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PIERRE Marie Validation du cours d’Introduction à la problématique cinéma et histoire Paris I Master 1 Cinéma UFR 03 Etude du traitement visuel par les médias français des « années de plomb » marocaines et de leur mémoire

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PIERRE Marie

Validation du cours d’Introduction à la problématique cinéma et histoire

Paris I

Master 1 Cinéma

UFR 03

Etude du traitement visuel par les médias français

des « années de plomb » marocaines et de leur mémoire

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INTRODUCTION

L’histoire du Maroc indépendant, et en particulier la période du règne de Hassan II (1961-

1999), a été marquée par de lourdes tensions entre certaines franges de l’opinion publique1 et le

Makhzen (l’Etat) qui ont conduit ce dernier à avoir recours à certaines méthodes de répression plutôt

radicales : disparitions forcées, tortures arbitraires, lente agonie dans les bagnes2... C’est ce que l’on

appelle les « années de plomb », années de terreur pour la population marocaine, à la merci d’un

enlèvement arbitraire pour avoir distribué un tract ou parlé trop haut. A la mort du roi son père,

Mohamed VI entreprend une ouverture, en chargeant en 2004 l’Instance Equité et Réconciliation

d’enquêter sur les violations des droits de l’homme de cette période, et d’offrir réparation aux victimes

ou à leur famille.

On peut s’interroger à partir de là sur la couverture médiatique qu’il a pu être donné de ces

évènements. Jusqu’à l’avènement de Mohamed VI, celle-ci a été nulle de la part des médias

marocains, mais elle a été plus ou moins intense selon les époques en France (les marocains n’eurent

toutefois accès à la télévision française et internationale qu’à partir de la fin des années 1990, avec la

libéralisation mohamedienne, et la généralisation de la parabole). De fait, l’histoire visuelle de la

représentation médiatique des années de plomb est clairement une histoire franco-marocaine, puisque :

1) les médias français se sont toujours sentis investis (du moins entre 1980 et 2000) d’une mission de

défense des droits de l’homme, 2) d’un droit de regard sur leur ancien protectorat 3) sans oublier enfin

le fait que la plupart des opposants marocains se sont exilés en France (Abraham Serfaty), ou y

disparurent avec la complicité d’agents français (affaire Mehdi Ben Barka).

Quel regard les médias français ont-ils portés sur ces évènements de l’histoire marocaine ?

Quelle a été la représentation visuelle et médiatique de la période des années de plomb, des

emprisonnements politiques, puis du travail de l’IER (2004-2006), qui a suscité une grande

effervescence mémorielle au Maroc ? Quel sens, quelle vision, quelle connaissance, quel intérêt pour

le Maroc ce traitement traduit-il ? Y a-t-il eu une guerre des images, un conflit visuel mené par les

médias français dans leur traitement de l’histoire marocaine ? Par ailleurs, quels topoï, quels clichés,

quelles images récurrentes peut-on discerner ?3

Nous étudierons ce sujet en trois temps :

1 Syndicats (UMT), militaires (coups d’Etat de 1971 et 72), partis politiques de gauche (USFP de Mehdi Ben

Barka), fractions gauchistes (mouvement marxiste-léniniste marocain) et groupuscules terroristes (groupe

Cheikh el Arab)… 2 Tazmamart ou Kalaat M’Gouna.

3 Mon sujet porte donc davantage sur le traitement visuel et médiatique de la mémoire d’une dictature ou d’un

régime autoritaire que sur le traitement médiatique d’un conflit. Mais ce traitement médiatique peut comprendre

lui aussi une part de propagande, une part de conflit : on pourra dessiner par exemple la notion de combat

journalistique. Des grilles de lecture sensiblement identiques aux images de conflit peuvent être appliquées :

réutilisation des images, misérabilisme, glorification, thème du secret, problème de l’objectivité du média…

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I- Généalogie médiatique du thème des prisonniers politiques marocains (1970-2000) : quel contexte,

quel sens, quelle idéologie est transmise par le choix de diffuser de telles images et de tels

reportages ?, p.3

II- Les années IER (2004-2006) : le journalisme de combat est mort, p.8

III- Bilan : esquisse d’un tableau des topoï visuels, des images qui signifient le Maroc, quel que soit le

sujet abordé4, p.12

***

I- GENEALOGIE DE LA RECEPTION ET DE LA DIFFUSION MEDIATIQUE DES

AFFAIRES DE PRISONNIERS POLITIQUES MAROCAINS (1970-2000)

A) Des voix dans le désert : le journalisme de combat

1) 1972 : Procès de Skhirat

Les premières images françaises de cette période de l’histoire marocaine que nous avons pu

localiser sur les bases de données de l’INA, ce sont quelques brefs plans de la condamnation des

accusés du putsch de Skhirat5, filmés par des caméras marocaines et repris par le Journal Télévisé de

20h d’Antenne 2 le 01/03/1972. Il s’agit d’images très floues, très brèves, où l’on distingue les cadets

gisant au sol, ligotés à l’aide de ceinture de cuir. Le commentaire accompagnant les images est très

neutre, très factuel, informatif. On en est ici au degré zéro de l’information et du combat

journalistique.

2) 1983

A partir de 1983, le ton du journalisme français change petit à petit. Il s’agit désormais de parler

de prisonniers politiques dont personne ne parle. Le traitement médiatique de ces affaires devient une

affaire personnelle entre Hassan II, la police marocaine et le journalisme français, désormais porteurs

du flambeau des droits de l’homme : le journalisme se fait combattant.

4 Sauf indication contraire, tous les reportages cités ci-dessous sont visibles sur la base de données de l’INA. Par

ailleurs, un travail analogue serait intéressant à mener sur la télévision marocaine mais nous nous trouvons

confrontés à deux obstacles majeurs : 1) l’archivage laisse à désirer 2) l’ouverture politique et démocratique s’est

faite (trop) tard.

5 Tentative de coup d’état militaire, menée par les généraux Abadou et Medbouh, qui lancèrent leurs cadets

(souvent inconscients de ce qu’ils étaient en train de faire, comme en témoigne Ahmed Merzouki dans ses

mémoires : Tazmamart, Cellule 10, Tarik Editions, Paris-Mediterranée, Casablanca, Paris, 2000. 333 p.) sur la

résidence royale de Skhirat où se déroulait une vaste réception à l’occasion de l’anniversaire du roi Hassan II, le

11 juillet 1971.

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a) Contexte

Le contexte est très favorable à de telles prises de position. Pour commencer, la France est

depuis deux ans présidée par François Mitterrand, qui a peut-être introduit une certaine liberté

médiatique, ou du moins délié les langues du journalisme de gauche. En outre, 1983, c’est l’année de

la visite de Mitterrand à Rabat, le Maroc va être sous les feux de l’actualité, les journalistes, et en

particulier ceux de l’équipe de Bernard Langlois qui inaugure son émission « Résistances » la même

année veulent en profiter pour montrer l’envers du décor. Le bras de fer commence.

Comme le relate Bernard Langlois dans ses mémoires6, on a fait savoir à Mitterrand que

Hassan II prendrait comme une offense personnelle la diffusion de ce reportage sur les prisonniers

politiques marocains. Et que s'il l'était, le problème des prisonniers politiques marocains ne seraient

pas abordé lors de leur entrevue. France 2 hésite, consulte les familles, qui sont d’accord pour renoncer

à diffuser l’émission s’il y a la moindre chance que ça aide à la libération de leurs prisonniers. Antenne

2 décide donc de se plier à cette volonté, mais annonce officiellement cette décision d’auto-censure et

ses raisons. Bernard Langlois et la direction d’Antenne 2 attendent jusqu'à la Fête du Trône. Comme

aucune libération ne se produit, le reportage est diffusé le 13 mars dans le magazine du dimanche soir.

Le bras de fer se poursuit : le Matin du Sahara commente le sujet sous le titre "Intoxication

et provocation", dénonçant un "lobby anti-marocain qui sévi à Paris [...], un certain Langlois,

spécialiste de la diffamation, [...] une émission violemment anti-marocaine. » Il s’agirait :

d’une véritable conjuration utilisant les spadassins de l'info et les spécialistes de l'intoxication obéissant

à un plan bien orchestré et à des mobiles qui n'ont plus rien à voir avec la noble mission, qu'une

honteuse déchéance et une sordide machination, mais c’est aussi l'expression d'une véritable guerre

psychologique déchaînée conte nous.

Mais Langlois ne renonce pas à contrer la logique du pouvoir marocain, et continue de filmer

et dénoncer ce qui n’existe pas officiellement.

b) Ce que révèle « Résistances » :

Le sujet qui devait passer en premier sur « Résistances » (le 27 janvier 83, pour la première

émission), ayant été annulé, Bernard Langlois ne se décourage pas pour autant et diffuse, le 24 février

1983 un autre sujet sur un prisonnier politique marocain : « l’Affaire Manouzi ». Il s’agit de retracer

l’histoire de ce militant et de sa disparition mystérieuse, et ce à l’aide d’images d’archives :

photographies, documents de police, lettres, images des insurgés de Skhirat mentionnées plus haut.

Ces dernières images, les seules véritables illustrations dont nous disposions des années de plomb au

Maroc, en sont devenues l’emblème. Le volet « archives » de ce reportage est accompagné de toute

une catégorie d’images « directes » : interview des mères de disparus – ce qui va devenir un topos de

ce type de reportage –, et surtout un panoramique en caméra cachée sur le désert jaune où se cache

Tazmamart, jusqu’à ce que le journaliste soit forcé de rebrousser chemin face à l’injonction d’un

membre des Forces Armées Royales… Cette image est fondamentale : c’est la première fois que l’on

6 Langlois, Bernard, Résistances, Janvier 1983/Juin 1986, La Découverte, Cahier libres, 1987 (chapitre II)

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prononce le nom du bagne de Tazmamart et que l’on essaye d’en « capturer » une image (car l’image,

c’est la vérité, c’est la preuve, du point de vue du journaliste). Or, dans les années à venir, comme on

va le voir, Tazmamart va cristalliser définitivement les attentes et les peurs, et devenir le symbole des

détentions arbitraires et meurtrières qui caractérisèrent les années de plomb marocaines.

Finalement, le sujet initialement supprimé, « Maroc : prisons », passe le 13 mars 1983 dans

« Dimanche Magazine », sur Antenne 2 : celui-ci se veut le premier reportage sur les prisonniers

politiques dans les prisons marocaines. Ce reportage, peut-être encore plus que celui qui l’a précédé,

inaugure une certaine esthétique qui deviendra caractéristique d’abord des reportages de défense des

droits de l’homme, puis d’une manière générale des reportages qui aborderont, de façon moins

combattante et plus neutre, ce type de sujet. Le sujet s’ouvre en effet avec une vue sur la prison de

Kenitra, vue de loin, perchée sur sa colline ; le sujet s’applique aussi à nous montrer des photographies

de détenus, en s’appesantissant sur les pieds abimés, les corps souffrant après la torture : autant

d’images qui deviendront topiques des films sur le non-respect des « droits de l’homme » (au Maroc).

A côté de ça, le sujet interviewe (en français) des personnages qui deviendront également topiques de

ce type de reportage : un représentant d’une organisation des droits de l’homme (Bouabid), un

« officiel » (qui déclare : « nous n’avons pas de prisonniers politiques », il n’y a « pas de torture »), et

enfin les prisonniers (le journaliste est parvenu à introduire des micros dans la prison de Kénitra) et

leurs familles.

Une certaine esthétique du reportage combattant se dessine donc, qui va définir l’approche à

ce type de sujet qu’auront tous les journalistes (même les moins combattants) après 1983. C’est en

effet en 1983 que se produit l’émergence « médiatique » (en France) du thème des prisonniers

politiques marocains, de Tazmamart, etc.

3) Un contentieux entre la télévision française et Hassan II

Comme on l’a déjà en partie évoqué précédemment, la production et la diffusion de ces images se

fait dans le contexte très particulier de la relation très conflictuelle d’une partie des journalistes

français avec l’Etat marocain, la police marocaine (qui les empêchent de tourner comme ils le veulent

au Maroc), avec le Makhzen, et donc avec le roi Hassan II. De fait, celui-ci apparaît régulièrement à la

télévision française, comme pour la mettre au défi. On a par exemple la diffusion d’une interview

entre Anne Sinclair et Hassan II, sur Antenne 2 toujours, le 26 janvier 1985 : le roi invite à venir voir

comment se portent les détenus. Cette invitation révèle une grande habileté politique de la part

d’Hassan II, et en même temps une mauvaise foi colossale ! En interrogeant Hassan II, la télévision

française donne la parole à l’histoire officielle, mais elle entend montrer en même temps qu’elle n’est

pas dupe (les questions d’Anne Sinclair sont clairement orientées). De fait, dans les années 2000, ces

déclarations du roi Hassan II seront reprises pour symboliser la période précédente : la responsabilité

du pouvoir makhzénien et royal et le mensonge d’Etat.

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B) Ces coups de feu dans le désert sont les prémisses à une médiatisation

massive de la situation des prisonniers politiques marocains et à la

dénonciation du non-respect des droits de l’homme au Maroc, dans les années

1990

1) Les affaires de la fin des années 1980

Dans les années 1990, les affaires se multiplient. Cela commence en 1987, avec la mise sur le

tapis de l’affaire Oufkir : Mohamed Oufkir, militaire, bras droit du roi Hassan II, a organisé le putsch

des aviateurs de 1972. Celui-ci se suicide, ou est assassiné, après l’échec du putsch, et Hassan II met

au secret pendant près de 20 ans sa femme (Fatéma, qui a écrit ses mémoires7) et ses enfants. A la fin

des années 1980 l’opinion française s’émeut de cette situation et s’emploie à faire sortir les prisonniers

et à les amener en France.

En 1990, c’est la parution du livre de Gilles Perrault, Notre Ami le Roi, où celui-ci révèle de

nombreux secrets embarrassants sur le roi, concernant en particulier Oufkir, Ben Barka ou Tazmamart,

qui provoque une véritable crise diplomatique entre la France et le Maroc. Et ce n’est pas

anecdotique : ce livre et les débats qu’il entraîne seront discutés à des heures de grande audience, le 03

novembre 1990 par exemple, au journal de 20 heures de TF1.

A la fin des années 1980, les campagnes de Christine Daure-Serfaty commencent à porter leur

fruit, et c’est l’affaire Abraham Serfaty qui devient à la mode. On l’entend dès 1988 (16 juillet) sur

France Culture dans les « Voix du silence ». En 1991 il est libéré – et sa libération est massivement

couverte par les médias français, ce qui donne à nouveau l’occasion au contentieux entre les médias et

le Makhzen de s’exprimer : le 21 juillet 1991, Hassan II déclare au Journal Télévisé de 20heures de

TF1 que « les témoignages ne valent que pour les témoins » : il s’agit d’une attaque directe contre

Abraham et Christine, et les déclarations qu’ils livrent à la télévision française depuis quelques jours.

Les reportages se poursuivent pendant plusieurs mois : le 13 septembre 1991, par exemple, on diffuse

au 19/20 et au JT de TF1 des reportages sur Abraham Serfaty : des images de la prison de Kenitra

(apparue pour la première fois sur les écrans français en 1983) viennent illustrer l’itinéraire du leader

gauchiste.

Dans les mêmes années, la télévision française se passionne pour les frères Bourequat, franco-

marocains, disparus en 1973, enfermés à Tazmamart en 1981, et libérés en 1991. On voit à nouveau

que la télévision française aime à relater ces combats des droits de l’homme contre la monarchie

marocaine, mais surtout quand cette histoire est franco-marocaine (l’épouse de Serfaty est française,

les Bourequat sont franco-marocains).

2) Tazmamart et Hassan II

7 Oufkir, Fatéma, Les Jardins du roi : Oufkir, Hassan II et nous, Michel Lafon, Publisud, Paris, 2000, 308 p.

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Mais c’est véritablement en 1991 que Tazmamart vient massivement sur le tapis médiatique

français, et toujours dans une perspective investigatrice et combattante : il s’agit de mettre des images

sur des lieux interdits, de mettre des voix, des visages sur les disparus invisibles. Ainsi,

« Résistances » à nouveau, diffuse le 05 janvier 1991 deux reportages sur le Maroc, un clandestin (sur

les prisonniers politiques) et un officiel (sur les militants des droits de l’homme). Le sujet, qui entend

couvrir la globalité du problème au Maroc et la diversité des situations, comprend un certain nombre

d’images emblématiques du Maroc : les souks, les ânes, la mer, le désert, les bidonvilles. Mais le

commentaire précise : nous vous montrons ces images « cartes postales » pour tromper l’instant

contrôle policier qui encadre nos tournages en caméra non-cachée. C’est donc le commentaire, la

caméra cachée, et les entretiens secrets avec les victimes qui montrent l’envers du décor.

L’information reste un combat contre les autorités marocaines. Par ailleurs, le reportage reprend des

habitudes esthétiques antérieures car il fait par exemple parler des femmes, des mères : Malika Oufkir,

mais également des sahraouies exilées en Algérie. En outre, il nomme les lieux interdits, qui tous, à

présent, sont connus : Kenitra (une prison), Tazmamart, Kalaat M’Gouna (deux bagnes), Derb Moulay

Chérif (le commissariat le plus redouté de Casablanca). Pour finir, le reportage tente de mettre des

images sur l’inmontrable : un ancien prisonnier décrit une scène de torture, une caméra-cachée

s’introduit dans la prison de Kenitra.

Et cet intérêt pour Tazmamart et la situation des prisonniers politiques marocains ne se restreint

pas à « Résistances », dont c’est la vocation. On découvre un sujet intitulé « Sur une photo de

Tazmamart », le 14 août 1991 au journal télévisé (de 13 heures, certes), de TF1. Mettre des images sur

cet invisible qui remue de plus en plus l’opinion devient pressant. Le 09 mars 1992, France 2, annonce

au Journal Télévisé de 20h que « pour la première fois une caméra de télévision est autorisée à

pénétrer » dans une geôle marocaine. Les sujets, les annonces, se multiplient donc, les noms

deviennent connus et le modèle esthétique introduit par « Résistances » en 1983 se « vulgarise »

(usage de la caméra cachée, ambiance de mystère, de danger…).

Hassan II n’a pas dit son dernier mot. Lors de l’émission « Sept sur sept » du 16 mai 1993,

Hassan II déclare à Anne Sinclair, toujours obstinée à lui faire cracher le morceau en invoquant cette

fois-ci un rapport d’Amnesty internationale : « qu’Amnesty vienne le prouver », « il n’y avait pas de

torture » ! et de toute façon, « Tazmamart a été rasé » car « cette vieille bâtisse » n’avait plus de raison

d’être après la libération de ses prisonniers. L’existence du dernier grand bagne marocain, Kalaat

M’Gouna, est carrément niée par le souverain : Amnesty connaît mal la géographie du Maroc, Kalaat

M’Gouna, c’est un centre de tourisme, « Kalaat M Gouna, c’est la capitale des roses » (mais on sent la

gêne dans sa voix lorsque le roi sort ce mensonge énorme).

A la mort d’Hassan II, en 1999, la télévision française est partagée. Elle suit intensément cet

évènement, multipliant les sujets-hommages, mais oublie rarement d’évoquer à la toute fin de chaque

sujet les tristes affaires : Serfaty, Tazmamart, Bourequat, Kalaat M’Gouna, Kenitra – toutes ces

histoires mises au jour quelques années plus tôt.

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C) La libéralisation (1999-20..)

A partir de la libéralisation, ou la prétendue libéralisation permise (promise) par le roi Mohamed

VI8, la télévision française se fait de moins en moins actrice et combattante : elle se contente de rendre

davantage compte, passive, convaincue, résignée, d’une actualité marocaine qui met enfin par elle-

même ces sujets-là sur le tapis.

En 2000, la télévision française suit attentivement la parution de Tazmamart Cellule 10 d’Ahmed

Marzouki, qui jette définitivement le sujet de Tazmamart sur le tapis médiatique marocain : le 19/20

du 17 septembre 2001 se fait l’écho d’une polémique entre Ahmed Merzouki et Tahar Ben Jelloun

(qui aur ait « acheté » le témoignage d’un ancien de Tazmamart pour écrire son livre dessus : Cette

aveuglante absence de lumière). Le 19/20 évoque encore, le 18/03/2000 le retour d’Abraham Serfaty

au Maroc, puis, le 08 octobre 2000, un pèlerinage à Tazmamart par les disparus et leur famille

(pèlerinage évoqué sur « Intermatin » le 12/10/2000). Dans ce dernier sujet, on voit que le journalisme

de combat n’est pas tout à fait mort et que le contentieux avec le Makhzen persiste : la police

marocaine retient les journalistes au Maroc, réclamant les images du sujet, mais celui-ci est déjà passé

sur France 3.

En vingt ans, le sujet s’est donc peu à peu imposé comme une évidence, et avec l’évidence, la

posture des journalistes s’est faite plus passive et moins militante. En outre, les images montrées

évoquent non plus une actualité brûlante, mais la mémoire des souffrances endurées autrefois par des

prisonniers désormais libres. Le traitement médiatique en est modifié, même si une tradition esthétique

demeure – et la création de l’Instance Equité et Réconciliation en 2004 vient consacrer ce changement

de ton.

***

II- L’IER : UNE NOUVELLE PERIODE DANS LE TRAITEMENT MEDIATIQUE DES

ANNEES DE PLOMB MAROCAINES

A partir de la création de l’Instance Equité et Réconciliation en 2004, filmer les années de plomb

marocaines, pour la télévision française, c’est filmer le travail de l’Instance : on filme une instance qui

se souvient, qui fait le travail de mémoire, d’investigation et de réconciliation sur les évènements de

cette période : ce n’est plus à la télévision de faire le travail d’enquête, de mémoire ou d’archives.

8 Nous ne trancherons pas dans le contexte tendu actuel, mais les révoltes de cette année semblent prouver que la

libéralisation proclamée n’était pas si complète que cela…

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Désormais le traitement médiatique des années de plomb est étroitement lié au traitement médiatique

de l’IER.

Cela modifie-t-il le traitement télévisuel de cette période ? Qu’en disent désormais les médias ?

Cela ne les rend-il pas plus « paresseux » ?

A) L’approche scientifique

Quelques chaînes préservent une approche scientifique, rigoureuse, objective (et sans jugement de

valeur) de l’évènement, comme la radio France Culture : La Nouvelle Fabrique de l’Histoire, en avril

2005, s’intéresse à l’IER (http://www.ier.ma/article.php3?id_article=1007) et invite des membres et

des historiens. Mais une telle posture est rare dans les médias français…

B) L’approche factuelle

Mais le traitement de ce sujet par les médias français est majoritairement factuel et assez distant :

ils se contentent de retransmettre le discours officiel de l’IER. D’ailleurs, globalement, les médias

français ne s’intéressent à l’IER qu’à partir des quelques manifestations spectaculaires qu’elle

organise : c’est-à-dire, les auditions publiques. Mais en réalité les auditions publiques ne sortent pas de

nulle part et sont le résultat d’un travail de collecte et d’investigation qui a débuté près d’un an

auparavant (depuis février 20049).

Ainsi, le Journal Télévisé de 20 heures de TF1, le 06 février 2005, et l’ « Envoyé spécial » du 14

avril 2005 (« Maroc, la mémoire retrouvée ») nous montrent pratiquement les mêmes images de

l’audition publique d’Errachidia : le témoignage d’Aïcha Ouharfou, vieille berbère aux membres

recourbés par la torture, et de ses cinq filles. Le « Vrai Journal » de Canal+ (20 février 2005)

s’intéresse quant à lui à l’audition publique de Khenifra. Enfin, le 16/11/2005, le 19/20 annonce :

« Mohamed VI crée l’Instance Equité et Réconciliation », près d’un an et demi après la création de

l’Instance et six mois après les premiers sujets à la télévision française !!

Dans tous les cas, les témoignages en arabe des auditions publiques ne sont pas doublés. Dans tous

les cas, on s’attache à « un » personnage (Aïcha Ouharfou sur Tf1 et France 2, Hakimi Belkacem sur

Canal+), et on « crée » des personnages « secondaires » (des membres de l’IER, des représentants des

droits de l’homme, des « bourreaux » comme Mohamed Kholti ou Driss Basri). Dans tous les cas on

utilise des archives, des photos de disparus, pour figurer les absents (voir plus haut ce que nous disions

sur l’esthétique introduite par « Résistances »). Dans tous les cas enfin on fera un petit tour dans les

locaux de l’IER, pour montrer les bureaux, les rayonnages d’archives. Tel est globalement l’approche

des médias français.

9 L’IER est lancée officiellement par Mohamed VI en janvier 2004 ; jusqu’en février 2004 celle-ci collecte les

dossiers, et sa mission commence véritablement en avril.

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C) Le retour d’images

En outre, on remarque, à visionner JT sur JT de l’époque, retour et réutilisations d’images. On

a déjà évoqué que TF1 et « Envoyé Spécial » filmaient le même événement, et se reprenaient peut-être

des images les uns aux autres…

On a également l’exemple de Canal+ : lors d’un flash info, sur Canal+Info, le 12 janvier 2006,

Canal+ nous raconte que l’IER a rendu son rapport. Pour évoquer le travail de l’IER, le monteur a

réutilisé des images tournées par Canal+ pour son reportage du 20 février 2005 sur le travail de la

Commission à Khenifra (donc un évènement qui couvre seulement partiellement les activités de

l’IER). A cela, il ajoute quelques images tournées par la télévision marocaine, ainsi que quelques

clichés topiques : des cafés, des mobylettes, et le tour est joué. Aucun journaliste français n’est

retourné sur les lieux pour comprendre réellement l’évènement.

Par ailleurs, les reportages français citent fréquemment la télévision marocaine

« directement », c’est-à-dire en filmant directement un écran de télévision : c’est ainsi que dans le

reportage du « Vrai Journal » de février 2005, on peut voir, à la fin du reportage, des images, diffusées

par la télévision marocaine sur un écran de télévision, du bagne d’Agdz. On voit donc que le

journalisme français ne prend généralement pas la peine – du moins à partir de la création de l’IER –

de se déplacer jusqu’aux « lieux interdits », aux « lieux de mémoire » et se contente de prendre les

images que la télévision marocaine en fait. Il faut confesser que ces images, muettes, qui se déplacent

flottantes sur les escaliers en terre de ce bagne semblable à un ksar dans le désert, sont assez

percutantes. Le procédé n’en reste pas moins « paresseux ». On le retrouve dans ce reportage de Soir 3

sur « Mohamed VI crée l’IER » avec une capture d’écran de la diffusion de l’audition publique sur la

télévision nationale.

Ce procédé peut être porteur d’un autre sens : filmer les images qui passent sur la télévision

nationale, cela peut être vu comme un procédé paresseux, mais cela peut être également perçu comme

un procédé de « preuve par l’image » - un gage d’authenticité. Montrer ce qui passe sur la télévision

nationale, c’est faire le choix de nous montrer ce que voient les gens « là-bas ». Mais filmer un écran

de télévision, c’est en même temps prendre du recul. C’est juger, à l’aune du critère de vérité et de

démocratie que l’on attribue naturellement à la télévision française, la qualité de la télévision

marocaine. C’est nous dire : cette télévision est libre désormais, regardez les images qu’on y peut

voir. Elles sont même dignes d’être diffusées par nous.

D) Le folklorisme

L’autre procédé frappant dans le traitement par les télévisions françaises de l’IER marocaine, c’est

le recours au détail folklorique. On a évoqué cette introduction, ici ou là, d’un plan de désert, de rue

avec mobylettes, de café, de femmes en foulard, de mer, destinées à « signifier » le Maroc.

Mais ce folklorisme n’est pas seulement cantonné dans quelques plans anecdotiques. Si « Envoyé

Spécial » ou TF1 choisisse comme lieu de tournage Errachidia et comme personnage Aïcha Ouharfou,

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c’est en raison du caractère typique de ce lieu et de ce personnage. A Errachidia, aux portes du Sud, le

paysage de désert et de palmiers répond tout à fait à l’imaginaire européen sur le Maroc. Ensuite, à

l’audition publique d’Errachidia, débarque de leur montagne une ribambelle de berbères en haïk rayé,

au visage tatoué. C’est l’occasion pour le téléspectateur français de faire un voyage tout en se tenant

informé des avancées démocratiques au Maroc. C’est la même logique qui est à l’œuvre dans le

reportage du « Vrai Journal » : en effet, le journaliste n’interroge que des personnages francophones,

mais laisse s’exprimer dans sa langue une mère au long visage effilé de berbère enveloppé d’un

foulard, et le commentaire précise : « Cette femme berbère nous explique »…

E) Le journalisme paresseux

Ce traitement médiatique de l’actualité politique marocaine dans les années 2000 reflète une

grande passivité du journalisme français. Celui-ci met désormais à peine en cause le gouvernement

marocain, relève à peine les limites de l’IER (et seulement quand un militant des droits de l’homme les

lui met sous les yeux), discute à peine l’objectivité de la télévision marocaine, ne propose aucune

contre-enquête sur tel ou tel cas soulevé par l’Instance, etc. La télévision français a assez unanimement

reconnu Mohamed VI et sa volonté comme démocratiques. Le journalisme français reçoit passivement

le récit de ce qu’il se passe au Maroc, sans jugement de valeur, sans investigation, sans réflexion.

C’est en tout cas le cas des reportages de JT. Pour les reportages plus poussés comme dans « Envoyé

Spécial » ou pour le « Vrai Journal », le journaliste tente d’aller faire parler un ou deux bourreaux dont

la déclaration serait un scoop, et dont le témoignage pourra nourrir un semblant d’enquête, ou mimer

un semblant de débat avec un membre des droits de l’homme, de l’IER ou une victime.

Mais même avec ces quelques interviews-coups de poing, le journalisme français se caractérise

par des choix esthétiques et techniques communs qui révèlent une grande paresse :

- un commentaire en off, rentre-dedans, didactique, emphatique, empathique, et surtout : cousu de

clichés et infesté de raccourcis… Ce commentaire témoigne d’un manque d’écoute aux images de la

part des journalistes : le commentaire couvre tout, et ne laisse pas le temps à la parole ou l’émotion

internes aux images d’advenir (si l’on voit des larmes, on les voit en plan de coupe, rapides, et déjà

« advenues ») ; il ne laisse pas de place au silence. En somme, le commentaire ne nous laisse pas le

temps de « voir » les images.

- lors des entretiens, toujours très courts, on a peu de gros plans ou de plans rapprochés, qui seraient là

pour vraiment « montrer » et « écouter » ce visage qui nous parle.

- lors des entretiens, le journaliste préfère faire parler le marocain en français, à part si son témoignage

dans sa langue maternelle constitue un apport folklorique. De cette manière, une sélection naturelle

s’opère : on interroge des gens relativement éduqués, ou d’un archaïsme folklorique.

- le montage est rapide, ne laisse pas le temps au téléspectateur de s’imprégner de l’image, l’effet est

donc passager, et repose essentiellement sur le commentaire.

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- l’usage du document d’archive à titre non scientifique mais illustratif est massif : on aime à

introduire au montage des photos vieillies, en noir et blanc, pour figurer la vieille et douloureuse

absence des disparus, de ces mêmes photos que les familles brandissent lors de manifestations ou sit-

ins ! La photographie, c’est ce qui figure le plus rapidement le manque, l’absence, la disparition, le

passé, l’histoire, l’émotion. La photographie, cela dispense d’enquêter plus avant.

Autant sur le plan de la forme que sur le plan du contenu, le journalisme français se fonde

donc sur un certain nombre de recettes redites et ressassées : les sujets n’étant plus à découvrir, la

forme pour en parler n’est plus à inventer non plus. Ceci au détriment du journalisme de combat ou du

documentaire d’investigation, qui ne sont plus l’apanage de la télévision10

, désormais siège de la

diffusion d’une information évidente et convenue.

***

III- BILAN : LES TOPOÏ VISUELS OU DESCRIPTIFS DU MAROC :

A) Les topoï visuels…

On a vu précédemment que le journalisme français fonctionnait beaucoup à l’aide de raccourcis,

de modèles, de topoï, de facilités à la fois sur le plan formel que sur le plan thématique. Pour ce qui est

du Maroc et du traitement des années de plomb et de l’IER, visionner ainsi un grand nombre de

reportages télévisés nous a permis d’acquérir un regard diachronique sur une sorte d’imaginaire du

téléspectateur français : cela nous a permis de comprendre « comment on voit et comment on montre

le Maroc à telle ou telle date ».

Or il nous a semblé qu’un certain nombre de « topoï visuels », « descriptifs », d’ « images-

métaphores » du Maroc (comme la scène de rue avec djallabas, mobylettes, cafés et femmes voilées11

)

revenaient de façon récurrente dans les sujets consacrés aux aspects les plus variés du Maroc – et

étaient souvent repris des sujets des années 1980 dans les sujets des années 2000. A ces deux dates, le

Maroc est encore un pays exotique, et pour signifier que l’on est au Maroc on a besoin d’images

connotant l’exotisme marocain - et de fait ce folklore est entretenu par un folklorisme officiel et royal

(le roi sous son parasol, le roi en djellaba blanche et babouches safranées, le ministre dans son salon

10

En témoigne le refus d’Arte de diffuser l’un des meilleurs documentaires marocains tournés à ce jour sur l’IER

et les années de plomb au Maroc : Nos Lieux Interdits, de Leila Kilani, INA, 2009, sur lequel je fais mon

mémoire.

11 Dans cette perspective, il est également hautement signifiant que de tels détails visuels soient soulignés dans

les transcriptions établies par les documentalistes de l’INA des images télévisées, comme si les documentalistes,

ô combien de leur temps, étaient très sensibles au sens que ces images-topiques, images-refrains, veulent

transmettre (transcriptions que l’on peut lire dans la fiche descriptive de chaque émission répertoriée dans le

catalogue de l’INA).

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d’apparat…). C’est pour cela que l’équipe d’ « Envoyé Spécial » adore filmer les berbères qui

débarquent de leur montagne.

Un « topoï visuel », c’est donc d’un moment bref, qui vient signifier « je suis le Maroc », à la

manière de l’effet de réel chez Barthes qui signifie « je suis le réel ! ». Mais le recours à ce type de

topoï témoigne d’une certaine superficialité du travail du journaliste : celui-ci les utilise pour une

exécution rapide, la transmission d’un message efficace et simplifié, et une analyse sans profondeur,

partielle, superficielle et factuelle. Ni les JT ni les reportages télévisés ne parviennent donc à pénétrer

la profondeur, la naturalité, la spécificité d’un quotidien, ni, donc, à filmer une mémoire, son

fonctionnement, mais seulement les « faits » qu’elle a à raconter.

B) …Quel que soit le sujet traité :

1) Les mêmes images-métaphores quel que soit le sujet traité :

a) Vêtements

Dans un premier temps, parmi les reportages sur le Maroc que nous avons localisés sur la base

de données de l’INA, nous avons rassemblé ceux où l’on nous montrait, même fugitivement, des

costumes marocains « traditionnels » (djellaba et foulard). Nous trouvons donc des plans supposés

figurer le Maroc, et où apparaissent des djellabas, à propos des sujets les plus divers, tels que :

i) Le conflit Maroc/Algérie (la guerre des Sables), au JT de 20 heures de la Première Chaîne du

24/10/1963 : on y voit une manifestation avec « foule en djellaba », ainsi que « Hassan II en

djellaba » (voir ce que nous disions plus haut sur le folklorisme royal).

ii) l’intégrisme au Maroc : au JT de 20 heures du 16/01/1993, TF1 diffuse un sujet sur

l’intégrisme au Maroc, avec quelques plans de rue « où se côtoient [comme l’écrivent les

documentalistes de l’INA] vêtements traditionnels et modernes. » (idée d’un M aroc entre

tradition et modernité).

iii) le regroupement familial : sur France 2, au 20heures du 04/12/1997, on monte quelques

images tournées au Maroc, dans les rues, « avec femmes en djellaba ».

iv) l’athlétisme marocain : dans le sujet du 17 mars 1998 on propose, pour illustrer le Maroc,

l’image d’une rue où se côtoient « petits métiers des rues » et « femmes voilées ».

Le costume traditionnel c’est donc la métaphore absolue du Maroc contemporain – pour en

souligner à la fois la contemporanéité et l’exotisme irréductible.

b) Le salon marocain :

Le salon marocain est quant à lui un élément plus rare de l’iconographie symbolique du

Maroc. On le retrouve dans des sujets « touristiques », où il vient clairement figurer le folklore

marocain. Ainsi, sur France 3, le reportage du 10 février 1996 intitulé « Un Ramadan au Maroc » nous

montre une fête de naissance dans un salon traditionnel marocain. Dans un reportage sur la ville de

Meknès, sur France 2, le 15 mars 1997, au 20heures, le journaliste rend visite à Aïcha (prénom

typique), voilée (bien sûr), et qui donne le thé (évidemment) en son salon marocain (cela va sans dire).

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Ce sujet est cousu de clichés jusqu’à la moelle ! On voit en tout cas que si la djellaba reste

emblématique d’un Maroc moderne entre tradition et occidentalisme, le salon marocain est traité

uniquement comme un lieu absolument folklorique et non comme un centre sans équivalent dans

d’autres civilisations de la vie de famille, du quotidien, de l’intimité marocaine. Et c’est précisément

cela que le film de Leila Kilani, qui gênait tant Arte, parvient (entreprise qui n’eut jamais d’exemple et

n’aura point d’imitateur comme disait Rousseau !) à saisir de façon fine et remarquable.

2) Thèmes associés

Ces images-métaphores et topoï visuels reviennent à propos de n’importe quel thème : on l’a

vu. On va maintenant étudier à quels thèmes ou évènements le Maroc est régulièrement associé dans le

regard des médias français. Ceci révèle d’ailleurs un double entrelacement de clichés : des images

clichés viennent illustrer des thèmes clichés :

i) Tourisme

-nature (mer, montagne, désert)

-folklore, artisanat (plantation d’arganiers…)

-orientalisme : Delacroix, Loti…

-Paris-Dakar, rallyes, raid, Marathon des Sables…

ii) Fait divers, sociaux, politiques et géopolitiques

-pauvreté : enfants des rues, bidonvilles, situation économique

-terrorisme (à partir des années 2000)

-immigration (clandestine)

-indépendance et histoire coloniale

-inondations dans le Gharb en 2007 (occasion d’évoquer à nouveau vulnérabilité et pauvreté)

-séisme d’Al Hoceima (2005) (idem)

-femmes (2003 : réforme de la Muddawana)

-Droits de l’Homme : prisonniers politiques, Tazmamart…

-Sahara occidental (on en parle, certes, mais on rappelle rarement les faits et le contexte (les

journalistes ne sont pas des historiens) : on dénombre en effet un seul sujet sur la Marche Verte de

197512

-affaire des juifs poignardés (relations intercommunautaires, thème international).

iii) Personnages célèbres

-mort du roi Hassan II et avènement de Mohamed VI (1999) : rappel pour l’occasion de l’histoire du

Maroc (Mohamed V, protectorat…).

-Droits de l’homme : Serfaty, Bourequat, Ben Barka, Merzouki…

12

Marche pacifiste destinée à reconquérir le Sahara occidental marocain, reconstituer le « Grand Maroc » et

réconcilier la population marocaine et l’armée avec son roi (dont les liens avaient été clairement entamés

pendant les dix années de révolte et de répression précédentes !!).

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C) Bilan

Nous pouvons désormais établir un petit tableau comparatif et synthétique des diverses images-

métaphores du Maroc, de leur sens ou de leurs effets, auxquelles le journalisme-paresseux recourt,

consciemment ou inconsciemment pour illustrer son sujet.

Topoï sur le Maroc en général Sur les années de plomb Sur l’IER

a) Nature

-désert (qui peut signifier les

années de plomb (Tazmamart))

-montagne

-mer

b) Scènes de rue, utilisées comme

ponctuation et incarnation de la

réalité du pays traité (on relève des

procédés communs pour spécifier

chaque pays) :

-mobylettes

-bidonvilles (pour signifier la

situation économique du Maroc)

-petits métiers

-cafés

-kiosque à journaux (comme

métaphore de l’opinion publique)

-« se côtoient vêtement

traditionnels et modernes » = le

Maroc entre tradition et modernité

-souks

-mosquées ou prière (utilisé y

compris pour traiter de l’IER!!)

c) Folklore autre…

-femmes voilées

-berbères

-djellabas

-le salon marocain

a) Filmer les lieux interdits,

grillagés, louches et sombres, fait

jouer le ressort émotionnel de la

peur, de l’inquiétude

-Commissariat de Casablanca

-Prison de Kenitra : à partir de la

découverte visuelle qu’on en fait

dans les années 1980, cette image

devient un topos illustratif des

années de plombs

-prison non identifiée avec murs

d’enceinte (idem)

-Tazmamart (idem, sauf que son

apparition médiatique date des

années 1990)

b) Personnages et acteurs :

toujours connus

-représentants des droits de

l’homme en réunion ou seuls

-victimes célèbres, dirigeants,

« officiels », rares bourreaux

célèbres : Boukhari, Hassan II,

Marzouki, Serfaty, Oufkir,

Benzekri

-quelques rares victimes ordinaires

-Amnesty Internationale

c) Emotions et traitement :

-la peur (on l’a déjà évoquée)

-l’horreur du corps mutilé

(misérabilisme)

-les photos de disparus ou autres

supports (dessins de survivants) =

misérabilisme et illusion rapide

d’authenticité

a) Lieux publics

i) audience publique, dans une ville

dont on filmera le soleil, le désert,

la palmeraie (Khenifra,

Errachidia) : plans sur ceux qui

parlent, sur ceux qui écoutent

-l’arrivée en car (d’une tribu

berbère, c’est encore mieux)

-l’entrée dans la salle

-la salle en pleurs (émotion facile)

-prière à l’ouverture de la séance,

=folklorisme et émotion facile

-Aïcha Ouharfou, personnage

folklorique supplémentaire

ii) cellule d’écoute ou salle

d’attente (mais on finira sur un

plan sur un ciel bleu et

palmier !!!)

-réunions

-archives, archivages

b) Lieux de mémoire

-prière dans cimetière

-pèlerinages collectifs ou

individuels sur les lieux : « c’est le

lieu »

=folklorisme et émotion facile

c) Lieux privés

-personnages chez eux (salon)

=folklorisme

-cérémonie familial (une fois)

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On voit donc que quel que soit le sujet traité, le folklorisme reste souvent un moyen rapide et

facile de traiter un sujet sur le Maroc. Mais pour ce qui est de l’IER, il nous semble que ce choix

folkloriste, plus qu’une insuffisance journalistique, traduit une position idéologique de la part du

journalisme français : ce folklorisme mine radicalement ce que l’IER (dont les membres sont

constamment en costume, et s’expriment en français) s’efforce de dire, à savoir que le Maroc est un

pays moderne, qui a un passé politique, et un présent démocratique. Comme si le journaliste français

n’y croyait pas. Celui-ci prend ces personnages de l’IER davantage comme des passeurs « qui nous

ressemblent » vers un pays « qui nous échappe » et qu’on ne sait au bout du compte, et ce en dépit du

travail de l’IER, filmer que selon nos « clichés » et nos « facilités » - on les filme parce qu’ils veulent

nous dire ce qu’est l’IER et son travail, mais nous on préfère filmer des palmiers parce que malgré

l’IER on continue de penser que c’est ça le Maroc. Ainsi, il y a presque une sorte de régression du

journalisme entre les années 1980 et les années 2000. Quand le reportage de « Résistances » prenait le

Marocain comme un être politique (et persécuté parce qu’il essayait de s’affirmer comme tel), le

reportage des années 2000, tout en reprenant un certain nombre de procédés formels et visuels au

reportage des années 1980, les dévoie, en réduisant le Marocain de la rue (à différencier du marocain

« officiel ») au rang d’ « être folklorique ». On voit bien, ici, le voyage et la déchéance du journalisme

de combat au journalisme paresseux qui cesse, tout en traitant des mêmes sujets, de s’intéresser à

l’histoire politique du Maroc et à la survie des individus, pour se contenter de retranscrire, avec les

mêmes images ou presque, un Maroc de carte-postale, de folklorisme, d’archaïsme, de tourisme,

d’islamisme, de pauvreté, selon la mode du jour…

***

CONCLUSION

Cette petite étude du traitement médiatique des années de plomb marocaines et de l’Instance

Equité et Réconciliation nous a permis de tracer une petite histoire du journalisme français, d’en

déterminer les pratiques, les procédés et les postures idéologiques, et de dessiner un tableau de la

représentation visuelle que le journaliste et le spectateurs français se fait du Maroc. Les conclusions

que nous en tirons révèlent si besoin était la profondeur, l’intérêt et l’originalité de certains cinéastes

de documentaires non télévisés13

quand ils s’attellent à un sujet analogue : nous pensons en particulier

au film de Leila Kilani, Nos Lieux Interdits (2009), où la réalisatrice suit quatre destins de victimes, et

s’enfoncent dans leur quotidien, dans leur parole, dans leur mémoire, dans leur souffrance. Nous

pensons également au film de Davy Zilberfavjn, Vivre à Tazmamart (2005), où celui-ci s’attelle certes

à un sujet très médiatique, mais se penche avec plus d’attention que quiconque sur ce qu’ont à dire les

13

Diffusés exclusivement dans le réseau des festivals et refusés par la télévision !

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anciens de Tazmamart, et ce toujours dans un cadre grandiose (mais non « cliché » : il s’agit des vertes

montagnes marocaines, et non de désert et de palmiers).

Il serait intéressant d’aller voir ce qu’en dit la télévision marocaine, mais également les autres

télévisions. Par exemple, fin 2004, Al-Jazeera a diffusé un reportage sur les anciens prisonniers

politiques marocains. Le sujet est intéressant, puisqu’il exhume quelques images d’archives

frappantes, comme cette déclaration d’Hassan II : « Kalaat M’Gouna, c’est la capitale des roses ! ». Il

interroge d’anciens disparus, et pas des plus célèbres. Néanmoins, on perçoit dans ce reportage, un

grand intérêt pour la souffrance, la torture, une certaine esthétisation presque kitch de l’horreur (une

voix grave comment les sévices, accompagnés d’une musique sombre). Si le média arabe ne recourt

pas aux clichés sur le Maroc qui habitent les médias français, il recourt néanmoins à d’autres clichés et

facilités de mise en scène pour « impressionner » son public.

***

Filmographie

Films documentaires

Kilani, Leila, Nos Lieux Interdits, 2009, 1h48, INA

Bitton, Simone, Ben Barka, l’Equation Marocaine, 2001, 1h24

Zilbverfajn, Davy, Vivre à Tazmamart, 72 minutes, 2005, France

Sources audiovisuelles

(sauf indication contraire, tous les reportages cités ci-dessous sont visibles sur la base de données de l’INA)

I- Sur les années de plomb, Tazmamart, et l’IER

1972 : Procès de Skhirat

Journal Télévisé, 20h, Antenne 2, 01/03/1972 : Condamnation des accusés de Skhirat

1983

« Résistances », Antenne 2, 27.01.1983, suppression d’un sujet sur le Maroc

« Résistances », Antenne 2, 24.02.1983, « l’Affaire Manouzi »

« Dimanche Magazine », Antenne 2, 18/03/1983, « Maroc : prisons » : premier reportage sur les

prisonniers politiques dans les prisons marocaines (rediffusion du sujet de « Résistances » prévu pour

le 27 janvier)

1985

Antenne 2, 26/11/1985 : Interview d’Hassan II qui invite à venir voir comment se portent les détenus.

1988

France Culture, Voix du silence, 16/07/1988 : Serfaty

1990

Journal Télévisé de 20 heures, TF1, 03/11/1990 : polémique sur la publication de Notre Ami le Roi, de

Gilles Perrault .

1991 : libération d’Abraham Serfaty

France 2, Résistances, 05/01/1991 : deux reportages sur le Maroc, un clandestin (sur les prisonniers

politiques), un officiel (sur les militants des droits de l’homme).

Journal Télévisé de 20 heures, TF1, Interview de Hassan II, 21/07/1991 : « les témoignages ne valent

que pour les témoins. »

Journal Télévisé de 13 heures, TF1, « Sur une photo de Tazmamart », 14/08/1991

13/09/1991 : au 19/20 et au JT de TF1, reportages sur Abraham Serfaty, qui vient d’être libéré

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1992 : affaire Bourequat

TF1, 04/01/1992 : reportage sur les Frères Bourequat

Journal télévisé de 20 heures, France 2, 09/03/1992 : « Pour la première fois, une caméra de télévision

est autorisé à pénétrer… »

1993

Sept sur sept, 16/05/1993, débat entre Hassan II et Anne Sinclair : « Tazmamart a été rasé » (un extrait

de cette interview passe dans Nos Lieux Interdits).

2000 : Publication de Tazmamart, Cellule 10, d’Ahmed Merzouki

19/20, 18/03/2000 : reportage sur Abraham Serfaty, qui vient de revenir au Maroc

France 3, 19/20, 08/10/2000 : Pèlerinage à Tazmamart (repris sur Intermatin, France Inter le

12/10/2000)

2001

19/20, France 3, 17/09/2001 : Polémique autour de livres sur Tazmamart (entre Merzouki et Tahar

Ben Jelloun).

2004-2005 : naissance de l’IER

La Nouvelle Fabrique de l’Histoire, avril 2005, sur l’IER :

http://www.ier.ma/article.php3?id_article=1007

Journal Télévisé de 20 heures, TF1, 6/02/2005 : Témoignages à Errachidia

Le Vrai Journal, Canal+, 20/02/2005 : le travail de la Commission à Khenifra.

Envoyé Spécial, 14/04/2005, « Maroc, la mémoire retrouvée »

Soir 3, France 3, 16/11/2005, « Mohamed VI crée l’instant Equité et réconciliation »

19/20, France 3, 21/11/2005 : Sur le travail de l’IER.

2006

Canal+ « Info », 12/01/2006 : La Commission a rendu son rapport

2007

Décembre : Emission d’Adil Hajji, Entre les Lignes, 2M, 2006, Maroc (dvd remis par la chaîne)

2009 : sortie du film de Leila Kilani

RFI, Cinéma d’aujourd’hui sans frontière, 03/05/2009-04/10/2009 : Interview de Leila Kilani

II- Le Maroc dans les médias français : cartes postales, thèmes, topos et évènements

importants

1963

Journal Télévisé de 20 heures, Première Chaîne, 24/10/1963 : sur le conflit Maroc/Algérie (la Guerre

des Sables)

1993

Journal Télévisé, 20 heures, 16/1/1993 : sujet sur l’intégrisme au Maroc

1996

France 3 ; 10.02.1996 : « Un Ramadan au Maroc »

1997

France 2, 15.03.97, 20h, « A Meknès », visite à Aïcha.

France 2, JT 20 heures, 04/12/97 : reportage sur le regroupement familial, avec des images tournées au

Maroc

1998

France 3, 20h, 17.03.98, l’Athlétisme marocain : « petits métiers des rues, femmes voilées ».

1999 : Mort d’Hassan II

Journal télévisé de 20 heures, TF1, 24/07/1999 : reportages sur la mort d’Hassan II

2003 : attentats de Casablanca ; réforme de la Muddawana

2005

Des racines et des ailes, 30/03/2005 : Marrakech

2006 : Séisme d’Al-Hoceima

2009

France 5, « Commissariat du monde », 22/09/2009 : un commissariat de Casablanca