françois villon

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En 1457, François Villon participait à Blois au concours de ballades organisé par Charles d'Orléans sur le thème «Je meurs de soif en couste [auprès de] la fontaine». Il allait remporter le premier prix. La poésie réunissait le prince et le truand, deux destinées en tout point opposées, mais qui allaient pourtant marquer de leur sceau toute la création poétique du XV e siècle. Nous avons si peu de données historiquement vérifiables sur la vie de celui que l'on tient pour «dernier poète du Moyen Âge et premier poète des temps modernes» que nous sommes naturellement portés à faire confiance aux «aveux» du poète même, en oubliant que l'«autobiographie» était un genre quasi-inexistant à l'époque médiévale et, surtout, que la «vérité» que l'œuvre propose de son auteur est celle qu'il veut nous faire voir, ni vraie ni fausse ou plutôt vraie et fausse à la fois. Les seules informations que nous possédons de la vie de Villon relèvent des inscrits universitaires ou des archives judiciaires et elles dessinent une biographie qui tient en quelques dates. De son vrai nom François de Montcorbier ou des Loges (voilà déjà une première incertitude!) est né à Paris entre le 1 er avril 1431 et le 19 avril de l'année suivante, si l'on en croit le Testament. Orphelin de bonne heure, il est confié par sa mère au riche ecclésiastique Guillaume de Villon, qui fut pour lui «plus qu'un père» et dont il empruntera le nom. C'est à la générosité de son tuteur qu'il doit de faire des études à la Faculté des Arts de Paris. Bachelier en 1449, il obtiendra sa licence et sera reçu maître ès arts en 1452. Titre qui ne lui vaudra pas toutefois richesse et renommée et n'empêchera pas «maître» François Villon d'être entraîné sur une mauvaise pente. En juin 1455, à la suite d'une querelle, il blesse mortellement un prêtre. Le voilà obligé à quitter la ville. Les lettres de rémission de Charles VII de janvier 1456 lui permettent de revenir à Paris. À la fin de la même année, probablement autour de Noël, il participe en compagnie de quelques complices, dont certains appartenaient à la fameuse bande des Coquillards, au vol du Collège de Navarre, dérobant cinq cents écus d'or. Il quitte à nouveau, par prudence, la capitale. C'est alors qu'il compose le Lais ou Petit Testament, alléguant de quitter Paris à la suite d'une déception amoureuse. Pendant quatre ou cinq ans, de 1456 à 1461, il va fréquenter la cour de Blois et celle du duc Jean de Bourbon, à Moulins. Au cours de l'été 1461, on le retrouve à Meung-sur-Loire, jeté en prison pour une raison inconnue, sur l'ordre de l'évêque Thibault d'Aussigny. Bénéficiant d'une grâce collective octroyée par Louis XI, il peut revenir à Paris, mais ce sera pour y être bientôt incarcéré, au Châtelet, à la suite d'un autre vol au Collège de Navarre. De nouveau libéré, il est mêlé à une bagarre, au cours de

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Littérature française du Moyen Âge

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Page 1: François Villon

  En 1457, François Villon participait à Blois au concours de ballades organisé par Charles d'Orléans sur le thème «Je meurs de soif en couste [auprès de] la fontaine». Il allait remporter le premier prix. La poésie réunissait le prince et le truand, deux destinées en tout point opposées, mais qui allaient pourtant marquer de leur sceau toute la création poétique du XVe siècle.

          Nous avons si peu de données historiquement vérifiables sur la vie de celui que l'on tient pour «dernier poète du Moyen Âge et premier poète des temps modernes» que nous sommes naturellement portés à faire confiance aux «aveux» du poète même, en oubliant que l'«autobiographie» était un genre quasi-inexistant à l'époque médiévale et, surtout, que la «vérité» que l'œuvre propose de son auteur est celle qu'il veut nous faire voir, ni vraie ni fausse ou plutôt vraie et fausse à la fois.

          Les seules informations que nous possédons de la vie de Villon relèvent des inscrits universitaires ou des archives judiciaires et elles dessinent une biographie qui tient en quelques dates. De son vrai nom François de Montcorbier ou des Loges (voilà déjà une première incertitude!) est né à Paris entre le 1er avril 1431 et le 19 avril de l'année suivante, si l'on en croit le Testament. Orphelin de bonne heure, il est confié par sa mère au riche ecclésiastique Guillaume de Villon, qui fut pour lui «plus qu'un père» et dont il empruntera le nom. C'est à la générosité de son tuteur qu'il doit de faire des études à la Faculté des Arts de Paris. Bachelier en 1449, il obtiendra sa licence et sera reçu maître ès arts en 1452. Titre qui ne lui vaudra pas toutefois richesse et renommée et n'empêchera pas «maître» François Villon d'être entraîné sur une mauvaise pente. En juin 1455, à la suite d'une querelle, il blesse mortellement un prêtre. Le voilà obligé à quitter la ville. Les lettres de rémission de Charles VII de janvier 1456 lui permettent de revenir à Paris. À la fin de la même année, probablement autour de Noël, il participe en compagnie de quelques complices, dont certains appartenaient à la fameuse bande des Coquillards, au vol du Collège de Navarre, dérobant cinq cents écus d'or. Il quitte à nouveau, par prudence, la capitale. C'est alors qu'il compose le Lais ou Petit Testament, alléguant de quitter Paris à la suite d'une déception amoureuse. Pendant quatre ou cinq ans, de 1456 à 1461, il va fréquenter la cour de Blois et celle du duc Jean de Bourbon, à Moulins. Au cours de l'été 1461, on le retrouve à Meung-sur-Loire, jeté en prison pour une raison inconnue, sur l'ordre de l'évêque Thibault d'Aussigny. Bénéficiant d'une grâce collective octroyée par Louis XI, il peut revenir à Paris, mais ce sera pour y être bientôt incarcéré, au Châtelet, à la suite d'un autre vol au Collège de Navarre. De nouveau libéré, il est mêlé à une bagarre, au cours de laquelle un notaire pontifical trouve la mort. Compte tenu de ses antécédents, il sera condamné à être «pendu et étranglé». Dans ces circonstances il écrit sa célèbre «Ballade des pendus» (Épitaphe Villon). Il fait appel au Parlement de Paris qui commue sa peine en bannissement pour une période de dix ans. Villon quitte alors Paris et, à partir de 1463, on perd toute trace de lui.

          En plus de son œuvre majeure, le Testament (1461), de Villon nous sont parvenus le Lais (1456), quelques ballades composées dans le jargon des

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Coquillards, d'interprétation difficile, et des Poésies diverses, parmi lesquelles certaines de ses pièces les plus célèbres (Débat du Cœur et du Corps de Villon, l'Épitaphe Villon, plus connue sous le nom de Ballade des pendus). Comme Charles d'Orléans, Villon est entièrement poète de son temps. Les formes qu'il utilise (le huitain d'octosyllabes - ababbcbc -, la ballade, le rondeau) sont en vogue à la fin du Moyen Âge. Il en est de même pour les thèmes de sa poésie. Reprenant la tradition des Congés du XIIIe siècle de même que celle, plus récente, des testaments réels et parodiques, le Lais, appelé aussi parfois Petit Testament (320 vers groupés en huitains octosyllabes) invoque une déception amoureuse suite à laquelle le poète se serait exilé à Angers. Composé de l'aveu même de celui qui se nomme «Je, François Villon, escollier», (v. 2) «Sur le Noël, morte saison» (v. 10), de l'an «Mil quatre cent cinquante et six» (v. 1), le Lais se présente comme un adieu à l'amour. En fait, le texte est contemporain du vol perpétré au Collège de Navarre. Scandant ses legs parodiques - il lègue des biens qu'il ne possède pas à des destinataires présentés de façon ironique - de la formule Item, normalement utilisée dans un testament réel, il finit par s'endormir au son de la cloche de la Sorbonne annonçant l'Angélus. À son réveil,

                        «... le bon renommé Villon,

                        Qui ne mange figue ne date;

                        Sec et noir comme escouvillon [balai de four]»

                                                                                    (v. 314-316)

         Trouvant son «encre gelé» et son «cierge soufflé» se déclare incapable de finir son poème. L'état de quasi-inconscience qui le «délivre» de sa responsabilité poétique l'exonère aussi de la responsabilité du vol.

          Le ton change avec le Testament. Les circonstances ont changé, les dispositions du poète aussi. S'il ne s'est pas départi de son humour, il fait place à la méditation sérieuse, plus personnelle. La structure aussi est plus complexe (186 huitains dans lesquels sont insérés 15 ballades, une double ballade et trois rondeaux, soit en tout 2023 vers). Le Testament reprend le motif de la disposition testamentaire, du présent crucial confronté à l'imminence de la mort, pour revenir sur le passé. Car le poète veut surtout se disculper, se justifier, en rejetant la responsabilité de ses erreurs sur le destin, sur la pauvreté, sur sa malchance en amour, sur l'ingratitude des amis, sur la cruauté des persécuteurs, de l'évêque Thibault d'Aussigny en premier lieu, noirci à plaisir.

          Si l'organisation du texte au gré des legs plaisants (il lègue à son «plus que père», Guillaume Villon, la bibliothèque qu'il ne possède pas), cruels ou touchants (il fait don à sa mère de la Ballade pour prier Notre Dame qu'il prend toutefois le soin de signer en acrostiche) empêche de parler dans le cas du Testament de plan rigoureusement établi, on peut toutefois dégager quelques

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grands mouvements du texte. Il y a d'abord le regret du temps, de la jeunesse perdue:

                                    «Je plaings le temps de ma jeunesse,

                                    Ouquel j'ay plus qu'autre gallé[1],

                                    Jusque à l'entrée de vieillesse,

                                    Qui son partement m'a celé[2].

 

                                    Allé s'en est, et je demeure,

                                    Pauvre de sens et de sçavoir,

                                    Triste, failly, plus noir que mûre,

                                    Qui n'ay ne cens, rente, n'avoir;»

                                                                                    (v. 169-172.176-179),

         L’angoisse devant la mort inévitable: 

                                    «La mort le fait fremir, pallir,

                                    Le nez courber, les veines tendre,

                                    Le col enfler, la chair mollir,

                                    Joinctes [tendons] et nerfs croistre et estendre».

                                                                                    (v. 321-324),

         La fuite du temps et la fragilité de l'homme, le désenchantement devant les déceptions amoureuses, le retour sur soi-même du pécheur repenti:

                                    «Pauvre je suys de ma jeunesse,

                                    De pauvre et de petite extrace [extraction].

                                               

                                    Si [Ainsi] ne suys, bien le considère,

                                    Filz d'ange, portant dyadème

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                                    D'étoile ne d'autre sydère [astres].»

                                                                                    (v. 272-273.297-299);

         Enfin, les legs satiriques ou burlesques, constituant les trois cinquièmes du texte.

          Les ballades insérées entre les huitains, rattachées parfois par un lien assez mince au contexte, reprennent, en les élargissant, les thèmes obsessifs du poète: la fuite inexorable du Temps qui emporte vers le néant la beauté («Mais où sont les neiges d'antan?» - Ballade des Dames du temps jadis) autant que la prouesse («Mais où est le preux Charlemagne?» - Ballade des Seigneurs du temps jadis); le désir de vengeance contre la trahison de son amie:

                        «Faulse beaulté, qui tant me couste cher,

                        Rude en effet, hypocrite doulceur;...

                        Charme felon, la mort d'ung povre cueur;

                        Orgueil mussé [caché], qui gens met au mourir;»

                                                                                    (Ballade à s'amie);

         la nostalgie de la bonne vie aisée qu'il n'a pas pu avoir («Il n'est tresor que ne vivre à son aise» - Les Contredits de Franc Gontier).

         Si les formes poétiques et la thématique du testament sont, en somme, traditionnels, il faut chercher ailleurs les arguments qui font de Villon «le premier poète des temps modernes». Tout d'abord dans l'omniprésence du je, occupant dès les premiers vers le devant de la scène:

                                    «En l'an trentiesme de mon eage,

                                    Que toutes mes hontes j'eus beues,

                                    Ne du tout fol, ne du tout sage»

                                                                                   (v. 1-3).

         Villon annonce donc d'entrée de jeu qu'il parlera de lui-même et rien que de lui: «De moi, povre, je vueil parler» (v. 657). Un moi adoptant diverses postures, mais toujours «en situation», laissant transparaître ses hantises et ses obsessions, donnant libre cours à ses rancœurs et à ses récriminations, avouant ses contradictions. Moi exacerbé au point de se dédoubler dans le Débat du Cœur et du Corps, déchiré par le combat entre le penchant à la vie facile et l'idéal de la vie morale. Combat perdu par la malveillance de Saturne qui préside à sa destinée:

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                        «D'ond vient ce mal? - Il vient de mon malheur.

                        Quand Saturne me feit mon fardelet,

                        Ces maulx y mist, je le croy. - C'est foleur:

                        Son seigneur es, et te tiens son valet.»

         La sagesse du coeur, impuissante à convaincre, se voit forcée d'abdiquer devant la détermination du corps à suivre la pente de ses appétits: 

                        «Plus ne t'en dy. - Et je m'en passeray.»

         Dédoublement de l'acte et de la conscience, censé susciter la compassion du lecteur pour le «povre Villon».

         Paradoxalement, ce retour sur soi s'ouvre au dialogue avec un ou des interlocuteurs (voir les Regrets de la belle Heaulmière, suivis de la Ballade de la belle Heaulmière aux filles de joie) avant d'aboutir à une poésie de méditation, qui dépasse les limites de l'individu pour aboutir au général. L'appel aux «frères humains» de la plus connue de ses poésies, l'Épitaphe Villon, efface les frontières entre les bons et les mauvais, réconciliés dans la miséricorde du «Prince Jhésus». Le nous est ici autant expression d'une solidarité humaine qui semble avoir cruellement fait défaut au poète que d'un moi «multiplié» dans ses camarades d'infortune, dont il décrit/imagine le sort, le leur autant que le sien:

                        «La pluye nous a debuez [lessivée] et lavez,

                        Et le soleil dessechez et noirciz;

                        Pies, corbeaulx nous ont les yeux cavez [creusé],

                        Et arrachez la barbe et les sourcilz.

                        Jamais, nul temps, nous ne sommes rassis;

                        Puis ça, puis là, comme le vent varie,

                        À son plaisir sans cesser nous charie,

                        Plus becquetez d'oyseaulx que dez à couldre».

          Les grandes figures allégoriques héritées de la tradition médiévale, Pauvreté, Fortune, Temps, Vieillesse, Mort, dessinent elles aussi l'image d'un moi auquel la constance dans la représentation tient lieu de sincérité. Car le «povre escollier», dépourvu de sens et de ressources, d'une maigreur proverbiale («moy, plus maigre que chimère» - v. 828), l'amant martyr n'est peut-être pas le «portrait

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du poète d'après nature», mais le personnage qu'il veut être, qu'il fabrique à travers l'expression directe de l'ironie, de la facétie, de la nostalgie, de la confession, de l'angoisse.

          Ce «je» présent sous toutes ses facettes réussit, en se servant de thèmes traditionnels et banalisés, à se débarrasser des vains ornements de la rhétorique et à proposer une vérité personnelle et une vision individuelle du monde. C'est, peut-être, ce qui fait de Villon notre contemporain.