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Henri BERGSON (1932) Les deux sources de la morale et de la religion Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole, professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" fondée dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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  • Henri BERGSON (1932)

    Les deux sourcesde la morale

    et de la religion

    Un document produit en version numrique par Gemma Paquet, bnvole,professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected]

    dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"fonde dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet,bnvole, professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi partir de :

    Henri Bergson (1932)

    Les deux sources de la morale et de la religion.

    Une dition lectronique ralise partir du livre Les deux sources de lamorale et de la religion. Originalement publi en 1932. Paris : Les Pressesuniversitaires de France, 1948, 58e dition, 340 pages. CollectionBibliothque de philosophie contemporaine..

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textesMicrosoft Word 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 14 aot 2003 Chicoutimi, Qubec.Avec la prcieuse coopration de M. Bertrand Gibier, bnvole, professeur dephilosophie, qui a rcrit en grec moderne toutes les citations ou expressionsgrecques contenues dans luvre originale : [email protected].

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 3

    Table des matires

    Chapitre I: L'obligation morale

    Nature et socit. - L'individu dans la socit. - La socit dansl'individu. - Obissance spontane. - Rsistance la rsistance. - L'obli-gation et la vie. - La socit close. - L'appel du hros. Force propulsive del'motion. - motion et cration. motion et reprsentation. - Libration del'me. Marche en avant. - Morale close et morale ouverte. Le respect de soi.- La justice. - De l'intellectualisme en morale. - L'ducation morale. -Dressage et mysticit

    Chapitre II: La religion statique

    De l'absurdit chez l'tre raisonnable. - La fonction fabulatrice. -Lafabulation et la vie. - Signification de l' lan vital . - Rle social de lafabulation. - Thmes gnraux de fabulation utile. - Assurance contre ladsorganisation. - Assurance contre la dpression. - Assurance contrel'imprvisibilit. - Du hasard. - Mentalit primitive chez le civilis. -Personnification partielle de l'vnement. - De la magie en gnral. - Magieet science. - Magie et religion. - Dfrence l'gard des animaux. - Tot-misme. - Croyance aux dieux. - La fantaisie mythologique. - Fonctionfabulatrice et littrature. - De l'existence des dieux. - Fonction gnrale dela religion statique

    Chapitre III: La religion dynamique

    Deux sens du mot religion. - Pourquoi l'on emploie un seul mot. -Lemysticisme grec. - Le mysticisme oriental. - Les prophtes d'Isral. - Lemysticisme chrtien. - Mysticisme et rnovation. - Valeur philosophique dumysticisme. - De l'existence de Dieu. -Nature de Dieu. Cration et amour. -Le problme du mal. - La survie. De l'exprience et de la probabilit enmtaphysique

    Chapitre IV: Remarques finales. Mcanique et mystique

    Socit close et socit ouverte. - Persistance du naturel. -Caractres dela socit naturelle. - Socit naturelle et dmocratie. - La socit naturelleet la guerre. - L'ge industriel. - volution des tendances. - Loi de dicho-tomie. - Loi de double frnsie. - Retour possible la vit simple. -Mcanique et mystique.

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 4

    Du mme auteur

    Aux Presses universitaires de France

    uvres, en 1 vol. in-8 couronn. (dition du Centenaire.) (Essai sur lesdonnes immdiates de la conscience. Matire et mmoire. Le rire.L'volution cratrice. L'nergie spirituelle. Les deux sources de la morale etde la religion. La pense et le mouvant.) 2e d.

    Essai sur les donnes immdiates de la conscience, 120e d., 1 vol.in-8,de la Bibliothque de Philosophie contemporaine .

    Matire et mmoire, 72e d., 1 vol. in-8, de la Bibliothque dePhilosophie contemporaine .

    Le rire, 233e d., 1 vol. in-16, de la Bibliothque de Philosophiecontemporaine .

    L'volution cratrice, 118 d., 1 vol. in-8, de la Bibliothque dePhilosophie contemporaine.

    L'nergie spirituelle, 132e d., 1 vol. in-8, de la Bibliothque dePhilosophie contemporaine .

    La pense et le mouvant, Essais et confrences, 63e d., 1 vol.in-8, dela Bibliothque de Philosophie contemporaine.

    Dure et simultanit, propos de la thorie d'Einstein, 6e d., 1 vol. in-16, de la Bibliothque de Philosophie contemporaine . (puis)

    crits et paroles. Textes rassembls par Rose-Marie MOSS-BASTIDE, 3 Vol. in-8, de la Bibliothque de Philosophie contem-poraine .

    Mmoire et vie, 2e d. Textes choisis, 1 vol. in-8 couronn, LesGrands Textes .

    Retour la table des matires

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 5

    Chapitre IL'obligation morale

    Retour la table des matires

    Le souvenir du fruit dfendu est ce qu'il y a de plus ancien dans lammoire de chacun de nous, comme dans celle de l'humanit. Nous nous enapercevrions si ce souvenir n'tait recouvert par d'autres, auxquels nousprfrons nous reporter. Que n'et pas t notre enfance si l'on nous avaitlaisss faire ! Nous aurions vol de plaisirs en plaisirs. Mais voici qu'unobstacle surgissait, ni visible ni tangible : une interdiction. Pourquoiobissions-nous ? La question ne se posait gure ; nous avions pris l'habituded'couter nos parents et nos matres. Toutefois nous sentions bien que c'taitparce qu'ils taient nos parents, parce qu'ils taient nos matres. Donc, nosyeux, leur autorit leur venait moins d'eux-mmes que de leur situation parrapport nous. Ils occupaient une certaine place : c'est de l que partait, avecune force de pntration qu'il n'aurait pas eue s'il avait t lanc d'ailleurs, lecommandement. En d'autres termes, parents et matres semblaient agir pardlgation. Nous ne nous en rendions pas nettement compte, mais derrire nosparents et nos Matres nous devinions quelque chose d'norme ou pluttd'indfini, qui pesait sur nous de toute sa masse par leur intermdiaire. Nousdirions plus tard que c'est la socit. Philosophant alors sur elle, nous lacomparerions un organisme dont les cellules, unies par d'invisibles liens, se

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 6

    subordonnent les unes aux autres dans une hirarchie savante et se plientnaturellement, pour le plus grand bien du tout, une discipline qui pourraexiger le sacrifice de la partie. Ce ne sera d'ailleurs l qu'une comparaison, carautre chose est un organisme soumis des lois ncessaires, autre chose unesocit constitue par des volonts libres. Mais du moment que ces volontssont organises, elles imitent un organisme ; et dans cet organisme plus oumoins artificiel l'habitude joue le mme rle que la ncessit dans les uvresde la nature. De ce premier point de vue, la vie sociale nous apparat commeun systme d'habitudes plus ou moins fortement enracines qui rpondent auxbesoins de la communaut. Certaines d'entre elles sont des habitudes decommander, la plupart sont des habitudes d'obir, soit que nous obissions une personne qui commande en vertu d'une dlgation sociale, soit que de lasocit elle-mme, confusment perue ou sentie, mane un ordre imperson-nel. Chacune de ces habitudes d'obir exerce une pression sur notre volont.Nous pouvons nous y soustraire, mais nous sommes alors tirs vers elle,ramens elle, comme le pendule cart de la verticale. Un certain ordre a tdrang, il devrait se rtablir. Bref, comme par toute habitude, nous noussentons obligs.

    Mais c'est une obligation incomparablement plus forte. Quand une gran-deur est tellement suprieure une autre que celle-ci est ngligeable parrapport elle, les mathmaticiens disent qu'elle est d'un autre ordre. Ainsipour l'obligation sociale. Sa pression, compare celle des autres habitudes,est telle que la diffrence de degr quivaut une diffrence de nature.

    Remarquons en effet que toutes les habitudes (le ce genre se prtent unmutuel appui. Nous avons beau ne pas spculer sur leur essence et leurorigine, nous sentons qu'elles ont un rapport entre elles, tant rclames denous par notre entourage immdiat, ou par l'entourage de cet entourage, etainsi de suite jusqu' la limite extrme, qui serait la socit. Chacune rpond,directement ou indirectement, une exigence sociale ; et ds lors toutes setiennent, elles forment un bloc. Beaucoup seraient de petites obligations sielles se prsentaient isolment. Mais elles font partie intgrante de l'obligationen gnral ; et ce tout, qui doit d'tre ce qu'il est l'apport de ses parties,confre chacune, en retour, l'autorit globale de l'ensemble. Le collectifvient ainsi renforcer le singulier, et la formule c'est le devoir triomphe deshsitations que nous pourrions avoir devant un &voir isol. A vrai dire, nousne pensons pas explicitement une masse d'obligations partielles, addition-nes, qui composeraient une obligation totale. Peut-tre mme n'y a-t-il pasvritablement ici une composition de parties. La force qu'une obligation tirede toutes les autres est plutt comparable au souffle de vie que chacune descellules aspire, indivisible et complet, du fond de l'organisme dont elle est unlment. La socit, immanente chacun de ses membres, a des exigencesqui, grandes ou petites, n'en expriment pas moins chacune le tout de savitalit. Mais rptons que ce n'est l encore qu'une comparaison. Une socithumaine est un ensemble d'tres libres. Les obligations qu'elle impose, et quilui permettent de subsister, introduisent en elle une rgularit qui a simple-ment de l'analogie avec l'ordre inflexible des phnomnes de la vie.

    Tout concourt cependant nous faire croire que cette rgularit estassimilable celle de la nature. Je ne parle pas seulement de l'unanimit deshommes louer certains actes et en blmer d'autres. Je veux dire que l

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    mme o les prceptes moraux impliqus dans les jugements de valeur nesont pas observs, on s'arrange pour qu'ils paraissent l'tre. Pas plus que nousne voyons la maladie quand nous nous promenons dans la rue, nous nemesurons ce qu'il peut y avoir d'immoralit derrire la faade que l'humanitnous montre. On mettrait bien du temps devenir misanthrope si l'on s'entenait l'observation d'autrui. C'est en notant ses propres faiblesses qu'onarrive plaindre ou mpriser l'homme. L'humanit dont on se dtourne alorsest celle qu'on a dcouverte au fond de soi. Le mal se cache si bien, le secretest si universellement gard, que chacun est ici la dupe de tous : si svrementque nous affections de juger les autres hommes, nous les croyons, au fond,meilleurs que nous. Sur cette heureuse illusion repose une bonne partie de lavie sociale.

    Il est naturel que la socit fasse tout pour l'encourager. Les lois qu'elledicte, et qui maintiennent l'ordre social, ressemblent d'ailleurs par certainscts aux lois de la nature. Je veux bien que la diffrence soit radicale auxyeux du philosophe. Autre chose, dit-il, est la loi qui constate, autre chosecelle qui ordonne. A celle-ci l'on peut se soustraire ; elle oblige, mais nencessite pas. Celle-l est au contraire inluctable, car si quelque fait s'cartaitd'elle, c'est tort qu'elle aurait t prise pour une loi; il y en aurait une autrequi serait la vraie, qu'on noncerait de manire exprimer tout ce qu'on obser-ve, et laquelle alors le fait rfractaire se conformerait comme les autres. -Sans doute ; mais il s'en faut que la distinction soit aussi nette pour la plupartdes hommes. Loi physique, loi sociale ou morale, toute loi est leurs yeux uncommandement. Il y a un certain ordre de la nature, lequel se traduit par deslois : les faits obiraient ces lois pour se conformer cet ordre. Le savantlui-mme peut peine s'empcher de croire que la loi prside aux faits etpar consquent les prcde, semblable l'Ide platonicienne sur laquelle leschoses avaient se rgler. Plus il s'lve dans l'chelle des gnralisations,plus il incline, bon gr mal gr, doter les lois de ce caractre impratif : ilfaut vraiment lutter contre soi-mme pour se reprsenter les principes de lamcanique autrement qu'inscrits de toute ternit sur des tables transcendantesque la science moderne serait alle chercher sur un autre Sina. Mais si la loiphysique tend revtir pour notre imagination la forme d'un commandementquand elle atteint une certaine gnralit, rciproquement un impratif quis'adresse tout le monde se prsente un peu nous comme une loi de lanature. Les deux ides, se rencontrant dans notre esprit, y font des changes.La loi prend au commandement ce qu'il a d'imprieux; le commandementreoit de la loi ce qu'elle d'inluctable. Une infraction l'ordre social revtainsi un caractre antinaturel : mme si elle est frquemment rpte, ellenous fait l'effet d'une exception qui serait la socit ce qu'un monstre est lanature.

    Que sera-ce, si nous apercevons derrire l'impratif social un comman-dement religieux ! Peu importe la relation entre les deux termes. Qu'oninterprte la religion d'une manire ou d'une autre, qu'elle soit sociale paressence ou par accident, un point est certain, c'est qu'elle a toujours jou unrle social. Ce rle est d'ailleurs complexe ; il varie selon les temps et selonles lieux ; mais, dans des socits telles que les ntres, la religion a pourpremier effet de soutenir et de renforcer les exigences de la socit. Elle peutaller beaucoup plus loin, elle va tout au moins jusque-l. La socit instituedes peines qui peuvent frapper des innocents, pargner des coupables ; elle ne

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    rcompense gure ; elle voit gros et se contente de peu : o est la balancehumaine qui pserait comme il le faut les rcompenses et les peines ? Mais, demme que les Ides platoniciennes nous rvlent, parfaite et complte, laralit dont nous ne percevons que des imitations grossires, ainsi la religionnous introduit dans une cit dont nos institutions, nos lois et nos coutumesmarquent tout au plus, de loin en loin, les points les plus saillants. Ici-bas,l'ordre est simplement approximatif et plus ou moins artificiellement obtenupar les hommes ; l-haut il est parfait, et se ralise de lui-mme. La religionachve donc de combler nos yeux l'intervalle, dj rtrci par les habitudesdu sens commun, entre un commandement de la socit et une loi de lanature.

    Ainsi nous sommes toujours ramens la mme comparaison, dfectueusepar bien des cts, acceptable pourtant sur le point qui nous intresse. Lesmembres de la cit se tiennent comme les cellules d'un organisme. L'habitude,servie par l'intelligence et l'imagination, introduit parmi eux une discipline quiimite de loin, par la solidarit qu'elle tablit entre les individualits distinctes,l'unit d'un organisme aux cellules anastomoses.

    Tout concourt, encore une fois, faire de l'ordre social une imitation del'ordre observ dans les choses. Chacun de nous, se tournant vers lui-mme,se sent videmment libre de suivre son got, son dsir ou son caprice, et de nepas penser aux autres hommes. Mais la vellit ne s'en est pas plutt dessinequ'une force antagoniste survient, faite de toutes les forces sociales accumu-les : la diffrence des mobiles individuels, qui tireraient chacun de sonct, cette force aboutirait un ordre qui ne serait pas sans analogie avec celuides phnomnes naturels. La cellule composante d'un organisme, devenueconsciente pour un instant, aurait peine esquiss l'intention de s'manciperqu'elle serait ressaisie par la ncessit. L'individu qui fait partie de la socitpeut inflchir et mme briser une ncessit qui imite celle-l, qu'il a quelquepeu contribu crer, mais que surtout il subit : le sentiment de cette nces-sit, accompagn de la conscience de pouvoir s'y soustraire, n'en est pasmoins ce qu'il appelle obligation. Ainsi envisage, et prise dans son acceptionla plus ordinaire, l'obligation est la ncessit ce que l'habitude est la nature.

    Elle ne vient donc pas prcisment du dehors. Chacun de nous appartient la socit autant qu' lui-mme. Si sa conscience, travaillant en profondeur,lui rvle, mesure qu'il descend davantage, une personnalit de plus en plusoriginale, incommensurable avec les autres et d'ailleurs inexprimable, par lasurface de nous-mmes nous sommes en continuit avec les autres personnes,semblables elles, unis elles par une discipline qui cre entre elles et nousune dpendance rciproque. S'installer dans cette partie socialise de lui-mme, est-ce, pour notre moi, le seul moyen de s'attacher quelque chose desolide ? Ce le serait, si nous ne pouvions autrement nous soustraire une vied'impulsion, de caprice et de regret. Mais au plus profond de nous-mmes, sinous savons le chercher, nous dcouvrirons peut-tre un quilibre d'un autregenre, plus dsirable encore que l'quilibre superficiel. Des plantes aqua-tiques, qui montent la surface, sont ballottes sans cesse par le courant ;leurs feuilles, se rejoignant au-dessus de l'eau, leur donnent de la stabilit, enhaut, par leur entrecroisement. Mais plus stables encore sont les racines,solidement plantes dans la terre, qui les soutiennent du bas. Toutefois, del'effort par lequel on creuserait jusqu'au fond de soi-mme nous ne parlons pas

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    pour le moment. S'il est possible, il est exceptionnel ; et c'est sa surface, son point d'insertion dans le tissu serr des autres personnalits extriorises,que notre moi trouve d'ordinaire o s'attacher : sa solidit est dans cettesolidarit. Mais, au point o il s'attache, il est lui-mme socialis. L'obliga-tion, que nous nous reprsentons comme un lien entre les hommes, lie d'abordchacun de nous lui-mme.

    C'est donc tort qu'on reprocherait une morale purement sociale dengliger les devoirs individuels. Mme si nous n'tions obligs, thorique-ment, que vis--vis des autres hommes, nous le serions, en fait, vis--vis denous-mmes, puisque la solidarit sociale n'existe que du moment o un moisocial se surajoute en chacun de nous au moi individuel. Cultiver ce moisocial est l'essentiel de notre obligation vis--vis de la socit. Sans quelquechose d'elle en nous, elle n'aurait sur nous aucune prise ; et nous avons peinebesoin d'aller jusqu' elle, nous nous suffisons nous-mmes, si nous latrouvons prsente en nous. Sa prsence est plus ou moins marque selon leshommes ; mais aucun de nous ne saurait s'isoler d'elle absolument. Il ne levoudrait pas, parce qu'il sent bien que la plus grande partie de sa force vientd'elle, et qu'il doit aux exigences sans cesse renouveles de la vie sociale cettetension ininterrompue de son nergie, cette constance de direction dansl'effort, qui assure son activit le plus haut rendement. Mais il ne le pourraitpas, mme s'il le voulait, parce que sa mmoire et son imagination vivent dece que la socit a mis en elles, parce que l'me de la socit est immanente aulangage qu'il parle, et que, mme si personne n'est l, mme s'il ne fait quepenser, il se parle encore lui-mme. En vain on essaie de se reprsenter unindividu dgag de toute vie sociale. Mme matriellement, Robinson dansson le reste en contact avec les autres hommes, car les objets fabriqus qu'il asauvs du naufrage, et sans lesquels il ne se tirerait pas d'affaire, le maintien-nent dans la civilisation et par consquent dans la socit. Mais un contactmoral lui est plus ncessaire encore, car il se dcouragerait vite s'il ne pouvaitopposer des difficults sans cesse renaissantes qu'une force individuelle dontil sent les limites. Dans la socit laquelle il demeure idalement attach ilpuise de l'nergie ; il a beau ne pas la voir, elle est l qui le regarde : si le moiindividuel conserve vivant et prsent le moi social, il fera, isol, ce qu'il feraitavec l'encouragement et mme l'appui de la socit entire. Ceux que lescirconstances condamnent pour un temps la solitude, et qui ne trouvent pasen eux-mmes les ressources de la vie intrieure profonde, savent ce qu'il encote de se laisser aller , c'est--dire de ne pas fixer le moi individuel auniveau prescrit par le moi social. Ils auront donc soin d'entretenir celui-ci,pour qu'il ne se relche en rien de sa svrit l'gard de l'autre. Au besoin, ilslui chercheront un point d'appui matriel et artificiel. On se rappelle le gardeforestier dont parle Kipling, seul dans sa maisonnette au milieu d'une fort del'Inde. Tous les soirs il se met en habit noir pour dner, afin de ne pas perdre,dans son isolement, le respect de lui-mme 1.

    Que ce moi social soit le spectateur impartial d'Adam Smith, qu'ilfaille l'identifier avec la conscience morale, qu'on se sente satisfait ou mcon-tent de soi selon qu'il est bien ou mal impressionn, nous n'irons pas jusqu' ledire. Nous dcouvrirons aux sentiments moraux des sources plus profondes.Le langage runit ici sous le mme nom des choses bien diffrentes : quoi de

    1 Kipling, In the Rukh, dans le recueil intitul Many inventions.

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 10

    commun entre le remords d'un assassin et celui qu'on peut prouver, tenace ettorturant, pour avoir froiss un amour-propre ou pour avoir t injuste l'gard d'un enfant ? Tromper la confiance d'une me innocente qui s'ouvre la vie est un des plus grands mfaits au regard d'une certaine conscience quisemble n'avoir pas le sens des proportions, justement parce qu'elle n'empruntepas la socit son talon, ses instruments, ses mthodes de mesure. Maiscette conscience n'est pas celle qui s'exerce le plus souvent ; elle est d'ailleursplus ou moins dlicate selon les personnes. En gnral, le verdict de laconscience est celui que rendrait le moi social.

    En gnral aussi, l'angoisse morale est une perturbation des rapports entrece moi social et le moi individuel. Analysez le sentiment du remords dansl'me du grand criminel. Vous pourriez d'abord le confondre avec la craintedu chtiment, car ce sont les prcautions les plus minutieuses, sans cessecompltes et renouveles, pour cacher le crime ou pour faire qu'on ne trouvepas le coupable ; c'est, tout instant, l'ide angoissante qu'un dtail a tnglig et que la justice va saisir l'indice rvlateur. Mais regardez de plusprs : il ne s'agit pas tant pour notre homme d'viter le chtiment que d'effacerle pass, et de faire comme si le crime n'avait pas t commis. Quand per-sonne ne sait qu'une chose est, c'est peu prs comme si elle n'tait pas. C'estdonc son crime mme que le criminel voudrait annuler, en supprimant touteconnaissance qu'en pourrait avoir une conscience humaine. Mais sa connais-sance lui subsiste, et voici que de plus en plus elle le rejette hors de cettesocit o il esprait se maintenir en effaant les traces de son crime. Car onmarque encore la mme estime l'homme qu'il tait, l'homme qu'il n'estplus ; ce n'est donc plus lui que la socit s'adresse : elle parle un autre.Lui, qui sait ce qu'il est, il se sent plus isol parmi les hommes qu'il ne leserait dans une le dserte ; car dans la solitude il emporterait, l'entourant et lesoutenant, l'image de la socit ; mais maintenant il est coup de l'imagecomme de la chose. Il se rintgrerait dans la socit en confessant son crime;on le traiterait alors comme il le mrite, mais c'est bien lui maintenant qu'ons'adresserait. Il reprendrait avec les autres hommes sa collaboration. Il seraitchti par eux, mais, s'tant mis de leur ct, il serait un peu l'auteur de sapropre condamnation ; et une partie de sa personne, la meilleure, chapperaitainsi la peine. Telle est la force qui poussera le criminel se dnoncer.Parfois, sans aller jusque-l, il se confessera un ami, ou a n'importe quelhonnte homme. Rentrant ainsi dans la vrit, sinon au regard de tous, aumoins pour quelqu'un, il se relie la socit sur un point, par un fil ; s'il ne serintgre en elle, du moins est-il ct d'elle, prs d'elle ; il cesse de lui tretranger ; en tout cas, il n'a plus aussi compltement rompu avec elle, ni avecce qu'il porte d'elle en lui-mme.

    Il faut cette rupture violente pour que se rvle clairement l'adhrence del'individu la socit. En temps ordinaire, nous nous conformons nos obli-gations plutt que nous ne pensons elles. S'il fallait chaque fois en voquerl'ide, noncer la formule, il serait beaucoup plus fatigant de faire son devoir.Mais l'habitude suffit, et nous n'avons le plus souvent qu' nous laisser allerpour donner la socit ce qu'elle attend de nous. Elle a d'ailleurs singuli-rement facilit les choses en intercalant des intermdiaires entre nous et elle :nous avons une famille, nous exerons un mtier ou une profession; nousappartenons notre commune, a notre arrondissement, notre dpartement ;et, l o l'insertion du groupe dans la socit est parfaite, il nous suffit, la

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    rigueur, de remplir nos obligations vis--vis du groupe pour tre quittesenvers la socit. Elle occupe la priphrie ; l'individu est au centre. Du centre la priphrie sont disposs, comme autant de cercles concentriques de plusen plus larges, les divers groupements auxquels l'individu appartient. De lapriphrie au centre, mesure que le cercle se rtrcit, les obligations s'ajou-tent aux obligations et l'individu se trouve finalement devant leur ensemble.L'obligation grossit ainsi en avanant ; mais, plus complique, elle est moinsabstraite, et elle est d'autant mieux accepte. Devenue pleinement concrte,elle concide avec une tendance, si habituelle que nous la trouvons naturelle, jouer dans la socit le rle que nous y assigne notre place. Tant que nousnous abandonnons cette tendance, nous la sentons peine. Elle ne se rvleimprieuse, comme toute habitude profonde, que si nous nous cartons d'elle.

    C'est la socit qui trace l'individu le programme de son existence quo-tidienne. On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux millesoins de la vie journalire, faire ses emplettes, se promener dans la rue oumme rester chez soi, sans obir des prescriptions et se plier des obliga-tions. Un choix s'impose tout instant ; nous optons naturellement pour ce quiest conforme la rgle. C'est peine si nous en avons conscience ; nous nefaisons aucun effort. Une route a t trace par la socit nous la trouvonsouverte devant nous et nous la suivons il faudrait plus d'initiative pour prendre travers champs. Le devoir, ainsi entendu, s'accomplit presque toujoursautomatiquement ; et l'obissance au devoir, si l'on s'en tenait au cas le plusfrquent, se dfinirait un laisser-aller ou un abandon. D'o vient donc quecette obissance apparat au contraire comme un tat de tension, et le devoirlui-mme comme une chose raide et dure ? C'est videmment que des cas seprsentent o l'obissance implique un effort sur soi-mme. Ces cas sontexceptionnels ; mais on les remarque, parce qu'une conscience intense lesaccompagne, comme il arrive pour toute hsitation ; vrai dire, la conscienceest cette hsitation mme, l'acte qui se dclenche tout seul passant peu prsinaperu. Alors, en raison de la solidarit de nos obligations entre elles, etparce que le tout de l'obligation est immanent chacune de ses parties, tousles devoirs se colorent de la teinte qu'a prise exceptionnellement tel ou teld'entre eux. Du point de vue pratique, il n'y a aucun inconvnient, il y a mmecertains avantages envisager ainsi les choses. Si naturellement, en effet,qu'on fasse son devoir, on peut rencontrer en soi de la rsistance ; il est utilede s'y attendre, et de ne pas prendre pour accord qu'il soit facile de rester bonpoux, bon citoyen, travailleur consciencieux, enfin honnte homme. Il y ad'ailleurs une forte part de vrit dans cette opinion ; car s'il est relativementais de se maintenir dans le cadre social, encore a-t-il fallu s'y insrer, etl'insertion exige un effort. L'indiscipline naturelle de l'enfant, la ncessit del'ducation, en sont la preuve. Il n'est que juste de tenir compte l'individu duconsentement virtuellement donn l'en. semble de ses obligations, mme s'iln'a plus se consulter pour chacune d'elles. Le cavalier n'a qu' se laisserporter; encore a-t-il d se mettre en selle. Ainsi pour l'individu vis--vis de lasocit. En un certain sens il serait faux, et dans tous les sens il serait dange-reux, de dire que le devoir peut s'accomplir automatiquement. rigeons doncen maxime pratique que l'obissance au devoir est une rsistance soi-mme.

    Mais autre chose est une recommandation, autre chose une explication.Lorsque, pour rendre compte de l'obligation, de son essence et de son origine,on pose que l'obissance au devoir est avant tout un effort sur soi-mme, un

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 12

    tat de tension ou de contraction, on commet une erreur psychologique qui avici beaucoup de thories morales. Ainsi ont surgi des difficults artificielles,des problmes qui divisent les philosophes et que nous verrons s'vanouirquand nous en analyserons les termes. L'obligation n'est nullement un faitunique, incommensurable avec les autres, se dressant au-dessus d'eux commeune apparition mystrieuse. Si bon nombre de philosophes, en particulier ceuxqui se rattachent Kant, l'ont envisage ainsi, c'est qu'ils ont confondu lesentiment de l'obligation, tat tranquille et apparent l'inclination, avecl'branlement que nous nous donnons parfois pour briser ce qui s'opposerait elle.

    Au sortir d'une crise rhumatismale, on peut prouver de la gne, voire dela douleur, faire jouer ses muscles et ses articulations. C'est la sensationglobale d'une rsistance oppose par les organes. Elle dcrot peu peu, etfinit par se perdre dans la conscience que nous avons de nos mouvementsquand nous nous portons bien. On peut d'ailleurs admettre qu'elle est encore l l'tat naissant ou plutt vanouissant, et qu'elle guette seulement l'occasionde s'intensifier ; il faut en effet s'attendre des crises quand on est rhumati-sant. Que dirait-on pourtant de celui qui ne verrait dans notre sentimenthabituel de mouvoir bras et jambes que l'attnuation d'une douleur, et quidfinirait alors notre facult locomotrice par un effort de rsistance la gnerhumatismale ? Il renoncerait d'abord ainsi rendre compte des habitudesmotrices ; chacune de celles-ci implique en effet une combinaison particulirede mouvements, et ne peut se comprendre que par elle. La facult gnrale demarcher, de courir, de mouvoir son corps, n'est que la somme de ces habitudeslmentaires, dont chacune trouve son explication propre dans les mouve-ments spciaux qu'elle enveloppe. Mais, n'ayant envisag cette facult queglobalement, et l'ayant d'ailleurs rige en force oppose une rsistance,ncessairement on fait surgir ct d'elle le rhumatisme comme une entitindpendante. Il semble qu'une erreur du mme genre ait t commise parbeaucoup de ceux qui ont spcul sur l'obligation. Nous avons mille obliga-tions spciales dont chacune rclame son explication elle. Il est naturel, ouplus prcisment habituel, de leur obir toutes. Par exception on s'carterade l'une d'elles, on rsistera : que si l'on rsiste cette rsistance, un tat detension ou de contraction se produira. C'est cette raideur que nous extrio-risons quand nous prtons au devoir un aspect aussi svre.

    C'est elle aussi que pensent les philosophes, quand ils croient rsoudrel'obligation en lments rationnels. Pour rsister la rsistance, pour nousmaintenir dans le droit chemin quand le dsir, la passion ou l'intrt nous endtournent, nous devons ncessairement nous donner nous-mmes desraisons. Mme si nous avons oppos au dsir illicite un autre dsir, celui-ci,suscit par la volont, n'a pu surgir qu' l'appel d'une ide. Bref, un treintelligent agit sur lui-mme par l'intermdiaire de l'intelligence. Mais, de ceque c'est par des voies rationnelles qu'on revient l'obligation, il ne suit pasque l'obligation ait t d'ordre rationnel. Nous nous appesantirons plus tard surce point ; nous ne voulons pas encore discuter les thories morales. Disonssimplement qu'autre chose est une tendance, naturelle ou acquise, autre chosela mthode ncessairement rationnelle qu'emploiera, pour lui rendre sa forceet pour combattre ce qui s'oppose elle, un tre raisonnable. Dans ce derniercas, la tendance clipse peut reparatre ; et tout se passe sans doute alorscomme si l'on avait russi par cette mthode reconstituer la tendance. En

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 13

    ralit, on n'a fait qu'carter ce qui la gnait ou 1'arrtait. Cela revient aumme, je le veux bien, dans la pratique : qu'on explique le fait d'une manireou d'une autre, le fait est l, on a russi. Et il vaut peut-tre mieux, pourrussir, se figurer que les choses se sont passes de la premire manire. Maisposer qu'il en est effectivement ainsi serait fausser la thorie de l'obligation.N'est-ce pas ce qui est arriv la plupart des philosophes ?

    Qu'on ne se mprenne pas sur notre pense. Mme si l'on s'en tient uncertain aspect de la morale, comme nous l'avons fait jusqu' prsent, onconstatera bien des attitudes diffrentes vis--vis du devoir. Elles jalonnentl'intervalle entre deux attitudes ou plutt deux habitudes extrmes : circulationsi naturelle sur les voies traces par la socit qu'on les remarque peine ;hsitation et dlibration, au contraire, sur celle qu'on prendra, sur le pointjusqu'o l'on ira, sur les trajets d'aller et de retour qu'on fera en s'engageantsuccessivement sur plusieurs d'entre elles. Dans le second cas, des problmesnouveaux se posent, plus ou moins frquents ; et, l mme o le devoir esttout trac, on y met plus ou moins de nuances en l'accomplissant. Maisd'abord, la premire attitude est celle de l'immense majorit des hommes ; elleest probablement gnrale dans les socits infrieures. Et ensuite on a beauraisonner dans chaque cas particulier, formuler la maxime, noncer leprincipe, dduire les consquences : si le dsir et la passion prennent la parole,si la tentation est forte, si l'on va tomber, si tout coup ou se redresse, odonc tait le ressort ? Une force s'affirme, que nous avons appele le tout del'obligation : extrait concentr, quintessence des mille habitudes spcialesque nous avons contractes d'obir aux mille exigences particulires de la viesociale. Elle n'est ni ceci ni cela ; et si elle parlait, alors qu'elle prfre agir,elle dirait : Il faut parce qu'il faut. Ds lors, le travail auquel s'employaitl'intelligence en pesant les raisons, en comparant les maximes, en remontantaux principes, tait de mettre plus de cohrence logique dans une conduitesoumise, par dfinition, aux exigences sociales ; mais cette exigence socialetenait l'obligation. Jamais, aux heures de tentation, on ne sacrifierait au seulbesoin de cohrence logique son intrt, sa passion, sa vanit. Parce que laraison intervient en effet comme rgulatrice, chez un tre raisonnable, pourassurer cette cohrence entre des rgles ou maximes obligatoires, la philoso-phie a pu voir en elle un principe d'obligation. Autant vaudrait croire que c'estle volant qui fait tourner la machine.

    Les exigences sociales se compltent d'ailleurs les unes les autres. Celuimme dont l'honntet est la moins raisonne et, si je puis dire, la plusroutinire, met un ordre rationnel dans sa conduite en se rglant sur desexigences qui sont logiquement cohrentes entre elles. Je veux bien que cettelogique soit une acquisition tardive des socits. La coordination logique estessentiellement conomie; d'un ensemble elle dgage d'abord, en gros,certains principes, puis elle exclut de l'ensemble tout ce qui n'est pas d'accordavec eux. La nature est au contraire surabondante. Plus une socit est voisinede la nature, plus large y est la part de l'accident et de l'incohrent. On ren-contre chez les primitifs beaucoup d'interdictions et de prescriptions quis'expliquent par de vagues associations d'ides, par la superstition, par l'auto-matisme. Elles ne sont pas inutiles, puisque l'obissance de tous des rgles,mme absurdes, assure la socit une cohsion plus grande. Mais l'utilit dela rgle lui vient alors uniquement, par ricochet, du fait qu'on se soumet elle.Des prescriptions ou des interdictions qui valent par elles-mmes sont celles

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 14

    qui visent positivement la conservation ou le bien-tre de la socit. C'est lalongue, sans doute, qu'elles se sont dtaches des autres pour leur survivre.Les exigences sociales se sont alors coordonnes entre elles et subordonnes des principes. Mais peu importe. La logique pntre bien les socits actu-elles, et celui-l mme qui ne raisonne pas sa conduite vivra, s'il se conforme ces principes, raisonnablement.

    Mais l'essence de l'obligation est autre chose qu'une exigence de la raison.C'est tout ce que nous avons voulu suggrer jusqu' prsent. Notre exposcorrespondrait de mieux en mieux la ralit, croyons-nous, mesure qu'onaurait affaire des socits moins volues et des consciences plus rudimen-taires. Il reste schmatique tant que nous nous en tenons la consciencenormale, telle que nous la trouvons aujourd'hui chez un honnte homme. Maisjustement parce que nous avons affaire alors une singulire complication desentiments, d'ides, de tendances qui s'entrepntrent, nous n'viterons lesanalyses artificielles et les synthses arbitraires que si nous disposons d'unschma o figurera l'essentiel. Tel est celui que nous avons essay de tracer.Reprsentez-vous l'obligation comme pesant sur la volont la manire d'unehabitude, chaque obligation tranant derrire elle la masse accumule desautres et utilisant ainsi, pour la pression qu'elle exerce, le poids de l'ensem-ble : vous avez le tout de l'obligation pour une conscience morale simple,lmentaire. C'est l'essentiel ; et c'est quoi l'obligation pourrait la rigueurse rduire, l mme o elle atteint sa complexit la plus haute.

    On voit quel moment et dans quel sens, fort peu kantien, l'obligationlmentaire prend la forme d'un impratif catgorique . On serait embar-rass pour dcouvrir des exemples d'un tel impratif dans la vie courante. Laconsigne militaire, qui est un ordre non motiv et sans rplique, dit bienqu' il faut parce qu'il faut . Mais on a beau ne pas donner au soldat deraison, il en imaginera une. Si nous voulons un cas d'impratif catgoriquepur, nous aurons le construire a priori ou tout au moins styliser l'exp-rience. Pensons donc une fourmi que traverserait une lueur de rflexion etqui jugerait alors qu'elle a bien tort de travailler sans relche pour les autres.Ses vellits de paresse ne dureraient d'ailleurs que quelques instants, le tempsque brillerait l'clair d'intelligence. Au dernier de ces instants, alors quel'instinct, reprenant le dessus, la ramnerait de vive force sa tche, l'intelli-gence que va rsorber l'instinct dirait en guise d'adieu : il faut parce qu'il faut.Cet il faut parce qu'il faut ne serait que la conscience momentanmentprise d'une traction subie, - de la traction qu'exercerait en se retendant le filmomentanment dtendu. Le mme commandement retentirait l'oreille dusomnambule qui se prparerait, qui commencerait mme sortir du rve qu'iljoue : s'il retombait tout de suite en somnambulisme, un impratif catgoriqueexprimerait en mots, pour la rflexion qui aurait failli surgir et qui se seraitaussitt vanouie, l'invitabilit du retour. Bref, un impratif absolumentcatgorique est de nature instinctive ou somnambulique : jou comme tel l'tat normal, reprsent comme tel si la rflexion s'veille juste assez long-temps pour qu'il puisse se formuler, pas assez longtemps pour qu'il puisse sechercher des raisons, Mais alors, n'est-il pas vident que, chez un treraisonnable. un impratif tendra d'autant plus prendre la forme catgoriqueque l'activit dploye, encore qu'intelligente, tendra davantage prendre laforme instinctive ? Mais une activit qui, d'abord intelligente, s'achemine une imitation de l'instinct est prcisment ce qu'on appelle chez l'homme une

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    habitude. Et l'habitude la plus puissante, celle dont la force est faite de toutesles forces accumules, de toutes les habitudes sociales lmentaires, estncessairement celle qui imite le mieux l'instinct. Est-il tonnant alors que,dans le court moment qui spare l'obligation purement vcue de l'obligationpleinement reprsente et justifie par toute sorte de raisons, l'obligationprenne en effet la forme de l'impratif catgorique : il faut parce qu'ilfaut ?

    Considrons deux lignes divergentes d'volution, et des socits l'extrmit de l'une et de l'autre. Le type de socit qui paratra le plus naturelsera videmment le type instinctif : le lien qui unit entre elles les abeilles de laruche ressemble beaucoup plus celui qui retient ensemble, coordonnes etsubordonnes les unes aux autres, les cellules d'un organisme. Supposons uninstant que la nature ait voulu, l'extrmit de l'autre ligne, obtenir dessocits o une certaine latitude ft laisse au choix individuel : elle aura faitque l'intelligence obtnt ici des rsultats comparables, quant leur rgularit, ceux de l'instinct dans l'autre ; elle aura eu recours l'habitude. Chacune deces habitudes, qu'on pourra appeler morales , sera contingente. Mais leurensemble, je veux dire l'habitude de contracter ces habitudes, tant la basemme des socits et conditionnant leur existence, aura une force comparable celle de l'instinct, et comme intensit et comme rgularit. C'est l prcis-ment ce que nous avons appel le tout de l'obligation . Il ne s'agirad'ailleurs que des socits humaines telles qu'elles sont au sortir des mains dela nature. Il s'agira de socits primitives et lmentaires. Mais la socithumaine aura beau progresser, se compliquer et se spiritualiser : le statut de safondation demeurera, ou plutt l'intention de la nature.

    Or, c'est bien ainsi que les choses se sont passes. Sans approfondir unpoint dont nous nous sommes occupe ailleurs, disons simplement qu'intelli-gence et instinct sont des formes de conscience qui ont d s'entrepntrer l'tat rudimentaire et se dissocier en grandissant. Ce dveloppement s'esteffectu sur les deux grandes lignes d'volution de la vie animale, avec lesArthropodes et les Vertbrs. Au bout de la premire est l'instinct desInsectes, plus particulirement des Hymnoptres; au bout de la seconde estl'intelligence humaine. Instinct et intelligence ont pour objet essentield'utiliser des instruments : ici des outils invents, par consquent variables etimprvus ; l des organes fournis par la nature, et par consquent immuables.L'instrument est d'ailleurs destin un travail, et ce travail est d'autant plusefficace qu'il est plus spcialis, plus divis par consquent entre travailleursdiversement qualifis qui se compltent rciproquement. La vie sociale estainsi immanente, comme un vague idal, l'instinct comme l'intelligence ;cet idal trouve sa ralisation la plus complte dans la ruche ou la fourmilired'une part, dans les socits humaines de l'autre. Humaine ou animale, unesocit est une organisation ; elle implique une coordination et gnralementaussi une subordination d'lments les uns aux autres ; elle offre donc, ousimplement vcu ou, de plus, reprsent, un ensemble de rgles ou de lois.Mais, dans une ruche ou dans une fourmilire, l'individu est riv son emploipar sa structure, et l'organisation est relativement invariable, tandis que la cithumaine est de forme variable, ouverte a tous les progrs. Il en rsulte que,dans les premires, chaque rgle est impose par la nature, elle est ncessaire ;tandis que dans les autres une seule chose est naturelle, la ncessit d'unergle. Plus donc, dans une socit humaine, on creusera jusqu' la racine des

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 16

    obligations diverses pour arriver l'obligation en gnral, plus l'obligationtendra devenir ncessit, plus elle se rapprochera de l'instinct dans ce qu'ellea d'imprieux. Et nanmoins on se tromperait grandement si l'on voulaitrapporter l'instinct une obligation particulire, quelle qu'elle ft. Ce qu'ilfaudra toujours se dire, c'est que, aucune obligation n'tant de nature instinc-tive, le tout de l'obligation et t de l'instinct si les socits humainesn'taient en quelque sorte lestes de variabilit et d'intelligence. C'est uninstinct virtuel, comme celui qui est derrire l'habitude de parler. La moraled'une socit humaine est en effet comparable son langage. Il est remar-quer que si les fourmis changent des signes, comme cela parat probable, lesigne leur est fourni par l'instinct mme qui les fait communiquer ensemble.Au contraire, une langue est un produit de l'usage. Rien, ni dans le voca-bulaire ni mme dans la syntaxe, ne vient de la nature. Mais il est naturel deparler, et les signes invariables, d'origine naturelle, qui servent probablementdans une socit d'insectes reprsentent ce qu'et t notre langage si lanature, en nous octroyant la facult de parler, n'y et joint cette fonctionfabricatrice et utilisatrice de l'outil, inventive par consquent, qu'est l'intelli-gence. Reportons-nous sans cesse ce qu'et t l'obligation si la socithumaine avait t instinctive au lieu d'tre intelligente : nous n'expliqueronsainsi aucune obligation en particulier, nous donnerons mme de l'obligationen gnral une ide qui serait fausse si l'on s'en tenait elle ; et pourtant cette socit instinctive on devra penser, comme un pendant de la socitintelligente, si l'on ne veut pas s'engager sans fil conducteur dans la recherchedes fondements de la morale.

    De ce point de vue, l'obligation perd son caractre spcifique. Elle serattache aux phnomnes les plus gnraux de la vie. Quand les lments quicomposent un organisme se plient une discipline rigoureuse, peut-on direqu'ils se sentent obligs et qu'ils obissent un instinct social ? videmmentnon ; mais si cet organisme est peine une socit, la ruche et la fourmiliresont de vritables organismes, dont les lments sont unis entre eux pard'invisibles liens ; et l'instinct social de la fourmi - je veux dire la force envertu de laquelle l'ouvrire, par exemple, excute le travail auquel elle estprdestine par sa structure - ne peut diffrer radicalement de la cause, quellequ'elle soit, en vertu de laquelle chaque tissu, chaque cellule d'un corps vivantfonctionne pour le plus grand bien de l'ensemble. Pas plus dans un cas quedans l'autre, d'ailleurs, il n'y a proprement obligation; il y aurait plutt nces-sit. Mais cette ncessit, nous l'apercevons prcisment par transparence, nonpas relle, sans doute, mais virtuelle, au fond de l'obligation morale. Un trene se sent oblig que s'il est libre, et chaque obligation, prise part, impliquela libert. Mais il est ncessaire qu'il y ait des obligations ; et plus nous des-cendons de ces obligations particulires, qui sont au sommet, vers l'obligationen gnral, ou, comme nous disions, vers le tout de l'obligation qui est labase, plus l'obligation nous apparat comme la forme mme que la ncessitprend dans le domaine de la vie quand elle exige, pour raliser certaines fins,l'intelligence, le choix, et par consquent la libert.

    On allguera de nouveau qu'il s'agit alors de socits humaines trssimples, primitives ou tout au moins lmentaires. Sans aucun doute ; mais,comme nous aurons occasion de le dire plus loin, le civilis diffre surtout duprimitif par la masse norme de connaissances et d'habitudes qu'il a puises,depuis le premier veil de sa conscience, dans le milieu social o elles se

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    conservaient. Le naturel est en grande partie recouvert par l'acquis ; mais ilpersiste, peu prs immuable, travers les sicles : habitudes et connais-sances sont loin d'imprgner 1'organisme et de se transmettre hrditairement,comme on se l'tait imagin. Il est vrai que nous pourrions tenir ce naturelpour ngligeable, dans notre analyse de l'obligation, s'il tait cras par leshabitudes acquises qui se sont accumules sur lui pendant des sicles decivilisation. Mais il se maintient en fort bon tat, trs vivant, dans la socit laplus civilise. C'est lui qu'il faut se reporter, non pas pour rendre compte detelle ou telle obligation sociale, mais pour expliquer ce que nous avons appelle tout de l'obligation. Nos socits civilises, si diffrentes qu'elles soient dela socit laquelle nous tions immdiatement destins par la nature,prsentent d'ailleurs avec elle une ressemblance fondamentale.

    Ce sont en effet, elles aussi, des socits closes. Elles ont beau tre trsvastes en comparaison des petits groupements auxquels nous tions ports parinstinct, et que le mme instinct tendrait probablement reconstituer aujour-d'hui si toutes les acquisitions matrielles et spirituelles de la civilisationdisparaissaient du milieu social o nous les trouvons dposes : elles n'en ontpas moins pour essence de comprendre chaque moment un certain nombred'individus, d'exclure les autres. Nous disions plus haut qu'au fond del'obligation morale il y a l'exigence sociale. De quelle socit s'agissait-il ?tait-ce de cette socit ouverte que serait l'humanit entire ? Nous ne tran-chions pas la question, pas plus qu'on ne le fait d'ordinaire quand on parle dudevoir de l'homme envers ses semblables. On reste prudemment dans levague. On s'abstient d'affirmer, mais on voudrait laisser croire que la socithumaine est ds prsent ralise. Et il est bon de le laisser croire, car nousavons incontestablement des devoirs envers l'homme en tant qu'homme(quoiqu'ils aient une tout autre origine, comme on le verra un peu plus loin),et nous risquerions de les affaiblir en les distinguant radicalement des devoirsenvers nos concitoyens. L'action y trouve son compte. Mais une philosophiemorale qui ne met pas l'accent sur cette distinction est ct de la vrit ; sesanalyses en seront ncessairement fausses. En fait, quand nous posons que ledevoir de respecter la vie et la proprit d'autrui est une exigence fondamen-tale de la vie sociale, de quelle socit parlons-nous ? Pour rpondre, il suffitde considrer ce qui se passe en temps de guerre. Le meurtre et le pillage,comme aussi la perfidie, la fraude et le mensonge ne deviennent pas seule-ment licites ; ils sont mritoires. Les belligrants diront comme les sorciresde Macbeth :

    Fair is foul, and foul is fair.

    Serait-ce possible, la transformation s'oprerait-elle aussi facilement,gnrale et instantane, si c'tait vraiment une certaine attitude de l'hommevis--vis de l'homme que la socit nous avait jusque-l recommande ? Oh,je sais ce que la socit dit (elle a, je le rpte, ses raisons de le dire) ; maispour savoir ce qu'elle pense et ce qu'elle veut, il ne faut pas trop couter cequ'elle dit, il faut regarder ce qu'elle fait. Elle dit que les devoirs dfinis parelle sont bien, en principe, des devoirs envers l'humanit, mais que dans descirconstances exceptionnelles, malheureusement invitables, l'exercice s'entrouve suspendu. Si elle ne s'exprimait pas ainsi, elle barrerait la route auprogrs d'une autre morale, qui ne vient pas directement d'elle, et qu'elle a tout

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 18

    intrt mnager. D'autre part, il est conforme nos habitudes d'esprit deconsidrer comme anormal ce qui est relativement rare et exceptionnel, lamaladie par exemple. Mais la maladie est aussi normale que la sant, laquelle,envisage d'un certain point de vue, apparat comme un effort constant pourprvenir la maladie ou l'carter. De mme, la paix a toujours t jusqu'prsent une prparation la dfense ou mme l'attaque, en tout cas laguerre. Nos devoirs sociaux visent la cohsion sociale ; bon gr mal gr, ilsnous composent une attitude qui est celle de la discipline devant l'ennemi.C'est dire que l'homme auquel la socit fait appel pour le discipliner a beautre enrichi par elle de tout ce qu'elle a acquis pendant des sicles decivilisation, elle a nanmoins besoin de cet instinct primitif qu'elle revt d'unsi pais vernis. Bref, l'instinct social que nous avons aperu au fond del'obligation sociale vise toujours - l'instinct tant relativement immuable - unesocit close, si vaste soit-elle. Il est sans doute recouvert d'une autre moraleque par l mme il soutient et laquelle il prte quelque chose de sa force, jeveux dire de son caractre imprieux. Mais lui-mme ne vise pas l'humanit.C'est qu'entre la nation, si grande soit-elle, et l'humanit, il y a toute la dis-tance du fini l'indfini, du clos l'ouvert. On se plat dire quel'apprentissage des vertus civiques se fait dans la famille, et que de mme, chrir sa patrie, on se prpare aimer le genre humain. Notre sympathies'largirait ainsi par un progrs continu, grandirait en restant la mme, etfinirait par embrasser l'humanit entire. C'est l un raisonnement a priori,issu d'une conception purement intellectualiste de l'me. On constate que lestrois groupes auxquels nous pouvons nous attacher comprennent un nombrecroissant de personnes, et l'on en conclut qu' ces largissements successifs del'objet aim correspond simplement une dilatation progressive du sentiment.Ce qui encourage d'ailleurs l'illusion, c'est que, par une heureuse rencontre, lapremire partie du raisonnement se trouve tre d'accord avec les faits : lesvertus domestiques sont bien lies aux vertus civiques, pour la raison trssimple que famille et socit, confondues l'origine, sont restes en troiteconnexion. Mais entre la socit o nous vivons et l'humanit en gnral il ya, nous le rptons, le mme contraste qu'entre le clos et l'ouvert ; ladiffrence entre les deux objets est de nature, et non plus simplement dedegr. Que sera-ce, si l'on va aux tats d'me, si l'on compare entre eux cesdeux sentiments, attachement la patrie, amour de l'humanit ? Qui ne voitque la cohsion sociale est due, en grande partie, la ncessit pour unesocit de se dfendre contre d'autres, et que c'est d'abord contre tous lesautres hommes qu'on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l'instinctprimitif. Il est encore l, heureusement dissimul sous les apports de la civili-sation ; mais aujourd'hui encore nous aimons naturellement et directement nosparents et nos concitoyens, tandis que l'amour de l'humanit est indirect etacquis. A ceux-l nous allons tout droit, celle-ci nous ne venons que par undtour ; car c'est seulement a travers Dieu, en Dieu, que la religion conviel'homme aimer le genre humain ; comme aussi c'est seulement travers laRaison, dans la Raison par o nous communions tous, que les philosophesnous font regarder l'humanit pour nous montrer l'minente dignit de lapersonne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l'autrenous n'arrivons a l'humanit par tapes, en traversant la famille et la nation. Ilfaut que, d'un bond, nous nous soyons transports plus loin qu'elle et que nousl'ayons atteinte sans l'avoir prise pour fin, en la dpassant. Qu'on parled'ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu'il s'agissed'amour ou de respect, c'est une autre morale, c'est un autre genre d'obligation,

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 19

    qui viennent se superposer la pression sociale. Il n'a t question que decelle-ci jusqu' prsent. Le moment est venu de passer l'autre.

    Nous avons cherch l'obligation pure. Pour la trouver, nous avons drduire la morale sa plus simple expression. L'avantage a t de voir en quoil'obligation consiste. L'inconvnient a t de rtrcir la morale normment.Non pas, certes, que ce que nous en avons laiss de ct ne soit pas obli-gatoire : imagine-t-on un devoir qui n'obligerait pas ? Mais on conoit que, cequi est primitivement et purement obligatoire tant bien ce que nous venonsde dire, l'obligation s'irradie, se diffuse, et vienne mme s'absorber en quelqueautre chose qui la transfigure. Voyons donc maintenant ce que serait la moralecomplte. Nous allons user de la mme mthode et passer encore, non plus enbas mais en haut, la limite.

    De tout temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cettemorale s'incarnait. Avant les saints du christianisme, l'humanit avait connules sages de la Grce, les prophtes d'Isral, les Arahants du bouddhisme etd'autres encore. C'est eux que l'on s'est toujours report pour avoir cettemoralit complte, qu'on ferait mieux d'appeler absolue. Et ceci mme estdj caractristique et instructif. Et ceci mme nous fait pressentir unediffrence de nature, et non pas seulement de degr, entre la morale dont il at question jusqu' prsent et celle dont nous abordons l'tude, entre leminimum et le maximum, entre les deux limites. Tandis que la premire estd'autant plus pure et plus parfaite qu'elle se ramne mieux des formulesimpersonnelles, la seconde, pour tre pleinement elle-mme, doit s'incarnerdans une personnalit privilgie qui devient un exemple. La gnralit del'une tient l'universelle acceptation d'une loi, celle de l'autre la communeimitation d'un modle.

    Pourquoi les saints ont-ils ainsi des imitateurs, et pourquoi les grandshommes de bien ont-ils entran derrire eux des foules ? Ils ne demandentrien, et pourtant ils obtiennent. Ils n'ont pas besoin d'exhorter; ils n'ont qu'exister; leur existence est un appel. Car tel est bien le caractre de cette autremorale. Tandis que l'obligation naturelle est pression ou pousse, dans lamorale complte et parfaite il y a un appel.

    La nature de cet appel, ceux-l seuls l'ont connue entirement qui se sonttrouves en prsence d'une grande personnalit morale. Mais chacun de nous, des heures o ses maximes habituelles de conduite lui paraissaient insuffi-santes, s'est demand ce que tel ou tel et attendu de lui en pareille occasion.Ce pouvait tre un parent, un ami, que nous voquions ainsi par la pense.Mais ce pouvait aussi bien tre un homme que nous n'avions jamais rencontr,dont on nous avait simplement racont la vie, et au jugement duquel noussoumettions alors en imagination notre conduite, redoutant de lui un blme,fiers de son approbation. Ce pouvait mme tre, tire du fond de l'me lalumire de la conscience, une personnalit qui naissait en nous, que noussentions capable de nous envahir tout entiers plus tard, et laquelle nousvoulions nous attacher pour le moment comme fait le disciple au matre. Avrai dire, cette personnalit se dessine du jour o l'on a adopt un modle : ledsir de ressembler, qui est idalement gnrateur d'une forme prendre, estdj ressemblance; la parole qu'on fera sienne est celle dont on a entendu ensoi un cho. Mais peu importe la personne. Constatons seulement que si la

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    premire morale avait d'autant plus de force qu'elle se dissociait plus nette-ment en obligations impersonnelles, celle-ci au contraire, d'abord parpilleen prceptes gnraux auxquels adhrait notre intelligence mais qui n'allaientpas jusqu' branler notre volont, devient d'autant plus entranante que lamultiplicit et la gnralit des maximes vient mieux se fondre dans l'unit etl'individualit d'un homme.

    D'o lui vient sa force ? Quel est le principe d'action qui succde ici l'obligation naturelle ou plutt qui finit par l'absorber ? Pour le savoir, voyonsd'abord ce qui nous est tacitement demand. Les devoirs dont il a t questionjusqu' prsent sont ceux que nous impose la vie sociale ; ils nous obligentvis--vis de la cit plutt que de l'humanit. On pourrait donc dire que laseconde morale - si dcidment nous en distinguons deux - diffre de la pre-mire en ce qu'elle est humaine, au lieu d'tre seulement sociale. Et l'onn'aurait pas tout fait tort. Nous avons vu, en effet, que ce n'est pas en lar-gissant la cit qu'on arrive l'humanit : entre une morale sociale et une mora-le humaine la diffrence n'est pas de degr, mais de nature. La premire estcelle laquelle nous pensons d'ordinaire quand nous nous sentons naturelle-ment obligs. Au-dessus de ces devoirs bien nets nous aimons nous enreprsenter d'autres, plutt flous, qui s'y superposeraient. Dvouement, don desoi, esprit de sacrifice, charit, tels sont les mots que nous prononons quandnous pensons eux. Mais pensons-nous alors, le plus souvent, autre chosequ' des mots ? Non, sans doute, et nous nous en rendons bien compte.Seulement il suffit, disons-nous, que la formule soit l ; elle prendra tout sonsens, l'ide qui viendra la remplir se fera agissante, quand une occasion seprsentera. Il est vrai que pour beaucoup l'occasion ne se prsentera pas, oul'action sera remise plus tard. Chez certains la volont s'branlera bien unpeu, mais si peu que la secousse reue pourra en effet tre attribue la seuledilatation du devoir social, largi et affaibli en devoir humain. Mais que lesformules se remplissent de matire et que la matire s'anime - c'est une vienouvelle qui s'annonce ; nous comprenons, nous sentons qu'une autre moralesurvient. Donc, en parlant ici d'amour de l'humanit, on caractriserait sansdoute cette morale. Et pourtant on n'en exprimerait pas l'essence, car l'amourde l'humanit n'est pas un mobile qui se suffise lui-mme et qui agissedirectement. Les ducateurs de la jeunesse savent bien qu'on ne triomphe pasde lgosme en recommandant l'altruisme . Il arrive mme qu'une megnreuse, impatiente de se dvouer, se trouve tout coup refroidie a l'idequ'elle va travailler pour le genre humain . L'objet est trop vaste, l'effet tropdispers. On peut donc conjecturer que si l'amour de l'humanit est constitutifde cette morale, c'est peu prs comme est implique, dans l'intentiond'atteindre un point, la ncessit de franchir l'espace intermdiaire. En unsens, c'est la mme chose ; en un autre, c'est tout diffrent. Si l'on ne pensequ' l'intervalle et aux points, en nombre infini, qu'il faudra traverser un un,on se dcouragera de partir, comme la flche de Znon ; on n'y verra d'ailleursaucun intrt, aucun attrait. Mais si l'on enjambe l'intervalle en ne considrantque l'extrmit ou mme en regardant plus loin, on aura facilement accompliun acte simple en mme temps qu'on sera venu bout de la multiplicit infiniedont cette simplicit est l'quivalent. Quel est donc ici le terme, quelle est ladirection de l'effort? Qu'est-ce, en un mot, qui nous est proprement demand ?

    Dfinissons d'abord l'attitude morale de l'homme que nous avons consi-dr jusqu' prsent. Il fait corps avec la socit ; lui et elle sont absorbs

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    ensemble dans une mme tche de conservation individuelle et sociale. Ilssont tourns vers eux-mmes. Certes, il est douteux que l'intrt particuliers'accorde invariablement avec l'intrt gnral : on sait quelles difficultsinsolubles s'est toujours heurte la morale utilitaire quand elle a pos enprincipe que l'individu ne pouvait rechercher que son bien propre, quand ellea prtendu qu'il serait conduit par l vouloir le bien d'autrui. Un treintelligent, la poursuite de ce qui est de son intrt personnel, fera souventtout autre chose que ce que rclamerait l'intrt gnral. Si pourtant la moraleutilitaire s'obstine reparatre sous une forme ou sous une autre, c'est qu'ellen'est pas insoutenable ; et si elle peut se soutenir, c'est justement parce qu'au-dessous de l'activit intelligente, qui aurait en effet opter entre l'intrtpersonnel et l'intrt d'autrui, il y a un substratum d'activit instinctive primi-tivement tabli par la nature, o l'individuel et le social sont tout prs de seconfondre. La cellule vit pour elle et aussi pour l'organisme, lui apportant etlui empruntant de la vitalit; elle se sacrifiera au tout s'il en est besoin ; et ellese dirait sans doute alors, si elle tait consciente, que c'est pour elle-mmequ'elle le fait. Tel serait probablement aussi l'tat d'me d'une fourmi rfl-chissant sur sa conduite. Elle sentirait que son activit est suspendue quel-que chose d'intermdiaire entre le bien de la fourmi et celui de la fourmilire.Or. c'est cet instinct fondamental que nous avons rattach l'obligationproprement dite : elle implique, l'origine, un tat de choses o l'individuel etle social ne se distinguent pas l'un de l'autre. C'est pourquoi nous pouvons direque l'attitude laquelle elle correspond est celle d'un individu et d'une socitrecourbs sur eux-mmes. Individuelle et sociale tout a la fois, l'me tourneici dans un cercle. Elle est close.

    L'autre attitude est celle de l'me ouverte. Que laisse-t-elle alors entrer ? Sil'on disait qu'elle embrasse l'humanit entire, on n'irait pas trop loin, onn'irait mme pas assez loin, puisque son amour s'tendra aux animaux, auxplantes, toute la nature. Et pourtant rien de ce qui viendrait ainsi l'occuper nesuffirait dfinir l'attitude qu'elle a prise, car de tout cela elle pourrait larigueur se passer. Sa forme ne dpend pas de son contenu. Nous venons de laremplir ; nous pourrions aussi bien, maintenant, la vider. La charit subsis-terait chez celui qui la possde, lors mme qu'il n'y aurait plus d'autre vivantsur la terre.

    Encore une fois, ce n'est pas par une dilatation de soi qu'on passera dupremier tat au second. Une psychologie trop purement intellectualiste, quisuit les indications du langage, dfinira sans doute les tats d'me par lesobjets auxquels ils sont attachs : amour de la famille, amour de la patrie,amour de l'humanit, elle verra dans ces trois inclinations un mme sentimentqui se dilate de plus en plus, pour englober un nombre croissant de personnes.Le fait que ces tats d'me se traduisent au dehors par la mme attitude ou lemme mouvement, que tous trois nous inclinent, nous permet de les groupersous le concept d'amour et de les exprimer par le mme mot ; on lesdistinguera alors en nommant trois objets, de plus en plus larges, auxquels ilsse rapporteraient, Cela suffit, en effet, les dsigner. Mais est-ce les dcrire ?Est-ce les analyser ? Au premier coup dil, la conscience aperoit entre lesdeux premiers sentiments et le troisime une diffrence de nature. Ceux-limpliquent un choix et par consquent une exclusion : ils pourront inciter lalutte ; ils n'excluent pas la haine. Celui-ci n'est qu'amour. Ceux-l vont toutdroit se poser sur un objet qui les attire. Celui-ci ne cde pas un attrait de

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    son objet; il ne l'a pas vis ; il s'est lanc plus loin, et n'atteint l'humanitqu'en la traversant. A-t-il, proprement parler, un objet ? Nous nous le de-manderons. Bornons-nous pour le moment constater que cette attitude del'me, qui est plutt un mouvement, se suffit elle-mme.

    Toutefois un problme se pose l'gard d'elle, qui est tout rsolu pourl'autre. Celle-ci a t voulue en effet par la nature; on vient de voir commentet pourquoi nous nous sentons tenus de l'adopter. Mais celle-l est acquise ;elle a exig, elle exige toujours un effort. D'o vient que les hommes qui enont donn l'exemple ont trouv d'autres hommes pour les suivre ? Et quelle estla force qui fait pendant ici la pression sociale ? Nous n'avons pas le choix.En dehors de l'instinct et de l'habitude, il n'y a d'action directe sur le vouloirque celle de la sensibilit. La propulsion exerce par le sentiment peutd'ailleurs ressembler de prs l'obligation. Analysez la passion de l'amour,surtout ses dbuts : est-ce le plaisir qu'elle vise ? ne serait-ce pas aussi bienla peine ? Il y a peut-tre une tragdie qui se prpare, toute une vie gche,dissipe, perdue, on le sait, on le sent, n'importe ! il faut parce qu'il faut. Lagrande perfidie de la passion naissante est justement de contrefaire le devoir.Mais point n'est besoin d'aller jusqu' la passion. Dans l'motion la plustranquille peut entrer une certaine exigence d'action, qui diffre de l'obligationdfinie tout l'heure en ce qu'elle ne rencontrera pas de rsistance, en cequ'elle n'imposera que du consenti, mais qui n'en ressemble pas moins l'obligation en ce qu'elle impose quelque chose. Nulle part nous ne nous enapercevons mieux que l o cette exigence suspend son effet pratique, nouslaissant ainsi le loisir de rflchir sur elle et d'analyser ce que nous prouvons.C'est ce qui arrive dans l'motion musicale, par exemple. Il nous semble,pendant que nous coutons, que nous ne pourrions pas vouloir autre chose quece que la musique nous suggre, et que c'est bien ainsi que nous agirionsnaturellement, ncessairement, si nous ne nous reposions d'agir en coutant.Que la musique exprime la joie, la tristesse, la piti, la sympathie, nous som-mes chaque instant ce qu'elle exprime. Non seulement nous, mais beaucoupd'autres, mais tous les autres aussi. Quand la musique pleure, c'est l'humanit,c'est la nature entire qui pleure avec elle. A vrai dire, elle n'introduit pas cessentiments en nous ; elle nous introduit plutt en eux, comme des passantsqu'on pousserait dans une danse. Ainsi procdent les initiateurs en morale. Lavie a pour eux des rsonances de sentiment insouponnes, comme en pour-rait donner une symphonie nouvelle ; ils nous font entrer avec eux dans cettemusique, pour que nous la traduisions en mouvement.

    C'est par excs d'intellectualisme qu'on suspend le sentiment un objet etqu'on tient toute motion pour la rpercussion, dans la sensibilit, d'unereprsentation intellectuelle. Pour reprendre l'exemple de la musique, chacunsait qu'elle provoque en nous des motions dtermines, joie, tristesse, piti,sympathie, et que ces motions peuvent tre intenses, et qu'elles sontcompltes pour nous, encore qu'elles ne s'attachent rien. Dira-t-on que noussommes ici dans le domaine de l'art, et non pas dans la ralit, que nous nenous mouvons alors que par jeu, que notre tat d'me est purement imagi-natif, que d'ailleurs le musicien ne pourrait pas susciter cette motion en nous,la suggrer sans la causer, si nous ne l'avions dj prouve dans la vie relle,alors qu'elle tait dtermine par un objet dont l'art n'a plus eu qu' la dtacher? Ce serait oublier que joie, tristesse, piti, sympathie sont des mots exprimantdes gnralits auxquelles il faut bien se reporter pour traduire ce que la

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    musique fait prouver, mais qu' chaque musique nouvelle adhrent dessentiments nouveaux, cres par cette musique et dans cette musique, dfinis etdlimits par le dessin mme, unique en son genre, de la mlodie ou de lasymphonie. Ils n'ont donc pas t extraits de la vie par l'art ; c'est nous qui,pour les traduire en mots, sommes bien obligs de rapprocher le sentimentcre par l'artiste de ce qui y ressemble le plus dans la vie. Mais prenons mmeles tats d'me effectivement causes par des choses, et comme prfigurs enelles. En nombre dtermin, c'est--dire limit, sont ceux qui ont t vouluspar la nature. On les reconnat ce qu'ils sont faits pour pousser des actionsqui rpondent des besoins. Les autres, au contraire, sont de vritablesinventions, comparables celles du musicien, et l'origine desquelles il y aun homme. Ainsi la montagne a pu, de tout temps, communiquer ceux qui lacontemplaient certains sentiments comparables des sensations et qui luitaient en effet adhrents. Mais Rousseau a cr, propos d'elle, une motionneuve et originale. Cette motion est devenue courante, Rousseau l'ayantlance dans la circulation. Et aujourd'hui encore c'est Rousseau qui nous lafait prouver, autant et plus que la montagne. Certes, il y avait des raisonspour que cette motion, issue de l'me de Jean-Jacques, s'accrocht la mon-tagne plutt qu' tout autre objet : les sentiments lmentaires, voisins de lasensation, provoqus directement par la montagne devaient s'accorder avecl'motion nouvelle. Mais Rousseau les a ramasss ; il les a fait entrer, simplesharmoniques dsormais, dans un timbre dont il a donn, par une crationvritable, la note fondamentale. De mme pour l'amour de la nature engnral. Celle-ci a de tout temps suscit des sentiments qui sont presque dessensations ; on a toujours got la douceur des ombrages, la fracheur deseaux, etc., enfin ce que suggre le mot amoenus par lequel les Romainscaractrisaient le charme de la campagne. Mais une motion neuve, srementcre par quelqu'un, ou quelques-uns, est venue utiliser ces notes prexistan-tes comme des harmoniques, et produire ainsi quelque chose de comparableau timbre original d'un nouvel instrument, ce que nous appelons dans nospays le sentiment de la nature. La note fondamentale ainsi introduite aurait putre autre, comme il est arriv en Orient, plus particulirement au Japon :autre et alors t le timbre. Les sentiments voisins de la sensation, troite-ment lis aux objets qui les dterminent, peuvent d'ailleurs aussi bien attirer eux une motion antrieurement cre, et non pas toute neuve. C'est ce quis'est pass pour l'amour. De tout temps la femme a d inspirer l'homme uneinclination distincte du dsir, qui y restait cependant contigu et commesoude, participant la fois du sentiment et de la sensation. Mais l'amourromanesque a une date : il a surgi au moyen ge, le jour o l'on s'avisa d'ab-sorber l'amour naturel dans un sentiment en quelque sorte surnaturel, dansl'motion religieuse telle que le christianisme l'avait cre et jete dans lemonde. Quand on reproche au mysticisme de s'exprimer la manire de lapassion amoureuse, on oublie que c'est l'amour qui avait commenc parplagier la mystique, qui lui avait emprunt sa ferveur, ses lans, ses extases ;en utilisant le langage d'une passion qu'elle avait trans. figure, la mystiquen'a fait que reprendre son bien. Plus, d'ailleurs, l'amour confine l'adoration,plus grande est la disproportion entre l'motion et l'objet, plus profonde parconsquent la dception laquelle l'amoureux s'expose, - moins qu'il nes'astreigne indfiniment voir l'objet travers l'motion, n'y pas toucher, le traiter religieusement. Remarquons que les anciens avaient dj parl desillusions de l'amour, mais il s'agissait alors d'erreurs apparentes celles dessens et qui concernaient la figure de la femme qu'on aime, sa taille, sa

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    dmarche, son caractre. On se rappelle la description de Lucrce : l'illusionporte seulement ici sur les qualits de l'objet aim, et non pas, comme l'illu-sion moderne, sur ce qu'on peut attendre de l'amour. Entre l'ancienne illusionet celle que nous y avons surajoute il y a la mme diffrence qu'entre lesentiment primitif, manant de l'objet lui. mme, et l'motion religieuse,appele du dehors, qui est venue le recouvrir et le dborder. La marge laisse la dception est maintenant norme, parce que c'est l'intervalle entre le divinet l'humain.

    Qu'une motion neuve soit a l'origine des grandes crations de l'art, de lascience et de la civilisation en gnral, cela ne nous parat pas douteux. Nonpas seulement parce que l'motion est un stimulant, parce qu'elle incitel'intelligence entreprendre et la volont a persvrer. Il faut aller beaucoupplus loin. Il y a des motions qui sont gnratrices de pense ; et l'invention,quoique d'ordre intellectuel, peut avoir de la sensibilit pour substance. C'estqu'il faut s'entendre sur la signification des mots motion , sentiment , sensibilit . Une motion est un branlement affectif de l'me, mais autrechose est une agitation de la surface, autre chose un soulvement des profon-deurs. Dans le premier cas l'effet se disperse, dans le second il reste indivis.Dans l'un, c'est une oscillation des parties sans dplacement du tout ; dansl'autre, le tout est pouss en avant. Mais sortons des mtaphores. Il fautdistinguer deux espces d'motion, deux varits de sentiment, deux manifes-tations de sensibilit, qui n'ont de commun entre elles que d'tre des tatsaffectifs distincts de la sensation et de ne pas se rduire, comme celle-ci, latransposition psychologique d'une excitation physique. Dans la premire,l'motion est conscutive une ide ou une image reprsente ; l'tat sensi-ble rsulte bien d'un tat intellectuel qui ne lui doit rien, qui se suffit lui-mme et qui, s'il en subit l'effet par ricochet, y perd plus qu'il n'y gagne. C'estl'agitation de la sensibilit par une reprsentation qui y tombe. Mais l'autremotion n'est pas dtermine par une reprsentation dont elle prendrait lasuite et dont elle resterait distincte. Bien plutt serait-elle, par rapport auxtats intellectuels qui surviendront, une cause et non plus un effet; elle estgrosse de reprsentations, dont aucune n'est proprement forme, mais qu'elletire ou pourrait tirer de sa substance par un dveloppement organique. Lapremire est infra-intellectuelle ; c'est d'elle que les psychologues s'occupentgnralement, et c'est elle qu'on pense quand on oppose la sensibilit l'intelligence ou quand on fait de l'motion un vague reflet de la reprsen-tation. Mais de l'autre nous dirions volontiers qu'elle est supra-intellectuelle, sile mot n'voquait tout de suite, et exclusivement, l'ide d'une supriorit devaleur ; il s'agit aussi bien d'une antriorit dans le temps, et de la relation dece qui engendre ce qui est engendr. Seule, en effet, l'motion du secondgenre peut devenir gnratrice d'ides.

    On ne s'en rend pas compte quand on traite de fminine , avec unenuance de ddain, une psychologie qui fait une place si large et si belle lasensibilit. Ceux qui parlent ainsi ont pour premier tort de s'en tenir auxbanalits qui ont cours sur la femme, alors qu'il serait si facile d'observer.Nous n'allons pas nous engager, seule fin de corriger une expressioninexacte, dans une tude compare des deux sexes. Bornons-nous dire que lafemme est aussi intelligente que l'homme, mais qu'elle est moins capabled'motion, et que si quelque puissance de l'me se prsente chez elle avec unmoindre dveloppement, ce n'est pas l'intelligence, c'est la sensibilit. Il s'agit,

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    bien entendu, de la sensibilit profonde, et non pas de l'agitation en surface 1.Mais peu importe. Le plus grand tort de ceux qui croiraient rabaisser l'hommeen rattachant la sensibilit les plus hautes facults de l'esprit est de ne pasvoir o est prcisment la diffrence entre l'intelligence qui comprend,discute, accepte ou rejette, s'en tient enfin la critique, et celle qui invente.

    Cration signifie, avant tout, motion. Il ne s'agit pas seulement de lalittrature et de l'art. On sait ce qu'une dcouverte scientifique implique deconcentration et d'effort. Le gnie a t dfini une longue patience. Il est vraiqu'on se reprsente l'intelligence part, et part aussi une facult gnraled'attention, laquelle, plus ou moins dveloppe, concentrerait plus ou moinsfortement l'intelligence. Mais comment cette attention indtermine, extrieu-re l'intelligence, vide de matire, pourrait-elle, par le seul fait de se joindre l'intelligence, en faire surgir ce qui n'y tait pas ? On sent bien que lapsychologie est encore dupe du langage quand, ayant dsign par le mmemot toutes les attentions prtes dans tous les cas possibles, elle ne voit plusentre elles, supposes alors de mme qualit, que des diffrences de grandeur.La vrit est que dans chaque cas l'attention est marque d'une nuance sp-ciale, et comme individualise, par l'objet auquel elle s'applique : c'est pour-quoi la psychologie incline dj parler d' intrt autant que d'attention et faire ainsi intervenir implicitement la sensibilit, plus susceptible de sediversifier selon les cas particuliers. Mais alors on n'appuie pas assez sur ladiversit ; on pose une facult gnrale de s'intresser, laquelle, toujours lamme, ne se diversifierait encore que par une application plus ou moinsgrande son objet. Ne parlons donc pas d'intrt en gnral. Disons que leproblme qui a inspir de l'intrt est une reprsentation double d'une mo-tion, et que l'motion, tant la fois la curiosit, le dsir et la joie anticipe dersoudre un problme dtermin, est unique comme la reprsentation. C'estelle qui pousse l'intelligence en avant, malgr les obstacles. C'est elle surtoutqui vivifie, ou plutt qui vitalise, les lments intellectuels avec lesquels ellefera corps, ramasse tout moment ce qui pourra s'organiser avec eux, etobtient finalement de l'nonc du problme qu'il s'panouisse en solution. Quesera-ce dans la littrature et dans l'art! Luvre gniale est le plus souventsortie d'une motion unique en son genre, qu'on et crue inexprimable, et quia voulu s'exprimer. Mais n'en est-il pas ainsi de toute oeuvre, si imparfaitesoit-elle, o entre une part de cration ? Quiconque s'exerce la compositionlittraire a pu constater la diffrence entre l'intelligence laisse elle. mme etcelle que consume de son feu l'motion originale et unique, ne d'une con-cidence entre l'auteur et son sujet, c'est--dire d'une intuition. Dans le premiercas l'esprit travaille froid, combinant entre elles des ides, depuis longtempscoules en mots, que la socit lui livre l'tat solide. Dans le second, ilsemble que les matriaux fournis par l'intelligence entrent pralablement enfusion et qu'ils se solidifient ensuite nouveau en ides cette fois informes

    1 Inutile de dire qu'il y a bien des exceptions. La ferveur religieuse, par exemple, petit

    atteindre chez la femme des profondeurs insouponnes. Mais la nature a probablementvoulu, en rgle gnrale. que la femme concentrt sur l'enfant et enfermt dans deslimites assez troites le meilleur de sa sensibilit. Dans ce domaine elle est d'ailleursincomparable ; l'motion est ici supra-intellectuelle, en ce qu'elle devient divination. Quede choses surgissent devant les yeux merveills d'une mre qui regarde son petit enfant !Illusion peut-tre ? Ce n'est pas sr. Disons plutt que la ralit est grosse de possibilits,et que la mre voit dans l'enfant non seulement ce qu'il sera, mais encore tout ce qu'ilpourrait tre s'il ne devait pas chaque instant de sa vie choisir, et par consquentexclure.

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    par l'esprit lui-mme : si ces ides trouvent des mots prexistants pour lesexprimer, cela fait pour chacune l'effet d'une bonne fortune inespre; et, vrai dire, il a souvent fallu aider la chance, et forcer le sens du mot pour qu'ilse modelt sur la pense. L'effort est cette fois douloureux, et le rsultatalatoire. Mais c'est alors seulement que l'esprit se sent ou se croit crateur. Ilne part plus d'une multiplicit d'lments tout faits pour aboutir une unitcomposite o il y aura un nouvel arrangement de l'ancien. Il s'est transporttout d'un coup a quelque chose qui parat la fois un et unique, qui chercheraensuite s'taler tant bien que mal en concepts multiples et communs, donnsd'avance dans des mots.

    En rsum, ct de l'motion qui est l'effet de la reprsentation et qui s'ysurajoute, il y a celle qui prcde la reprsentation, qui la contient virtuelle-ment et qui en est jusqu' un certain point la cause. Un drame qui est peineune oeuvre littraire pourra secouer nos nerfs et susciter une motion dupremier genre, intense sans doute, mais banale, cueillie parmi celles que nousprouvons couramment dans la vie, et en tout cas vide de reprsentation. Maisl'motion provoque en nous par une grande uvre dramatique est d'une toutautre nature : unique en son genre, elle a surgi dans l'me du pote, et l seule-ment, avant d'branler la ntre ; c'est d'elle que l'uvre est sortie, car c'est elle que l'auteur se rfrait au fur et mesure de la composition de l'ouvrage.Elle n'tait qu'une exigence de cration, mais une exigence dtermine, qui at satisfaite par luvre une fois ralise et qui ne l'aurait t par une autreque si celle-ci avait eu avec la premire une analogie interne et profonde,comparable celle qui existe entre deux traductions, galement acceptables,d'une mme musique en ides ou en images.

    C'est dire qu'en faisant une large part l'motion dans la gense de lamorale, nous ne prsentons nullement une morale de sentiment . Car ils'agit d'une motion capable de cristalliser en reprsentations, et mme endoctrine. De cette doctrine, pas plus que de toute autre, on n'et pu dduirecette morale ; aucune spculation ne crera une obligation ou rien qui yressemble; peu m'importe la beaut de la thorie, je pourrai toujours dire queje ne l'accepte pas ; et, mme si je l'accepte, je prtendrai rester libre de meconduire ma guise. Mais si l'atmosphre d'motion est l, si je l'ai respire,si l'motion me pntre, j'agirai selon elle, soulev par elle. Non pas contraintou ncessit, mais en vertu d'une inclination laquelle je ne voudrais pasrsister. Et au lieu d'expliquer mon acte par l'motion elle-mme, je pourraiaussi bien le dduire alors de la thorie qu'on aura construite par la trans-position de l'motion en ides. Nous entrevoyons ici la rponse possible unequestion grave, que nous retrouverons plus loin, mais que nous venons defrler en passant. On se plat dire que si une religion apporte une moralenouvelle, elle l'impose par la mtaphysique qu'elle fait accepter, par ses idessur Dieu, sur l'univers, sur la relation de l'un l'autre. A quoi l'on a rponduque c'est au contraire par la supriorit de sa morale qu'une religion gagne lesmes et les ouvre une certaine conception des choses. Mais l'intelligencereconnatrait-elle la supriorit de la morale qu'on lui propose, tant donnqu'elle ne peut apprcier des diffrences de valeur que par des comparaisonsavec une rgle ou un idal, et que l'idal et la rgle sont ncessairementfournis par la morale qui occupe dj la place ? D'autre part, comment uneconception nouvelle de l'ordre du monde serait-elle autre chose qu'une philo-sophie de plus, mettre avec celles que nous connaissons ? Mme si notre

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    intelligence s'y rallie, nous n'y verrons jamais qu'une explication thorique-ment prfrable aux autres. Mme si elle nous parat recommander, commes'harmonisant mieux avec elle, certaines rgles nouvelles de conduite, il yaura loin de cette adhsion de l'intelligence une conversion de la volont.Mais la vrit est que ni la doctrine, l'tat de pure reprsentation intellec-tuelle, ne fera adopter et surtout pratiquer la morale, ni la morale, envisagepar l'intelligence comme un systme de rgles de conduite, ne rendra intel-lectuellement prfrable la doctrine, Avant la nouvelle morale, avant la mta-physique nouvelle, il y a l'motion, qui se prolonge en lan du ct de lavolont, et en reprsentation explicative dans l'intelligence. Posez, parexemple, l'motion que le christianisme a apporte sous le nom de charit : sielle gagne les mes, une certaine conduite s'ensuit, et une certaine doctrine serpand. Ni cette mtaphysique n'a impos cette morale, ni cette morale ne faitprfrer cette mtaphysique. Mtaphysique et morale expriment la mmechose, l'une en termes d'intelligence, l'autre en termes de volont ; et les deuxexpressions sont acceptes ensemble ds qu'on s'est donn la chose expri-mer.

    Qu'une bonne moiti de notre morale comprenne des devoirs dont le ca-ractre obligatoire s'explique en dernire analyse par la pression de la socitsur l'individu, on l'accordera sans trop de peine, parce que ces devoirs sontpratiqus couramment, parce qu'ils ont une formule nette et prcise et qu'ilnous est alors facile, en les saisissant par leur partie pleinement visible et endescendant jusqu' la racine, de dcouvrir l'exigence sociale d'o ils sontsortis. Mais que le reste de la morale traduise un certain tat motionnel,qu'on ne cde plus ici une pression mais un attrait, beaucoup hsiteront l'admettre. La raison en est qu'on ne peut pas ici, le plus souvent, retrouver aufond de soi l'motion originelle. Il y a des formules qui en sont le rsidu, etqui se sont dposes dans ce qu'on pourrait appeler la conscience sociale aufur et mesure que se consolidait, immanente cette motion, une conceptionnouvelle de la vie ou mieux une certaine attitude vis--vis d'elle. Justementparce que nous nous trouvons devant la cendre d'une motion teinte, et que lapuissance propulsive de cette motion venait du feu qu'elle portait en elle, lesformules qui sont restes seraient gnralement incapables d'branler notrevolont si les formules plus anciennes, exprimant des exigences fondamen-tales de la vie sociale, ne leur communiquaient par contagion quelque chosede leur caractre obligatoire. Ces deux morales juxtaposes semblent mainte-nant n'en plus faire qu'une, la premire ayant prt la seconde un peu de cequ'elle a d'impratif et ayant d'ailleurs reu de celle-ci, en change, une signi-fication moins troitement sociale, plus largement humaine. Mais remuons lacendre ; nous trouverons des parties encore chaudes, et finalement jailliral'tincelle ; le feu pourra se rallumer, et, s'il se rallume, il gagnera de procheen proche. Je veux dire que les maximes de cette seconde morale n'oprentpas isolment, comme celles de la premire : ds que l'une d'elles, cessantd'tre abstraite, se remplit de signification et acquiert la force d'agir, les autrestendent en faire autant ; finalement toutes se rejoignent dans la chaudemotion qui les laissa jadis derrire elle et dans les hommes, redevenusvivants, qui l'prouvrent. Fondateurs et rformateurs de religions, mystiqueset saints, hros obscurs de la vie morale que nous avons pu rencontrer surnotre chemin et qui galent nos yeux les plus grands, tous sont l : entranspar leur exemple, nous nous joignons eux comme une arme de conqu-rants. Ce sont des conqurants, en effet ; ils ont bris la rsistance de la nature

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    et hauss l