fleurs champetres - barry, robertine

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  • Robertine Barry (Franoise)

    Fleurs champtres

    BeQ

  • Robertine Barry (Franoise) (1863-1910)

    Fleurs champtres nouvelles

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection Littrature qubcoise

    Volume 81 : version 1.2

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  • Robertine Barry, mieux connue sous le pseudonyme

    de Franoise, a t lune des premires femmes journalistes au Qubec. Elle a collabor notamment La Patrie, o elle tait charge de la premire page fminine. Elle a fond son propre magazine, une revue bimensuelle, Le Journal de Franoise, qui paratra jusquen 1909, et sera toujours trs populaire. Grande confrencire, elle a collabor plusieurs publications. Les nombreuses chroniques quelle a crites ont t runies en recueil ds 1895. Un prix de journalisme a t cr en son honneur par lInstitut canadien de recherches sur les femmes.

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  • Fleurs champtres

    selon ldition de la Cie dimprimerie Desaulniers, Montral, 1895.

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  • Prface Jai toujours eu les prfaces en horreur et cependant,

    je me surprends en crire une. Mais jai cru que ce petit bouquin avait besoin dtre prcd dun mot dexplication, et cest l mon excuse.

    Lodeur du terroir quexhale ce recueil de nouvelles est fortement accentue et pourrait sembler exagre ou surcharge peut-tre, si je ne me htais dexpliquer que jai voulu recueillir en un faisceau dhistoriettes, les traditions, les touchantes coutumes, les naves superstitions et jusquaux pittoresques expressions des habitants de nos campagnes avant que tout cela nait compltement disparu. La plus grande partie de ma vie stant coule prs de la Terre, de la bonne, saine, belle et verte terre comme le disait le gnie disparu qui fut Guy de Maupassant, jai eu lavantage de peindre sur le vif, ces scnes rustiques dont la fidlit et lexactitude des tableaux sont le seul mrite.

    Si mes petites Fleurs champtres font connatre et aimer aux habitants des villes les moeurs simples et douces de nos campagnes, si elles voquent dans lme de ceux qui y ont demeur un souvenir mu des beaux

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  • jours dautrefois, cest plus quil ne men faut pour ma rcompense.

    FRANOISE.

    Avril, 1895.

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  • Le mari de la Gothe

    Jai vu beaucoup dhymens : aucuns deux ne me tentent :

    Cependant des humains presque les quatre parts

    Sexpriment hardiment au plus grand des hasards ;

    Les quatre parts aussi des humains se repentent.

    Fable de La Fontaine. Quel temps crasant ! Nous allons avoir de la

    pluie, cest sr. Sitt dit, sitt fait. Une large goutte vient de

    tomber sur mon nez. Dieu sait comme nous allons tre arroses !

    Excellente raison pour se hter de chercher un abri. Ce petit chemin de travers conduit la demeure de la mre Madeloche, notre plus proche voisine. Suis-moi vite et nous y serons avant lorage.

    Ctait par une forte chaleur de juillet. Le soleil avait dard ses brlants rayons avec une

    ardeur telle quon aurait pu se croire aux jours de Phaton rasant la terre au risque de lembraser. Lourde, touffante tait latmosphre, et les poumons rendaient

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  • avec effort lair quils aspiraient. La terre, enfivre, avait soif deau, de fracheur, de rose ; les plantes, recouvertes dune paisse poussire, avaient perdu leur verdeur printanire et paraissaient fltries avant le temps.

    Subitement le temps sassombrit et, du fond de lhorizon, montrent des nuages menaants. Le grillon cessa son cri-cri sous lherbette, comme loiseau son chant dans les bois. Dans les prs, les animaux sveillaient de leur torpeur et regardaient au loin, inquiets, dans lattente dun vnement pour eux inconnu, tandis que leur langue rugueuse pendait, haletante.

    la campagne, o lon entend dordinaire plutt les voix de la nature que le bruit des hommes, lheure qui prcde la tempte est une heure solennelle.

    Et quand tout se tait, les insectes, les oiseaux, que la brise ne murmure plus dans les feuilles, un grand silence se fait, majestueux, troublant comme le recueillement qui devra prluder la fin de toutes choses cres, la dissolution des lments.

    Tout coup, lorage clate, violent, terrible, comme une colre longtemps contenue. Le vent recouvre sa voix, mais ce nest plus le doux trmolo des feuilles sous la rame. Il se lve en longs sifflements, chtiant ces mmes arbustes quil caressait tout lheure : le

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  • grand matre na plus damour. Les frles saules ploient et demandent grce : courbs et pleurant, ils ne rsistent plus, tandis que le peuplier indomptable lance encore aux nues son insolent dfi.

    Lorage se dchanait dans toute sa force au moment o les deux jeunes filles, qui venaient dchanger le petit dialogue qui prcde, atteignaient en courant une maison basse et longue toit pointu, blanchie la chaux, aux pais contrevents soigneusement retenus aux murs par des charnires en cuir.

    Une femme dj dans lge, droite encore en dpit des annes, vint rpondre aux coups presss des promeneuses. Elle tait vtue dune robe dtoffe du pays de couleur sombre et une cline blanche larges garnitures ne cachait qu demi ses cheveux grisonnants ; un tablier de coton carreaux bleus et blancs compltait sa toilette.

    La mre Madeloche eut un bon sourire de bienvenue en reconnaissant Louise Bressoles, fille dun riche propritaire du village, quelle avait connue tout enfant.

    Entrez, entrez, mesmzelles, dit la bonne vieille. Queu temps pour des chrquiens dtre dehors quand y mouille comme a !

    Cest terriblement beau, dit Madeline, sattardant sur le seuil de la maison contempler les ravages de

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  • louragan. Qui aurait prvu ce bouleversement, il y a quelques minutes ? On a souvent compar aux vents des passions...

    Entre vite, cria Louise, tu feras de la philosophie tout ton aise, bien abrite sous le toit hospitalier de la bonne mre Madeloche.

    Entrez, entrez, mamzelle, vous allez tout maganner votre belle robe et vous mettre trempe comme une navette. Cest un orage qui sera ben meilleur pour le grain et qui va faire minoter les pataques, allez ! Assisez-vous. Cest pas souvent quon a lagrment de votre compagnie.

    Merci, mre Madeloche. La sant va toujours ce que je vois. Voici ma cousine Madeline, dont vous avez connu la mre, ma tante Renaud, avant quelle aille demeurer Qubec.

    Comment, madame Renaud ? Une bonne petite dame si avenante ! Elle qui avait toujours la tte pleine de saluts et que jai berce dans son ber quand alle tait toute petite. Si cest-y Dieu possible que cte grande demoiselle-l, cest sa fille ? a fait vieillir, allez !

    Cependant, vous tes encore toute gaillarde, la mre, comme lge de vingt ans.

    Sont-y charadeuses un peu ces demoiselles des villes, rpondit la vieille, intrieurement flatte du

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  • compliment. Jaurai soixante-dix ans vienne le mois des rcoltes, et dpuis la mort du dfunt, jsus pas vigoureuse comme avant, y sen manque.

    Tout en parlant, la bonne femme avait repris sa quenouille charge de lin, dont elle passa le manche dans la ceinture de son tablier et le fil se mit fuir entre ses doigts agiles.

    Comme cest joli un rouet ! et comme jaimerais mieux filer que travailler nos ternelles broderies, exclama Madeline. Mais que faites-vous donc l, mre Madeloche ? ajouta-t-elle, comme la vieille promenait son fil sur les petits tenons de fer formant des pointes allonges et recourbes leur extrmit suprieure.

    Je remplis lfuseau gal tout du long ; si je ne changeais pas le brin de place sur les dents des ailettes, le fuseau, voyez-vous, ne semplirait que dun bord.

    Et cette grosse vis en bois au bout du rouet ? a mamzelle, cest la chambrire qui rgle le fil

    pour ne pas le laisser aller ni trop dru ni trop court ; quand le rouet avale trop jla serre ou jla desserre au besoin. Lannoi, cest la petite roue au bout du fuseau ous quon fait prendre la corde qui fait rvirer la grande. Icite, ous que jmets le pied, cest la marchette qui met tout a en mouvement. Et cte petite cuelle en bois, plante prs de la chambrire, a sappelle la

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  • gamelle ; vous voyez, il y a encore de leau dedans, cest pour glacer la chane de temps en temps.

    Bien intressant, mre Madeloche. Et comment appelez-vous cette petite tournette ct de vous, l ?

    M ! un dividou, ma chre demoiselle, un dividou pour y mettre la fuse quand alle est file. H ! mon sauveur ! comme a chang ! De not temps, une fille aurait pas pu trouver se marier, mme les plus grosses demoiselles, sans savoir conduire son rouet comme i faut.

    * * *

    Lappartement, o les jeunes filles et la mre

    Madeloche se trouvaient runies, tait une vaste pice formant le corps principal du logis, et servant la fois de salon, de salle manger, de chambre coucher et de cuisine.

    Figurez-vous des murs blanchis la chaux, des plafonds traverss par de grandes poutres ; de longues perches accroches transversalement ces poutres et servant de schoir ; une longue table de sapin blanc, le lit dans un coin, recouvert dune courtepointe aux couleurs varies et entour de rideaux bien blancs, la tte duquel se trouve une fiole pleine deau bnite

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  • attache par un cordonnet de laine un clou. Prs du lit, un grand coffre, le sige prfr des

    amoureux, quelques pauvres chaises, et vous avez, peu dexceptions prs, lintrieur des maisons de nos cultivateurs.

    la place dhonneur, bien en vue, sur un carr de papier peint ou dun journal fortes enluminures, est suspendue la croix de temprance, toute noire et tout unie, svre dapparence, comme les engagements quelle rappelle. ct de la croix, une grosse branche de buis bnit encore pare des fleurs de papier bleu, blanc et rouge qui lornaient au dimanche des Rameaux.

    Dans la chemine tout enfume, sur les cendres demi teintes, une chaudronne de pommes de terre achevait de bouillir pour le repas du soir. Le dressoir talait les assiettes de faence bleue, bien alignes et luisantes comme une fine porcelaine.

    Prs de la porte, sur un petit banc, deux grands seaux de forme oblongue, les habitus de la fontaine creuse tout prs du jardin potager, derrire la maison.

    De cet intrieur se dgage une odeur de pain cuit sous ltre, de branches de sapin dont on frotte le plancher et do monte encore un parfum de fort qui embaume...

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  • Tout a un air simple et rustique bien en rapport avec les moeurs primitives et la nave simplicit des habitants de nos campagnes.

    * * *

    La pluie tombait toujours, fouettant les vitres avec

    rage ; par les fentres mal jointes, leau filtrait jusque sur le plancher.

    Croyez-vous que lorage dure longtemps, la mre ?...

    Non, mamzelle, y a une claircie dans le sorouet ; mais tout de mme, la semaine va tre tendre, car lvangile sest farm au nord, dimanche dernier. Hol ! la Gothe, viens servir ces demoiselles de la crme et du laite. Cest tout ce que jai vous offrir, m cest donn de grand coeur.

    lappel de la mre Madeloche, un pas lourd se fit entendre et celle quon appelait la Gothe descendit reculons lchelle du grenier. Ctait une robuste gaillarde denviron trente ans, la mine grasse et rjouie. Elle savana en saluant gauchement, riant avec bonasserie aux questions amicales de Louise, chez qui elle avait t servante pendant plusieurs annes.

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  • Vous tes avec votre grand-mre maintenant, la Gothe ? Cest moins fatiguant que daller en service, je suppose ?

    Oh ! jvas mengager encore, mais cte fois-cite, cest la longue anne, reprit la Gothe, en dcouvrant une range de dents larges et paisses.

    Que veut-elle dire ? interrogeaient les yeux de Madeline, en regardant son amie.

    Vous allez vous remarier ? demanda Louise traduisant ainsi, pour le bnfice de la citadine, lexpression bizarre de la Gothe.

    Oui, eune folie ! grommelait la grand-mre, comme si alle stait pas fait assez battre dj avec son vieux.

    Ah ! ben, de la peau de femme on en verrait daccroche partout quon se marierait toujours.

    Vous navez donc pas t trs heureuse avec votre premier mari, ma pauvre femme ?

    La vieille se chargea de rpondre : M, i ne la pas prise en tratre, mamzelle. Le

    pre Duque, son dfunt, avait dj fait mourir deux femmes de cruyauts et de misres : on y a dit a ben des fois, mais alle voulait couter personne et elle la mari malgr Dieu et ses saints.

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  • Badame ! si a navait pas t moi, cen eusse t un autre !

    Comment, exclama Madeline, mais vous ntiez pas oblige de vous sacrifier pour une autre ?

    Ctait ma destine, rpartit la Gothe en haussant les paules.

    Le dernier mot tait dit. Comment se fait-il que le fatalisme soit si

    profondment enracin chez nos paysans ? La destine, cest la grande chose qui explique tout, qui clt toute discussion, qui console de tout. Un malheur est-il arriv ? On ne parle pas des moyens qui auraient pu le prvenir, on ne songe mme pas se prcautionner pour lavenir, tout est rsum simplement par : ctait la destine.

    Inutile de sopposer telle dangereuse entreprise ; si le destin le permet, lauteur en reviendra sain et sauf ; sinon, rien ne saura le garder du danger, il faut que son sort saccomplisse.

    Qui pourrait dire quils ont compltement tort ? Malgr le grand combat qui sest livr entre le fatalisme et ce sens intime tmoignant dune libert absolue dans toutes nos actions, qui peut affirmer que ce dernier soit victorieux partout ? Il est des vnements indpendants de la volont, prvus de toute ternit et dont les vaines

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  • prcautions humaines ne sauraient empcher le dnouement.

    Tout en parlant, la jeune veuve avait recouvert la table dune nappe de toile, orgueil de la mnagre canadienne, rude au toucher, il est vrai, mais dune blancheur immacule. Puis, tranant ses pas jusqu la laiterie, elle en revint bientt avec deux grandes terrines de bon lait frais, recouvert dune crme paisse et apptissante ; et soulevant le couvercle de la huche, elle en retira un pain norme, croustillant et dor, quelle coupa ensuite en larges chanteaux pour les deux jeunes filles.

    Mangez votre rfection, mes belles demoizelles. Et reprenant son tricotage en se rasseyant : Oui, continua-t-elle, comme si cette heure de

    tempte avait rveill dans son me le souvenir de ses jours orageux, quil y en a des hommes mauvais ! cest moi qui connais a ! Ben souvent que le mien ma fait des bleus sur les bras et sur tout mon corps. I mmassacrait de coups ; ben souvent quy ma cogn la tte amont le mur et quy ma renferme dans son grand coffre sans me donner manger. Sainte bnite ! comme on peut faire ptir une pauvre femme sans la faire mourir ! jpeux ben ldire cte heure que cest faite...

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  • Avec a quy tait jaloux comme un pigeon, repartit la grand-mre.

    Comme jlhaguissais ! comme jlhaguissais ! reprenait la Gothe, tandis quune lueur fauve sallumait dans ses grands yeux ples.

    Une rage sourde semparait de tout son tre et la secouait au souvenir de ses douleurs passes. Cette figure, si placide tout lheure, se revtait dune expression menaante ; ses narines senflaient et frmissaient sous lempire dune puissante motion ; cette bouche, qui souriait si batement, se crispait maintenant et les longues aiguilles de son tricot sentrechoquaient brusquement entre ses doigts nerveux. Les annes, la mort mme, navaient rien fait oublier, tant lpreuve avait t cruelle, et les paules saignaient encore sous le joug de ce dur esclavage.

    Peut-tre tait-il sous linfluence de la boisson et pas toujours responsable de ses actes, dit Louise, qui sentait un vague besoin dexcuser une brutalit si froce.

    Non, rpondit durement la Gothe. Jaurais donn avec plus de contentement tout largent de ma ggne pour quil se saole, parce quil tait toujours meilleur pour mo quand y avait un coup dans la tte. M, jcr que la mauvaiset et le plaisir de mmartyriser lempchaient de se mettre en train, vu que je pouvais

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  • me sauver dans ces escousses-l et qui voulait jamais mavoir plus loin que la longueur de son bras.

    Combien dannes a dur ce supplice ? Huit ans, mamzelle, huit ans qui ne finissaient

    plus le servir, travailler pour lui et endurer toutes sortes de cruyauts. a ty t long ! a ty t long, bnite Maria ! On nen meurt pas, pi cest toute. Cest lui qui est mort avant, l, tout dun coup, sans avoir le temps de srecommander au bon Dieu ni personne. Il tait assis dans la grande chaise, prs du fouyer, et en se penchant pour prendre un tison pour allumer sa pipe, i ne sest plus rlev. Quand Toinette, la fille du premier lit, sen a-t-aperue, i avait dj les mains et les pieds, sous lrespect que jvous dois, frettes comme une belle glace et i ne gigottait pu que dun oeil. On a couru au prtre vite et vite. Comme M. lcur sen rvenait la course pour y donner lextramonction, y a fallu que ctentremetteux de Jacques Bonsens aille y dire la porte que le dfunt tait fini. M. lcur y a dit comme a : Malheureux, pourquoi que tu mas dit a ? Et y a rvir sur ses pas : i aurait pu au fin moins lconfesser.

    Comment aurait-il pu le confesser, puisquil tait mort ?

    M, est-ce que vous ne savez pas, mamzelle, vous si bien duque, que du moment quun homme nest point mort quand M. lcur laisse son presbytre

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  • pour aller le voir, qui a toujours lpouvoir de le faire rvenir assez longtemps pour entendre sa confession ? Seulement i faut point dire au prtre qui est mort, parce que dans ce temps-l, i peut pu rien faire.

    Avez-vous eu peur de votre dfunt mari ? demandait curieusement Madeline que cet trange rcit intressait vivement.

    Non, rpondit-elle rageusement. Celui qui ltenait ous qui tait de laut ct ltenait ben, je vous lassure... M. lcur voulait que jy fasse dire des messes, mais jle connaissais mieux que lui, et jsavais ben que ldfunt tait si entt qui ferait son temps sans sfaire aider de personne, dmo surtout.

    La pluie avait cess de tomber. Quelques nuages, chasss par le vent, couraient encore a et l travers le firmament, mais le soleil frais et radieux, au sortir de son bain, envoyait gaiement la terre, du bout de lhorizon, son dernier baiser avant de sendormir.

    tiez-vous la maison quand mourut votre mari ? demandait encore Madeline.

    Non, je lavais au battoite la petite rivire... a ma fout une tape, allez ! quand on vint mdire que ldfunt tait trpass... M, jpeux ben dire, ajouta la Gothe, retrouvant tout coup son gros rire niais, que a t la dernire qui ma donne !...

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  • Le baiser de Madeleine

    Il en est de lamour comme des litanies

    De la Vierge. Jamais on ne les a finies.

    A. De Musset. Elle lui avait promis de lembrasser au Jour de lAn. la Notre-Dame, quand on avait prsent le

    bouquet Baptiste Dumont et Sophie, sa femme, il y avait eu grande fte, grand bruit et grand rassemblement.

    Toute la jeunesse de St. Paul sen tait donn cur joie jusqu la pointe du jour et lorsquau moment de se sparer, Pierre, qui venait dapprendre de la bouche mme de Madeleine que ses voeux taient agrs, Pierre, un peu gris par les rondes et le grand il flamboyant de sa belle, avait voulu mettre un baiser sur ses joues fraches et roses. Prestement Madeleine se droba ltreinte et dun ton rsolu :

    Non ! Pierre, non ! Aujourdhui, ce serait mal, m, au Jour de lAn, tout le monde sembrasse...

    Et ctait aujourdhui le premier janvier.

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  • Madeleine stait couche la veille avec une crainte vague, une douleur sourde au cur, qui empoisonnaient cette flicit rve du premier baiser, si pur, si chaste, quon peut se le rappeler toujours sans jamais rougir.

    Le soir de la minuit, elle avait accept pour revenir la maison, lescorte du jovial Pitre, le fils du maire, qui, la porte de lglise, lui avait dit si galamment :

    Mamzelle Madeleine, jpourrais-ti vous piloter jusqu chez vous ?

    Vainement la pauvre enfant avait cherch du regard parmi la foule compacte, attroupe sur le perron, celui-l seul quelle et choisi pour compagnon de route, mais aucun visage ami ntait venu rencontrer le sien.

    Personne ne se dtachait du groupe pour venir la rclamer, et malgr son attente anxieuse, ses hsitations, disons mieux, ses regrets il lui fallait accepter le bout de reconduite offert par le gros Pitre.

    Allons, fillette, allons ! avait dit le pre, qui prenait dj les devants avec sa robuste moiti, dpche, dpche, cest point lheure de fafiner.

    La grande route longeait pendant quelques arpents, le modeste cimetire rural, et puis, brusquement, le chemin tournait tout coup pour senfoncer, droit comme une flche, entre deux ranges de maisons bties irrgulirement, parpilles, a et l, dans les

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  • grands champs. Ctait l, ce coude, que, revenant en toute hte

    avec une lanterne emporte pour elle, sans doute, Pierre devait croiser Madeleine. Dans sa prcipitation il lavait heurte rudement : puis, quand il lavait reconnue, quel regard de douloureuse surprise, de reproche, et enfin de colre, elle rencontra ce soir-l, au coin tournant du cimetire.

    Si au moins, javais pu le revoir, se disait-elle, lui expliquer tout, il maurait mieux comprise...

    Rien, rien. Depuis la rencontre fatale Madeleine navait point revu Pierre.

    Un violent accs de toux avait rendu plottes les joues roses de la jeune fille, en la condamnant garder la maison toute la semaine... Il fallait donc abandonner lespoir de le revoir la grandmesse le dimanche.

    Et voil comment, au matin du premier janvier, le cur de Madeleine, agit de sentiments divers, battait rompre sous son corsage rouge carlate.

    H donc ! dit sa mre, surveillant les apprts de sa toilette, pourquoi ne mets-tu pas ta robe de mousseline franaise toute neuve ? Quand on trenne le premier de lan, a porte chance, tu sais, pour tout le reste de lanne.

    Jla mettrai bett, dit Madeleine, avec embarras,

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  • jai peur dla savater... Ctait avec cette robe rouge quil lavait aime la

    veille du 8 dcembre. Peut-tre en la retrouvant aujourdhui comme elle tait ce soir-l, oublierait-il son infidlit apparente, lors de la Minuit ? Sa colre fondrait sans doute en la voyant si jolie.

    Mais sil nallait pas venir ! Cette pense seule la faisait dfaillir. Et ce baiser quelle avait promis et stait fait fte de lui donner, sil allait le ddaigner, quelle honte !

    Dj tout est en mouvement dans la maison : les petits commencent se promener avec des cris de joie, comparant, admirant, pleins de reconnaissance au petit Jsus pour les cadeaux dont il a rempli leurs bas de grosse laine.

    Bien sr ces grosses pommes, veines de rouge, venaient en droite ligne des vergers du paradis, mais ces btons de crme ressemblaient merveilleusement ceux que les cavaliers de Madeleine avaient lhabitude de jeter dans son tablier.

    La maison est propre, bien range ; les ustensiles de cuisine, tous frotts, reluisent comme de largent au mur o ils sont suspendus.

    Une grosse chatte ronronne doucement sur la pierre du foyer, les yeux demi-ferms, avec un sentiment de

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  • bien-tre, dans cette chaude atmosphre encore tout impreigne du fumet dlicieux des festins que lon y a prpars la veille.

    Bien quil soit encore de fort bonne heure, puisque lon sclaire la lueur des lampes, les visiteurs sont attendus dun moment lautre.

    Il en est mme qui commencent la tourne des parents et des amis immdiatement aprs le coup de minuit.

    Dj lon attend au dehors les tintements joyeux des clochettes ; les claquements stridents du fouet dans la main des robustes maquignons, des rumeurs de voix qui rsonnent dans lair matinal.

    Puis, un grand bruit de carrioles devant la porte qui souvre toute grande pour recevoir les nouveaux arrivants.

    Ce sont les fils, les brus et les petits-enfants de Baptiste Dumont qui viennent souhaiter la bonne anne aux vieilles gens.

    Entrez, entrez, crie Baptiste Dumont, je vous la souhaite bonne heureuse, mes gars, et lParadis la fin de vos jours !

    La porte est reste toute grande ouverte. Tous sy engouffrent bruyamment ; les hommes dabord, avec leurs normes capots de chat sauvage, serrs aux reins

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  • par leurs ceintures flches et tenant encore dans la main gauche le fameux fouet dont la mche retombe maintenant sur le plancher.

    Les femmes, la tte recouverte de tarse en velours, large bordure de vison, tiennent dans leurs bras dinformes paquets, dont on souponne le contenu bien que le volume soit exagr par le nombre des courtes-pointes qui servent denveloppes. En effet, les vagissements ne tardent pas confirmer la prsence de bbs au maillot.

    Du cabinet voisin accourt un groupe denfants et dun commun accord ils se jettent genoux. Lan, prenant la parole au nom de tous les membres de la famille, sollicite la bndiction paternelle.

    Baptiste Dumont te respectueusement sa tuque de laine grise et au milieu dun religieux silence, trace un grand signe de croix sur ces fronts inclins.

    Ensuite, on sembrasse la ronde avec de grands clats de voix et de bons rires. La mre Dumont, dj plusieurs fois grandmre quarante-cinq ans, alerte et pimpante, en deux tours de main a dbarrass les visiteurs de leurs paisses couvertures.

    La chatte, que cette invasion a arrache sa douce somnolence, sest rfugie sur le haut de larmoire ; le dos en arc, le poil hriss, elle surveille, entre deux

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  • pains de sucre, les scnes diverses du premier jour de lanne.

    Ousquest Madeleine, demandent quelques voix ? Alle est point ben vigoureuse, dit la mre Sophie

    avec un soupir. Ce qui ne limpose point de vaquer dans la maison. Mme quelle ma aid fricoter toute cette semaine. Cest un gros rhume quelle a-t-attrapp quand on a fait boucherie.

    Cte jeunesse, dit le pre Baptiste en abaissant sur son bougon de pipe son capuchon en ferblanc perfor, cest imprudent ! On dirait que a cherche leur coup de mort !

    Madeleine fait enfin son apparition. Il y a une telle explosion de joie en la voyant, les souhaits sont si sincres, si spontans, la gaiet est si vive et si franche sur toutes les figures quelle est contagieuse, et son pauvre cur se reprend esprer plus fort que jamais.

    Non, il est impossible que le malheur la frappe en un jour comme celui-l.

    Les bouteilles sont dj sur la table. Du whiskey blanc pour le sexe fort ; de la liqueur de peppermint et des bons sangarees pour les femmes.

    Les croquignoles, gnreusement saupoudres de sucre blanc, qui dormaient dans les jarres en grs sous le grand lit dans la chambre de compagnie, sont

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  • arraches leur cachette et sempilent sur la table. On donne aux enfants de grosses galettes, bourres danis, la crote brune et bien glace, quils lchent avidement avant de les entamer.

    On trinque avant le djeuner, on trinque aprs, on trinque tout le long du jour enfin, avec les amis, les connaissances qui viennent souhaiter la bonne anne.

    Le Jour de lAn, les libations sont permises, et comme le dit pittoresquement Baptiste :

    Aujourdhui, vous savez, les amis, on ne mouille pas la croix.

    Cest--dire quen cette occasion exceptionnelle, on ne croit pas manquer aux obligations de la croix de temprance en prenant un ptit coup.

    Tout le jour, ce sont des alles et venues continuelles. On entre en groupes de cinq, six et mme davantage. On se fait des accolades la ronde ; la frache cline de Sophie en est toute fripe. Et dans la bouche de chacun on entend le vieux souhait dont personne na song changer la nave tournure :

    Bonne et heureuse anne ! Madeleine sest place prs de la porte, pour voir

    plus vite son beau Pierre quand il entrera... sil entre. Chaque coup de gros marteau lui retombe affreusement sur le cur. Cest peine si ses jambes la supportent

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  • pour aller au-devant des nouveaux venus. Un un, elle les regarde passer devant elle, et

    chaque fois, elle retombe sur son sige, plus brise, plus cruellement dsappointe.

    Par moments, le sang monte en jet jusqu ses joues singulirement creuses depuis le matin et plus blanches quun suaire ; des sueurs froides mouillent jusqu la racine de ses cheveux blonds.

    Mais elle est brave jusquau bout. Elle force ses lvres crispes se dtendre dans un sourire, et ses yeux brillent avec dautant plus dclat que la fivre y a allum dtranges lueurs.

    La toux la reprise plus dchirante et plus opinitre. Sa respiration sifflotante ferait mal entendre si elle ntait couverte par le bruit des voix, le cliquetis des verres qui sentrchoquent avec tant dentrain.

    Cest fini maintenant, elle la assez attendu. Cest assez souffrir.

    Quand mme il viendrait encore, elle lui refuserait, l, devant tout le monde, ce baiser quelle lui avait promis.

    Et elle court sasseoir dans un coin de la vaste cuisine, sur le grand coffre, o elle se trouve dissimule dans la pnombre des grands rideaux de lit.

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  • Allons, disait encore le pre Baptiste, aux anciens amis, qui sapprtaient prendre cong de lui, il ne sera pas dit que vous partirez de chez Baptiste Dumont, rien que sur enne jambe, venez prendre un autcoup.

    ... Il est prs de six heures ; les visiteurs se font plus rares, moins nombreux.

    Aprs le souper, chacun veille en famille, de sorte quil ne faudra plus attendre personne.

    Qua-t-on fait de la jolie Madeleine qui dansait si lgrement la fte de la Notre-Dame ? Comment quelques heures ont-elles suffi pour ravager son frais visage et marquer ses beaux yeux doux et tendres, dun cercle si noir ?

    Elle se sent si malheureuse quelle voudrait mourir. Des sanglots, quelle dissimule mal dans des accs de toux, montent jusqu sa gorge. Son imagination nerve, surexcite lui montre Pierre auprs dune autre, de la petite Clairette, peut-tre, qui a dj tant jalous son bonheur.

    Son beau rve damour finit avec laiguille qui doit marquer six heures au vieux coucou : Et de tout ce beau rve, il ne lui restera plus quune horrible douleur au cur, un vide immense au cerveau, les sensations de brlures et dagaants frissons que produit la fivre courant dans les veines...

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  • Dsespre, elle se prit pleurer et dtournant ses yeux toujours fixs sur la porte, elle enfouit son front brlant et sa jeune tte blonde dans les blancs rideaux du lit.

    ... ce moment, quelques retardataires firent irruption dans la vaste cuisine.

    Lun deux se dtachant de ses camarades, autour desquels sempressaient les matres de la maison, savana tout droit dans le coin o la pauvre Madeleine se sentait mourir.

    Madeleine, dit-il dune voix mue et tremblante, jai voulu ne pas venir, tu sais, cause de Pitre... jai pas pu. Veux-tu encore me souhaiter la bonne heureuse ?

    Et elle, oubliant, comme oublient les femmes, toutes ses angoisses, toutes ses douleurs, trouvant encore dans son cur un gnreux pardon pour lavoir tant fait attendre, tendit ses lvres pour le baiser promis.

    La prenant dans ses bras, bien doucement, bien tendrement, Pierre dit gaiement, dune voix qui dissimulait mal son motion :

    Beau-pre, quand irons-nous chez msieu lcur mettre mon premier ban avec Madeleine ?

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  • Trois pages de journal

    Longue est sa mort, et ferms sont ses yeux lourds. Allez, allez en paix, vents ails !

    Vieux pome espagnol. 18 juillet. Je broie du noir depuis trois jours. Comme cest horrible, cette sensation qui vous serre

    le coeur, vous suffoque, vous touffe sans que vous puissiez au juste la dfinir.

    On dirait quun grand malheur a pass dans la vie, que demain, demain, demain encore, tous les lendemains, on subira, au rveil, cette mme impression douloureuse et irraisonne ; on ne veut point reconnatre que ce spectre matinal est l, parce que cest l quil a t laiss la veille.

    Cela me rappelle Lucie Devery, cette jeune amie dont le mari est mort si tragiquement. Quand elle avait enfin pu sendormir, ce ntait que pour se rveiller toujours trop vite, en murmurant dans un demi-sommeil :

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  • Mais quai-je, mon Dieu ! quai-je donc que je ne puis dormir !

    Cest au chevet de son lit, que je compris cette treinte de la douleur, semparant des facults encore assoupies et les tourmentant jusque dans leur inconscience.

    Mais moi, je suis folle. Je nai rien, rien et cependant je ne puis me

    dbarrasser de cette impression pnible que donne seule une grande souffrance ; jai pens quen crivant, cela me soulagerait peut-tre. Et puis, tous ces rves affreux, dans lesquels cette eau montante me poursuit sans cesse et va toujours mattendre... Dcidment, je suis nerveuse et trs malade. Il faudra me soigner avec trois grains dellbore, comme autrefois.

    Si on me demandait : de quoi la femme est-elle faite ? Assurment, je rpondrais, comme je le crois :

    La femme est un compos de sentiment, de perception physique et morale avec des fibres toujours vibrantes. Son me est une harpe olienne, qui tous les bruits arrachent un son : gaiet, plainte ou sanglot.

    Hier, je suis alle au champ, et avec les faucheuses jai tourn et retourn le foin, comme si le pain de mon souper dpendait de mon labeur. Ce caprice a dabord fait rire, puis bientt on ma laisse tout entire ma

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  • nouvelle besogne et les femmes ont repris la conversation que mon arrive avait interrompue.

    Ctait un sujet triste : on se rptait les dtails de cet accident, survenu il y a trois jours, qui a caus une si pnible motion dans notre petite campagne.

    Au village, le moindre vnement fait grand bruit : un chien qui jappe fort, une voiture qui roule vite, et tout le monde dtre aux portes.

    Cest bte, cest bte de se tourmenter ainsi. Au reste, quest-ce que cela me fait moi que ce jeune gars se soit noy ? Cest triste, sans doute, et le dsespoir de sa vieille mre ma toute bouleverse.

    Pauvre Juste ! ctait mon compagnon aux jours dt de mon enfance, alors que nous courions tous deux sur les grves, ramassant les plus jolis coquillages et nous enguirlandant de longues tranes de varech.

    Quant, travers lpaisse poussire des villes, reparat mon esprit, lclatant panorama de ma chre campagne la mer bleue, aux prs fleuris, je me revois toujours enfant, petite folle aux cheveux flottants, fte au retour l-bas, choye, adore comme une petite reine, par les camarades de mes dix ans.

    Et de tous ces amis dautrefois, de Mlie, de La Toune, de Ptit Louis, cest encore de Juste que jai gard le meilleur souvenir. Peut-tre, cause de ces

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  • sifflets quil me taillait dans les branches daulnes bien tendres, bien flexibles et dont il assouplissait lcorce, pour la dtacher du bois, en la frappant grands coups de couteau, son gunif, comme il lappelait. Alors, je ntais pour eux que La Tite, et cest encore Juste, qui mavait trouv ce surnom, cause de lexiguit de ma taille.

    Les annes se sont succdes et tous nous avons grandi, durant plusieurs ts je retournai au village sans le rencontrer ; il avait gagn les chantiers den haut. Puis, le mal du pays lavait repris et surtout cette passion de naviguer, quil tenait de son pre, et il tait revenu. Quel grand garon cela faisait maintenant que le petit Juste, avec ses larges paules, sa belle et franche figure, vraie figure de marin, aux yeux bleu de mer, au hle chaud et dor produit par le soleil et leau sale. Surtout ce sourire, si bon, si doux, si enfant quon stonnait de le rencontrer sur ce visage dhomme.

    Tous les matins, je le voyais passer sous mes fentres, descendant le petit sentier raccourci qui conduit au rivage. Cest fini maintenant, les champs verts ne le verront plus passer, et lherbe crotra l o la foulait son pied fort et vigoureux.

    Il aimait trop la mer ; elle la convi ses noces ternelles. Qui sait, si jalouse de son amiti, elle ne

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  • voulut pas dj le punir dune infidlit... Le seul appui de sa mre, son seul amour aprs la

    mort de son mari, disparu, lui aussi, dans une nuit de temptes. Oh ! oui, cest pour sa mre que jai ce chagrin.

    Mon beau gas, mon beau gas, jlaimions trop, criait-elle sur la plage, les longues mches de ses cheveux gris pendant, ple-mle, sous son large chapeau de paille. Redonne-moi son corps au moins, ctheure que tu me las fait mourir, trateuse !

    Mais la mer a gard son amant. Elle veut le promener, le bercer sur la vague et bien doucement, bien tendrement, sans doute, effleurer ses cheveux blonds dans une longue caresse.

    Qua-t-il d penser, quand labme mouvant sentrouvrit pour le dvorer ? qui a-t-il donn son dernier regard ? ce ciel azur ? la petite glise, se mirant tout prs de lui, son village ou sa pauvre maison ?

    Quand, dans un clair, sa vie tout entire repassa devant ses yeux, revit-il, cet instant suprme, nos gaies sarabandes sur les galets de la rive, si prs de cette mer qui devait sitt changer les rires en longs sanglots ? Eut-il un soupir, un regret pour ses jeunes annes, pour cette coupe encore pleine qui allait se

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  • briser ? mes heures de noire tristesse, la vue du grand

    fleuve me faisait toujours du bien ; quand je contemplais cette nappe deau, si belle, si calme, si pure, je sentais mon me se reposer et, petit petit, une douce quitude semparait de tout mon tre. Mme, ces jours de rvolte, quand les vagues bouillantes crachaient leur cume aux nues, comme elle mapparaissait puissante, imposante, cette majest terrible de la mer !

    Aujourdhui, quelle est douce et transparente, comme le beau lac de Nmi quaucun souffle ne ride , il marrive de songer combien cette limpidit cache de douleurs, combien elle ensevelit jamais desprances maternelles et de promesses davenir. Et elle ne me fait plus de bien au coeur. Ah ! la trateuse ! comme gmissait la mre Saurin.

    20 juillet. Hier, on a tent lpreuve du pain bnit

    de Pques. La tradition veut que, si lon jette sur les eaux un morceau de pain bnit lglise le jour de Pques, ce pain demeure stationnaire lendroit o se trouve le corps du noy. Maintes fois, on a eu occasion dessayer son influence et toujours, dit-on, le succs est venu rcompenser une foi si vive.

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  • Cest Ilr Chnard et sa famille qui avaient prsent le pain lglise le jour de Pques dernires, et Polline Chnard offrit, de grand coeur, un morceau de lpaisse tranche bnite, enveloppe et conserve prcieusement dans lquipette du coffre.

    Une partie du village, suivait, avec attention, du rivage, les dtails de ce petit drame. La barque de Pascal emporta le pain jusqu lendroit o lon supposait que le pauvre Juste avait pri, puis, on le dposa sur leau. Le fragment tourbillonna quelques instants, redevint plus stable, ne suivant plus que le mouvement cadenc de la houle... Tous les yeux taient rivs sur ces vagues, vers ce petit point quon devinait plutt quon ne le voyait des bords ; lentement, il descendit le fleuve, descendit encore, suivi des barques, descendit toujours jusqu ce quil se perdit dans les hauts courants...

    Dj le crpuscule commence couvrir la terre ; de ma fentre ouverte monte jusqu moi le bruit des rames, car, depuis lheure o le fils du pcheur a disparu sous les flots, ces braves coeurs sont l, constants et infatigables, sondant les profondeurs des eaux, esprant toujours en retirer le corps inanim de leur malheureux compagnon, le remettre sa mre et lui donner une spulture chrtienne dans la terre sainte.

    Selon la croyance, lme du trpass erre et souffre

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  • davantage quand sa dpouille mortelle ne repose pas en un lieu bnit, lombre de la croix.

    Des lumires sallument le long des mts et projettent au loin une lueur mille fois reflte sur le miroir liquide. Si lon pouvait oublier pourquoi ces flambeaux brillent, dans la nuit, dune flamme dgage de toute fume par la distance et demeure vive et claire ; pourquoi ces embarcations glissent sur londe, laissant derrire elles un ruban argent, ce beau spectacle attristerait moins.

    Tous les moindres incidents de cette journe sont gravs pour jamais dans ma mmoire.

    Le matin, jtais descendue par ltroit sentier, travers champs, pour aller passer la journe sur le petit Cap au pied duquel la mer vient mourir.

    Cest ma promenade favorite et mon endroit de prdilection ; le plus joli coin du monde pour moi. Un bouquet de sapins couronne le promontoire et procure lombre et la solitude dsirables. En face, la mer souvrant sur le golfe et donnant lillusion de linfini. En arrire, le petit village coquet, pimpant, avec ses blanches maisonnettes, ses champs dbordants de riches moissons, et, dominant le paysage, la petite glise toiture rouge, dont le clocher svelte et lanc monte jusque dans les airs.

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  • ma gauche, encore la mer, pressentie plutt quaperue, travers lpaisseur des lourdes branches de sapin.

    Ce fut, de tout temps, ma retraite la mieux aime ; enfant, je cachais dans le tronc des arbres mes pauvres poupes mutiles dans mes courses aventureuses, et mille riens qui navaient de valeur que celle que je leur accordais. Plus tard, jy cachais encore, non plus des jouets, mais les dsesprances dune heure, mes bonheurs dun jour. Ils men gardaient un secret inviolable et solennel, et, quand la brise agitait au-dessus de ma tte leurs lourds rameaux vert fonc, on et dit un sympathique murmure pour ces confidences, preuves indniables dune fidle amiti.

    Le long du petit chemin contournant les champs aux pis dors, se trouvent des touffes normes de rosiers sauvages que les cultivateurs respectent malgr lespace quelles occupent sur leur terrain ; ce sont les restes danciens jardins, au temps des aeux, quand le village ntait pas situ o il est aujourdhui.

    Il y a quelques annes encore, des chemines disperses a et l attestaient quon avait vcu en ces lieux, mais elles ont disparu une une, et il ne reste plus que les roses. Rien de plus pittoresque que ces bouquets travers les bls ; on dirait dimmenses corbeilles de fleurs dcorant le paysage pour un jour de

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  • fte. Jen cueillis plusieurs branches pour en faire une

    tude, selon le dsir exprim par mon amie Louisette. Javais les mains embarrasses dj par mon

    chevalet et mes livres ; des roses schappaient sans cesse de mes doigts surchargs, alors je pris ma jarretire pour retenir les fleurs fuyantes.

    Arrive sur le Cap, je maperus, quen dpit de toutes mes prcautions, javais perdu mon bouquet. Et jtais si vexe ! Des roses attaches par une jarretire, a na pas le sens commun !

    Il y a peu de touristes ici, peu sourtout qui connaissent cet troit sentier travers les bls, mais le hasard peut y amener quelquun aujourdhui et impossible de se mprendre sur la provenance de lobjet perdu, car sur ce ruban violet, entre les deux agrafes, mon nom est brod en toutes lettres :

    Brune. Ctait bien ennuyeux assurment. On peut garer

    un gant, un mouchoir, mais une jarretire ! Pour le moment, il ne sagissait plus ddouard III, se parant de celle de la comtesse de Salisbury, et, tout en scrutant les alentours et les endroits o javais pass, jenrageais de penser aux sottes plaisanteries auxquelles mon bouquet, entre des mains trangres, pourrait donner

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  • lieu. Cest alors que je rencontrai Juste pour la dernire

    fois. Il descendait pour apprter sa barque, emportant son dner dans une petite chaudire de ferblanc, laquelle taient accroches une cuillre dtain et une fourchette en fer battu. Un couteau pendait sa ceinture dans une gaine de cuir. Sous son bras, un paquet, du pain sans doute, envelopp dune serviette de grosse toile grise.

    Bonjour, mamzelle, dit-il, en touchant son bret de laine.

    Le grand garon rougissait parfois comme une petite fille ; ctait plaisir que dobserver sur cette mle figure ces rougeurs subites, perant le hle qui la couvrait et ce jeune sourire qui avait quelque chose dindfinissable, doux et triste la fois.

    Bonjour, Juste, rpondis-je dun ton qui ntait gure aimable.

    Votre oncle mavait parl pour la chaloupe, mamzelle. I voulait aller lle avecque. Elle est pare cte heure et quand i voudra la prendre, i naura qu dire le jour.

    Nous ny allons plus maintenant, repris-je durement.

    Encore une autre cause de mauvaise humeur que

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  • cette petite excursion laquelle le caprice de ma tante nous avait fait renoncer. Mais je ne donnai aucune raison pour motiver notre refus.

    Cest bon, dit Juste, mais il ne souriait plus et il me sembla quil plissait aussi.

    Puis, touchant son bret, il sloigna dun pas rapide. Et moi, je restai debout, au milieu du sentier, le regarder, avec quelque chose, comme un remords me mordant au coeur pour lui avoir parl si brusquement.

    Je le regardais toujours... Comme il tait beau et fort ! me rappelant ses grands yeux bleus, ce sourire naf et triste, comme elle tait belle cette tte, dont je napercevais plus alors que le profil net et pur se dtachant dans lespace.

    Au remords qui mavait saisie, vint se mler comme un regret... Un regret ? je suis folle. Un regret, moi, pour ce fils de pcheur !

    Je nai pas retrouv mon bouquet ; il doit tre encore l, dans les hautes herbes, fan, bris, sans parfum et sans vie.

    Je suis retourne au Cap. Jai mal tenu mon pinceau ce jour-l, ma main tremblait trop, et quand jai voulu lire, mes yeux, obstinment fixs sur la mme page, ne voyaient que des mots confus, des phrases sans suite, auxquelles je mefforais vainement de donner un sens.

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  • Tout coup, dans laprs-midi, retentissent des cris, des clameurs ; il se faisait un mouvement extraordinaire, inusit sur la place.

    Je descends la hte ; une partie du village y tait dj assemble ; les hommes poussaient htivement leau les plus proches embarcations, des femmes couraient dun groupe lautre, gesticulant et parlant toutes la fois. Plusieurs avaient laiss prcipitamment leur ouvrage, comme lattestaient les bras encore nus des laveuses, les tabliers nous autour de la tte, en guise de coiffure.

    Quy a-t-il ? demandais-je au groupe le plus rapproch.

    Toutes se tournrent vers moi avec cet empressement des femmes annoncer une nouvelle.

    Ah ! mamzelle, y sest fait un malheur. Lgrand Juste la mre Saurin sest ney.

    Je massis sur un rocher qui se trouvait l, et pendant quelques minutes, je nentendis plus que le bourdonnement que produit aux oreilles, le voisinage dune cascade. Peu peu, ce bruit trange cessa et je pus couter Salome Larouche qui me racontait ce quelle savait de laccident.

    Cest les ptits Roussel qui cueillaient des atocas amont les crans qui lont vu chavirer. I faisait pourtant

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  • pas un gros temps, seurment une guernasse et encore point de ces plus grosses. I avait trop de lesse dans sa chaloupe, lvent a d faire pencher tout dun bord et leau, en embarquant, laura fait caler tout dun coup. Cest pas comprenable que lgrand Juste, qui nageait comme une sereine, a pas pu terrir. I a tomb peu prs la longueur de six pages de clture, en tirant par le nordt ; mon bonhomme est davis qui sera rest entrepris dans queuque amarre et i le retrouveront sous sa chaloupe. Si les marsouins lont mordu, ben sr qui ne resoudra point.

    Quiens ! vla dj la barque Pascal quest rendue ; i sen vont rester aras pour chater ousquon pense qui est tomb. On est dans les grandes merres et leau est son tale.

    Cest ben dommage, disait une autre, un si bon garon sa mre ! Alle mdisait encore hier qui avait jamais dit plus haut que son nom et qui y laissait jamais manquer de rien. Cest un vr mauvais sort qualle a la pauvrcrature, alle fait pique ! Un mari, pi un garon pris tous les deusse par la mme affaire...

    Badame aussi, lgrand Juste, lui, y avait jamais voulu sservir du morceau dbois dcdre, que la mre Saurin voulait mettre dans sa chaloupe, pour le garantir des mauvais esprits et des malechances. I appelait a des suparditions, m faut jamais rire dces choses-l, a

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  • porte pas en route. En avait-y eu de ces avertissations, mon doux Sauveur ! m i voulait rien entendre. Voyez-vous, i avait a dans les sangs, cgot pour naviguer, a y tait naturel, rapport son pre.

    Un beau brin dhomme tout dmme, reprit Salome. Cest la fille matre Paul qui va pleurer toutes les larmes de son corps ; alle laimait tant quelle nen voyait pas clair. Alle pouvait pourtant en faire son deuil, cte singereuse-l, car i tait point pour elle. Sa mre disait qua y connaissait pas dblonde par icite, m, qu dpuis son arrive des hauts qui tait songeur comme si y avait laiss son amiqu par l.. Ma chre dmoiselle, si vous restez l plante comme une estatue, vous allez prendre vot coup dmort, cest certain. I commence mouillasser.

    En effet, la brise frachissait ; une pluie fine et serre commenait descendre sur nous. Ntait-ce pas assez triste, Seigneur ? Ny avait-il pas assez deau dans la vie de la mre Saurin ?

    Pauvre vieille ! cest elle qui faisait mal voir avec sa figure angoisse, ses yeux dmesurment agrandis, laissant chapper sa douleur en cris rauques et dchirants. Trois ou quatre voisines, animes des meilleures intentions, lui rptaient chaque instant :

    la fin, i faut sfaire une raison, la mre... Son heure tait arrive... faut tous mourir, aussi ben

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  • aujourdhui qu dmain... tout cela elle rpondait : Laissez-moi tranquille, laissez-moi tranquille ! Dans les douleurs comme celles-l, les consolations

    sont des ironies puisquelles sont inutiles. Quand le malheur frappe subitement, ce quil faut alors, cest le baume dune sympathie sincre et affectueuse, cest la pression dune main amie qui vienne serrer la vtre et vous dire : Tu pleures ? pleurons ensemble.

    Je mavanai vers elle et passai doucement mon bras sous le sien. Mes lvres crispes ne trouvaient plus aucun son, mais elle comprit tout ce que je voulais lui dire, car, dtournant un instant son regard de la mer pour le reporter sur moi, elle murmura avec un accent dune douceur infinie, en tranant sur les syllabes :

    La Tite, la Tite. Je ntais plus la grande demoiselle, mais la petite

    fille que Juste lui amenait chaque jour ; et ce souvenir des jours heureux de notre premire jeunesse devait confondre jamais, dans son affection, lenfant de ses entrailles et la compagne de cet enfant.

    Jai cru que mon coeur allait clater. Aucune persuasion, aucune prire ne purent

    lengager remonter chez elle cette premire nuit ; je la

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  • laissai debout toujours, au bord de la mer, redemandant aux flots cruels le cadavre de son enfant. Tristement, je repris le petit sentier. La pluie qui tombait silencieuse et froide avait mis des larmes partout, aux blonds pis, aux grands rosiers...

    24 juillet. Ce soir, on a ramen au village, Juste, le

    fils du pcheur. Sur sa poitrine, dans sa vareuse de laine bleu marin, sest trouv, jauni, mouill par leau de mer, un bouquet de roses sauvages attaches par un ruban violet...

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  • Un mariage au hameau

    Chez nous, les filles sont sages

    Et se marient vingt ans ;

    Les garons point trop volages

    Les maris toujours constants.

    Lon vit heureux en mnage,

    Pauvres dor, riches denfants.

    Et quand vient le soir de lge

    Au ciel on sen va contents.

    VIEILLE CHANSON BRETONNE. Entre les foins et les rcoltes, cest le temps des

    mariages. Le soleil sest lev riant lhorizon. la maison,

    chez Jean-Pierre, on se lve avec lui et non moins joyeux, car aujourdhui Catherine se marie Jacques, fils de Paul-Ignace. Un beau couple, ma foi ! jeunesse, beaut et biens galement partags.

    Catherine, elle, sest veille bien avant laurore et, les yeux sur sa belle robe dpouse soigneusement tale sur une chaise au pied de son lit, elle sest dit que

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  • le moment dcisif de son sort est arriv ; mille penses confuses de joie, de regrets, dmotions diverses et mal dfinies lagitent et font fuir le sommeil loin de ses yeux.

    En bas, on se remue, on sagite, les grandes personnes se htent dallumer les fours et de rtablir lordre partout, pour aller ensuite procder leur toilette ; les enfants, abandonns eux-mmes, charms de tout ce mouvement inusit, manifestent leur joie, en plantant des pirouettes dans tous les coins.

    la campagne, point nest de fte comme une noce. Aussi, ne trouve-t-on de meilleure comparaison

    pour tous les bonheurs relatifs, que lexpression : Jtais comme aux noces !

    Cest le seul point de comparaison usit. La maison est proprette et range, les costumes

    ajusts et dj les voitures sattroupent devant la porte. Voici dabord le mari qui vient saluer son pouse, dans son plus bel habit et sa cravate bigarre de vives couleurs. Catherine tarde un peu descendre, mais enfin, elle apparat dans sa robe de mrinos bleu de ciel, avec un fichu blanc, retenu son cou par une norme broche quelle reut un soir, de son fianc, pour paiement dune philippine.

    On monte en voiture, Catherine et son pre dans la

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  • premire calche ; les autres sentassent ple-mle, qui dans les quatrroues, qui dans les cabrouets, et de toute cette jeunesse schappent de bruyants clats de rire, quaccompagnent les joyeux propos. Cinq ou six voisines sont restes la maison pour dresser la table.

    Le mari, Jacques, et son pre, Paul-Ignace, sont les derniers, suivant lusage, fermer la procession. Plus il y a de voitures faisant escorte, plus grande est limportance, la popularit, et surtout la richesse des parties conjointes.

    Une quarantaine de voitures est ordinairement le maximum de la gloire en pareille circonstance, et le souvenir en fera toujours poque dans les annales du commrage.

    lglise, la marie fait son entre triomphale et va prendre la place qui lattend, sur une des modestes chaises de bois, disposes le long des balustres, o deux cierges sont allums, entre deux maigres et longs bouquets de fleurs artificielles.

    Il y a un peu de brouhaha dans le cortge ; les jeunes filles, amies de Catherine, cherchent les bancs les plus rapprochs de la marie afin dentendre le oui solennel. Si elle prononce la terrible monosyllabe dun ton de voix plus lev que celui de Jacques, cest que Catherine sera matresse au logis et alors gare au mari ! Au contraire, si elle rpond voix basse, elle en sera

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  • lesclave et la trs humble servante. Mais Catherine a souvent rpondu en imagination

    la demande du prtre ; en femme entendue, qui ne veut ni commander ni obir, elle sest tenue juste au diapason de Jacques et ne fait prsager ni force, ni faiblesse.

    Ses compagnes, qui, jusque l avaient tendu le cou dun air anxieux, relvent la tte dun air satisfait et changent des sourires. Lhonneur du sexe est sauv.

    Aprs la crmonie, les poux vont la sacristie, signer dune croix leur acte de mariage dans les registres de la paroisse. Cest maintenant le beau-pre qui conduit la bru, tandis que Jacques descend lalle avec le pre de Catherine. Cest de cette vieille coutume que vient le dicton populaire appliqu celle qui a dmrit dans lopinion publique :

    En voil une qui ne partira pas de sitt des balustres avec son beau-pre.

    Au retour, les poux prennent place dans la premire voiture et les beaux-pres vont jaser ensemble dans celle quoccupait pralablement lpouse, cest--dire la dernire voiture du cortge. Le mari, qui conduit gaillardement sa guevalle de la main droite, a le bras gauche, cest son droit pos sur le rebord de la voiture, o sa bien-aime, non moins pimpante,

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  • sest assise, tenant prcieusement entre ses doigts, bien quelle ne sache point lire, un petit paroissien romain.

    Avant de se rendre la maison, on fait des visites. Ce serait une injure que de ngliger ses voisins en cette occasion.

    la premire maison o lon descend, on sembrasse bouche que veux-tu.

    Naturellement, le droit dembrasser le premier la jeune pouse appartient Jacques ; mais, si le garon dhonneur ou quelquautre plus adroit, vole le tour du mari, alors, ce sont des applaudissements, des quolibets sans fin, qui saluent sa dconfiture.

    Il faut ensuite boire un coup la sant des poux et manger une croquignole ; aprs quoi, sans se donner la peine dter son chapeau, on saute deux ou trois cotillons, puis on sen va de maison en maison rpter les mmes rondes jusqu lheure du repas.

    Un personnage important et sans lequel il ne saurait y avoir de rjouissance, cest le joueur de violon.

    Comme les troubadours dantan, aprs les hros de la fte quil accompagne partout, il occupe la premire place, o il est entour de toutes les attentions et de tous les gards.

    Midi va bientt sonner, quand le cortge nuptial

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  • arrive enfin chez Jean-Pierre. Les maris, encore un peu solennels et guinds, sont chaleureusement accueillis par la mre et ses aides.

    Il y a bien une larme dans les yeux de Josette quand elle embrasse sa fille, mais il ne faut pas troubler la fte, et, vite, le pleur est essuy du coin de son tablier blanc.

    Les enfants, dont le nombre sest encore augment de tous ceux des invits, regardent curieusement les jeunes poux, comme sils venaient de passer par une preuve qui les et transforms en personnages extraordinaires.

    La grandeur du sacrement nest associe, dans leur esprit, qu lide du splendide festin auquel il a donn lieu. Car le dner cest un des meilleurs moments de la journe, qui runit tout le monde autour dune bonne table ployant sous la quantit de mets qui la surchargent.

    Il y a quatre jours que le four de famille et deux ou trois autres appartenant de complaisants voisins, cuisent des pts normes, dimmenses tourtires, des ragots dabatis, des rtis gigantesques, des volailles de toute espce, bien dodues, bien allchantes dans leur robe dore, tout cela, mis la fois sur la table, flanqu de tartes dbordantes de confitures aux citrouilles ou au raisin, et de hautes pyramides de croquignoles et de

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  • nourolles. Le jeune couple a pris place un des bouts de la

    table, le suivant et la suivante leur ct. Les autres sasseyent indiffremment, chaque cavalier soccupant de remplir lassiette de sa compagne avant de se servir lui-mme. Les couteaux et les fourchettes font leur devoir, et les coups de dents nempchent pas les coups de langue.

    On fait des allusions transparentes aux noces que lon croit voir poindre dans lavenir tandis que les parties intresses cherchent vainement dissimuler leur embarras.

    On taquine encore les nouveaux poux qui, malgr les motions, nont rien perdu de leur robuste apptit.

    Au dessert les bouteilles commencent circuler, du vin pour la marie et ses compagnes, dabord, puis le rhum pour les messieurs.

    Chacun deux, avant de vider son verre, se lve et porte un toast de la manire suivante, selon la formule consacre par lusage : Pour vous saluer, monsieur et madame la marie et toute la compagnie.

    Aprs que les apptits sont satisfaits, devant les dbris du festin, on entonne les refrains de circonstance. Si lun des maris ne sait chanter le suivant ou la suivante doit le faire sa place, et si ceux-

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  • ci font dfaut on en choisit dautres parmi les plus belles voix. Mais ce cas est assez rare, et quon le fasse bien ou mal personne ne se fait prier, car lon considre comme un devoir lobligation de chanter.

    Catherine, un peu rougissante, un peu timide, commence dun mouvement lent et rythm la chanson suivante :

    Chanson de la marie Que jai du bonheur dans mon mariage, Davoir pous lami de mon coeur, Il est bien bon et dans notre mnage Jaurons avec lui des jours de bonheur.

    Quant mon amant reviendra de louvrage, Un baiser, je lui donnerai en gage ; Je me croirai, dans mon contentement, La plus heureuse des asts du firmament. Adieu pre, adieu mre, parents, aussi amis, Je men va dans le mnage, pour y passer ma vie.

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  • Oui je regretterai longtemps Lendroit de ma naissance, O jai eu tant dagrments Et tant de rjouissance. Viennent ensuite Jacques, les parents et les amis. La

    bonne femme Petit est vivement sollicite de faire entendre quelques couplets de son rpertoire quelle a chants chaque noce depuis quarante ans.

    Dune voix un peu chevrotante elle commence, sadressant dun mouvement de tte aux personnages de sa chanson :

    Chanson de la mre Petit

    Laissez-moi chanter sur ce mariage, Sur ce bon repas, sur ce doux breuvage, Et parlez en mme temps, Vous deux jeunes amants. Vous vous tes aims, aimez-vous encor ;

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  • Dieu sera charm de vos doux accords. Ceux qui smarient sans saimer, Souvent meurent sans se rgretter. Vous, jeunes garons, qui rcherchez les belles, Veillez sagement et soyez-leur fidles, Car vous pourriez tre enfin Accabls dun grand chagrin. Cest assez parl sur ce mariage, Venez me verser de ce doux breuvage, Que je boive la sant De ces nouveaux maris. Aprs les chansons qui ont fait couler quelques

    larmes dattendrissement, on se lve de table. Il est dj assez tard et en attendant que la nappe soit enleve on court danser chez le voisin. Cest ainsi que la journe scoule et que lon arrive au soir, o le bal commence pour tout de bon.

    Catherine a chang sa toilette pour une frache robe fond blanc, et la suivante qui ne veut pas rester en

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  • arrire, a mis son beau garibaldi de mousseline fleurie. La jeunesse des alentours arrive en grandes bandes

    et est accueillie par de joyeuses acclamations. Dj on entend les grincements de larchet sur les

    chanterelles : ce sont les violonneux qui mettent leurs instruments daccord. Chacun prend sa place sur les bancs disposs autour de lappartement et laisse le milieu de la salle libre aux danseurs.

    Cest ici que les fonctions de garon et de demoiselle dhonneur ne deviennent plus une sincure.

    Au lieu de laisser chaque cavalier le soin de choisir son partenaire, cest le suivant qui va prier , pour nous servir de lexpression consacre, ceux qui doivent figurer dans la prochaine danse. La suivante en fait autant de son ct, et aux premires notes, lun deux frappant dans ses mains, scrie : les gens pris, en place !

    On se lve alors et chacun sajuste comme il le peut. Il sagit de contenter tout le monde, de dployer toute la diplomatie et le tact possible, de savoir soublier quelquefois, pour que tous aient leur tour et quil ny ait pas dans le choix de prfrence trop marque, autrement les murmures ne tarderaient pas se manifester.

    La premire danse, cela va sans dire, est ouverte par

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  • le mari, la marie, le garon et la demoiselle dhonneur. Les mntriers, qui battent la mesure avec leurs pieds, font un tapage assourdissant qui couvre presque entirement le son de leurs mchants violons.

    Les reels, les casse-reels, les cotillons, les rondes se succdent avec un entrain sans pareil. La gigue est encore la danse la plus apprcie, car elle est une occasion pour les beaux danseurs de dployer tout leur savoir-faire.

    Des exclamations admiratives partent de tous les coins de la salle, o lon sest group pour mieux les voir :

    Regarde donc les beaux frottements ! Y en a pas comme Jos pour battre une aile de pigeon ; et la grande Sophie ! cest elle qui glisse sur le plancher comme une catin (poupe) !

    Croix de St. Louis ! dit la mre Petit dans son coin, tout a ne vaut pas le menuet, et si mon dfunt tait de ce monde, vous verriez comment on savait danser dans note jeunesse.

    Pendant ce temps les hommes maris jasent sur le perron, en fumant une touche de tabac canadien.

    Alle est ben tombe, dit un des parents de Jacques. Cest point pour vanter mon neveu, mais cest un bon garon fini.

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  • Catherine est point manchotte non plus, reprend un autre. Alle a bon pied, bon oeil et point dplaisante en toute. Pour des bons partis, alle pouvait choisir ; tous les dimanches aprs les vpres, on voyait autant de voitures icite, comme la porte de lglise.

    Cest une fire belle noce, conclut un troisime, du monde en masse et pas un seul sourvenant !

    Quelle veille ! on sen souviendra longtemps, et qui sait ? si quelques autres couples ne commenceront pas dater leur bonheur des noces de Jacques et de Catherine ?

    Il est quatre heures du matin, quand on songe se sparer ; les lumires ont pli devant laube naissante ; dans les encoignures, sur des petites tablettes, les chandelles, fiches dans des bouteilles en guise de chandeliers, achvent de brler leurs mches fumeuses, aprs avoir dgoulin leur suif sur maintes toilettes.

    Chacun renouvelle ses souhaits de bonheur, avant de prendre cong des jeunes poux qui, lorsquils ne dansaient pas, se sont tenus assis sur la mme chaise en se donnant la main.

    La mre Petit savance une des dernires et leur dit son tour, avec une rvrence :

    Croix de St. Louis, mes enfants ! dans le mariage, on fait un noeud avec sa langue quon ndfait pas avec

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  • les doigts !

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  • Alleluia !

    Ce matin le soleil souriait comme un rve

    Lair tait plein de bruit, de bonheur et de chants.

    Il faisait doux : ctait la fte de la sve

    Et Pques fleurissait : premier jour du printemps.

    J. B. CHATRIAN. Laube naissante colore peine le fond de lOrient

    et une clart ple et tremblante, avant-coureur du jour, dissipe lentement les brouillards de la nuit.

    Cest un frmissant matin davril, pur et frais comme le printemps quil ramne.

    Dans lair, courent des frissons tranges. La nature est mue ; lcorce des arbres se gonfle et la sve abondante pleure de grosses larmes par tous les pores. Partout et sur tout on sent quun souffle rgnrateur a pass, et que la vie a surgi victorieuse des treintes de la mort.

    Aucun bruit ne vient troubler le silence de cette campagne close.

    Aucun bruit ? Une porte cependant vient de souvrir

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  • doucement, et sur le seuil parat la brune Mina, les paupires encore alourdies par le sommeil de la nuit.

    Sur sa robe demi-agrafe au corsage, elle a jet un pais manteau et son bonnet de laine retient grandpeine les mches frisonnantes qui schappent de ses cheveux embroussaills.

    Dun coup doeil rapide elle interroge lhorizon, et devant cette promesse dun jour brillant sa poitrine se soulve et laisse chapper un soupir de soulagement.

    Pourtant, tous ces apprts de fte, toute cette beaut lumineuse ne dissipent pas le nuage qui assombrit son front.

    Depuis quelques semaines, une douleur aigu, une inquitude profonde la mordent au coeur et daffreux cauchemars hantent son sommeil.

    Il y a quelques semaines, Jean-Louis, le beau gars Jean-Louis, tait mont avec son pre, pour la saison des sucres.

    Mina lavait vu partir assez gaiement ; ce qui les consolait tous deux, ctait la perspective de tout un jour pass ensemble propos dun gala gigantesque donn, la sucrerie mme, aux parents et aux amis.

    Mina se souvenait bien du beau temps quils avaient eu lan dernier pareille poque.

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  • Ils avaient couru en se tenant par la main travers la vaste rablire, buvant au mme vaisseau leau limpide et sucre, gais et joyeux, le sourire aux lvres, une chanson dans le coeur.

    Puis les mets allchants quil avait prpars cette fine gourmande : la trempette, les toques, les cornets de sucre quavaient mordu ses blanches quenottes. Mme elle avait conserv intact, un superbe coeur tout enjoliv de sculptures symboliques, oeuvre dart rustique auquel elle net pas voulu toucher pour un empire.

    Il reposait l, ce souvenir damiti, dans la haute armoire de chne, soigneusement envelopp, dissimul aux regards indiscrets, derrire les pices de laine et de toile tisses pendant les aprs-midi dhiver pour le trousseau de Mina.

    Le jour mme quon avait fix pour une autre rjouissance aussi belle avait vu redescendre Jean-Louis, plus ple quun suaire, tendu sur une dure civire de branches de sapin.

    Un arbre quil voulait abattre tait tomb sur sa jambe et lavait srieusement bless.

    Un frmissement secoua tout son tre la pense de cette plaie profonde, de ces chairs brises et affreusement tumfies.

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  • Et depuis ? Que de craintes, que de douloureuses incertitudes, et comme la gurison semblait loigne !

    Hier encore, en pansant la blessure de Jean-Louis, la mre Lessard, la rebouteuse, avait gravement hoch la tte et Mina, dont le coeur se serrait comme dans un tau, stait sauve, fermant des deux mains ses oreilles pour ne pas entendre le mot : amputation.

    Une seule chance de salut restait. Oh ! forte et vivace celle-l.

    Pendant ces longs jours de souffrances, elle avait impatiemment attendu que Pques part enfin pour aller chercher cette eau qui, comme le veut la nave croyance, puise au rebours du courant, avant le lever du soleil, devient une eau miraculeuse et gurit de tous maux.

    Lair est bon, si plein de promesses, la clart se fait de moment en moment si lumineuse que ses rayons pntrent jusqu lme de Mina y faisant entrer lesprance.

    Quand tout, autour delle, parlait de rsurrection et de vie ; quand la terre semblait renatre de ses cendres, ce jeune chne languissant retrouverait aussi, qui pourrait en douter ? la sve bienfaisante qui constituait sa force et sa vigueur.

    Mais il ny avait pas un instant perdre, ou leau

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  • merveilleuse perdrait sa vertu. Serrant son manteau plus troitement autour de sa taille, Mina descendit rapidement les quelques marches du perron et se dirigea vers la petite rivire qui bruissait l-bas entre ses rives glaces.

    Le courant roulait avec assez de force le long du cteau, entranant avec lui les petits cailloux blancs qui tapissaient son lit.

    Que de fois, au temps de la fenaison, Mina avait baign ses pieds dans les ondes fraches et limpides qui rfltaient le ciel et o stait si souvent mir son grand oeil noir !

    Mina sagenouilla sur la berge, et prenant de ses deux mains la cruche de grs quelle avait apporte avec elle, aprs une prire, elle la plongea dans les eaux glaces au rebours du courant.

    Leau sy engouffra avec un lger bouillonnement ; des bulles dair schapprent la surface, puis le glou-glou cessa : la cruche tait remplie.

    Elle reprit plus lentement le sentier de la maison ; ce poids quelle tenait suspendu son bras rendait sa dmarche plus pesante. De temps en temps, la neige, cdant sous son pas, rendait son plerinage plus pnible.

    Mais que lui importaient les fatigues et les

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  • meurtrissures ! Elle cheminait maintenant plus heureuse et plus lgre parce que sa douleur lui semblait moins amre.

    Dj elle se voyait auprs du malade, lavant doucement la chair livide, qui, au contact de cette eau des miracles, prendrait un ton plus ferme et une couleur plus naturelle.

    Les chants de Pques tintaient ses oreilles ; il lui semblait entendre les chants de triomphe, les sons de cloche grande vole clatant sous les votes sonores de lglise paroissiale.

    Ce matin, la grandmesse, ses parents offraient leur tour le pain bnit, compos dnormes galettes la crote apptissante et mordore, superposes en tages et flanques de petites banderolles bleues, blanches et rouges.

    On en ferait les parts aussi larges que possible ; les parents et les amis, ayant tous les privilges de laffection, recevraient, eux, des cousins , gteaux plus petits et de forme particulire.

    Mina se promettait de rserver le plus beau pour Jean-Louis et de le lui porter elle-mme, envelopp dans un grand mouchoir, bien blanc, bien propre, repass la veille dans cette intention.

    mesure que ses penses sattachaient ce

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  • dimanche de Pques, ses touchantes coutumes, sa grandiose solennit, une consolante esprance remplissait son me et en chassait les ombres, comme le soleil, qui commenait diaprer la nue, dissipait les bues diaphanes de cette heure matinale.

    Debout, encore une fois, sur les marches qui conduisaient sa demeure, regardant lastre tincelant slever lentement derrire lhorizon, Mina se souvient de lantique superstition qui veut que, dans son allgresse de la rsurrection du Christ, ses rayons dansent travers lespace...

    Enfin, le roi brillant de gloire parat dans toute son blouissante splendeur ; le firmament quil embrase de ses feux nest plus quune grande ferie dont les irradiations prtent des jets de lumire au clocher svelte et droit, aux toits rouges, et jusque dans les champs dnuds.

    Et pour que la fte soit plus complte, pour quil ne manque aucune note lhymne de la nature, l-haut, sur la branche du peuplier voisin, un merle, ce hraut du printemps, entonne la fanfare clatante de lAlleluia triomphal...

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  • Une lettre damour au village

    Oh ! mes lettres damour, de vertu, de jeunesse.

    Cest donc vous ! Je menivre encore votre ivresse.

    Je vous lis genoux.

    Victor Hugo, Les feuilles dautomne. Entrez ! dit une voix frache et claire, en rponse

    de petits coups frapps discrtement. La porte souvrit, et, sur le seuil du boudoir de

    Marguerite, parut Lisette, la fille de Gaspard Pichenotte, une petite brunette, accorte, loeil vif et hardi, la mine veille, les joues fraches, piques, au coin dune bouche mutine, de larges et profondes fossettes. On eut dit les petites troues dun fauteuil en damas rose bien capitonn.

    Ctait lincarnation vivante de la jeunesse et de la sant ; et cette joliesse native, sans apprt et sans fard, avait un parfum de fracheur qui rajeunissait tout autour delle.

    Tiens ! cest toi, Lisette. Comment se porte-t-on chez vous ?

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  • Ben, merci. Et vous, mamzelle ? Assieds-toi, nous allons faire un bout de causette

    ensemble. Tu te fais rare la maison. Badame ! on reste joliment loin du village, et cest

    pas tous les jours quon a des occasions de descendre au bord de leau. Et pi, vl lprintemps arriv, on a t ben occup tondre les moutons ; cqui nous a donn joliment du borda, allez ! m, nimporte ; je rgrette pas mes peines ; jai eu quinze livres de laine ma part et pas un seul graquia dedans !

    Quest-ce que tu veux faire de toute cette laine ? demanda Marguerite.

    Cest pour greyer mon mnage, rpondit-elle. Et comme si cette rponse lui et rappel soudain le

    but de sa visite, Lisette, toute rouge et tout embarrasse, se mit serrer nerveusement entre ses doigts le morceau de vieux journal quelle tenait roul entre ses mains.

    Regarde les albums en attendant que je termine cette lettre, dit Marguerite, qui, remarquant son trouble, voulait lui donner le temps de se remettre.

    Sainte Anne ! dit Lisette, retournant les feuillets avec les coins de son tablier blanc, de peur de les salir, y en a-t-y du beau monde l-dedans... m, comme ils sont tous blmes !... Passe encore pour votre dfunte

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  • mre qui est morte, mais lsautres ? Note tireur de portraits, lui, quest pourtant pas astiqu comme ceusses des villes, y nous pose sur le zingue avec toutes nos couleurs. Pi, i nous met des beaux colliers en or avec des bagues et des pinglettes, sans chicher pour son or comme cti-l qua pris ces portraits-l.

    Quiens ! jmen remets de ctell. Cest la dmoizelle quest venue lt pass, icite, h ?

    Oui, Lisette. Cest malheureusement le seul portrait que lon ait delle et je ne le trouve pas trs bon.

    Ah, ben oui ! cest toujours comme a, voyez-vous, quand quune personne est morte sa physquionomie change sur son portrait, et cest pu la mme en toute. Y ont toujours la mort dans les yeux...

    M, jbavasse toujours et a vous impose dcrire. Occupez-vous pas dmo, allez ! jme parle en moi-mme.

    Jai fini, Lisette, jai fini. Je nai plus qu mettre un timbre sur mon enveloppe et je suis toi.

    Lisette remit avec prcaution lalbum sur la table et regarda fixement ses pieds.

    Dabord, dit Marguerite, me diras-tu ce que tu tiens envelopp dans ce journal et que tu chiffonnes plaisir.

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  • Pour toute rponse Lisette dplia le morceau de journal et montra, toute froisse, une mchante feuille de papier blanc, grosses raies bleues, quelle se mit en devoir de repasser avec sa main pour en effacer les plis.

    Ah ! jy suis maintenant. Tu veux crire ton cavalier, hein ?

    H ben, oui, mamzelle, avoua Lisette. Y a pas dmal a. Et si ctait un effet de votre bont, vous me marqueriez cque je veux lui faire assavoir.

    Voyez-vous, mamzelle, continua Lisette, un peu plus enhardie maintenant que le but de son voyage tait connu, jaurais ben faire crire la matresse dcole, m, jla redoute, parce que je me su-t-aperue que ptit Charles lui tait pas indiffrent et alle aurait pu profiter de loccasion dma lettre pour se produire...

    Tu es jalouse un peu, dis ? Badame ! cest point que jai gros djalouserie,

    mais a chicote un peu comme de bonne. Pourtant, ajouta-t-elle firement, jnai jamais eu me plaindre des agissements de ptit Charles. Dieu merci Dieu ! avec lui, jai la planche du bord. Et quand que ptit Charles tait icite, y avait pas un raccroc, pas eune courve ousquil ne mchoisissait pas pour sa compagnie.

    O se trouve-t-il donc maintenant ce modle de

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  • constance ? Il a gagn les hauts depuis les rcoltes. Il est all

    sgagner de largent pour sacheter eune terre ; lbien revient Sraphin, lplus vieux, et le pre est pas assez fond pour en donner un chacun dses garons.

    Bon. Et quallons nous faire dire ce ptit Charles ?... Non, garde ton papier lettre pour une autre fois. Ce papier gris-perle doubl de rose te plairait-il mieux ? Un vrai papier de billet doux, hein ?

    Sainte-Anne ! cest trop beau. Va-t-y tre fier, un peu.

    Commence maintenant, je tattends. Ah, ben ! vous savez mieux que mo comment

    cquon crit a une lettre ? Oui, les miennes, je ne dis pas, mais celles des

    autres, ce nest plus la mme chose. Mon cher ami, commena donc Lisette, jmets la

    main la plume pour vous faire assavoir de mes nouvelles qui sont trs bonnes, Dieu merci ! Jespre que la prsente vous trouvera telle quelle me laisse, cest--dire, en bonne sant...

    Lisette sarrta essouffle. Elle avait dbit ce bout de lettre comme une chanson depuis longtemps apprise par coeur et maintenant quelle avait si prestement

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  • dispos de la formule pistolaire habituelle, elle restait court.

    Je mfie vous pour le reste, dit-elle, vous savez aussi ben que mo cqui faut dire.

    H ! non, je ne sais rien du tout, je larrangerai bien ma faon si tu le veux, mais il faut me raconter ce que tu dsires quil sache.

    Lisette tourmenta longtemps son tablier, fixa de nouveau le dessin du tapis :

    Vous pouvez lui marquer, dcida-t-elle, que mes sentiments son gard sont toujours les mmes... quil peut compter sur mon amiqui comme je compte sur la sienne. Jespre quil souquiendra toujours les promesses quil ma faites avant dpartir, quant mo, jserai toujours pare souquiendre les miennes...

    Vous lui marquerais aussi, que cheuz nous mfont triver quand y mvoient songearde parce quy disent que jmennuie de lui...

    Ce qui est bien un peu vrai, hein, Lisette ? H ben, oui, avoua franchement Lisette, faut tous

    en passer par l ; vous verrez quand vote tour sera arriv.

    Qui te dit quil nest pas encore arriv ? Non, dit Lisette, secouant sa jolie tte que de

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  • petites mches folles entouraient comme dune mousse, vous seriez plus comptieuse. Au jour daujourdhui, tout a, a vous amuse.

    Pourtant, je tassure, Lisette, de toutes mes sympathies.

    Cest bon, cest bon. Toujours pour en rvenir ma lettre, vous y marquerez que jai fait ben du filage dpuis qui est parti, que jai-t-encore cinq pices de ptit carreautage travailler au mquier entrcite et ctt, et que jai toujours, grce Dieu, bon pied, bon oeil...

    ... La fille Jean Guyon a publi son dernier ban, m lmariage retarde sfaire. a ma tout lair comme si elle allait lui envoyer la pelle...

    La quoi ? dit Marguerite, que cette trange expression prenait par surprise.

    La pelle ! Vous savez, continua Lisette en guise dexplication, quand un amoureux ou une amoureuse veulent cesser de svoir, ils se lfont assavoir dune manire ou deune autre. Cest cquon appelle lui renvoyer la pelle.

    Ah ! tu men diras tant... Que fais-tu dire encore ? Marquez-y que toutes les vieilles gens sont assez

    vigoureux pour la saison... Son filliol a toujours bonne envie de vivre... a va faire un beau gars, qui

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  • rsemblera son parrain, jvous dis qua... ... Bon, jcr ben que jons dit toutes les nouvelles.

    Vous noublierez pas dlui marquer que cheux nous lui font des saluts ainsi qu tous ceux qui sinformeront dnous autes. Pour terminer, jsus toujours son amie la vie et la mort.

    Tu lui es donc bien attache ton Charles ? dit en souriant Marguerite.

    Je laime, dit simplement Lisette. Et ses grands yeux soudain devinrent pensifs et

    toute sa physionomie se transforma. Pendant quelques instants un silence profond rgna

    dans lappartement. coute, maintenant, dit Marguerite aprs avoir

    griffonn quelques minutes ; je vais te relire ta lettre. Je lai arrange un peu ma faon, mais si jai oubli quelque chose, tu sais ? il faut me le dire.

    Lisette posa ses coudes sur la table, et la tte dans ses deux mains, se mit couter la lecture de cette importante ptre.

    Elle dvorait Marguerite des yeux et semblait recueillir avec avidit toutes les paroles qui tombaient de sa bouche.

    ... Je suis, dit enfin Marguerite, qui avait cru

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  • mieux de ne rien changer la finale donne par Lisette, ton amie la vie et la mort...

    Lisette coutait encore. Quand elle eut constat que ctait bien tout :

    Oh ! mamzelle, scria-t-elle, en vla une lettre quest ben tourne ! Il y a de quoi boire et manger l-dedans. a parle comme dans un livre. Cest-y beau dsavoir jaser comme a !

    Ainsi, tu es sre que je nai rien oubli ? M... non, hsitait cependant Lisette. Allons je vois quil y a quelque omission. Quest-

    ce ? Lisette, subitement embarrasse, ne disait plus rien. Ne fais pas tant de faon. Puisque je te le

    demande... M, vous savez ben... Cest queuque chose quon

    ajoute toujours aprs son nom... Non, je ne sais rien. Voyons, dis. H ben, cest : excusez lcriture, sil vous plat !

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  • ma petite amie de Beauce, Yvonne Fortier.

    La Nol de la Kite

    En ce temps-l, du ciel les portes dor souvrirent.

    Victor Hugo, Odes et Ballades. Une trange petite fille que la Kite. Parmi les autres enfants, on distinguait bien vite

    cette fine tte brune, aux joues un peu ples, aux grands yeux rveurs qui regardaient devant eux avec une profondeur de pense trs troublante.

    Elle navait pas non plus la turbulence ordinaire des enfants et ceux-ci, ddaigneux de cette dlicatesse native, du raffinement de sa petite personne, ne ladmettaient pas leurs jeux.

    Dailleurs, la Kite navait pas de got pour les bats bruyants et prfrait rester son pauvre logis, couter les vieilles lgendes que lui racontait Genevive, sa mre, en tournant son rouet.

    Quand le pre de la Kite tait mort, elle avait

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  • peine quatre ans. De constitution frle, Andr portait en lui le terrible germe de la consomption, et un jour quil avait t surpris par lorage, la phtisie se dclara avec une violence inoue et lemporta en dix jours de maladie.

    La Kite avait sembl deviner toute ltendue du malheur qui la frappait. Durant la maladie dAndr, elle ne quittait pas son chevet, babillait gentiment pour le faire sourire, en essuyant doucement le front ple du malade tout baign de moites sueurs.

    la mort de son pre, on lemporta, prive de sentiment, hors de la chambre mortuaire chez une voisine compatissante qui la garda jusquau lendemain des funrailles.

    Depuis ce jour elle ne pleura plus et jamais le nom de son pre ne sortit de ses lvres.

    Genevive avait prouv un chagrin sincre de la perte de son mari. Et cette douleur, comme celle des femmes de sa condition, se traduisait bruyamment par des pleurs et des lamentations sans fin.

    Jsavais ben, rptait-elle souvent, quon aurait du malheur. Jai rv trop souvent un grand cercueil noir qui passait dvant la maison... a, cest un signe certain...

    La Kite coutait ces dolances sans dire un mot.

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  • Craignant que loubli ou lindiffrence neussent dj pntr dans ce jeune coeur, sa marraine lui dit un jour :

    Tu ne parles jamais de ton pre ? lui, qui taimait tant !

    Lenfant devint trs ple ; ses yeux sagrandirent encore et, dun geste convulsif, pressant ses deux mains sur son coeur, elle rpondit avec effort.

    Jpeux pas... a me fait trop mal, a me fait trop mal...

    Sa marraine ninsista pas et dit plus tard Genevive :

    Fais attention ta fille, elle est trs impressionnable.

    Cest tout lportrait de son dfunt pre, soupira la veuve.

    On tait maintenant la veille de Nol. La Kite, qui comptait, depuis le quinze dcembre,

    six ans rvolus, tait tellement ravie lide de cette fte que, depuis plusieurs nuits dj, elle en perdait le sommeil, et mesure que le grand jour approchait, les motions de lattente gonflaient sa petite poitrine jusqu la souffrance.

    Pour la premire fois, elle devait assister la messe

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  • de minuit et cette perspective, rpondant tout ce que sa vive imagination lui peignait sous les couleurs les plus belles, la jetait dans lextase.

    Elle, si tranquille dordinaire, tait tout inquite, agite. Elle oubliait mme de caresser Minou, son petit chat blanc qui, surpris de cette froideur, se frlait contre elle avec un miaulement plaintif.

    Elle tourmentait sa mre de questions : Il est tout en cire, le petit Jsus ? Va-t-il parler ?

    Peut-il marcher ? dis, mman ? Oui, rpondait Genevive, mais pas devant le

    monde. On nest pas digne de voir a, nous autes. Quoi ce quil faut faire pour tre digne, mman ? Il faut tre un ange dans le ciel, rpartit la veuve. Genevive mettait la dernire main au mnage. Tout

    reluisait de propret dans la pauvre demeure, puis, quand le jour fut tomb, elle tira devant la fentre les modestes rideaux de percale blanche qui en garnissaient les vitres, alluma la lampe et fit souper la Kite. Lenfant, toute fivreuse, ne mangea que du bout des lvres.

    Tu mveilleras, sr, sr, hein ? mman, dit-elle en posant sa tte sur son oreiller.

    Elle dormit peu, nerveuse et trop excite, et quand,

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  • sur le coup de onze heures, sa mre approcha de sa couchette, elle la trouva les yeux grands ouverts, attendant lheure du lever.

    Au-dehors le temps tait sec et froid. La lune paraissait au milieu dun firmament brasillant dtoiles, rpandant une clart laiteuse sur les vallons et les cteaux dalentour.

    La neige criait sous les pas, et, sur les chemins durcis, les voitures et leur gaie sonnerie passaient avec un bruit joyeux.

    Au milieu de ce paysage se dtachait, rayonnante de lumire, lglise du village au clocher de laquelle carillonnaient avec des clats dallgresse, les cloches de Nol.

    Genevive et sa petite fille se glissrent au-dedans avec la foule recueillie ; la Kite alla prendre sa place sur les gradins de la balustrade qui spare le choeur de la nef, o lon place les enfants dans les glises de campagne, tandis que sa mre, agenouille dabord dans lalle, fut bientt invite sasseoir dans le banc dun galant fermier.

    La messe commena et avec elle le chant des nols anciens dont rien ne saura jamais galer la simplicit et le charme.

    Le bonheur de la Kite tait son comble. Assise

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  • dans un angle form par la balustrade, ses petites mains croises sur les genoux, elle se croyait dj dans ce ciel si beau o son pre tait all.

    Autour delle, les autres marmots riaient et chuchotaient entre eux ; quelques-uns, parmi les plus grands, se drangeaient sans faon de leur place pour aller donner une pichenette aux plus petits ; dautres faisaient des grimaces leurs voisins, sans se soucier du vieux Bilode, prpos leur garde, et assis sur un petit banc de bois en face deux.

    Le pre Bilode contribuait pour une large part leur hilarit, non seulement parce quil dodelinait de la tte dans un assoupissement bienheureux, mais aussi cause des anneaux en cuivre dor qui ornaient ses oreilles et qui, de tout temps, avaient provoqu leurs lazzis.

    La Kite, plonge dans un ravissement profond, ne sapercevait nullement de ce qui se passait ses cts. Elle navait doreilles que pour ces cantiques touchants qui lui semblaient aussi suaves quune harmonie cleste, dyeux que pour les dcorations et cette pompe inusite qui limp