, p. 352-354). Si donc Guillaume d'Auxerre, mis à part le De anima el de polenciis eius, reste encore le premier (ce qui n'est pas sûr) à citer le commentaire d'Averroès sur la Métaphysique, la marge entre cette «première » citation et les suivantes s'est tellement réduite qu'elle ne saurait faire difficulté: il faut bien qu'il y ait un premier. Il n'y a donc absolument aucune raison de mettre en doute l'authenticité de la Glose de Guillaume d'Auxerre à l'Anliclaudianus.

Par ailleurs cette authenticité est bien assurée. L'attribution du ms. Paris B.N. lat. 8299, f. 15r, est circonstanciée :

« Glosauit < +s.u. ipsum > magister [Gil exp.] Ws altisiodorensis qui pro expedicione negocii vniuersitatis parisiensis in curia romana decessit cuius anniuersarium adhuc celebratur parisius ab vniuersitate ~,

et elle est confirmée par un autre manuscrit66 , aujourd'hui perdu, mais qui se trouvait dans la bibliothèque de Benoît XIII au château de

63. E. FrLTHAUT, Roland von Cremona (déjà cité plus haut, note 22), p. 60. La data­tion du P. Filthaut est accueillie favorablement par W. H. PRINCIPE, William of Auxerre's Theology of the Hypostatic Union (Sludies and Texts 7), Toronto 1963, p. 159, n. 31.

64. Jean RrnAILLIER, «Guillaume d'Auxerre », dans Dicl. de spiritualité, t. VI, Paris 1967, col. 1192-1199, notamment col. 1195 (repris dans Magislri Guil/e/mi Allissiodorensis Summa aurea, cura et studio Jean RIBAILLIER, Liber Primus, Grotta­ferrata 1980, Intr., p. 7).

65. Cf. R. A. GAUTHIER, dans Aristoteles Latinus, t. XXVI 1-3, fasc. 1, Praefatio, Leyde 1974, p. cxL1v, n. 6, où la bibliographie est indiquée.

66. Du moins y a-t-il tout lieu de penser que c'est un autre manuscrit : une grande partie de la bibliothèque de Benoît XIII est passée à la Bibliothèque nationale de

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peniscola, ainsi qu'en témoigne le catalogue dressé en 1409 : «Item, Alan us in Anticlaudianum cum glosis magistri Guillelrni Altisiodorensis »67 •

Avant d'en venir à la citation d'Averroès, il n'est pas sans intérêt de noter que Guillaume d'Auxerre dans sa Glose connaît bien l'Arabo-latine de la l\1élaphysique, qui n'existait pas alors sans le commentaire d'Averroès : il la cite à plusieurs reprises :

f. 14v, in mg. ext. : « Set dicit Aristotiles in primo Methaphisice quod oculus noster se habet ad Primum ut ad solem oculus uespertilionis » (rt, t. et coi:im. ~'éd. Darms,_~· 53, 13-15 et p. 55,_59-63); f._37v,_in "?g. ext. : «Ar. m primo Methaph1s1ce : fabule et apolog1 sunt mag1s aphcab1les anime quam sciencie ueritas »(et, t. 14; éd. Darms, p. 75, 6-7).

La citation d'Averroès ne saurait donc nous surprendre. La voici :

f. 46v, in mg. ext. : « ••. quia omnis lux, cum sit ignis species ut uult Aristotiles, - sunt enim species eius carbo, lux et :tlamma [Top., V 5, 134b28-30, a Boethio transl., A.L. V, p. 102, 7-9], - tune est lux calida. nam ut Aristotiles significat in primo Methaphisice et commentator Auerro et supra .V. Methaphisice calidum perse debetur igni et per ipsum omnibus aliis »·

La première référence se vérifie aisément: au livre rx de la Métaphysique, qui est le livre I d'Averroès, Aristote apporte bien l'exemple du feu pour montrer que la chose où une qualité se réalise au maximum est cause de cette qualité dans les choses où elle se réalise à un degré moindre (993b25-27) ; encore que l'Arabo-latine ait laissé échapper une partie du texte, le commentaire est assez explicite :

« uerbi gracia, ignis in fine caliditatis ... ; uerbi gracia quoniam ignis est causa in rebus calidis, ideo etiam magis est dignus habere hoc nomen calidum et eius intentionem quam omnia alia calida » (éd. Darms, p. 57, 4 et p. 58-59).

La seconde référence pose un problème : le P. de Vaux 68 assure qu'elle se vérifie bien au livre V du commentaire d'Averroès, et il renvoie à l'édition de Venise 1562 : «Mel. V, corn. 1, f. 101 D ». On aura beau lire ce passage, on n'y trouvera rien qui ressemble à la citation de Guillaume. Sans doute Guillaume, ou plutôt le copiste qui a transmis son œuvre, s'est-il embrouillé dans les chiffres : au lieu de «in .V.», il faut lire:« in .VIII.» (comm. 7, éd. de Venise 1562, f. 215vb L):

«Et cum duo fuerint, quorum alterum est causa reliqui, illud quod est causa dignius habebit nomen : illud enim nomen est secundi propter

Paris, mais le ms. Paris B.N. lat. 8299 ne semble pas en provenir; il ne figure pas en tout cas dans la liste de ceux qui ont été identifiés par L. DELISLE, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale, t. I, Paris 1868, p. 507-508; il fait partie des mss donnés en 1700 à la Bibliothèque royale par Le Tellier, archevêque de Reims.

67. Cf. M. FAUCON, La librairie des papes d'Avignon. Sa formation, sa composition, ses catalogues (1316-1420), t. II, Paris 1887, p. 138, n. 896 (signalé par Bossuat, loc. taud. à la n. 61 ). D. Cornet (lac. taud. plus haut à la n. 60) écrit : « De faibles indices d'une parenté possible de la Glose avec la Summa aurea de Guillaume inclinent à penser qu'il est l'auteur de la Glose>.

68. ; La première entrée ... », p. 234, avec la note 2.

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R. A. GAUTHIEH

primum ; uerbi gracia res calide, quoniam non habent nomen caloris .. propter .calorem ignis, qui es~ in fine .i et ideo, .cui:n fuerint plu ra que hab~~1

nomen rdem propter alrud, rllud ahud est drgmus habere illud nomen t erit causa illorum ». et

C'est la reprise exacte du texte du livre I : en rapprochant les deux textes, Guillaume s'est montré bon connaisseur d'Averroès.

Hugues de Saint-Cher (1231-1232)

Au moment où, vers 1231-1232, il rédige son commentaire sur l Sentences, Hugues de Saint-Cher69 connaît-il le commentaire d'Averro:: sur la Métaphysique? Il ne Je cite jamais expressément, mais il semble qu'on ait quelque raison de penser qu'il le connaissait et qu'il l'a cité implicitement au moins une fois.

Il faut évidemment prendre garde de céder à des identifications trompeuses. Par exemple, lorsque Hugues de Saint-Cher cite un mot bien connu du Philosophe (In II Sent., d. 19; Ms. Vat. lat. 1098, f. 59vb) :

« Illud autem uerbum Philosophi : Potencie quedam se habent ad opposita, quedam ad alterum )>,

on pourrait être tenté de penser qu'il cite la Métaphysique, IX, 1046M-6, dans l'Arabo-latine commentée par Averroès (IX 3; éd. Bürkr, p. 31, 57-60; cf. IX 10, p. 44, 60-61; éd. de Venise 1562, t. VIII, f. nsva H et 234vb L). Ne reconnaît-on pas là en effet un adage que S. Thomas citera souvent : « Secundum Philosophum potencie rationales sunt ad opposita )), adage que les éditeurs de S. Thomas s'accordent il croire tiré de ce texte de la Mélaphysique 70 ? Une petite difficulté, pourtant, aurait dû les alerter : dans la Métaphysique, quelle que soit celle des traductions médiévales qu'on lise, il n'est pas question d'« oppo-;ita », mais de «contraria». Mais ce qui est décisif, c'est que l'adage ?tait formé à une époque où le livre IX de la Métaphysique était pratiquement inconnu : Alexandre de Hales le cite vers 1224 dans sa Glose sur le deuxième livre des Sentences (d. 19; éd. Quaracchi, p. 167-168). Les éditeurs de Quaracchi ont bien identifié la source de l'adage cité par Alexandre : c'est Aristote, dans le Periermenias, 13, 22b36-23a6, mais ils ont eu tort de citer la traduction latine de l'édition Didot, c'est-à-dire la traduction de J. Th. Buhle (Aristotelis Opera omnia, vol. Il, Biponti 1792, p. 57-58) revue en 1849 par Fr. Dübner ... Il fallait citer la traduction de Boèce (A.L., II 1-2, p. 32, 11-33, 1) source incontestable de l'adage (noter les

69. Cf. Th. KAEPPELI, Scriptores Ordinis Praedicatorum Medii Aevi, vol. II, Rome 1975, p. 269-281.

70. Par exemple en 1570 les éditeurs de la Piana (ln Il Sent., d.7, q.l, a.l, arg.I i t. VI 2, f. 22vb, en marge; d.44, q.l, a.l, s.c. 1, f. 144va I), en 1947 le P. Moos (ln IV Sent., d.18, q.l, a.3, qla 3, s.c. 2: p. 941, n. 73), en 1961 les éditeurs canadiens de la Somme de théologie d'Ottawa (la, q.62, a.8, arg.2, p. 377b25; 1a JJa•, q.8, a.l, arg.2, p. 764b32), en 1975 les éditeurs de la Léonine (De uer., q.5, a.2, arg.2, t. XXII, p. 141, 13; cf. q.14, a.IO, ad 13, p. 468, 328; q.22, a.5, s.c. 5, p. 623, 131) ... L'éditeur du De rationibus {idei dans la Léonine, t. 41, p. B 73, a été plus prudent : au ch. 10, lignes 106-107, il s'est abstenu d'indiquer la source.

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Jllots : « opposita », p. 32, 12 et 19, « oppositorum », p. 32, 21 ). C'est cette traduction du Periermenias par Boèce que cite Hugues de Saint-Cher.

Il est pourtant un texte d'Hugues de Saint-Cher qui nous semble inexpli­cable si l'on n'y voit pas un emprunt au commentaire d'Averroès sur la /Jélaphysique. A la distinction 3 de son commentaire sur le deuxième livre des Sentences, Hugues traite du mouvement des anges et il est ainsi amené à distinguer deux sortes de mouvements : un mouvement physique, dont il ne saurait être question chez les anges, et un mouvement méta­physique, qui leur convient (le texte a été édité par W. H. Principe71 ;

j'ai consulté en outre le ms. Vat. lat. 1098, f. 48ra et rb) :

«Ad hoc dicimus quod angelus semper est mobilis et mouetur, set non rnotu naturali, secundum quod diffinitur in libro Phisicorum : Motus est endelichia existentis in potencia ... ; set mouentur spirituali motu qui est supra naturam, secundum quod diffinitur in libro Metaphisicorum : Motus est exitus a potencia in actum ; qui exitus fit sine motu <naturali > : sic mouentur inuestigando creaturas. Cum ergo non mouentur nisi motu spirituali, id est caritatis et uoluntatis et huiusmodi, non ualet predicta obiectio, quia obicit de motu naturali » ; « Vnde et motus dupliciter diffinitur : Motus est endelichia, etc., et iste est naturalis. Iterum : Motus est exitus etc., et iste est methaphisicus siue supra naturam ».

La définition physique du mouvement ne pose guère de problèmes : c'est la définition d'Aristote dans la Physique, III, 20lal0-ll, telle que l'avait traduite Jacques de Venise (Mss Avranches Bibl. de la Ville 221, f. 40v; Paris B.N. lat. 6325, f. 12vb) : «potencia existentis EV'rt.Àzxzirx (endelichia P) secundum quod huiusmodi est, motus est» ; seul fait difficulté le mot Èv-rz"Aéxzirx : Jacques de Venise, à son habitude, l'avait transcrit en lettres grecques, que le ms. d'Avranches s'efforce tant bien que mal de reproduire (mais le -r est très clair) ; les deleriores présentent ordinairement la forme latine « endelichia », que Hugues semble avoir aussi retenue.

Mais la définition métaphysique du mouvement, elle, fait problème. W. H. Principe n'a pas vu ce problème: il nous renvoie à la JVlétaphysique d'Aristote, K, 1065bl6. Il est exact que le Ps.-Aristote qui a composé d'extraits de la Physique cette partie du livre K y a repris la définition du mouvement donnée par Aristote dans la Physique. Mais, justement, c'est la même définition (avec l'omission du mot« existentis »;le rempla­cement de Èv-rz"Aéxzirx par ÈvÉpyz~rx pourrait être significatif, mais il n'est pas sensible en latin), et cette définition les Latins ne pourront la lire que quelque 40 ans après la date à laquelle écrivait Hugues de Saint-Cher, lorsque vers 1270 Guillaume de Moerbeke traduira pour la première fois en latin le livre K; ce sera (Ms. Paris B.N. lat. 16584, f. 163ra-rb) : « eius quod potencia in quantum tale est actum, dico motum ». Il n'y a donc dans ce texte, qu'Hugues de Saint-Cher ne connaissait pas, rien de commun avec la définition métaphysique du mouvement qu'il cite.

La définition citée par Hugues de Saint-Cher est pourtant bien connue : c'est la définition arabo-latine du mouvement; le mot « exitus » et les

71. Walter H. PRINCIPE, Hugh of Saint-Cher's Theology of the Hypostatic Union, Toronto 1970, p. 34.

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mots de même famille rendent en effet dans les versions arabo-latines 1 mots arabes de la racine kh r j (« exitus » = khurûj ou makhraj)72, do~~ l'emploi est de règle dès qu'il s'agit de passage de la puissance à l'act Cependant, les plus connus des textes qui attestent cette définitioe. arabo-latine ne semblent pas pouvoir être pris en considération i ~1

Avicenne, dans la Suffîcienfia, livre II, ch. 1 (éd. de Venise 1508, f. 23 ci. Il A-B), distingue deux passages de la puissance à l'acte : « exitus de potenc~a ad affectum » ; l'un ~st subit, c'est la générati?n, l'autre est graduel, c'es~ J le mo_uve~ent ; mais,. outre que. l~, voca~ulaire est un, peu différent, la 1

Suffîczenlza est la physique du Shzfa , ce n est pas une metaphysique, et la définition qu'elle donne est physique. Le traducteur d'Avicenne Gundissalinus, qui reprend volontiers la définition d'Avicenne traduit~ par lui, insiste aussi sur son caractère physique, et son insistance est d'autant plus significative que justement Gundissalinus reconnaît qu'il y a un mouvement qui n'est pas physique ; mais c'est là un mouvement au : sens large, bien différent du mouvement défini comme« exitus de potencia \ ad actum », qui est, lui, le mouvement physique :

«Et si quis dicere uoluerit, quod omnis motus est corporalis, quoniam motus est exitus de potentia ad actum continuus et non subitus, ut ait Aristoteles, et haec definitio non congruit nisi motui corporali, homo erroneus et imbecillis est, impediens semet ipsum, dum rerum ueritatem negligit et contentione litigiosa nominum se inuoluit. Nos autem non intendimus hic per motum nisi dispositionem quae per se uia est acquirendi aliquid, et ratio haec conuenit eis omnibus quae nominauimus » (De imrnor-talitate anirnae, éd. Bülow, Beitrage, II 3, Münster 18!J7, p. 12, 10-18).

Sans être aussi explicites, d'autres textes de Gundissalinus gardent à la définition arabo-latine du mouvement son caractère physique ; ainsi De processione mundi (éd. Bülow, Beitrage, XXIV 3, Münster i. W. 1925, p. 4, 24) : « Exitus autem de potentia ad effectum motus est», ou un peu plus loin (p. 17, 21-22) : «Motus enim, ut praedictum est, est exitus de potentia ad actum »(cf. encore p. 35, 18-21). Il n'en va pas autrement de la même définition qui se lit chez Maïmonide, Dux perplexorum, II 1 (éd. Paris 1520, f. 39r) : « Omnis motus est mutatio, scilicet exitus de potencia ad actum ». La définition garde sa valeur physique quand elle commence à être utilisée par les Latins, par exemple vers 1222-1223 dans la Glose d'Alexandre de Hales au premier livre des Sentences ( d. 37, éd. Quaracchi, p. 375, 2), ou, vers 1228, au début du Commentaire de Robert Grosseteste sur la Physique, qui juxtapose la définition arabo-latine et la définition gréco-latine, mais en fait deux définitions physiques, l'une indémontrable, l'autre démontrable : « Diffinicio igitur motus prim:J que non potest demonstrari est hec : Motus est exitus de potencia ad actum. Diffinicio prima conclusa : Motus est endilechia existentis in potencia secundum quod huiusmodi »(éd. Dales, p. 49, 16-19). La défi-nition arabo-latine aura encore une longue histoire, qui se prolonge aujourd'hui, mais toujours elle restera une définition physique73•

72. Cf. S. VAN RmT, Avicenna Latinus. Liber de anima l-Il-111, Louvain-Leyde 1972, p. 312, racine 195.

73. Elle est citée par Guillaume d'Auvergne, De anima, VII 9 (p. 215b); par saint Albert, Phys., III 1 7 (éd. Borgnet, t. 3, p. 197b); par saint Thomas, ln III Sent.,

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En fin de compte, il n'y a qu'un seul texte qui semble pouvoir rendre compte, au prix d'un contresens il est vrai, de la référence précise d'Hugues de Saint-Cher : «in libro Metaphysicorum », et du sens qu'il donne à la définition arabo-latine du mouvement. Ce texte ne se trouve pas dans le texte d'Aristote, mais dans le commentaire d'Averroès : c'est }'explication par Averroès du livre Lambda, lû72a26-29, au commen­taire 36 de son livre XI. Ce commentaire célèbre d'un texte célèbre a retenu l'attention des médiévaux, et il était naturel qu'Hugues de Saint-Cher y cherche la réponse à la question du mouvement des anges, puisque dans ce commentaire Averroès s'interroge précisément sur le mouvement des moteurs des corps célestes, moteurs dont on faisait alors couramment des anges.

Voici donc le commentaire d'Averroès (ln Met., XI 36; éd. Venise 1562, t. VIII, f. 318vb-319ra; Ms. Vat. lat. 2081, f. 131ra-rb):

«Et sic est intelligendum de mouentibus corpora celestia : secundum igitur quod illa intellecta sunt forme eorum, sunt mouentia secundum agens; secundum autem quod sunt fines eorum, mouentur ab illis secundum desiderium. - Queret autem aliquis, si illud quod ymaginatur ex illis formis est esse illorum corporum, quid igitur indigent motu ? Si igitur forma arce que est in anima artificis esset esse arce, non moueretur ad agendam arcam. - Dicamus igitur quod non mouentur nisi quia intelligunt ex se quod perfectio et substancia eorum est ex motu, sicut facit illud quod mouetur ad conseruandam suam sanitatem, quia scit quod sua sanitas non conseruatur nisi motu. Et etiam intelligunt quod motus eorum est causa exitus eius quod est in potencia in illis formis abstractis ad actum, scilicet ad formas materiales ... Set tamen motus eorum non est proptcr exitum istarum formarum a potencia in actum, ita quod illud est perfectio prima eorum, set ita quod illud est consequens primam perfectionem eorum ; uerbi gracia, quod qui exercitatur ad conseruandam sanitatem per aliquam operationem alicuius artis, primo intendit conseruare sanitatem suam, secundo intendit operationem illam ».

Le texte est difficile, essayons d'en dégager les idées principales et de voir comment Hugues a pu l'interpréter comme il semble l'avoir fait. Les moteurs des corps célestes sont des moteurs intelligents, mais ce sont aussi des moteurs mus. En tant que les formes intelligées sont immanentes en eux, elles leur donnent d'être moteurs comme des agents; en tant que ces formes sont des fins à réaliser à l'extérieur, elles les meuvent par le désir. Mais si les formes sont en eux, qu'ont-ils à désirer et qu'ont-ils besoin de se mouvoir? Averroès éclaire sa pensée par une comparaison :

d.22, q.3, a.l, arg.l ; In IV Sent., d.17, q. l, a.5, qla 3, ad 1 ; De uer., q.2, a. l, ad 4; q.28, a.9, ad 11 ; De pot., q.3, a.3, ad 8; De rat. fidei, 3, 104; Camp. theol., 1 x1, 17-18; In De anima, II 11, 158-159 ; mais S. Thomas, qui avait d'abord accepté la définition comme un adage reçu, la rejettera, après relecture d'Avicennc, In Phys., Ill 2, n. 2; In Met., XI 9, comm. sur 1066al 7-26, à la fin. - Pour la suite, voyez A. MAIER, Studien zur Nalurphilosophie der Spalscholaslilc. V. Bd. Zwischen Philosophie und Mechanilc (Storia e letteratura 69), Rome 1958, p. 3-57 ; L. A. KosMAN, « Aristotle's definition of motion», dans Phronesis 14 (1969) p. 40-62, notamment p. 45; et surtout les pages très suggesLives de Lambros CouLOUBARITs1s, L'avènement de la science physique. Essai sur la Physique d'Aristote (Ousia), 1980, p. 265-274.

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R. A. GAUTHIER

pour être en bonne santé, l'homme a besoin du mouvement extérie qu'est la promenade, mais ce qu'il désire, ce n'est pas ce mouveme u~ extérieur, c'est la santé immanente qui en résulte. Ainsi, ce que {1 moteurs des corps célestes désirent, c'est leur propre perfection, mais ·~s ne peuvent l'atteindre que dans le mouvement qui leur fait mouvoir 1

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corps célestes. Hugues a donc eu raison de penser qu'Averroès disting es ici dans les « anges » deux sortes de mouvements, l'intellection qui est u ue sorte de mouvement immanent, et le mouvement physique qui en résul~e Mais a-t-il eu raison d'appliquer au mouvement immanent la définitioe. que cite Averroès : « exitus a potencia in actum »? Non assurément~ fidèle à une tradition philosophique bien établie, Averroès appliqu~

cette définition au mouvement physique : le mouvement immanent des moteurs célestes n'est pas l'« exitus », il en est la cause : «motus eorum est causa exitus ». Mais pour expliquer le contresens commis par Hu(J>ues ne suffit-il pas de supposer dans le texte qu'il lisait la chute du b mot «causa»? On avait alors : «motus eorum est exitus », et n'était-il pas tentant pour Hugues, puisqu'il se trouvait en présence de deux sortes de mouvements et en possession de deux définitions du mouvement, d'appli­quer au mouvement physique la définition qu'il lisait dans la Physique d'Aristote et au mouvement «métaphysique » la définition qu'il trouvait dans sa lvlélaphysique commentée par Averroès?

La Somme du chancelier Philippe (vers 1232)

A peu près en même temps qu'Hugues de Saint-Cher, le cLancelier Philippe citait dans sa Somme le commentaire d'Averroès sur le livre Lambda de la Métaphysique, mais sa citation à lui est explicite. Dans sa question : « Vtrum mundus eternus », il explique ainsi les limites de la position d'Aristote et de son Commentateur (Mss Padova Ant. IX.156, f. 6vb; Firenze Laur. S. Croce Plut. 26 dext. 4, f. 13va ; Paris B.N. lat. 15749, f. 6vb; l'exemplar parisien écrit à tort IX au lieu de XI):

«non fuit autem de proprietate illius philosophie inuestigare exitum primi mobilis in esse et sic separare mobile ab inmobili ut in planetis, set quod motus sit ab inmobili ; nec determinat quod motor ille sit prima causa, set supra XI Methaphisice determinat Commentator quod sicut minorum corporum circularium motus est ab intelligencia, ita primi corporis a prima intelligencia ».

Philippe résume là le commentaire 44 du livre XI (éd. de Venise 1562, f. 327rb-328vb ).

On sait que le chancelier Philippe a mis au point une doctrine de l'intellect qui a régné pendant quelque dix années notamment à la faculté des arts : l'intellect agent et l'intellect possible sont tous deux parties de l'âme ; l'intellect agent possède de toutes choses des idées innées, mais confuses, et c'est grâce à cette connaissance obscure et globale qu'au contact des phantasmes s'éveille dans l'intellect possible une connaissance claire et distincte74•

74. Cf. R. A. GAUTHIER, •Le cours sur l'Ethica noua d'un maître ès arts de Paris (1235-1240) », dans Arch. hist. doclr. litt. du M.A. 42 (1975) p. 83-92. On pou,.rait

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LES DÉBUTS DU PREMIER A VERROÏSME 349

Philippe met sa doctrine de l'intellect sous le patronage de Boèce. Il sernble aussi qu'il ait profité du premier averroïsme, qui avait fait de l'intellect agent une puissance de l'âme. Enfin, il a sûrement lu le Grand cornmentaire d'Averroès sur le traité De l'âme : il le cite en efîet deux fois. La première de ces citations a été éditée par Dom O. Lottin75 , la seconde par le P. Keeler76 ; les voici :

« Similiter dicitur ab Auerone in expositione libri de anima, quod que carent materia carent numero ».

«contra hoc est quia Commentator super librum de anima ponit quod ratio sit corruptibilis, intellectus autem incorruptibilis ».

Ces deux citations renvoient l'une et l'autre aux grands commentaires d'Averroès sur la doctrine de l'intellect, la première au commentaire 5 du livre III (lignes 473-484; éd. Crawford, p. 403), la seconde au commentaire 20 (lignes 173-176 ; p. 449), dont nous sommes ainsi assurés que Philippe en a eu quelque connaissance.

Mais en a-t-il eu une connaissance approfondie, et ces textes ont-ils influé sur la formation de sa pensée? Il n'est pas possible de répondre avec fermeté à cette question tant que l'édition tant attendue de la Somme du Chancelier n'est pas parue. Les textes que nous avons pu atteindre donneraient plutôt à croire que les citations d' Averroès sont chez Philippe purement ornementales : elles pourraient être supprimées sans dommage pour le contexte. C'est évident pour la première, mais il n'en va pas autrement pour la seconde : il est remarquable qu'elle ne se lit pas dans la reportation des leçons de Philippe antérieures à la rédaction de sa Somme, reportation éditée par Mgr Glorieux sous le nom de Summa duacensis, sans que le déroulement de la pensée de Philippe en soit altéré77• Que Philippe ne doive rien à Averroès, on en trouve la confir­mation dans la division tripartite de l'intellect qu'il propose dans la même question, quatre pages avant de citer Averroès. Il s'agit dans cette question de prouver l'immortalité de l'âme à partir de ses puissances, et notamment de sa puissance intellective : connaissance de l'universel, l'intellect doit être comme lui incorruptible. Mais Aristote n'a-t-il pas parlé dans le De anima, III, 430a24-25, d'un intellect passif qui est corruptible? Cet intellect passif, disait Averroès, c'est la «ratio», en d'autres termes, la cogitative. Or, Philippe ne citera ce texte qu'à la fin

ajouter bien drs texlcs, par exemple Roger Bacon, ln 1'vlet. (Opera hactenus inediLa, fasc. 7, p. 110) : « intellectus agens ... intelligit ... per cxempla sibi innata, confusa tamen ».

75. Psychologie et morale aux X JJe et X 111• siècles, t. I, Louvain-Gembloux 1942, p. 434, lignes 87-88. Dom Lottin a rétabli : «ab Averrocs », sùrement à tort : la forme médiévale classique serait : «ab Auerroy », mais ici les mss hésitent : « Auerone », « Enerone », etc., ce qui peut être un indice d'ancienneté : la forme du nom ne s'est pas fixée immédiatement.

76. Ex Summa Philippi Cancell. Quaestiones de anima (Opuscula et textus XX), Münster i. W. 1937, p. 65.

77. Cf. P. GLORIEUX, La « Summa Duacensis » (Douai 434), Textes Philos. du Moyen Age 11, Paris 1955, p. 46; la citation tomberait à la ligne 8 du bas : « Sed contra ... ».

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li, A. GAUTHIEH

de sa que~t~on, à pr~pos du prob~èn_ie s~condaire, pos~ par le Ps.-Augusti du De sp1r1lu el anzma, de la d1stmction de la « rat10 » et de l'intelle ~ Pour résoudre le problème central, celui que pose pour l'immortalité ~ · l'âme l'~ffir~ation ~'.un i?tellect corruptib~e, c~ n'est p~s à Averroès et~ sa « co.g1tative.» qui~ fait ~ppel, m~1s ~1e~ a la not10n d'« intellectus formahs », notwn qu on v01t apparaitre a l aube du xme siècle dans 1 Liber de causis primis et secundis7

\ pui~ dans le. Tr~clalus de Anima d: Jf ohn B

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. et ,dans let De pote1~c1_1s a

1n1 ime el obtecits 80 : cet« intellectus

orma is », qm n est au re que « mte ectus adeptus » de la traductio latine du De intelleclu d'Alexandre d'Aphrodise (mais interprété à contre~ sens81 ) n'est pas à vrai dire une puissance intellectuelle : c'est la forme intelligée encore en puissance dans l'image, mais qui, grâce à l'action de l'intellect agent, va «informer» l'intellect matériel (celui qu'Aristote appelle possible). L'intellect qui est corruptible, déclare Philippe, c'est cet « intellectus formalis », et rien d'étonnant à cela, puisque c'est un intellect acquis : « destructibilis quia acquisitus »,on peut perdre ce qu'on a acquis. Au contraire l'intellect agent et l'intellect possible, tous deux parties de l'âme, sont immorte1ss2 •

Il semble donc que la pensée de Philippe s'est formée en dehors de l'influence d'Averroès; ce n'est que sur le tard qu'il a glané dans l'œuvre du Commentateur des remarques incidentes qui n'ajoutent rien à son exposé.

La question halésienne De sciencia diuina (avant 1236?)

Dans sa Glose sur les quatre livres des Sentences ( 1222-1229) et dans ses Quesiiones disputate Antequam esset frater (1220-1236), Alexandre de Hales ignore l'œuvre de Michel Scot83. Il n'y a pas lieu de s'en étonner : il avait acquis l'essentiel de sa culture philosophique lorsqu'il était maître ès arts entre 1215 et 1222 et ses goûts ne semblent pas l'avoir porté à beaucoup l'enrichir.

78. Édité par R. DE VAux, Notes et textes sur l'Avicennisme latin ... (Bibl. tho­miste XX), Paris 1934, p. 128 (avec la note 2).

79. IoHANNES BLVND, Tractatus de Anima, éd. Callus-Hunt (Auctores Britannici :\fedii Aevi II), Londres 1970, § 59 (p. I 7); § 337, 339, 342, 344 (p. 92-94).

80. Ed. D. A. CALI.us, « The Powers of the Soul. .. », dans Rech. théo/. anc. méd. I 9 (1952) p. 157, 25-27. - Guillaume d'Auvergne parlera aussi d'un « intellectus ... formalis », mais qui ne sera autre que l'intellect agent : la pensée est tout autre (cf. De anima, VII 3, p. 206b: « intellectus agens siue formalis »).

81. Cf. mon art. : «Le traité De anima et de potenciis eius ... >, dans Rev. Sc. pli. th. 66 (1982) p. 16, note Il.

82. Cf. P. GLORIEUX, La « Summa Duacensis » •• ., p. 44-45; Leo W. KEELER, Ex Summa Philippi Cancell. Quaestiones de anima .. ., p. 61-62.

83. Sans doute les éditeurs dans Jvlag. Alexandri de Hales Quaestiones disputatae « Antequam esset frater», vol. III, Quaracchi 1960, Indices, p. 1600, renvoient-ils souvent à la Jvfétaphysique arabo-laline (quand ils ne se trompent pas en renvoyant à la traduction de Bessarion, comme c'est le cas par ex. p. 6, 19, 65, 818, 1251); mais aucune de ces références n'est décisive; la division des sens du mot • unum •, p. I96, déjà citée dans la Glose sur le troisième livre des Sentences d'Alexandre, p. 28, si elle vient bien du livre V de la Métaphysique, ne pourrait guère être qu'un écho de la partie perdue de la Velus; les autres références sont ornementales, ou sont à chercher ailleurs.

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... ' Cependant, nous possédons peut-être la preuve qu'avant d'entrer chez A Jes Mineurs, donc avant 1236, Alexandre de Hales a lu la Métaphysique

commentée par Averroès. Les éditeurs de Quaracchi, sans se prononcer fermement, inclinent en effet à admettre l'authenticité halésienne de la question De sciencia diuina et ils l'ont. inclu.e da,ns leur é?ition des Questiones Antequam84 • Or, cette question cite 1 Arabo-latme de la

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Métaphysique avec le commentaire d'Averroès : elle dénonce l'erreur d'Aristote et d'Averroès qui ont prétendu que Dieu ne peut connaître rien d'autre que soi. Voici ce texte (éd. Quaracchi, p. 1465, 12-25; je me suis permis de modifier notamment les guillemets) :

« Deinde arguunt ita Philosophi : Omne intelligibile in quantum est 'intellectum est perfectio intelligentis'; set nichil aliud a Primo est perfectio omnino, quia omnis est minus nobilis eo ; ergo nichil aliud ab eo est intellectum ab ipso ; ergo solum scit se ipsum. Ad idem adducunt communem propositionem, que communiter a uulgo accipitur : Melius est nobilem naturam non intelligere quam uilia intelligere ... - Item, Philo­sophus in XI Methaphisice dicit quod 'sentencia patrum' fuit quod, t;Î

intelligeret aliud a se, haberet 'alium dominum ', et [an scri bendum id est] res alia esset nobilior eo ».

On remarquera la manière différente dont la question introduit ses deux citations : la seconde est attribuée avec précision au Philosophe au livre XI de la Métaphysique, et à juste titre : on y reconnaît en effet les lignes 1074bl3 et 1074b18-19 du livre Lambda, dans la traduction arabo­latine de Michel Scot (éd. de Venise 1562, t. VIII, f. 334vb) : « Sentencia autem patrum precedens omnia est hec ... et, si intelligit, habet alium dominum », expliquée toutefois par une glose empruntée à Averroès (ibid., comm. 51, f. 335rb F7) : « quapropter erit aliud ens nobilius isto f>. Mais la première citation est introduite de façon plus vague, elle n'est pas attribuée à Aristote, mais à des philosophes, et c'est certainement intentionnel : encore en effet que la pensée soit à la fois celle d'Aristote et d'Averroès, c'est plutôt à Averroès que la question emprunte les expressions dont elle se sert (ibid., comm. 51, f. 335rb F) : « Intellectum enim est perfectio intelligentis, et hoc intendebat cum dicit : et si intelligit, habet alium dominum », ou encore (f. 336ra A4) : <~ ignorare uilia est melius quam scire »ss.

Le De intelligenciis d'Adam de Puteorum Villa (peu avant 1240)

-, On connaît les vicissitudes de ce petit traité: son éditeur, Cl. Baeumker,

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l'attribuait à Witelo et le datait donc de la fin du xme siècle 86 ; P. Glorieux l'attribua un moment à un maître Adam Pulchre Mulieris et le plaça vers

84. Vol. III, p. 1458-1468. - Cf. vol. I, Prolegomena, p. 37•_33•. 85. La Summa fratris Alexandri utilise ordinairement l'Arabo-latine de la Méta­

physique, cf. V. DoucET, Prolegomena in lib. Ill ... Summae fratris Alexandri, Quaracchi 1948, p. cm-c1v; mais cela nous mène bien après 1236.

86. Cf. BAEUMKER, Witelo, ein Philosoph und Naturforscher des XIII. Jahrhunderts (Beitrage z. Gesell. der Philos. d. Mittela!lers, Bd III, Heft 2), Münster 1908.

Page 32: Gauthier - Notes Sur Les Débuts Du Premier Averroïsme

n. A. (.;AUTHIER

1210s1. Mieux informé, P. Glorieux a restitué au maître son vrai no latin (dont la traduction française nous échappe) : c'est Adam de Puleoru rn Villa, et du coup il a pu mieux cerner la chronologie de ce maître, qui l::;, les l~vres_ I e~.II des Sentences en 12~~-1~4~; il aurait alors écrit son De zntellzgenczzs avant 1240, alors qu il eta1t encore maître ès artsss

Avant 1240, mais jusqu'où remonter? P. Glorieux n'ose préciser : entre 1210 et 1240, écrit-il. Pourtant, la date de 1210 est sûrement tro · ancienne : Adam cite la traduction du De animalibus par Michel Scof achevée en 1220. Mais surtout, il connaît bien les traductions par Michel Scot du Corpus des commentaires d'Averroès. Certes, il ne cite jamais Averroès lui-même, mais Baeumker a bien montré qu'il cite les traductions arabo-latines du De caelo et de la 1Wélaphysique89 , traductions qui n'exist~iient pas à part des commentaires d'Averroès. La démonstration de Baeumker est décisive, et elle pourrait encore être renforcée. Par exemple, telle citation de maître Adam, qui ne se vérifie pas pleinement dans le texte, revu par les humanistes, des éditions d'Averroès, s'avère au contraire exacte si l'on recourt aux manuscrits médiévaux :

« illud quod dicitur in XI Philosophie prime, scilicet quod omnes qui estimabant opinionem Pitagore et Achillis quod bonum et nobile non est in principio ... »(éd. Baeumker, p. 4, 9-12; cf. p. 75).

« Quod autem omnes qui estimabant estimacionem Pitagore el Achi!li quod bonum et nobile non est in Primo ... » (Averroes, In lvlel., XI t. 40, Vat. lat. 2081, f. 133ra).

La bonne connaissance du Corpus d'Averroès dont témoigne le De inlelligenciis serait remarquable si Adam écrivait peu après 1220, mais il est plus probable qu'il écrit peu avant 1240 : Adam devait être jeune encore quand en 1243 il passa à la faculté de théologie, et on imagine difficilement qu'il ait pu avoir 20 ans auparavant la vigueur et la maturité d'esprit dont il fait preuve dans le De inlelligenciis.

Guillaume d'Auvergne V ne ci lat ion de la Aiélaphysique arabo-laline dans le De uirtutibus ( 1228-1231)?

On a plus d'une fois écrit que Guillaume d'Aunrgne avait été le premier à citer Averroès. Assertion insoutenable aujourd'hui. Il est cependant possible que Guillaume ait été l'un des premiers à citer la traduction Arabo-latine de la Mélaphysique 90 • Vers la fin du long chapitre 1

87. P. GLORIEUX, Répertoire des maîtres en théologie de Paris au XJJJe siècle, Paris 1933, t. I, notice 124.

88. P. GLoRrnvx, «Maitre Adam•, dans Rech. théoi. anc. méd. 34 (1967) p. 263-26i. 89. Cl. BAEUMKER, Witelo ... , p. 2·'.!9, note 1. 90. A en croire Br. SwITALSKI, William of Auve.rgne. De Trinilale (Studios and

Texts 34), Toronto 1976, il y aurait déjà dans une œuvre antérieure de Guillaume, ce De Trinilale qui est la première partie de son Magisterium diuinale, des citations de la l'vlélaphysique, dans la partie perdue de la Velus. Mais lorsque l'éditeur, par exemple, renvoie, p. 177, à « Aristotle, JY!etaphysics, ~. 9, 1018a5-9 », il aurait dù renvoyer à la traduction des Topiques par Boèce (A.L., V, p. 12, 18-19). - Il est vrai

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LES DÉBUTS DU PREMIER A VERROÏSME 353

de son De uirlulibus, Guillaume, après avoir cité Aristote dans l'Elhica uetus, poursuit :

« Amplius. Sicud ipsemet dicit ibidem : Contraria sunt que maxime ab tnuicem discedunt. Et in libro Predicamentorum : Que maxime difîerunt. Et in libro Methafisicorum, quia : Contrarietas est differencia completa » (MS. Vat. Ottob. lat. 81, f. 104 bis va; éd. Venise 1591, p. 105aC).

Les deux premières citations de Guillaume ne sont pas difficiles à identifier, encore qu'assez libres. La première est bien empruntée à l'Elhica uelus (II, 1108b34-35; A.L., XXVI, fasc. 2, p. 20, 12-13) : « Ea autem que multum discedunt ab inuicem, contraria diffiniuntur ». La deuxième se lit bien dans la traduction des Catégories par Boèce : « quae enim multum a se inuicem distant in eodem genere contraria esse diffiniunt » (6a17-18; A.L., I, p. 17, 11-13).

Reste la troisième. Qu'il s'agisse d'une citation attentive, nous en sommes assurés par l'importance que Guillaume lui attache : au début de son De uniuerso, il la reprendra en soulignant que c'est la meilleure définition de la contrariété :

« cum contrarietas uerissima ratione et depurata diffinitione sit differentia completa, et propter hoc maxima» (Ia I•e, c. 4; éd. Venise, 1591 p. 563bD; cf. p. 564aE : « completa differentia ») .

Qu'il s'agisse d'une citation de la Métaphysique, comme Guillaume l'assure, on n'en saurait douter : elle est facile à trouver dans le texte grec d'Aristote, au livre X, 1055a16 : 6·n µÈv oi'.iv ~ Èvixvn6·n1c; lent 8Lixq.>oqioc 't'ÉÀELOÇ, Èx 't'OU't'WV 8~ÀOV (cf. 1055a22, 24, 29, 32, 35; 1058all, 15).

Mais quelle traduction Guillaume cite-t-il? La Velus de Jacques de Venise est perdue pour cette partie, et elle l'était déjà à l'époque de Guillaume; mais, Guillaume l'eût-il eu en mains qu'il n'y aurait pas

que l'idcntificaLion des citations offre de nombreux pièges : en voici un, dans lequel je suis moi-même tombé. Dans son De moribus, c.8 (éd. de Venise 1591, p. 218bG), Guillaume <l'Auvergne écrit : «contraria iuxta se posita magis elucescunt »; or, cet adage se !il à la lettre dans l'Arabo-latine de la Rhétorique d'Aristote, 1418b3-4 : j'ai donc cru qne c'était là qu'il fallait chercher la source de cet adage, cité par la Summa fratris Alexandri (t. II, p. 104a23-24) et par S. Thomas (In IV Sent., d.50, q.2, a.4, sol.!; I• IJ•e, q.48, a.3, arg.3; De malo, q.l, a.l, arg.14); cf. Rev. du Moyen Age Latin 19 (l\l63) p. 160, n. 62; S. Thomas, éd. Léonine, t. XLVII 2, p. 437, adn. ad In Eth., VIl 14, 119-120. Or, l'Arabo-latine de la Rhétorique est postérieure à 1246-47: Guillaume n'a donc pas pu la citer (pas plus que la Summa fratris Alexandri). Un autre texte de Guillaume prouve définitivement qu'il faut chercher ailleurs la source de l'adage; c'est le De uniuerso, Il• II•e, c. 21 (éd. de Venise 1591, p. 815bD) : • Iuxta quod dicit ArisLotiles quia contraria iuxta se posita et magis et maiora uidentur [cf. De soph. el., l 74b5-6, traduction de Boèce, A.L., VI, p. 33, 17-19). Et ille philosophus Italicus, de quo supra tibi feci pluries mentionem, manifeste dicit quia contraria iuxta se posita magis elucescunt ». Quel est ce philosophe latin, auteur de l'adage ? C'est celui dont parle Guillaume, plus haut, au ch. 15 : «quidam ex philosophis Latinorum » (p. 80\lbD), «idem philosophus » (p. 810aF), « iste philosophus italicus • (p. 810aG); j'ai pensé à Boèce, mais je n'y ai pas trouvé l'adage. En tout cas ce n'est pas ce •quidam ex philosophis italicis » qu'est Cicéron (De uniuerso, 1a I•e, c. 43, p. 612aG-H, citant De natura deorum, II 86) : le mot« elucesco »est post-classique et n'entre dans l'usage qu'au ive siècle.

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Page 34: Gauthier - Notes Sur Les Débuts Du Premier Averroïsme

R. A. GAUTHIER

trouvé la définit~on de la contrariété comme « d~fferencia completa » . Jacques de Vernse, dans celles de ses traduct10ns que nous avo · conservées, traduit "t"éÀEWÇ p_ar « perfectus » (Mel. uelus, 986a8, A.~.s XXV 1-la., p. 18, 2; De anima uelus, 415a27, 432b23). De même l' Media, si elle datait du début du xme siècle, n'était pas en usag'e ? l'époque de Guillaume, et si Guillaume l'avait lue, il y aurait trouvé u a tout autre expression : « Ergo quia contrarietas est differentia finalis ev h~e ' ·'- us palam » (A.L., XXV 2, p. 192, 13-14). Pourtant, l'expression de « diff _ rentia completa » se lit bien dans la Métaphysique, mais c'est dans ~ traduction Arabo-latine de Michel Scot : là en effet nous lisons (X, t. 14 ~ Ms. Vat. lat. 2081, f. 113va) : « Quoniam contrarietas est differenci~

completa, manifestum est ex istis » (les éditions, par exemple l'édition de Venise 1562, t. VIII, f. 261 vb L, donnent un texte un peu différent . « Quod igitur differentia completa contrarietas est»), et dans tout l~

contexte, c'est le mot« completa »qui revient (sauf en 1055a35, au texte 15 et en 1058all, au texte 24, où l'on a « perfecta »; le commentair~ d'Averroès, c. 14 et 24, emploie « diuersitas » au lieu de « differentia » mais partout « completa »). Il y a donc tout lieu de penser que, dès l~ chapitre 1 de son De uirlutibus (et plus tard au début de son De uniuerso), Guillaume d'Auvergne a cité la traduction Arabo-latine de la Méta-physique, qui n'existait pas indépendamment du commentaire d'Averroès · J dans lequel elle était insérée 91.

Les spécialistes, il est vrai, ne sont pas d'accord sur la date des diverses parties du De uirtutibus, œuvre que Guillaume a gardée longtemps en chantier. Le P. Kramp pensait que les chapitres 1 et 2 appartenaient au fonds le plus ancien de I'œuvre et avaient été écrits avant l'élévation de Guillaume à l'épiscopat le 10 avril 1228; Guglielmo Corti, au contraire, pense que le fonds primitif est représenté par le chapitre 10 et la première partie du chapitre 11, et que les chapitres 1 et 2 sont postérieurs au De legibus, lui-même postérieur au 10 avril 1228. Mais tous sont d'accord pour penser que le De uirtulibus était achevé lorsque Guillaume commença son De uniuerso92 , et il le commença au plus tard en 1231, peut-être dès 1230 : dès avant cette date, Guillaume avait donc pris contact avec l'œuvre d'Averroès.

La citation d'Averroès dans le De uniuerso (vers 1233-1235)

Avant de parler de la citation expresse d'Averroès qu'on lit dans le De uniuerso, il ne sera pas inutile de rappeler les données précises que

91. La plupart des autres citations de la Métaphysique qu'on relève dans le De uirtulibus se vérifient dans la Metaphysica uetus: c. 9, ed. de Venise 1591, p. l l 7aB =

980a21. Cependant, lorsque Guillaume assure qu'Aristote croit avoir détruit la doctrine platonicienne de la réminiscence «in Iibro Metaphysicorum ~ (De uirt., 9 ; p. 115bA), bien qu'on puisse renvoyer à la Metaphysica uetus, A 9, 992b33-993a2, l'assertion s'explique mieux si Guillaume a lu Averroès, IX, comm. 14 (éd. Bürke, Berne 1969, p. 57).

92. Cf. Josef KRAMP, S.J., •Des Wilhelm von Auvergne 'Magisterium divinale' '" dans Gregorianum 2 (1921) p. 42-78; Guglielmo CoRTI, Il Tractatus de gratia di Guglielmo d'Auvergne (Corona Lateranensis 7), Rome 1966, intr., p. 12-23.

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,,,: LES DÉBUTS DU PHEMIEH AVERROÏSME ;)f>f>

, ... ·/ 110us possédons sur l~ date, ~on pas_ de ~'œuvre dans son ens_emble, comme '<} 011 semble quelquefois le croire, mais bien d'un de ses chapitres.

1. 1'1, Au chapitre 7 de la deuxième section de la première partie du De 1 .l ,i} ~niuerso, Guillaume brosse un tableau de l'histoire du monde qui s'achève

, 1 sur un fait bien daté : t

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« postmodum autem inualescente regno Francorum, destructum est regnum Sarracenorum et secta eorum exterminata est usque ad fines Jiispalis, que uulgo Sibilia uocatur, et percussum est grauiter regnum illud et secta etiam in capite suo, scilicet in ciuitate Marroquensi et finibus eius » (Ms. Vat. lat. 850, f. 64ra; éd. Venise 1591, p. 65laC-D).

Lorsque le sultan El Adel fut assassiné en 1227, deux prétendants se disputèrent sa succession, Yahya et El Mamoun. El Mamoun, qui se trouvait alors à Séville devant qui s'était arrêtée la reconquête, obtint du roi Ferdinand III de Castille la permission de lever une milice de 12000 cavaliers chrétiens, grâce à laquelle il s'empara de Marrakech où il fit son entrée en février 1230. Proclamé sultan, il tint la promesse qu'il avait dû faire d'autoriser sa milice chrétienne à avoir une église avec ses cloches et le droit de les sonner : ce fut l'église Sainte-Marie de Marrakech, confiée aux franciscains. Mais l'existence de cette église fut éphémère : le 16 septembre 1232, profitant de l'absence du sultan et de sa milice, occupés à guerroyer devant Ceuta, Yahya, descendant des montagnes où il s'était réfugié, fit incursion à Marrakech, détruisit l'église et massacra les franciscains avec leur fidèles 93 . L'accent triom­phant avec lequel Guillaume célèbre le coup porté à la secte des Sarrasins au cœur même de leur royaume, à Marrakech, montre qu'il connaissait l'ouverture de l'église Sainte-Marie, mais qu'il n'en connaissait pas encore la destruction : il écrivait donc en 1231-1232.

Cette date est confirmée par la suite du texte. Immédiatement après avoir mené son histoire du passé jusqu'à l'événement le plus récent dont il ait eu connaissance, Guillaume note que les « astronomes » prétendent aller au-delà et prédire l'avenir :

« Quid autem futurum sit post hoc de mutationibus magnis, astronomi prediuinare conantur ex coniunctione planetarum que futura est in libra » (Ms. Vat. lat. 850, f. 64rb; éd. Venise 1591, p. 65la-b).

i Allusion à la lettre de Jean de Tolède, dont Ricardo da San Germano nous dit qu'elle parvint à San Germano en juillet 1230 et dont on peut penser qu'elle parvint à Paris vers la même époque : Jean de Tolède annonçait que le soleil se trouvant alors dans la Balance et la queue du Scorpion, il fallait s'attendre de 1229 à septembre 1236 aux pires catas­trophes. Pour Guillaume, les malheurs annoncés sont encore futurs, il

1, écrit donc avant 1236, à une époque où les « astronomes » pouvaient encore prendre leur prophétie au sérieux 94•

93. Cf. P. de CÉNIVAL, "L'église chrétienne de Marrakech au xm• siècle>, dans Hespéris 7 (1927) p. 69-83; H. KoEHLER, O.F.M., L'Église chrétienne du Maroc et la 1\Jission Franciscaine. 1221-1790 (Bibl. missionnaire franciscaine, série A, n. 1 ),

i' Paris 1934, p. 28-31. 94. On lira la lettre de Jean de Tolède dans les Monumenta Germaniae Historica,

Scriptores, t. XIX, p. 361-362. - Rien de tout ceci n'est nouveau : le P. Kramp

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Le chapitre 7 de la deuxième section de la première partie du D uniuerso est donc bien daté: vers 1231-1232. Comme il se situe à la fin de premier cinquième de l'œuvre, on peut supposer que celle-ci a ét~ commencée vers 1230 et achevée vers 1240: c'est une œuvre considérable et l'évêque de Paris avait d'autres occupations. e,

?r, au chapitre 8 de la ?:uxième section de la seconde partie du De unmerso, - donc vers le m1heu de l'œuvre, et vers 1233-35, - Guillau d . 1 .. . t l 1 nie enonce es songe-creux qm imagmen c 1ez es anges une matière (rèv dont il parle avec un mépris qui n'arrêtera pas Roland de Crémone ~s Summa fralris Ale.randri, Richard Fishacre, Richard Rufus95). L'err~u a de ces apprentis-philosophes vient de ce qu'ils ignorent les premier r rudiments de la philosophie : ils ne savent ni ce qu'est la matière ni c: qu'est la forme. Et pourtant, il leur aurait suffi, pour l'apprendre, d'écouter les maîtres de la philosophie, un Averroès, un Calcidius, un Aristote.

Voici d'abord Averroès. Il a donné de la matière une définition qui ia réserve strictement aux substances sensibles :

«Et cum ratio materie posita sit ab Auerroys ( !) philosopho nobilis~imo expediret ut intentiones eius, et aliorum qui tanquam duces philosophi~ sequendi et imitandi sunt, huiusmodi homines qui de rebus philosophicis tam inconsiderate loqui presumunt, apprehendissent prius ad certum et liquidum. Ratio igitur materie quam posuit iste philosophus in Iibro suo hec est, quoniam materia prima potencia est substancie sensibilis; et adiecit ad declarationem huius[modi] rationis, quia substancia sensibilis est ultimus actus materie prime. Ex hoc igitur manifestum est tibi quia prima materia non est materia nisi substanciarum sensibilium, quare nullo modorum est materia substanciarum intelligibilium » (De uniu., II• JI•e, c. 8; Mss Vat. Borghes. 330, f. 70rb; Ross. lat. 1053, f. 133rb ; Vat. lat. 850, f. 14lvb; éd. Venise 1591, p. 803aC).

Avant de chercher où peut bien se trouver ce texte d'Averroès (car c'est un problème), il ne sera pas inutile de s'arrêter un instant aux autres témoins que Guillaume cite en faveur de sa thèse.

Voici donc, cité en deuxième lieu, immédiatement après Averroès, Calcidius. Guillaume ne l'appelle pas par son nom : il l'avait déja nommé, quelques lignes plus haut, l'un des philosophes Latins des Chrétiens : «quidam ex philosophis Latinis Christianorum » (p. 803aB) ; il reprend donc:

« Hoc ipsum dixit dictus philosophus Latinorum, dicens quoniam solorum corporeorum hyle est materia » (Ibid.).

On aurait peine à localiser la citation de Guillaume s'il n'avait gardé du texte de son auteur au moins un mot caractéristique : « hyle » ; nous sommes ainsi renvoyés au chapitre 278 du Commentaire du Timéc dans lequel Calcidius poursuit son examen des interprétations du texte du

(cf. note 92) dans Gregorianum 2 (1921) p. 56 et 71, rappelle ces données qui avaielll été établies dès 1900 par Hermann von Grauert et Stephan Schindele; mais les auleL1rs récents n'en avaient plus qu'un souvenir imprécis, d'où leurs erreurs.

95. Cf. D. Odon LOTTIN, Psychologie et morale aux X/Je et XI/Je siècles, t. I, Louvain-Gembloux 1942, III. La simplicité de l'âme humaine avant saint Thonuis d'Aquin, p. 425-460.

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LES DÉBUTS DU PREMIER AVERHOÏSME 357

prophète Moïse dans le livre de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » :

« Alii non ita, sed scientem prophetam duas esse species rerum omnium, \alteram intelligibilem, alteram sensibilem, eas uirtutes quae utramque naturam circumplexae contineant caelum et terram cognominasse, caelum quidem incorpoream naturam, terram uero, quae substantia est corporum, quam Graeci hylen uocant » (Calcidius, Timaei comm., éd. \Vaszink, p. 282, 11-15).

On voit à quel point la « citation » de Guillaume est libre ; mais au fond, il a bien dégagé l'idée centrale de son auteur : sachant qu'il n'y a que deux espèces de réalités, la réalité intelligible et la réalité sensible, Moïse a appelé « ciel » la nature incorporelle, et « terre », - puisque la terre est le support des corps, - l'autre nature, que les Grecs appellent « hyle ».

Voici enfin, cité immédiatement après Calcidius, le troisième témoin de Guillaume, Aristote :

« Aristotiles quoquc in libro suo De anima euidenter asserit animam formam inmateriatam esse. Tripliciter, inquid, cum dicatur substancia, et hoc quidem sicut materia, illud autcm sicut forma, que iam erat aliquid esse, tercium uero sicut compositum ex hiis, anima nec materia est nec compositum ex materia et forma ; relinquitur igitur ut sit forma, quam et ibidem uocat endelichiam ( quam quidam interpretantur absolutam perfectionem) » (De uniu., ibid.).

Cette citation d'Aristote n'est pas isolée chez Guillaume : on la retrouvera à peu près identique dans son De anima :

« Quoniam autem dixit Aristotiles in libro De anima ... Et iterum : Cum tripliciter dicatur substancia, et hoc quidem sicut materia, illud uero sicut forma, que iam erat aliquid esse, tercium uero sicut compositum ex

1 hiis, anima quidem non materia est ncque compositum, set forma» (De anima, c. 1, pars 2; i\Is. Vat. lat. 850, f. 230vb; éd. Orléans-Paris 1674, t. II, Suppl., p. 66b).

Or, le texte qu'il cite ainsi à deux reprises, Guillaume l'a forgé en fusion­nant deux textes d'Aristote, dans la Velus du De anima (je cite le texte courant des deteriores) :

« Tripliciter cnim dicta substancia ... quorum hoc quidem species, illud uero materia, aliud autem ex utrisque; horum autem materia quidem potencia, species autem actus »(De anima, II, 414al4-l 7) ; « ... substanciam. Huius autem aliud quidem sicut materiam, quod secundum se quidem non est hoc aliquid, alterum autem formam et speciem, secundum quam iam dicitur hoc aliquid, et tercium quod est ex hiis. Est autem materia quidem potencia, species autem endelichia, id est ac tus » (II, 412a6-10).

Non content de fusionner ainsi deux textes d'Aristote, Guillaume en a altéré la doctrine : au lieu de dire avec Aristote que la forme est ce en vertu de quoi le sujet est dit être telle chose déterminée, il assure que c'est la forme elle-même qui est une chose déterminée ; enfin, il emprunte l'explication du mot « endelichia » à Calcidius, qui avait écrit : «Hanc ergo speciem qua formantur singula generaliter Aristoteles entelechiam, id est absolutam perfectionem, uocat » ( Timaei comm., c. 222, éd. Waszink, p. 236, 5-7).

Page 38: Gauthier - Notes Sur Les Débuts Du Premier Averroïsme

ùt..JO H. A. GAUTHIER

Nous poi_iv~ns maint~na~t.revenir à la« citation» ~'Averroès. L'erreur de ceux qm n ont pas reuss1 a la trouver dans Averroes est sans doute d s'être attachés aux mots plus qu'à l'idée 96 • L'idée, c'est que la matière ~ une composante des seules substances sensibles et qu'il n'y a pas ~ matière dans l.es.su~stances .séparé~s. Or, cett~ idée-là, ~verroès l'exprim! souvent 97

, mars rl n est pas impossible que Gmllaume art tout simpleme t pe~.sé ~u com,menta~re d'Averroès sur les tex~s du, De Anima d'Aristo~e qu rl cite. Qu on relise en efiet le commentaire d Averroès au livre II commentaires 2 et 3 (éd. Crawford, p. 130-131) : il s'agit bien là d'un' analyse des substances sensibles, comme le précise avec Aristote le débu~ du commentaire 3, et c'est de la substance sensible que la « materia prima » apparaît comme une composante : elle est la « substancia que est in potencia ». Et Averroès, précisant les expressions d'Aristote, ajoute qu'il y a, outre la «prima perfectio ;>, une « postrema perfectio ;>; sans doute cette « postrema perfectio i) est-elle, pour Averroès comme pour Aristote, l'opération ; mais, Guillaume, par une interprétation personnelle n'a-t-il pas compris que, si l'âme envisagée comme« pars substancie ;> est la «prima perfectio ;>, c'est la substance sensible elle-même qui est la « postrema perfectio ;>,ou, comme il dit, l'« ultimus actus materie prime»?

Ce qui semble sûr en tout cas, c'est qu'au moment où il écrivait son De uniuerso, Guillaume d'Auvergne avait déjà une bonne connaissance du Grand commentaire d'Averroès sur le livre De l'âme. Certes, on ne trouve dans le De uniuerso aucune mention de ce qu'on appellera plus tard l'« averroïsme ;>, de ce que nous avons appelé le second averroïsme. Mais on ne doit pas s'attendre à l'y trouver : cet averroïsme-là, celui qui affirme la séparation et l'unité de l'intellect possible comme de l'intellect agent, n'apparaîtra que vers 1250. Le seul averroïsme qu'on connaisse à l'époque de Guillaume, c'est le premier averroïsme, celui qui fait de l'intellect agent comme de l'intellect possible une puissance de l'âme (cf. plus haut, p. 334-335). C'est cet averroïsme-là qu'on doit s'attendre à trouver chez Guillaume, et on l'y trouve en efiet.

Non que Guillaume éprouve pour cet averroïsme la moindre sympathie : mettre dans l'âme humaine un intellect agent et un intellect possible, c'est la diviser; or, la doctrine de l'unité absolue de l'âme est pour Guillaume une vérité fondamentale et sacrée. Si donc Guillaume reconnaît

96. Le P. de Vaux, «La première entrée ... •, p. 235, renvoie à plusieurs passages du chapitre 1 du De subslancia orbis; référence assurément fausse, car il n'y a pas trace dans ces textes de l'idée essentielle de Guillaume, à savoir que la matière est une composante de la seule substance sensible.

97. Par exemple ln Mel., VII 39, in fine (,'Ifs. Vat.lat. 2081, f. 83vb; éd. Venise 1562, t. VIII, f. l\l2rbD) : « Naturalis enim non <solum> debet perscrutari de substancia que est materia, quia maleria est propria entibus na!uralibus, set etiam de substancia que est forma'; VIII 12 (~ls., f. \l6va; éd., f. 220rbM) : • Materia enim in rei ueritate, cuius esse est in potencia, non inuenitur nisi in substanciis generabilibus et corruptibilibus ; substuncie uero eterne, quia in eis non est potencia ad corruptionem, non est in eis materia •; IX 17; XII 10; XII 37; XII 48 (éd., f. 332vbL) : (principia mouencia) «non accidit eis passio materie, cum sit entia per se non in materia '; XII 49; In Phys., 1 63 (éd. Venise 1562, t. IV, f. 38rbF\; In De celo, I 20, cité plus loin, p. 362.

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LES DÉBUTS DU PREMIER AVERROÏSME 359

que la doctrine aristotélicienne de l'intellect a donné lieu à deux inter­prétations, celle d'Avicenne qui fait de l'intellect agent un intellect séparé et unique, et celle d'Averroès (il n'est pas nommé, mais c'est de lui qu'il s'agit) qui accorde à chaque âme humaine son intellect agent propre, ces deux interprétations sont à ses yeux toutes deux insoutenables :

« guare necesse habet ponere uel unum numero intellectum agentem esse in omnibus animabus humanis, uel unamquamque habere appropriatum sibi unum intellectum agentem ... Vnus autem numero quomodo esset in tot tamque dispersis animabus ? ... Si uero unumquodque haberet appro-priatum sibi, de illo suborirentur inexplicabiles questiones ... » (De uniu., 111a nae, c. 3; Mss Vat. Borgh. 330, f. 227ra; Vat. lat. 850, f. 324rb ; éd. Venise 1591, p. 960a).

Que cette deuxième interprétation, Guillaume l'ait bien lue chez Averroès, nous en avons pour preuve les traces incontestables du commen­taire d'Averroès qu'on peut relever dans les exposés qu'il consacre à la doctrine de l'intellect agent. Ainsi dans le De uniuerso, Ja nae, c. 13 :

«Dixit igitur Aristotiles de ea (intelligencia agente) ... quod ipsa est uelud sol intelligibilis animarum nostrarum et lux intellectus nostri faciens relucere in effectu formas intelligibiles in eodem, quas Aristotiles posuit potencia esse apud ipsam eamque educere cas de potencia in actum. Quemadmodum sol uisibiles colores potencia, hoc est qui potencia sunt in corporibus coloratis, educit in actum sua irradiatione, hoc est sue lucis superfusione. Causa autem que coegit ipsum hanc intelligenciam poncre fuit positio Platonis de formis siue de mundo specierum »(Ms. Vat. lat. 850, f. 126va; éd. Venise 1591, p. 774b).

ou encore dans le De uniuerso, III a 1Iae, c. 3 :

« Agere autem et pati, imprimere et recipere manifeste contraria sunt, I secundum diuersa uero agere sic et pati intellectum qualiter possibile erit

cum non sit aliud et aliud, quorum alterum huiusmodi formas inprimat ? Propter hoc coactus fuit, et propter alia, Aristotiles ponere intellectum agentem qui huiusmodi formas imprimit, et intellectum possibilem seu materialem qui cas recipit » (Mss Vat. Borgh. 330, f. 227ra ; Vat. lat. 850, f. 324rb; éd. Venise 1591, p. 959-960).

Il y a assurément dans ces exposés de Guillaume des souvenirs du « Capitulum de intelligencia agente » d'Avicenne (Livre de l'âme, V 5, éd. Van Riel, p. 126-133), mais l'exposé des raisons qui ont contraint Aristote à supposer l'existence d'un intellect agent distinct de l'intellect possible est emprunté à Averroès dans son Grand commentaire au livre de l'âme, III 18, 96-98 (éd. Crawford, p. 440) :

« Et omnia dicta ab Aristotile in hoc sunt ita quod uniuersalia nullum habent esse extra animam, quod intendit Plato. Quoniam, si ita esset, non indigeret ponere intellectum agentem »,

ou encore III 5, 402-410 (éd. Crawford, p. 401)

« Quemadmodum enim subiectum uisus mouens ipsum, quod est color, non mouet ipsum nisi quando per presenciam lucis efficitur color in actu postquam erat in potencia, ita intentiones ymaginate non mouent intellec­tum materialem nisi quando efficiuntur intellecte in actu postquam erant in potencia. Et propter hoc fuit necesse Aristotili inponere intellectum

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R. A. GAUTHIER

agentem ... et est extrahens has intentiones de potencia in actum ~ (cf encore III 5, 95-96, p. 390 : «fuit coactus Aristotiles ad ponendum inteUe · tum materialem »). c-

Averroès dans le De anima de Guillaume d'Auvergne (vers 1240)

Que Guillaume d'Auvergne ait attentivement lu le Grand commenta· d'Averroès sur le livre de l'âme et qu'il l'ait interprété comme devaient

1

~e faire tous les Latins jusque vers 1250, c'est ce que confirme son De anim e Avant toutefois d'interroger le De anima de Guillaume d'Auvergne ~j nous faut dire un mot de sa date. '

1

On dit souvent que le De anima a été écrit à la même époque que 1 De uniuerso, entre 1231 et 1236. Mais les auteurs qui proposent cett: datation l'appuient sur l'autorité du P. Kramp: ainsi font le P. de Vaux9s Dom Lottin99, F. Van Steenberghen100 . Cela prouve qu'ils se sont contentés d'un rapide coup d'œil sur le tableau récapitulatif du P. Kramp (dans Gregorianum, 2 ( 1921) p. 78) :

Zwischen 1231-6 De universo creaturarum, I, 2. De anima.

Ce tableau se prête incontestablement à être lu comme l'on fait nos auteurs, mais c'est que sa présentation déplorable trahit les intentions du P. Kramp. La traduction latine (ibid., p. 103) est un peu meilleure, encore qu'elle demande à être complétée (comme je le fais entre crochets) :

inter a. 1231-36 : De universo creaturarum, I, 2 <c. 7>. <post De uniu. > : De anima.

Il est hors de doute en effet que pour le P. Kramp, la date de 1231-36 ne se rapporte en toute rigueur qu'au chapitre 7 de la deuxième section de la première partie du De uniuerso, et que le De anima a été écrit après l'achèvement du De uniuerso.

Quelques auteurs pourtant, et non des moindres, s'écartent davantage encore de la chronologie du P. Kramp : ils gardent pour le De uniuerso la date de 1231-1236, mais affirment que le De anima a été écrit avant le De uniuerso, vers 1230; ainsi fait en 1933 Mgr Glorieux101 , suivi par M. de 'Vu!f102 , Étienne Gilson103 , Fr. Copleston104, Z. Kukewicz105

98. «La première entrée ... », p. 237, avec la note !. 99. Psychologie et morale aux X/Je et XIII• siècles, t. II, Louvain-Gembloux 1948,

p. 135, note !. 100. La philosophie au XIII• siècle (Philosophes médiévaux IX), Louvain 1966,

p. ll l. 101. P. GLORIEUX, Répertoire des maîtres en théologie de Paris au XI JI• siècle, t. I,

Paris 1933, p. 318-319. 102. Histoire de la philosophie médiévale, t. II, Louvain 1936, p. 74. 103. Hislory of Christian Philosophy in the Middle Ages, London 1955, p. 25!. 104. Histoire de la philosophie. II. La philosophie médiévale d'Augustin à Scot,

Paris 1964, p. 237. 105. Dans The Cambridge History of Later Medieual Philosophy, cd. by

N. Kretzmann, A. Kenny, J. Pinborg, Cambridge 1982, p. 598.

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LES DÉBUTS DU Pil.EMIEil. A VEHil.OÏSME 361

L'argument sur lequel s'appuie Mgr Glorieux est évident : le De anima est cité dans le De uniuerso. Mais aucune référence n'appuie cette assertion, et on peut se demander ce qu'elle vaut, tant qu'on n'en a pas repéré la source : cette source, c'est Noël Valois, qui a fait un relevé des

'renvois internes de Guillaume à son œuvre106. Le relevé de Valois est précis et exact, mais son ,but ::i'est pas d'~t.a~lir la chronologie de~ œuvres de Guillaume, c'est d'en etabhr l'authentic1te. Comme preuve de 1 authen­ticité du De anima, Valois retient donc le fait qu'il est «cité dans le De universo » : il n'avait pas à préciser, ce qui était inutile à son propos, qu'il y est cité non pas comme une œuvre déjà écrite, mais comme une œuvre que Guillaume se propose d'écrire, si Dieu lui prête vie, car c'est bien cela que dit Guillaume dans le texte auquel renvoie Noël Valois (et que nous allons cite~ d~~s 1:1n instant). Mgr Glo~ieux utilise le relevé de Valois pour une fin qm n etait pas celle de Valms, et sans le soumettre au contrôle qui était du coup indispensable : là où Valois qui parlait d'authenticité avait pu rester dans le vague, il lui faut pour parler chronologie préciser, et il le fait sans recourir au texte, d'où son contre­sens : il suppose que le De anima est cité dans le De uniuerso comme une œuvre déjà écrite ; pour placer le De anima avant le De uniuerso, il s'appuie donc précisément sur le texte qui prouve qu'il a été écrit après lui!

C'est ici l'endroit de relire ce texte décisif du De uniuerso, IIIa nae, c. 3:

« licet tot et tanti sapientes de anima scripserint, naturam tamen ipsius et naturam uirtutis intellectiue multum obscuram multumque inperscruta­tam reliquerunt. Hinc est quod desiderium michi fuit, et est adhuc, de ea scribere tractatum completum, per quem anima humana posset innotescere sibi et cognoscere se ... In beneplacito igitur Creatoris sit dare uitam et spacium gracieque sue adiutorium ad tam desiderabilem tamque nobilem tractatum perficiendum » (Mss. Vat. Borgh. 330, f. 2'27ra; Vat. lat. 850, f. 324rb-va; éd. Venise 1591, p. 960aF; éd. Orléans-Paris 1674, t. I, p. 1018).

Si l'on ajoute que ce texte, où Guillaume présente son De anima comme un projet encore lointain, se lit tout à la fin du De uniuerso, au chapitre 3 de la troisième section de la seconde partie, on conviendra que la chrono­logie du P. Kramp, confirmée par les renvois que le De anima lui-même fait au De uniuerso comme à un traité déjà écrit, est tout à fait solide107.

106. N. VALOIS, Guillaume d'Auvergne évêque de Paris (1228-1249). Sa vie et ses ouvrages, Paris 1880, p. 161-182; pour les renvois du De anima, p. 167.

107. 1. KRAMP, «Des Wilhelm von Auvergne 'Magisterium divinale' », Il, dans Gregorianum 2 (1921) p. 70 (dans la traduction, p. 98, on corrigera « verae » en • rarae »). - Dom Lottin, Psychologie et morale .. ., t. II, p. 135, n. 2, a cru trouver dans le De uiliis de Guillaume un renvoi implicite à son De anima, ce qui inviterait à contredire la chronologie de Kramp, puisque le De uitiis est antérieur au De uniuerso. Mais si Dom Lot tin avait lu plus attentivement l'étude du P. Kramp, il y aurait appris (p. 62) que le De anima renvoie au De uitiis comme à un traité déjà écrit, et cela en termes explicites et décisifs: « Quod si dixerit Aristotiles uel aliquis de sequacibus eius paruulos qui nascuntur non meruisse penalilates huiusmodi, iam respondi ei suffi­cienter in duobus aliis tractatibus, quorum alterum uocaui Cur Deus homo, alterum uero inscripsi De uitiis et peccalis quantum ad primam sui partem, et repetam tibi aliquid de hiis que super hoc in tractatibus illis dicta sunt • (De anima, c. V pars 11 ;

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H. A. GAUTHIEH

Or, nous l'avons vu, la rédaction du De uniuerso a pu se prolonger jusqu ver_s 1240. C'est do~c ve~s 12~0, un peu ava~t, ou un peu après, qu: Gmllaume a entrepns la redaction de son De anima. Après son De anim il n'écrira plus qu'une grande œuvre, son De rethorica diuina, traité :· la prière qui occupe ses dernières années jusqu'à sa mort le 28 ou le 30 mars 1249 (en style moderne; 1248 dans le style pascal qui éta·~ alors en usage à Paris).

1

Il n'est pas sans importance d'avoir remis le De anima à sa vraie date. interroger le traité sur la connaissance d' Averroès qu'il révèle, c'est s · demander quelle connaissance d'Averroès Guillaume avait dans les année: 1240 : nul ne saurait s'étonner de constater que cette connaissance était bonne.

Pourtant, ici comme au De uniuerso, la seule mention expresse d' Averroès que contient le De anima pose un petit problème. Elle se lit au chapitre III, pars 11 :

« Ipse etiam Auerroys quod omnes alii uocant composilum ex materia et forma, ipse uocat formam in materia » (Ms. Vat. lat. 850, f. 25Ira. éd. Orléans-Paris 1674, t. II, Suppl., p. lüla). '

Il ne semble pas, à première vue, que Guillaume entende ici citer le commentaire sur le De anima. Sans doute trouve-t-on dans le commentaire du De anima l'expression «forme in materia » pour qualifier les passions de l'âme (I 14, 44; éd. Crawford, p. 21), ou encore l'expression« forme in i materiis » pour qualifier les parties de l'âme (III 6, 100 ; p. 417), mais ces emplois occasionnels ne sauraient faire oublier que dans les commentaires décisifs du livre II sur la définition de l'âme, Averroès emploie avec Aristote le mot de « compositum ». On n'a d'ailleurs pas davantage eu raison de renvoyer à un passage du chapitre 1 du De substancia orbis108 ,

où l'expression «forme in materiis » est employée dans l'exposé d'une opinion qu'Averroès rejette. On penserait plutôt à des textes comme par exemple celui du Grand commentaire sur le De caelo, I 20 :

« Et ex hoc apparet bene quod corpus celeste non est compositum ex materia et forma, sicut sunt quatuor corpora simplicia, et quod est simplex. forme enim que sunt in materia, contrarie sunt, et, si esset forma in materia sine contrario, tune natura otiose ageret »(éd. Venise 1562, t. V, f. 15ra-rb).

Mais peut-être faut-il risquer une autre hypothèse. Nous avons vu (plus haut, p. 357) Guillaume citer deux fois, une fois dans le De uniuerso et une fois dans le De anima, un texte d'Aristote qu'il avait refait à sa manière, ce qui semble indiquer qu'il s'était composé un recueil d'« autorités»; n'aurait-il pas ainsi, au cours de quelques dix années de lectures, noté l'expression d'Averroès: «forma in materia »,en l'isolant de son contexte? On comprendrait ainsi qu'au seul vu de sa fiche il ait pu donner à l'expres­sion une portée qu'elle n'a pas chez Averroès : !'Averroès de Guillaume n'est déjà plus !'Averroès de la lettre, c'est un Averroès digéré et repensé.

Ms. Vat. lat. 850, f. 266ra; éd., p. 127a). L'ordre des traités ne saurait donc être mis en doute, et il faut chercher ailleurs que dans le De anima le renvoi implicite relevé par Dom Lottin dans le De uitiis.

108. R. DE VAux, «La première entrée ... •>, p. 236, note 1. Je ne sais pourquoi le P. de Vaux préfère cc texte à celui du commentaire sur le De caelo, qu'il cite pourtant.

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I

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LES DÉBUTS DU PREMIEH A VEHROÏSME

Le P. Théry avait signalé dès 1926 qu'une grande partie du chapitre V du De anima de Guillaume d'Auvergne (pars 3-pars 8; éd., p. 114-124) est consacrée à une réfutation en règle de la doctrine de l'âme d'Alexandre (i'Aphrodise, et que Guillaume a puisé le plus clair de son information dans le Grand commentaire d'Averroès sur le livre de l'âme, plutôt que dans la traduction du De inlelleclu d'Alexandre109. On a eu tort d'oublier trop longtemps cette remarque parfaitement fondée.

Citons les principaux textes où Guillaume présente la doctrine d'Alexandre. Voici d'abord la théorie d'Alexandre sur l'origine de l'âme, telle que Guillaume la résume dans son chapitre V, pars 3 :

•Nec pretereundus est hic error Alexandri, quo insanissime delirauit de natura et origine anime, dicens eam oriri et esse ex contemperancia elementorum. Ac si diceret ex bonitate complexionis tanquam ex consonan­tissima coniunctione ipsorum. Qui per illud uidetur esse inductus, uidelicet quod discrasia excessusque in uno uel in pluribus elementis uitam destruit in hominibus et ceteris animalibus » (Ms. Vat. lat. 850, f. 259ra; éd., p. 114b).

Cette doctrine d'Alexandre, qu'on trouve à peine indiquée dans le De intellectu110, Averroès (sans oublier de citer le texte du De inlelleclu) l'expose longuement d'après le De anima d'Alexandre, où elle est plus clairement exposée (III 5, 196-227; éd. Crawford, p. 393-394). Voici le passage principal de son exposé :

« Et dicit (Alexander) hoc non esse inopinabile, scilicet ut ex mixtione elementorum fiat tale esse nobile mirabile, licet sit remotum a substantia elementorum propter maximam mixtionem » (lignes 202-405, p. 394).

Guillaume d'Auvergne ne s'est pas contenté de cette indication : il lui fallait savoir les raisons qui avaient pu pousser Alexandre à une si étrange opinion. Comme il le dit dans son De uniuerso (Ia nae, c. 13; p. 774b) à propos de la doctrine des idées de Platon : ses raisons ne sont pas parvenues jusqu'à moi, mais je vais indiquer celles qu'il semble avoir eues, ou qu'il aurait pu avoir ... Ainsi a-t-il fait pour Alexandre, en s'inspirant, c'était tout indiqué, du De complexionibus de Galien traduit par Burgundio de Pise111.

La conception alexandriste de l'intellect arrache à Guillaume cette exclamation : il fallait qu'il ne sache rien de l'intelligence, ou qu'il en eût bien peu! Voici en quels termes il la décrit dans son chapitre V, pars 5:

« Porro, quantum apparere potest ex sermone huiusmodi, intellectus quem ponunt in homine erronei isti non uidetur esse nisi aptitudo recipiendi formas intelligibiles, et hanc uocant intelligenciam materialem » ; « Amplius. Si uirtus intellectiua non esset in corpore humano nisi quemadmodum

109. G. THÉRY, Autour du décret de 1210. II. Alexandre d'A.phrodise (Bibl. tho­miste VII), Kain 1926, p. 109-115.

110. P. 81, lignes 3-9, dans l'édition procurée par le P. Théry (dans son ouvrage cité à la note précédente).

111. Burgundio of Pisa's Translation of Galen's 7tEpt xp&crEwv «De complexionibus •, ed. Richard J. DuRLING (Galenus Latinus 1), Berlin 1976. C'est peut-être à Galien traduit par Burgundio (cf. Index, p. 148, au mot ~ucrxpomlix) que Guillaume doit le mot « discrasia », qu'Alexandre n'emploie pas.

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R. A. GAUTHIEH

receplibililas formarum uisibilium aut quemadmodum in speculo politi et tersio ... » (Ms. Vat. lat. 850, f. 26lrb et 262va; éd., p. 119a et 120b~ § dernier).

Guillaume n'a pas gardé le vocabulaire technique et l'image d'Alexandre tels qu'il pouvait les lire dans Averroès, notamment en III 5, 235-245 (éd. ~rawford, p. ~9~), mais, _ave,c d'autres mots et u~e autre image, il a parfaitement exprime la pensee d Alexandre telle que 1 exposait Averroès. au lieu de dire que l'intellect matériel est « préparation », il dit qu'il est aptitude et réceptivité ; au lieu de dire qu'il est, non pas la tablette préparée pour l'écriture, mais la préparation qui est dans la tablette il dit qu'il est non pas le miroir, mais ce qu'est pour le miroir son poh : l'idée est la même112.

Guillaume s'excuse d'avoir à réfuter les erreurs, si grossières d'Alexandre : s'il le fait, c'est à cause de l'autorité dont Alexandre ~ joui :

« Quia igitur inter grecos philosophos et apud Aristotilis expositores non mediocriter claruit iste philosophus, eo studiosius ac perscrutatius exami­nanda est eius sentencia errorque destruendus ... » ; « errorem istius hominis, qui error parum curandus esset nisi tantum fuisset nomen eius et auctoritas in philosophia »; « libros (Aristotilis) exposuisse dicitur » (De anima, c. V, pars 3, in principio et in fine; pars 4; Ms. Vat. lat. 850, f. 259ra, 260ra, 260va; éd., p. 114b, 116b, ll 7a).

Voilà encore des renseignements (et des appréciations) que Guillaume doit à Averroès : bien qu'il tienne l'opinion d'Alexandre pour aberrante et qu'il conjecture qu'elle n'a pas dû avoir grand succès de son temps, Averroès doit avouer que, pour les Modernes, Alexandre est devenu le Maître :

«Et hoc contrarium est ei quod contingit Modernis; nullus enim est sciens et perfectus apud eos nisi qui est Alexandreus. Et causa in hoc est famositas istius uiri, et quia creditur esse uere unus de bonis expositoribus » (ln De anima, III 14, 149-153; éd. Crawford, p. 433).

Le P. Théry pensait que, lorsque Guillaume d'Auvergne, au chapitre VII de son De anima (pars 3, 4, 5; cf. 10, 11), aborde la doctrine de l'intellect, c'est Averroès qui est principalement visé. Non pas, a répliqué le P. de Vaux, c'est Avicenne11 3•

112. Dans le De uniuerso, 11a II•e, c. 25, Guillaume ignorait-il encore la doctrine d'Alexandre? Je croirais plus volontiers que c'est bien elle qu'il décrit, mais en faisant mine de croire que nul n'a été assez sot pour y adhérer : «Si enim propter hoc necesse fuit illam (uim intellcctiuam) esse nudam in effcctu ab omnibus materialibus formis ut omnium illarum esset receptibilis, aliter non ualcns eas apprelrnndere ... aut igitur non apprehendit formas inmateriales, aut nuda uidetur esse ab omnibus illis. Quare erit per omnem modum informis, hoc est nec habens materialem formam nec inmate­rialem. Est igiLur sicut pura yle, nuda apud semet ipsam siue in semet ipsa. Nemo autem philosophantium uel etiam uulgarium hominum tantum deliramentum circa ipsam cogitauerit » (Mss. Vat. Borgh. 330, f. 79ra; Vat. lat. 850, f. 15lva; éd. Venise 1591, p. 818aG).

113. G. THÉRY, Alexandre d'Aphrodise, p. 114, note 4; n. DE VAux, Notes et textes sur l'Avicennisme latin ... (Bibl. thomiste XX), Paris 1934, p. 17-43.

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LES DÉBUTS DU PREMIER A VEIUWÏSME ûO<J

En réalité, Guillaume d'Auvergne a toujours présentes à l'esprit les deux interprétations de la doctrine de l'intellect d'Aristote qu'il avait reconnues dès le De uniuerso, celle d' Avicenne, qui fait de l'intellect agent une substance séparée, et celle d'Averroès, qui en fait une partie de l'âme:

« guerendum igitur in primis quid est quod dicunt intellectum materialem, et quid est quod intelligunt intellectum agcntem ... Et intendo utrum partes seu uires anime ... et de intellectu ipso agente ... an senciant ipsum esse extra animam humanam an coniunctum siue in ipsa » (c. VII, pars 3; Ms. Vat. lat. 850, f. 310ra; éd., p. 205b ; cf. : « Si uero intellectus iste agens est uel pars anime uel ipsa tota ... », pars 4, Ms., f. 3llrb ; éd., p. 208a2).

Mais il reconnaît que l'interprétation d' Averroès évite certaines des conséquences les plus dangereuses de l'interprétation d' Avicenne. L'intellect agent, selon Aristote, est seul immortel : Avicenne, qui en fait une substance séparée, est donc amené à nier l'immortalité de l'âme, tandis qu'Averroès, qui en fait une partie de l'âme, sauvegarde l'immor­talité d'au moins cette partie de l'âme :

« Debes autem scire quia multi de expositoribus librorum Aristotilis et sequacibus eius in hoc consenserunt, et consentiunt adhuc, ut pars anime humane inmortalis sit » ( c. VI, pars 9 ; Ms. Vat. lat. 850, f. 286ra; éd., p. 165b; cf. pars 5, éd., p. 162a).

it On comprend donc que, dans sa réfutation de la doctrine aristotélicienne de l'intellect, Guillaume concentre ses efforts sur celle des deux inter­prétations qui est la plus opposée à la foi chrétienne, celle d'Avicenne. Il n'oublie pourtant pas l'interprétation d' Averroès et bien des traits montrent qu'il a sous les yeux le Grand commentaire d'Averroès sur le livre de l'âme et l'ensemble de la production de Michel Scot. Voyons-le,

1 par exemple, tirer du parallélisme entre l'intellect et le sens sa consé­quence logique : si l'on distingue dans l'intellect un agent et un patient, il faudra aussi distinguer dans le sens un agent et un patient (De anima, c. VII, pars 4; éd., p. 270b, § 4) : c'est un écho d'Averroès (II 60, 40-57; éd. Crawford, p. 221). Voyons-le encore discuter la comparaison de l'intellect agent éclairant les phantasmes avec la lumière éclairant les couleurs : Guillaume s'en prend à des «quidam» qui ont poussé cette comparaison à l'extrême limite :

« Et propter hoc processerunt ulterius quidam et dixerunt quod lux est ypostasis omnium colorum » (c. VII, pars 4; Ms. Vat. lat. 850, f. 31lra; éd., p. lüla).

Ces « quidam » ne sont pas difficiles à identifier : ce sont les Questiones N icolai Peripatetici, en leur chapitre 7 :

« Qualiter lux sit colorum hypostasis. Dico autem lucem esse hypostasim colorum »'"·

114. Cf. St. V.'IELGus, « Quaestiones Nicolai Peripatetici », dans Mediaevalia philo­sophica Polonorum 17 (1973) p. 57-155, notamment p. 136.

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IL A. GAUTHIER

Or, ces Quesliones sont l'œuvre de Michel Scot et elles se sont répandue avec ses traductions d' Averroès (à qui elles sont quelquefois attribué s dans les manuscrits). es

La conclusion de Guillaume d'Auvergne sur l'interprétation« averroïst qui fait de l'intellect agent d'Aristote une partie de l'âme, c'est que cet~» interprétation doit être rejetée, quelle que soit la forme qu'on lui donne et la multiplicité des formes énumérées par Guillaume montre que ~' débat était ouvert depuis longtemps : e

« Iam igitur feci te scire per hoc intellectum agentem non esse apud a?imam huID:anam uel uim uel parte~ ~nime. ipsius, uel ipsam essenciam ems, uel hab1tum naturalem aut acqmsrtum m ea secundum intentionem eorum, uidelicet qui sit lux irradians intellectum materialem et educens formas intelligibiles irradiatione sua de potencia in actum » ( c. VII, pars 5 début; Ms. Vat. lat. 850, f. 312va; éd., p. 210a). '

Le plus piquant, c'est que Guillaume d'Auvergne porte le coup de grâce à Averroès et à ses partisans en leur donnant une leçon d' Aristo­télisme : la seule interprétation authentique de la doctrine aristotélicienne de l'intellect, c'est celle d'Avicenne. Aristote, - !'Aristote de Guillaume celui qui, dans le Liber de causis, a écrit : « Omnis intelligentia plena est formis » (Prop. 9, éd. Pattin, p. 70), -Aristote, donc, a incontestablement fait de l'intellect agent une substance séparée :

«Nec Aristotiles, quem sequi se credunt in errore isto, hoc unquam posuit uel cogitauit. Verum intelligenciam agentem separatam et spoliatam posuit esse, tanquam solem quendam intelligibilem cuius irradiatione sciencie fiunt in intellectu nostro materiali. Et eam posuit decimam ac nouissimam infimamque intelligenciarum separatarum » (De anima, c. V, pars 5; Vat. lat. 850, f. 312va; éd., p. 210a); « Aristotiles posuit intelligenciam agentem, intendens eam esse formam plenam formis, plenitudine redundan­tissima. Quod est dicere formam formifluam atque formificam, et scienciam scientificam siue intelligenciam intellectificam »(ibid., pars 6; Ms., f. 313rb; éd., p. 2llb).

Nous arrêtons avec le De anima de Guillaume d'Auvergne ces notes sur les débuts du premier averroïsme : la décade qui suit, 1240-1250, verra son triomphe : il régnera sans conteste, sinon chez les théologiens, au moins à la faculté des arts.

CONCLUSION

M. Salvador G6mez Nogales nous apprenait récemment que le Pr. «Laureano Robles a trouvé des citations d'Averroès chez des auteurs médiévaux à une date antérieure à celle qu'on a l'habitude de nous donner», et il s'autorisait de cette découverte pour proclamer : «Le dernier mot n'est pas encore dit »115•

115. S. G6MEZ NoGALEs, «Saint Thomas, Averroès et l'averroïsme »,dans Aquinas and Problems of his Time ed. by G. Verbcke and D. Verhelst (Mediaevalia Lovaniensia, Series I/Studia V), Louvain 1976, p. 172.

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LES DEBUTS DU PHEMŒlt AV1'.1U<u1"1va ..

Le dernier mot n'a pas été dit, c'est la seule conclusion que nous "oudrions qu'on retienne de notre enquête. Trop longtemps, on a cru pouvoir assigner à l'entrée d'Averroès chez les Latins une date sûre : 1230, et on s'est servi de cette date fatidique comme d'un critère infaillible pour établir la chronologie, sinon l'authenticité, des œuvres de cette période. Il faut renoncer à ce critère et réviser toutes les conclusions qu'il a ~ervi à_ éta_blir : ~a date de 1230, qu'_absol~ment ~-ien ne per,met ~e privilégier, d~it disparaitre de la chronologie de l _averr~isme. _Je n os~rais pas lui substituer la date de 1225, encore que Je crois av01r donne de bonnes raisons de placer vers cette date le premier traité d'un maître ès arts largement inspiré d'Averroès, le De anima et de potenciis eius. Mieux vaut laisser la voie largement ouverte : les chercheurs doivent désormais savoir qu'ils ont le champ libre et que c'est à eux de découvrir, sans préalable d'aucune sorte, la chronologie de l'entrée d'Averroès chez les Latins .

NOTE ADDITIONNELLE

Les Notule super Priscianum minorem de Jourdain, maître ès arts ( c. 1245)

Si les Notule super Priscianum minorem qu'on attribue communément au Bx Jourdain de Saxe116 était une œuvre authentique du successeur de S. Dominique à la tête de l'Ordre des Prêcheurs, elles auraient dû être la pièce maîtresse de notre étude : Jourdain de Saxe les aurait en effet écrites lorsqu'il était maître ès arts, donc au plus tard en 1217-1218, puisque, lorsqu'il entra chez les dominicains le 12 février 1220, il était déjà bachelier en théologie; or, elles citent l'Arabo-latine de la Méta­physique, alors inséparable du commentaire d'Averroès; elles seraient donc, et de loin, le premier témoin de l'entrée d'Averroès chez les Latins. En fait, le maître Jourdain, auteur des Notule, était un maître ès arts de Paris, par ailleurs inconnu, et il écrivait certainement après 1232, proba­blement entre 1240 et 1250, après la mort (12 février 1237), de Jourdain de Saxe : son œuvre tombe au-delà des limites que nous avons assignées à la première influence d'Averroès (1225-1240).

Si nous pouvons aujourd'hui apporter ces précisions, nous le devons à Mme Mary Sirridge, qui vient de procurer l'édition critique d'extraits assez abondants des Notule de maître Jourdain117 . Sans doute, sur l'auteur et la date des Notule, Mme Sirridge reste-t-elle très réservée : elles ont été écrites avant 1250 par un maître Jourdain, mais ce maître Jourdain

116. Cf. en dernier lieu : A. DuvAL, «Jourdain de Saxe (Bienheureux);, dans Dict. de Spiritualité, t. VIII, Paris 1974, col. 1420-1423; Th. KAEPPELI, Scriptores Ord. Praed. M edii Aevi, t. III, Rome 1980, p. 53-55.

117. M. SrnRIDGE, Notulae super Priscianum minorem magistri Jordani (Université de Copenhague. Cahiers de l'Institut du Moyen Age grec et latin ... 36), Copenhague 1980, xxvm-104 p.

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était-il Jourdain de Saxe et écrivait-il avant 1220, c'est douteux (Intr p. v-v1). Les textes qu'elle édite auraient pourtant permis à Mme SirridÜ"., de lever ce doute, si son édition, par ailleurs estimable, ne souffrait d'u~e lacune : l'identification des citations faites par l'auteur des Notule y es~ insuffisante. On ne rappellera jamais trop que les maîtres du moyen â()' latin ne lisaient pas Aristote dans le grec de Bekker : si l'identificatiie d'une citation par un renvoi à Bekker est commode pour le lecteun moderne, la seule identification scientifique, c'est l'identification de l~ traduction latine utilisée par le maître. Si Mme Sirridge avait essayé de procéder à cette identification, bien loin de reprocher à Mgr Grabmann d'avoir exagéré la difficulté que soulèvent les citations d'Aristote des Notule (Intr., p. v), elle lui aurait reproché d'avoir sous-estimé cette difficulté et d'en avoir proposé une solution insuffisante.

Mme Sirridge en effet n'a pas compris la position du problème. Ce qui a embarrassé Mgr Grabmann118

, ce n'est pas tant que l'auteur des Notule connaît son Aristote mieux que ne le connaissaient les maîtres des années 1217-1218, - mais il ne le connaît pas tant que ça, proteste Mme Sirridge, un bon florilège lui a suffi! - c'est qu'il en connaît des œuvres que dans les années 1217-1218 il ne pouvait pas connaître, ni bien ni mal. Reprenons le problème.

Il faut d'abord dire un mot d'une citation qui avait échappé à Mgr Grabmann et dont Mme Sirridge ne semble pas avoir aperçu la portée. A la p. 30 de son édition, maître Jourdain cite Aristote« in Veteri ethica l>. Mme Sirridge renvoie à Bekker, II 7, 1107a31 : c'est en effet un des textes auxquels pense le maître (il y en a d'autres, par exemple III, lllüb6; 1110b33-llllal; lllla23), mais il aurait fallu renvoyer à la traduction latine qui en est citée et qui a été éditée dans l' Arisfoleles Latinus, XXVI 1-3, fasc. 2 (p. 15, 18-19 ; p. 25, 2; p. 26, 2-3; p. 26, 25). Cet effort de précision aurait sans doute fourni à l'éditrice l'occasion de voir que la forme de la référence fait problème : que maître Jourdain cite la Veluslissima, ce n'est pas étonnant, puisqu'elle date du xne siècle ; mais il l'appelle« Velus», ce qui suppose qu'il connaît la Noua : or, la Noua semble dater des années 1215-1220; Guillaume d'Auxerre est, à notre connaissance, le premier à la citer dans sa Summa aurea, vers 1220-1225 (cf. A.L., XXVI 1-3, fasc. 1, Praefatio, p. CXLII-CXLVII; plus haut, p. 332). Mais, si les Notule étaient son œuvre, Jourdain de Saxe l'aurait connue avant lui, vers 1217-1218. Ce n'est pas impossible, mais ce serait remarquable.

Ce qui fait problème pourtant, ce sont surtout les citations de la Métaphysique d'Aristote, nombreuses dans les Notule. Si l'œuvre est de Jourdain de Saxe, elle date au plus tard de 1217-1218; or, en 1217-1218 n'avait cours dans les écoles qu'une traduction incomplète de la Métaphysique d'Aristote, la Velus ( Vetusfissima ou Composita, les deux éditées dans l'Arisfoteles Latinus, XXV 1-la), qui s'arrête au livre IV 4, 1107a32. Les Notule connaissent cette traduction : à la p. 30 de l'édition,

118. M. GRABMANN, «Der Kommentar des sel. Jordanus von Sachsen (t 1237) zum Priscianus minor•, dans Arch. Fr. Praed. 10 (1940) p. 5-19; repris dans Mittelal­terliches Geistesleben, Bd III, Munich 1956, p. 232-242; je cite cette dernière impression.

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LES DEBUTS DU P!ŒM!Elt A VEHROÏSME

là où Mme Sirridge renvoie à Bekker, Mel. I 1, 98lal6-20, elle aurait dû renvoyer à la Velus (Composita, A.L., XXV 1-la, p. 90, 6-7). Mais les citations de maître Jourdain vont bien au-delà des limites de la Velus : il cite expressément les livres V, VI, VII... C'est la difficulté que Mgr Grabmann a bien vue et longuement examinée119• Il cherche la réponse en deux voies. D'~~or.d,, la V:etus, avant d'être tr~nquée, avait été complète : on trouve cites ici ou la des fragments des hvres perdus ; Jourdain de Saxe aurait donc pu en connaître un texte complet. Et puis, après la Velus, apparut la Media (éditée dans l' Arisloleles Latinus, XXV 2): elle n'entrera dans l'usage des écoles que vers 1250, mais elle avait été faite à la fin du xue ou au début du xme siècle ; Jourdain de Saxe aurait donc pu la connaître. Ce sont là, on le voit, deux réponses à première vue possibles, mais pourtant difficiles : elles mettent au crédit de Jourdain de Saxe la connaissance de textes qu'il aurait été le seul, à cette époque, à connaître.

Mais on ne peut en rester là : possibles à première vue, ces deux réponses ne le sont plus dès qu'on regarde les choses de plus près. Mgr Grabmann assurait que les citations de maître Jourdain sont trop courtes et trop libres pour qu'on puisse identifier la traduction latine d'où elles procèdent120 . Il y a dans cette assertion une part de vérité, mais une part seulement.

Voici par exemple une citation qu'il semble parfaitement possible d'identifier :

« Vnde Aristotiles ... in VI :vrethaphisice : Sciencia est de eo quod permanet aut semper aut pro maiori parte » (cf. Grabmann, 1\!littelalterliches Geistes­leben, III, p. 237 ; éd. Sirridge, p. 4).

Mme Sirridge renvoie à Bekker, Mel., VI 2, 1027a20-21. Mais dans quelle traduction? Le texte manque dans la Velus, et dans la 1Wedia on lit :

« scientia namque omnis aut est eius quod est semper aut secundum magis » (A.L., XXV 2, p. 120, 18-19).

C'est bien loin de la citation de Jourdain. On en est tout près, au contraire, avec l'Arabo-latine commentée par Averroès:

« Omnis enim scientia permanens aut est i!lius quod est semper aut illius quod est in maiori parte» (VI, t. 6 ; éd. de Venise 1562, t. VIII, f. 149vbL; cf. le commentaire d'Averroès, comm. 6, f. 150raA : « scientia permanens non est nisi rerum necessariarum aut earum que sunt in maiori parte»).

Si courte et si libre qu'elle soit (Jourdain a quelque peu altéré la portée du mot « permanens »), la citation de Jourdain ne peut provenir que de l'Arabo-latine: seule l'Arabo-latine rend habituellement le È1d 't'O 7tOM

d'Aristote par l'expression« in maiori parte» (Jacques de Venise, auteur de la Veluslissima de la Métaphysique ici perdue, emploie ailleurs « frequenter » ; cf. A.L., IV 1-4, Indices, p. 406a).

Une fois notre attention attirée sur la connaissance par Jourdain de

119. Miltelalterliches Geistesleben, Bd III, p. 236-242. 120. Mittelalterliches Geistesleben, Bd. III, p. 237.

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H. A. GAUTHIEH

l'Arabo-latine, nous n'avons pas de peine à constater que toutes les citations qu'il fait des livres IV, 5 et suivants de la Métaphysique peuvent êtr_e em~runtées à l'Ar~b?-latine, même si elles sont trop libres pour qu'on pmsse sen assurer (ams1 p. 8 B : IV 7, lüllb26-27, cf. Averroes IV t. 27, f. 95vb K; p. 12 A : A 10, 1075a6, cf. Averroes, XI [XII], t. 52' f. 337r-v). II arrive même que, sans être littérales, elles s'accordent pourtant mieux avec le vocabulaire de !' Arabo-latine : ainsi en va-t-il des citations qui comportent le terme« essencia », rare dans les traductions gréco-latines, mais dont l' Arabo-latine fait un usage intempérant :

« essencia uniuscuiusque est sua ueritas, ut dicit Aristotiles in V Metha­phisice )).

Mme Sirridge (p. 84, A) renvoie non sans hésitation à Bekker, Met., IX 10 105lb33-35, ce qui ne répond ni à la référence de Jourdain ni à son texte'. Il semble que Jourdain renvoie bien au livre V de la 1i1élaphysique (1017a31) dans l'Arabo-latine :

« Et etiam ens significat essenciam et ueritatem rei. Quoniam cum dixerimus aliquid esse, demonstrabimus suam ueritatem » (V, t. 14; éd. Ponzalli, p. 128, 53-54; éd. Venise 1562, t. VIII, f. 116vbK).

Un autre exemple est moins clair, car la référence de Jourdain au livre V de la Métaphysique semble ici fautive :

<~ Gum enim essencia uniuscuiusque sit semel, ut dicit Aristotiles in V Methaphisice » [uniuscuiusque sit semel V : sit unum unicuique LM].

Mme Sirridge (p. 82, A) nous propose ici Bekker, Met., X 2, 1053b23-25, qui n'est pas ad rem. Il semble que Jourdain pense aux textes d'Aristote qui affirment l'unité de la définition (l'Arabo-latine ne répète-t-elle pas à satiété que : « diffinitio significat essentiam )>?), par exemple à VIII, 1045b3-4, dans I'Arabo-latine :

" illud quod est per esscntiam est unum, sicut aliquod ens est » (VIII, t. 16; éd. de Venise 1562, t. VIII, f. 224vaG).

Loin de nous la pensée de conclure que, puisqu'il connaît Averroès, Jourdain écrit après 1230! Mais il est dans ses Notule un ensemble de textes qui impose cette conclusion : cet ensemble s'inscrit en effet dans une tradition qui dérive de la Somme du chancelier Philippe et il vient y prendre place à côté de textes de Jean de la Rochelle dans la Summa fralris Alexandri et de S. Albert dans des écrits qui datent de son ensei­gnement parisien (1240-1248). Voici ces textes :

PHILIPPE LE CHANCELIER, Summa (vers 1232) : « Sequitur de compara­tione boni ad uerum, in quo conueniant, in quo differant... Videtur quod non sit differencia quia uerum et bonum conuertuntur : omne enim quod est, in eo quod est, uerum est, et in eo quod est, bonum est ; ergo, si est uerum, est bonum et e conuerso ... Item, Philosophus : Vnumquodque sicut se habet ad esse, ita ad ueritatem; ergo, cum bonum et ens conuertan­tur, necesse est bonum et uerum conuerti. .. Quod autem differunt, patet... Ergo per hec constat uerum et bonum differre, quare et habere aliam diffinitionem. Preter autem illam que supra posita est ab Augustino : Verum est id quod est, Hylarius ita diffinit : Verum est declaratiuum aut manifestatiuum esse. Item, Anselmus Cantuariensis : Veritas est rectitudo

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LES DÉBUTS DU PIŒMIEH AVERROÏSME 071

[Illentis] sola mente perceptibilis. Item, a quodam philosopho dicitur : veritas est adequatio rei et intellectus, sicut, ut generaliter dicatur, signi et signati. Trahitur et hec diffinitio a metaphisicis : Veritas est indiuisio esse et eius quod est» (Mss Firenze Laur. S. Croce plut. 26 dext. 4, f. 7ra ; :Paris B.N. lat. 15749, f. lvb-2ra; cf. éd. Pouillon, Revue Néoscol., 42(1939), p. 57).

JEAN DE LA RocHELLE, Summa fratris Alexandri, Pars I (c. 1241-1245) : c Quid sit ueritas ? ..• Propterea ponitur alia breuis [diffinitio] in eodem : verum est id quod est... Item, ponitur alia a quodam philosopho : Veritas est adequatio rei et intellectus, sicut generaliter adequatio signi et signifi­cati... Item, ponitur alia : Veritas est indiuisio esse et eius quod est... Cui similis est notificatio Hilarii : V crum est declaratiuum aut manifestatiuum esse ... Item, ponitur alia diffinitio ab Anselmo, in libro De ueritate: Veritas est rectitudo sola mente perceptibilis » (éd. Quaracchi, t. I, p. 141-142).

SAINT ALBERT, Q. de resurrectione (c. 1241) : « Dicit Anselmus quod ueritas est rectitudo sola mente perceptibilis ... Simili ter quidam philosophus dicit quod ueritas est adequatio rerum et intellectus » (éd. Cologne, t. 26, p. 248, 58-64). - De bono (c. 1242) : « Dicit enim Augustinus quod uerum est id quod est. Et Hilarius quod uerum est manifestatiuum esse. Et Anselmus quod ueritas est rectitudo sola mente perceptibilis. Ex usu autem loquendi... sic diffinitur a quibusdam uerum, quod uerum est indiuisio esse et quod est ; et dicitur quod 'trahitur a metaphisicis', set non perspicue inuenitur in libro ... Idem accipitur per illam diffinitionem quam quidam ponunt, quod ueritas est adequatio intellectus cum re » (éd. Cologne, t. 28, p. 15, 34-43 et 61-63). - In I Sent., d. 46 N, a. 11 (c. 1243) : « Dicit Anselmus in libro De ueritate quod ueritas est rectitudo sola mente perceptibilis. Augustinus in libro De uera religione quod uerum est id quod est. Hilarius autem dicit quod uerum est manifestatiuum uel declaratiuum esse. Dicit autem Auicenna in Prima philosophia ... Ex hoc colligitur ... quod est adequatio rerum et intellectuum » (éd. Borgnet, t. 26,

I p. 443a).

'

,

JouRDAIN, In Prise. minorem : « Preterea, esse et uerum conuertuntur, ut dicit Aristotiles in I Methaphisice » (Grabmann, p. 237; éd. Sirridge, p. 84). - « esse et uerum conuertuntur in comparatione ad rem suam in se et non in comparatione ad sermonem ; ueritas enim in sermone est adequatio sermonis cum re ; ueritas in re non est adequatio talis, set ipsa indiuisio forme a materia secundum ipsam formam, que dicitur ueritas in quantum est manifestatio sui ipsius, iuxta illud Anselmi: ueritas est sui ipsius manifestatio » (éd. Sirridge, p. 85, 1-6). - « Vnde dicit Aristotiles quod ueritas est adequatio rerum et [scr. : uel éd.] intellectuum » (éd. Sirridge, p. 65, 5-6).

Il n'est pas nécessaire d'insister longuement sur des textes qui parlent d'eux-mêmes. Dom H. Pouillon, qui a jadis étudié le texte du Chancelier et son influence, a bien montré que Philippe n'a pas fait que rassembler les définitions de la vérité qu'il cite : il en a forgé plus d'une, en s'inspirant des auteurs qu'il cite (ou qu'il ne cite pas), mais en les formulant d'une manière bien à lui : c'est le cas de la définition qu'il attribue à S. Hilaire : « manifestatiuum esse », c'est le cas de la définition «tirée des Méta­physiques» (S. Albert souligne qu'on a peine à l'y trouver) de la vérité comme « indiuisio », c'est le cas de la définition donnée par «un certain philosophe» en qui S. Albert a reconnu Avicenne (Liber de philosophia

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H. A. \;AUTHIER

prima, I 8 ; éd. Van Riet, p. 55-56) : « adequatio rei et intellectus »121. Il est donc évident que, comme Jean de la Rochelle et comme S. Albert Jourdain, qui rassemble toutes ces définitions, dépend de Philippe'

Cette dépendance nous donne d'ailleurs la réponse à une question qu: a embarrassé les érudits. Aristote a-t-il dit, au livre I de la Mélaphysiqu

1

que «esse et uerum conuertuntur »? Non, répond le P. Pelster : cet:~ phrase ne se trouve pas au livre I de la M élaphysique122. Et Mme Sirridcr de rem'.oyer Cp. 84, A) à Bek~~r, 1:f et., X 2, 1053b23-25. Ils ont tort,~~ J_ourdam a raison. Le texte vise, c es~ IX; 993b30-31. Ce texte, Philippe le cite assez exactement dans la Vetuslzsszma de Jacques de Venise, où on lit : « quare unumquodque sicut se habet ad esse, sic et ad ueritatem » (A.L., XXV 1-1 a, p. 37, 10-11), et il y voit l'affirmation de la convertibilité de l'être et de la vérité. Jourdain pense au même texte; seulement ce texte que Philippe lisait dans la Velustissima, dans laquelle le liv;e IX

est le livre II, il le lit, lui, dans l'Arabo-latine, où le livre IX est le livre 1 : <~ Quapropter necesse est ut dispositio cuiuslibet rei in esse sit dispositio sua in rei ueritate » (éd. Darms, p. 58, 9-10; éd. de Venise, t. VIII f. 29vb M), et au lieu de le citer littéralement, il en retient le sens tel qu~ l'avait dégagé Philippe.

Mais Jourdain n'a pas toujours été aussi heureux dans son utilisation de Philippe, et c'est ce qui donne à penser qu'il ne l'a connu qu'indirec­tement par une tradition déjà quelque peu altérée. S'il retient, sans en préciser l'origine, la définition de la vérité comme indivision que Philippe prétendait avoir lue dans les Métaphysiques, il attribue à Anselme la définition de la vérité comme manifestation que Philippe avait tirée d'Hilaire, confusion qui s'explique parce que Philippe, à côté de cette définition, avait cité une définition réellement empruntée à S. Anselme. Plus significative est la déformation de la formule dans laquelle Philippe avait condensé la conception avicennienne de la vérité : « adequatio rei et intellectus » : ici en effet la formule altérée de Jourdain : « adequatio rerum et intellectuum », n'est pas isolée : elle se retrouve identique vers 1243 dans le commentaire d'Albert sur le livre I des Sentences, et Albert la reprendra plusieurs fois par la suite (par exemple dans ses cours sur !'Éthique, éd. de Cologne, t. XIV, p. 283, 15; dans sa Métaphysique, éd. de Cologne, t. XVI, p. 205, 66-67) ; il ne peut s'agir là d'un hasard : la formule ainsi modifiée devait alors être devenue usuelle ; la seule contribution personnelle de maître Jourdain est l'erreur qui lui fait attribuer à Aristote une définition dont ses contemporains savaient bien qu'elle était d'Avicenne. Il semble donc qu'on soit fondé à situer Jourdain dans le milieu et à l'époque où écrivaient Jean de la Rochelle et le S. Albert des textes parallèles : à Paris, entre 1240 et 1250.

De notre enquête, nous retiendrons deux résultats. Le premier est négatif : il faut barrer de la liste des œuvres du Ex Jourdain de Saxe les

121. Cf. Dom H. POUILLON, «Le premier Traité des Propriétés transcendantales. La 'Summa de bono' du Chancelier Philippe», dans Rev. Néoscol. de phil. 42 (1939) p. 40-77, notamment p. 56-64.

122. F. PELSTER, c.r. de l'art. de Grabmann, Der Kommentar .. ., dans Scholastik, 16 (1941), p. 129.

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LES DÉBUTS DU PHEMIEH AVElŒOÏSME

Notule super Priscianum minorem, qui ne lui ont été attribuées que par une confusion avec son homonyme, le maître des années 1240-1250, et du coup il faut aussi supprimer de la vie du Bienheureux la carrière de rnaître ès arts qu'on lui avait inventée au vu de cette œuvre. Le deuxième

'est positif : nous connaissons désormais un nouveau maître de la faculté des arts de Paris dans les années 1240-1250, un grammairien, mais qui possède d'Aristote la connaissance normale à cette époque, qui est notamment un familier de l'Arabo-latine de la Iiféiaphysique, un artiste, rnais qui n'ignore pas les théologiens et qui reste notamment sous l'influence du chancelier Philippe. De ce maître Jourdain, nous ne savons rien d'autre. Il n'y a en effet aucune raison de l'identifier avec Jourdain de nemore, - un Jourdain qu'on a, lui aussi, confondu avec le Bx Jourdain de Saxe123 , - car, si ses œuvres conservées font de Jourdain de nemore un des grands mathématiciens de la première moitié du xme siècle, de sa personne nous ne savons rien : la date même qu'on assigne quelquefois à son activité, vers 1220, repose tout entière sur sa confusion avec le Bx Jourdain de Saxe124. Le Bx Jourdain de Saxe, frère prêcheur (t 1237), le grammairien Jourdain, maître ès arts de Paris vers 1245, le mathéma­ticien Jourdain de nemore : trois Jourdain du xme siècle qui n'ont en commun qu'un nom, alors banal.

4 novembre 1981 Commission Léonine

Via Vecchia di Marino, 24 00046 Grottaferrata (Italie)

123. Confusion justrment dénoncée par le P. H. DENIFLE, «Die beiden Domini­kaner-Ordensgcnerale Jordan und Johannes Tcutonicus », dans Hist. Jahrbuch IO (1889) p. 566-567, et par H. Chr. ScHEEBE:"I, «Der Iitcrarische Nachlass Jordans von Sachsen »,dans Hist. Jahrbuch 52 (1932) p. 56-71, nolamment p. 69-71. Les historiens qui aujourd'hui encore font cette confusion la font généralement par inadvertance : ainsi A. C. CROMBIE, Robert Grosse/este and the Origins of Experimental Science 1100-1700, Oxford 1953 (repr. 1962, 1971 ), fait comme si l'identification allait de soi (notamment p. 190), mais dans son A1edieual and Early Modern Science. Volume 1: Science in the 1\1iddle Ages: V-XI II Centuries, Hevised second cd., Doubleday Anchor Books 1959, p. 115, il déclare Je problème pendant, ce qui est encore trop dire.

124. Sur Jourdain de nemore, cf. Edward GRANT, « Jordanus de Nemore >, dans Dictionary of Scienti{ic Biography, t. V Il, New York 1973, p. 171-179; Ron B. THOMSON, « Jordanus de Nemore : Opera», dans Mediaeual Studies 38 (1976) p. 97-144; voyez aussi dans Science in the M~iddle Ages, ed. by David C. LmnBERG, Chicago 1978, les contributions de Michael S. MAHONEY, l\Iathematics, p. 159-162, et de Joseph E. BROWN, The Science of Weights, p. 190-199; et en dernier lieu Jordanus de Nemore, De numeris datis. A critical Edition and Translation, by B. B. HuGHEs, O.F.M., Berkeley and Los Angeles 1981 (p. 2-3, le P. Hughes rejette l'identification de Jourdain de Nemore avec Jourdain de Saxe).

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H. A. GAUTRIE](

RÉSUMÉ DE L'ARTICLE. - Notes sur les débuts (1225-1240) du premier• averroïsme •·

Les témoignages invoqués pour assigner au début de l'influence d'Averroès dans le monde latin une date fixe: 1230, sont sans valeur. La critique textuelle montre que la prétendue lettre de Frédéric Il est un faux forgé à partir de la lettre de Manfred de 1263; la Somme de Roland de Crémone ne date pas de 1230, mais de 1236 au plus tôt; la carrière de Michel Scot autorise à placer son activité de traducteur d'Averroès entre 1220 et 1230. Le premier témoin de l'influence d'Averroès semble être, vers 1225, le maitre ès arts qui a écrit le De anima et de potenciis eius : c'est ce maitre qui a donné à l'« averroïsme • sa première forme, celle qui fait d'Averroès le champion de l' Intellect agent, puissance de l'âme. Après cette date, Averroès est connu à Oxford par le traité De potenciis anime et obiectis (vers 1230 ), par Robert Grosseteste dans ses opuscules scientifiques (1228-1235 ), à Paris par Guillaume d'Auxerre (avant 1231), par Hugues de Saint-Cher (1231-1232), par le chancelier Philippe (vers 1232), par Adam de Puteorum Villa (avant 1240 ). L'amure de Guillaume d'Auvergne, et surtout son De anima (vers 1240) montre la place prise par ce premier averroïsme: c'est une des deux formes de l'aristotélisme que Guillaume combat.

SuMMARY. - Notes on the beginning of the first "averroism" (1225-1240).

We can attach no credit to the testimoniale dating the outset of Averroes' influence over the latin world in 1230. The review of the text shows that Frederic the Second's fictitious letter is a forgery resting on Manfred's 1263 lettre; Roland de Cremone's Sum was not written in 1230 but at the earliest in 1236; Michael Scot's career allows us to place his activity as Averroes' translator between 1220 and 1230. The first witness of Averroes' influence seems Io be, around 1225, the master of arts who wrote De anima et de potenciis eius : he is the one who gave "averroïsm" ils first form and built Averroes as the champion of "intellect agent'', as might of the soul. After this date, Averroes is known in Oxford by the treatise on De potenciis anime et obiectis (around 1230}, by Robert Grosseteste's scientific tracts (1228-1235), in Paris by Guillaume d'Auxerre (before 1231), by Hugues de Saint-Cher (1231-1232), by Philipp the Chancellor (around 1232), by Adam de Puteorum Villa (before 1240). The work of Guillaume d'Auvergne and especially his De Anima ( around 1240) shows the importance of this first averroïsm: it is one of the Iwo forms of arislotelism that Guillaume fights against.