extrait de la publication… · 2013-11-07 · « il ya des voyages, vous le savez vous autres,...

Extrait de la publication

Aux Éditions Gallimard

MONTHERLANT, « HOMME LIBRE»

LE NOUVEAU ROMAN AMÉRICAIN

LA PRISON MARITIME, grand prix du roman de l'Académie française

LA CAMPAGNE D'ITALIE

L'OURS DES ADIRONDACKS

L'AIRDU LARGE, grand prix de la Critique

UN JEU D'ENFER

DEUX INDIENNES À PARIS

LES MOYENS DU BORD

LA MAISON DU PÈRE

LA GUERRE CIVILE

Chez d'autres éditeurs

LES INTELLECTUELS DEVANT LA DÉFAITE DE 1870 (Corrêa)

LE RÉPIT (Albin Michel)

MON ROYAUME POUR UN CHEVAL (Albin Michel)

LES NOMADES (Albin Michel)

LESERVITEUR FIDÈLE (Albin Michel)

MARIN-LA-MESLÉE (Pierre Horay)

DU MÊME AUTEUR

LA PRISON MARITIME

MICHEL MOHRT

de l'Académie française

LA PRISON

MARITIME

roman

mf

GALLIMARD


A Raymond et Janine Barbey.


« Il Ya des voyages, vous le savezvous autres, qu'on dirait faits pour illus-trer la vie même, et qui peuvent servirde symbole à l'existence.a

CONRAD, Jeunesse.


CHAPITRE PREMIER

Le cotre à tape-cul


Au début du mois de juillet 1923, la présence du Roi-Arthurdans les ports de la Manche fut signalée par des navigateurs,et nous nous attendîmes à son arrivée prochaine dans la baiede Lesguivy. Un matin, du haut de la terrasse du jardin, j'eusla surprise de voir le navire ancré au large de La Palud. Jel'avais si souvent dessiné dans les marges de mes cahiers d'éco-lier qu'au premier coup d'oeil je reconnus sa coque blanche,ses deux mâts trapus, le mât de tape-cul légèrement inclinévers la poupe, l'immense bout-dehors qui lui sortait droit ducorps maintenu par la sous-barbe, la barre du gouvernail pas-sant au-dessus du banc de quart. Certes, le Roi-Arthur n'avaitpas la grâce légère des yachts de plaisance au mouillagedans le port, mais il paraissait plus robuste et prêt à affron-ter tous les temps. Un pavillon français battait à la pommedu mât d'artimon et un guidon blanc à l'extrémité du mâtde flèche.

Quelque chose bougea sur le navire, devant l'entrée de lacabine. Pour mieux voir ce qui se passait à bord, je couruschercher les jumelles de mon grand-père, de vieilles jumellesZeiss-Ikon rangées dans un étui de cuir et recouvertes d'unepeau de chamois, qu'il ne prêtait que le jour des régates etdans les grandes circonstances, et je m'installai en observationsur la terrasse, les coudes appuyés à la balustrade. Je vis unhomme prendre pied sur le pont. Un grand chien noir le sui-

LA PRISON MARITIME

vait, qui soudain se jeta sur lui. L'homme et la bête luttè-rent au corps à corps, puis le chien se laissa tomber sur lespattes de devant et bondit, secouant quelque chose dans sagueule la casquette de son maître. Celui-ci se lança à lapoursuite de l'animal qui gambadait autour du pont, secachait derrière le toit du rouf, sautait par-dessus les glènesde filins, insaisissable. Le spectacle de ces jeux surpris à plusd'un mille de distance sur un bâtiment grand comme unjouet d'enfant, perdu sur l'immensité de la mer, avait quel.que chose de précaire et de gracieux qui me fascinait. Enfin,l'homme récupéra sa casquette, et lorsqu'il s'en fut coiffédes deux mains, la visière sur le nez, je l'identifiai. Je le visenjamber la lisse et sauter dans le canot amarré le long dunavire. Il appela son chien. Celui-ci obéit sans se presser.Dressé de toute sa hauteur, au risque de tomber à l'eau, lecapitaine saisit la bête par le poitrail et chercha à l'enleverdu pont. La prise était-elle mauvaise ? le chien trop lourd ?ou bien une vague plus forte que les autres projeta-t-elle lecanot contre la coque du Roi-Arthur ? Toujours est-il que,perdant l'équilibre, le capitaine tomba à la renverse au fondde l'embarcation, le chien sur lui.

Il se releva aussitôt, largua son bout et s'éloigna vivementà la godille. Alors, je posai les jumelles, courus jusqu'à lagrille d'entrée, ouvris celle-ci en faisant sonner la cloche fixée

à l'un des battants et, par le chemin de douaniers qui longela falaise, me dirigeai en hâte vers le port pour assister audébarquement du maître du navire et de son chien. Desmarins auxquels s'étaient mêlés des estivants, propriétairesde navires, étaient groupés près de l'ancien mur du port,qui a été jeté bas pour faire place à un parc à autos, endépit de la campagne de protestation que j'ai menée alors.A la démolition du mur a succédé la suppression du charmantcimetière qui entourait l'église du XVIe siècle en granit rose,ainsi que d'autres travaux de voirie d'une utilité fort contes-table, dont le résultat le plus sûr a été de défigurer ce petitvillage de pêcheurs où je suis né. Peut-être, avant de pour-


LE COTRE A TAPE-CUL

suivre le récit de cette journée, fertile en événements, devrais-je donner sans plus attendre quelques renseignements sur mapersonne. Je suis né, je le répète, dans ce village de Lesguivysitué à la limite des provinces du Léon et du Trégor, en basseBretagne. J'y ai passé toute ma vie, habitant cette propriétédu Moguérou où mon grand-père a vécu et où se trouvaitl'étude de notaire dont il avait la charge son successeura transféré dossiers et archives dans une villa du bourg.

Inscrit au barreau de Saint-Yvinec pendant quinze ans, jen'ai plaidé que peu souvent. Pour n'avoir pas à maintenirla location d'un cabinet qui ne m'était plus d'aucune utilité,j'ai donné ma démission au lendemain de la guerre. Vice-président de la Société des Régates de Lesguivy, je n'ai pasété étranger au renom de cette compétition sportive qui,chaque année, le premier dimanche du mois d'août, attirede nombreux bateaux de toutes catégories dans notre petitport. Un jour de l'été 1913, j'avais neuf ans, mon père,qui était fou de bateau, emmena ma mère faire une pro-menade dans la baie. Les marins m'ont souvent raconté com-

ment, le vent ayant soudain fraîchi, l'on vit leur barquefaire naufrage au large de la pointe du Corbeau, sans qu'ilfût possible de leur porter secours. Alors, on me livra auxprêtres. Ils m'ont tenu emprisonné pendant huit longuesannées au collège du Bon Pasteur de Brest, m'accordant unefois par mois quelques heures de liberté que je passais chezma correspondante Mme de Heurteloire, amie de ma grand-mère, veuve d'un commandant de la marine qui avait serviau Tonkin sous l'amiral Courbet. Dans le salon de son appar-tement de la rue Amiral-Linois, une photographie mon-trait le bâtiment de guerre qu'avait commandé son mari,tombé sous les coups des pirates du fleuve Jaune, étrangenavire intermédiaire entre la frégate et le cuirassé, hérisséd'éperons et de vergues, et qui m'évoquait les illustrationsdes romans de Jules Verne dans la collection Hetzel à cou-

verture rouge et or. Mes études ont été mauvaises, et j'enattribue la cause à la médiocrité de nos professeurs. Non


LA PRISON MARITIME

sans peine, et avec un retard qu'il me semble avoir traînétoute ma vie, peu de jours avant celui où commence ce récit jevenais enfin d'être reçu à l'oral du baccalauréat de philo-sophie. Sans doute serai-je obligé de donner au lecteur de plusamples détails sur mes années de jeunesse et sur les miens,mais j'ai hâte de revenir à ce moment où, appuyé au mur duport, j'attendais de voir le canot du Roi-Arthur doubler lemôle.

A mes côtés, les marins parlaient entre eux du navire etde son propriétaire. Il y avait là Tityves et Lomic Larvor, lebrigadier des douanes Scanfï, le père Le Goff qui avait gréémes bateaux d'enfant et que j'avais longtemps confonduavec son homonyme devenu roi d'une tribu sauvage, dans leconte de Jules Sandeau (mais, à la réflexion, je doute que lepère LeGoff fût encore en vie.).

« Ils ne sont que deux, dit une voix le capitaine et sonmarin, Auguste; ce n'est pas assez pour manœuvrer un bateaude cette taille.

Surtout par gros temps, observa quelqu'un.Il va sûrement embaucher un matelot, dit la première

voix. Celui-là va en Angleterre.»Cette phrase fit naître en moi, je m'en souviens après plus

de trente années, un espoir insensé celui d'être choisi parle capitaine du Roi-Arthur pour compléter son équipage. Jerêvais d'une telle chance, quand je vis s'avancer le long dumôle lady Cecilia, reconnaissable à sa démarche et à la longueécharpe qui lui entourait le cou et flottait dans son sillage,au gré du vent. Le canot doubla la jetée et vint se rangerle long du débarcadère. Sautant à terre, le grand chien noir,un bouvier des Flandres, glissa sur la pierre humide et ilserait tombé à l'eau si son maître ne l'avait retenu des deux

mains à l'arrière-train et, d'une poussée, raffermi sur sespattes. Le capitaine lança un bout que lady Cecilia saisitau vol et passa dans un anneau. Nous vîmes alors jedis nous car, de tous les points du port, des curieux contem-plaient cette scène admirable nous vîmes Olivier de Ker-


LE COTRE A TAPE-CUL

sangar, maître du Roi-Arthur, prendre pied sur l'escalier dumôle, monter vers la jeune femme et, ôtant sa casquette,s'incliner d'un mouvement vif et respectueux sur la mainqu'elle lui tendait. Ils avancèrent côte à côte le long de lajetée, s'arrêtant pour ramasser l'écharpe tombée à terre, pourallumer une cigarette, repartant du même pas noble, tandisque le chien noir gambadait devant eux, hirsute.


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