françois bayle: 50 ans d'acousmatique

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 François Bayle / 50 ans d'acousmatique  Le haut-parleur, l'espace, la lumière — …le travail de la main y est invisible, quoique sensible partout… François Bayle 1.  Est-il possible, à l'écoute d'une composition de musique concrète, d'oublier cette boîte – le haut-parleur – d'où tous les sons surgissent ?  Est-il possible de ne pas faire grand cas de cet étrange habitacle de bois, de plastique et de fer qui semble être, pour les sons enregistrés, l'ultime tremplin pour envahir l'espace de notre écoute et, tout à la fois, un puits sans fond où résonne une kyrielle d'entités cachées comme autant d'humeurs inquiètes ? Qu'en est-il de cet espace "propre aux images-de-sons (qui implique le support électroacoustique)", et qui autorise ce que le compositeur appelle "le débrayage spatio-temporel, la dé-liaison, qui par le montage et le mixage permet toutes les ruptures causales, temporelles, spatiales, tous les mouvements, toutes les métamorphoses" ? 1 François Bayle, par un détour poétique dont il est seul le maître, rend hommage à ce singulier dispositif technique depuis son entrée en composition dans les années 60 (œuvre protéiforme qu'il est possible, désormais, d'écouter en son entier, et jusqu'à des compositions inédites réalisées en 2012, dans le coffret de l'édition complète de l'INA-GRM), et tout particulièrement avec Camera Oscura.  Considérant, symboliquement, que la chambre noire nous initie naturellement  à une vision inverse de la réalité : depuis cette déchirure minuscule par où filtre la lumière jusque dans notre théâtre intime et, suivant la projection, tête en bas, en mouvement, en couleur, de l'image lumineuse du dehors et de toutes ses complexités, par ce tour de passe-passe le compositeur nous demande d'arpenter les cloisons internes de notre crâne comme si celui-ci pouvait devenir , à son tour, la plaque sensible de ce même dehors. 1  François Bayle in L'image de son, technique de mon écoute / Klangbilder (Imke Misch-Ch.v. Blumröder/Lit Verlag) Münster , 2003, p. 28. 1 © L. Marchetti / lampe-tempete.fr

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François Bayle: 50 ans d'acousmatique

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  • Franois Bayle / 50 ans d'acousmatique

    Le haut-parleur, l'espace, la lumire

    le travail de la main y est invisible,quoique sensible partout

    Franois Bayle

    1. Est-il possible, l'coute d'une composition de musique concrte, d'oublier cette bote le haut-parleur d'o tous les sons surgissent ? Est-il possible de ne pas faire grand cas de cet trange habitacle de bois, de plastique et de fer qui semble tre, pour les sons enregistrs, l'ultime tremplin pour envahir l'espace de notre coute et, tout la fois, un puits sans fond o rsonne une kyrielle d'entits caches comme autant d'humeurs inquites ?

    Qu'en est-il de cet espace "propre aux images-de-sons (qui implique le support lectroacoustique)", et qui autorise ce que le compositeur appelle "le dbrayage spatio-temporel, la d-liaison, qui par le montage et le mixage permet toutes les ruptures causales, temporelles, spatiales, tous les mouvements, toutes les mtamorphoses" ? 1

    Franois Bayle, par un dtour potique dont il est seul le matre, rend hommage ce singulier dispositif technique depuis son entre en composition dans les annes 60 (uvre protiforme qu'il est possible, dsormais, d'couter en son entier, et jusqu' des compositions indites ralises en 2012, dans le coffret de l'dition complte de l'INA-GRM), et tout particulirement avec Camera Oscura. Considrant, symboliquement, que la chambre noire nous initie naturellement une vision inverse de la ralit : depuis cette dchirure minuscule par o filtre la lumire jusque dans notre thtre intime et, suivant la projection, tte en bas, en mouvement, en couleur, de l'image lumineuse du dehors et de toutes ses complexits, par ce tour de passe-passe le compositeur nous demande d'arpenter les cloisons internes de notre crne comme si celui-ci pouvait devenir, son tour, la plaque sensible de ce mme dehors.

    1 Franois Bayle in L'image de son, technique de mon coute / Klangbilder (Imke Misch-Ch.v. Blumrder/Lit Verlag) Mnster, 2003, p. 28.

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  • La lumire, notre Mre, ne nous fait-elle pas signe depuis ce point o elle s'engouffre, esprant, qui sait, tre attrape et de la sorte nous dlivrer un secret ?

    Les anciens ne s'y sont pas tromps, habiles qu'ils furent en apposant leurs mains souffles de pigments sur les parois souterraines. Eclairs de leurs torches huileuses la flamme vacillante (projetant, alentour, des ombres certainement monstrueuses), ne cherchaient-ils pas, aids de cet artifice, comme s'ils se souciaient, en toute lucidit, de la prennit de leur ligne, nous appeler pour nous communiquer leur dsir d'tre autre chose que de simplement rester l, dans les landes et les forts vivre, chasser, se nourrir, survivre, se reproduire et enterrer leurs morts, inquits et traqus, perptuellement, par des btes froces et on ne sait quelles autres forces mystrieuses ?

    Franois Bayle, au travers de son uvre musicale, nous confie quelque chose de cette inquitude premire. Non pas qu'il s'agisse, pour lui, de nous acculer au fond d'un antre, l o le chasseur matrise sa proie. Je pense, au contraire, qu'il se dgage d'une telle caverne originelle, et qu'il transforme cette attention archaque en vigilance. La vigilance, lorsqu'elle est associe une potique, lve l'uvre en ces rgions o la vue (l'audition) est une vue d'en haut qui embrasse. Vigilance que l'auditeur ressent et endosse. Vigilance qu'il fait sienne. Passe l'coute, ne continuera-t-il pas de la considrer tout au long de sa vie ? La vigilance est une attention constante porte sur le monde (ici, un monde de sons) lorsqu'il nous permet d'entrer en connivence avec lui.

    Pourquoi parler de vigilance l'coute de l'uvre de Franois Bayle ? Parce qu'en tant qu'auditeur, cette qualit qui filtre dans sa musique est accueillir comme une passation de force. Encore faut-il se rallier cette ide de la contagion d'une uvre une autre d'un esprit un autre

    Le compositeur ne nous dit-il pas, au travers de ralisations majeures comme L'exprience acoustique, Les couleurs de la nuit, Son Vitesse-Lumire ou plus rcemment La forme du temps est un cercle, que pour venir bout de son ouvrage il se doit, tout instant, d'tre aux aguets ? Le compositeur est un chasseur. Et sa proie n'est en aucun cas l'auditeur. Sa proie est son uvre. Avec cette particularit : une fois ralise (dfinitivement acheve), celle-ci lui chappe. Et le compositeur se retrouve seul.

    L'enjeu, pour tout artiste, est considrable.

    uvrer, c'est offrir du vivant et saccorder, en toute lucidit, aux lignes du monde, c'est savoir sy laisser prendre et composer avec elles. Etre vigilant, tout

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  • autant, c'est s'approcher de cette rgion d'une connivence avec le monde monde qui va donner l'artiste de quoi emplir sa musique de formes nouvelles, un ocan de formes, le dgageant, spontanment, d'un tournoiement trop autocentr, l'loignant du perptuel petit thtre psychologique au sein duquel il est si facile de tomber, pour qu'il se rende enfin, en tant qu'individu ouvert, aux forces lmentaires et profondes qui rgissent ce mme monde.

    Depuis cette connivence (un poste l'avant du monde) l'influence de la nature elle-mme semble parfois prendre le dessus et inspirer quelques exigences de construction. Pour un compositeur concret, ce pourra tre la comprhension puis la saisie de l'vidence formelle de ces nombreux motifs qu'il aura choisi d'imiter, voire d'habiter en pote du son enregistr ou encore une auscultation prcise (augmente d'un jeu) des corps sonores ou de tout autre complexe acoustique qu'il dcidera, lors de ses tournages sonores, d'enregistrer, jusqu' les ramener, pleins d'une telle vivacit, au sein mme de son uvre.

    Je pense par exemple Jeta, Murmure des eaux, qui nous entrane pour une lente et longue prgrination sous terre : labyrinthe musical au sein de ce que le compositeur nomme l'eau verticale ; parcours magnifique de gouttes capricieuses et autres pierres crites qui murmurent comme de la dentelle ; eau tour tour glaciale, brlante ou fossilise Jeta est aussi un espace rel, une caverne considre comme l'une des merveilles du monde, situe au Liban dans la valle de Nahr el Kelb qui, lors de l'ouverture au public de l'une de ses nouvelles galeries cet incroyable espace sous terrain se dploie sous plus de neuf kilomtres accueillit en 1969 la cration de Jeta, Murmure des eaux. Et nous nous plaisons, aujourd'hui encore, cheminer, son coute, parmi ces lieux o le minral et les sinuosits se disputent, de galeries en galeries, les mandres de toutes nos fictions.

    Je pense Thtre d'Ombres, et particulirement cette improbable deuxime partie du mouvement intitul ombres blanches : sensation de neige brlante et poussireuse qui de nos mains s'vapore peine nous nous en approchons pour la saisir. A cet instant nous comprenons, de la faon la plus imperceptible qui soit, que cette neige, artificielle, n'tait pas compose d'eau gele mais dimmenses filaments : filaments aussi fins et acides que la toile d'une araigne descendue des futaies (depuis le mouvement prcdent derrire l'image) o sifflent ces somptueux oiseaux colors comme pour nous prvenir que leur milieu est immense et qu'il relie l'humide, ses racines, le limon, les troncs, les branches en passant par les fluorescences de cette fantastique matire sonore aux espaces vgtaux suprieurs de la plus gigantesque des canopes o frayent des tres plus fabuleux encore.

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  • Je pense galement l'effroyable nuage d'insectes qui se dvide, en filigrane, la poursuite de la texture saline des Couleurs de la nuit, nous remmorant la peur archaque d'une invasion animale composition dont le titre lui seul est dj tout un programme

    2.

    Le haut-parleur, en tant que projecteur sonore (au microphone associ) tire les sons du nant comme on souffle des images sur un mur rvlateur. Par nant, j'entends ce qui prcde ou suit l'existence, et ce, sans aucune connotation ngative. L'artiste qui a le sens de la beaut et cre une uvre dcle ce qui, sous chaque pierre, chaque instant, pour chaque parcelle d'existence pourrait lui offrir encore plus de vie. Par son uvre, il nous rvle cette vie nouvelle, inpuisable en ses agencements, pour que nous en jouissions.

    Pour l'artiste, c'est un travail un grand travail ncessaire et naturel. Franois Bayle ne dit-il pas lui-mme, dans son entretien avec Thomas Baumgartner, repris dans le livret de l'dition des 50 ans d'acousmatique : "Pour moi, chaque pice est une question de vie ou de mort." 2

    uvrer : voici sa forge.

    Enregistrer un son et le capter, aid de la machinerie lectrique, saisir ces quelques imperceptibles mouvements d'air, peut tre une intense opration de collecte. Enregistrer un son, pour le compositeur concret, est dj un geste crateur, la manire de celle ou celui qui, depuis toujours, se penche sur le rivage et ramasse un galet ou quelque pice de bois flott. Voici quelques lments premiers qui pourront, par la suite, s'articuler l'instar d'entits des identits ? pleines d'existence, et charges. Il s'agira, ensuite, pour le compositeur, de les intgrer dans un espace, un volume (musical et psychologique), un champ de relations (propre l'mergence d'une potique), et, de l, les images, en toute autonomie, commenceront se multiplier.

    Franois Bayle : "Dans le monde naturel des morphologies, par exemple en regardant la mer se jeter sur la plage et se retirer longuement pour reformer un rouleau, qui grossit et vient nouveau s'crouler sur le sable, on trouve l une forme, dj une mtaphore, un mouvement spatial direct et rtrograde, un modle qu'on peut appliquer l'vnement sonore [/]"3

    Fort de ses nombreux questionnements sur sa discipline concrte (on lira pour

    2 Lire linterview de Franois Bayle dans le Livret du coffret INA-GRM.3 Franois Bayle in L'image de son, technique de mon coute, ibid. p.98

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  • cela ses ouvrages thoriques, comme Musique acousmatique : propositions positions, ou encore L'image de son, technique de mon coute), Franois Bayle pose cette ide potique et vigoureuse que le son est lumire.

    Considrons donc notre tour et la suite du compositeur que le son est lumire : transport au sein d'une chane lectrique qu'il parcourt d'un point un autre, traversant presque instantanment les mandres d'un complexe de cbles, de convertisseurs lectroniques et autres amplificateurs, il apparat nouveau, via ce flot d'lectrons, l'autre bout de la chane lectrique comme s'il avait toujours t l. L'lectricit parcourt les cbles. La vitesse de l'lectricit est proche de celle de la lumire (environ 270.000 km/seconde). N'est-ce pas avec en main une telle sensation de vitesse que le compositeur concret travaille, alors mme que paradoxalement, possdant l'outillage pour couper, monter, mlanger, transformer il ira jusqu' fixer les sons dans leurs agencements pour les donner entendre sur une dure dtermine, pour ne pas dire irrvocable ? Mais le son fix n'a rien de fig. Bien au contraire. Le son fix, la manire d'un film, d'une photographie ou d'une image peinte, dlivre, condition qu'il soit charg d'une vritable potique, ce que seule une image est susceptible d'offrir notre perception : une multiplicit compose d'tres nergtiques qui n'mergent qu'au travers de l'utilisation virtuose d'un support et qui, comme le dit Franois Bayle propos du pouvoir du son enregistr, muent en une force devenue forme audible.

    3.

    Le haut-parleur ( la chane lectroacoustique associ), mdium oblig pour l'art acousmatique, fascine Franois Bayle, mais d'une faon trs particulire : "[/] Ce qui m'a passionn, c'est le vide entre deux haut-parleurs. L'information s'y promne. Il y a une srie d'additions et de soustractions de pression. Cette oscillation me frappe normment, m'inquite et me rend trs attentif."4 Il ne faut pas prendre, je pense, cette rvlation la lgre, car le compositeur nous donne, en une phrase, tout un pan de la vivacit potique de sa musique.

    Une potique de l'espace les grands dplacements d'une matire tout coup brutalise (pour ne pas dire arrte dans l'lan, voire dans la promesse de son dploiement et qui, ds lors, continue son chemin en esprit) ; la bascule souple d'une tendue sur une autre ; un jeu perptuel sur les anamorphoses temporelles tout comme un entrecroisement des vitesses et des registres ; l'invention d'une panoplie de souffles associs une diversit de caractres, 4 Lire linterview de Franois Bayle dans le Livret du coffret INA-GRM.

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  • jusqu' cette sensation improbable (et corporelle tout la fois : coutons par exemple Motion-Emotion ou encore L'Exprience acoustique) de participer, en un vritable face face perceptif, au dploiement d'un phnomne l'allure naturelle

    Une potique la recherche de la lumire comme s'il s'agissait de sortir, par le haut, d'une fort dense (je pense ici tout particulirement Thtre d'ombre et Grandeur nature 1, le premier mouvement de Son Vitesse-Lumire), mais avec cette lucidit, habilement fiche l'angle de notre coute, nous apprenant nous mfier de ces rgions trop loignes de notre milieu habituel, l o nos ailes perceptives pourraient fondre

    Franois Bayle : "Je crois que je fonctionne comme un arbre. Il me faut un cycle solaire pour produire une fleur, un fruit, une graine."5

    L'espace musical de Franois Bayle n'est donc pas uniquement un thtre, quand bien mme il compose avec des fictions qu'il met habilement en scne (je pense la mise en scne des sons dploys en jouant avec l'cran acoustique, particularit que nous propose l'art acousmatique dans son utilisation singulire des haut-parleurs ; cran d'o surgiront "des espaces fictifs, des figures fantmes"6). L'espace musical de Franois Bayle est ouvert sur le ciel. Et ce ciel est dgag et lumineux. Il est un espace de clart. Voil peut-tre pourquoi la potique du compositeur reste essentiellement situe en dehors de cette bote haut-parlante. Trop obstrue, certainement, ses yeux. La force spatiale et nergtique de ses sons semble donc moins destine nous chapeauter (si ce n'tait que cela, nous serions pris au pige d'une jungle touffante, ce qui n'est jamais le cas) qu' nous emmener en ces rgions de l'exaltation o, comme le dit par ailleurs admirablement Rgis Renouard Larivire dans sa prsentation des uvres du compositeur, "les sonorits [/] ne sont plus mouvements dans l'espace, mais effusion prodigue de l'espace lui-mme."7

    4.

    Si la musique concrte, art acousmatique par dfinition, ne peut pas s'affranchir de l'outillage complexe de sa mdiation (la chane lectroacoustique : telle est la scne de son mergence), avec l'uvre de Franois Bayle, nous voici enlacs par une dimension dpassant, pour la majeure partie, la technicit, et ce, jusqu' ce que quelque chose d'absolument vivant prenne corps dans l'espace de notre

    5 Franois Bayle in L'image de son, technique de mon coute, ibid. p. 20.6 Ibid.7 Rgis Renouard Larivire dans le Livret du coffret INA-GRM.

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  • coute, et que nous nous retrouvions arpenter, sans parfois nous en rendre compte, une nouvelle gographie, une gologie complexe, tout comme nous pouvons nous fondre dans une multiplicit d'ascensions ariennes et lumineuses.

    La perception du son enregistr nous propose, vritablement, un renouvellement de notre vision du monde. Et cela passe, simplement et exclusivement, par des uvres.

    Quelques titres (et titres de mouvements) des compositions de Franois Bayle :[/]Espaces inhabitablesGophonieMurmure des abeilles de pierreBouche d'ombreL'inconscient de la formeL'exprience acoustiqueLe langage des fleursEnergie libre, nergie lieEpreuve des flammesTextureLune floueNuit fauveClimatTremblement de terre trs douxClimatEros bleuSon Vitesse-LumirePaysage, personnage, nuageVoyage au centre de la tteLumire ralentieombres blanchesLa fleur futureMorceaux de cielsLa forme du temps est un cercleRien n'est rel[/]

    Affranchie, ds ses dbuts, dun formatage qui aurait pu rapidement vider voire tarir tant ses projets formels que la richesse inoue de sa palette (formatage qui aurait pu tre dict, par exemple, par les lois de l'industrie, quand bien mme il y aurait beaucoup dire de l'influence des supports sur la dure de toute ralisation musicale : en partant du rouleau ou du disque de cire 78 tours, en

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  • passant par le fil magntique, le disque vinyle, la K7 audio, la bande magntique, les supports numriques multiples, jusqu'aux mmoires informatiques qui nous ouvrent aujourd'hui la possibilit d'enregistrer et de diffuser des dures infinies), la musique concrte dploie une myriade de stratgies compositionnelles et stylistiques lenvergure sans cesse grandissante et dont Franois Bayle est lun des acteurs majeurs. A couter son uvre en entier, il ne semble exister quun seul grand parcours. Un arc. Comme tout artiste de premier plan, Franois Bayle ne tisse qu'une unique et mme toile, et chaque composition, chaque priode d'criture nous donne un clairage nouveau sur la globalit de son travail. Peut-tre est-ce pour cela qu'aujourd'hui son utilisation de la bote haut-parlante s'est ouverte, dfinitivement, et fraye aux portes du non figuratif : nous voici doubls par un entrelacement de forces qui rayonne et nous emporte au-del de l'abstrait et du concret, la manire, peut-tre, d'une image idale qui serait comme tombe du ciel. J'ai parl, propos de la musique concrte d'Eliane Radigue, d'un silence qui nat lorsque l'uvre est sa plnitude, et ce, au sein d'un rseau de forces mles. Pour revenir ce vide entre les deux haut-parleurs que Rgis Renouard Larivire souligne, en insistant sur cette "bance" intrinsque la situation acousmatique (couter sans voir : "l'inconfort fondamental", prcise-t-il), d'o tout peut surgir, je pense, l'coute de la musique de Franois Bayle, que cet espace peut aussi tre la place laisse vacante pour celui qui coute, lorsqu'il se situe au sommet d'un triangle perceptif devenu son assise, ainsi que pour toute tte coutante lorsque de la sorte poste, elle s'ouvre un silence plein d'une surprenante tonicit. La tte de celui qui voit, de celui qui sait et de celui qui, enfin, par un tel art rvlateur de formes et de forces, entend.

    Si cette place existe, encore faut-il que le compositeur concret ne la comble pas jusqu' la lie. C'est ce que ralise magnifiquement Franois Bayle. Dans son uvre musicale, c'est sous forme d'une invitation que cette place vacante se manifeste une gnrosit artiste ? au mme titre que cet appel des anciens dont je parlais un peu plus haut : en toute ncessit.

    et 5.

    Il est important de visualiser le compositeur concret manipuler, microphone en main, ses corps sonores, tout comme de le suivre arpenter tel ou tel paysage, comme un peintre va sur son motif, ou encore de l'observer, revenu au studio, faonner avec les potentiomtres de sa table de mixage l'allure ou la morphologie d'un pan entier d'entits sonores. Le compositeur concret travaille sans cesse au contact de la palette de ses sons. Il les enregistre. Il les coute et

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  • les coute encore. En cela, il est toujours l'afft d'une manifestation. Il est la recherche de ce qui, dans un son (ou un complexe de sons), et pass le filtre de l'coute haut-parlante, continuera d'exister au plus haut de cette mme manifestation comme la promesse d'un dploiement. Car l'essence d'un son enregistr se situe dans un au-del de l'coute plutt que dans son unique matrialit : voici sa force une force d'image.

    Le compositeur concret fabrique lui-mme ses sons. Il convoite exclusivement ce que pourra lui donner tel ou tel corps sonore afin d'obtenir, ds les premiers tournages sonores, des entits ou des agencements complexes perus en tant quimages et surtout chargs d'une nergtique sensuelle bien souvent situe, trangement, hors du champ frontal de l'coute il y aurait, selon Franois Bayle (voici l'un des traits essentiels de son art et de l'art acousmatique en gnral), un vritable hors champ imaginaire de l'coute haut-parlante, au sens o tout son, fabriqu pour cette coute singulire transporte, au travers de son aura (dans la potique de Franois Bayle nous pourrions dire : sa lumire), ce quelque chose qui l'a fait ce presque rien aurait dit Luc Ferrari l'tincelle qui lui aura permis d'exister et qui parfois rayonne aux dpens de l'intention premire du compositeur lui-mme. Mais il aura su faire un choix, soyons-en sr, dans un tel ventail de possibilits.

    Un son enregistr, au del de sa ralit plastique tangible, dlivre (ou pas) une force d'image. Franois Bayle compose avec ces forces. Il manipule de telles entits qui conserveront leurs caractres, et ce, quels que soient les alas de la diffusion lectroacoustique. Car les images de sons ne se manifestent "ni l ni maintenant" : elles existent dans cette relation diaphane qui nous relie elles et sur l'effet qu'elles nous font. Au finale, de la sorte insaisissables, les images de sons vivent intensment dans notre coute, au sein d'un espace "plus rel que la ralit."8

    Franois Bayle : "Ecrire le son, c'est le capter et le tenir. La captation du son, c'est tablir un grand maintenant, dans lequel il n'y a plus d'avant, plus d'aprs."9

    Il ne s'agit donc pas, l'coute de l'uvre de Franois Bayle, d'prouver uniquement des sensations cintiques. Il s'agit plutt de s'en servir pour jouer et jouir, mains nues, de ce qui fait la richesse d'une potique : une danse avec un corps qui possderait une infinit de bras, de jambes, et mme de ttes. Un corps multipli. Un corps en croissance, nous dit encore le compositeur. Un corps capable d'observer le monde dans ses dtails et la vivacit de ses lumires sans

    8 Franois Bayle in L'image de son, technique de mon coute, ibid. p. 89.9 Lire linterview de Franois Bayle dans le Livret du coffret INA-GRM.

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  • cesse changeantes.

    Un corps de clart, ouvert sur le grand dehors.

    Et c'est bien grce ce vide fulgurant d'o tout respire que l'auditeur, positionn dsormais au centre dun inpuisable gyre perceptif, comprend que l'artiste qui a uvr l'a fait pour lui, coutant solitaire, au sens o tous nous sommes l'oreille dont le compositeur a besoin pour se retrouver, vritablement, face lui-mme et vers la lumire, tout en nous donnant, justement, le meilleur de lui-mme, et au finale, autre-chose que lui-mme.

    Lionel Marchetti

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