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RÉSUMÉ

Avec son tempérament de feu et son goût prononcé pour le risque, Rachel Fortune, baptisée Rocky par les siens, est assurément la plus aventureuse de la famille. Rien d’étonnant, dès lors, que sa grand-mère lui ait légué l’hélicoptère et les deux avions de tourisme qu’elle possédait.

Pour Rocky, c’est l’occasion inespérée de monter enfin l’entreprise dont elle rêve – une société d’avions-taxis et de sauvetage en montagne -, d’autant qu’elle a trouvé pour l’implanter un endroit idéal : Clear Springs, un petit bourg touristique blotti dans un paysage grandiose, tout près de la réserve des Indiens shoshones.

Il lui reste, cependant, à régler un détail : convaincre un certain Dr Greywolf de lui céder le vieux terrain d’aviation hors d’usage qu’il possède, quitte à le lui acheter au triple de sa valeur. Ce que la jeune femme ignore, toutefois, c’est que Lucas Greywolf n’est pas tout à fait un homme comme les autres.

Et que cet idéaliste, capable de renoncer à une brillante carrière médicale pour venir partager la vie difficile de ses frères indiens à la réserve, n’est pas homme à se laisser convaincre par de l’argent. Et encore moins lorsqu’il s’agit de satisfaire les caprices d’une fille à papa – aussi ravissante soit-elle…

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Chères tectrices et amies, Comme l'héroïne de ce livre, je suis entourée d'une nombreuse

famille. Car j'ai non seulement deux frères et une sœur, mais aussi plusieurs oncles et tantes du même âge que moi. Tellement bien que ceux qui ne faisaient pas partie du clan avaient parfois du mal à s'y repérer. Nous, bien sûr, nous trouvions ça tout naturel. Nous passions notre temps à jouer ensemble, et bien que nous n'arrêtions pas de nous disputer, nous avons toujours fait corps lorsque l'un d'entre nous se trouvait menacé. D'ailleurs rien n'a changé avec le temps—sauf que nous nous disputons beaucoup moins ! J'ai toujours été fascinée par ce lien très spécial qui unit les membres d'une même famille, aussi ai-je été particulièrement heureuse d'apporter ma contribution à la saga des Fortune.

D'autant plus que, par chance, je me suis vu confier l'histoire de Rochy, la sœur jumelle d'Allie. Or j'ai moi-même une jumelle à qui je ressemble comme deux gouttes d'eau. Elle s'appelle Brenda et elle a toujours été ma meilleure amie. Chaque fois que nous sortons ensemble, quelqu'un vient toujours nous demander si nous sommes jumelles. Cela arrivera probablement encore quand nous aurons quatre-vingt-dix ans !

Un autre personnage que je trouve absolument fascinant est celui de Kate Fortune. Mes grand-mères, aussi, étaient des femmes fortes et courageuses qui savaient ce qu'elles voulaient et ne craignaient pas de se retrousser les manches pour l'obtenir. L'une d'elles s'est même embauchée dans un cirque. £Avec mon grand-père, elle a parcouru tout le pays dans les années trente et quarante. Mes grand-mères à moi n'ont pas survolé seules les jungles de l'Amérique du Sud, mais c'est seulement parce que l'occasion leur a manqué.

J'espère que vous aimerez La passion apprivoisée. J'ai pris beaucoup de plaisir à écrire ce nouvel épisode des Héritiers, et j'ai hâte, comme vous à présent, de découvrir la suite...

Bonne lecture !LINDA TURNER

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Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture, nous vous signalons qu'il est en vente irrégulière. II est considéré comme « invendu » et l'éditeur comme l'auteur n'ont reçu aucun paiement pour ce livre « détérioré ».

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre:

THE WOLF AND THE DOVE

Traduction française de JULIETTE MOREAUX

HARLEQUIN ® est une marque déposée du Groupe Harlequin et Amours d'Aujourd'hui ® est une marque déposée d'Harlequin SA.

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les

articles 425 et suivants du Code pénal. © 1996, Harlequin Books S.A. © 2000, Traduction française : Harlequin S.A. 83-85,

boulevard Vincent-Auriol, 75013 Paris — Tél. : 01 42 16 63 63 Service Lectrices — Tel : 01 45 82 47 47 ISBN 2-280-07693-4—

ISSN 1264-0409

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LINDA TURNER

La passion apprivoisée

AMOURS D'AUJOURD'HUI

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Les confidences de Kate Fortune « Qu'il est donc difficile de rester en coulisses! Et malgré les

bonnes raisons que j'ai de laisser croire à ma disparition, cela me contrarie terriblement d'être obligée de "faire la morte" alors que ma famille a besoin de moi.

» J'ai failli manquer la naissance du bébé de ma petite-fille Caroline. Heureusement, mon vieil ami Sterling m'a aidée à me glisser dans la chambre de la petite. Quel délicieux petit trésor ! La mère et l'enfant sont en pleine forme et je suis si heureuse !

» Je compte aussi surveiller de près ma petite-fille Rachel — je devrais dire "Rocky". Elle n'a jamais été féminine et sophistiquée comme Allie, sa sœur jumelle C'est au contraire un véritable garçon manqué qui se moque de sa beauté, mais cela ne l'empêche pas d'être ravissante. J'ai toujours encouragé son esprit aventureux et c'est à elle que j'ai légué mes avions. Maintenant, elle va pouvoir monter sa propre entreprise et faire ce qu'elle aime le plus au monde : piloter. Je suis sûre qu'elle sera heureuse dans les immensités sauvages du Wyoming. Et peut- être rencontrera-t-elle enfin, là-bas, un homme à sa mesure... »

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NEWS

ON EN PARLE CE MOIS-CI... "Un nouvel héritier chez les Fortune !" L'adorable

Caroline et son séduisant époux - qui est aussi, je vous le rappelle, la tête chercheuse des prestigieux laboratoires Fortune viennent d'annoncer officiellement la naissance de leur premier enfant ! Qui aurait pu croire que ce mariage, dont on a pu se demander un temps s'il n'avait pas été arrangé pour empêcher le beau Nick d'être reconduit à la frontière, aurait un aussi heureux dénouement?

Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, on apprend, de source plus officieuse, cette fois, que Kyle

Fortune, l'enfant gâté de la famille qui s'était exilé pour quelques mois dans le Wyoming, aurait retrouvé là-bas une ancienne flamme et découvert... qu'il était papa! Le plus incroyable est que loin de s'enfuir à cette nouvelle, notre play-boy national aurait déclaré qu'il comptait s'installer en compagnie de sa belle dans le ranch familial. A croire que l'amour peut vraiment changer un homme, car on imagine mal cet homme raffiné et élégant passer sa vie dans la poussière et le cambouis, même s'il paraît que sur le plan de la virilité, rien ne vaut un vrai

cow-boy ! Enfin, car il faut bien garder le dessert pour la fin, mes sources me confirment que le couple de Jake et Erica que nous savions fort chancelant est en phase terminale. Jake aurait même été aperçu plusieurs fois en compagnie d'une autre femme. Nous ignorons tout, pour l'instant, des détails du divorce, mais l'on peut compter sur Erica pour mettre la barre assez haut. Gageons que la pension confortable que Jake Fortune se verra contraint de lui verser la consolera très vite de l'avoir épousé!

Liz Jones

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1.

Une expression très grave sur son petit visage, Michael Grand Aigle se concentra et franchit en boitant les quelques pas qui le séparaient du médecin. Sa mère laissa échapper un murmure de consternation et l'enfant lui jeta un regard rapide, ennuyé de n'avoir pas fait ce qu'on attendait de lui.

— Bien ! s'écria très vite le Dr Lucas Greywolf. Tu fais des progrès, mon grand ! Essaie encore une fois. Détends-toi et essaie de t'appuyer normalement sur ta jambe.

La chaleur de sa voix rassura le petit qui retourna à son point de départ près de la fenêtre. Là, il se redressa et fit un effort énorme pour marcher droit. Son visage rond se crispa de douleur et immédiatement, il retomba dans son chaloupèrent habituel. Sa jambe gauche était restée tordue après une fracture mal ressoudée.

— Bien ! s'écria encore Lucas. Il se sentait affreusement triste. Le garçon avait besoin d'un bon

chirurgien orthopédique, mais comment faire ? Son père avait un salaire de misère, tout l'argent partait en nourriture et en vêtements, et il ne restait rien pour payer une assurance médicale. Cette opération si nécessaire représentait pour cette famille un luxe tout à fait inaccessible.

Sa mère le regardait, très droite, le visage inexpressif. Elle avait très bien compris que son fils n'allait pas mieux et que le médecin sur lequel ils comptaient tous à la réserve ne pouvait rien pour lui.

— Terminé pour aujourd'hui, déclara Lucas.

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Le visage du gamin s'éclaira et il regarda la porte, impatient de partir.

— Tu sais ce que tu vas faire maintenant? demanda Lucas d'un ton de connivence.

C'était leur rituel, toujours le même à chaque visite. Michael hocha la tête très vite, enchanté.

— Tu vas choisir une surprise dans le bureau de Mary ! A ce signal, le garçon se jeta au cou du médecin et se précipita

hors de la petite pièce de sa terrible démarche de grand blessé. L'enfant sorti, Lucas se retourna vers sa mère.

— Continuez les exercices, dit-il d'une voix neutre. Il ne faut surtout pas que les muscles se rétractent.

— Il reprend sa béquille quand il croit que je ne le vois pas, répondit-elle.

— Ne le grondez pas, je vous en prie. Il est très courageux, vous savez, murmura le jeune médecin, gêné.

— Je vous le ramène ? — Le mois prochain, oui... Elle sortit et Lucas la suivit d'un regard sombre. Mais la voix de

Mary Littlejohn, son infirmière, assistante et meilleure amie, le fit soudain sursauter.

— Arrête de te torturer, dit-elle doucement. Tu fais tout ce que tu peux.

— Ça ne suffit pas, dit-il amèrement en se détournant pour aller se laver les mains. Ce gosse n'a que cinq ans et il va boiter toute sa vie alors qu'il suffirait de si peu de chose ! Si je pouvais seulement l'envoyer voir Jeremy Stevens à Jackson...

Mary l'interrompit avec la brutalité que peut se permettre une amie fidèle.

— Mais tu ne le peux pas. Ses parents sont fiers, ils n'accepteront pas qu'on leur fasse la charité. Tu te ruines déjà à porter trop de gens à bout de bras.

— Toi, ne commence pas, gronda-t-il. C'était peine perdue et il le savait bien ! Mary avait vingt ans de

plus que lui et elle disait toujours exactement ce qu'elle pensait. Il ne travaillait avec elle que depuis trois ans, depuis qu'il avait ouvert son dispensaire, mais il avait l'impression de l'avoir connue toute sa vie.

— Il faut bien que quelqu'un le dise et je ne vois pas qui d'autre pourrait le faire. Je sais parfaitement que tu es revenu dans la région

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pour aider les gens de la réserve, mais il faut tout de même être raisonnable ! La moitié des patients te paient avec des promesses et tu ne les relances jamais. Ce n'est pas tenable, on profite de toi. Tu as tes propres factures à payer.

Dans un sens elle avait raison, mais comment harceler des gens qui ont du mal à acheter à manger à leurs gosses ?

— Je peux m'en sortir, dit-il d'une voix brève. A qui le tour ? — Jane Chant d'Oiseau était la première, dit-elle en comptant sur

ses doigts. Puis il y a le vieux Thompson, Bill Parsons, Abigail Wilson et, pour finir, Rachel Fortune.

Stupéfait, il leva la tête du tiroir dans lequel il cherchait déjà le dossier de la première patiente.

— Fortune ? Comme la vieille Kate ? Les yeux noirs de Mary brillaient, elle semblait ravie de l'effet de

son petit coup de théâtre. — Exactement. Si je me souviens bien, celle-ci doit être la fille de

Jake. Fortune. Une des jumelles, je crois. — Qu'est-ce qu'elle me veut ? Il avait l'air si méfiant que l'infirmière ne put s'empêcher de rire. — Tu es un si bon médecin ! Ça a dû finir par se savoir. Je suppose

qu'elle veut une consultation ! Il poussa un grognement agacé. — Reviens sur terre, Mary. Pas une Fortune ! Ils traînent avec les

Kennedy et les Rockefeller, et la vieille dame avait assez d'argent pour racheter tous les hôpitaux du pays si elle l'avait voulu. Je vois mal sa petite-fille consulter un médecin de campagne. Sauf si elle était à l'article de la mort, bien sûr. Elle a l'air malade ?

— Franchement, dit Mary, j'aurais donné n'importe quoi pour avoir une mine pareille quand j'avais son âge. Je la fais entrer ?

De plus en plus intrigué, il hocha la tête. — Si tu veux. Ainsi je... Puis il s'interrompit, les sourcils froncés. Qu'était-il en train de

faire ? Il y avait des malades dans sa salle d'attente, des gens pauvres qui attendraient sans se plaindre le temps qu'il faudrait pour le voir. Rachel Fortune ne pouvait pas passer devant eux, simplement parce qu'il n'avait aucune idée de ce qu'elle lui voulait et que sa famille avait plus d'argent que Dieu lui-même.

— Non, oublie ça, gronda-t-il. Elle attendra son tour comme tout le monde. Fais entrer Jane Chant d'Oiseau.

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— C'est toi le patron, fit Mary d'un ton fataliste en se dirigeant vers la porte.

Près de deux heures plus tard, le tour de Rocky arriva enfin. Mary retourna une fois de plus dans la salle d'attente — elle disait souvent qu'elle n'avait aucun besoin de faire du sport, qu'elle marchait toute la journée — et fit signe à la jeune femme de la suivre. Rocky sauta sur ses pieds et lui emboîta le pas, pour s'arrêter net sur le seuil de la salle d'examen.

— Je ne suis pas venue pour une consultation, dit- elle, un peu gênée. Ne puis-je voir le Dr Greywolf dans son bureau ? J'ai une proposition à lui faire. J'aurais sûrement dû lui téléphoner d'abord mais on m'avait dit que cela prendrait des semaines pour avoir un rendez-vous.

— Et vous ne vouliez pas attendre, dit Mary avec un sourire sagace.

Devant ce regard amical et malicieux qui la perçait à jour, Rocky ne put s'empêcher de rire.

— Je n'y peux rien ! Je suis née un mois en avance et je n'ai pas arrêté de courir depuis. Vous avez toujours autant de monde aux consultations ?

— Autant de monde ? s'écria Mary, amusée. C'est un jour calme aujourd'hui ! La plupart du temps, on ne termine jamais avant 8 heures.

Elle jeta un regard rapide à la ronde pour s'assurer que tout était en ordre, puis elle indiqua à la visiteuse une chaise de bois placée contre le mur.

—Asseyez-vous. Je vais laisser le docteur vous proposer lui-même de passer dans son bureau. Vous avez encore un petit moment à attendre, mais il sera à vous dès qu'il le pourra.

Rocky la remercia gaiement — sans pour autant prendre la chaise proposée. Elle savait qu'elle serait incapable de rester assise. Elle se sentait sur les nerfs, à la fois anxieuse et surexcitée. Cela faisait quatre mois qu'elle avait hérité de l'hélicoptère et des deux petits avions de tourisme de sa grand-mère, quatre mois qu'elle cherchait l'endroit idéal pour monter son entreprise. Elle avait lu des tonnes de statistiques et de documentations, contacté des dizaines d'offices du tourisme, parcouru des milliers de kilomètres, pour finir par trouver ce qu'elle cherchait ici même, dans le fief familial du Wyoming, à quelques kilomètres du ranch de sa grand-mère.

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Sa propre stupidité la stupéfiait. Pourquoi n'avait- elle pas tout de suite pensé à Clear Springs ? Elle avait toujours adoré ce petit bourg blotti dans un paysage grandiose, peuplé de gens simples et rudes, qui fleurait bon la grande époque de l'Ouest. Par rapport à son projet, l'emplacement était parfait, situé entre les Ghost Mountains au nord et la réserve des Indiens Soshone au sud : des touristes en été, des skieurs et des chasseurs en hiver, et des randonneurs quasiment toute l'année. Pour couronner le tout, il n'y avait aucune concurrence, aucun pilote dans la région pour emmener les chasseurs dans les montagnes ou faire des recherches et des sauvetages en cas d'accident. Les choses se présentaient vraiment de façon idéale et elle en venait presque à croire que sa grand-mère avait tout arrangé pour elle avec le bon Dieu.

Kate en était d'ailleurs bien capable, se dit-elle avec un sourire affectueux. Katherine Winfield Fortune était une négociatrice-née et elle n'avait jamais eu froid aux yeux. Elle avait tout tenté et tout réussi au cours de sa longue vie, avec un aplomb et un style époustouflants. Rocky se souvenait très bien de son tout premier cours de pilotage, le jour de ses seize ans, avec sa grand-mère Kate aux commandes. Il y avait beaucoup d'amour et de connivence entre elles et s'il était possible de pistonner ses protégés au Ciel, Kate avait certainement trouvé le moyen de le faire.

La petite pièce était paisible et silencieuse ; les pas et les voix dans le couloir ne lui parvenaient qu'assourdis et lointains. Immobile devant la fenêtre, Rocky laissait remonter ses souvenirs. En fait, elle n'arrivait tout simplement pas à croire que Kate soit vraiment partie. Comment une femme si pleine de vie et de courage avait-elle pu se laisser piéger, là-bas dans cette jungle du bout du monde ? Elle était trop forte, trop résistante pour perdre la vie aussi bêtement. Et elle était trop chevronnée en tant que pilote pour ne pas réussir à poser son avion en catastrophe. Ou, au moins, tenter de s'éjecter. Curieusement, pourtant, la trajectoire de l'avion semblait n'avoir obéi à aucun contrôle, comme si Kate avait perdu les commandes de l'appareil ou renoncé à lutter, ce qui n'était vraiment pas dans son caractère. Ne s'était- elle pas sortie, déjà, de situations bien plus périlleuses encore ?

Sauf que, cette fois, l'aventure avait mal tourné. Rocky desserra les poings en soupirant. Pendant un instant, elle

avait presque eu l'impression de se trouver aux commandes de

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l'appareil. Au fond, se dit-elle avec un peu d'ironie, elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer qu'elle pouvait encore sauver Kate. La gorge serrée, elle essaya de se secouer. Sa grand- mère lui manquait affreusement et lui manquerait probablement toute sa vie. Contrairement à ses parents, la vieille dame avait toujours compris son farouche besoin d'indépendance. Cela ne la choquait pas, elle, que Rocky ait envie de tourner le dos à l'argent des Fortune, aux entreprises familiales et à tout ce que ce milieu pouvait avoir d'étouffant. Dès le départ, elle l'avait au contraire encouragée à suivre sa propre voie et à monter sa propre affaire. L'héritage qu'elle lui laissait lui donnait à présent les moyens de réaliser ce projet. Rocky lui devait tout : ses avions, sa formation, y compris l'expérience nécessaire pour piloter en montagne... Dès qu'elle avait décroché son brevet de pilote, en effet, Kate l'avait quasiment obligée à suivre une formation complémentaire pour se spécialiser dans les secours d'urgence. Rocky ne comprenait plus maintenant pourquoi elle s'était crue obligée de renâcler à l'époque. En fait, Kate avait tout prévu, sauf... le terrain d'aviation.

Bien sûr, le ranch que la famille possédait dans le Wyoming disposait d'une piste d'atterrissage, mais la propriété appartenait à son cousin Kyle, désormais. Et bien que celui-ci, en apprenant que Rocky venait s'installer à Clear Springs, lui ait gentiment proposé d'en disposer, elle avait décliné son offre. Certes, elle avait été très touchée par la proposition de Kyle, mais le temps était venu pour elle de prouver qu'elle pouvait se débrouiller seule. Trop de gens avaient voulu aplanir son chemin dans la vie, et elle avait bénéficié de trop d'avantages. C'était à elle, maintenant, de trouver ses propres solutions. Elle ne voulait plus de coups de main des uns et des autres, plus de conseils gratuits ou de tuyaux pour gérer son affaire. Rien. Elle réussirait ou elle coulerait, mais elle agirait seule.

Or le seul autre terrain d'aviation de la région appartenait à Lucas Greywolf.

Il s'agissait du site d'une ancienne entreprise d'aéronautique, naufragée corps et biens au moment de la crise du pétrole des années soixante-dix. Le jeune médecin l'avait racheté pour une bouchée de pain. Aux dires des différentes personnes que Rocky avait interrogées, la piste et le hangar ne l'intéressaient pas. Il n'avait acheté la propriété que pour le bâtiment situé près de la route qui avait autrefois abrité les bureaux de l'entreprise. Laissés

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longtemps sans entretien, ces locaux ne valaient pas grand- chose et se trouvaient tout proches de la réserve indienne. Après les avoir acquis, il s'était donc contenté de les transformer en dispensaire, et de faire goudronner une aire de stationnement, laissant le reste à l'abandon. Le hangar rouillait sur place, les clôtures penchaient, à demi démolies, la piste cachait ses nid-de-poule sous les herbes folles... C'était pourtant un véritable terrain, tout proche du bourg, et qu'on pourrait remettre en état assez facilement. Voilà pourquoi Rocky avait absolument besoin de le contacter au plus vite !

Les gens de la région parlaient avec affection du Dr Greywolf. Il passait, aux yeux de tous, pour un homme sensé, intelligent et généreux. Aussi Rocky était-elle arrivée gonflée à bloc, certaine de parvenir rapidement à un accord. L'enseigne du dispensaire, cependant, avait quelque peu ébranlé sa confiance. Sans savoir très bien pourquoi, elle lui donnait l'impression désagréable de pénétrer dans un territoire bien protégé. Le panneau de bois peint en gris était discret, il aurait même pu passer inaperçu sans la force remarquable de la sculpture qui en ornait le sommet : un profil de loup sculpté avec beaucoup de talent dans le bois brut. Rocky eut l'intuition que cette enseigne en disait long sur la personnalité de son propriétaire. Greywolf : loup gris. L'homme revendiquait visiblement son nom et son ascendance indienne, et elle pressentait que certaines règles du jeu allaient lui échapper. En fin de compte, ce ne serait peut-être pas aussi facile de traiter avec lui qu'elle l'avait imaginé.

Elle était là cependant, prête à tout, y compris à s'armer de patience pour supporter cette attente interminable...

Car Rocky n'était pas la petite-fille de Kate Fortune pour rien. Celle-ci lui avait appris, notamment, que quand une femme veut quelque chose dans ce monde d'hommes, il lui faut sortir toutes ses armes, y compris les plus féminines. La jeune femme n'avait pas oublié le conseil. Jetant un coup d'œil au petit miroir accroché au-dessus du lavabo, elle ne put s'empêcher de sourire. Elle avait vraiment fait le maximum ! En la voyant aujourd'hui, n'importe qui l'aurait prise pour Allie. Physiquement, elles étaient quasiment identiques mais il y avait une telle différence dans leur façon de se présenter au monde ! Elégante, raffinée, Allie adorait les jolies choses. Sa beauté, faite à la fois de sensualité et de mystère, lui conférait une aura naturelle, qualité intangible qui fait rêver les

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foules. Mannequin célèbre, ses photos étaient partout. Elle incarnait l'idéal féminin pour l'une des plus prestigieuses marques de produits de beauté : Fortune Cosmetics.

Rocky ne lui enviait pas du tout sa place sous les projecteurs. Elle aurait détesté l'agitation de cette vie trop publique, ces regards toujours posés sur elle. Comment peut-on vivre quand on doit toujours présenter une image parfaite, du matin au soir ? En revanche, en un jour où elle avait besoin de mettre toutes les chances de son côté, elle pouvait bien se permettre de jouer à la star. Elle jeta un dernier regard au miroir et hocha la tête, satisfaite. Si Lucas Greywolf réussissait à lui refuser quelque chose aujourd'hui, il n'était pas un homme.

Lucas griffonna quelques notes dans le dossier d'Abigail Wilson

et fit la grimace en relisant le résumé de ses visites précédentes. La jeune femme attendait son sixième enfant, sans avoir de quoi nourrir les cinq premiers. Elle avait plaisanté avec lui pendant la consultation mais il lisait bien l'angoisse au fond de ses yeux. Comme toutes les femmes de la réserve, elle voulait que ses gosses aient une vie meilleure et savait trop bien qu'ils n'avaient que très peu de chances de s'en sortir. Leur destin était quasiment écrit d'avance, malgré de très rares exceptions. Une scolarité très moyenne, pas d'argent pour l'université ou une véritable formation professionnelle, une réticence quasi générale à aller chercher fortune dans le vaste monde hors de la réserve... D'autant plus, peut-être, que ceux qui s'en sortaient gardaient rarement des liens avec ceux qui restaient. Ils se battaient de toutes leurs forces pour échapper à la misère, rejetaient leur milieu et leur famille et, à la première occasion, s'envolaient au loin pour ne jamais revenir. Les autres cherchaient surtout à survivre, au jour le jour. Il n'y avait pas de demi-mesure et le cas de Lucas restait absolument unique.

C'était à cette réalité, pourtant, qu'en tant que médecin il se heurtait tous les jours. Une réalité qu'il ressentait comme un cercle vicieux, une monstrueuse injustice, face à laquelle il se sentait désespérément impuissant.

Refermant sèchement le dossier d'Abigail, il le tendit à Mary en demandant :

— Rachel Fortune est toujours là ?

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— Toujours, oui. Elle a attendu sans se plaindre, comme tout le monde. Figure-toi qu'elle s'est même excusée d'être venue sans rendez-vous. Tu avais raison, elle n'est pas là pour une consultation, elle veut te parler de quelque chose. Je pensais qu'elle serait arrogante mais pas du tout, c'est une fille agréable.

Lucas se contenta d'émettre un grognement sceptique. La dame devait avoir sacrément besoin de lui pour passer deux heures dans une salle d'attente pleine de gens aussi pauvrement habillés que ses patients, et malades de surcroît.

— C'est vrai qu'on leur apprend les bonnes manières dans les écoles, en Suisse, dit-il avec cynisme en se dirigeant vers la porte. Je vais voir ce qu'elle veut, ça ne prendra pas longtemps.

Son visage avait son expression la plus austère quand il partit à grands pas vers la salle d'examen. Comment ne pas penser à la détresse d'Abigail Wilson face à l'existence dorée de n'importe lequel des Fortune ! Le contraste trop violent le hérissait.

Que pouvait bien lui vouloir la petite-fille de la grande Kate ? C'est à peine s'ils vivaient sur la même planète. Certes, il connaissait de vue Kyle Fortune mais la famille aurait aussi bien pu habiter sur la lune. Il n'avait jamais eu le moindre contact avec aucun d'entre eux. D'ailleurs ces gens ne l'intéressaient pas. Parce que le vieux ranch avait été, un temps, leur maison de vacances, le journal local rapportait minutieusement leurs faits et gestes, et autant que Lucas puisse en juger, la dernière génération était exclusivement composée de gosses gâtés-pourris prêts à toutes les frasques. Il avait aussi appris que depuis le décès de la vieille dame, les actions de groupe Fortune étaient en chute libre. Personnellement, il s'en fichait. Il n'allait tout de même pas pleurer parce que ces richards risquaient de se retrouver sur la paille !

Pas plus qu'il n'avait l'intention de perdre son temps à écouter les problèmes de cette fille à papa. La semaine dernière, il avait lu un article sur ses exploits. Cela se passait à un gala de charité sur un terrain d'aviation. La jeune pilote faisait une série d'acrobaties — des acrobaties en avion ! — quand elle avait eu un ennui mécanique. Le journaliste ne cessait de s'extasier sur le brio avec lequel elle avait réussi à redresser l'appareil, sans sembler s'apercevoir qu'en réalité, elle avait failli tuer des douzaines de gens avec ses fantaisies. Si elle aimait se faire des sensations fortes en risquant de s'écraser au sol, qu'elle le fasse au moins loin des centres de population, là où elle ne

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mettait en danger que sa propre tête de linotte. Ce genre de conduite irresponsable faisait sortir Lucas de ses gonds.

Ici, on en voyait passer, des gens riches. Ils venaient s'extasier sur les paysages et faisaient absolument tout ce qui leur passait par la tête, sans jamais penser aux conséquences quand il leur prenait envie de jouer le cow-boy, le chasseur intrépide ou le grand alpiniste. Ils arrivaient en avion, se lançaient dans les montagnes qui avaient appartenu aux Shoshones, puis se lassaient et repartaient comme ils étaient venus pour courir vers un nouveau caprice. Aucun d'entre eux n'avait jamais eu à lutter pour assurer sa subsistance.

Maintenant dans une colère tout à fait satisfaisante, Lucas poussa la porte de la salle d'examen. La jeune femme lui tournait le dos, plantée devant son diplôme de médecin accroché au mur. Bien décidé à expédier l'entrevue rondement, il s'adressa à elle sans attendre.

—Mademoiselle Fortune, vous avez demandé à me voir... Il n'alla pas plus loin. Elle s'était retournée et l'impact de son

sourire le cloua sur le seuil. Paralysé, la bouche ouverte, il chercha à reprendre son souffle. Une seule pensée surnageait dans la confusion de son esprit : c'était donc ça, Rachel Fortune ?

Bien sûr, il s'attendait à voir une jolie fille. L'argent et la beauté vont généralement de pair et après tout, sa mère avait lancé une gamme de produits de beauté célèbre dans le monde entier. A moins d'être difforme, une femme à la peau raisonnablement saine et sachant se maquiller pouvait passer pour jolie. Seulement voilà : le mot « jolie » ne convenait pas du tout à la femme qui se tenait devant lui. Son visage modelé par un sculpteur sublime et ses grands yeux bruns auraient médusé les foules dans n'importe quelle capitale du monde. A Clear Springs, où les hivers très rudes vieillissaient les femmes avant l'heure, elle coupait littéralement le souffle. Une rose dans la neige, se dit-il stupidement en la dévorant des yeux.

Grande et mince dans son tailleur de femme d'affaires, elle cherchait probablement à projeter une image sévère, mais comment ne pas remarquer la minceur de sa taille, la longueur de ses jambes exquises ? Et puis ses cheveux... Des cheveux rouge sombre, sans la nuance orange habituelle des rousses, des cheveux couleur de vin qui tombaient dans un rideau soyeux pour se recourber doucement

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sous sa mâchoire délicate. Il avait toujours adoré les femmes dont les cheveux avaient cette tonalité si particulière...

Une bouffée de chaleur embrasa le sang de Lucas. Abasourdi, furieux, il se sentit à la fois pris au piège et affreusement coupable. Lui qui n'avait pas regardé une seule femme depuis la mort de Jan ! Après deux années de fidélité au souvenir de son épouse, il n'allait tout de même pas fléchir devant une chipie qui avait les grands de ce monde à ses pieds. Il n'y avait qu'à voir l'éclair amusé dans ses yeux trop parfaits pour comprendre qu'elle savait parfaitement l'effet qu'elle lui faisait. Elle considérait probablement cela comme un tribut dû à sa beauté ! Eh bien, elle allait en être pour ses frais.

— Je suis le Dr Greywolf, dit-il posément. Que puis-je faire pour vous, mademoiselle ?

Prise dans le faisceau de son regard brûlant, Rocky sentit son sourire vaciller. Son cœur se mit à battre violemment. Que lui arrivait-il donc ? D'accord, se dit-elle, il était bel homme — si on aimait le genre ténébreux, ce qui n'était pas son cas. Elle préférait de beaucoup les garçons qui rient facilement, se moquant d'eux-mêmes comme du reste du monde. Elle était prête à parier que Lucas Greywolf, lui, ne riait jamais ! Pas la moindre étincelle d'humour dans ses yeux d'un noir d'encre, dans son visage anguleux dépourvu de douceur. Grand, les épaules larges sous sa blouse blanche, il ressemblait aux pins des montagnes qui affrontent les orages sans broncher. Ses ancêtres Soshone avaient laissé leur marque sur lui dans la largeur de son front, sa mâchoire carrée, son nez à l'arête vive. Les yeux fixés sur elle, il ressemblait à un faucon qui attend le premier signe de faiblesse pour fondre sur sa proie.

Rocky avala sa salive et décida que ce regard ne lui plaisait pas du tout. Ses défenses se hérissèrent et elle se prépara à livrer bataille. Après tout, elle était là pour traiter une affaire, pas pour sympathiser avec lui.

Délibérément, elle lui décocha donc un sourire fait pour venir à bout des pires résistances.

— Je vous en prie, appelez-moi Rocky. Au lieu de lui tendre la main, il se contenta de hausser un sourcil

en demandant froidement : — Rocky ? Mon infirmière m'avait dit que vous étiez Rachel

Fortune...

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— Mais oui ! s'écria-t-elle gaiement. J'ai décroché le surnom quand j'avais dix ans, en flanquant un œil au beurre noir à mon frère. Il m'est toujours resté.

Elle se dirigea vivement vers lui, la main tendue, en enchaînant : — J'ai encore une gauche solide mais ça fait des années que je n'ai

plus mis personne K.O. Je suis contente de vous rencontrer, docteur. J'ai beaucoup entendu parler de vous.

Généralement, quand elle racontait cette anecdote, les gens demandaient toujours ce que son frère avait pu faire pour mériter un tel traitement. Lucas Greywolf se contenta de jeter un regard réticent à la main qu'elle lui tendait, puis de la serrer très vite, si vite qu'elle en sentit à peine le contact.

— Vous vouliez me parler, je crois, dit-il d'une voix brève. Si c'est pour une contribution à une œuvre de charité quelconque...

Il se tenait parfaitement immobile, mais Rocky le sentait qui la poussait dehors de toute la force de sa volonté.

— Pas du tout, dit-elle vivement. En fait, je suis venue vous proposer une affaire.

Lucas n'aurait pas été plus surpris si elle lui avait annoncé de but en blanc qu'elle voulait lui offrir une Ferrari. Il réfléchit un instant, puis tendit le bras et referma la porte, coupant le brouhaha vague qui leur parvenait de la salle d'attente au bout du couloir. Dans le silence subit, ses yeux assombris de méfiance plongèrent dans ceux de la jeune femme.

— Vous plaisantez, je pense ? Vous pourriez probablement acheter tout ce que je possède sans même vous en apercevoir. Quel genre d'affaire est-ce que nous pourrions traiter ensemble ?

— Vous avez un terrain d'aviation dont vous ne vous servez pas, répondit-elle du tac au tac. J'aimerais l'acheter.

— Pour quoi faire ? — J'en ai besoin pour réaliser mon projet, répondit-elle très

simplement. Ma grand-mère m'a légué deux petits avions de tourisme et un hélicoptère, et je voudrais monter un service d'avion-taxis, ici à Clear Springs... Il n'y a rien dans toute la région, tout le monde s'adresse aux pilotes de Jackson, à 150 kilomètres, de l'autre côté des montagnes. C'est cher et peu commode ; et en plus, ça représente une perte de revenus pour le bourg. Vous comprenez sûrement l'utilité de...

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Lucas la regardait sans réagir. Il comprenait effectivement. Il comprenait qu'elle avait besoin de son terrain d'aviation pour amener ici ses copains et autres gosses de riches. Ils viendraient en bandes pour chasser et faire la fête, étaler leur fric, regarder les Indiens comme des animaux de zoo, saccager les bois et repartir avec leurs trophées comme si tout ici, hommes et bêtes, avait été créé pour leur amusement.

Eh bien, il se trouvait qu'il avait son mot à dire. Les dents serrées, il tourna le dos à cette fille qui défendait tout ce qu'il haïssait, et ouvrit toute grande la porte du couloir.

— Le terrain d'aviation n'est pas à vendre. Maintenant, si c'est tout ce dont vous vouliez discuter, j'ai encore des patients à voir...

Puis il resta planté là, à attendre froidement qu'elle le précède dans le couloir. Stupéfaite, Rocky ne bougea pas. Elle n'arrivait tout simplement pas à croire qu'il puisse la renvoyer aussi sèchement, comme si elle était venue faire du porte-à-porte ! Personne ne lui avait jamais dit non comme cela, sans même réfléchir à sa proposition.

— Nous pourrions en parler à un moment plus tranquille, insista-t-elle. Je reviendrai plus tard si vous voulez.

Il la regarda fixement, le visage dur. — Il n'y a rien à dire. Vous voulez mon terrain d'aviation pour que

vos copains bourrés de fric puissent jouer au grand chasseur blanc. Désolé, ça ne m'intéresse pas.

— Au grand chasseur blanc ? répéta-t-elle, interdite. Vous dites ça comme si je voulais monter une reconstitution de Buffalo Bill.

— Exactement. — Mais non, voyons ! Enfin, je compte bien convoyer des

chasseurs et des touristes, comme tous ceux qui auront besoin de mes services, mais je ne ferai pas que ça. Quand je parlais d'avion-taxis, c'était un peu rapide. J'ai aussi mon brevet de technicien de sauvetage, docteur ! J'ai fait ma formation dans l'une des meilleures équipes du pays, et j'ai à mon actif des centaines d'heures de vol dans les montagnes. La région a besoin d'un service d'urgence de ce type. Et moi, j'ai besoin d'un terrain d'aviation.

— Il y en a un, au ranch de votre grand-mère. — Il est trop loin du bourg et il appartient à mon cousin Kyle. Je

veux un endroit bien à moi. — Alors il faudra en trouver un autre. Le mien n'est pas à vendre.

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Il était tellement buté ! Rocky l'aurait battu. Car elle ne tenait pas seulement de sa grand-mère ses cheveux roux, mais également le tempérament explosif qui allait avec.

Quoi ? fulmina-t-elle en silence. Cet imbécile ne se servait même pas de son terrain ! Préférait-il voir sa propriété se dégrader ? Quel abruti ! Il aurait vraiment mérité qu'elle le prenne au mot et qu'elle retire son offre ! Après tout, elle n'avait pas besoin de lui. Elle pouvait fort bien acheter un terrain en bordure du bourg, le faire niveler et construire un hangar. Sauf que tout cela prendrait du temps, et elle voulait démarrer tout de suite !

Elle se ressaisit. Plus elle insisterait, plus il se braquerait, elle le sentait très bien.

— D'accord, dit-elle abruptement. Vous ne voulez pas vendre ce terrain, c'est votre droit le plus strict. Mais si je vous le louais ?

Elle vit qu'il allait refuser et ajouta très vite : — Ne répondez pas tout de suite, prenez le temps de réfléchir. Le

terrain est là à votre porte et il ne vous rapporte pas un centime. Vous n'avez peut-être pas besoin d'argent pour vous-même, mais vous en trouveriez sûrement l'usage ici. Quelques travaux de peinture, par exemple...

Les yeux du jeune médecin lancèrent un éclair noir. Rocky, assez satisfaite, se dit qu'elle commençait à bien cerner le personnage. Il était trop fier pour avouer ses difficultés, mais elle avait largement eu le temps de regarder autour d'elle pendant qu'elle patientait. Tout ici clamait le manque d'argent. Les locaux étaient très propres mais le bâtiment avait vraiment besoin d'un ravalement, à l'intérieur comme à l'extérieur. Sans parler du mobilier hors d'âge et du manque évident de matériel... Elle était prête à payer un loyer très généreux qui financerait de sérieuses améliorations.

Elle ouvrit son sac, en sortit un papier, griffonna son numéro de téléphone et son adresse, et le lui fourra dans la main.

— Si vous changez d'avis, passez-moi un coup de fil ! Puis, sans lui laisser le temps de refuser, elle passa devant lui et

s'éloigna à pas vifs le long du couloir. Incapable de la quitter des yeux, Lucas attendit qu'elle

disparaisse. Il froissa ensuite rageusement le morceau de papier et le jeta dans la corbeille avec un juron.

— Pour qui se prend-elle, cette pimbêche ? Elle a tout l'argent possible mais ça ne lui suffit pas. Mademoiselle a maintenant envie

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d'un terrain d'aviation. Et tout le monde, bien sûr, doit se mettre au garde-à- vous pour le lui procurer. La région a besoin de moi, docteur ! Si elle croit que je vais être impressionné, elle se trompe. Les gens ont des problèmes bien plus urgents à régler ici...

— C'est bien pour ça que tu aurais dû l'écouter jusqu'au bout, rétorqua la voix de Mary.

L'infirmière venait d'émerger du cagibi contigu où ils rangeaient les fournitures, et dont une des portes ouvrait sur la salle de consultation. Visiblement, elle avait écouté toute l'entrevue, mais elle ne semblait pas le moins du monde disposée à s'excuser. Au contraire ! Les poings sur les hanches, elle lança :

— Ce n'est pas comme si le terrain d'aviation te servait à quelque chose ! Puisqu'elle est riche, profites-en, fais-la payer — ça aidera toujours à financer l'opération du petit Michael.

— Tu dis pourtant que son père n'acceptera jamais... — Qu'on lui fasse la charité, non, bien sûr. Mais comme te l'a si

justement fait remarquer ton amie Rachel, il est plus que temps de refaire les locaux. Tu pourrais embaucher M. Grand Aigle pour le faire. Il ne perdrait pas la face et Michael aurait tout de même son opération.

Lucas la regarda, interdit. Mary était tout simplement géniale. Sans elle, cela ne lui serait jamais venu à l'esprit. Il aurait pourtant dû penser au petit Michael tout de suite, mais il était trop occupé à dévorer des yeux sa visiteuse pour réagir. De toute façon il ne supportait pas les gosses de riche, c'était viscéral. Il en avait tellement rencontré pendant ses études ! « Oh, dis-nous, Lucas, quel effet ça fait d'être un vrai Indien ? » C'était toujours, peu ou prou, la même chanson avec les petites blondes qui lui faisaient des avances, les garçons envieux ou jaloux de son aura de grand sauvage, et les intellos qui voulaient discuter du sort des populations indiennes sans chercher à connaître un seul instant la réalité de ce qu'elles vivaient au quotidien...

Rachel Fortune avait fait resurgir en lui la colère. On sentait tellement qu'elle avait l'habitude d'obtenir tout ce qu'elle désirait qu'il n'avait pas pu résister à l'envie de refuser. Tout en elle le prenait à rebrousse-poil et il était passé à côté d'une offre très avantageuse rien que pour le plaisir de la décevoir. Quel imbécile !

— Je lui reparlerai, dit-il à contrecœur. — Et tu t'excuseras ?

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Il leva les yeux au ciel. Mary avait vraiment le don de retourner le couteau dans la plaie.

— D'accord ! Je lui ferai des excuses ! Maintenant est-ce qu'on pourrait se remettre au travail ? Au cas où tu l'aurais oublié, il y a du monde dans la salle d'attente.

— Plusieurs personnes sont effectivement arrivées pendant que tu discutais avec Mlle Fortune, répondit- elle posément.

Elle traversa la petite salle, récupéra le papier froissé dans la corbeille, et vint le lui poser dans la main. Puis elle sortit en lançant par-dessus son épaule :

— Tu serais encore foutu de me dire que tu as perdu son numéro... Lucas était prêt à parier qu'elle riait, tandis qu'elle se dirigeait

vers la salle d'attente pour appeler le prochain patient. La petite maison de bois datait de l'après-guerre et n'avait jamais

été très bien entretenue. Malgré la nuit tombée, Lucas distinguait la peinture écaillée, les marches un peu inégales, les volets fatigués. Dubitatif, il rangea la voiture contre le trottoir et se pencha pour reprendre le papier froissé jeté sur le siège passager en quittant le dispensaire quelques minutes plus tôt. L'adresse était exacte. La petite-fille de Kate Fortune vivait apparemment ici.

Contrarié, il mit pied à terre et se dirigea vers la maison. Ça ne tenait pas debout, pensa-t-il en gravissant les trois marches qui menaient au porche. La jeune femme pouvait certainement s'offrir ce que Clear Springs avait de mieux. Pourquoi choisissait- elle de vivre dans un endroit pareil ? La question le troublait plus qu'il n'aurait voulu l'admettre.

Rocky Fortune était certainement un personnage plus complexe qu'il ne l'avait cru tout d'abord, mais il ne se laisserait pas entraîner dans ses contradictions, décida-t-il. Elle avait assez d'argent pour se payer tous ses caprices et il se moquait bien de ce qu'elle en faisait, du moment qu'elle acceptait de lui payer un loyer généreux pour son terrain.

Il frappa sèchement à la porte et haussa les épaules, agacé. Un air de musique country résonnait à l'intérieur, si fort que les murs de la maison vibraient presque. Avec ce bruit, il pouvait bien frapper toute la nuit, il ne risquait pas de se faire entendre. Allait-il devoir repartir à la recherche d'un téléphone ? Agacé, il tourna la poignée

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de la porte. Contrairement à son attente, celle-ci s'ouvrit, et il se rembrunit encore plus. Cette tête-en-l'air n'avait même pas assez de jugeote pour fermer sa porte à clé le soir ! Clear Springs n'était pas le nombril du monde mais le bourg avait tout de même sa bande de voyous.

La porte étant maintenant ouverte, il allait faire en sorte de signaler sa présence avec le plus de discrétion possible. La situation gênante dans laquelle il se trouvait augmentait encore son irritation. Il entra avec circonspection et se trouva dans un petit vestibule. A la radio, un chanteur à la voix rauque et sensuelle chantait avec rage un amour perdu. Lucas avança vers une arche qui semblait mener au living, vit Rocky et se figea, incapable de faire un geste.

Non, il ne s'était pas trompé d'adresse. C'était bien là la femme qui était venue le voir cet après- midi, apparemment sortie tout droit d'un magazine de mode pour lui brandir sous le nez des poignées de dollars. La même et en même temps radicalement différente. Le tailleur impeccable avait disparu, remplacé par un jean éclaboussé de peinture et une chemise de coton trop grande assortis de vieux tennis troués. Les cheveux cachés sous un foulard bleu, un rouleau à la main, cette Cendrillon nouveau modèle repeignait son living en chantant de tout son cœur tandis que ses hanches fines ondulaient au rythme de la musique. Lucas sentit son corps se changer en statue de sel. Tout au fond de lui, un battement profond suivait le même rythme que les hanches de la jeune femme.

Braillant le refrain avec beaucoup d'entrain, Rocky se retourna pour reprendre de la peinture... et faillit lâcher son rouleau de saisissement en voyant Lucas Greywolf planté sur le seuil de la pièce. Un instant, elle faillit éclater de rire : elle imaginait sans peine le tableau qu'elle était en train de lui offrir, d'autant qu'on lui disait toujours qu'elle chantait comme un chat furieux ! Quelque chose, cependant, dans le regard de son visiteur, lui ôta toute envie de rire. Le souffle lui manqua brusquement tandis qu'un étau invisible lui comprimait la poitrine. Un instant, elle resta immobile puis sa main pleine de peinture s'abattit sur le bouton de la radio et la musique s'arrêta net.

— Ça alors, lança-t-elle à tue-tête dans le silence assourdissant. Je ne m'attendais pas à vous revoir ce soir !

— J'ai frappé, dit-il avec raideur. Mais la radio...

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— ... faisait un tel boucan, acheva-t-elle à sa place avec un sourire amusé. Il faut que je mette le volume à fond quand je chante, autrement tous les chiens du quartier se mettent à hurler.

Un instant, elle crut voir un frémissement aux coins de ses lèvres et se surprit à attendre, le regard fixé sur sa bouche, qu'un vrai sourire s'épanouisse. Mais l'éclair d'amusement disparut aussi vite qu'il était venu, relayé par un mélange de surprise et de colère.

Délibérément impoli, il se mit à détailler les taches de peinture dont elle était couverte.

— Dites donc, c'est quoi, votre petit jeu ? lança-t-il avec brutalité. Rocky resta un instant bouche bée, prise de court par cette

attaque inattendue. — Mon petit jeu ? Mais de quoi parlez-vous ? — Cette mise en scène, la panoplie du parfait bricoleur,

rétorqua-t-il en désignant de la main les bâches et le matériel de peinture qui encombraient le petit salon. Les gens comme vous ont généralement du mal à découper leur viande tout seuls, alors repeindre une pièce...

Les yeux de Rocky se rétrécirent dangereusement. — Découper leur viande, répéta-t-elle en détachant chaque

syllabe. Il venait de commettre une grave erreur tactique, il le sentait, il

l'avait senti au moment même où il prononçait sa malheureuse phrase. Pourtant, il ne pouvait pas se permettre de tout gâcher, il fallait penser au petit Michael ! Furieux, il eut tout de suite envie de rejeter la faute sur elle. Quelque chose chez cette femme le désarçonnait. Généralement, il n'avait aucun problème pour communiquer avec les femmes, il les appréciait et s'entendait bien avec elles ! C'était ce rejeton des Fortune qui le prenait à rebrousse-poil et qui lui faisait dire des choses insensées.

Sa peau s'assombrit un peu, ce qui était sa façon de rougir, et il battit en retraite.

— Je ne voulais pas dire ça de cette façon. C'est seulement que votre famille roule sur l'or, et vous n'avez probablement pas souvent fait des travaux manuels...

— Comme nouer mes propres lacets, par exemple ? Elle susurra cela avec beaucoup de douceur et Lucas eut une

grimace rapide. — J'essaie de m'excuser mais vous ne me facilitez pas les choses.

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— Bien sûr que non, répliqua-t-elle avec entrain. Que puis-je faire pour vous, docteur ? Vous n'êtes pas venu simplement pour m'insulter, j'espère ? Moi qui me suis donné tant de mal pour monter tout ce décor juste pour vous !

Elle savait parfaitement pourquoi il était venu, pensa-t-il, rageur. Il comprenait parfaitement l'étincelle qui venait de s'allumer dans ses yeux. Elle s'amusait, maintenant, et elle comptait bien le faire travailler dur pour décrocher le morceau. Malgré lui, l'amusement le gagna à son tour. Il ravala son orgueil et avoua :

— J'ai réfléchi et il me semble que j'ai peut-être refusé trop vite tout à l'heure. Je ne souhaite toujours pas vous vendre le terrain mais je pourrais envisager de vous le louer. Si nous pouvons convenir d'un loyer acceptable.

— Un loyer, répéta-t-elle avec un large sourire. Oui, pourquoi pas?

Elle traversa la pièce, arracha vivement les draps tachés de peinture qui protégeaient un canapé rebondi et un gros fauteuil de cuir, et lui fit signe de s'installer en face d'elle.

— Très bien, docteur, la balle est dans votre camp. II cita un chiffre qui lui semblait honnête, et elle sursauta, outrée. — Vous plaisantez ! C'est du vol de grand chemin ! Vous avez jeté

un coup d'œil à la piste récemment ? Et le hangar, vous avez regardé à l'intérieur ?

Elle contra avec un autre chiffre, beaucoup moins élevé que le sien. La partie était lancée et tout en se défendant de son mieux, Lucas ne put s'empêcher d'admirer l'habileté de la jeune femme. Elle marchandait comme un maquignon, sans faire aucun effort pour cacher le fait qu'elle se trouvait dans son élément. Plus tard, cela troublerait Lucas de se souvenir à quel point il avait pris plaisir à lutter avec elle mais, quand il se leva près d'une heure plus tard, ils étaient parvenus à un accord.

Certain d'avoir gagné la partie, il serra solennellement la main de sa nouvelle locataire et ne put s'empêcher de laisser paraître sa satisfaction :

— Vous êtes dure en affaires mais vous savez... je serais descendu plus bas.

Loin de se laisser démonter, elle lui lança un sourire joyeux. — Vraiment? C'est bon à savoir, doc. Parce que moi, j'étais prête à

payer beaucoup plus.

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Ses yeux bruns étincelant de malice, elle éclata de rire et lui ferma la porte au nez.

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2.

La neige qui était tombée sans relâche toute la journée avait enfin cessé, mais le temps restait très couvert et très froid. Ayant éteint les dernières lumières du dispensaire, Lucas sortit dans la nuit glaciale et verrouilla la porte en jurant à mi-voix : le vent âpre traversait ses vêtements les plus chauds comme du papier. Il tira la fermeture Eclair de son blouson aussi haut que possible. Rien à faire : la bise se glissait par tous les interstices. Tête baissée, il se hâta vers sa vieille Ford, garée de l'autre côté du petit parking.

Il attendit d'avoir refermé la portière, démarré le moteur et mis en route le chauffage avant de s'autoriser un seul regard vers le hangar loué à Rocky Fortune une semaine plus tôt. Le bâtiment trapu se dressait de l'autre côté de la piste d'atterrissage et, généralement, Lucas ne lui accordait jamais un regard. Depuis une semaine pourtant, il ne cessait de le surveiller à la dérobée. Que pouvait-elle bien faire là-dedans à longueur de journée ?

Ce soir encore, un flot de lumière s'en échappait, il lui semblait entendre de la musique... Pour une raison inexplicable, cela faisait naître en lui un sourd ressentiment.

En acceptant de lui louer le site, il s'était convaincu que Rachel Fortune ne lui poserait aucun problème. Elle lui avait versé une caution confortable et Michael Grand Aigle était déjà opéré. Trônant fièrement sur son lit d'hôpital, le petit entamait une de ces convalescences éclair dont les gosses ont le secret. Lucas ne put retenir un sourire heureux en pensant à cette victoire. C'était cela le plus important. Certes, il ne lui resterait plus assez d'argent pour

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s'offrir le matériel dont il avait rêvé, mais quelle importance ? Rangeant ses catalogues, il avait tout versé au père de Michael qui s'était tout de suite attelé au ravalement du dispensaire. On ne ferait que l'extérieur dans un premier temps. L'intérieur viendrait ensuite, à la première occasion. Quant au matériel, eh bien il le paierait petit à petit, en prenant son temps.

En tout cas, même s'il voyait le 4x4 noir de la jeune femme déjà garé devant le hangar en arrivant au travail le matin, et le trouvait encore là en partant le soir, cela ne le concernait pas.

Seulement voilà : il ne pouvait pas s'empêcher de la regarder, elle. Le hangar attirait son regard comme un aimant et même s'il n'entrevoyait que très rarement la silhouette de la jeune femme, il ne pouvait s'empêcher de la chercher des yeux. Car ce n'était pas vraiment le genre de fille dont on peut oublier la présence alors qu'on la sait toute proche ! Et sa frustration empirait du fait qu'il n'arrivait absolument pas à imaginer à quoi elle pouvait bien s'occuper là-dedans. Elle ne rentrait donc jamais chez elle ? Mais pourquoi ? Que mijotait- elle donc qui pût la passionner autant ?

Et puis après ? Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ? La petite Fortune l'agaçait, elle le gênait, mais elle ne l'intéressait pas. Il avait accepté de lui louer le terrain d'aviation et le hangar, soit, le reste ne le regardait pas. Elle pouvait bien en faire ce qu'elle voulait — apporter un lit de camp et dormir sur place si ça lui chantait — du moment qu'elle lui fichait la paix. Il était seulement intrigué parce qu'il ne comprenait pas ce qu'une fille comme elle venait chercher dans un endroit pareil.

En signant le bail, il l'avait prévenue qu'elle devrait s'attendre à faire faire beaucoup de travaux mais aucune entreprise ne s'était encore manifestée. Il ne croyait pas un seul instant qu'elle se lancerait dans un gros travail de rénovation toute seule. Pas elle, pas une Fortune. Elle avait peut-être barbouillé un peu de peinture sur les cloisons de la bicoque qu'elle louait, mais quand il serait question d'un vrai labeur physique, sale et épuisant, elle ferait très vite marche arrière.

Les mains crispées sur son volant, les yeux rivés sur les rais de lumière qui s'échappaient du hangar, il se répéta pour la centième fois que ce que Rocky fabriquait là-dedans n'était pas son affaire. Pourtant, quand il démarra enfin, ce ne fut pas vers la route mais

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vers le hangar qu'il dirigea la voiture — même s'il se maudit vingt fois en chemin.

Le vent poussait des gémissements lugubres en se glissant par les

fissures de la vieille porte coulissante. Dans un coin, un gros appareil de chauffage à soufflerie marchait à plein débit sans réussir à réchauffer sensiblement la température. Glacée, les mains raidies, Rocky se courba encore sur le vieil établi de métal qu'elle achevait de poncer. Si elle parvenait à le terminer ce soir, elle pourrait le peindre demain matin. Tout de même, il vaudrait peut-être mieux s'arrêter là. Avec le froid et la fatigue, elle commençait à ne plus sentir ses doigts. C'était toujours comme ça que les accidents arrivaient, songea-t-elle. Lorsqu'on voulait trop en faire et que, la fatigue aidant, on devenait moins attentif, moins précis. Et même si elle ne travaillait pas ce soir avec des outils réellement dangereux, il fallait savoir s'arrêter...

Encore un petit moment et elle rentrerait chez elle. Elle terminerait l'établi demain et elle trouverait aussi un moyen de calfeutrer la grande porte. En la doublant avec un matériau isolant peut-être, quelque chose de rigide qui ne risquerait pas de se détériorer quand on manipulait la porte. Il faudrait peut-être aussi investir dans une deuxième soufflerie — la première ne suffisait visiblement pas. Ensuite, elle jetterait un coup d'œil à la plomberie des toilettes et ferait venir quelqu'un pour emporter toute la ferraille rouillée, abandonnée sur place par les anciens propriétaires. Elle venait de passer une bonne partie de la semaine à tout trier, récupérant ce qu'elle pouvait, empilant le rebut proprement dans un coin. Maintenant, il s'agissait de faire place nette.

Elle réfléchissait à l'organisation des prochains jours quand, brusquement, la petite porte secondaire située près du bureau vitré s'ouvrit à la volée, et une rafale glaciale s'engouffra à l'intérieur. Saisie, Rocky leva la tête juste à temps pour voir Lucas Greywolf se précipiter à l'intérieur, poussé par le vent.

Depuis une semaine qu'elle passait ses journées ici, elle ne l'avait pas aperçu une seule fois. Elle préférait cela ! Elle devinait qu'il ne l'appréciait guère, et mieux valait, en définitive, limiter les contacts au strict minimum. Bien entendu, elle se fichait éperdument de ce qu'il pouvait penser d'elle, se répétait-elle souvent. Elle avait

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suffisamment de pain sur la planche, et puis elle détestait les gens pleins d'à priori comme lui, les donneurs de leçons toujours prêts à mépriser les autres. Un vrai pensum... Curieusement, pourtant, elle ne pouvait oublier la vibration profonde qui l'avait ébranlée au moment où il l'avait regardée pour la première fois.

Avait-il perçu son trouble ? L'idée seule suffisait à la faire frémir. Mais non, bien sûr : lors de la deuxième entrevue, elle avait gardé toute sa maîtrise, l'amenant même exactement où elle voulait. La première fois pourtant... Il faut dire qu'elle s'attendait à un gros bonhomme de médecin de campagne, boudiné dans sa blouse blanche ; pas à ce superbe athlète aux yeux de braise. Il était tout naturel de perdre ses moyens sous le coup de la surprise. Mais à présent qu'elle était prévenue, cela ne risquait plus de se reproduire.

Le moment du troisième round était cependant arrivé. « Eh bien, vas-y ! glissa une petite voix gouailleuse à son oreille.

Montre-lui donc ce que tu sais faire. » Pour l'instant, il fallait surtout qu'elle songe à respirer et qu'elle

arrête de le dévorer des yeux. Sinon le bon docteur finirait par se faire des idées et qui sait si...

Son cœur eut un à-coup et se remit à battre normalement. Non, pas question, elle n'était pas preneuse. La dernière fois qu'elle avait commis l'erreur de s'amouracher d'un homme, il lui en était resté des bleus à l'âme qui commençaient à peine de s'effacer. Greg Butler ! Il lui suffisait encore de penser à lui pour étouffer en elle toute velléité romantique. Et ce n'était pas Lucas Greywolf qui la ferait changer d'avis. Pas besoin d'être expert pour voir qu'un homme comme ça n'était pas du genre à simplifier la vie d'une femme. Non, si Lucas Greywolf attirait son attention, c'était uniquement parce qu'elle avait du mal à cerner le personnage. Chaque fois qu'elle le rencontrait, il ressemblait à un ciel d'orage. Jamais, en effet, elle ne l'avait vu sourire. Cette fois encore, il prenait un air sombre et rageur pour retirer son chapeau de cow-boy et en secouer la neige. Oubliant sa gêne, elle l'étudia ouvertement en s'assurant qu'elle le faisait sans admiration aucune. « Après tout, même si on ne compte pas acheter, on peut toujours admirer les vitrines », se dit-elle avec ironie.

—'Soir, doc ! lança-t-elle tranquillement en se remettant à manier avec vigueur sa brosse métallique. Vous n'avez pas choisi un

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très bon moment pour passer. Je vous ferais bien la visite guidée, mais j'aimerais terminer ce travail avant de fermer boutique.

« Terminer ce travail ? » Abasourdi, Lucas retenait son souffle. S'il n'avait pas vu ça de ses propres yeux, il aurait refusé de le

croire. Mademoiselle Dollars, née avec une cuillère en platine dans la bouche, était bel et bien en train de trimer. Sans maquillage, affublée d'un vieux jean, d'un pull plus vieux encore et d'affreux gants tout déformés, elle ponçait d'un air très professionnel une vieille table métallique sans paraître remarquer la poussière de rouille dont elle était en train de se couvrir. Il y avait du cambouis sur sa joue, dans son cou... Et pourtant, elle restait belle, belle à se mettre à genoux. Au nom du Ciel, comment faisait- elle ?

Dégoûté par sa propre réaction, Lucas préféra détourner les yeux. Il dut faire, cependant, un effort gigantesque pour cesser de la regarder et jeter un regard à la ronde. Ce qu'il vit lui fit pourtant oublier son dilemme. Incroyable ! Si la demoiselle avait vraiment fait ça toute seule en une semaine, il lui tirait son chapeau. Le hangar était déblayé : toutes les vieilles pièces de moteur avaient été rassemblées, et attendaient près de la porte, prêtes à être dégagées. Des décennies de vieilles taches d'huile avaient été lessivées. Il restait encore beaucoup à faire mais elle avait fait un travail de titan! Qu'il le veuille ou non, il se sentait impressionné et devait convenir qu'elle était faite d'un matériau plus solide qu'il ne l'aurait cru.

Comme si elle lisait dans ses pensées, elle eut un petit rire et murmura :

— Faites attention, doc, votre menton va tomber par terre. Qu'est-ce qui se passe ? Vous pensiez que l'héritière était trop délicate pour mettre la main à la pâte ?

Oui. C'était effectivement ce qu'il avait cru. Lucas sentit une chaleur désagréable lui monter au visage. Il ne pouvait pas nier l'accusation. Prenant la seule porte de sortie qui lui venait à l'esprit, il la regarda droit dans les yeux et décida de lui dire exactement ce qu'il pensait d'elle :

— Pour être franc, je pensais que vous ne sauriez même pas par quel bout commencer. Mais bon, les héritières ne sont pas vraiment ma spécialité.

— Ah bon ? Alors qu'est-ce que c'est ? — Pardon ? dit-il avec un bref froncement de sourcils. — Quelle est votre spécialité ? reprit-elle patiemment.

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Elle savait bien qu'elle ne devrait pas insister, mais elle ne

pouvait pas s'empêcher de le faire. Ce parti pris de mépris systématique qu'il affichait, cette façon de la traiter de haut finissaient par l'intriguer. Si elle-même l'agaçait tant, à quel genre de femme témoignerait-il du respect ?

Sans écouter la petite voix qui lui demandait : « depuis quand ses préférences te concernent-elles ? », elle continua posément :

— Je ne parle pas de médecine, docteur. Voyons... vous devez bien avoir trente... trente-deux ans ?

— Trente-cinq. Elle lui lança un sourire rapide. — Vous êtes bien conservé. Mais reprenons... Les hommes dans

votre genre, surtout quand ils sont médecins, se font généralement annexer assez jeunes. Car j'imagine que vous devez balayer les prétendantes devant votre porte pour pouvoir rentrer chez vous le soir.

Elle vit quelque chose d'indéfinissable passer dans son regard, suivi aussitôt d'un éclair amusé.

— C'est assez dur, oui, rétorqua-t-il avec humour. C'est sûrement l'embarras du choix qui me condamne au célibat. Au fond, qu'est-ce que vous voulez savoir ?

— Rien ! Rien du tout... Il fixait sur elle ce regard trop intense... Elle se détourna

vivement, gênée, et tendit la main pour reprendre sa brosse... Dans le mouvement précipité qu'elle fit, cependant, son gant de cuir lâche se retroussa et sa main vint heurter l'arête de la table.

— Oh ! Elle serra les dents pour retenir le chapelet de jurons qui lui

montaient aux lèvres et serra très fort sa main blessée. — Vous vous êtes fait mal ? — Non, répliqua-t-elle. C'est juste une éraflure. — Sûrement pas. Vous êtes toute pâle. Il franchit rapidement les trois pas qui les séparaient, et prit sa

main d'un geste plein d'autorité. — Laissez-moi voir, dit-il gentiment. Vous saignez beaucoup.

Vous voilà en train de tacher votre magnifique chemise. Elle aurait voulu l'envoyer promener mais elle avait réellement

mal et... oui, cela saignait vraiment beaucoup. L'allusion à son

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affreuse chemise maculée de rouille ne la fit même pas sourire. A contrecœur, elle lui abandonna sa main, le regarda faire la grimace en examinant la longue et profonde coupure à la base de son pouce.

L'air sévère, Lucas leva les yeux vers son visage livide. — Vous n'allez pas vous évanouir ? Elle lui lança un regard glacial dont même sa grand- mère Kate

aurait pu être fière. — Une Fortune s'évanouir à la vue d'un peu de sang ? Jamais de la

vie. Quel est le diagnostic, docteur ? Sans réagir à sa petite plaisanterie, il pressa doucement les lèvres

de la plaie, essayant visiblement de ne pas lui faire mal. Les sourcils froncés, il reprit sans lever les yeux :

— L'emplacement est gênant, la plaie va se rouvrir chaque fois que vous remuerez le pouce. Il va falloir faire des points de suture. De quand date votre dernière injection contre le tétanos ?

Elle ouvrit la bouche, réfléchit un instant. — Je ne sais pas... Un ou deux ans peut-être. Je ne me souviens

pas. — Alors cela fait probablement plus longtemps que vous ne le

pensez. Il va falloir vous faire un rappel. Prenant brusquement les choses en main, il tira un mouchoir

propre et bien repassé de la poche arrière de son jean et l'enroula autour de la main de la jeune femme.

— Venez. Où est votre manteau ? Elle voulut protester, secoua la tête. — Ecoutez, ce n'est pas la peine de faire tant d'histoires ! Bon, je

sais qu'on ne plaisante pas avec le tétanos, vous pouvez me faire l'injection si c'est vraiment nécessaire mais je nettoierai ça en rentrant chez moi, je collerai un pansement...

Il ne l'écoutait même pas. Voyant un blouson de duvet vert profond suspendu à un crochet, il alla le prendre, l'aida à l'enfiler et l'entraîna vers la porte.

— Nous reviendrons éteindre tout ça plus tard, décréta-t-il avec un regard désapprobateur pour la débauche de lumière qui inondait la grande coque vide du hangar.

— Je reviendrai, bien sûr, répliqua-t-elle, agacée. Je crois pouvoir arriver à appuyer sur un interrupteur, malgré mon état et mon pedigree...

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Sans réagir à son ton sarcastique, il lui ouvrit la portière de la Ford. Elle monta, maudissant cette coupure stupide qui l'empêchait de l'envoyer promener, lui et sa manie de donner des ordres. Sans un mot, il s'assura qu'elle était bien installée, reprit le volant pour traverser la piste d'atterrissage et se gara devant la porte du dispensaire qu'il venait juste de fermer pour la nuit.

— Par ici, s'il vous plaît. D'autorité il la fit entrer dans une salle de soins, lui reprit sa veste

et lui avança une chaise. Il semblait maintenant courtois mais extrêmement distant, comme s'ils n'avaient jamais échangé trois phrases. Incapable de décider comment interpréter son attitude, elle hésitait entre la froideur et une plaisanterie qui ferait voler en éclats cette réserve bizarre. Après tout, c'est lui qui était venu vers elle, cette fois, avec cette visite impromptue au hangar !

—Vous êtes allergique à certains médicaments ? demanda-t-il d'un ton un peu las, comme s'il avait posé la même question de trop nombreuses fois aujourd'hui.

Eh bien, la journée avait été longue pour elle aussi. Qu'il aille au diable, cet homme incompréhensible, elle renonçait à forcer le barrage. Optant pour le mutisme, elle secoua la tête sans répondre et le regarda s'installer devant elle sur un petit tabouret, son matériel tout prêt à côté de lui.

Lucas aurait été bien incapable de dire combien de plaies il avait nettoyées et recousues depuis qu'il avait son diplôme. En temps normal, il faisait ce genre de travail sans réfléchir, en quelques gestes rapides et précis. Il ne comprenait pas pourquoi, ce soir, il avait besoin de tant de concentration pour s'attaquer à un problème aussi simple. A part, bien sûr, pour répéter une évidence : cette femme devant lui avait le don de le déstabiliser. Elle était trop belle, trop déroutante. Pourquoi ne disait-elle plus rien ?

Elle changea de position, ses genoux effleurèrent ceux de Lucas et brusquement tout bascula. Son parfum subtil, incroyablement provocant, s'insinua dans ses narines et il sentit son corps entier se mettre en alerte. Il n'avait pas remarqué, en lui prenant la main tout à l'heure, combien elle avait la peau douce malgré les gros travaux qu'elle faisait depuis une semaine. Ni combien ses doigts étaient délicats... Une vision s'imposa brutalement à lui, il vit ces doigts si fins en train de le toucher, de le caresser...

— Doc ?

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Comme une gifle, sa voix douce l'arracha instantanément à ce fantasme insensé. Il leva les yeux dans un sursaut — elle le regardait avec une petite grimace perplexe. Comme il faisait chaud dans la petite pièce !

— Oui ? demanda-t-il sèchement. — Vous regardez ma main depuis vingt bonnes secondes comme

si vous n'aviez jamais vu ça de votre vie. Tout va bien ? Il faillit crier que non, que tout n'allait pas bien. Rien n'allait plus

quand il se trouvait devant une patiente qui lui faisait perdre ses moyens au point de lui faire oublier ses devoirs de médecin. Cette sorcière lui avait jeté un sort !

— Pas de problème, gronda-t-il. Donnez-moi quelques instants pour nettoyer ça, et vous pourrez vous en aller.

Oui, qu'elle s'en aille, et qu'elle ne revienne jamais, souhaita-t-il en silence. Dès qu'il aurait recousu sa coupure, il se jurait de ne plus jamais s'approcher d'elle. Si un contact aussi fugace pouvait le troubler à ce point, il allait vraiment devoir prendre garde à lui.

Le visage plus dur que jamais, il se mit au travail. En un temps remarquablement bref, la plaie fut nettoyée, désinfectée et les points de suture mis en place. Le regard fixé résolument ailleurs, Rocky bavardait, racontait ses progrès dans le hangar, parlait du mécanicien qu'elle venait d'embaucher et qui commençait dès le lendemain, de Noël et de toutes les courses qui lui restaient à faire. Il posa cinq points de suture, fit un pansement et une injection antitétanique sans lui arracher un seul gémissement.

« Bien sûr, se dit-il amèrement. Les Fortune ne seraient pas arrivés à leur position actuelle avec des tempéraments de mauviette. Ce sont des durs, à leur manière. Souviens-toi de la grand-mère... »

A ce moment, la jeune femme tourna la tête vers lui et il vit les grosses larmes qui débordaient de ses yeux splendides. Un étrange sentiment l'envahit.

— Ça ne va pas ? demanda-t-il stupidement. Elle secoua la tête, un petit sourire retroussa un coin de sa

bouche et elle se hâta d'essuyer ses joues. Elle était encore toute pâle.

— Ne faites pas attention, dit-elle d'une voix un peu enrouée. Je vais bien, je vous assure.

— Alors pourquoi pleurez-vous ? Je vous ai fait mal ?

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— Non ! Oh, non, s'écria-t-elle, gênée. Je ne suis pas très douée pour ce genre de situation, c'est tout. J'ai trop d'imagination. En fait, je n'ai plus rien senti après la piqûre contre la douleur. Seule cette idée d'aiguille qui rentre et qui ressort...

Elle verdit un peu, avala sa salive et se hâta d'écarter cette image trop graphique. Il vit l'effort qu'elle dut fournir pour se redresser et lui lancer d'un air comiquement solennel :

— Je vous préviens que si vous dites à qui que ce soit que j'ai pleuré comme un bébé pour quelques points de suture, je nierai tout.

Il se retint de sourire et hocha la tête tout aussi gravement. — Pas un mot ne passera mes lèvres. Il avait mal choisi sa phrase. Il vit le regard de la jeune femme se

fixer sur sa bouche, et l'espace qui les séparait se mit à crépiter sans bruit. Un grand silence s'abattit sur eux, le silence très particulier qui tombe juste avant l'orage. Et Lucas sut qu'il était trop tard pour tenter de résister. Cédant à la folie qui s'emparait de lui, il tendit les mains, saisit ce visage merveilleux entre ses paumes et pressa ses lèvres sur les siennes.

Dès qu'il sentit le contact de sa bouche tiède et douce, le désir flamba en lui. Cela faisait trop longtemps qu'il n'avait pas embrassé une femme. Bien trop longtemps ! Il avait même cessé de penser à elles... parce qu'il ne s'autorisait plus à le faire. Autant dire qu'il n'était pas du tout prêt à affronter une femme comme Rocky Fortune !

D'abord figée de surprise, elle se raidit entre ses mains, puis s'abandonna d'un seul coup. Ses lèvres lui répondirent et il se trouva en un instant au cœur de l'orage. Il tenait une tempête entre ses bras, un tourbillon de chaleur. Trop tard, il réalisa qu'elle était exactement le genre de femme à lui faire perdre la tête.

L'avertissement se logea quelque part dans sa tête, clignotant comme un signal sur une voie ferrée — en pure perte. Impossible de se concentrer sur autre chose que sa bouche fondante, son corps flexible contre le sien, la chaleur intense qui les enveloppait tous deux. Depuis combien de temps n'avait-il pas senti la douceur d'une femme ? Que c'était bon ! Il ne voulait plus penser, seulement la serrer contre lui, l'embrasser encore et encore. Du plus profond de son âme, un grondement rauque lui monta à la gorge et il pencha la tête pour mieux reprendre sa bouche.

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Elle avait l'impression de se dissoudre entre ses bras. Etourdie, accrochée à lui dans son vertige, Rocky essaya de se souvenir de Greg et de tout le mal qu'il lui avait fait. Impossible, il n'y avait que Lucas, Lucas avec son visage sombre et secret, qui l'embrassait avec une passion presque désespérée. Elle n'avait plus de souffle, son cœur battait avec une violence incroyable. Un appel montait vers elle, aussi hypnotique et solitaire que l'appel plaintif du loup par une nuit d'hiver.

Le vertige s'intensifia, et elle eut peur tout à coup. C'était de la folie, il fallait arrêter tout de suite. Il l'embrassait toujours avec tant de passion, tant de douceur... Sans le vouloir, elle gémit et se pressa plus étroitement contre lui en tremblant, oubliant tout ce qui n'était pas le plaisir qui coulait en elle comme du miel.

Puis sa main blessée se crispa sur l'épaule du jeune médecin et la douleur jaillit, brutale. Elle cria contre sa bouche, bondit en arrière et se retrouva face à lui, haletante, éperdue. Que faisait-elle ? Cet homme était Lucas Greywolf, son propriétaire, l'homme qui s'entêtait à la considérer comme une sale gamine arrogante et gâtée. Depuis le premier jour, il ne s'était pas privé de lui faire sentir combien il la méprisait, elle et ses privilèges. Et voilà qu'elle venait de répondre avec empressement à ses avances !

Elle rougit violemment. Il ne devait jamais, jamais savoir à quel point il venait de la bouleverser. Au prix d'un effort surhumain, elle réussit à lui lancer un sourire impudent.

—Eh bien ! Si vous cherchez à me guérir avec un bisou, docteur, vous avez vraiment mal visé. Je vous rappelle que c'est à la main que j'ai mal.

Aucune étincelle d'humour ne vint éclairer le visage de granit. — Ce que j'ai fait était impardonnable, articula-t-il. Vous seriez en

droit de me gifler. Elle haussa les épaules en se forçant à rire. — Ce n'était qu'un baiser... Merci pour les travaux de couture, en

tout cas. N'oubliez pas de m'envoyer la facture. Elle saisit sa parka au vol et se dirigea droit vers la porte en se

retenant de toutes ses forces pour ne pas se mettre à courir. Il entendit claquer la porte d'entrée et se retrouva seul, dans un

silence aussi froid que la neige qui s'amoncelait dehors. Planté les bras ballants au milieu de la petite salle de consultation, Lucas avait

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l'impression de s'être fait heurter par une locomotive. Quand il retrouva son souffle, il se mit à jurer à voix basse.

Trois jours plus tard, Mary entra en coup de vent dans le bureau

de Lucas et le trouva à la fenêtre en train de contempler d'un air réprobateur le hangar de l'autre côté de la piste. Elle se mordit la lèvre pour retenir un sourire. Lucas n'était pas du genre à ruminer mais, ces jours-ci, il passait le plus clair de son temps à la fenêtre. Dès qu'il y avait un moment tranquille entre deux patients, il revenait à son poste et se remettait à contempler ce fameux hangar. Sa fascination pour la vieille bâtisse commençait à intéresser beaucoup son infirmière...

Les yeux pétillants, elle déposa devant lui le courrier de la journée, puis dit d'un ton léger :

—Je viens de revoir la liste d'invitations pour la fête de Noël, et il me semble qu'il manque quelques noms.

Il se retourna vers elle, l'expression toujours aussi sombre. — Ah ? fit-il. Par exemple ? — Le juge Ryan, répliqua-t-elle. Depuis qu'il a racheté la maison

des Carson, c'est quasiment un voisin. — Tu as raison, dit-il en se déridant un peu. J'aurais dû penser à

lui. Vas-y, invite-le. — Et Rocky Fortune ? Le regard qu'il lui jeta aurait rempli de fierté ses belliqueux

ancêtres Soshone. — Quoi, Rocky Fortune ? s'enquit-il. Mary ne broncha pas. Elle aussi était Soshone. — Comment « quoi, Rocky Fortune », répéta-t-elle d'un air

amusé. Je te rappelle que tu lui loues ton hangar, au cas où tu l'aurais oublié, ce qui m'étonnerait ! Tu ne trouves pas que ce serait très impoli de ne pas l'inviter à l'unique réception que tu donnes dans l'année ?

— Non, pas du tout, répondit-il, les dents serrées. La simple idée de la revoir lui tordait les entrailles. Ce serait pire que tout ! Il passait déjà ses nuits à lutter contre le

souvenir d'un baiser qui n'aurait jamais dû avoir lieu, et son obsession grandissait de jour en jour... Maudite femme ! A chaque instant, il lui semblait sentir le goût de ses lèvres sur sa bouche, le

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poids doux de son corps appuyé contre le sien. Il poussa un juron sourd et prit le courrier, feuilleta les enveloppes sans les voir.

— Ce n'est tout de même pas une amie. Seulement ma locataire... — Mais... — De toute façon elle ne viendrait probablement pas.

Franchement, nous n'appartenons pas au même monde. — Alors tu n'as rien à perdre en lui envoyant une invitation, dit

Mary avec un large sourire. Ne serait-ce que par courtoisie ! Il jeta la liasse de courrier sur le bureau et lui tourna le dos en

grognant : — Inutile. Ce serait gaspiller un timbre. Mary haussa les épaules, et sembla renoncer. Il y avait pourtant

dans ses yeux un éclair malicieux que Lucas aurait instantanément reconnu s'il s'était retourné à cet instant. Il n'en fit rien, cependant, et il garda les yeux obstinément fixés vers la fenêtre tandis qu'elle annonçait d'un ton très professionnel avant de ressortir :

— Elisabeth Corbeau vient d'arriver. Elle pense s'être claqué un muscle dans le dos en portant du bois. Je la mets dans la salle deux.

Perplexe, Rocky regarda avec attention l'invitation qu'elle venait

de trouver dans sa boîte aux lettres. Impossible, il devait y avoir une erreur. Le doc, ainsi qu'elle le désignait, avait eu beau l'embrasser, quelques jours plus tôt, comme si sa vie en dépendait, elle n'avait pas eu la faiblesse de croire qu'elle lui plaisait. Elle l'attirait physiquement, sans doute, mais il la détestait sur tous les autres plans. Tout ce qu'elle faisait, tout ce qu'elle disait avait le don de l'agacer et il faisait des efforts considérables pour l'éviter depuis le soir de leur baiser. Pourquoi diable l'inviterait-il maintenant à sa réception de Noël ?

—C'est une bonne ou une mauvaise nouvelle qui vous fait faire cette tête ?

Elle leva les yeux et sourit à Charlie Short, son nouveau mécanicien. Il avait été le premier à répondre à sa petite annonce, et elle s'était tout de suite attachée à lui. Petit, râblé, d'âge mûr, il avait son franc-parler et ne se gênait pas pour lui donner des conseils quand il estimait qu'elle en avait besoin. Rocky appréciait beaucoup cette qualité. La plupart des employés de la famille lui faisaient tant de courbettes ! Et puis il savait tout, absolument tout sur les avions.

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En deux jours, il avait révisé tous les moteurs, et les avions remis à neuf ronronnaient comme de jeunes chats. Bref, c'était l'homme de la situation.

— Ni l'une ni l'autre, répondit-elle en haussant les épaules. C'est seulement une invitation à la réception de Noël du Dr Greywolf, la semaine prochaine.

— Vous n'appelez pas ça une bonne nouvelle ? J'ai entendu parler des fêtes de Noël au dispensaire : il paraît qu'on y mange comme des rois. Vous n'allez pas rater ça !

Rocky hésita. Rien qu'à l'idée de revoir le jeune médecin, elle sentait son cœur battre trop vite. Ce serait vraiment étrange de se retrouver nez à nez dans une pièce pleine de monde, de devoir échanger des phrases polies... Elle ne voulait pas croiser son regard en se demandant si le souvenir de leur baiser hantait ses nuits comme il hantait les siennes.

Se ressaisissant, elle se secoua et laissa tomber d'un geste décisif l'invitation dans la corbeille.

— Non, on m'invite seulement par courtoisie, je les ennuierais plus qu'autre chose si j'acceptais.

— Vous plaisantez ! Charlie se hâta de repêcher le petit carton et la dévisagea comme

si elle venait de perdre la tête. — Ecoutez, dit-il patiemment. Tous les gens importants de Clear

Springs seront là. C'est l'occasion ou jamais de vous montrer et de rencontrer tout le monde ! Il faut bien que vous vous fassiez connaître. D'accord, les gens d'ici savent que vous êtes là, mais ce n'est pas du tout la même chose que de pouvoir discuter avec vous. Allez leur dire qu'on est prêts à décoller et à les emmener où ils voudront. C'est l'occasion de se faire un paquet de publicité gratuite et vous n'allez pas la laisser passer.

Il n'avait pas tort. Rocky aurait donné beaucoup pour pouvoir le contredire, mais en tant que fille de Jake et petite-fille de Kate, elle savait gérer une affaire. Bien sûr, elle voulait éviter Lucas mais ses attirances ou répulsions personnelles ne devaient pas influencer une décision pareille.

— Bon, bon, très bien, marmotta-t-elle, je vais y aller. Après tout, si ça nous rapporte des clients, je n'aurai pas tout à fait perdu mon temps.

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Elle ne comptait pas rester longtemps, seulement le temps de se montrer un peu, essayer de repérer parmi les invités les élus qui pourraient lui faciliter les choses, et aussi les chasseurs et les guides qui auraient peut-être un jour besoin de ses services. Elle avait même quelques cartes professionnelles en poche au cas où quelqu'un manifesterait un quelconque intérêt.

Pourtant, dès l'instant où elle franchit la porte du dispensaire, elle comprit qu'elle ne s'échapperait pas aussi rapidement qu'elle le pensait. Les pièces étaient bondées. Il y avait de la musique, tout le monde parlait fort, riait et grignotait des bonnes choses grappillées au buffet. Les plats sentaient divinement bon et les invités semblaient beaucoup s'amuser.

Mary Littlejohn la repéra près de la porte et se fraya un chemin à travers la foule pour l'accueillir avec chaleur.

— Rocky ! Que je suis contente que vous soyez venue ! Venez, je veux vous présenter quelqu'un.

Sans lui donner le temps de répondre, l'infirmière l'entraîna à travers les groupes serrés et s'immobilisa devant un homme d'un certain âge, en grande conversation avec une dame que Rocky reconnut tout de suite : le maire de Clear Springs.

— Désolée de vous interrompre, s'écria Mary d'un ton enjoué qui ne trahissait aucun regret. Je voulais vous présenter Rocky Fortune. Rocky, voici Mme Whacker, notre maire, et Thomas Gustafson. Je leur parlais tout à l'heure de votre nouveau service d'avions-taxis et ils étaient très intéressés.

— Vous êtes donc l'une des filles de Jake, dit l'homme avec un sourire cordial en lui serrant la main. Quelle bonne idée vous avez eue ! Mary nous a appris que vous vous installiez ici pour monter votre affaire. Je suis le propriétaire de l'hôtel de l'Ours Noir et on me demande tout le temps où louer un petit avion pour faire des excursions dans les montagnes. Des touristes, mais surtout des chasseurs... Jusque-là, j'étais obligé de les envoyer à Jackson. C'est fantastique de vous avoir là, quasiment à nos portes !

Le maire approuva de la tête en souriant. — Nous avions besoin d'une entreprise comme la vôtre... pour le

tourisme bien sûr, mais aussi pour les sauvetages en montagne. Votre grand-mère serait fière de vous.

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Ils se mirent à parler de Kate. Bientôt, Rocky bavardait et riait avec eux, parfaitement à son aise, contente de partager ses anecdotes préférées et ses souvenirs avec ces gens charmants. Peu après, Mme Whacker repéra dans un groupe l'un des hommes d'affaires les plus importants de la commune et lui fit signe de les rejoindre. D'autres le suivirent et chacun fit à Rocky un accueil charmant. Tant et si bien que, contrairement à son intention initiale de s'esquiver très vite, elle finit par s'apercevoir qu'elle était là depuis plus d'une heure. Songeant à prendre congé, elle était en train de parcourir la pièce du regard lorsque, pour la première fois de la soirée, elle vit son hôte.

Elle l'avait cherché des yeux plusieurs fois, redoutant vaguement de le voir, sachant pourtant qu'il lui faudrait le saluer tôt ou tard. Où se cachait-il ? se demandait-elle avec un peu de ressentiment. Il devait dépasser d'une bonne tête la majorité des hommes présents : il n'était donc pas si difficile à repérer ! Ne le trouvant pas, elle avait fini par l'oublier plus ou moins.

Maintenant qu'elle le voyait, elle décida de s'en tenir au minimum exigé par la politesse. De toute façon, la conversation ne risquait guère de se prolonger s'il se montrait aussi désagréable que d'habitude. Puisqu'il était difficile de se présenter à sa réception sans lui adresser la parole, elle se contenterait de lui dire trois mots polis avant de s'en aller. Après tout, elle avait déjà amplement rempli sa mission de relations publiques. Oui, un aimable au revoir suffirait, en espérant qu'il s'abstiendrait de la rabrouer en public...

Il y avait pourtant une chose qu'elle n'avait pas prévue : la violente émotion qu'elle éprouverait en l'apercevant. Quelle malchance ! pensa-t-elle. Pourquoi fallait-il qu'il soit aussi séduisant? Il portait ce soir une tenue décontractée — une chemise blanche et un pull rouge qui moulait ses épaules imposantes. A l'instant où elle le vit, il se penchait en souriant vers un petit homme tout ridé, tendant l'oreille pour mieux l'entendre dans le brouhaha ambiant. Il savait donc sourire ! constata-t-elle, un peu égarée. Puis il éclata de rire, un rire puissant, jeune, joyeux, et Rocky le contempla, bouche bée. Il était totalement transformé et, tout de suite, elle sut que cette image la poursuivrait jusque dans ses rêves.

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Lucas riait encore de l'histoire de Whitey Walker quand il sentit un regard se poser sur lui. Il leva les yeux et son souffle se bloqua dans sa poitrine. Là-bas, de l'autre côté de la pièce, Rocky Fortune le dévorait des yeux. Machinalement, il chercha son assistante du regard, vit son sourire innocent et comprit tout de suite : c'était elle qui avait invité la jeune femme. Il lui avait expressément ordonné, pourtant, de ne pas le faire, mais elle était passée outre.

— Jolie fille, articula Whitey en se haussant sur la pointe des pieds pour suivre son regard. Ce n'est pas l'une des petites-filles de Kate ?

— Si, répondit Lucas d'une voix neutre. C'est Rachel. L'une des filles de Jake.

— Oui, c'est ça, celle qu'ils appellent Rocky, poursuivit le vieil homme en hochant la tête d'un air sagace. Elle ressemble à sa grand-mère, et pas seulement en surface. Je me suis laissé dire que Jake lui devait la plupart de ses cheveux gris. Un sacré numéro. Dis donc, je crois bien que tu viens de gagner le gros lot : elle te regarde comme si tu étais la plus grande invention depuis la poudre à canon.

Ravi, il leva vers le jeune homme des yeux pétillants de malice et le poussa doucement.

— Alors, qu'est-ce que tu fais là à écouter radoter un vieux bonhomme ? Va lui parler, fils !

Lucas n'en avait aucune envie, mais Mary les avait bel et bien piégés tous les deux. Elle savait qu'il prenait très au sérieux ses devoirs d'hôte et qu'il ne serait jamais délibérément impoli envers quelqu'un qui se trouvait sous son toit. Le fait qu'il n'ait pas voulu l'inviter n'y changeait rien : cela, Rocky ne pouvait pas le savoir.

— Je reviens tout de suite, lança-t-il à son vieil ami en forçant un sourire. Ne te sauve pas.

Après tout, ce n'était pas la mer à boire. Il lui dirait bonjour, s'assurerait qu'elle avait quelque chose à boire et quelqu'un à qui parler, puis il trouverait un prétexte pour s'enfuir et pour l'éviter tout le reste de la soirée. Il y avait tant de monde à qui il n'avait pas encore eu le temps de dire un mot que ce serait tout simple.

Aucun problème ! Son assurance habituelle lui revint et il se dirigea vers elle.

Il rencontra son premier obstacle en essayant de traverser la salle pour s'approcher de la jeune femme. Il n'avait fait que quelques pas quand une patiente enceinte de six mois s'accrocha à lui pour lui

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confier avec inquiétude qu'elle craignait d'être en train de commencer le travail. Le temps de la questionner et de conclure que son problème était seulement nerveux, Rocky avait disparu.

Les sourcils froncés, il partit à sa recherche, fut arrêté en route par un autre patient à lui, puis par le chef de la police locale pour une discussion assez longue sur le problème posé par les voitures qui ne cessaient d'entrer et de sortir du parking du dispensaire. Il fut beaucoup question des avantages et des inconvénients d'une nouvelle limitation de vitesse à cet endroit. Lucas avait compté soulever cette question lui-même un de ces jours, mais le moment était vraiment mal choisi ! Prétextant le vacarme ambiant qui l'empêchait de réfléchir, il promit de passer aux locaux de la police dès le lendemain pour en parler à tête reposée, et s'échappa. Il passa d'une pièce à l'autre, ne trouva Rocky nulle part — fit un crochet par le buffet pour s'assurer que les vivres ne manquaient pas et enfin, en traversant un groupe qui bloquait l'accès à la salle d'attente, il la découvrit près de la porte d'entrée. Elle venait de décrocher sa veste et s'apprêtait visiblement à partir.

Il la rejoignit en trois grands pas, lui prit le manteau des mains et eut la satisfaction de la voir sursauter en se retournant vers lui, interdite.

— Je vous y prends ! Vous prenez la poudre d'escampette sans même un mot de remerciement pour votre hôte ? Que dirait votre grand-mère ?

— Oh, pardon ! Bonsoir..., bégaya Rocky. La phrase manquait singulièrement de répondant face à l'attaque

de Lucas, mais elle ne trouvait rien à dire. Une veine s'était mise à battre le long de son cou, et sa main vint se plaquer d'elle-même sur sa gorge comme pour le cacher. Qu'avait-il de si redoutable pour qu'elle se sente toujours sur la défensive devant lui ? Ce n'était qu'un homme comme les autres, assez arrogant, assez coincé peut-être...

Assez ! se dit-elle sèchement. A quoi bon se mentir ? Il n'était pas comme les autres et cela ne servait à rien de prétendre le contraire. Même s'il s'ingéniait à être désagréable avec elle, il dégageait un magnétisme incroyable. Il ne l'avait même pas touchée et ses genoux flanchaient déjà. C'était humiliant au possible, alors autant essayer de faire bonne figure !

Il restait planté là devant elle en lui souriant un peu ironiquement, attendant toujours sa réponse.

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— Je ne m'esquivais pas, mentit-elle. Vous étiez très pris et je ne voulais pas vous déranger. J'allais vous envoyer un petit mot demain pour vous dire que j'avais passé une excellente soirée mais, puisque vous êtes là, je peux vous remercier en personne.

Singeant la petite fille bien élevée qu'elle avait été, elle lui tendit la main en disant très gentiment :

— C'était une fête très réussie, docteur. Merci de m'avoir invitée. Bonne nuit.

Elle fut enchantée de voir qu'elle l'avait légèrement désarçonné avec sa petite parodie. Elle en profita pour lui reprendre sa parka des mains. Elle allait ouvrir la porte pour s'en aller quand Mary apparut devant elle avec un large sourire.

— Ah, parfait ! lança-t-elle. Je vois que vous l'avez trouvé. Perplexe, Rocky jeta un regard à la ronde. — Trouvé quoi ? Ma veste ? Elle n'était pas perdue... Mary éclata de rire. — Non, le gui ! s'exclama-t-elle avec un geste du menton vers le

plafond au-dessus de leurs têtes. Mais qu'attends-tu, Lucas ? Embrasse-la, voyons !

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3.

Il n'y avait qu'une seule conduite à tenir : dire quelque chose de drôle et partir le plus vite possible. Rocky ne trouva rien. Le visage rouge, le cœur battant et le cerveau tétanisé, elle restait paralysée par le souvenir d'un autre baiser... Quand elle réussit enfin à bouger, ce fut encore pire : un réflexe stupide lui fit faire un pas en arrière en s'écriant, aussi affolée qu'une couventine :

— Oh, non ! Surtout pas ! Les yeux sombres de Lucas brillèrent, il haussa un sourcil. — Comment ? L'intrépide Rocky Fortune serait effarouchée par

une branche de gui ? Qu'est-ce qu'un petit baiser, entre deux amis ? Elle aurait voulu protester qu'ils n'étaient pas amis puisque

chaque geste qu'ils faisaient, chaque mot qu'ils disaient semblait les hérisser l'un l'autre. Et qu'il n'y avait pas, non plus, de « petit » baiser avec lui. Mais ils étaient entourés de trop de gens, et Mary suivait trop attentivement leur échange. Elle n'osa pas. Le temps qu'elle censure les mots qui lui venaient à la bouche, il s'était déjà penché vers elle, et posait un baiser sur sa joue enflammée. Loin de pouvoir l'en empêcher, elle n'eut que le temps de sentir la chaleur de ses lèvres et son souffle sur sa joue : il reculait déjà et la regardait, avec un sourire un peu bizarre, pour jauger sa réaction.

— Vous voyez ? Ça ne fait même pas mal, dit-il légèrement en lui reprenant sa veste pour lui présenter l'ouverture des manches. Où êtes-vous garée ? Je vous accompagne jusqu'à votre voiture.

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Encore assourdie par les battements de son propre cœur, Rocky glissa machinalement ses bras dans les manches, puis ferma sa parka.

— Le parking était plein, je me suis garée dans la rue mais ce n'est pas loin. Je n'ai pas besoin d'une escorte et vous devriez plutôt vous occuper de vos invités.

— Vous êtes l'une de mes invitées, mentit-il avec beaucoup de fermeté. Quant aux autres, je ne leur manquerai pas en sortant trois minutes.

Il enfilait déjà son propre blouson. — Il a raison, vous savez, renchérit Mary. Vous ne connaissez pas

les hivers du Wyoming. La glace se forme très vite, et vous pourriez tomber. Dans le noir, il se passerait peut-être des heures avant que quelqu'un ne vous trouve.

Rocky commençait à soupçonner l'infirmière d'avoir quelques petites idées derrière la tête, malgré son air innocent et amical. Elle aurait pu rétorquer que les hivers de Minneapolis étaient largement aussi rigoureux que ceux du Wyoming. Mais cela ne servait à rien de discuter : Lucas lui tenait déjà la porte en attendant qu'elle le précède. Le froid de la nuit s'engouffrait dans l'entrée et plusieurs invités s'étaient déjà retournés en frissonnant.

— Très bien, soupira-t-elle. Mais si vous comptez raccompagner tous vos invités à leurs voitures, ce sera une vraie épreuve d'endurance. Sans compter les engelures que vous y récolterez...

Il eut un petit rire, très inattendu et très agréable. — Je suis médecin, après tout. Je saurai ce qu'il faut faire. Venez. Ils sortirent et la porte se referma derrière eux, coupant net le

brouhaha joyeux et les lumières de la fête. Ce fut comme de passer abruptement dans un autre monde. Le sifflement du vent ne faisait que souligner le silence qui les entourait. Par contraste, les bourrasques semblaient une chose vivante et hostile qui se tordait autour d'eux, s'agrippait à leurs vêtements, les bousculait de sa masse glaciale.

Recroquevillée dans sa parka bien chaude, Rocky marchait vite, les yeux rivés sur le sol couvert de neige, tous ses sens tendus vers l'homme qui marchait auprès d'elle. La neige avait cessé, et des millions d'étoiles étincelaient au ciel. Ils marchaient du même pas, long, rapide, cadencé, leurs souffles se confondaient dans le même

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nuage et il lui sembla tout à coup que le cœur de Lucas battait aussi à l'unisson du sien.

Cette fois, songea-t-elle, il lui fallait d'urgence se reprendre en main ! Car si cela continuait ainsi elle allait bientôt se retrouver en plein délire. Pour un peu, elle finirait même par s'imaginer que le charmant docteur ne l'avait suivie jusque dans cette glacière que parce qu'il avait envie d'une promenade romantique au clair de lune. Alors qu'en vérité il devait redouter simplement qu'elle se casse quelque chose avant d'être sortie de sa propriété, et qu'elle lui intente ensuite un procès ruineux. Oui, ça devait être une crainte dans ce genre-là, rien de plus. Et en tout cas pas de quoi se faire tout un roman.

Cette idée la heurta, mais elle s'y accrocha néanmoins comme à la seule évidence. Après tout, si elle était venue ce soir, c'était dans le seul but de rencontrer des clients potentiels. Pourquoi s'étonner, dès lors, qu'il soit aussi calculateur qu'elle ? Qu'il ne ressente pour elle que de l'indifférence — ou plutôt une méfiance incurable ?

Impatientée par ces pensées qu'elle préférait ne pas trop creuser, elle leva la tête. Où donc était sa voiture ? Elle n'avait pas eu l'impression de se garer aussi loin en arrivant tout à l'heure. Cela faisait une éternité qu'ils longeaient la file double de véhicules garés sur les bas-côtés de la route. Charlie avait raison : les réceptions du bon docteur avaient un franc succès...

Elle aperçut enfin sa voiture à quelques pas, et ne put retenir un soupir de soulagement.

—Bon, vous avez fait votre devoir, dit-elle en se retournant vers lui avec un sourire. Je suis arrivée en un seul morceau. Je vous avais bien dit que ce n'était pas la peine de vous déranger.

Planté devant elle, Lucas contemplait ce visage parfait levé vers le sien dans la lueur fantomatique de cette nuit limpide. Elle avait raison, bien sûr, pensa-t-il machinalement. Il n'était absolument pas indispensable de la raccompagner à sa voiture... mais maintenant qu'il était là, il ne pouvait absolument pas ne pas l'embrasser.

Il ne cherchait même pas à comprendre ce qui lui arrivait, plus rien n'existait pour lui que ce besoin qui le dévorait, cette boule brûlante logée dans ses entrailles. Plus question de faire semblant en posant ses lèvres sur sa joue comme tout à l'heure. Il lui fallait un vrai baiser, un de ceux qui coupent le souffle et font ployer les genoux, le genre de baiser qui empêche un homme de dormir pendant des mois.

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Voilà des jours qu'il en rêvait et il ne pouvait plus attendre. Il le lui fallait maintenant, tout de suite.

Bien entendu, c'était de la folie pure. Si jamais il cédait à cette impulsion démente, quelque chose lui disait qu'il le regretterait. Il n'avait presque rien bu, il était parfaitement capable de contrôler ses actes ; s'il réussissait simplement à lui souhaiter une bonne nuit, à faire demi-tour et à retourner au dispensaire, il serait sorti d'affaire. C'était aussi simple que cela.

Cependant, rien ne pouvait être simple avec cette femme. Elle s'insinuait en lui sans qu'il s'en aperçoive, chaque jour un peu plus. Le temps de se retourner et il était déjà envahi. Il avait tout fait pour l'ignorer, pour se tenir à distance... Rien à faire. Maintenant il était pris au piège.

Il marmonna un juron, ouvrit les bras et vit ses yeux s'élargir. —Vous allez probablement m'en coller une, mais je n'arrive

absolument pas à m'en empêcher..., marmonna-t-il. Les derniers mots se perdirent quand il l'attira contre lui et écrasa

sa bouche sur la sienne. Ses lèvres étaient froides, son souffle semblait bloqué quelque

part au fond de sa gorge. Pendant un temps qui lui sembla infini, elle resta figée entre ses bras, soulevée sur la pointe des pieds par son étreinte. A travers leurs manteaux, il sentait pourtant la tension électrique qui raidissait son corps. Elle avait beau essayer de se barricader, il sentait bien qu'elle n'était pas indifférente. Il murmura son nom, la serra plus fort et frotta doucement sa bouche contre la sienne. Il voulait souffler sur l'étincelle qui couvait au fond d'elle, faire fondre sa réserve...

Rocky ne parvenait pas à libérer ses bras coincés par ceux de Lucas; le vertige menaçait de l'emporter... Immobile, elle lutta contre l'appel irrésistible de son propre corps. Elle ne voulait pas céder, elle ne le pouvait pas ! Aucun homme, pourtant, ne l'avait jamais embrassée comme cela, de tout son corps, en lui donnant l'impression d'avoir oublié tout ce qui n'était pas elle. Le vent hurlait autour d'eux, soulevant une fumée de neige fine, mais Lucas ne semblait même pas s'en apercevoir. Ses bras la serraient doucement, il se concentrait tout entier sur le plaisir qu'il lui donnait. Sa bouche la caressait, la taquinait, l'ensorcelait si bien qu'elle perdit bientôt conscience de tout, sauf du brasier qui s'allumait en elle. Le souffle coupé, elle s'accrocha à lui en gémissant et l'embrassa à son tour.

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Ils restèrent rivés dans les bras l'un de l'autre quelques secondes ou une éternité — elle aurait été incapable de le dire. Puis des voix retentirent dans le parking derrière eux. Plusieurs invités venaient de sortir du dispensaire et se lançaient des « bonne nuit ! » joyeux. Des portières claquèrent, des moteurs démarrèrent. Rocky n'avait pas encore réalisé qu'on allait les voir d'un instant à l'autre — ou plutôt elle s'en moquait — lorsqu'elle sentit Lucas la repousser doucement. Quand le faisceau des phares les éclaira, ils se trouvaient à un bon mètre l'un de l'autre et ils ne se touchaient plus.

Un véritable brasier couvait dans les yeux de Lucas. Elle crut lire dans leurs profondeurs quelque chose qui précipita les battements de son cœur. D'un ton presque brutal, il jeta :

— Vous avez vos clés ? Etourdie, elle le regarda sans comprendre. — Vos clés, ma belle. Où sont vos clés de voiture ? répéta-t-il avec

un demi-sourire un peu amer. Elle retomba brutalement sur terre et s'aperçut qu'elle le

contemplait comme une adolescente qui vient de rencontrer son héros. Humiliée, elle baissa les yeux, considéra un instant sa propre main et le trousseau de clés qu'elle tenait. Elle ne se souvenait pas de l'avoir sorti. Sans répondre, elle déverrouilla la portière et s'installa au volant. Lucas la regardait faire sans un geste.

Lui aussi, de son côté, se débattait dans une confusion totale. Que lui était-il arrivé? Pourquoi n'était-il pas parvenu à s'empêcher d'embrasser cette fille ? Il fallait absolument qu'il se retrouve seul, qu'il réfléchisse... mais il n'arrivait pas à faire le premier pas. Pourtant, maintenant que le mal était fait, il n'avait plus qu'à s'en aller. « Maintenant que le mal était fait... » Une main sur le toit de la voiture, l'autre sur le dossier du siège, il se pencha vers elle, les sourcils froncés.

— Ça va ? demanda-t-il abruptement. L'expression éperdue de tout à l'heure s'était envolée très vite. Il

n'en trouvait plus aucune trace. Sans le regarder en face, elle fourra la clé dans le contact en lançant d'un ton trop léger :

— Oui, bien sûr... Pourquoi est-ce que ça n'irait pas ? Lucas voyait beaucoup de raisons : en premier lieu cette

invraisemblable réaction chimique, entre eux, chaque fois qu'ils s'approchaient l'un de l'autre. Elle la subissait, comme lui, et semblait aussi contrariée que lui d'y être soumise. D'où cela venait-il, et

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pourquoi étaient-ils à ce point incapables de se contrôler? Jusqu'ici, il avait toujours réussi à tenir la bride à ses émotions. Avec cette femme, tout à coup, il se faisait penser à un gosse de seize ans qui vient juste de découvrir ce que les filles ont de si intéressant. La pulsion qui le poussait vers elle était absolument irrésistible.

Bien entendu, il n'était pas question de lui dire une chose pareille! Si elle voulait faire semblant de n'avoir rien ressenti de particulier pendant ce baiser... libre à elle. De son côté, il n'avait jamais rien ressenti de pareil et il était prêt à parier qu'elle non plus — mais il était bien obligé de la laisser partir. Parce que la seule alternative serait de la tirer de force hors de sa voiture et de recommencer. Là, elle serait bien obligée d'avouer que tout n'allait pas aussi bien qu'elle le prétendait ! Il tenait pourtant à préserver sa propre santé mentale. Et puis s'il faisait cela, il savait qu'il ne pourrait plus s'arrêter.

Il serra les dents et fit un pas en arrière. —Bien sûr. Merci d'être venue. Faites bien attention sur la route. Il claqua la portière sans lui laisser le temps de lui adresser, en

réponse, ces phrases vagues et polies qui ne veulent rien dire. La voiture passa lentement devant lui et s'engagea sur la route enneigée. Ses feux arrière disparurent en quelques secondes, mais il resta planté là, les oreilles bourdonnantes et le goût des lèvres de Rocky encore sur les siennes. S'il ne faisait pas attention, s'il ne se reprenait pas en main tout de suite, il ne pourrait bientôt plus se passer d'elle...

Quatre jours plus tard, le téléphone sonna dans le bureau vitré à l'angle du hangar. On avait besoin de Rocky pour une urgence — la première, en fait, qui nécessitait qu'elle utilise le dispositif de sauvetage et le matériel tout neuf acquis en prévision : un chasseur, Sam Katz, se retrouvait bloqué quelque part dans la montagne avec une jambe brisée, peut-être même des lésions à la colonne vertébrale. Il n'y avait pas un instant à perdre. Grâce à son téléphone portable, il avait pu contacter sa famille, mais la réception était mauvaise et il se trouvait dans un tel état de faiblesse qu'il n'avait pu donner que des indications très vagues avant de s'évanouir.

— Il faut l'aider, je vous en supplie, répétait sa femme, affolée. — Je pars tout de suite, dit Rocky d'une voix énergique.

Répétez-moi toutes les indications qu'il vous a données, les mots exacts si vous le pouvez.

Brenda Katz fit un effort pour se concentrer. Rocky nota très vite tout ce que lui répétait la voix tremblante, y compris même les mots

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sans suite qui pourraient prendre un sens quand elle se retrouverait sur le site. En même temps, elle réfléchissait à toute allure. Un risque de lésion à la colonne vertébrale ? Le transport allait être très délicat et elle préférait de loin ne pas l'entreprendre sans un encadrement médical sérieux. Un seul faux mouvement pouvait paralyser le patient à vie !

Elle s'assura que le shérif était bien alerté, ainsi que l'hôpital. Dans sa hâte, elle ressentit pourtant une satisfaction fugace en apprenant que le shérif lui-même avait demandé à Brenda Katz de s'adresser à elle. Cela signifiait qu'elle était intégrée, et qu'elle faisait partie désormais du dispositif d'urgence de la commune. Si le shérif ne l'avait pas appelée lui-même, c'était en fonction de la règle d'or qui veut que plus il y a d'intermédiaires, plus les informations se perdent. Prenant seulement le temps de crier à Charlie de préparer l'hélicoptère, elle se mit à téléphoner aux médecins du bourg.

Il n'y en avait pas tant que cela. Deux faisaient leur tournée et n'étaient pas joignables, un troisième assistait à un congrès et le quatrième, un gynécologue- obstétricien, lui déclara tout net qu'il ne se sentait pas compétent dans une situation pareille. Il ne restait que Lucas.

Elle aurait donné n'importe quoi pour ne pas être obligée de l'appeler à la rescousse. Depuis la soirée de sa fête de Noël, elle s'était donné beaucoup de mal pour ne pas le croiser, allant même jusqu'à faire un détour si elle apercevait sa Bronco en ville. Elle arrivait systématiquement au hangar avant qu'il n'ouvre le dispensaire, repartait plus tard dans la soirée, s'abstenait de prendre ses repas dans les mêmes endroits que lui. Terriblement désemparée, elle avait même fini par téléphoner à Allie pour se plaindre de cet homme qui réussissait à la rendre folle sans lever le petit doigt. La réaction de sa sœur l'avait passablement agacée : au lieu de la plaindre, sa jumelle, elle-même totalement folle de Rafe Stone, avait été tout heureuse d'apprendre qu'elle se remettait enfin de son histoire avec Greg. Joyeusement, elle lui avait rétorqué que ce n'était pas une mauvaise chose de perdre la tête et de souffrir du mal d'amour... du moment qu'on choisissait bien son bourreau.

—Pour ça, tu as raison, avait répliqué Rocky, assez vexée. Il serait temps que j'apprenne à les choisir...

C'était parfaitement idiot de s'énerver, Allie n'était pour rien dans cette situation absurde. Tout de même, sa jumelle qui

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d'ordinaire la comprenait toujours à demi-mot, passait cette fois complètement à côté du problème. Il n'était pas question pour elle de tomber amoureuse ! Si son « histoire avec Greg » lui avait appris une chose, c'était bien qu'elle avait un cœur de midinette dès qu'elle s'attachait à un homme. Elle se donnait tout entière, sans rien garder pour elle. Bien entendu, l'heureux élu en profitait, prenait ses aises, se complaisait dans cette adulation — et finissait assez vite par s'en lasser. Cet abandon total de soi faisait très peur à Rocky. Elle n'avait avoué cela à personne mais, au fond d'elle-même, elle était résolue à ne pas risquer de se perdre encore une fois. Non, il fallait éviter Lucas comme la peste. Elle ne l'avait pas revu depuis qu'elle l'avait laissé planté au bord de la route le soir de sa réception, et elle s'en trouvait très bien.

Seulement voilà, elle avait absolument besoin d'un médecin et les autres n'étaient pas disponibles. Elle n'avait donc pas le choix. Ses problèmes personnels, en effet, perdaient toute importance maintenant qu'il y avait ce blessé en danger. Chaque minute comptait dans ces cas-là.

Furieuse, elle maudit les caprices du destin et composa le numéro. Quand Mary Littlejohn répondit, elle frémit intérieurement en pensant comment l'infirmière allait interpréter son appel, mais elle lui exposa la situation d'une manière très professionnelle. Lucas reprit très vite la ligne et elle lui répéta d'une voix calme ce qu'elle venait d'expliquer à Mary.

— Je ne veux pas prendre de risque avec une colonne vertébrale, il me faut un médecin pour m'accompagner. Je sais que vous avez vos propres patients mais personne d'autre n'est disponible. Vous pouvez venir ?

Elle se mordit la lèvre, regrettant la petite phrase impliquant qu'elle avait contacté tous les autres médecins avant de se tourner vers lui. Heureusement, il ne fit aucun commentaire. D'une voix aussi brève que la sienne, il lui demanda de quel matériel elle disposait puis lança :

— Donnez-moi cinq minutes pour préparer une trousse de secours et je vous rejoins.

Il tint parole. Cinq minutes plus tard, pendant que Rocky, déjà emmitouflée, se harnachait aux commandes de l'hélico, il arriva en trombe. Lui n'était pas équipé pour la montagne. Le temps pressait et il n'avait pas voulu perdre des minutes précieuses en passant

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chercher chez lui une tenue vraiment appropriée ; il devait donc se contenter de bottes fourrées, de son gros anorak et d'un bonnet de ski.

Charlie l'accueillit avec un large sourire, lui prit sa sacoche des mains, et la posa avec le matériel de sauvetage à l'arrière de la cabine.

— Content de vous avoir à bord, docteur Greywolf, hurla-t-il par-dessus le rugissement de l'hélice. Ça ne me plaisait guère de voir Rocky monter là-haut toute seule.

Lucas jeta un coup d'œil un peu furtif vers le siège du pilote. Les yeux rivés sur ses cadrans, Rocky n'entendait visiblement rien.

— N'allez surtout pas lui répéter ça, cria encore Charlie avec entrain. Installez-vous, docteur, et n'oubliez pas de vous attacher. Ça va être les montagnes russes !

Ce fut encore bien pire. Après s'être glissé sur le siège, près de Rocky, et avoir bouclé son harnais, Lucas découvrit, en effet, très vite que tout ce qu'il avait jamais entendu dire sur les penchants trompe-la- mort de la jeune femme était vrai. Attendant à peine le signal de Charlie, elle décolla à une vitesse folle qui laissa sur place l'estomac du jeune médecin. Il s'attendait à la voir rire de son expression épouvantée mais elle ne lui jeta pas même un regard. Le visage fermé, les yeux braqués sur l'horizon, elle vira à angle droit vers les montagnes enneigées et, toujours sans le regarder, lui tendit un casque identique à celui qu'elle portait. Celui-ci enfilé, il entendit sa voix.

— D'après ce que Mme Katz a pu m'expliquer, son mari est quelque part sur le versant est de la Grande Biche, au niveau des derniers arbres. Il y a des jumelles sous votre siège. Il portait un anorak orange en partant ce matin, mais sa femme n'est pas sûre qu'il le portait sur lui au moment de sa chute.

Lucas trouva les jumelles et se pencha en avant, tendu vers la masse des montagnes qui se précipitait vers eux. Les sommets se perdaient dans des nuages sombres, les pentes semblaient hostiles et dangereuses.

— Vous avez pris la météo ? demanda-t-il. On annonce de nouvelles chutes de neige, je crois ?

Elle hocha la tête, très concentrée, les mains néanmoins détendues sur les commandes.

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— Oui. On nous annonçait ça pour demain matin, mais il y a eu de nouvelles précisions. Nous avons très peu de temps devant nous.

Elle n'avait pas besoin de préciser que le changement de temps aggravait énormément les risques, Lucas le savait aussi. Un homme blessé dans la montagne ne résiste pas longtemps au froid et aux bêtes sauvages. Si Sam Katz se trouvait à découvert, exposé au vent et à la neige, il risquait de mourir de froid dès le début de la nuit. S'ils voulaient le retrouver — et le sauver — il fallait faire vite. Le visage de Lucas se durcit et, levant les jumelles, il se mit à balayer la montagne, à la recherche d'une tache de couleur.

Mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin... tout en faisant de la balançoire, ajouta-t-il pour lui-même. A cette altitude, en effet, l'air froid rencontrant la barrière des montagnes provoquait des remous violents qui secouaient sérieusement leur engin. Rocky faisait son possible pour le stabiliser, mais l'équilibre restait précaire. Et, soudain, il se mit à neiger.

Quand les premiers flocons vinrent virevolter autour d'eux, cachant le flanc de la montagne, Rocky poussa une exclamation atterrée. C'était la première fois qu'elle trahissait une quelconque tension nerveuse, et Lucas en fut impressionné. Elle lui jeta un regard rapide, se mordit la lèvre et s'abstint de tout autre com-mentaire.

—Je vais devoir descendre un peu, ou on ne verra plus rien. Tenez bon, dit-elle.

Le temps d'ouvrir la bouche pour lui répondre, ils avaient chuté de soixante mètres. A présent, ils se balançaient à un jet de pierre de la cime des vieux sapins robustes agrippés à la paroi. A travers le rideau de neige, ils distinguaient des rochers pointus, des troncs morts. Mais aucune tache de couleur, aucun signe de vie.

— Je ne vois rien, grogna Lucas dans son micro. Sa femme était bien sûre qu'il se dirigeait par ici ?

Rocky hocha la tête. Comme Lucas, elle ne quittait pas des yeux la pente enneigée en contrebas. La visibilité était si mauvaise que si un piton inattendu se dressait devant eux, elle n'aurait qu'une fraction de seconde pour l'éviter.

— Elle dit qu'il vient chasser tous les ans autour du lac Bighorn. Nous sommes au bon endroit.

— Un chasseur peut faire beaucoup de chemin en une journée. Il aurait pu s'éloigner du lac de plusieurs kilomètres sans s'en rendre

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compte. Ensuite, quand il est tombé... Même quelqu'un qui connaît très bien la région finit par être désorienté quand il ne voit plus que du blanc. Ça arrive presque tous les ans. On essaie un peu plus au nord ?

Rocky fit un léger mouvement qui les projeta vers une échancrure entre deux sommets. Pendant plusieurs minutes, il n'y eut plus rien que le bruit de l'hélice qui brassait le ciel gris. Sans oser cligner des yeux, ils balayaient inlassablement la pente du regard. Rien ne bougeait à part les tourbillons de neige.

Leurs chances de retrouver le chasseur égaré diminuaient à chaque seconde. Le soir allait tomber, la tempête s'intensifiait. S'ils ne trouvaient pas Katz tout de suite, ils allaient devoir renoncer, revenir le lendemain — et ce serait trop tard.

— Là ! hurla brusquement Lucas tandis que sa main jaillissait, indiquant un endroit un peu plus à l'est. En bas du champ de pierres ! Je crois que j'ai vu quelque chose...

Instantanément, Rocky fit virer l'hélicoptère qui fondit vers le pierrier. Elle n'osait pas encore espérer.

La grosse libellule s'inclina vers le chaos de rochers enfouis dans la neige, descendit encore. Maintenant, elle se balançait dangereusement, tout près du sol, tandis que ses occupants fouillaient la pente du regard.

— Où donc ? Je ne vois rien... Tendu vers l'avant, fou d'impatience, Lucas montrait un endroit à

cent mètres devant eux. — Là, sous le pin abattu. Il y a quelque chose d'orange sous les

branches. Vous voyez ! Ça bouge ! C'est lui, il nous fait signe ! Le mouvement était faible mais il y avait bien une silhouette

blottie sous les branches et elle agitait le bras. Rocky laissa échapper la respiration qu'elle retenait sans même s'en apercevoir; un instant, les larmes brûlèrent ses yeux et elle se hâta de les essuyer d'un revers de main.

— Enfin ! bégaya-t-elle, enfin... Attendez juste que je trouve un endroit pour nous poser. J'ai bien un treuil mais ce serait trop difficile avec un vent pareil...

Si elle avait cru la partie gagnée, cependant, elle dut vite déchanter. Car il n'y avait aucun endroit pour atterrir. La pente était trop abrupte, hérissée d'arbres et de rochers. Cherchant un replat,

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elle fit tournoyer son engin sur place d'une main experte. Rien à faire.

— Je ne peux pas, c'est trop dangereux. Il va falloir descendre un peu, trouver un plateau et revenir à pied.

Lucas fit la grimace. — Ça va prendre du temps et avec cette tempête... Est-ce qu'il y a

moyen de lui lancer des provisions et des couvertures ? — Oui, la trappe à l'arrière. Attendez que je nous mette en

position. En quelques secondes, elle avait placé l'hélicoptère exactement

au-dessus de l'arbre abattu sous lequel s'abritait Sam Katz. Accroupi à l'arrière, Lucas confectionna un colis à la hâte. Trois couvertures et plusieurs sachets de fruits secs : de quoi permettre au blessé de tenir jusqu'à leur retour. Craignant que le vent ne fasse dévier son paquet, il le lesta encore de plusieurs boîtes de lait concentré et lia le tout avec une sangle trouvée dans le matériel de sauvetage. Sans trop serrer les nœuds : Katz avait sûrement les mains engourdies par le froid.

Elle lui lança un bref sourire par-dessus son épaule, lui fit signe d'attendre son signal. Tandis qu'il attendait, le regard fixé sur la main qu'elle brandissait, il se dit avec une curieuse sensation de chaleur au creux de la poitrine qu'ils formaient une bonne équipe, tous les deux.

Il savait qu'elle attendait le temps mort entre deux rafales pour donner le signal. Il ouvrit la trappe, fit la grimace en sentant l'air glacé se ruer contre lui comme un chien trop exubérant, et se mit à plat ventre. Il n'était que temps ! La main de Rocky s'abaissa sèche-ment et il largua son paquet. Fasciné, il le suivit des yeux, le regarda se retourner une fois dans le vide et atterrir dans une gerbe de neige à moins d'un mètre du pin brisé.

— Dans le mille ! hurla Rocky. En contrebas, la silhouette indistincte de Sam Katz agita le bras

avant d'attirer le paquet à lui. Tout heureux, Lucas rabattit la trappe, se redressa d'un coup de reins et échangea un sourire radieux avec le pilote.

— Bien visé, doc ! s'écria-t-elle. Maintenant, on va trouver notre terrain d'atterrissage.

Ils le trouvèrent très vite. La montagne ne manquait pas de prairies suffisamment plates et dégagées. Le plus difficile fut de

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refaire le chemin en sens inverse, à pied, en pleine tempête... Il fallait attaquer la pente de front pour aller plus vite, et il n'y avait pas de piste. Le vent leur jetait des paquets de neige au visage, la poudreuse collait à leurs chaussures, entravant leur marche, en même temps qu'ils glissaient sur la sous- couche gelée. Ils n'avaient pris que le temps de lancer un message radio à Charlie pour l'avertir de la situation mais le jour baissait très vite et leur chargement — le brancard pliant, le matériel de soins et de survie — les empêchait d'avancer aussi vite qu'ils l'auraient voulu.

Les poumons de Lucas le brûlaient sous l'effet conjugué de l'altitude et de l'essoufflement dû à cette marche forcenée. Il jeta un coup d'œil rapide pardessus son épaule. Juste derrière lui, Rocky grimpait en haletant, les joues rouges, mais sans montrer le moindre signe de faiblesse. Pourtant, il sentait les muscles de ses propres jambes se nouer, au bord de la crampe ; la jeune femme devait souffrir au moins autant que lui. Elle avait beaucoup de cran, il était bien obligé de se l'avouer ! Car non seulement elle ne ralentissait pas la marche, mais elle avançait sans se plaindre. Une attitude qu'il ne pouvait s'empêcher d'admirer.

Elle croisa son regard et demanda, le souffle court : — ... encore loin ? — Quatre cents mètres peut-être. Vous allez tenir le coup ? Elle avait du mal à trouver le souffle nécessaire pour parler, mais

elle réussit tout de même à lui décocher un large sourire. — A votre avis ? I1 se mit à rire et, se retournant vers la montagne, entama la

dernière étape. Dix minutes plus tard, ils rejoignaient Sam Katz. Tassé au fond

de sa caverne sous le pin couché, maladroitement enroulé dans leurs couvertures, son visage barbu se découpait dans la lumière grise du crépuscule, très pâle, marqué par la douleur. Une expression de joie presque démente éclaira son regard quand il les vit.

En une heure d'attente, la neige avait déjà commencé à le recouvrir. Pire, dès qu'ils se furent glissés près de lui, ils découvrirent que son abri providentiel était, en fait, un véritable piège. Avec le risque de lésion à la colonne vertébrale, en effet, il était inconcevable de le transporter sans le fixer solidement à un brancard bien rigide. Or une fois le malade installé, le brancard ne

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passerait plus entre les branches massives solidement fichées en terre.

— V-vous m'avez t-t-trouvé, chuchota le pauvre homme. Je commençais à croire que personne ne viendrait.

Sa voix était si faible qu'ils avaient de la peine à l'entendre. Le cœur serré, Rocky lui tapota l'épaule avec un sourire rassurant. Par contraste, la voix de Lucas semblait incroyablement vitale et sonore.

— Tu es sorti d'affaire, mon vieux, dit-il gaiement en se ménageant une place entre deux branches pour déballer son matériel. Tout ce que tu as à faire maintenant, c'est de rester tranquille et de nous laisser nous occuper de toi.

Rocky, qui avait accompagné beaucoup de sauveteurs, apprécia son approche en connaisseuse. Après tant de hâte, c'était comme s'ils avaient maintenant tout leur temps, comme s'ils se rencontraient tous dans des circonstances parfaitement normales. Lucas serra la main du patient en se présentant — elle vit qu'il en profitait pour lui prendre le pouls — la présenta à son tour. Un peu interloquée, elle découvrait un nouveau visage du jeune médecin, celui d'un homme détendu et chaleureux qui sait que les mots, un simple sourire peuvent être d'un grand réconfort pour un malade. C'était du moins le cas pour leur blessé dont le visage s'animait, reprenait un peu de couleurs, esquissait un pâle sourire.

— Vous y avez mis le temps, murmurait-il en grimaçant. — Ça a dû te sembler interminable, c'est vrai. On va commencer

par l'essentiel : te mettre au chaud et au sec, ensuite on verra où tu en es.

— Dites-moi de quoi vous avez besoin, je vous le passe, intervint Rocky à mi-voix.

Elle achevait de mettre en batterie une lampe fluorescente, petite mais puissante, pour éclairer l'espace étriqué sous les branches du pin. Choqué par le jaillissement de la lumière, le blessé eut à peine la force de lever le bras pour se protéger les yeux.

— Donnez-moi ma trousse et le brancard, répondit Lucas sur le même ton. Il faut que je remette sa jambe et que je l'immobilise, ensuite on verra ce qu'on peut faire pour ce satané arbre.

— Occupez-vous de lui, répondit Rocky en faisant glisser vers lui le matériel demandé. Je m'occuperai de l'arbre.

Lucas s'abstint de répondre. De toute façon, elle n'allait pas déplacer l'arbre toute seule. Pour l'instant, il ne pouvait penser à

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rien d'autre qu'à son patient. En plus de ses blessures évidentes, l'homme était visiblement en état de choc, déshydraté et très affaibli par le froid. Il fallait de toute urgence lui faire absorber des fluides et le mettre à l'abri avant que son état ne devienne vraiment critique. Et cette neige qui tombait de plus en plus ! Maudissant silencieusement la tempête, Lucas se mit au travail.

Il procéda avec méthode en s'efforçant de parler beaucoup, conscient du fait que le son de sa voix rassurait le blessé. D'abord une minerve, puis la jambe — il fut un peu inquiet de voir que Katz réagissait à peine à la douleur quand il réduisit la fracture — et il continua à s'affairer sans relever la tête. Aussi, sa tâche terminée, un moment plus tard, fut-il stupéfait de découvrir que Rocky avait résolu leur problème. Il devait y avoir une hachette dans son matériel car elle s'était débrouillée pour couper l'une des branches mortes qui les enfermaient dans leur abri. Il pouvait maintenant, sans aucune difficulté, faire glisser le brancard hors de sa cage. Il sourit et murmura :

— Encore un point pour vous, mademoiselle Fortune. La prochaine fois que j'ai besoin de bois de chauffe, je vous passerai un coup de fil.

Il s'attendait à un commentaire impudent en retour mais elle n'eut pas l'ombre d'un sourire.

— On a un problème, glissa-t-elle à voix basse. Il n'est plus question de décoller d'ici, cette nuit. C'est trop dangereux : la température est en chute libre et la neige gèle à vue d'œil. Même si on pouvait retourner à l'hélico dans le noir sans se casser le cou — et c'est quasiment impossible — on ne peut pas voler dans des conditions pareilles.

Atterré, Lucas leva les yeux vers le ciel. Elle avait raison. Trop concentré sur son patient, il n'avait pas vu tomber la nuit, pas senti augmenter la tempête. La neige se mêlait maintenant à une bruine gelée qui recouvrait de glace toutes les surfaces.

— Nom de Dieu... Il va falloir laisser Sam où il est pour l'instant, essayer de monter un abri...

— Camp..., dit le chasseur d'une voix rauque. Le croyant endormi, ils avaient un peu élevé la voix. Il devait

avoir entendu car, de la main et des yeux, il essayait de leur montrer quelque chose dans les ténèbres derrière eux. A bout de forces, il fit un effort énorme pour articuler :

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— Mon camp, tout près... Je n'ai pas pu y arriver... Rocky lui fit un clin d'œil, sortit une autre lampe de son sac et

lança : — Je vais repérer ça. Lucas la regarda disparaître dans un tourbillon de neige et

s'installa plus commodément pour l'attendre. Quand elle revint presque tout de suite, il crut tout d'abord qu'elle avait oublié quelque chose. Mais non, elle agitait le bras en pataugeant aussi vite qu'elle le pouvait dans la neige profonde.

— C'est notre nuit de chance ! s'écria-t-elle. Sam a une tente et un excellent duvet qui lui tendent les bras à cent mètres à peine, dans le bouquet d'arbres.

— Alors on l'emmène ! Il alla se placer à la tête du brancard et le fit glisser avec

précaution hors de l'abri. — Doucement, c'est ça. Il faut essayer de le porter, si c'est possible.

Je voudrais éviter les secousses... Vous croyez que vous pourriez le soulever du côté des pieds ? Sam Katz n'était pas grand, mais Rocky savait parfaitement que

cela ne signifiait rien. Sans être une masse de muscles, il était solide et devait bien peser vingt kilos de plus qu'elle. Elle étudia la silhouette effondrée sur le brancard et hocha la tête abruptement.

— Je serai sûrement obligée de m'arrêter plusieurs fois mais oui, je peux le faire.

Elle alla se placer au pied du brancard, ploya les jarrets pour s'assurer une bonne prise et lança, les dents serrées :

— Un, deux... trois ! Vingt minutes plus tard, ivre de fatigue et les jambes

tremblantes, elle se retrouva seule devant la petite tente dans laquelle ils venaient d'installer Sam. Lucas à l'intérieur s'assurait que leur blessé serait bien pour la nuit. Elle venait de réaliser, en revanche, qu'ils avaient un autre problème.

En préparant son matériel de sauvetage, elle avait cru apporter tout ce dont elle risquait d'avoir besoin. Pas un seul instant, pourtant, elle n'avait pensé qu'ils devraient passer la nuit sur place ! Très satisfaite de sa propre prévoyance, elle avait même glissé une tente dans son sac à dos — au cas où Lucas aurait besoin d'un abri bien sec pour soigner le blessé. Il s'agissait une mini-canadienne

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comme celle de Sam. L'ennui c'est que, maintenant, elle allait devoir partager cet abri minuscule avec le jeune médecin.

Son cœur bascula lentement. Non, c'était impossible ! Abasourdie par la violence de sa propre réaction, elle se dit que ce devait être un effet du froid, de la fatigue, de l'altitude peut-être. Elle respira à fond, se mit à taper des pieds pour se réchauffer. Après tout, se dit-elle, ils étaient des professionnels tous les deux. S'ils se trouvaient ensemble sur le toit du monde cette nuit, c'était uniquement pour leur travail. La situation n'avait vraiment rien de romantique. Surtout dans les conditions misérables où ils se trouvaient. Elle avait froid et faim, elle n'en pouvait plus et sa combinaison soi-disant étanche était trempée. Pas étonnant qu'elle réagisse stupidement à un problème sans importance...

Un peu calmée, elle appela Charlie sur le portable de Sam pour le mettre au courant de la situation, puis décida qu'à ce stade, les émotions étaient un luxe dont il était préférable de se passer. Au fond, elle n'avait envie que d'une seule chose : trouver un endroit à l'abri du vent, se sécher, et dormir. Et il n'y avait qu'un seul moyen de l'obtenir : monter la tente. Elle serra les dents et se mit au travail.

Dix minutes plus tard, elle avait terminé. Du bon boulot, rudement mené. Bien sûr, il avait fallu lutter contre le vent, s'accrocher ferme à la toile de tente, mais c'était fait. Peu importait maintenant qu'elle soit éreintée, que le sifflement des rafales lui soit devenu insupportable. Ils avaient apporté suffisamment de couvertures pour un régiment, et elle allait pouvoir dormir.

Comme cela arrive parfois dans des états de fatigue trop grands, elle n'arrivait pourtant pas à faire le premier geste pour se coucher. Ses sens restaient en alerte. Elle n'arrivait pas à croire qu'il ne restait rien d'urgent à faire, qu'elle pouvait baisser les bras.

Les mains sur les hanches, les sourcils froncés, elle resta plantée dans la tempête à considérer les deux petites tentes, sagement rangées côte à côte. Chaque fois qu'elle la regardait, sa canadienne lui semblait plus petite. Laissant échapper un gros soupir, elle se jura qu'à l'avenir, elle emporterait une tente au moins trois fois plus grande. Une tente familiale même, avec plusieurs compartiments ! L'idée d'un abri aussi incongru dans un endroit aussi sauvage lui arracha un petit rire, vite éteint. Tout de même, quelle nuit en perspective... Ils ne pourraient pas même cligner des yeux sans déranger l'autre.

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Perdue dans ses pensées, elle ne s'aperçut pas tout de suite que Lucas s'extirpait avec précaution de la tente de Sam.

— Des ennuis ? Elle sursauta violemment et se retourna vers lui. Les yeux plissés

pour se protéger des rafales, il la regardait de façon étrange. Avait-il compris son dilemme ? Ses yeux semblaient toujours voir beaucoup trop de choses...

— Non ! Je veux dire oui ! Le rouge lui monta au visage, et elle se sentit absurdement

humiliée. Prenant une grande respiration pour tenter de se reprendre, elle lâcha un soupir explosif et se força à sourire.

— En fait, je n'avais pas vraiment prévu de passer la nuit ici, alors il va falloir se contenter de ça.

Elle fit la grimace et se retourna vers la tente — qui avait tout du modèle réduit maintenant qu'elle pouvait mesurer des yeux la largeur des épaules de Lucas.

— S'il vous plaît, dites-moi que c'est plus grand qu'une boîte de sardines.

— C'est plus grand qu'une boîte de sardines, répéta-t-il sans sourire. Si on est une crevette. Vous croyez réellement qu'on va pouvoir dormir tous les deux là-dedans ?

— Je ne vois pas d'autre solution... à moins que vous ne vouliez rester près de Sam ? ajouta-t-elle avec espoir.

— Et risquer de le bousculer en dormant? Non. Cette solution n'est pas envisageable.

Elle se doutait de sa réponse. Alors autant céder à l'inévitable en faisant bonne figure. Après tout, il était ridicule de rester debout dans la tourmente en discutant de l'inconfort de leur unique abri.

— Alors on fait chambre double, doc, soupira-t-elle. Vous voulez quel côté du lit ? A vous l'honneur, moi, je m'en moque.

D'un air très sérieux, il désigna le côté gauche. Elle eut un petit rire qui la prit elle-même par surprise et couvrit sa confusion en se laissant tomber à quatre pattes pour se glisser à l'intérieur. Mais au lieu de la suivre comme elle s'y attendait, il s'accroupit à l'entrée de la tente et tendit le cou pour la voir dans l'ombre du petit abri.

— Je reviens tout de suite, promit-il. Je vais jeter un dernier coup d'œil à Sam. Pendant ce temps, vous pourrez retirer vos vêtements mouillés.

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4.

— Je peux... quoi ? — Déshabillez-vous, répéta-t-il d'une voix brève. Ne cherchez

même pas à discuter, vos vêtements sont trempés, comme les miens. Nous pourrions geler cette nuit si nous ne les retirons pas.

— Mais... — Je vous laisse cinq minutes, Rocky. Faites-en bon usage. Un éclair de colère éblouit Rocky un instant. Avant qu'elle ne

puisse lui dire ce qu'elle pensait de ses manières, le rideau d'entrée retomba et elle resta seule dans le noir. Il était parti ! Quelle arrogance ! fulmina-t-elle en serrant les poings. Pour qui se prenait-il ? Elle n'était pas une gamine, et elle avait conscience autant que lui des risques qu'ils couraient. « Déshabillez- vous » ! Et puis quoi encore ? Elle se déshabillerait quand elle déciderait de le faire, merci bien !

« Attention, fit une petite voix acide dans sa tête, il va revenir. Attends un peu trop longtemps et il sera là pour apprécier le spectacle. C'est ce que tu veux ? »

Son cœur manqua un battement, sa bouche se dessécha subitement. Sans avertissement, une vision torride venait de l'assaillir : Lucas était de retour dans la tente minuscule et, de ses yeux bruns brûlants de passion, il la contemplait tandis qu'elle retirait un à un ses vêtements, les mains tremblantes. Il ne la toucherait pas — pas encore. Ce ne serait même pas nécessaire. La

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caresse de ses yeux de loup suffirait à la réduire à sa merci. Avant qu'il ne pose la main sur elle, elle lui appartiendrait déjà.

Etait-ce cela qu'elle voulait ? Appartenir à Lucas Greywolf ? Dans un sursaut violent, elle repoussa cette idée. Son cœur

pourtant battait de plus en plus vite. Elle serra encore les poings, secoua la tête, non, non. Il l'avait prise au dépourvu, voilà tout. Elle n'avait pas prévu de passer la nuit dans les montagnes avec lui, surtout dans une tente à une place. Et surtout pas nue à côté de lui qui serait nu aussi. La situation était déjà assez difficile. Et si on y ajoutait le souvenir de deux baisers brûlants, il n'était pas étonnant que certaines idées lui viennent à l'esprit.

—Il ne t'a pas dit de te déshabiller parce qu'il comptait te ravir sauvagement, murmura-t-elle, dégoûtée. C'était uniquement pour des raisons médicales, alors cesse de jouer les vierges effarouchées.

Elle n'avait qu'à rester dans un registre professionnel et il en ferait autant. Deux membres d'une équipe de sauvetage peuvent parfaitement partager l'unique tente d'un campement de fortune et passer la nuit côte à côte, chacun dans son cocon de couvertures, quand il n'y a pas moyen de faire autrement. Au lieu d'échafauder des scénarios insensés, elle ferait mieux de se débarrasser de ses vêtements glacés qui lui volaient toute sa chaleur, et disparaître sous les couvertures avant son retour !

Subitement un peu affolée, elle jeta un coup d'œil vers l'entrée de la tente, tendit l'oreille. S'était-il déjà écoulé beaucoup de temps depuis le départ de Lucas ? Il. avait dit cinq minutes... Grelottante, les doigts tremblants, elle s'embarrassait dans ses vêtements humides, essayait d'aller trop vite, engourdie par la fatigue et le froid. Quand elle arriva à ses sous-vêtements, elle hésita un instant, prête à les garder. Ils étaient humides aussi et, avec un soupir résigné, elle les arracha et se rua sous les couvertures. Elle venait à peine de se tasser de son côté de la tente quand Lucas écarta l'entrée et se glissa à l'intérieur.

Il entreprit tout de suite de se déshabiller et elle se terra dans son coin en lui tournant le dos, allongée tout contre la paroi, agrippée aux couvertures dans lesquelles elle s'était enfouie jusqu'au nez. Il faisait très sombre mais elle pouvait suivre chacun de ses gestes. La tente était si petite ! Le bras de Lucas lui effleura l'épaule, sa hanche se pressa un instant contre la sienne. A présent, elle ne pouvait plus respirer sans s'emplir de son odeur d'homme. Figée, parfaitement

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immobile, elle s'aperçut qu'elle attendait le prochain contact. Puis elle entendit glisser une fermeture Eclair, le froissement de l'étoffe tandis qu'il retirait son pantalon.

Son cœur cognait dans sa poitrine et elle avait la bouche de plus en plus sèche. Sévèrement, elle s'ordonna de cesser de faire tant d'histoires. Mais c'était impossible ! Elle ne pouvait tout de même pas rester indifférente alors qu'un homme était en train de faire un strip-tease tout contre elle, surtout quand cet homme était Lucas Greywolf. A chaque vêtement qu'il retirait, elle avait de plus en plus de mal à penser à autre chose. Il allait passer la nuit tout nu, juste à côté d'elle. Comment, au nom du ciel, pouvait-elle envisager de dormir un seul instant ?

Dans un vertige de sensations contradictoires, elle le sentit tout à coup qui s'allongeait près d'elle, sous les couvertures. Plus rien ne bougeait maintenant dans la tente. Le silence s'abattit sur eux, aussi épais et tangible qu'un brouillard, tandis que de l'autre côté de la paroi dérisoire de Nylon, le vent gémissait, mélopée lugubre et monotone. La chaleur du corps de Lucas brûlait le dos de Rocky, la réchauffait tout entière. Les mains vissées sur le rebord de la couverture, elle la serrait contre elle comme un bouclier. De toutes ses forces, elle se retenait pour ne pas se laisser aller contre lui.

Rocky ne sut jamais combien de temps ils restèrent tous deux ainsi, rigides comme des statues et parfaitement immobiles, attendant quelque chose qu'ils ne voulaient formuler ni l'un ni l'autre. Son cœur trébuchait, elle tremblait de tension. De toutes ses forces, elle essayait de se détendre. Rien à faire. Elle restait raide comme une planche, raide et paniquée comme une vieille fille qui n'a jamais connu les caresses d'un homme.

Incapable de supporter le silence un instant de plus, elle lança brusquement :

—Vous croyez que la neige se sera calmée demain ? Sa voix trop forte dans l'obscurité fit voler en éclats le silence

intime et plein de tensions secrètes. Deux secondes interminables, deux secondes de plomb passèrent avant que la voix de Lucas, rauque et brusque, ne réponde :

— Ça se calmera avant l'aube, surtout avec ce vent. Le silence retomba, encore plus épais. Incapable de rester en

place un instant de plus, Rocky se retourna nerveusement. Son bras nu toucha celui de Lucas et elle se rétracta convulsivement.

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— Vous devez bien connaître les montagnes si vous... les explorez depuis que vous étiez petit, bégaya-t-elle d'une voix fébrile.

— Comment savez-vous que j'ai grandi ici ? Stupéfaite, elle se souleva sur un coude. — Vous voulez rire ? On ne parle que de vous dans le bourg.

L'homme qui a réussi à quitter la réserve, à partir faire sa médecine, et qui est revenu aider les siens ! Il paraît que la plupart de ceux qui s'échappent n'y remettent jamais les pieds.

— Je ne suis pas la plupart des gens. Lentement, il se tourna vers elle. Il ne pouvait pas la voir dans

cette obscurité absolue, mais le parfum de sa peau remplissait la petite tente. La violence du désir qu'il ressentait en ce moment aurait dû rendre impossible toute pensée cohérente. Curieusement, pourtant, ce face-à-face dans le noir, bien au chaud tandis que la tempête faisait rage au-dehors, était si intime que sans savoir comment il se retrouva en train de lui parler d'une enfance passée à courir les forêts hantées par ses ancêtres. Cette terre dans sa splendeur sauvage était la sienne, elle faisait partie de lui. Il avait fallu qu'il parte à l'université pour découvrir à quel point elle lui était nécessaire. Presque malade de nostalgie, il avait tout de même tenu jusqu'à la fin de ses études. S'il était revenu, ce n'était pas par grandeur d'âme, mais tout simplement parce qu'il n'avait pas le choix. Il ne pouvait pas vivre loin de son pays.

— Alors vous êtes rentré, vous vous êtes marié et vous avez ouvert le dispensaire, murmura la voix de Rocky dans l'ombre. Vous aviez rencontré votre femme à l'université ou vous la connaissiez déjà ici ?

Bien sûr... Ça aussi elle savait. Si on lui avait parlé de lui, elle devait aussi tout connaître de Jan. Les marieuses du bourg avaient dû la mettre au courant dès le premier jour. Il fit une grimace amère. Jan... dès qu'on parlait d'elle, les images jaillissaient devant lui. Ses yeux brillants, son sourire toujours neuf, son impudence... Une fille toujours prête à tout oser, comme la femme allongée près de lui cette nuit. Il était tombé amoureux de cette impatience de tout essayer, de tout vivre — et il l'avait perdue à cause d'elle. La dernière année, elle s'était découvert une passion pour la varappe. Elle grimpait partout, par tous les temps. Puis, par une belle journée tiède et limpide, elle avait glissé pour la dernière fois... Après la chute, toutes ses connaissances médicales n'avaient pas suffi à la sauver. Le remords familier lui broya la poitrine. Il aurait dû pouvoir

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faire quelque chose et il avait échoué. Il se le reprocherait toute sa vie.

— Elle était d'ici, nous étions au lycée ensemble, jeta-t-il abruptement.

— Et elle vous a attendu toutes ces années ? Elle devait beaucoup vous aimer...

— Autant que je l'aimais, l'interrompit-il. Quand je l'ai perdue, j'ai traversé l'enfer, je ne veux plus jamais aimer autant que ça. Maintenant que c'est clair, je pense que nous ferions bien de dormir un peu. Nous avons du travail demain.

Rocky rougit violemment. Ils parlaient avec confiance, sincérité, et puis... une telle brutalité ! Elle ne lui avait jamais rien demandé, ni son amour ni autre chose, c'était toujours lui qui l'avait embrassée le premier ! Elle ravala les réponses furieuses qui lui montaient aux lèvres, articula un « bonne nuit » atone et lui tourna le dos. Inutile de gaspiller sa colère pour un personnage aussi déplaisant. Une brute arrogante qui croyait que le monde tournait autour de lui et de ses malheurs, qui pensait que toutes les femmes voulaient se jeter sur lui. Comme si elle allait perdre son temps à lutter contre le souvenir d'une morte !

Pressée contre la paroi de la tente pour s'éloigner de lui le plus possible, elle essaya de se dire qu'elle se sentait soulagée maintenant. Comme il l'avait si bien dit, tout était clair et il allait peut-être consentir à la laisser tranquille. Une longue habitude d'honnêteté avec elle-même l'obligea pourtant à s'avouer que ce qu'elle ressentait ressemblait plutôt à... de la déception.

Allongé dans le noir, Lucas avait eu, lui aussi, bien du mal à

trouver le sommeil. Entre son inquiétude pour son patient et la présence de la femme endormie près de lui, son esprit était resté en alerte. Réveillé juste après minuit, il enfila ses vêtements humides et enjamba la congère qui s'était formée entre les deux tentes pour aller jeter un coup d'œil à Sam. Il avait cru entendre un gémissement mais le blessé dormait profondément. Il glissa la main par l'ouverture du sac de couchage, sentit la bonne chaleur qui s'élevait du corps inerte. Pas de fièvre, aucun signe d'infection. Malgré l'obscurité, il apercevait distinctement le visage paisible du dormeur. Celui-ci semblait parti pour s'en tirer sans grand

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dommage. Il avait eu une sacrée chance ! Le sédatif administré tout à l'heure le maintiendrait dans ce sommeil réparateur encore trois bonnes heures au moins. Sans bruit, Lucas ressortit de la tente en rampant et la ferma soigneusement.

Le vent hurla et le froid traversa ses vêtements comme un couteau. Tout à son examen, il avait oublié la tempête ! Pestant à mi-voix, tandis qu'il s'enfonçait dans la neige molle, il retourna vers l'autre tente et se glissa à l'intérieur en toute hâte, rabattant la fermeture Eclair dès qu'il fut à l'abri. Bien entendu, un grand souffle glacial s'était rué à l'intérieur en même temps que lui. Rocky gémit dans son sommeil et se retourna sur le flanc, découvrant une épaule nue. Sans réfléchir, Lucas se hâta de remonter la couverture.

Il aurait dû la laisser. Sentant le froid, elle se serait blottie d'instinct au fond de son nid. Mais il se trouvait sous l'emprise d'une pulsion aussi irrésistible que le vent qui fouettait la montagne — il avait besoin de la toucher.

Le dos de sa main effleura une peau incroyablement douce et tiède. Fasciné, il contempla l'ovale à peine visible qui était son visage, le contour pâle de son épaule. Il ne pouvait plus retirer sa main.

Il ne sut jamais à quel moment elle avait ouvert les yeux. Un instant elle dormait, ses cils formant une tache un peu plus sombre sur ses joues ; l'instant d'après, il plongeait dans son regard profond. Elle le regardait paisiblement, sans surprise, comme si elle était heureuse de le trouver là en s'éveillant.

Il eut une grimace amère. Elle avait dû rêver de quelqu'un d'autre pour avoir cette expression en ouvrant les yeux ; car, pour sa part, il n'avait pas l'heur de plaire à milady. Oui, bien sûr, elle l'embrassait comme s'il était le seul homme sur terre, mais cela ne voulait pas dire grand-chose. Quand elle avait eu besoin de quelqu'un sur qui compter, elle avait fait le tour de tous les médecins du bourg avant de daigner l'appeler. Cela montrait bien ce qu'elle pensait de lui !

Pourtant, quand elle lui sourit, le visage offert et plein d'une incroyable sensualité, il sentit une chaleur brutale l'envahir.

— Rendormez-vous, murmura-t-il d'une voix rauque. Je suis seulement allé voir Sam.

Docile, elle ferma les yeux mais, au lieu de glisser dans le sommeil comme il l'espérait, elle murmura :

— Vous êtes trempé. Il faut retirer vos vêtements.

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Avant qu'il ne puisse prévenir son geste, elle avait saisi la fermeture Eclair de son anorak.

Lucas saisit sa main d'une poigne de fer. — Qu'est-ce que vous faites ? Ce grondement sourd et sexy acheva de réveiller Rocky. Le

brouillard du sommeil instantanément balayé, elle cligna des yeux et se figea en découvrant sa main prise dans l'étau de celle de Lucas. Les yeux du jeune médecin étaient rivés sur les siens et la chaleur qu'elle y découvrit la bouleversa. Lentement, très lentement, son cœur se mit à battre à lui défoncer la poitrine.

Elle aurait dû réagir, lui arracher sa main, plonger sous les couvertures et s'écarter de lui autant que lui permettait l'espace minuscule de la tente, mais sa main semblait avoir acquis une existence propre. Elle se dégagea doucement et tira vers le bas la fermeture Eclair de l'anorak.

— Vous avez dit vous-même qu'on risquait de geler sur place, doc, soupira-t-elle d'une voix enrouée qu'elle reconnut à peine. Et vous êtes glacé.

Quelques épaisseurs d'étoffe seulement séparaient sa main de la poitrine de Lucas. Une sensibilité toute neuve, très particulière, se réveillait dans ses doigts. Elle sentait clairement la respiration oppressée de son compagnon, chaque mot qu'il prononçait vibrait dans sa paume.

— Je ne suis pas un enfant, Rocky. Si vous ne comptez pas aller plus loin, arrêtez-vous tout de suite !

Malgré l'obscurité, ils s'affrontaient du regard comme des duellistes. Puis, d'un geste délibéré, elle acheva d'ouvrir son anorak et tendit les mains vers les boutons de sa chemise de flanelle.

Un muscle tressautait dans la mâchoire de Lucas. Il repoussa sa main... mais c'était seulement pour arracher le reste de ses vêtements. Il ne cherchait plus à cacher son impatience maintenant. D'un mouvement souple de félin, il se glissa sous les couvertures. Le souffle coupé, elle sentit ses bras se glisser autour d'elle et se pressa contre lui.

— Vous avez froid... — Réchauffez-moi, dit-il d'une voix rauque en plaquant sa bouche

sur la sienne. C'était une nuit comme on en rêve, sans espérer réellement en

vivre. La sensation de sa peau contre la sienne, la brûlure de sa

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bouche emportaient Rocky dans un vertige fou. Enfin, elle pouvait explorer ce corps qui la troublait tant. En laissant voluptueusement glisser ses mains sur lui, elle eut une pensée fugitive : demain, elle regretterait certainement ce qu'elle était en train de faire. Puis l'ivresse du moment l'inonda. Demain appartenait à un autre univers. Pour l'instant, ils étaient seuls tous les deux sur le toit du monde.

Bouche contre bouche. Peau contre peau. Comment aurait-elle pu deviner que cela suffirait à allumer en elle un tel brasier ? Les seins pressés contre le coffre solide de la poitrine virile, ses jambes mêlées aux siennes, elle sentait éclore en elle des sensations inouïes, partout où ils se touchaient. Dans une sorte de transe, elle l'embrassa encore et encore, passa lentement ses mains sur toute la largeur de ses épaules, sur son dos, le long de ses flancs et de ses hanches, découvrant le grain de sa peau, ses muscles, toute sa charpente puissante. Partout où elle le touchait, la chaleur jaillissait sous ses doigts. Qu'il était donc bien fait !

Leur respiration torturée semblait assourdissante dans la petite tente. Lucas arracha sa bouche de la sienne et pressa son visage contre le pouls qui battait si violemment dans la gorge de la jeune femme.

— Caresse-moi, gronda-t-il. Je veux tes mains sur moi. Elle n'eut pas besoin de demander où : elle l'avait touché partout

sauf à un seul endroit. Glissant la main entre leurs deux corps, elle referma ses doigts sur lui, heureuse de la plainte étouffée qu'elle lui arrachait.

Les dents serrées, son visage durci par la passion, Lucas supporta ses caresses hésitantes aussi longtemps qu'il le put, puis il s'arracha à elle avec brusquerie, la roula sous lui et l'embrassa férocement.

— Assez, murmura-t-il. Tu me rends fou. — Très bien, chuchota-t-elle avec un petit rire essoufflé.

Maintenant tu sais ce que c'était pour moi. Tu me rends folle depuis le premier jour où je t'ai rencontré.

— C'est vrai ? Elle vit une étincelle joyeuse dans son regard — comme elle

aimait ces rares moments où il riait ! — puis il se fit une place entre ses jambes et se pressa lentement contre sa chaleur liquide.

— Attends. Tu n'as encore rien vu...

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C'était à la fois une menace pour rire et une promesse délicieuse. Rocky sentit son cœur se gonfler d'allégresse. Si elle l'avait pu, elle lui aurait dit plein de choses mais il venait de prendre sa bouche dans un baiser dévorant et elle oublia tout le reste. Ses grandes mains se mirent à la parcourir, la caressant, traquant ses secrets les plus intimes, découvrant ce qui la faisait frémir, ce qui la faisait gémir. Elle se sentit fondre, ses os même se liquéfiaient, elle n'avait plus conscience de rien d'autre que des mains de Lucas sur elle — et maintenant il l'embrassait partout où il l'avait touchée.

Avec un cri lointain qui ressemblait à celui du vent, elle se cambra violemment, s'accrocha à lui.

— Lucas ! — Je suis là, chérie, murmura-t-il. Je m'occupe de toi. Attends

encore un peu. Tiens bon. Elle essaya de tenir bon — de prolonger le plaisir à l'extrême.

Mais dès l'instant où il se glissa en elle, elle sentit qu'elle était perdue. Son corps, son être même se défaisait, elle ne savait plus qui elle était. L'espace autour d'elle s'ouvrit sur l'infini et dans l'explosion elle ne sut plus qu'une chose : elle avait trouvé l'homme qu'elle cherchait depuis toujours.

Un homme encore amoureux de sa femme disparue. La tempête s'apaisa avant l'aube, laissant un paysage magique

tout entier fait de cristaux blancs. Rocky se réveilla dans la lumière aveuglante de l'aube, les couvertures remontées jusqu'aux yeux, le corps épuisé mais satisfait. Elle était seule. Elle n'avait pas besoin de tourner la tête pour le vérifier : au cours de la nuit, elle avait développé une sorte de sixième sens qui se mettait aussitôt en alerte à l'approche de Lucas. En ce moment, tous ses écrans étaient vides : il devait être retourné voir Sam comme il l'avait fait plusieurs fois au cours de la nuit.

Chaque fois qu'il revenait dans leur tente, ils faisaient l'amour. Avait-elle complètement perdu la tête ? La panique s'empara d'elle peu à peu. Comment avait-elle pu

faire une chose pareille ? Il l'avait pourtant clairement prévenue qu'elle ne devait rien attendre de lui ! Les choses s'étaient faites toutes seules, elle n'avait rien pu calculer, rien pu contrôler. Il suffisait qu'il la touche pour qu'elle perde tout sens commun, pour

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que tous ses instincts d'autoprotection se volatilisent. C'était vraiment effrayant parce qu'elle savait que s'il revenait dans la tente maintenant et qu'il lui tendait les bras, elle serait absolument incapable de lui résister.

Ses mains tremblaient, elle se sentit pâlir et se redressa très vite en cherchant ses vêtements. Elle ne devait plus le laisser la toucher. Plus jamais, se jura-t-elle. Elle était trop vulnérable face à lui. L'expérience qu'elle venait de vivre avec Greg la faisait encore souffrir et elle semblait déjà en avoir oublié la leçon ! Devant Lucas aussi, si elle n'y prenait garde, elle se retrouverait sans forces, tellement éprise qu'elle le laisserait contrôler tous les aspects de sa vie.

Pourquoi cherche-t-on avec tant de constance son propre malheur, pourquoi retombe-t-on toujours dans les mêmes pièges ? Quelques mois auparavant, elle avait été sur le point de perdre toute estime d'elle- même. Les commentaires désobligeants, les petits regards méprisants de Greg la minaient, lentement mais sûrement. Croyant qu'il suffisait de se justifier pour arranger les choses, elle n'avait fait que s'enfoncer encore, enchaînée à un homme qui ne la respectait pas, qui maniait avec brio l'ironie et la mauvaise foi pour garder l'ascendant sur elle. A en perdre toute vitalité, toute joie de vivre. Seul un sursaut de sa nature profonde lui avait donné la force de s'échapper avant qu'il ne soit trop tard, et elle s'était juré de ne plus jamais se livrer à un homme trop sûr de lui, trop possessif.

Lucas, elle le sentait, avait, lui aussi, le pouvoir de la faire souffrir.

Face à lui, toutes ses bonnes résolutions s'envolaient. Car même si cela l'horrifiait de l'admettre, la nuit qu'elle venait de passer suffisait à prouver qu'il pouvait la réduire totalement à sa merci. Si elle commettait l'erreur de s'attacher à lui, elle se retrouverait de nouveau dépendante d'un homme qui ne l'aimait pas. Et cela, elle ne le voulait à aucun prix.

Les dents serrées, elle acheva de s'habiller, laça ses bottes. Elle n'avait pas de peigne sur elle et ressemblait probablement à un épouvantail. Aucune importance ! Elle ne cherchait à plaire à personne et surtout pas à Lucas. Moins il s'occuperait d'elle, mieux cela vaudrait. Elle ouvrit la tente, respira profondément l'air pur et glacé du matin, et sortit.

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Après la folle nuit qu'ils venaient de passer, elle ne savait pas très bien à quoi s'attendre... mais en tout cas pas à un vague hochement de tête et un grognement en guise de salut ! Elle trouva Lucas en bras de chemise, près du feu qu'il venait d'allumer. Plus que jamais, il ressemblait aux cow-boys des publicités de cigarettes. Sans se donner la peine de lui dire bonjour, il lui lança une barre de granola en disant :

— Dépêchez-vous de manger. Il faut emmener Sam le plus vite possible.

— Il ne va pas bien ? demanda-t-elle, inquiète. — Sa condition n'a pas changé. Il ne va pas mieux. Le transport

jusqu'à l'hélicoptère risque d'être assez éprouvant pour lui. Je vais le préparer pendant que vous rassemblez le matériel.

Il lui tourna le dos sans lui donner le temps de répondre et se glissa dans la tente de Sam. Un brusque remords le saisit. Même en faisant très vite, il avait tout de même eu le temps de voir l'expression peinée dans les yeux de Rocky. Il serra les dents en maudissant sa propre brutalité. Il aurait mérité qu'elle lui arrache les yeux pour lui apprendre à se conduire ! Après cette nuit incroyable, il lui devait bien un minimum de courtoisie. Le problème, pourtant, se situait ailleurs : il ne savait pas comment réagir. Elle venait de toucher en lui des émotions qu'aucune femme n'avait jamais éveillées, même pas Jan ! Des certitudes qu'il avait cru à jamais inébranlables s'étaient effondrées, cette nuit. Elle l'avait ébranlé jusqu'aux tréfonds de son être et il se débattait dans un vide effrayant, sans savoir à quoi se raccrocher, sans savoir comment retrouver son équilibre.

Non. Jamais il n'avait rencontré une femme pareille. Seulement... elle était tout ce qu'il n'était pas. Riche, blanche,

gâtée par la vie. En ce moment, elle rejetait ses privilèges, elle jouait à travailler mais, tôt ou tard, elle retournerait au Minnesota et à la vie facile. Une femme comme Rocky Fortune ne pouvait pas passer sa vie entière dans le fin fond du Wyoming.

Toute la nuit, il avait nagé dans la passion comme dans un torrent, la force du courant lui bouchait les yeux et les oreilles. Tandis qu'il l'aimait, tel un forcené, il avait eu envie de hurler de joie. Sa vie recommençait ! Il pouvait de nouveau y avoir pour lui du bonheur, de la tendresse ! Ce matin, il avait réfléchi. Rocky repartirait un jour... et il resterait. Amputé de son cœur pour la

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deuxième fois, privé de ce bonheur qu'il n'espérait plus, il serait pourtant obligé de rester. Voilà pourquoi il ne pouvait pas se laisser prendre au piège. Les choses n'étaient pas encore allées trop loin, tout pouvait encore s'arrêter. Quand elle s'en irait, la petite Blanche trop riche n'emporterait pas son cœur avec elle.

Accroupi dans la tente trop étroite près de son patient endormi, Lucas regardait dans le vide en essayant de rassembler assez de courage pour affronter le regard de Rocky. « Tu te racontes des histoires, Loup Gris, se dit-il amèrement. Tu t'en moquerais éperdument si elle avait la peau violette et si elle payait toutes ses factures avec des diamants. Après tout, Minneapolis non plus n'est pas le comble de la sophistication, et si elle s'ennuie, elle peut parfaitement faire des virées à New York ou à Tahiti quand ça lui chante... pour revenir ici ensuite. Elle a choisi cet endroit librement, en connaissance de cause et si quelque chose venait l'y attacher encore plus solidement — un mari par exemple... Allez, sois honnête pour une fois et avoue-le : le vrai problème, c'est qu'elle aime prendre des risques et ça, tu ne peux pas le supporter. Tu ne veux plus avoir à te ronger les sangs avec une femme qui se lance dans des projets insensés, qui ne sait pas ce que c'est que la peur. Tu deviendrais fou dès qu'elle rentrerait avec cinq minutes de retard. Et si jamais il lui arrivait quelque chose... »

Les lèvres serrées, il essaya d'écarter les images du jour affreux où la vie de Jan lui avait glissé entre les doigts sans qu'il puisse rien faire pour la retenir. Les souvenirs sont des entités très indépendantes ; plus on essaie de penser à autre chose, plus ils s'imposent. Malgré ses efforts pour y échapper, il sentait le déses-poir retomber sur lui, l'atroce sentiment d'impuissance de ces heures où il cherchait fiévreusement à maintenir en vie ce corps brisé. La douleur quand il l'avait perdue avait été terrible, il avait encore mal aujourd'hui. Avec Jan, il avait perdu une partie de lui-même, une part qu'il ne retrouverait jamais. Il ne prendrait pas le risque de vivre cela une deuxième fois.

La décision l'apaisa un peu et il se pencha vers Sam. En fait, il ne pouvait pas faire grand-chose pour préparer le blessé au voyage du retour. A demi conscient, le chasseur dérivait dans son propre monde, mais il était paisible et semblait ne ressentir aucune douleur. Bien calé dans son brancard, le dos fixé à un support rigide, il avait un pouls ferme et semblait parfaitement en état de supporter

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le trajet. Si seulement ils réussissaient à ne pas trop le secouer en le ramenant à l'hélicoptère !

Dehors, il entendait Rocky démonter l'autre tente. Impossible de ne pas admirer son efficacité. Pendant qu'il luttait contre ses démons, tapi près de son malade, elle avait rangé tout le matériel, bouclé les sacs, étouffé le feu sous un seau de neige... Avec pré-caution, il fit glisser le brancard hors de la tente, la démonta rapidement, la fourra dans son sac à dos qu'il enfila. Il était temps de partir.

Au moment de se mettre en route, une nouvelle inquiétude le saisit. La veille au soir, Rocky avait peiné à transporter le brancard sur une distance très courte. Comment allait-elle faire aujourd'hui pour le porter jusqu'à l'hélicoptère, dans une pente aussi abrupte ? Ce serait un tour de force et, malgré tout son cran, elle risquait de ne pas réussir. Alors il faudrait faire halte, remonter le campement, envoyer la jeune femme chercher des renforts en hélicoptère. Si le temps changeait encore, tout cela prendrait beaucoup de temps...

Quoi qu'il en soit, cependant, ils devaient essayer. Il faillit dire quelque chose et se ravisa. Rocky prendrait

certainement très mal tout ce qui semblerait mettre en doute sa capacité à achever le sauvetage commencé. Ils n'avaient qu'à se mettre en route et si elle constatait qu'elle ne pouvait pas aller plus loin, elle proposerait elle-même d'aller chercher de l'aide. Il savait que, pour elle, la priorité serait de ramener Sam au bercail. Si elle se sentait faiblir, elle le dirait. Jamais elle ne prendrait le risque de lâcher le brancard dans la pente. Leur blessé ne risquait rien entre ses mains.

D'ailleurs... il ne serait pas étonné qu'elle aille jusqu'au bout. Le trajet difficile jusqu'à l'hélicoptère s'effectua sans que leurs

regards se croisent une seule fois. Ils ne prononcèrent pas un seul mot qui n'ait trait à l'opération de sauvetage. Sans en avoir l'air, Lucas fit tout pour alléger la tâche de Rocky, imposa des haltes qu'elle ne demandait pas, la surveilla anxieusement tandis qu'elle serrait les dents et tremblait sous l'effort dans les descentes les plus raides. Par miracle, ils réussirent à rejoindre l'appareil sans une seule chute, mais le trajet avait été épuisant. Chacune des jambes de Lucas semblait peser plusieurs tonnes, Sam dans son brancard lui faisait l'effet d'une statue de plomb. L'air à cette altitude brûlait les poumons et son admiration ne cessait de croître en voyant la jeune

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femme marcher sans se plaindre, les dents serrées, écrasée sous son énorme sac et le poids du brancard.

Ils arrivèrent au bord d'un petit replat et découvrirent l'hélicoptère, juste sous eux, étincelant dans l'éclat aveuglant du matin. D'un commun accord, ils firent une dernière pause, avant de repartir, plus prudents que jamais. Surtout, ne pas se précipiter, ne pas relâcher la vigilance, maintenant que le but était si proche...

La dernière étape sembla interminable, leurs forces s'épuisaient. Quand enfin ils déposèrent leur fardeau pour la dernière fois, encastré dans ses rails à l'arrière de l'appareil, Lucas avait peine à croire qu'ils aient réellement réussi.

Le blessé installé, il s'effondra à sa place avec un regard furtif pour Rocky. Il pouvait se détendre maintenant, mais elle devait encore piloter l'appareil jusqu'à la vallée ! A côté de lui, le visage inexpressif, elle abattait des interrupteurs, allumait la radio de bord. Avec un léger agacement, il nota qu'elle décollait aussi machinalement qu'il démarrait sa voiture. Ne réalisait- elle pas la puissance incroyable de l'engin qu'elle avait entre les mains ? Ne savait-elle pas qu'il est toujours dangereux de voler, dans n'importe quelles circonstances ?

Le vol du retour ne prit que trente minutes, mais ce furent les trente minutes les plus longues de l'existence de Rocky. Ils étaient seuls tous les deux à l'avant de l'appareil : il n'y avait donc plus le prétexte de l'effort physique pour les empêcher de se parler. A tout hasard, elle enfila son casque, mais Lucas ne fit pas un geste vers le sien. Il n'aurait pas pu lui montrer plus clairement qu'il n'avait rien à lui dire.

« Très bien ! » pensa-t-elle, blessée. Après tout, c'était aussi bien. Elle n'avait aucune envie de se lancer dans de grandes explications. S'il regrettait de lui avoir fait l'amour autant que sa froideur semblait l'indiquer, elle ne courait plus aucun danger. Un homme qui refusait tout contact avec elle ne risquait pas de contrôler sa vie ! Elle aurait dû être soulagée mais, tout de même, son attitude lui faisait réellement mal.

Ce ne serait plus long maintenant : ils survolaient le bourg, piquaient droit sur le petit terrain d'aviation.

Une ambulance était déjà garée à l'angle du hangar. Rocky atterrit très vite et Charlie et deux ambulanciers se précipitèrent vers l'appareil, pliés en deux pour résister au souffle de l'hélice. En

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quelques secondes, il déchargèrent le brancard, coururent vers l'ambulance. Le temps d'arrêter l'appareil, elle vit que Lucas s'engouffrait à l'intérieur avec eux. Elle entendit sa voix :

—Il est épuisé. Faites vite. L'ambulance démarrait déjà, sirène hurlante, et Lucas n'avait

même pas dit au revoir. Rocky ne s'était même pas aperçue qu'elle luttait pour ne pas

pleurer. Ses yeux brûlants débordèrent d'un seul coup et elle se tourna d'un bloc vers le hangar avant que Charlie ne puisse voir son visage. Ce fut peine perdue, bien sûr : le mécanicien bourru avait des antennes quand il s'agissait des difficultés des autres.

— Attendez une seconde, patronne, dit-il sévèrement. Vous faites une tête épouvantable. Qu'est-ce qui vous est arrivé là-haut ?

— Rien... Il poussa un reniflement méprisant. — Si c'est l'effet que ça vous fait de réussir un sauvetage, je

n'aimerais pas vous voir quand vous en avez raté un. Un bon sourire éclaira son visage et il passa un bras amical

autour des épaules de la jeune femme. — Allez, petite. Dites à tonton Charlie ce qui se passe. On va voir

si je peux arranger ça. Elle n'avait aucune difficulté à lui tenir tête tant qu'il la grondait,

mais sa gentillesse déclencha un nouveau torrent de larmes. Emue, elle s'appuya contre lui pour les laisser couler. Cela ne servirait à rien de raconter ses malheurs, songea-t-elle. Tant qu'il s'agissait de moteurs, Charlie pouvait faire des miracles, mais on ne répare pas les cœurs de la même façon. Seulement, cela faisait du bien de se laisser aller !

Dès qu'elle put se ressaisir, elle lui fit un pâle sourire. — Je suis fatiguée, c'est tout. Ça n'a pas été facile. Dites, est-ce

que je pourrais vous laisser seul à bord pendant que je rentre dormir une heure ou deux ? Je n'en peux plus.

Il lui tapota affectueusement l'épaule. — Bonne idée ! Mais ce n'est pas la peine de revenir aujourd'hui.

Restez tranquille chez vous. Je vous appellerais s'il y avait quoi que ce soit. Oh, avant que j'oublie : votre sœur Allie a téléphoné il y a une heure en demandant que vous la rappeliez.

— Elle a dit ce qu'elle voulait ? — Non, seulement qu'il fallait la rappeler dès que vous rentreriez.

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— Ça a l'air sérieux. Je ferais peut-être bien de téléphoner d'ici. Elle marcha d'un pas alourdi par la fatigue jusqu'au bureau, se

laissa tomber dans son siège et, les sourcils froncés, composa le numéro de sa sœur. Il se passait quelque chose de grave, elle le sentait. Ce n'était pas pour rien qu'elle partageait avec Allie ce lien spécial qui unit les jumelles. Elles se téléphonaient très souvent mais toujours la nuit, quand elles avaient vraiment le temps de bavarder. La dernière fois qu'Allie l'avait appelée en plein jour, c'était pour lui apprendre la mort de Kate.

Luttant contre l'angoisse, elle serra le combiné de toutes ses forces, compta les sonneries... Enfin, on décrocha et elle entendit la voix de sa sœur.

— Qu'est-ce qui ne va pas ? jeta-t-elle. Allie éclata de rire. Ce fut un tel soulagement que Rocky se laissa

aller, sans forces, contre le dossier de son fauteuil. — Rassure-toi, ce n'est pas la fin du monde ! s'écria gaiement

Allie. Je voulais juste que tu saches que d'ici quelques heures, on allait être tantes toutes les deux.

— Caro est en train d'accoucher ? Un grand sourire étira les muscles fatigués de son visage et elle

s'accouda au bureau, enchantée. Caroline allait être mère ! Dire qu'il n'y avait pas si longtemps, l'unique ambition de sa sœur aînée était de gérer les entreprises familiales et ce faisant, prouver à leur père qu'elle pouvait le faire aussi bien que lui ! Tout avait changé depuis que Nick était entré dans sa vie. Il lui avait montré qu'il y avait autre chose dans l'existence que le travail. Et depuis qu'elle avait découvert qu'elle attendait un bébé, la sévère Caroline vivait dans l'euphorie.

— Mais ça ne devait pas être avant Noël. Tout se passe normalement ?

— Mais oui. Dis, puisque tu avais prévu d'être là pour Noël, de toute façon, je me demandais si je ne pourrais pas te convaincre d'arriver un peu plus tôt. Aujourd'hui, par exemple. Ce serait bien que tu sois là pour accueillir le bébé !

— Aujourd'hui? — Oui, pourquoi pas ? Tu devais bien venir vendredi, non ? Ce

n'est pas comme si tu devais changer une réservation. Tu n'as qu'à mettre du carburant dans le Cessna, et hop !

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C'était tentant. Irrésistible même. Elle qui croyait n'avoir envie de rien d'autre qu'un bain et plusieurs heures de sommeil, elle découvrait qu'elle avait, en fait, surtout besoin de sa famille. Et, par la même occasion, de mettre le plus de champ possible entre elle et Lucas.

Ce fut cette dernière considération qui emporta la décision. — Tu as raison. Où se passe le grand événement ? — A la clinique Hope General. — Je te retrouve là-bas le plus vite possible. Elle sauta sur ses pieds. Sa fatigue, tout à coup, venait de passer à

l'arrière-plan. Le bébé de Caroline allait naître et elle rentrait à la maison ! Elle laissa Charlie préparer le Cessna et demander un plan de vol et se précipita chez elle pour faire ses bagages. Une heure plus tard, elle décollait de nouveau.

Il faisait presque nuit quand Lucas quitta l'hôpital. Sam Katz reposait confortablement, sa femme à son chevet. Dieu merci, il ne garderait pas de séquelles à son aventure. Tout de même, il s'en était fallu de peu — qu'il fasse un faux mouvement après sa chute, ou que Rocky et lui tardent davantage à le repérer — pour que tout bascule.

Rocky... Il n'avait pas cessé un seul instant de penser à elle. Pendant qu'il parlait avec ses collègues, assistait à l'examen du patient, discutait du pronostic, il ne cessait de voir son visage, de sentir sa présence. Les heures qu'ils avaient passées ensemble dans la nuit étaient gravées au plus profond de lui. Malgré ses efforts pour repousser ces images douces-amères, il la revoyait dans ses bras, si douce et si sauvage. Tellement belle, tout entière offerte. L'idée seule suffisait à faire renaître sa passion.

Il ne savait même pas par où commencer pour décrypter ce qui venait de lui arriver. Cette nuit l'avait à la fois mis en pièces et reconstruit. Mais il avait besoin de temps pour y voir clair. C'est pourquoi il pensait qu'il valait mieux mettre un peu de distance entre eux, ne pas se revoir tout de suite. Voilà ce qu'il cherchait à exprimer dans son comportement ce matin.

En fait, il n'avait rien cherché à exprimer du tout, finit-il par s'avouer de mauvaise grâce. Il avait paniqué et cherché à se protéger par tous les moyens. Car il voyait mal comment il pourrait avoir des relations ordinaires avec cette femme, désormais...

Maintenant, il se trouvait odieux. Comment avait-il pu se montrer aussi froid, après ce qu'ils avaient partagé tout au long de la

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nuit ? C'était inexcusable. Et il ne faudrait pas qu'il s'étonne si elle refusait de le revoir.

Il lui devait, quoi qu'il en soit, des excuses. Son orgueil se rebella un instant à cette idée. Après tout, elle

n'avait fait aucun effort pour lui parler non plus. Elle ne désirait probablement qu'une chose : qu'il la laisse tranquille. Mais très vite il revint à son intention initiale : il allait devoir s'excuser. Car plus il repousserait l'échéance, plus la situation serait tendue et difficile.

Décidé à faire face, il serra les dents, fit signe à l'un des deux taxis du bourg et se fit emmener jusqu'au terrain d'aviation.

Sur place, cependant, il ne trouva que le mécanicien, Charlie. En le voyant arriver, l'homme s'avança à sa rencontre en s'essuyant les mains sur un vieux chiffon et lui lança amicalement :

—Elle n'est pas là. A cette heure, elle doit être déjà arrivée à Minneapolis. Ça fait bien trois heures qu'elle a décollé.

Un instant, Lucas resta bouche bée, complètement décontenancé. Partie ? Comment pouvait-elle être partie alors qu'il venait lui faire des excuses ! Son absence creusait en lui un vide aussi inattendu qu'insupportable. Etait-elle partie à cause de lui, l'avait-il blessée à ce point ? Non, un coup de tête, sûrement. Plutôt la colère et l'humiliation qu'une véritable peine. Elle était surtout inconsciente de voler dans un tel état d'épuisement ! S'il avait été là, il le lui aurait interdit...

Le mécanicien le regardait maintenant avec intérêt. Cet homme-là, se dit-il, lisait trop bien dans les pensées. Et puis quelle importance ? Au fond, ce départ simplifiait tout. Le temps qu'elle revienne, il aurait réussi à démêler ses propres sentiments, il aurait repris le contrôle. Plutôt que du dépit, c'est du soulagement qu'il devait éprouver.

Mais il avait beau chercher à s'en convaincre, il se sentait floué. C'était une sensation extrêmement déplaisante.

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5.

En sortant de l'ascenseur, à l'étage qui abritait la maternité, Rocky n'eut aucune peine à s'orienter : sa famille au grand complet remplissait la petite salle d'attente en face du bureau des infirmières. Il y avait là sa sœur Natalie, Allie et Rafe... et bien sûr Nick, le futur papa. Nick marchait de long en large, ses cheveux sombres hérissés sur sa tête — elle connaissait bien sa manie de les triturer dans les moments de stress. Parfaitement inconscient de ce qui se déroulait autour de lui, il passa devant elle sans même la reconnaître.

Très amusée, elle allait l'interpeller quand elle resta sans voix. Elle venait de reconnaître l'autre couple installé dans la salle d'attente. Ses parents étaient là tous les deux... ensemble, entre les mêmes murs ! Abasourdie, elle s'arrêta net tandis qu'une bouffée d'espoir enflammait ses joues. « Oh, si seulement, pria-t-elle de tout son cœur. Faites qu'ils soient de nouveau ensemble. On aurait bien besoin d'un petit miracle... »

Depuis l'accident qui avait coûté la vie à sa grand- mère, les ennuis ne cessaient de pleuvoir sur la famille Fortune, et l'entreprise familiale était elle-même menacée. Le cours des actions de Fortune Cosmetics était en chute libre et le développement de la nouvelle crème, sur laquelle la célèbre firme de produits de beauté misait pour se redresser, venait d'être encore retardé à la suite d'un mystérieux cambriolage dans les laboratoires. Rocky savait que son père devait faire face sur tous les fronts et qu'il avait réussi à

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cimenter plusieurs brèches. Mais à quel prix ! Un mois plus tôt, après plus de trente ans de mariage, il s'était séparé d'Erica.

En les voyant ensemble, Rocky ressentit un immense besoin de croire qu'ils avaient réussi à recoller les morceaux et que tout pourrait recommencer comme avant. Pourtant, elle voyait bien que sa mère gardait son masque pincé et désapprobateur, et qu'elle évitait tout contact avec Jake comme si elle craignait d'attraper une maladie honteuse. Si cela n'avait pas été aussi triste, l'effet aurait été presque comique.

— Rocky ! Sa sœur Allie venait de l'apercevoir et se précipitait vers elle avec

son plus merveilleux sourire. Il y avait beaucoup de soulagement dans son élan, et ce fut avec un mélange de gêne et d'amusement qu'elle glissa à Rocky en l'embrassant :

— Maman n'a pas dit deux mots à papa depuis qu'il est arrivé, il y a deux heures !

— Au moins elle est là, chuchota Rocky en retour. Je pensais qu'il faudrait désormais une catastrophe nucléaire pour les réunir de nouveau sous le même toit.

Tout heureuse, elle passa dans les bras de Natalie, son autre sœur, embrassa ses beaux-frères et ses parents. Entourée de tant de tendresse, elle se sentait reprendre vie. Le poids misérable qui pesait dans sa poitrine depuis le matin s'allégeait un peu. Et puisqu'elle se sentait mieux, autant en faire profiter les autres ! La première chose était d'alléger un peu l'atmosphère...

— Alors, s'écria-t-elle gaiement, où est le petit nouveau ou la petite nouvelle ? Je croyais qu'on serait déjà en train de faire la fête !

— C'est ce que nous croyions aussi, répondit sa mère. Le médecin dit qu'il n'y a pas de raison de s'inquiéter. Le bébé a décidé de prendre son temps, et de n'en faire qu'à sa tête. Un vrai Fortune !

Rocky se mordit la lèvre pour ne pas éclater de rire en voyant le regard furieux de Jake.

— Il pourrait hériter de traits de caractère bien pires, rétorqua-t-il. Il n'y a qu'à voir...

— Les enfants, les enfants, ne vous chamaillez pas, intervint doucement Rocky. Tu tiens le coup, Nick ? Tu as l'air à bout.

Pâle et hagard, le futur père secoua la tête. — Caroline a tellement mal, gémit-il. Si tu savais... Si j'avais su. Je

te jure que je n'oserai plus jamais la toucher.

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L'air complètement étourdi, il se retourna vers la salle d'accouchement.

— Il faut que j'y retourne. Elle a peut-être besoin de moi... — Pauvre vieux, murmura Rafe. Et pauvre vieille, surtout ! A sa

place, j'aurais déjà étranglé le médecin. — Douillets comme sont les hommes, tu serais surtout en train de

gémir et de le supplier d'abréger tes souffrances, rétorqua Allie en lui souriant tendrement. Ne vous en faites pas, Caro est solide. Elle sait ce qu'elle a à faire.

L'expression féroce de Rafe s'adoucit et il lui rendit son sourire. Il y avait une telle intimité dans ce regard partagé ! Sans qu'elle l'ait voulu, l'esprit de Rocky se remplit d'images : le visage de Lucas au-dessus du sien, dans l'ombre de leur petite tente dans les montagnes. La passion qui couvait dans ses yeux, ses mains lentes et savantes. Une chaleur subite envahit son ventre. Que faisait-il en ce moment ? Tout à coup, elle se sentit très seule, abandonnée. Savait-il seulement qu'elle avait quitté Clear Springs ? S'il l'avait appris, il s'en moquait sans doute...

— Rachel ? Ça ne va pas ? Elle sursauta. Sa mère la regardait, assez inquiète ; les autres

derrière elle tendaient le cou pour la dévisager avec curiosité. Elle rougit.

— Mais si, bien sûr ! Je, je... je pensais à autre chose. Elle se secoua, assez mécontente — elle n'allait tout de même pas

bâtir un roman autour de ce qui s'était passé cette nuit ! — et changea délibérément de sujet.

— Et si vous me racontiez plutôt les tout derniers potins ? Que s'est-il donc passé d'intéressant depuis mon départ ?

— Notre cote continue à piquer du nez, répondit sa mère d'un ton acide. Visiblement, les idées de ton père pour nous sortir du trou n'impressionnent pas beaucoup les actionnaires. Ils quittent le navire comme les rats du Titanic, et Monica les cueille à la sortie.

Rocky fît la grimace. Monica Malone, l'actrice légendaire à la beauté exquise, avait été pendant des années la figure fétiche des laboratoires Fortune Cosmetics auxquels elle avait longtemps prêté son visage. A présent, fortune faite, elle semblait déterminée à prendre le contrôle de la compagnie par tous les moyens. Elle n'avait jamais expliqué ce revirement. S'agissait-il d'une vengeance ? Mais alors, contre qui? Et pourquoi ?

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— Kate doit se retourner dans sa tombe, soupira Rocky. Si nous pouvions seulement mettre au point la nouvelle formule, les actions crèveraient le plafond et elle ne pourrait plus nous toucher. Et M. Devereax ? Il a découvert quelque chose de nouveau sur la cause de l'accident ?

Embauché par la famille après le décès de Kate, Gabriel Devereax était un détective privé réputé.

— Non, mais au moins le labo est bien protégé. — Il y a des progrès, au niveau de la formule ? — Pas autant qu'on le voudrait, intervint Rafe, mais oui, ça

progresse. — Oui, poursuivit Jake avec passion. Et le plus incroyable c'est

que certaines des plantes retrouvées sur le site de l'accident sont très proches par leur formule de celles qu'il nous faut pour...

Son téléphone portable sonna. Agacé, il s'interrompit et s'écarta de quelques pas en murmurant un mot d'excuse.

— Allô ? — Il faut que je vous voie. La personne à qui appartenait la voix ne s'était pas présentée,

mais Jake l'eût reconnue entre mille : Monica Malone avait beau ne plus être une jeune femme, sa voix aux inflexions à la fois suaves et provocantes restait reconnaissable entre toutes. Un homme moins solide en aurait lâché son portable, mais Jake ne cligna même pas des yeux. Tournant le dos à sa famille, il s'éloigna un peu plus en murmurant :

— Je ne sais pas comment vous avez obtenu ce numéro, mais je ne vois pas ce que nous pourrions avoir à nous dire. Si vous voulez bien m'excuser...

— Nous pourrions parler de choses et d'autres, comme par exemple de quelques centaines de milliers d'actions ? rétorqua-t-elle. Vous n'êtes pas du tout curieux de savoir pourquoi je les ai acquises ? Ou ce que je compte en faire ?

Bien sûr qu'il mourait d'envie de le savoir, mais il n'allait certainement pas le lui avouer.

— Ces actions sont à vous, Monica, vous en faites ce que vous voulez.

— Trop aimable. Dans ce cas, je vais peut-être les remettre sur le marché. D'un seul coup, dès l'ouverture, demain matin, dit-elle ingénument. Rien que pour les voir plonger !

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Le visage de Jake se durcit, tandis qu'il retenait à grand-peine les mots d'insulte qui lui venaient aux lèvres. La garce ! Le pire était qu'elle était parfaitement capable de le faire, créant du même coup une panique boursière qui risquait de saborder le groupe ! Certes, elle s'exposait elle-même à perdre des sommes énormes en agissant ainsi, mais elle semblait prête à tout, y compris à payer fort cher le plaisir de les ruiner.

— Que voulez-vous, Monica ? articula-t-il froidement. — Vous voir chez moi, dans vingt minutes, dit-elle d'un ton

satisfait. Ne soyez pas en retard. — Pas question ! Je suis à l'hôpital : ma fille est en train

d'accoucher. — Et alors ? Ce n'est pas mon problème. A tout de suite, chéri. Cette fois, Jake ne put se retenir de la maudire. Trop tard — elle

avait déjà raccroché. — Comment ça, tu t'en vas ? Erica regardait son mari d'un air incrédule, comme s'il venait de

prononcer une incongruité. C'était la première fois depuis plusieurs semaines qu'elle s'adressait directement à lui.

— Tu ne parles pas sérieusement. Caroline n'a pas encore eu son bébé !

— Je sais, oui, dit-il d'une voix brève. Mais je suis obligé de m'absenter. Un meeting pour régler une question urgente. Je reviendrai dès que je pourrai.

— Papa, tu peux sûrement les faire attendre une heure ou deux, plaida Allie. Le médecin dit qu'il n'y en a plus pour très longtemps.

— Caroline aura vraiment de la peine si tu n'es pas là pour la naissance de son enfant, murmura Rocky. Tu ne peux pas laisser quelqu'un d'autre s'occuper du problème pour une fois ?

Il aurait donné son bras droit pour pouvoir envoyer quelqu'un d'autre à sa place — n'importe qui ! — mais il ne pouvait pas prendre un risque pareil. Pas avec Monica. Elle manigançait quelque chose et il devait découvrir lui-même de quoi il s'agissait.

— Pas cette fois, répondit-il tristement en lui embrassant la joue. Dis à ta sœur que je reviens dès que c'est humainement possible.

Il embrassa rapidement Allie, puis Natalie, et s'éloigna sans un regard pour Erica.

— Ne te donne pas cette peine, jeta celle-ci amèrement. Caro n'aura plus besoin de toi à ce moment-là.

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Rien dans l'attitude de Jake n'indiqua s'il l'avait entendue ou non. Grand, mince et distingué, il s'engagea dans le couloir comme si l'hôpital tout entier lui appartenait et disparut dans l'ascenseur. Il était parti, mais le regard triste et plein de désillusion d'Erica resta longuement fixé sur les portes qui s'étaient refermées derrière lui.

Avec un regard appuyé vers Rocky, Allie se dirigea vers la machine à café installée dans le couloir. Rocky la suivit discrètement et tandis qu'elles fouillaient leurs poches à la recherche des pièces nécessaires, Allie murmura :

— Ils sont comme ça depuis bientôt deux mois. Des piques à longueur de journée, ou alors le silence complet. Ils ressemblent à deux gosses et ils refusent tous les deux de céder un pouce de terrain. Il faut faire quelque chose.

Rocky hocha la tête avec un soupir. Dans les premiers temps, elle avait cherché à se convaincre que, pour ses parents, une séparation temporaire pouvait se révéler positive. Cela leur permettrait sans doute de prendre un peu de recul, de mettre leurs problèmes en perspective. Ou, du moins, de comprendre que leur mariage valait la peine d'être sauvé. Cependant, les semaines passaient et la situation ne s'améliorait pas. Au contraire, Erica surtout semblait de plus en plus amère.

— Tu devrais parler avec papa à son retour. Nat et moi, on essaiera de convaincre maman de lâcher un peu de lest. A nous trois, on réussira peut-être à les raisonner.

C'était une bonne idée à première vue mais Rocky jeta un regard furtif au visage figé de sa mère et secoua la tête. Ses sœurs et elle pourraient bien argumenter toute la nuit : si leurs parents n'étaient pas prêts à résoudre leurs problèmes face à face, cela ne mènerait à rien.

—On peut essayer, dit-elle à voix basse, mais je ne crois pas que ça servira à grand-chose. C'est une histoire de couple et il faut qu'ils la règlent ensemble. A mon avis, ils ne sont pas vraiment partants pour le faire.

Allie hocha tristement la tête. Monica ouvrit elle-même la porte de sa splendide demeure dans

le quartier ultra-chic de Lakeview. Quand elle vit Jake, planté

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devant sa véranda, un sourire triomphant étira sa bouche bien dessinée.

— C'est curieux, susurra-t-elle, j'étais sûre que vous viendriez. Elle s'écarta avec grâce et lui fit signe d'entrer. Elle le vit hésiter

et une étincelle amusée éclaira ses célèbres yeux violets. — Vous savez, Jake, je ne mords pas, confia-t-elle. Mais si vous

préférez, nous pouvons discuter ici, au vu de tous les passants. Moi, je ne cherche qu'à arranger tout le monde...

Jake fit un effort surhumain pour ne pas répondre. Entendre cela de la part d'une femme qui n'avait jamais cherché qu'à satisfaire ses caprices les plus égoïstes avait pourtant de quoi faire réagir. Mais elle voulait sans doute le provoquer, comme toujours, et il ne perdrait pas son temps et son énergie à la contredire sur des questions secondaires. Le plus important était de se souvenir qu'elle mentait presque toujours, et qu'il était impossible de lui faire confiance.

Il la toisa du regard. Elle s'était visiblement préparée avec soin pour cette entrevue. Dans son ample pyjama de soie sauvage et avec pour toute parure son collier de diamants, elle était superbe. Malgré les années, Monica ne ressemblait en rien à une vieille femme : sa silhouette restait parfaite, sa blondeur paraissait naturelle et son visage, pourtant finement ridé, n'avait pas d'âge. S'il s'était trouvé devant une autre qu'elle, il aurait pris plaisir à contempler tant de beauté mais, pour lui, Monica n'était pas belle, pas depuis qu'elle cherchait par tous les moyens à nuire à sa famille. Il passa le seuil, attendit qu'elle ait refermé la porte, puis demanda avec froideur :

— Vous avez réussi à me faire venir ici. Bon. Est-ce que vous allez me dire ce que vous voulez de moi, maintenant ?

— On pourrait boire un verre, non ? demanda-t-elle gaiement. Qu'est-ce que je vous sers ?

Elle lui tourna le dos et s'éloigna vers le grand salon avec la grâce nonchalante qui avait fait d'elle une star.

Jake serra les dents. Jamais personne n'avait osé le manipuler d'une façon aussi éhontée — et il ne pouvait rien faire. Plus il la sommerait d'en venir au fait, plus elle ferait tramer les choses. Le mieux était encore de sembler baisser sa garde : elle se lasserait vite s'il ne lui résistait plus. Il haussa les épaules, retira son manteau. Que cela lui plaise ou non, il était ici pour un certain temps.

— Un whisky, dit-il d'une voix neutre.

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— Vous voyez, ce n'était pas si difficile, dit-elle avec un sourire de connivence qu'il trouva parfaitement odieux. Je vous en prie, asseyez-vous, détendez- vous un peu. Nous ne sommes pas obligés d'être des ennemis, Jake. Je veux seulement parler avec vous...

Jake la regarda préparer leurs verres et ne put s'empêcher de ressentir une certaine admiration devant son apparente sérénité. Il la détestait mais... quelle extraordinaire comédienne ! S'il n'avait pas su pertinemment qu'elle cherchait à le ruiner, il n'aurait vu là qu'une femme charmante, un peu blessée par la froideur d'un vieil ami. Mais que diable cherchait-elle à obtenir de lui ?

Il préféra éviter le canapé et s'installa dans un excellent fauteuil. — Alors parlons, dit-il en prenant le verre qu'elle lui tendait.

Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de cette... invitation ? Elle éclata de rire et se posa avec grâce sur l'accoudoir de son

fauteuil. — Oh, Jake, je ne vous ai tout de même pas obligé à venir ! Elle était si proche de lui, sa hanche se pressait contre son épaule.

Jake se raidit. Son parfum un peu épicé l'enveloppait, un parfum fait pour bouleverser n'importe quel homme. Il comprenait parfaitement ce qu'elle attendait de lui maintenant. Encore fallait-il découvrir pourquoi...

— Disons qu'il m'était difficile de refuser, dit-il en saisissant au vol la main qu'elle tendait vers sa joue.

Par-dessus les doigts chargés de bagues qu'il maintenait loin de son visage, il plongea son regard dans le sien.

— Si je n'étais pas sûr du contraire, je penserais que vous me faites des avances. Vous voulez me dire pourquoi, ou est-ce qu'on joue aux devinettes ?

Un sourire retroussa la bouche carminée de l'ancienne star. — Si vous me posez la question, c'est que je dois avoir perdu la

main. La raison est évidente, chéri. Vous m'attirez beaucoup... — Non. Jake avait soudain abandonné toute diplomatie. L'idée même

que cette femme le désire l'écœurait. Il posa brutalement le verre qu'il n'avait pas touché, sauta sur ses pieds et s'écarta d'elle à grands pas. Parvenu de l'autre côté de la grande pièce, il se retourna, furieux, son visage aristocratique contracté dans une expression de dégoût.

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— Arrêtez votre cinéma, reprit-il. Vous voulez quelque chose de moi. Je ne sais pas quoi, mais ça doit être très important pour vous pousser à me faire une mise en scène pareille. Alors laissez tomber l'habillage, voulez-vous, et dites-moi de quoi il s'agit.

Le visage parfait de Monica resta serein, mais elle ne put empêcher la rougeur de lui monter aux joues. Ses grands yeux violets étaient à présent devenus durs et méchants et son sourire sinistre. La fureur avait raidi ses mouvements languides quand elle se leva pour lui faire face.

— Vous feriez mieux de prendre votre temps et de me laisser faire les choses à ma manière, chéri. Un mot de travers et vous pourriez être banni du clan des Fortune et ruiné avant la nuit.

— Et comment est-ce que vous comptez accomplir ça ? répliqua-t-il. Vous voulez raconter à Erica que je suis venu ici pour vous séduire ? Allez-y. Elle ne m'adresse pas la parole en ce moment, mais elle sait parfaitement que je ne ferais jamais rien qui mette en danger la famille ou la compagnie. Vous êtes une menace pour nous.

Elle reprit son verre et le regarda posément. — Vous ne savez pas à quel point, dit-elle doucement. Il y avait tant d'assurance dans sa petite phrase qu'il sentit ses

entrailles se contracter. Se pouvait-il qu'elle ne bluffe pas ? Qu'elle ait vraiment les moyens de le détruire ?

— Alors dites-moi tout, suggéra-t-il. Vous en mourez d'envie. Elle hésita, fit semblant de réfléchir. Jake se tut et attendit la

suite. Toute cette mise en scène ne le trompait pas : si elle l'avait fait venir ici, c'était bien pour dévoiler son jeu et elle ne le laisserait pas partir sans avoir lâché sa bombe. S'il faisait semblant de s'en aller, elle serait bien obligée de parler...

Inutile, elle avait déjà pris sa décision. S'installant dans le fauteuil qu'il venait d'abandonner, elle lui indiqua le canapé d'un geste royal.

— Vous feriez bien de vous asseoir, Jake. Je vous préviens que cela ne va pas être très plaisant pour vous.

— Vous n'avez rien à me dire qui puisse me plaire. Elle braqua son regard sur le sien, attendit un instant, puis lâcha: — Ben Fortune n'était pas votre père. — Vous mentez ! — Je mens ? répéta-t-elle avec douceur. Réfléchissez, Jake.

Pouvez-vous vraiment me regarder en face et soutenir que vous n'y

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avez jamais pensé ? Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi vous ne lui ressembliez pas ? Pourquoi il semblait toujours préférer Nathaniel et vos sœurs ? Enfin, vous êtes né six mois après son mariage ! Vous croyez qu'il aurait attendu si longtemps pour épouser Kate si elle avait porté son enfant?

Chaque parole était un coup qui le blessait au plus profond de sa chair. Le regard rivé sur le sien, le visage sans expression, il luttait pour ne pas lui hurler de se taire. Au fond de lui, un barrage très ancien s'effondrait, des nuées de souvenirs remontaient en battant des ailes, des scènes oubliées, des phrases chuchotées qu'il s'était toujours refusé à comprendre. Le sentiment d'être toujours tenu un peu à l'écart du cercle de la famille. Un père qui l'aimait, mais qui semblait toujours lui refuser une partie de lui-même.

Au nom du ciel, était-ce la vérité ? Et si Ben n'était pas son père, qui était-ce ?

— Il s'appelait Joe Stover, articula la voix froide de Monica. Un soldat américain, tué à la guerre avant votre naissance. Maintenant, dites-moi que vous ne me croyez pas.

Il ne pouvait pas le dire. Il avait besoin de toutes ses forces pour lui cacher à quel point elle l'avait ébranlé.

— C'est une théorie intéressante, dit-il, stupéfait d'entendre à quel point sa voix semblait détendue et naturelle. Tout de même, je ne me suis jamais beaucoup intéressé aux contes de fées. Si c'est tout ce que vous vouliez me dire, il faut vraiment que je retourne à l'hôpital...

Un instant, il crut lire de l'incertitude dans son regard, mais la voix de son ennemie resta implacable. Après tout, se dit-il amèrement, elle n'avait pas besoin d'être sûre de ses faits. La rumeur de ce qu'elle avançait suffirait à le ruiner, lui et toute la famille.

— Si vous passez cette porte, jeta-t-elle d'un ton glacial, je téléphone à la presse. Demain, les gros titres de tous les journaux clameront que vous n'êtes pas le fils de Ben Fortune et donc pas son héritier légal. Nathaniel n'aura plus qu'à prendre votre place et vous ne pourrez rien faire pour l'en empêcher.

Elle n'aurait rien pu trouver qui soit mieux calculé pour le retenir. Au fond, il n'avait pas d'attachement réel à la compagnie, il aurait pu quitter sans se retourner son fauteuil de directeur et toutes ses responsabilités. Mais pas si c'était pour tout abandonner à

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Nathaniel. Son frère n'avait jamais caché le fait qu'il estimait pouvoir s'en tirer mieux que lui. Aussi longtemps qu'il remonte dans ses souvenirs, il se rappelait avoir lutté avec son frère pour savoir lequel des deux était le plus intelligent, le meilleur athlète, le fils préféré de leurs parents. Kate et Ben étaient morts tous les deux, maintenant, mais rien n'avait changé entre les deux hommes.

Et que Ben soit son véritable père ou non n'y changeait rien. En ce moment, il luttait de toutes ses forces pour ne pas frapper

Monica. Il traversa la pièce, saisit son manteau et se retourna vers elle, les dents serrées, une violence réellement effrayante dans le regard.

— Très bien. Je vous ai écoutée. Je ne sais pas si vous mentez ou non et, franchement, je m'en moque. Il reste, cependant, que la famille n'a pas besoin de cette histoire en ce moment. Alors, qu'est-ce que je dois faire pour vous clore le bec, Monica ? Que voulez- vous ? De l'argent ? Des bijoux ? Quel est votre prix ?

— Des actions, mon ange, renvoya-t-elle très doucement. Je veux que vous me vendiez une partie de vos actions.

* **

— Oh, Sterling, regardez-la ! chuchota Kate. Elle est adorable ! Ils lui ont même donné mon nom. Mon Dieu, que je voudrais la prendre dans mes bras !

— Pas question, rétorqua Sterling Foster dans un chuchotement féroce.

Tous deux en tenue stérile, une toque sur la tête et un masque devant le visage, se tenaient devant la grande cloison vitrée qui séparait le couloir de la salle des nouveau-nés. Sterling faisait de gros efforts pour ne pas entraîner Kate de force vers la sortie la plus proche. Il avait tout tenté pour l'empêcher de venir, mais dès qu'elle avait appris que Caroline était prête à accoucher, elle avait refusé d'écouter ses arguments plus longtemps. Très bien, se jura-t-il, il la protégerait tout de même, malgré elle ! En tant qu'avocat de la famille et son plus vieil ami, c'était son devoir de prendre soin de ses intérêts, même si elle estimait pouvoir le faire toute seule.

— Je vous en prie, Kate, nous ne devrions même pas être ici. La famille au grand complet se promène dans les couloirs. Attention, voilà Rachel !

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Vite, il tourna le dos à Rocky en se plaçant de façon à lui masquer le visage de Kate. Il aurait pu s'épargner cette peine. L'air préoccupé, la jeune femme passa près d'eux sans les voir.

Kate éclata de rire et leva vers lui son regard bleu. — Vous voyez? Ma propre petite-fille ne me reconnaît même pas

dans cette tenue. Détendez-vous un peu, tout se passe au petit poil. Il eut un reniflement outré. — Au cas où vous l'auriez oublié, quelqu'un a cherché à vous tuer

dans un accident d'avion, et nous n'avons toujours pas la moindre idée de qui il s'agissait. Tant que nous ne savons rien de plus, vous êtes censée rester à l'abri. Il n'a jamais été prévu que vous iriez tourner autour de la famille à la moindre occasion et rendre visite en cachette à tous les petits Fortune qui viennent au monde.

Elle lui adressa un sourire affectueux. — Tous les petits Fortune ? Voyons, Sterling, il n'y en a pas tant

que ça ! Même si j'espère qu'il y en aura beaucoup d'autres. Et arrêtez de me gronder, voulez- vous ? Je ne suis plus une galopine : je suis une arrière- grand-mère, je vous le rappelle, et la moindre des choses est que je fasse connaissance avec mon arrière- petite-fille. Rassurez-vous, je ne serai pas longue. Elle est belle, n'est-ce pas ?

Les avocats de Minneapolis au grand complet auraient juré que Sterling Foster était incapable d'éprouver le moindre sentiment. Chaque fois qu'un adversaire avait la bêtise de baisser sa garde, en effet, il frappait droit à la jugulaire avec une précision que même ses ennemis finissaient par admirer. Pourtant, quand ses yeux perçants se posèrent sur la dernière venue du clan qui était un peu sa famille adoptive, on aurait pu y lire une réelle douceur.

— Magnifique. Elle ressemble comme deux gouttes d'eau à son arrière-grand-mère. Alors, nous pouvons y aller maintenant ?

La semaine avant Noël n'en finissait pas de tramer en longueur.

Au dispensaire, l'activité s'était brusquement ralentie. Dans le climat effervescent qui précédait les fêtes, personne ne semblait trouver le temps de tomber malade. Les quelques patients qui venaient consulter ne souffraient que d'allergies ou de petites bronchites. Ceux-ci repartis, Lucas reprenait son poste devant la fenêtre qui donnait sur le hangar de Rocky. Il avait parfois l'impression de passer ses journées entières devant cette fenêtre,

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comme un adolescent qui souffre de son premier béguin. Quelquefois, il se détournait avec impatience, excédé par cette obsession ridicule — mais il finissait toujours par y revenir.

Depuis le départ de Rocky, il ne cessait de penser à elle. Pourquoi, mais pourquoi n'arrivait-il pas à échapper à son emprise ? Pourtant, les choses étaient parfaitement claires : ils n'avaient rien à attendre l'un de l'autre. Elle était retournée dans son monde, auprès des siens, avec lesquels elle partageait une vie de luxe qu'il n'imaginait même pas. Un univers à l'opposé du sien. Et il fallait que ça reste ainsi. Chacun à sa place. Le mieux serait qu'elle ne revienne jamais.

C'était du moins ce dont il tentait de se convaincre. Car, chaque jour, il ne pouvait s'empêcher d'attendre de ses nouvelles. Et les nuits... les nuits étaient proprement insupportables, hantées qu'elles étaient par les images omniprésentes et excitantes de leurs étreintes. Avec si peu de patients, il n'avait que trop le temps de penser et ses fantasmes se mettaient à envahir l'espace béant de ses journées, le traquant maintenant jusqu'au dispensaire. Ils avaient partagé tant de passion, cette nuit-là ! La peau de Rocky était si douce, ses jambes si longues quand elles s'enroulaient autour de lui...

Avec une exclamation, il sauta sur ses pieds. Il fallait faire quelque chose, n'importe quoi, pour meubler les heures vides. Puisqu'il n'avait guère de patients, pourquoi ne pas s'attaquer à tous les petits travaux de réparation et de bricolage dont avait besoin le dispensaire ? Maintenant que les murs extérieurs étaient ravalés, il était temps de songer aux aménagements intérieurs ! En arrivant deux heures plus tôt le matin, en restant tard le soir...

Il se mit au travail comme un possédé. Au bout de trois jours, il avait repeint toutes les huisseries, refait l'étanchéité, remplacé tous les joints de robinets défaillants et il était venu à bout de tous les petits boulots qu'il remettait depuis des mois. En terminant, il ressentit une réelle satisfaction : les locaux fatigués du dispensaire lui semblaient rajeunis de dix ans.

Bien entendu, il décida aussi de travailler le jour de Noël. Il passa la journée à tourner en rond dans les salles désertes, en

essayant de se convaincre que ce n'était qu'un jour comme les autres. Rien n'était pareil, pourtant. Le silence était insupportable et il ne tenait pas en place. Malgré lui, il ne pouvait se défendre d'éprouver une certaine tristesse. Il aurait aimé, comme tant

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d'autres, pouvoir passer ce Noël en famille, mais sa mère était morte pendant sa dernière année au lycée et son père n'avait jamais joué de rôle actif dans sa vie — ils n'avaient littéralement jamais rien eu à se dire. Certes, il ne manquait pas d'amis et de relations qui auraient été heureux de l'accueillir sous leur toit. Mais il ne se sentait pas d'humeur festive et ne voulait pas infliger sa morosité à ses amis. Aussi, tandis que tout le monde autour de lui festoyait, se contenta-t-il d'un banal sandwich au salami.

Il reçut en tout et pour tout deux patients au cours de cette journée interminable : une femme enceinte qui souffrait de contractions sans risque d'accouchement immédiat, et une adolescente qui s'était cassé le bras en essayant ses nouveaux patins à glace.

A 4 h 30, il décida qu'il en avait assez fait. Avec un immense soulagement, il enfilait son manteau en se dirigeant vers la porte quand il entendit une voiture s'engager sur le parking.

Pensant qu'il s'agissait d'une urgence, il se hâta vers la porte d'entrée. Mais au lieu du patient attendu, ce fut une Mary toute pimpante qu'il découvrit sur le seuil, vêtue d'un beau pull rouge qu'il ne lui connaissait pas. Se plantant devant lui, elle se mit instantanément à le gronder.

— Je le savais ! Quand je ne t'ai pas trouvé chez toi, j'ai deviné que tu serais ici. Je n'arrive pas à le croire, Lucas ! Peux-tu me dire ce que tu fais ici le jour de Noël ?

Il se sentit sourire pour la première fois depuis bien des jours. — Les gens sont malades tous les jours de l'année, Mary. Et toi,

que fais-tu ici ? Henry te laisse courir les rues un jour pareil ? — Il m'a envoyée te chercher. Et j'ai ordre de te ramener par la

peau du cou s'il le faut ! Allez, monte ! Je t'emmène dîner à la maison. Il est temps que tu fasses un vrai repas. Tu n'as rien mangé de la semaine !

— J'étais occupé. Je n'avais pas faim. — Et nous savons pourquoi tous les deux. La main sur la poignée de la porte qu'il verrouillait, il lui lança un

regard noir. — Ne commence pas, Mary. Je ne veux plus entendre parler de ça. Elle haussa les épaules sans se laisser impressionner et répliqua : — Alors arrête d'errer comme une âme en peine.

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A grands pas, elle fit le tour de la voiture et s'installa au volant sans pour autant renoncer à sa harangue.

— Cette gamine t'a mis dans un tel état que tu ne sais même plus qui tu es ! Et tout ce que tu trouves à faire, c'est la laisser partir comme si ta t'en moquais.

— Parce que je m'en moque, justement. — Nom d'un petit cheval ! En arrivant chez moi, file tout de suite

te regarder dans une glace. Si tu as la tête d'un homme qui s'en moque, moi, je ressemble à une Suédoise.

Lucas éclata de rire. Mary était petite et ronde, avec la peau très cuivrée des femmes de la réserve.

— Bien sûr ! Dans tes rêves ! s'exclama-t-il. Maintenant, si ta as fini de m'enguirlander, on pourrait peut-être revenir aux choses importantes ? As-tu fait ta fameuse tarte aux noix ?

Il changeait délibérément de sujet et Mary le laissa faire. Pour l'instant, elle avait dit ce qu'elle voulait dire. S'il fallait revenir sur le sujet, elle ne s'en priverait pas.

— Tu as de la chance, dit-elle en démarrant allègrement. Il en reste justement une part et je l'ai mise de côté pour toi.

Quelques minutes plus tard, ils se mettaient à table. Mary ne se contenta pas de lui servir la précieuse part de tarte : il eut droit à un dîner pantagruélique en famille, avec la dinde et tout ce qui l'accompagnait. Il se sentait comme chez lui avec les Littlejohn et quand il rentra enfin chez lui, il avait passé un moment si agréable qu'il se sentit de bien meilleure humeur. Pour la première fois depuis qu'il avait fait l'amour à Rocky, il dormit comme un bébé.

Bien lui en prit. Car ce fut dès le lendemain que l'épidémie de grippe se déclara.

Il faisait encore nuit quand le téléphone sonna pour la première fois. Il écouta la description des symptômes qu'on lui rapportait, donna quelques conseils et s'extirpa du lit pour aller rendre visite au patient concerné. Le temps de prendre une douche rapide et d'avaler un café, et il reçut cinq autres appels téléphoniques. Ce fut cependant en arrivant au dispensaire bien avant l'heure habituelle et en le trouvant déjà bondé qu'il commença à mesurer l'ampleur du désastre.

Il entraîna son assistante dans une salle vide et ils tinrent un rapide conseil de guerre. Mary connaissait parfaitement la procédure à suivre et elle était capable de reconnaître la maladie

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sans risque d'erreur. Ceux qui refusaient d'être soignés par une simple infirmière n'auraient qu'à se rendre à l'hôpital. Il la laissa donc accueillir ceux qui se présentaient au dispensaire, chargea sa Bronco avec tout le matériel nécessaire et se lança sur les routes pour venir en aide à ceux qui étaient trop malades pour quitter leurs lits.

L'épidémie se propagea dans la région — et la réserve — comme un feu de brousse. Les très jeunes et les très vieux furent les premiers atteints, mais bientôt toutes les catégories intermédiaires furent touchées à leur tour.

Pendant une semaine entière, Lucas passa ses jours et une bonne partie de ses nuits à courir d'un bout à l'autre de la réserve ; partant avant l'aube et revenant tard dans la nuit dans sa maison froide et silencieuse. Malgré une charge de travail écrasante, Mary trouvait toujours moyen de laisser dans son réfrigérateur une assiette toute prête à glisser au micro-ondes. Parfois, il le faisait, parfois il mangeait froid sans même savoir ce qu'il avalait. Ces soirs-là, il était trop fatigué pour s'en préoccuper. Il tombait sur son lit comme une masse et ne bougeait plus jusqu'à ce que la sonnerie du réveil vienne l'arracher au sommeil quelques heures plus tard.

Il perdit la notion du temps. S'il avait eu le loisir d'y penser, il aurait ri en se souvenant des journées creuses qu'il trouvait si pénibles, avant Noël. A présent, chaque seconde comptait et il ne pouvait pas se déconcentrer un seul instant.

Deux jours après le nouvel an, cependant, il venait de s'arrêter à la station-service du bourg pour faire le plein, lorsqu'il se retrouva soudain nez à nez avec Rocky.

Elle était donc revenue sans qu'il le sache ! Abasourdi, il la dévora des yeux comme un navigateur au long cours qui aperçoit la terre promise. Quel merveilleux morceau de femme ! Si délicate, si féminine ! Il n'aimait pas beaucoup voir de la fourrure sur les vêtements féminins mais le lapin qui bordait le capuchon de sa parka vert sombre allait merveilleusement bien avec ses cheveux roux. Une fourrure aussi douce que sa peau, aussi chaude. Il n'avait pas oublié la façon dont elle l'avait réchauffé par une nuit glaciale. Comment avait-elle fait pour devenir encore plus jolie pendant ces deux petites semaines d'absence ?

Fourrant ses mains dans ses poches pour se retenir de lui ouvrir les bras, il demanda poliment :

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—Vous êtes de retour? Depuis quand ? Aussi polie, aussi distante que lui, elle haussa les épaules avec un

bref sourire. — Je suis rentrée, il y a deux jours. Il paraît que vous êtes en train

de vaincre le virus de la grippe à vous tout seul. L'épidémie se calme un peu ?

Lucas eut l'impression qu'elle venait de le gifler. Deux jours ? Elle était de retour depuis deux jours et c'était seulement maintenant qu'elle le prévenait ? Et s'il n'était pas tombé sur elle par hasard, quand est-ce qu'elle aurait daigné prendre contact avec lui ? Après la nuit qu'ils avaient passée ensemble ! Si jamais il s'était demandé ce qu'elle pensait de lui et de la nuit d'amour qui avait ébranlé son univers entier, eh bien, il venait d'avoir sa réponse.

— Oui, rétorqua-t-il, brusquement fou de rage. Tout va pour le mieux. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser : on m'attend à la pointe nord de la réserve, et je devrais déjà être parti. Désolé de vous fausser compagnie, mais moi, figurez-vous, il faut que je travaille pour gagner ma vie.

Il passa devant elle à grands pas, sans un regard — sans s'apercevoir qu'il la laissait bouche bée de stupéfaction. Elle le suivit des yeux, complètement décontenancée, et s'écria tout haut :

— Mais quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?

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6.

Au cours des trois semaines qui suivirent, Rocky n'eut plus guère le loisir de se poser la question. Ainsi qu'elle l'avait prévu, sa petite entreprise démarrait sur les chapeaux de roues. Une bande d'étudiants appartenant à de riches familles vint passer quelques jours de vacances dans la région. L'un d'eux entendit parler de Rocky et convainquit les autres ; ils l'embauchèrent pour les emmener skier au cœur des montagnes. Pendant une semaine, l'hélicoptère et Rocky restèrent à leur disposition en permanence. Ils changeaient de site dès qu'ils en avaient envie, se glissaient dans des vallées perdues, parfaitement vierges, à la recherche de poudreuse bien fraîche et de sensations fortes. Elle s'amusa beaucoup avec eux et ils repartirent tous plus ou moins amoureux d'elle.

Elle venait juste d'en terminer avec eux quand un promoteur immobilier qui rêvait de lancer une nouvelle station de sports d'hiver voulut survoler toute la région, depuis l'ouest du Wyoming jusqu'au sud du Montana en passant par l'est de l'Idaho. Un travail pour le Cessna cette fois, et non pour l'hélicoptère. Elle profita des somptueux paysages et si l'homme ne trouva pas le site dont il rêvait, il ne lui en voulut pas pour autant. Mieux, il repartit en promettant de revenir dans un mois pour continuer ses recherches.

Comme il fallait s'y attendre, elle ne voyait presque plus jamais Lucas. Du reste, chaque fois qu'elle réfléchissait à l'étrange expérience qu'ils avaient partagée en haut de la montagne, elle finissait par conclure qu'il valait beaucoup mieux n'avoir plus aucun contact avec lui. Le temps passé avec sa famille pendant les fêtes lui avait permis de prendre du recul et elle était plus que jamais

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certaine qu'une relation entre eux était vouée à l'échec. Il ressemblait trop à Greg.

Comme lui, il refusait de voir le positif en elle. Au lieu de reconnaître ses efforts, il s'acharnait à la traiter de dilettante, niant du même coup tout le mal qu'elle s'était donné, toute l'habileté qu'elle avait montrée, elle qui se sentait si fière de ce qu'elle avait accompli ! Bien sûr, elle avait reçu son fonds de commerce en héritage ; oui, sa famille lui avait payé sa formation. Mais beaucoup d'autres qu'elle se trouvaient dans la même situation. Ce qui comptait, c'était moins ce qu'on recevait que ce qu'on faisait, et le cœur qu'on mettait à l'ouvrage. Non, cet homme-là ne l'apprécierait jamais, ne la respecterait jamais... ou, plus simplement, il ne serait jamais capable de l'aimer.

Elle se sentait seule, très souvent, et son cœur se serrait chaque fois qu'elle apercevait le jeune médecin, dans le bourg ou aux abords du dispensaire. Elle refusait cependant d'y attacher de l'importance ou de s'attarder sur ses états d'âme. Cela aussi, elle apprendrait à le gérer. L'important était de mener à bien son projet.

Pourtant, elle rêvait de lui toutes les nuits. Le matin, elle se réveillait avec difficulté, vide de toute énergie. Si elle venait à bout de ses journées de travail, c'était uniquement à force de volonté. Epuisée, incapable de rattraper son retard de sommeil, elle finit par se demander si elle n'était pas en train de couver une mauvaise grippe. La phase la plus virulente de l'épidémie était passée mais le virus continuait à sévir dans la région. Inquiet, Charlie ne cessait de grogner qu'il fallait qu'elle voie un médecin. Il insista tant qu'elle finit par accepter.

Parce qu'elle avait terriblement envie de voir Lucas, elle se força à s'adresser à quelqu'un d'autre. Le Dr Hawkins, un charmant vieux médecin de famille, réussit à la caser entre deux rendez-vous, le même jour tard dans l'après-midi.

Elle se laissa ausculter avec docilité, sûre qu'il allait lui ordonner de se mettre au lit et de boire beaucoup — assez soulagée aussi d'avoir une bonne raison de baisser les bras et de rester chez elle. Dormir ! Elle avait tout le temps envie de dormir. Elle attendait donc son diagnostic sans grande curiosité.

Le vieux monsieur l'autorisa à se rhabiller et vint s'asseoir en face d'elle dès qu'elle fut prête.

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— Vous n'êtes pas malade, mon petit, déclara-t-il d'une voix posée. Vous êtes enceinte.

Médusée, Rocky le contempla comme s'il venait de lui annoncer l'atterrissage imminent de la vierge Marie.

— Pardon ? articula-t-elle. Les yeux bleus un peu délavés du médecin se plissèrent, amusés. — Je vois que vous ne vous y attendiez pas. Vous allez avoir un

bébé, mademoiselle. J'espère que c'est une bonne nouvelle. Elle n'arrivait pas à savoir elle-même ce qu'elle en pensait ! Dans

un grand vertige, elle se répétait : un bébé... le bébé de Lucas. Le choc l'assomma un instant, et la joie, une joie féroce, se rua dans la brèche. Une euphorie immense l'emporta, tandis qu'un grand sourire lui illuminait le visage. Dire qu'elle avait tellement eu envie d'être à la place de Caroline quand elle avait tenu la petite Kate pour la première fois dans ses bras ! Et maintenant elle allait avoir son bébé à elle. Il fallait vite prévenir la famille ! Et Lucas...

Dans la fraction de seconde que mit cette idée à s'imposer, sa joie se dissipa. Lucas, toujours amoureux d'une morte, Lucas qui la voyait uniquement comme une petite fille trop riche et trop gâtée. Elle portait son enfant, mais jamais il ne la regarderait comme Nick regardait Caroline, comme Rafe regardait Allie.

— Il y a une difficulté ? demanda le médecin. Elle reprit pied dans le monde réel. Le jour déclinait dans le

cabinet un peu vieillot, et le Dr Hawkins attendait sa réponse. Dans son regard, elle lut une sollicitude qui lui serra le cœur. Horrifiée, elle s'aperçut soudain qu'elle était au bord des larmes, sans savoir pourquoi. Elle allait avoir un enfant et elle se sentait folle de joie ! Elle adressa au vieux médecin un sourire de défi et dit d'une voix un peu enrouée :

— Rien que je ne puisse pas régler. Vous m'avez seulement prise par surprise.

— Vous aurez largement le temps de vous habituer à la situation, dit-il avec un petit rire en lui tapotant l'épaule d'un air approbateur. Sept mois et demi, pour être précis. Vous n'êtes enceinte que de six semaines au plus.

— Et tout est normal ? Je me suis sentie si fatiguée... — Ça fait partie du programme, la rassura-t-il. Je vais vous

prescrire des vitamines et il faudra vous souvenir que vous devez

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manger pour deux, maintenant. Trois vrais repas par jour et beaucoup de sommeil.

— Je peux continuer à travailler ? Elle lui avait déjà parlé de son métier, et aussi des journées

harassantes qu'elle enchaînait depuis quelque temps. Aussi fut-elle très soulagée de l'entendre répondre :

— Oui, pourquoi pas ? Pour le moment en tout cas, je ne vois aucun obstacle. Quand la grossesse sera plus avancée, en revanche, je serai obligé de vous consigner au sol. Vous n'allez pas me faire des difficultés, dites ?

Elle lui lança un sourire amical. — Je râlerai sûrement mais, à ce moment-là, je serai

probablement trop contente de rester à la maison avec un coussin sous les pieds.

— Parfait ! Il griffonna une ordonnance, nota quelques mots sur son dossier,

puis se leva. — Passez à l'accueil prendre rendez-vous pour le mois prochain. Si

vous avez des problèmes ou des questions d'ici là, surtout n'hésitez pas à m'appeler.

— D'accord. Et merci, docteur. C'est comme si vous m'aviez donné les clés du palais !

Elle lui offrit un sourire heureux et il la contempla un instant, émerveillé et attendri — car elle était en cet instant incroyablement belle.

— J'espère, dit-il avec douceur, que vous serez toujours du même avis quand vous aurez mal au dos et que le petit vous donnera des coups de pied. A dans un mois !

L'euphorie de Rocky l'accompagna sur tout le trajet du retour, pour l'abandonner une nouvelle fois quand son regard se posa sur le dispensaire de l'autre côté de la piste. Elle resta un instant immobile à le contempler et la lumière dans ses yeux s'éteignit lentement. Quand elle pensait au bébé, son cœur se dilatait de bonheur, mais la perspective d'être seule pour l'élever... eh bien, ce n'était pas ce dont elle avait rêvé, voilà tout. Un bébé aurait dû avoir deux parents qui s'aiment.

En tout cas, elle allait devoir le dire à Lucas. Il avait le droit de savoir. D'ailleurs, elle ne pourrait pas cacher son état pendant très longtemps. Sauf si elle décidait de retourner dans le Minnesota et

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cela, il n'en était pas question ! Elle vivait à Clear Springs maintenant. Son entreprise était ici et le père de son enfant aussi. Qu'irait-elle faire ailleurs ?

Elle irait voir Lucas en fin d'après-midi, décida-t-elle. Il fermait généralement le dispensaire vers 18 heures, elle pourrait facilement l'intercepter avant qu'il ne rentre chez lui.

Pourtant, quand elle entra au dispensaire à 5 h 55, le parking était plein et la salle d'attente bondée. Deux bébés pleuraient et Rocky comprit aussitôt pourquoi : quelque chose avait dû se dérégler au niveau du chauffage car la chaleur était insupportable.

Une fine sueur couvrit sa lèvre supérieure et elle agita la main devant son visage. Elle n'aurait pas dû venir ce soir, ce n'était pas le bon moment. Demain serait préférable — très tôt, avant que la salle d'attente ne se remplisse. D'ici là, elle aurait le temps de mieux préparer ce qu'elle voulait dire.

Pour l'instant, il lui fallait absolument de l'air. Vite, elle se dirigea vers la porte, mais avant qu'elle ne puisse s'échapper, Mary Littlejohn sortit d'une des salles de consultation.

— Rocky ! s'écria-t-elle. Je ne savais pas que vous étiez là ! — Bonjour, Mary. Je partais... Tous les regards dans la salle d'attente se braquèrent sur elle.

Très consciente de la curiosité de cette petite foule, elle continua : — Je n'ai pas de rendez-vous, je crois que je ferais mieux de

revenir une autre fois. Demain peut-être... — Non, ne partez pas. Je vous en prie, plaida l'infirmière avec un

bon sourire. Je suis sûre que Lucas voudra vous voir. Elle se tourna vers une vieille femme Soshone qui se tassait dans

un gros imperméable malgré la chaleur. — Allez-y, madame Corbeau. Salle 2. Le docteur vous rejoint tout

de suite. D'un air satisfait, elle indiqua le siège vide à Rocky, qui ne trouva

aucun moyen de refuser, puis la quitta avec un sourire. — Désolée de devoir vous faire attendre. Il vous prendra dès qu'il

le pourra. Rocky ne sut jamais combien de temps elle resta coincée dans la

petite salle surchauffée. Une éternité ! Elle eut beau se débarrasser de sa veste, la chaleur restait intenable. Les bébés pleuraient, pleuraient... L'un d'eux avait les joues en feu, les yeux brillants de fièvre. Il remuait sans cesse, incapable de trouver une position

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confortable. Rocky avait de la peine pour lui. L'autre, un petit garçon, ne semblait pas vraiment malade et voulait surtout s'en aller. Quand sa mère, une fille très jeune, très pâle, refusa de partir, il piqua un caprice qui réveilla des échos insoutenables dans le crâne douloureux de Rocky.

Brusquement, elle décida qu'elle en avait assez. Rien ne l'obligeait à endurer ce supplice un instant de plus.

Saisissant sa parka, elle allait se lever lorsque, à ce moment précis, la porte de la salle d'attente s'ouvrit. Lucas se tenait devant elle.

— Je viens seulement d'apprendre que vous êtes là, dit-il en l'étudiant, les yeux plissés. Vous êtes malade ?

— Non ! Je voulais seulement vous parler. Tous les patients dans la salle d'attente écoutaient la

conversation avec intérêt. Elle rougit, pétrit son blouson entre ses mains. Pourquoi avait-elle donc décidé de lui parler si vite ? Elle aurait dû prendre son temps, faire cela tranquillement. Rien ne pressait de le mettre au courant ! Au lieu de quoi elle se retrouvait devant lui, épuisée, la tête battante, sans avoir elle-même absorbé le choc. Elle n'aurait pu choisir plus mal son moment, en plus, avec tous ces patients qui attendaient leur tour...

— Ecoutez, vous êtes occupé. Je vais prendre rendez-vous et revenir un autre jour.

— C'est ridicule. Vous êtes déjà là et j'aurai fini dans moins d'une heure. Vous n'avez qu'à attendre dans mon bureau.

— Mais non ! s'écria-t-elle en sautant sur ses pieds. Tout de suite, elle réalisa son erreur — mais il était déjà trop tard.

Le sol s'inclina abruptement sous ses pieds, la clameur ambiante sembla s'amplifier tandis que le sang se retirait d'un seul coup de son visage. Un voile noir se referma autour d'elle et l'avala tout entière avant qu'elle ne puisse pousser un gémissement.

Lucas la vit basculer sans un bruit et eut tout juste le temps de la retenir contre lui avant qu'elle ne tombe. Quand la tête de la jeune femme roula sur son épaule, il crut que son cœur allait s'arrêter. D'un geste possessif, il l'enleva dans ses bras et poussa de l'épaule la porte battante qui menait à son bureau.

Lorsqu'elle revint à elle, la première chose que vit Rocky fut le

visage de Lucas, durci par l'inquiétude. Elle était étendue sur le

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canapé de son bureau et il se penchait vers elle pour lui prendre le pouls. Affreusement gênée, elle murmura :

— Je n'arrive pas à croire que j'aie fait une chose pareille. C'est la première fois de ma vie que je m'évanouis.

— Vous êtes malade, hein ? questionna-t-il d'un ton accusateur. Je savais bien que quelque chose n'allait pas. Vous êtes toute pâle et vous avez des cernes énormes.

Très professionnel, il passa son stéthoscope autour de son cou et s'attaqua au premier bouton du chemisier de Rocky. Il fulminait toujours :

— A tous les coups, vous avez dû attraper cette fichue grippe. Le plus étonnant est que vous ne l'ayez pas eue plus tôt. Vous travaillez jour et nuit, c'est ça ? Je parie que vous ne prenez jamais le temps de manger. Vous avez bien perdu cinq kilos et vous n'aviez déjà rien de trop !

— Je les reprendrai bien assez vite, dit-elle avec un sourire bref en attrapant au vol la main qui cherchait à glisser le stéthoscope à l'intérieur de son chemisier. Lucas, arrêtez. Je n'ai pas la grippe.

— C'est moi le médecin ici, c'est à moi de vous dire ce que vous avez. Je ne vous explique pas comment conduire vos avions et vos hélicoptères. Allez, ne faites pas l'enfant, lâchez ce stéthoscope pour que je vous ausculte.

— Je n'en ai pas besoin, je suis déjà allée chez le médecin ce matin...

— Un autre médecin ? Il ressemblait exactement à un chien qui hérisse ses poils pour

protéger son territoire, mais l'expression de son regard semblait plus blessée que menaçante.

— Qui donc ? — Le Dr Hawkins. — Vous avez traversé tout le bourg alors que je suis là, tout à côté?

demanda-t-il, incrédule. Mais pourquoi donc ? Vous pensez que je suis incapable de m'occuper de vous ? A cause de ce qui s'est passé dans la montagne ?

— Non, bien sûr que non. Mais vous ne sembliez pas franchement ravi de me voir quand nous nous sommes croisés en ville, l'autre jour. Je me suis dit qu'il vaudrait mieux aller trouver un de vos confrères.

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A voir l'expression de Lucas, elle comprenait bien qu'elle ne s'y prenait pas du tout comme il aurait fallu : son cerveau semblait marcher au ralenti, elle n'arrivait pas à trouver les mots justes.

— De toute façon, vous n'y pouvez rien... — Qu'est-ce que ça veut dire ? Ecoutez, Rocky, si vous ne me dites

pas tout de suite ce qui ne va pas, je vais téléphoner au vieux Hawkins pour lui demander ce qui se passe. Ne croyez pas qu'il refusera de me le dire, on se connaît depuis toujours...

— Je suis enceinte. Elle avait jeté ça, d'un coup, excédée par le malentendu dans

lequel ils se débattaient, par l'impossibilité de discuter de la situation posément, en adultes. Puis, horrifiée par sa maladresse, elle se hâta de remplir le silence que venait de provoquer son coup d'éclat, par un flot de paroles décousues.

— Je sais que vous ne vous attendiez pas à ça... Moi non plus, d'ailleurs. C'est arrivé comme ça. Nous n'avons pas réfléchi et...

Vite, elle écarta toute idée qui risquait de rappeler la nuit qu'ils avaient passée ensemble, revint sur un terrain plus rassurant pour dire avec raideur :

— Je voulais que vous le sachiez. Nous vivons ici tous les deux, nous travaillons à quelques centaines de mètres l'un de l'autre, il m'a semblé que c'était la moindre des choses. C'est votre enfant, mais vous ne me devez rien...

— Comment ça, je ne vous dois rien ? répéta-t-il en retrouvant enfin sa voix. Qu'est-ce que vous racontez ? Vous n'attendez rien de moi ? Vous croyez que je vais vous abandonner, vous et mon enfant?

Prise dans le rayon noir de son regard furieux, elle fit la grimace et maudit intérieurement sa phrase malheureuse. Si on pouvait fusiller quelqu'un des yeux, pensa-t-elle avec lassitude, elle serait déjà morte. Du reste, ça arrangerait tout le monde. Elle fit un effort pour se redresser.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je viens juste de l'apprendre moi-même et je ne sais pas encore très bien comment exprimer ce que je ressens. Nous avons besoin d'un peu de temps, tous les deux.

Lucas se secoua d'un mouvement impatient. Lui, ce dont il avait besoin plus que tout au monde, c'était de plaquer son oreille contre le ventre de Rocky pour chercher à entendre le cœur de son enfant.

La réalité de cet enfant le saisit brusquement à la gorge. Un bébé. Dieu du ciel, elle portait son enfant, et cette idée était terrifiante. Car

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il était loin d'avoir prévu cela — la preuve ! Pas un seul instant, en lui faisant l'amour, il n'avait pensé aux conséquences possibles : il avait une telle envie d'elle ! Et maintenant un bébé vivait dans sa chair. Son bébé. Un enfant qui était le sien. Quelle nouvelle stupéfiante !

Le regrettait-il ? Non, bien sûr que non ! Au contraire, il aurait aimé le crier sur les toits... en même temps que se sauver à toutes jambes. Qu'allaient-ils faire, tous les deux ?

Mille questions lui venaient aux lèvres, il mourait d'envie de verrouiller la porte du bureau, de ne pas laisser partir Rocky tant qu'il n'aurait pas toutes les réponses. Mais les patients attendaient dehors...

Avec précaution, il l'aida à se relever. Elle était parfaitement remise de son évanouissement, à présent, mais il ne pouvait résister à l'envie de la toucher ! Comment avait-il pu oublier un seul instant l'effet que cela faisait de tenir Rocky entre ses bras ? Elle était si fine, si délicate ! Pour l'instant, jubila-t-il. Bientôt elle commencerait à s'arrondir. Ses seins deviendraient plus lourds, plus sensibles...

— Lucas ? Pris en flagrant délit de fantasme, il sursauta et avala sa salive. — Ecoutez, dit-il très vite, si j'allais vous rejoindre chez vous

quand j'aurai terminé ici ? On pourrait parler tranquillement, sans être interrompus. J'expédie les derniers patients et je vous retrouve. D'accord ?

— Nous avons tout le temps. Je ne veux pas que vous vous sentiez obligé... Si vous aviez prévu autre chose...

— Non, je n'ai pas d'autres projets. D'ailleurs, même si c'était le cas, ils passeraient au second plan, après ce que vous venez de m'apprendre.

Au moins, se dit-il avec satisfaction, elle saurait qu'il ne prenait pas la situation à la légère, et cela lui donnerait matière à réfléchir.

Sautant sur ses pieds, il annonça : — J'appelle Charlie. Il va vous raccompagner chez vous. Elle refusa d'un haussement d'épaules et il se retint d'insister —

ou même de lui recommander la prudence. Elle avait encore l'air très fatiguée mais il la sentait tout à fait capable de rentrer chez elle sans assistance. Et, surtout, il ne voulait pas la braquer ! Pas ce soir. Pas avant de lui avoir dit ce qu'il avait l'intention de lui dire tout à l'heure.

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Il la laissa partir et retourna auprès de ses patients. Un rhume, une grippe, une infection de l'oreille — il faisait tous les gestes nécessaires, échangeait avec les malades les commentaires enjoués habituels, mais il accomplissait tout cela de façon machinale. Après une telle nouvelle, comment aurait-il pu se concentrer ? D'autant que, peu à peu, l'inquiétude succédait à la joie, et il commençait à se faire du souci. Rocky lui avait déclaré sans détours qu'elle n'attendait rien de lui par rapport à cet enfant, mais elle n'avait pas dit un mot de sa propre réaction. Etait-elle inquiète ? Furieuse ? Folle de joie ? Avait-elle, surtout, décidé de le garder ?

Une soudaine terreur lui broya le cœur, tandis qu'une rivière de glace se déversait dans ses veines. Mais oui, bien sûr, se raisonna-t-il. Bien sûr, elle le garderait ! Les Fortune avaient le culte de la famille, c'était bien connu. Et puis il commençait tout de même à connaître Rocky, et il ne la voyait pas avorter ou abandonner la chair de sa chair, d'autant qu'avec ou sans père, elle avait largement les moyens de le faire vivre.

Non, elle garderait le petit. Mais elle ne s'en occuperait pas toute seule, se jura-t-il. Son enfant saurait qui étaient ses parents et les aimerait tous les deux, même s'il fallait aller pour cela jusqu'au mariage.

Cette pensée aurait dû le secouer mais, dès l'instant où Rockie lui avait appris qu'elle était enceinte, l'idée du mariage s'était imposée à lui comme la seule solution. Bien sûr, vivre avec elle ne serait pas facile — elle avait trop l'habitude de faire ce qui lui plaisait sans rendre de comptes à qui que ce soit et, surtout, elle était impulsive et ne connaissait pas la peur ; à vrai dire, même, il sentait ses cheveux blanchir rien qu'à l'idée de la demander en mariage... mais, voilà : elle portait son enfant ! Et elle avait toutes les qualités de ses défauts : du courage, de la détermination, beaucoup d'humour et de fantaisie aussi. En fait, il avait beau chercher, il ne trouvait pas le mot juste. Aucun ne lui semblait pouvoir rendre l'aura bien particulière qui émanait d'elle, ni l'extrême complexité des sentiments qu'elle lui inspirait. Elle l'enchantait, l'ensorcelait alors même qu'elle le mettait en rage. Chaque fois qu'ils se touchaient, les étincelles crépitaient. Bien des mariages réussis avaient commencé avec moins d'atouts.

Oui, c'était décidé, il la demanderait en mariage ce soir même.

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—Tu vas rester planté là toute la nuit avec cet air furieux ? s'enquit une voix joyeuse.

Mary venait d'entrer dans le bureau. Il sursauta et se retourna vers elle d'un air distant.

— Enfin, furieux, je ne sais pas si c'est bien le mot, enchaîna-t-elle. Tu avais plutôt l'air de quelqu'un qui vient de recevoir un coup sur la tête. En tout cas, le dernier patient est parti depuis dix bonnes minutes.

Soudain, le sourire de Mary s'effaça et elle s'approcha vivement pour lui toucher le front.

— Dis, tu vas bien ? Tu es tout bizarre depuis le départ de Rocky. Tu ne vas pas nous faire une grippe, toi aussi ? Tu devrais peut-être passer chez moi prendre du bouillon de poulet.

— Le bouillon de poulet ne guérit pas ce que j'ai, Mary. Merci, mais ce sera pour une autre fois. Il faut que j'aille en ville, j'ai des courses à faire...

— Quel genre de courses ? Sérieusement, Lucas, tu es sûr que tu devrais prendre le volant ? Attends, prends au moins ton manteau ! Il fait -15° dehors !

Il était déjà dans le couloir et n'avait visiblement rien entendu. Il lui fit de loin un geste distrait de la main, et se mit à fouiller ses poches à la recherche de ses clés. Médusée, elle le vit revenir, ramasser le trousseau sur le bureau, puis faire un détour pour prendre le manteau qu'elle lui tendait. Elle secouait encore la tête quand il quitta le dispensaire.

Rocky était rentrée chez elle depuis deux bonnes heures quand

Lucas frappa à la porte. Elle ouvrit et se trouva nez à nez avec un immense bouquet de roses rouges. Les fleurs étaient magnifiques : elles avaient dû lui coûter une fortune ! Il s'en exhalait un parfum merveilleux qui emplit la petite maison comme une brise de printemps.

Atterrée, elle secoua la tête. Il n'avait donc rien compris ? Elle voyait dans les yeux sombres de Lucas un éclair de détermination qui ne lui disait rien qui vaille. Il allait falloir naviguer serré pour expliquer son point de vue sans s'aliéner complètement cet homme si susceptible.

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Il était venu ici ce soir pour se réconcilier avec elle — dans l'espoir, sans doute, qu'elle accepterait de nouer une relation stable. Mais elle avait beau désirer son bébé de tout son cœur, elle ne voulait pas d'un lien qui ne serait jamais qu'un arrangement !

Elle prit les fleurs en murmurant un remerciement et chercha tout de suite à mettre les choses au point.

— Je suis contente que vous soyez venu. J'ai beaucoup réfléchi et...

Il l'interrompit tandis qu'il refermait la porte et retirait son manteau avec la familiarité d'un homme qui rentre chez lui :

— Moi aussi. Il faut qu'on se parle. Tu te sens bien ? — Très bien mais, Lucas... Sans lui laisser le temps de poursuivre, il l'escorta vers le canapé,

la fit asseoir doucement, alla ajouter une bûche dans la cheminée. Puis il se tourna vers elle, l'air décidé, ses yeux pénétrants la clouant sur place.

— Tu veux quelque chose à boire ? Un coussin pour ton dos ? — Non, vraiment, tout va bien. Lucas, pour le bébé... — Le bébé ne posera aucun problème. J'avoue que j'étais un peu

démonté sur le moment, mais maintenant que j'ai eu le temps d'y réfléchir, je suis sûr qu'à nous deux, on s'en sortira très bien. On va se marier, bien sûr. Je m'occuperai des formalités demain...

— Se marier... Mais... Lucas voulait l'épouser ! Abasourdie, elle chercha à déchiffrer

son expression. Il continuait à parler, tout en marchant de long en large et en s'accompagnant de nombreux gestes. Lui qui était si réservé d'habitude ! Si seulement..., pensa-t-elle un peu tristement.

— Ça marchera, tu verras, disait-il avec animation. Ce n'est pas comme si on ne ressentait rien l'un pour l'autre. D'ailleurs s'il n'y avait que de l'indifférence entre nous, il n'y aurait pas de bébé ! Et puis, un enfant a besoin de grandir avec ses deux parents sous le même toit.

— Dans un monde idéal, bien sûr, mais... — Mais quoi ? Ce n'est pas comme si on était deux gamins qui

n'ont aucune idée de ce qu'ils veulent faire de leur vie. J'ai ma clientèle, tu as ta compagnie. Il te suffira d'embaucher un autre pilote pour prendre ta place — tu ne peux pas voler et prendre des risques alors que tu as un enfant qui a besoin de toi —, mais ça ne

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devrait poser aucun problème. Demande à Charlie, il connaît peut-être quelqu'un.

Complètement plongé dans ses projets, il décrivait toute leur vie future : ils achèteraient un terrain à l'orée du bourg, construiraient une maison de rondins. Il y aurait une cheminée dans le living et une autre dans leur chambre. Les pièces seraient grandes et claires, très saines pour un enfant. Et ils auraient des chiens, aussi, il voulait que son gosse ait un chien. Il n'en avait jamais eu quand il était petit et de toute façon tous les enfants devraient avoir un chiot. Ainsi qu'un portique avec des balançoires.

Tandis qu'il planifiait ainsi leur avenir, Rocky se raidissait, de plus en plus furieuse. Il décidait tout, réglait tout à sa manière, sans penser un seul instant à la consulter. Quelle place lui laissait-il dans tout ça ? Il plaquait son propre idéal sur l'avenir, décidant non seulement de ce que serait celui du bébé mais aussi le sien à elle ! Une flamme sombre s'alluma en elle. Il était exactement comme Greg. Elle n'avait pas encore accepté de l'épouser qu'il lui ordonnait déjà de renoncer à piloter. D'ailleurs il ne l'avait même pas demandée en mariage : il lui avait annoncé qu'ils se marieraient, ce qui n'était pas du tout la même chose !

— Non, dit-elle froidement. Il lui jeta un regard incrédule et amusé. — Non ? Tu ne veux pas que le petit ait une balançoire ? Pourquoi

pas ? Je ne veux pas dire tout de suite, bien sûr... Jamais Rocky n'avait été aussi déchirée. Car même si elle ne

pouvait accepter cette façon de faire, la vie qu'il décrivait ressemblait à un véritable paradis ! Elle aurait tant aimé pouvoir partager cette maison de rêve avec lui et leur bébé. Hélas, elle savait déjà ce qu'elle ressentirait, comment elle serait étouffée, niée dans ce qu'elle avait de plus vital. Elle savait qu'avec un tel homme elle ne serait pas heureuse, un homme qui déjà cherchait à la modeler à son idée, à lui imposer son modèle d'épouse et de mère. Ils seraient misérables tous les deux — tous les trois ! Cette dernière idée lui donna le courage dont elle avait besoin.

Elle se leva et se planta face à lui pour le regarder droit dans les yeux.

— Je regrette, Lucas, mais c'est non. Je ne vous épouse pas.

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Elle s'attendait à une explosion, à des insultes peut- être, mais il écarta ses objections d'un geste, comme s'il n'envisageait pas un seul instant qu'elle puisse parler sérieusement.

— Je sais que c'est une grande décision, chérie, mais il ne faut pas avoir peur. On s'en tirera très bien.

Il se dirigea vers elle, mais elle esquiva ses bras tendus et alla se placer derrière le canapé.

— Je n'ai pas peur, répliqua-t-elle avec fermeté. Contrairement à ce que vous semblez croire, la situation ne me pose aucun problème et l'idée d'être une mère célibataire ne m'effraie pas le moins du monde. Je ne vous ai pas parlé du bébé dans l'espoir que vous me proposeriez de m'épouser, car j'étais sûre que vous ne le feriez pas.

Cette fois, elle avait réussi à se faire entendre. Elle vit ses sourcils noirs se froncer et il gronda :

— Et pourquoi pas ? — Parce que vous êtes encore amoureux de Jan, dit-elle

brutalement, et que je n'aime pas les ménages à trois. Il eut l'impression de recevoir un coup de poing en plein cœur.

Abasourdi, il ouvrit la bouche pour nier cette accusation aberrante — mais il y avait beaucoup de vrai dans ses paroles. Il aimait toujours Jan. Une partie de lui l'aimerait toujours. Elle représentait la part la plus précieuse de son passé, ces années si spéciales quand il était jeune et idéaliste, quand il croyait qu'il allait conquérir le monde et régler tous ses problèmes. Jan avait fait partie de ce rêve et quand elle était morte, il avait cru qu'il mourrait aussi. Il avait pourtant continué à vivre et, d'année en année, le visage de la compagne de sa jeunesse, son rire s'étaient estompés dans son souvenir. Jan appartenait au passé, à présent ; Rocky et son bébé à l'avenir. C'était cela, la vérité, et il fallait absolument qu'il trouve un moyen d'en convaincre Rocky.

— Jan n'est plus là, dit-il avec raideur. J'ai accepté sa mort depuis longtemps. Elle n'a rien à voir avec toi et moi.

Elle éclata de rire, un rire sans joie. — Vous croyez ça ! Je sais comment elle est morte, Lucas. Je sais

aussi que vous vous êtes battu comme un démon pour la sauver. Vous m'avez dit vous-même que vous refusiez de prendre le risque que ça se reproduise. Et vous prétendez que vous voulez m'épouser ?

— Tu es enceinte. Ça change tout.

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— Vous ne comprenez donc rien ! s'exclama-t-elle avec une sorte de désespoir. Ça ne devrait rien changer ! Vous voulez m'épouser parce que vous vous sentez responsable de ce qui se passe, voilà tout. Si vous vous laissiez le choix, vous ne voudriez pas passer votre vie avec moi. D'ailleurs vous finiriez tôt ou tard par me reprocher de vous y avoir contraint, peut-être même par en vouloir à l'enfant. Il n'y a aucune raison d'en passer par là. Vous n'êtes pas obligé de m'épouser pour faire partie de la vie du bébé.

Un instant, Lucas se demanda si elle parlait sérieusement. Incrédule, il la regarda avec plus d'attention. Elle serrait les dents, ses yeux lançaient des éclairs... Oui, pour l'instant en tout cas, elle pensait vraiment ce qu'elle disait. Elle avait bel et bien décidé de se lancer dans le parcours du combattant : avoir le bébé toute seule, l'élever toute seule, pour se prouver il ne savait trop quoi. Et pendant qu'elle y était, elle comptait le priver, lui, de tous les petits moments intimes qu'un homme et sa femme partagent quand ils attendent un enfant. Oh, bien sûr, elle le laisserait voir le gosse, par la suite. Mais il ne voulait pas seulement faire partie de la vie de l'enfant, il voulait faire partie de sa vie à elle !

Cette découverte le stupéfia. Muet de saisissement, il la dévisagea comme s'il la voyait pour la première fois. Il aurait dû prévoir ça, se dit-il machinalement. Dès l'instant où il avait posé les yeux sur elle, elle l'avait retourné comme un gant. Il suffisait qu'elle se montre pour tout bouleverser : elle faisait ça comme elle respirait, sans même s'en apercevoir. Elle le rendait fou, jamais il n'avait désiré une femme à ce point. Ils n'avaient strictement rien de commun à part cette petite vie qu'ils avaient créée ensemble mais il sentait, au plus profond de lui, qu'ils étaient faits pour être ensemble.

— Peut-être pas, murmura-t-il après un long silence. Mais mes parents n'étaient pas mariés. Je voudrais épargner ça à mon enfant.

Cet aveu lui avait beaucoup coûté et il ne voulait pas s'appesantir sur le sujet. Il savait cependant qu'il remuerait ciel et terre pour que son fils ou sa fille n'ait pas à se demander pourquoi son père ne s'intéressait pas assez à son enfant pour lui donner son nom et épouser sa mère.

— Nous pouvons trouver une solution, dit-il maladroitement. J'ai dit que je ne comptais pas me remarier et je le pensais, mais ça ne veut pas dire que je ne me sois pas remis de la mort de Jan.

— Ce n'est pas seulement ça !

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Il fallait être patient, décida-t-il. Après tout, elle endurait en ce moment de grands bouleversements hormonaux. Elle avait bien le droit de discuter un peu. Et à supposer même qu'elle continue à s'entêter, il renoncerait pour un temps et se contenterait de la traiter avec tendresse. Il ne fallait tout de même pas oublier que son monde à elle venait de basculer aussi ! Et même si elle piétinait un peu son ego en lui expliquant toutes les bonnes raisons qu'elle avait de ne pas l'épouser, ce n'était pas la fin du monde.

En attendant, il ressentait surtout un urgent besoin de la prendre dans ses bras. Il fit le tour du canapé et l'attira contre sa poitrine en demandant d'une voix tendre :

— Alors, qu'est-ce que c'est ? Ne cherche pas à m'épargner. Je suis trop vieux ? Mes pieds sont trop grands ? Tu n'aimes pas ma couleur préférée ? Dis- moi, et je te jure que je ferai tout mon possible pour arranger les choses. Mais il faut que tu me dises où est le problème.

Serrée dans ses bras, pressée tout contre lui, Rocky avait de plus en plus de mal à se rappeler ses objections. Ce serait si facile de dire oui et de le laisser jouer à l'homme fort qui protège sa petite femme. Elle savait pourtant que si elle cédait, elle se perdrait et cela, c'était trop cher payé pour ce qu'il lui offrait.

La panique s'empara d'elle et elle se débattit pour échapper à ses bras. Puis, sans s'apercevoir qu'elle finissait par basculer dans le tutoiement auquel elle avait résisté jusqu'ici, elle s'écria :

— Non, c'est inutile ! Comment pourrais-tu arranger quoi que ce soit ? Je ne te plais pas telle que je suis !

— Ce n'est pas vrai ! s'écria-t-il, trop surpris pour chercher à la retenir.

— Ah bon ? Et que penserais-tu, toi, par exemple, si je te demandais d'arrêter la médecine ? Que je t'apprécie comme tu es ? Que je te respecte ? Non, bien sûr !

Mais tu trouves normal d'exiger de moi que je renonce à piloter. Pas seulement le temps de la grossesse, non, mais pendant des années : il faut bien que je m'occupe de mon enfant, voyons ! Eh bien, c'est non. J'ai déjà laissé un homme essayer de contrôler ma vie et je me suis juré que je ne recommencerais jamais. N'espère pas me mettre un collier et une laisse, doc, tu m'entends ? Je piloterai jusqu'au jour où le Dr Hawkins me dira d'arrêter, et je reprendrai après la naissance, chaque fois que j'en aurai l'occasion.

— Pas question !

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A la mention d'un autre homme — quel homme ? — une jalousie féroce s'était emparée de lui, et il la foudroya du regard comme s'il la mettait au défi de le contredire.

— On en reparlera le moment venu, décréta-t-il, mais tant que tu es enceinte de mon enfant, tu restes les pieds sur terre. Un point, c'est tout.

Il comprit tout de suite qu'il avait fait un grave faux pas. L'air résolu, elle se dirigea à grands pas vers la porte d'entrée et l'ouvrit à la volée.

— Tu n'es pas mon père, Lucas, ni mon mari. Je ne suis pas une petite fille. Et ce n'est pas parce que je porte un bébé de toi que tu peux me donner des ordres. Maintenant, tu ferais mieux de partir. Je suis fatiguée et je voudrais me mettre au lit. Seule.

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7.

Lucas crut éclater de colère. Elle était la femme la plus butée, la plus insupportable qu'il ait jamais eu le malheur de rencontrer. Une vraie tête de mule ! Il avait une envie folle de la prendre par les épaules et de la secouer comme un prunier. Pourquoi fallait-il qu'elle retourne tout ce qu'il disait dans le mauvais sens, pourquoi ne pouvait-elle pas entendre raison ?

Elle ferait bien d'ailleurs de lui fournir quelques réponses à propos de cet homme dont il entendait parler pour la première fois. Au fond, il ne s'était pas trompé. Dès le premier coup d'œil il avait fait le bon diagnostic — mais oui, docteur ! — car elle était bien tout ce qu'il avait cru : trop gâtée, trop orgueilleuse, trop habituée à avoir tout ce qu'elle voulait, quelles que soient les conséquences. Bref, elle avait besoin d'être prise en main par un homme à poigne et cet homme, ce serait lui.

Il n'avait jamais aimé céder, et son instinct en ce moment le poussait à rester où il était jusqu'à ce que la question soit réglée une bonne fois pour toutes. En même temps, il sentait bien qu'une discussion comme celle-là ne pouvait pas avoir lieu maintenant. Pas alors qu'elle était si pâle, si fatiguée. Elle le toisait avec cette expression de mépris écrasant qu'elle avait dû mettre au point dès l'enfance, mais elle était réellement épuisée.

Trop tard, il se souvint qu'elle avait appris aujourd'hui même qu'elle portait un enfant, qu'elle cherchait à s'habituer à cette idée alors que toutes sortes de changements s'opéraient déjà dans son corps. Des changements dont il était en partie responsable, simplement parce qu'il avait été incapable de garder ses mains pour lui.

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Il se sentit coupable et se remit en colère. —Très bien, gronda-t-il. Je vais partir et tu pourras dormir. Mais

la question n'est pas close, Rocky. Loin de là ! Il vit l'éclair de défi dans son regard et sortit à grands pas furieux,

se jeta dans sa voiture et démarra en faisant hurler ses pneus. Trop agité pour envisager de rentrer chez lui, il roula longuement, au hasard de routes qu'il ne connaissait pas. Il conduisait automatiquement, sans faire d'excès de vitesse. Les gestes de la conduite ne servaient qu'à créer un vide qui lui permettrait de penser.

Tout en roulant, il ne voyait que Rocky, l'expression de ses yeux pendant qu'il lui faisait l'amour, la sensation de son corps contre le sien, la chaleur qui explosait entre eux chaque fois qu'ils s'approchaient l'un de l'autre. Elle s'était imposée à lui comme une drogue et jamais il ne pourrait se passer d'elle. Et maintenant, elle portait son enfant.

Quelque chose en lui fondit. Avec une sorte d'effroi, il sentit s'effondrer le rempart qu'il avait bâti autour de son cœur à la mort de Jan. Un petit bout d'homme ou de femme qui tendrait les bras vers lui en l'appelant papa... Il échangerait un sourire de connivence avec Rocky. Rocky Fortune, devenue Mme Greywolf. Qui aurait pu croire ça quelques mois plus tôt ?

Croire quoi, bon sang? Le sourire émerveillé s'effaça, et son visage se durcit de nouveau. A quoi bon se faire du cinéma ? De toute façon, elle serait sa femme. Il avait des principes, lui : il n'était pas question que la mère de son enfant puisse mettre celui-ci au monde sans porter son nom. C'était à lui de les protéger, elle et le bébé. C'était à lui de les aimer. D'après la scène de ce soir, elle comptait résister de toutes ses forces, mais il ne renoncerait pas.

Des stratégies se mirent à tournoyer dans sa tête. Il se gara machinalement, s'aperçut seulement ensuite qu'il se trouvait devant chez lui. Il n'avait toujours pas envie de dormir. Fébrile, il se mit à marcher d'une pièce à l'autre en mimant les discussions à venir, contrant toutes les objections de Rocky, assenant des arguments sans réplique. Planté au centre de son living, il essaya d'imaginer la jeune femme installée ici avec le bébé. Il n'y arrivait pas, il ne voyait que son visage au moment où elle lui avait parlé d'un autre homme — avant de le mettre à la porte pour pouvoir aller se coucher. Seule.

Cette image-là ne le lâcha pas de toute la nuit.

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Quand le jour se leva enfin, il était d'une humeur massacrante. Dès qu'il ouvrit la porte du dispensaire, Mary lui jeta un bref regard et lui versa immédiatement une grande tasse de café noir.

—Tiens, dit-elle en la poussant vers lui. Tu veux aussi quelque chose à mettre en miettes ?

Il prit la tasse, en avala une gorgée et se brûla la langue. — Ne commence pas, Mary, marmonna-t-il. Je n'ai pas envie de

sermon. Surtout ce matin. Nullement troublée, elle lui sourit et s'assit sur le bord du bureau

pour bavarder un peu. — Alors, dis-moi : qu'est-ce qu'elle a fait cette fois ? — Qui donc ? — Rocky, bien sûr. Il n'avait pas eu l'intention d'en parler à qui que ce soit mais il lui

sembla soudain qu'il allait perdre la tête s'il ne se confiait pas à quelqu'un. A qui d'autre aurait-il pu parler ? Mary connaissait déjà toute l'histoire ou presque.

— Elle est enceinte, grommela-t-il, et elle ne veut pas m'épouser. Mary resta un instant stupéfaite, puis frappa ses mains l'une

contre l'autre avec un sourire ravi. — Tu vas être papa ? s'exclama-t-elle. Oh, Lucas, c'est magnifique! Elle bondit sur ses pieds pour venir lui poser un baiser sonore sur

la joue. — Félicitations ! Un bébé, c'est fantastique. Alors, raconte-moi

tout. C'est pour quand ? Tu dois être fou de joie. — Pour l'instant, je suis surtout fou de rage. Tu n'as pas entendu

ce que je viens de dire ? Elle refuse de m'épouser ! — Et alors ? — Comment ça « et alors » ! s'exclama-t-il, outré. C'est mon gamin

qu'elle porte et je suis concerné, moi aussi. Mais non, ce serait trop simple. Elle ne veut tout simplement pas admettre...

Il s'était mis à arpenter le bureau comme un ours en cage, exprimant sa colère et sa frustration à grand renfort de gestes.

— Elle s'est mis en tête que je ne l'avais demandée en mariage que parce que je me sentais obligé de le faire, figure-toi. Madame a décidé que j'étais encore amoureux de Jan. Tu imagines ! Je lui ai dit que c'était ridicule, bien sûr, mais elle m'a répondu que, de toute façon, je ne l'aimais pas telle qu'elle était. Je suis quand même mieux placé qu'elle pour savoir si elle me plaît ou non. Mais voilà : je

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n'approuve pas tout d'elle, et madame en déduit que je voudrais la changer et que je fais une erreur de vouloir l'épouser. Un raisonnement complètement dingue, mais il n'y a pas moyen de la faire bouger d'un pouce. Et tout ça pourquoi ? Parce que je lui ai demandé d'arrêter de piloter. C'est pourtant compréhensible, non ? Après tout, il y a un bébé en jeu, maintenant. Mon bébé. Et ce n'est pas pour l'étouffer que je veux qu'elle reste au sol, c'est pour la protéger, c'est tout. En tant que père de son enfant, j'ai tout de même bien le droit de lui demander...

— Ça dépend, interrompit tranquillement Mary. Tu lui as demandé de le faire, ou tu le lui as ordonné ?

— Bien sûr que je lui ai demandé ! explosa-t-il. Puis il s'arrêta net et le sang afflua sur ses joues sombres. Il

venait de se souvenir de la phrase exacte qu'il avait employée. — Enfin, je crois, acheva-t-il. Mary eut un sourire sagace. — Je t'ai déjà vu faire quand tu as décidé quelque chose, Lucas. On

ne peut pas t'en faire démordre. Pas étonnant que Rocky t'ait envoyé paître. A sa place, j'aurais fait la même chose.

Il s'arrêta net et la considéra, bouche bée. Il avait l'air si penaud qu'elle dut se retenir pour ne pas éclater de rire. Bien entendu, il se reprit tout de suite et la foudroya du regard, furieux.

— Ce n'est pas drôle, Mary. J'ai bien le droit de prendre soin de mon gosse et de sa mère.

Elle se contenta de secouer la tête avec patience. — Je ne comprendrai jamais comment tu as pu arriver à l'âge

avancé de trente-cinq ans sans rien comprendre aux femmes. Quand tu demandes à une fille de t'épouser, elle n'a pas envie d'entendre qu'elle est une grosse responsabilité pour toi.

— Mais enfin, elle est enceinte ! Je m'en fiche si sa famille a plus d'argent que le bon Dieu, elle a besoin de moi à ses côtés.

— Bien sûr, répliqua-t-elle tranquillement. Mais si c'est comme ça que tu as présenté les choses, ce n'est pas étonnant qu'elle ait pensé que tu voulais l'épouser par sens du devoir. Et pas parce que tu veux réellement être près d'elle et du bébé. Lucas, elle a besoin de savoir que tu l'aimes. Il lui faut des mots doux et des fleurs, pas une liste de raisons logiques de se marier. Enceinte ou pas, une femme a le droit d'attendre ça d'un homme quand il lui demande de passer le reste de sa vie avec lui.

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Lucas se laissa tomber lourdement sur son siège, accablé. Mary avait raison, bien sûr. Il n'avait pensé qu'à une chose : son propre besoin d'assumer ses responsabilités, de donner son nom au petit. Pas un seul instant il ne s'était demandé comment Rocky allait envisager la chose.

— Quel idiot, dit-il à mi-voix, je crois bien que j'ai tout fichu par terre. J'avais tellement envie de la protéger de ses tendances casse-cou que je ne l'ai même pas embrassée. En plus, elle m'a dit qu'un crétin avait déjà essayé de la tenir en laisse et qu'elle n'accepterait jamais de se remettre dans la même situation. La comparaison m'a exaspéré.

Mary éclata de rire. — Je vois très bien la scène. — Bon, d'accord, j'ai agi comme un imbécile. Mais les cœurs et

les fleurs n'y auraient rien changé. Elle ne m'aime pas. Toujours optimiste, Mary balaya ce petit problème d'un geste

ample de la main. — Peut-être pas encore, mais elle a bien dû ressentir quelque

chose pour toi à un certain moment, sinon elle ne serait pas en train de porter ton bébé. Et j'ai vu la façon dont tu la regardes. Toi, en tout cas, tu es sérieusement accroché.

Il se hérissa un peu. — On ne parle pas de moi, gronda-t-il. — Bien sûr que si, répliqua-t-elle avec un large sourire. Et ce

n'est pas la peine de me regarder avec cet air méchant. Tu m'as demandé conseil et tu vas m'écouter jusqu'au bout.

Négligeant avec la plus parfaite mauvaise foi le fait qu'il ne lui avait rien demandé du tout, elle se mit à lui assener ses recommandations :

— Tu croyais peut-être que tu n'aimerais jamais une femme, après Jan. Eh bien, tu t'es trompé. Ce qui t'agace, en plus, c'est que tu sais que tu n'as pas le choix. Parce que tu l'as dans la peau, et que cette femme n'est pas la première venue. Mais où est le problème ? Tu es fou d'elle et je suis presque sûre qu'elle t'aime. Tout ce qui te reste à faire, c'est de pousser un peu à la roue et le reste suivra son cours.

— Rien ne suivra son cours. Tu oublies un détail : elle m'a envoyé promener.

— Alors tu vas renoncer ? Tout de suite ? Sans discuter ?

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— Elle est enceinte, Mary. Qu'est-ce que je peux faire ? Je ne peux tout de même pas l'obliger...

L'infirmière leva les yeux au ciel d'un air excédé. — L'obliger ! Il n'y a jamais de demi-mesures avec toi ! Qui a parlé

de lui imposer quoi que ce soit ? Elle n'a pas envie de se marier avec toi, soit ! Ça ne t'empêche pas de passer du temps avec elle. Tu n'as qu'à être là quand elle a besoin de quelque chose. Prends soin d'elle, gâte-la un peu. Tu verras : si tu t'y prends bien, elle se demandera comment elle a jamais pu se débrouiller sans toi.

La sonnette de la porte d'entrée se déclencha à cet instant : le premier patient venait d'arriver. Ils se levèrent en échangeant un regard complice. Il était temps de se mettre au travail, mais le message était passé.

Toute la matinée, pendant que Lucas soignait les habitants de la réserve, les conseils de Mary firent leur chemin dans son esprit. D'heure en heure, il inventait de nouvelles façons de s'occuper de Rocky. A midi, il savait exactement ce qu'il allait faire.

Rocky était à peine sortie du lit quand une nausée effroyable la

saisit. Elle dut se précipiter vers les toilettes. —Mais je n'ai rien mangé ! hoqueta-t-elle entre deux spasmes. Les protestations n'y firent rien et quand elle émergea enfin, pâle

et tremblante, elle n'osa rien prendre pour le petit déjeuner. Elle savait bien qu'elle aurait dû manger, ne serait-ce que pour le bébé, mais son estomac se révoltait à l'idée d'avaler quelque chose. Elle remit donc la corvée à plus tard et partit travailler le ventre vide. Midi arriva et elle n'avait toujours pas faim.

Depuis l'arrivée de Charlie, ils avaient pris l'habitude de déjeuner ensemble. A l'heure habituelle, le mécanicien passa la tête par la porte du bureau et elle lui lança :

— Allez-y, vous. Je n'ai pas envie de manger. Il termina d'enfiler sa grosse vareuse, fourra les mains dans les

poches et la considéra d'un air soupçonneux. — Dites donc, vous êtes sûre que ça va ? Vous n'avez pas dit deux

phrases depuis ce matin et vous faites, excusez l'expression, une tête épouvantable. Vous avez des ennuis ?

— Mais non...

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Elle baissa les yeux pour éviter son regard trop perçant et se replongea dans la rédaction de l'encart publicitaire sur lequel elle avait travaillé toute la matinée. Elle devait le terminer d'urgence si elle voulait qu'il paraisse la semaine suivante dans une revue de chasse très populaire.

Tôt ou tard, elle allait bien devoir parler du bébé à Charlie puisque sa venue allait affecter leur vie professionnelle à tous les deux. Mais pas encore. Aujourd'hui, elle n'en avait tout simplement pas le courage. Que c'était humiliant de devoir parler de choses aussi intimes, de s'exposer à être jugée ! Elle considérait son mécanicien comme un véritable ami mais elle ne pouvait nier qu'il était aussi « macho » que Lucas. Il allait probablement estimer, lui aussi, qu'elle n'avait désormais rien à faire aux commandes d'un avion ou d'un hélicoptère. Or, elle pouvait tout endurer, sauf une réédition de la discussion de la veille.

— J'ai trop mangé ce matin, mentit-elle. Je prendrai quelque chose tout à l'heure. Allez-y, vous. Je m'occupe de la boutique.

Il se décida enfin à partir, non sans préciser d'un ton menaçant qu'il lui rapporterait une soupe et un sandwich.

— Ce n'est pas possible que vous n'ayez pas envie de manger. Vous avez toujours un appétit d'ogre. Si vous n'avez pas faim, c'est que vous êtes malade.

Le robuste appétit de Rocky était un sujet de plaisanteries quotidiennes entre eux et elle se remit à sourire. Cela lui réchauffait le cœur de sentir que son bon vieux Charlie se faisait du souci pour elle — à sa manière.

La porte extérieure claqua, puis se rouvrit presque tout de suite. Surprise, elle leva les yeux. Revigorée par leur échange, elle se promettait de prendre les devants cette fois et de taquiner son collègue pour son côté mère poule. Mais la grande silhouette aux larges épaules qui s'encadrait dans la porte du bureau n'était pas celle de Charlie. C'était Lucas et sans qu'elle l'ait voulu, son cœur se mit à battre plus vite.

Agacée, elle se replongea dans son annonce. Elle n'arrivait plus à lire le texte devant elle, mais cela lui permettait au moins de se donner une contenance.

— Si vous cherchez à reprendre la discussion où nous l'avons laissée hier soir, vous perdez votre temps,

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lança-t-elle d'une voix brève et sans lever les yeux. La réponse est toujours non.

Elle rentra un peu la tête dans les épaules, mais l'orage ne se déchaîna pas. Au contraire, une voix cordiale lui répondit :

— Comme vous voudrez. Vous avez déjeuné ? Tiens ! On était de retour au vouvoiement. Dans tout ce qui s'était

dit entre eux hier soir, son tutoiement protecteur l'avait particulièrement hérissée.

— Non, mais... — Très bien ! J'ai apporté un pique-nique. — Un pique-nique ? Mais il gèle dehors ! — Alors on le mangera ici. Il. avança une chaise, y déposa un gros panier d'osier et en sortit

une nappe à carreaux rouges et blancs. — Vous voulez bien me donner un coup de main ? Je ne voudrais

pas tacher vos papiers. Vous travaillez sur quoi ? Il ne lui laissait pas le temps de répondre, à peine celui de penser.

Le temps qu'elle se souvienne qu'elle ne voulait rien avaler vu l'état de son estomac, il avait étalé un pique-nique complet sur son bureau. Il y avait des assiettes en carton, du poulet rôti, de la salade de pommes de terre. Cela sentait si bon qu'un ascète même aurait été tenté.

Salivant malgré le souvenir de ses nausées matinales, elle regarda cet étalage d'un air méfiant. Qui croyait-il tromper maintenant ? Il n'avait pas renoncé à la convaincre de l'épouser, c'était évident. Il essayait seulement une nouvelle stratégie. Maintenant, il semblait s'être mis en tête de la séduire. Eh bien, qu'il se mette en frais tant qu'il voudrait : elle, elle ne marcherait pas.

Pourtant, le poulet sentait tellement bon ! — Je n'ai pas faim, dit-elle d'une petite voix. — Vous êtes sûre ? Il y a toutes sortes de bonnes choses. Vous

aimez les betteraves en vinaigrette ? Elle adorait tout ce qui était sucré et aigre à la fois, mais il n'était

pas question de le lui avouer ! Plissant les yeux, elle le regarda bien en face.

— Je vois très bien ce que vous cherchez à faire, mais vous perdez votre temps.

Loin de chercher à nier ses motivations, il se contenta de hausser les épaules.

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— D'accord. Disons que vous avez déjoué le piège. Il faut tout de même manger. Allez, prenez une bouchée.

Il saisit une fourchette en plastique, s'en servit pour piquer un cube de betterave et la lui tendit gentiment.

— Allez, rien qu'une. Enveloppée par son sourire chaleureux, elle aurait accepté sans

difficulté de traverser un canyon sur une corde raide. Pourquoi fallait-il donc qu'il soit si séduisant ? Ravalant le sourire involontaire qui lui montait aux lèvres, elle consentit à prendre la fourchette, à cueillir le morceau de betterave du bout des lèvres...

Le goût délicieux lui emplit la bouche et elle ferma les yeux un instant pour le savourer. Quand elle les rouvrit, le sourire de Lucas s'était élargi. Un peu vexée, elle agita la fourchette d'un air menaçant.

— Je vous préviens, si les nausées reprennent... — Ah, c'est pour ça que vous ne vouliez pas manger ?

murmura-t-il en passant un doigt sur la courbe de sa joue. Il fallait le dire !

Elle plongea son regard dans le sien, le cœur battant. De quoi parlaient-ils déjà ? Elle avait une envie terrible de se laisser aller contre lui... de se laisser aller tout court. Pourtant, elle se força à reculer un peu, juste ce qu'il fallait pour rompre le contact. De cette façon, elle réussissait mieux à lui résister. Ou, du moins, un peu mieux.

— Je ne voulais même pas y penser, répondit-elle d'une voix enrouée. C'était épouvantable. Je peux reprendre des betteraves ?

Il éclata de rire et passa amicalement le bras autour de ses épaules pour la ramener vers son siège.

— Vous pouvez prendre tout ce que vous voudrez ! Asseyez-vous, je vous prépare une assiette.

Elle aurait dû protester. Elle sentait bien que c'était quand Lucas se montrait le plus charmant qu'il était le plus dangereux... Mais elle avait faim maintenant, vraiment faim et après tout, quel mal y avait-il à partager un repas avec lui? S'il s'obstinait à la demander en mariage, elle n'avait qu'à continuer de dire non, sans se laisser attirer dans des discussions inutiles. Il ne pouvait rien faire tant qu'elle ne cédait pas, et elle ne céderait pas. Partant de ce principe, elle ne risquait rien à passer un moment avec lui. Et puis, il valait

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tout de même mieux entretenir des relations détendues et cordiales avec le père de son enfant !

Elle reprit sa place et se prépara à savourer ce rare plaisir : avoir quelqu'un qui s'occupe d'elle. De l'autre côté du bureau, il choisissait avec soin les meilleurs morceaux, les arrangeait élégamment sur une assiette.

— Où avez-vous trouvé tout ça ? demanda-t-elle. Ne me dites pas que vous avez tout préparé vous- même, je ne vous croirais pas.

— Et pourquoi ? Sachez que je réussis un steak du tonnerre, quand je m'y mets, répliqua-t-il en déposant cérémonieusement l'assiette devant elle. Certes, il ne faut pas me demander beaucoup plus compliqué, et en l'occurrence vous n'avez pas tort : tout ça vient de chez Thomson, le traiteur d'à côté. Ça vous plaît ?

Rocky mordit dans un œuf mimosa et mâcha lentement avec un sourire de satisfaction. En face d'elle, après avoir amoncelé une quantité impressionnante de nourriture sur une seconde assiette, il s'était lui-même mis à manger avec entrain.

— Mmm... , dit-elle. Je ne me souviens même plus de la dernière fois que j'ai fait un pique-nique.

— Moi si, rétorqua-t-il en s'accoudant familièrement sur le bureau. Je faisais mes études de médecine, c'était en plein été, et un copain a organisé une sortie pour moi avec une fille. Une élève infirmière dont l'unique but dans l'existence était d'épouser un médecin. Bien sûr, je ne le savais pas, mais mon copain, si. On commençait à peine à déballer les provisions qu'elle s'est jetée sur moi... et on s'est effondrés tous les deux dans une fourmilière.

Rocky éclata de rire. — Et alors ? — Alors je l'ai emmenée d'urgence à l'hôpital. Elle était allergique. — A toi ou aux fourmis ? — Très drôle, commenta-t-il avec un large sourire. Aux fourmis,

bien sûr. Pendant tout le reste de l'année, elle était tellement gênée chaque fois qu'elle me croisait sur le campus qu'elle se planquait derrière un arbre. Bien entendu, on n'est plus jamais sortis ensemble.

— La pauvre, quelle humiliation ! Elle a fini par se trouver un médecin ?

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— Oui ! acquiesça-t-il avec un éclair faussement sardonique dans le regard. Et tu sais... vous savez qui ? John, le copain qui avait cherché à nous jeter dans les bras l'un de l'autre... il est tombé amoureux fou d'elle. Aux dernières nouvelles, ils avaient trois gosses et attendaient le quatrième. Il travaille jour et nuit rien que pour les nourrir et mettre de l'argent de côté pour leurs études.

Rocky le regardait, les yeux brillants, le visage tout illuminé de rire.

— Vous vous rendez compte ? Ça aurait pu être vous. Il hocha la tête en riant aussi : — Je bénis ces fourmis dans mes prières tous les soirs. Tu... vous... Il s'interrompit, frappa légèrement le bureau du plat de la main,

lui lança un regard en coin et reprit en hésitant un peu : — Ecoutez. Je voudrais vraiment qu'on puisse se dire « tu ». Ne

va surtout pas imaginer que je te demande ça parce que je veux... je ne sais pas, moi, gagner du terrain, me rapprocher de toi. Non, c'est parce que le tutoiement entre nous me semble plus naturel. Du reste, j'ai bien vu qu'à toi aussi il t'arrivait quelquefois de... Bref, étant donné qu'on risque, en plus, de se voir très régulièrement à cause du petit, je pense que ce serait mieux. Sinon, le gosse finirait par se demander un jour de quelle façon nous nous y sommes pris pour réussir à le fabriquer !

Il avait dit ça d'une façon si drôle qu'elle éclata spontanément de rire. Elle se sentait un peu effrayée par cette intimité de langage, assez soulagée aussi. Mais les bonnes résolutions qu'elle avait prises contribuaient à la rassurer : Lucas pouvait proposer tout ce qu'il voudrait ; la décision finale dépendait d'elle.

— Tu veux bien ? répéta-t-il. — Bon... Bon, d'accord. N'en profite pas, c'est tout, lança-t-elle

d'un ton un peu méfiant. — Merci ! Je reprends : tu as presque terminé ! Tiens,

reprends-en un peu. Il se pencha en travers du bureau pour poser un œuf sur l'assiette

de la jeune femme. — Non ! Assez ! Si tu continues comme ça je ne vais plus pouvoir

rentrer dans mon jean. Elle n'aurait pas dû dire cela. L'ambiance joyeuse et détendue se

volatilisa d'un seul coup. Il ne riait plus, tandis qu'il parcourait son corps d'un long regard sensuel, notant la plénitude de ses seins sous

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son pull bleu, la finesse de sa taille, la rondeur de ses hanches. Il ne l'avait pas touchée mais, en un battement de cœur, elle se retrouva le souffle court, le corps embrasé. Sans un mot, ils revivaient tous deux leur nuit sur la montagne.

— Au fond, John n'était pas si bête, dit-il d'une voix un peu rauque. Tu vas faire une très belle future maman. Tu as déjà ce rayonnement...

La couleur de ses joues en ce moment ne devait rien au rayonnement spécial des femmes enceintes, mais Rocky se sentait incapable de trouver les mots pour le lui dire. Son pouls battait dans ses oreilles, assourdissant, la pièce lui semblait étouffante, les replis secrets de son corps se réveillaient. Elle aurait dû être horrifiée mais elle n'arrivait à penser qu'à une chose. Ils étaient seuls et elle n'avait qu'à lui tendre la main... Rien qu'à cette idée, ses doigts fourmillaient.

La sonnerie du téléphone éclata comme un cri dans le silence chargé. Rocky sauta sur ses pieds, le rose de ses joues vira au rouge brique. Dans son affolement, elle eut tout de même le temps de protester intérieurement contre cette rougeur humiliante qui la trahissait. Elle n'avait plus rougi autant depuis l'année de ses quinze ans.

Elle tâtonna sous la nappe, trouva le téléphone, l'arracha à son support d'une main qui tremblait un peu.

— Transport aérien Fortune, dit-elle très vite en évitant le regard de Lucas. Rocky à l'appareil.

— Bonjour, petite sœur, dit la voix un peu traînante de son frère. Comment ça se passe là-haut ?

— Adam ! s'écria-t-elle, enchantée. Attends, ne quitte pas. Vite, elle se tourna vers Lucas. — Tu m'excuses ? C'est mon frère et je ne lui ai pas parlé depuis

une éternité. Il se mit sur pied avec la grâce féline qui ne cessait jamais de

l'émouvoir. — Bien sûr... De toute façon il faut que je contacte Mary pour

m'assurer que tout est tranquille au dispensaire. Il y a un autre téléphone ?

— Sur le bureau de Charlie, près de l'entrée, lança-t-elle. Fais le 0 pour avoir la ligne.

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Il sortit en refermant doucement la porte derrière lui. En notant cette discrète attention, Rocky ressentit un petit pincement de plaisir et sourit en se retournant vers le téléphone.

— Tout marche du tonnerre, dit-elle gaiement. Comment vont les gosses ?

— De vraies terreurs, répliqua-t-il avec un rire léger. Je me demande comment je vais les tenir quand ils seront ados. Ils usent les baby-sitters à la vitesse grand V ! Mais ce n'est pas pour ça que j'ai téléphoné.

Des sirènes d'alarme se déclenchèrent dans la tête de Rocky. Encore cette fatalité qui s'acharnait sur eux depuis la mort de Kate ? La famille avait à peine le temps d'absorber un choc avant que le suivant ne vienne les frapper. Quel coup dur leur réservait-on maintenant ? Elle respira profondément pour se calmer et se raidit en attendant le pire.

— Qu'est-ce qui se passe encore ? Encore un problème au labo ? — Pas au labo, non, mais c'est un vrai problème. Papa a décidé de

vendre une part très importante des actions de la famille à Monica. — Comment ? hurla presque Rocky. — Je sais. C'est invraisemblable. Elle a déjà racheté tout ce qu'elle

a pu par ailleurs et voilà que papa lui en abandonne encore un gros paquet.

— Maman doit être folle de rage, rétorqua Rocky avec une grimace. Monica est déjà le plus gros actionnaire, en dehors de la famille. Si elle continue comme ça, papa n'aura plus qu'à lui donner les clés de la boutique. Tu devrais peut-être lui parler.

— Moi ? Tu plaisantes ? Le ton sardonique de son frère la heurta. Si seulement il y avait

moyen de leur ouvrir les yeux, à ces deux-là ! Si seulement elle pouvait faire quelque chose pour faciliter le contact, pour les aider à se comprendre. Quand deux personnalités aussi fortes se braquent et s'affrontent sur tous les plans, même les plus futiles, personne n'y peut rien. Cela faisait des années que le père et le fils ne se parlaient quasiment jamais. Chacun se retranchait sur ses positions et rien n'indiquait qu'il puisse y avoir une réconciliation un jour. Que de temps et d'énergie perdus ! Un jour, s'il arrivait malheur à l'un ou à l'autre, il serait trop tard, il n'y aurait plus que les regrets.

— Si tu voulais bien lâcher un peu de lest..., dit-elle en sachant très bien que cela ne servirait à rien.

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— Pourquoi moi ? Il ne m'a jamais rien passé, lui. — Mais... — Laisse tomber, ma grande. Je n'aurai jamais avec lui les mêmes

rapports que toi ou Allie ou Caro. L'ardoise est trop lourde. Une ardoise, ça s'efface, pensa Rocky. Cette fois, elle ne dit rien,

cependant. Elle connaissait trop bien le ton de son frère : exactement le même que celui de son père quand il avait décidé quelque chose. Elle sourit en silence en se demandant pourquoi les deux hommes étaient incapables de voir à quel point ils se ressemblaient. Bien sûr, elle ne pouvait pas suggérer une chose pareille à Adam !

— Je sais que ce n'est pas ce que tu veux entendre, dit-elle, mais il va falloir faire confiance à papa. Nous n'avons pas le choix. De toute façon, il ne fera rien qui puisse mettre la compagnie en danger. Il l'a dans la peau, autant que grand-père, et c'est pour ça que Kate lui a passé les commandes. Ses actions lui appartiennent en propre, il peut les vendre à qui il veut et nous n'y pouvons strictement rien.

— A part envisager de le faire interner, répliqua Adam d'un ton rogue. Visiblement, il a perdu la tête.

Rocky éclata de rire. Elle savait bien que son frère ne pensait pas ce qu'il disait. Personne n'avait la tête mieux ancrée sur ses épaules que Jake. Même Adam était obligé d'en convenir ! Non, quelles que soient ses raisons pour décider de vendre ses actions à Monica, ce n'était pas parce qu'il lui manquait une case.

— Maman refuse peut-être de lui adresser la parole en ce moment, mais je ne la vois tout de même pas faire une chose pareille, répondit-elle, amusée.

Abandonnant ensuite le sujet d'un commun accord, ils se mirent à échanger les dernières nouvelles. Rocky parla des débuts de son entreprise, Adam lui raconta les derniers potins de la famille. Elle s'abstint néanmoins de lui annoncer la grande nouvelle. Il était trop tôt encore pour faire face aux questions qu'on n'allait pas manquer de lui poser.

Quand elle raccrocha quelques minutes plus tard, elle souriait. Son sourire pourtant s'effaça très vite. Pourquoi, mais pourquoi son père avait-il décidé de vendre des actions à Monica ?

— Des ennuis ? Perdue dans ses pensées, elle sursauta en voyant Lucas passer la

tête par la porte du bureau. Elle lui fit signe d'entrer assez

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distraitement. En ce moment, elle ne ressentait rien de la redoutable emprise qu'il pouvait avoir sur elle.

— Rien de très grave. Finissez... finis de déjeuner. Tout va bien au dispensaire ?

— Oui. La foule va bientôt débarquer, mais j'ai encore quelques minutes.

Laissant la porte ouverte, il se laissa tomber sur son siège en face d'elle. Il avait déjà compris que la nourriture étalée sur le bureau n'intéressait plus la jeune femme. L'ambiance avait changé, leur pique-nique abandonné semblait déjà fané. Maudissant le coup de fil qui avait tout gâché, il essaya de se dire que les soucis de Rocky ne le regardaient pas — mais cela le regardait, par contre, si elle ne mangeait pas correctement ! Parce que cela touchait au bien-être du bébé.

Les sourcils froncés, il demanda abruptement : — Ton frère t'a donné de mauvaises nouvelles ? — Pardon ? — Ce coup de fil, insista-t-il patiemment. C'était de mauvaises

nouvelles ? On dirait que tu es sur une autre planète. Elle hésita, puis haussa les épaules avec un sourire un peu triste. — Désolée. C'est toujours comme ça avec la famille... Ils

téléphonent à propos de choses que personne ne peut changer et puis ils te laissent mariner dans ton jus. Ce n'est rien de grave, enfin, j'espère.

— Tu sais, on m'a souvent dit que je sais très bien écouter. Si tu as besoin de quelqu'un à qui parler, je suis tout ouïe. Ça fait souvent du bien de décharger ses ennuis sur quelqu'un d'autre.

Sans qu'elle l'ait voulu, ses yeux se fixèrent sur les épaules du jeune homme qui lui faisait face. Des épaules larges et solides, capables de porter bien des fardeaux. Une femme pouvait se confier à un homme doté de pareilles épaules — un homme qui faisait disparaître le monde entier chaque fois qu'il la prenait dans ses bras. Si jamais elle décidait de se laisser aller, elle se voyait bien poser la tête sur sa poitrine et lui ouvrir ses pensées les plus intimes.

Sans réfléchir, elle dit : — Mon père a décidé de vendre des actions de Fortune Cosmetics

à Monica Malone. Il haussa un sourcil sombre et émit un long sifflement.

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— Je vois. Il paraît que c'est une femme d'affaires avertie. J'ai lu un article sur elle il y a quelques mois, dans les pages financières. Ne contrôle-t-elle pas déjà un sacré paquet de vos actions ? Oui, c'est curieux que ton père accepte de lui céder de nouvelles parts ! Ça n'a pas l'air très raisonnable.

— Non, mais il n'y a apparemment aucun moyen de le raisonner. Adam est hors de lui. Il n'arrive pas à comprendre ce qui lui a pris et papa n'est pas décidé à s'expliquer.

— Est-ce qu'il explique habituellement ses décisions à la famille ? — Non. Tout de même, c'est un coup à perdre le contrôle de

l'entreprise. — Seulement s'il en vend assez pour que cette Monica devienne

l'actionnaire majoritaire. Tu crois vraiment qu'il ferait une chose pareille ?

Non. Bien sûr que non ! Jake avait beau avoir ses défauts, en affaires il était le meilleur, et Monica n'était pas assez intelligente pour le piéger. De plus, il détestait et méprisait Monica Malone : jamais il n'accepterait de lui abandonner délibérément la compagnie.

— Non, dit-elle tout haut avec un sourire de soulagement. Non, c'est vrai. Je n'aurais pas dû y croire un seul instant. Adam était dans un tel état qu'il a fini par me faire peur mais non, je suis sûre qu'il ne ferait pas ça.

— D'après ce que j'ai entendu dire de ton père, c'est un vrai renard et il ne fait pas bon jouer au plus fin avec lui. Ça m'étonnerait qu'il baisse les bras; il prépare sûrement quelque chose. Vraiment, je ne crois pas qu'il faille trop s'inquiéter.

Rocky acquiesça. Son père agissait pour le mieux, elle en était de nouveau convaincue, mais cela faisait du bien de l'entendre dans la bouche de Lucas... encore que ce dernier point soit lui-même de nature à l'inquiéter. Car, ainsi qu'il le lui avait dit, Lucas savait écouter. Un peu trop bien, même. Et il ne fallait surtout pas qu'elle tombe dans ce piège et prenne l'habitude de se tourner vers lui chaque fois qu'elle aurait besoin d'un soutien émotionnel. Il n'y avait aucun avenir pour eux, en effet. Ni maintenant, ni jamais. Et elle avait tout à perdre à l'oublier.

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8.

Lucas retourna au dispensaire et Rocky termina son annonce. Le texte qu'elle n'avait cessé de retourner dans tous les sens pendant la matinée sembla prendre forme de lui-même en quelques minutes. Elle en retrancha une phrase, changea l'ordre des informations et posa son stylo, très satisfaite, pour tout relire. Parfait. Le style était professionnel, concis mais avec un brin de fantaisie : exactement ce qu'il fallait pour donner à des gens un peu aventureux envie de prendre contact avec elle. Vite, elle expédia son annonce par fax et décida d'effectuer un contrôle technique approfondi du Cessna. Tout à l'heure, elle devait emmener un agent immobilier et son client visiter un ranch, et elle voulait s'assurer que tout était en ordre.

Elle passa une heure avec Charlie à faire ronfler le moteur et vérifier tous les circuits. Puis le mécanicien passa à une autre tâche et elle entreprit un nettoyage minutieux de l'intérieur de la cabine. Ils avaient passé tous les appareils au jet, la veille, et le petit avion rutilait littéralement.

Les clients arrivèrent dans une grosse voiture de location. Charlie partit les accueillir tandis qu'elle se hâtait de faire disparaître tous les signes de ses activités ménagères avant d'aller se présenter à son tour. Elle émergeait de la portière, charriant maladroitement son aspirateur, quand elle faillit heurter une haute silhouette : Lucas était de retour !

Dès qu'elle l'aperçut, un sourire involontaire illumina son visage — un sourire qu'elle aurait dû réussir à contrôler.

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— Déjà de retour ? Je croyais que tu avais des patients cet après-midi.

— Il n'y avait pas grand monde : quelques rhumes, les dernières grippes. Puisque je vois que tu pilotes aujourd'hui, j'ai bien envie de profiter du voyage. Tu as la place pour un passager supplémentaire ?

Rocky le considéra, soupçonneuse. — J'ai la place, bien sûr, mais ce n'est pas un sauvetage cette fois,

je n'ai pas besoin d'emmener un médecin. Et si on avait besoin de toi au dispensaire ?

— On pourra toujours me joindre. Mary peut prévenir Charlie s'il y a un problème, et il nous le fera savoir.

Décidément, il avait tout prévu ! songea-t-elle. Et il voulait lui faire croire qu'il passait là par hasard, juste au moment où elle s'apprêtait à décoller ? C'était un peu gros. D'autant qu'elle savait qu'il n'était pas homme à s'absenter pendant les heures de consultation pour s'accorder un après-midi de vacances.

Les sourcils froncés, elle jeta un coup d'œil vers l'accueil pour vérifier que ses clients ne pouvaient pas l'entendre.

— Comment as-tu su que j'avais un client ? Je ne l'ai appris moi-même que ce matin et nous n'en avons pas parlé à midi.

Il haussa les épaules, évita son regard. — C'est le hasard, tu sais... — C'est ça, le hasard ! répliqua-t-elle. Un hasard qui se

prénomme Charlie, non ? Je me trompe ? Attends un peu, je vais... Elle se dirigeait déjà vers le bureau, furieuse, quand Lucas lui

saisit le bras. — Attends ! C'était mon idée, pas la sienne. Ne lui fais pas

d'histoires pour quelque chose dont il n'est pas responsable. Bon, j'avoue tout : je lui ai demandé de m'appeler chaque fois que tu allais décoller, pour que je puisse t'accompagner. Je veux être là au cas où il arriverait quelque chose.

Outrée, Rocky le foudroya du regard. De quel droit se mêlait-il de ses affaires ? Voilà longtemps qu'elle n'avait plus besoin d'une nounou pour l'accompagner chaque fois qu'elle mettait le nez dehors ! En même temps, une émotion ténue se réveillait dans son cœur. Lucas voulait la protéger... Si seulement elle avait pu croire que ce n'était pas seulement pour l'enfant, mais aussi parce qu'il tenait à elle !

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Mais non : s'il avait eu des sentiments pour elle, il l'aurait dit. Les occasions n'avaient pas manqué. Ce devait être encore une manifestation de son besoin de tout contrôler.

La déception lui serra le cœur et cela la mit en colère. Depuis quand se préoccupait-elle de savoir s'il tenait à elle ? D'un geste vif, elle lui arracha son bras.

— C'est ça, dit-elle, sarcastique. Et que feras-tu s'il y a un problème ? Tu sais piloter ? Tu sais réparer une pièce défaillante en plein vol ? A moins que tu comptes porter l'appareil à bout de bras comme Dieu le Père ?

— Je... — Je veux bien admettre que ton idée parte d'un bon sentiment.

C'est possible. Mais je ne te laisserai pas t'imposer dans ma vie de cette façon. C'est insupportable et ridicule. Si tu me l'avais demandé, j'aurais peut-être envisagé de t'emmener. Tu as voulu me forcer la main, alors c'est non.

— Tu as raison, dit-il. Interloquée, elle resta un instant bouche bée — ce qui permit à

Lucas de placer un mot. — Oui, j'aurais dû te le demander... — Exactement ! Et si on avait besoin de toi en urgence, qu'est-ce

que je serais censée dire à mes clients ? Désolée, vous avez perdu votre après-midi, il faut faire demi-tour parce que monsieur, qui est venu en touriste profiter de votre charter, a un petit problème à régler ? Tu trouves ça professionnel, toi ?

Il serra les dents. Elle n'avait pas tort. Si jamais un patient dans un état critique se présentait, il serait obligé de rentrer de toute urgence, au risque de mécontenter les clients de Rocky. Avait-il le droit de lui imposer ça ? De toute façon, pendant les heures de consultation, il devait absolument se trouver à portée de main, immédiatement disponible — même si on ne faisait appel à lui que pour une écorchure et deux coliques.

Consciente d'avoir marqué un point, elle le toisa un instant et lui tourna le dos.

— Trouve-toi un remplaçant, jeta-t-elle en s'éloignant, et j'envisagerai peut-être de t'emmener avec moi. De temps en temps. D'ici là, je te conseille de réviser un peu les clauses de ton fameux sens des responsabilités.

Les poings serrés, il la regarda s'éloigner sans un mot.

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Un quart d'heure plus tard, elle décollait avec ses deux clients. Malgré le bruit des moteurs, le silence planait dans la cabine. Habituellement, elle faisait passer le moment difficile du décollage avec quelques plaisanteries — beaucoup de clients se sentaient un peu mal à l'aise au moment où ils voyaient le sol s'enfoncer brusquement sous eux. Ensuite, elle enchaînait avec des informations touristiques. Cette fois, le cœur n'y était pas. Encore tremblante après son affrontement, elle avait besoin de toute sa concentration pour piloter.

Si Lucas avait été avec eux en ce moment, songea-t-elle, sans doute aurait-il tout de suite engagé la conversation, et les trois hommes se seraient mis à bavarder comme de vieux amis. S'il avait été là... Elle ne voulait pas l'admettre mais, au fond, elle aurait bien aimé l'avoir près d'elle. Ou plutôt une version améliorée de Lucas. En plus paisible, moins autoritaire. Contrariée, elle secoua la tête.

« Ma pauvre fille, te voilà de nouveau en pleine fiction », se sermonna-t-elle. Lucas était comme il était et il n'avait aucune intention de changer. Il allait falloir faire avec, et elle pouvait s'attendre à une longue bagarre, car elle prévoyait déjà qu'elle aurait à négocier chaque décision au sujet du petit...

Une soudaine envie de pleurer la saisit. Bien sûr, elle voulait cet enfant, mais elle aurait tout de même préféré l'avoir dans des circonstances plus classiques, avec un homme qui les aurait chéris tous les deux et qui l'aurait aidée à l'élever au lieu de s'opposer à chacune de ses initiatives. Au lieu de ça, elle allait devoir réfléchir et préparer à tout moment des arguments pour expliquer des décisions que l'instinct seul suffit souvent à justifier. Un exercice d'autant plus périlleux que Lucas ne voyait pas les choses de la même façon. Aussi sa façon d'envisager la vie de leur enfant risquait-elle de se révéler à l'opposé de la sienne.

Que cet homme était donc insupportable, avec son orgueil invraisemblable ! Le pire, c'est qu'il était incapable d'admettre un autre point de vue que le sien, incapable même d'écouter ce qu'elle avait à dire. C'était dommage, vraiment dommage — car s'il avait été seulement un peu plus souple, un peu plus respectueux de qui elle était et de ce qu'elle attendait de l'existence, elle aurait pu l'aimer.

Le paysage époustouflant qui se déployait sous eux vacilla un instant, brouillé par les larmes qui lui emplissaient les yeux. Et dans un instant de vérité, elle comprit que, en dépit de tout, elle l'aimait !

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Elle aimait cet homme exaspérant, et elle n'y pouvait rien. Non seulement elle allait devoir lutter contre lui mais aussi contre elle-même. Car si elle voulait garder sa propre intégrité — et cela, elle le devait à son enfant — elle ne pouvait pas se permettre de céder à son amour.

Eh bien non, elle ne céderait pas. Le temps passant, elle finirait bien par s'endurcir et elle cesserait de regretter ce qui n'avait pu avoir lieu. C'était une question de volonté, c'est tout, et elle venait de se prouver à l'instant qu'elle était capable de lui tenir tête. Ne venait-il pas d'abandonner ses prétentions absurdes de l'accompagner chaque fois qu'elle prendrait les commandes de l'un des appareils ? Un bref sourire détendit sa bouche tandis qu'elle imaginait la tête de Lucas obligé de prendre le manche à un moment où elle serait effectivement incapable de piloter. Il était bien bon de vouloir la protéger mais, sur le plan pratique, il serait fort embêté pour les tirer d'affaire.

En tout cas, fini les faiblesses. Si elle tenait bon, sans jamais céder, il serait forcé d'apprendre à tenir compte de ses opinions. Pour sa part, elle se contenterait de faire ce qu'elle estimait devoir faire, de la façon qu'elle aurait choisie. Elle serait la digne petite-fille de sa grand-mère.

Devant elle, le paysage étincelait. Le temps était radieux : il n'y avait pas un nuage, très peu de vent — une journée idéale pour voler. Lancée dans son petit bolide droit dans ce grand ciel bleu, elle sentit une euphorie subite l'envahir. Revigorée, elle se tourna vers ses deux passagers et leur adressa son sourire le plus dévastateur. Les deux hommes enchantés se mirent à parler tous les deux à la fois.

— Nous arrivons au ranch, monsieur Haggendorf, dit-elle gaiement. Si vous regardez droit devant vous, par cette échancrure, vous verrez la vallée dans laquelle il se trouve. Je vous propose de passer plusieurs fois au-dessus de la maison et des dépendances, puis de décrire un large cercle autour de la propriété. Vous savez qu'il n'y a actuellement pas moyen d'atterrir sur place mais vous pourrez vous faire une idée assez précise des lieux.

— C'est ce que je vous disais, renchérit l'agent immobilier. De cette façon, vous pouvez découvrir la propriété d'un seul coup d'œil et décider si vous voulez revenir pour visiter l'intérieur. Nous pourrons écarter d'emblée les demeures qui ne vous « parlent » pas

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sans vous faire perdre des journées entières à sillonner la région en voiture.

— Et vous, mademoiselle, vous qui vous y connaissez, pourrez-vous me dire pour chaque site s'il y a moyen d'aménager un petit terrain d'aviation ?

Le client s'était carré dans son fauteuil, ravi d'avoir deux experts à sa disposition pour l'aider à réaliser son caprice. Comme tant d'autres, il rêvait de posséder un ranch bien à lui, perdu au fond d'une région sauvage, un endroit où il puisse venir se ressourcer quand le stress le guettait. Selon toute prévision, il n'y mettrait jamais les pieds, et la propriété se retrouverait bientôt sur le marché pour appâter un autre citadin.

—Sous réserve d'une étude du sous-sol, répondit gravement Rocky, je peux vous indiquer s'il y a un site possible.

Derrière le dos de son client, l'agent lui envoya un clin d'œil approbateur et ils amorcèrent un virage pour survoler à faible altitude les bâtiments du ranch. Trop rustique, se dit tout de suite Rocky. Beaucoup trop rustique et fonctionnel. Ce client voudrait certainement quelque chose de moins austère, de plus civilisé. On sentait trop ici que la neige bloquait toutes les routes pendant deux mois chaque hiver.

L'agent lui avait soumis toute une liste de propriétés à vendre et Rocky s'était préparé un itinéraire avant de décoller. Mais elle n'avait pas prévu à quel point la journée serait rude — plusieurs heures aux commandes, passées à exécuter des séries de manœuvres assez difficiles à basse altitude au-dessus de chaque propriété, tout en répondant à un barrage continu de questions sur les moyens d'accès et les mérites comparés de chacune d'entre elles ! L'agent immobilier, en effet, content d'avoir trouvé une alliée, la faisait également travailler dur à évaluer les différents avantages des propriétés qu'il présentait.

Le jeu finit pourtant par la lasser et le client par l'agacer. Ce dernier semblait parfaitement insensible au charme simple des belles maisons de bois dans lesquelles de rudes travailleurs avaient fait vivre leurs familles. Il ne voulait qu'un jouet pour satisfaire un caprice. La procession de tous ces ranchs désertés commençait aussi à l'attrister. Cet abandon était significatif de la fin d'un mode de vie condamné par les impératifs économiques d'une nouvelle ère. Seuls les gros producteurs de viande des régions plus clémentes

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réussissaient encore à survivre... Pourtant, il y avait eu ici des générations d'hommes et de femmes solides et durs à la tâche, obligés de lutter quotidiennement pour assurer leur subsistance. Des hommes proches de la nature pour qui la famille tenait la première place... Es avaient fait l'Amérique et ce n'était pas pour rien qu'ils tenaient aujourd'hui une telle place dans la mémoire collective !

La visite toucha bientôt à sa fin. M. Haggendorf n'avait retenu que deux ou trois sites, bien entendu parmi les fermes les plus opulentes, déjà passées entre les mains de citadins comme lui. Quand elle stoppa enfin l'appareil en bout de piste après un atterrissage impeccable, Rocky était épuisée. Son dos la faisait souffrir et elle avait à peine l'énergie de sourire encore.

Elle remit les gaz au ralenti, ramena l'appareil devant le hangar, laissa descendre ses clients et coupa le moteur avant de sauter à terre à son tour. C'est alors qu'elle vit deux hommes émerger de la petite porte pour s'avancer à leur rencontre. Charlie et... Lucas !

Maîtrisant à grand-peine un mouvement d'humeur, elle fit entrer ses clients dans son bureau, leur proposa un café qu'ils refusèrent, encaissa leur paiement et rédigea un reçu. Expansif, visiblement très content d'elle, l'agent immobilier promit de faire de nouveau appel à ses services.

— Je peux être prête en une heure, lui dit cordialement Rocky. Passez-moi un coup de fil !

Les deux hommes prirent enfin congé en multipliant les remerciements, enchantés comme deux gamins qui ont fait un merveilleux tour de manège. Elle les accompagna jusqu'à la porte, attendit que leur voiture se soit éloignée et se retourna, à bout de forces, vers le sanctuaire de son bureau. Au premier pas, elle faillit se heurter à un homme dans la pénombre. Lucas s'était approché sans bruit et se tenait juste derrière elle.

— Ça va ? demanda-t-il à mi-voix. Tu as l'air fatiguée. — Ne commence pas, doc, claironna-t-elle, agacée par cet air de

connivence. Oui, je suis fatiguée. Complètement épuisée, en fait. J'ai mal au dos, j'ai l'impression de n'avoir rien mangé depuis une semaine, et je n'ai pas envie qu'on me suive partout comme le chien du poème. Celui qui symbolisait la mauvaise conscience.

Elle pensait le mettre en colère mais, à sa stupéfaction totale, il éclata de rire. Un rire jeune et joyeux, un rire très agréable. Malgré

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elle, elle sentit son agacement se dissiper un peu et se raidit. Il fallait tout de même mettre certaines choses au clair tout de suite.

— Je ne peux pas me retourner sans te tomber dessus, s'écria-t-elle. D'accord, le message est passé, tu t'es bien fait comprendre : tu te sens impliqué dans le développement du bébé, tu veux te rendre utile, tu veux me protéger. Admettons. Ce n'est pas une raison pour m'étouffer ! Tu ne peux pas m'emballer dans du coton et me poser sur une étagère. Tu voudrais avoir l'esprit tranquille mais tu t'y prends de la façon la plus égoïste qui soit. J'ai quitté Greg parce qu'il voulait me traiter comme sa chose, et ce n'est pas toi qui vas...

Un instant interloqué par sa tirade — l'accusation d'égoïsme surtout avait eu l'air de le prendre totalement au dépourvu — il retrouva instantanément sa combativité.

— Greg, répéta-t-il d'une voix brève. C'est le salaud dont tu parlais ? Raconte-moi ce qu'il t'a fait.

Elle leva les yeux au ciel. — Tu vois ? Tu recommences. Je n'ai pas besoin d'un champion

sans peur et sans reproche. Je me suis débarrassée toute seule de ce crétin...

Elle n'acheva pas sa phrase, mais ce n'était pas nécessaire. La façon qu'elle avait de le toiser était des plus explicites, indiquant qu'elle se sentait parfaitement capable de lui régler son compte à lui aussi : message reçu, pensa-t-il.

Il voulut lui lancer son ancien sourire impudent et supérieur, celui qui avait le don de la mettre hors d'elle — et fut un peu surpris quand il ne réussit pas à le retrouver.

— D'accord, Rambo, dit-il d'un ton conciliant en saisissant au vol la main qu'elle levait pour repousser ses cheveux en arrière. Ecoute, c'est l'heure de rentrer, non ? Laisse-moi te ramener chez toi.

— Pas encore, répliqua-t-elle en essayant de lui reprendre sa main. Il faut que j'aide Charlie à fermer boutique.

Il tenait bon et, après quelques efforts, elle dut laisser sa main où elle était, plaquée contre son cœur.

— Pas question, gronda derrière elle la voix du mécanicien. Je ne suis pas trop vieux pour faire la fermeture tout seul de temps en temps. Vous en avez plein les bottes, ça se voit. Rentrez vous reposer avant de tomber par terre.

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Elle hésita et Lucas assista en silence à sa lutte intérieure. Comme elle détestait montrer la moindre faiblesse, surtout devant lui ! Il n'avait jamais rencontré sa grand-mère Kate, mais il avait l'impression que les deux femmes se ressemblaient beaucoup. Des femmes fortes et indépendantes, butées comme des mules dès qu'on faisait mine de toucher à leur territoire. Pourquoi n'avait-il jamais réalisé à quel point cela lui plaisait, chez une femme ?

— C'est comme tu voudras, Rocky, murmura-t-il. « Ce n'est pas une bonne idée, sifflait une petite voix anxieuse

dans la tête de Rocky. Il vaut mieux le tenir à distance ! Dès que tu lui donneras un peu de marge, il en profitera pour grignoter du terrain. »

Et puis elle avait des responsabilités aussi, ce n'était pas bien de tout laisser faire à Charlie, simplement parce qu'elle était fatiguée. Seulement... elle avait tellement envie de rentrer chez elle !

Avant de pouvoir se retenir, elle s'entendit dire : — O.K., Charlie, mais demain, c'est vous qui partirez tôt et c'est

moi qui fermerai boutique. — Rien du tout, gronda l'autre. Vous serez aux petits soins pour

moi quand je serai malade, pas avant. Maintenant dehors, j'ai du boulot.

— Si vous vous y mettez à deux, alors ! s'exclama Rocky. Le cœur n'y était plus. Docile, elle enfila le manteau que lui

tendait Lucas, fouilla dans sa poche pour trouver ses clés de voiture. Au moment d'ouvrir la portière, elle vit Lucas prendre son souffle, certainement pour proposer de conduire. Elle lui jeta un bref regard et il se ravisa.

« Tiens, tiens ! se dit-elle, très encouragée. Monsieur a commencé à réfléchir ? Monsieur est donc capable de brider sa langue — et ses instincts d'homme des cavernes ? »

Ils ne parlèrent pas beaucoup pendant le court trajet. Lucas semblait perdu dans ses pensées et Rocky se sentait tout simplement trop épuisée. Après tout, ce n'était pas bien méchant de se laisser gâter un peu, se dit-elle. Pour une fois, elle pouvait le laisser l'accompagner chez elle, allumer le feu, se rendre agréable. Ce soir, seulement. Car il n'était pas question que cela devienne une habitude. Ce serait tellement facile de se laisser traiter comme une petite chose fragile pour se retrouver bientôt dans la situation inverse, à guetter ses humeurs à lui et à chercher à satisfaire ses

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moindres désirs. Moins parce qu'il l'exigerait, que parce qu'elle aurait envie de le faire. Lucas était tellement agréable quand il se détendait un peu !

A cette idée, un torrent d'images se déversa sur elle. Tout au déroulement de son film intérieur, elle gara la voiture devant chez elle et resta immobile, les mains posées sur le volant, le regard perdu au loin. Un souffle froid la dérangea et elle tourna la tête, désorientée... pour rencontrer les yeux sombres et attentifs de Lucas. Il lui avait ouvert sa portière et attendait patiemment qu'elle revienne à elle.

— Oh ! Elle rougit violemment, défit maladroitement sa ceinture de

sécurité. — Désolée, j'étais ailleurs. Je rêvais... Je dois être plus fatiguée

que je ne le pensais. — Ce n'est pas étonnant. Viens. Je pense qu'un bain chaud te

ferait du bien, non ? Allez, sors de là, je t'en fais couler un. Vaguement, elle se demanda si elle devait protester. Mais elle ne

pouvait tout de même pas vivre en le soupçonnant sans cesse de mauvaises intentions ! D'ailleurs il s'était écarté sans un mot et l'attendait déjà à la porte d'entrée. Avec des gestes lents, elle mit pied à terre, grimpa les marches du perron et déverrouilla la porte. Il se dirigea aussitôt vers la salle de bains et, renonçant à discuter, elle alla chercher sa robe de chambre et une chemise de nuit propre dans l'armoire. A côté, l'eau se mit à couler bruyamment dans la vieille baignoire à pattes de lion.

Avec lassitude, elle se traîna vers la salle de bains et s'arrêta sur le seuil, interdite. La petite pièce était transformée. Il avait pris des bougies dans le living et éteint le plafonnier. La douce lueur des flammes jetait son halo ambré sur les murs, tandis que le parfum de son huile de bain montait en volutes de la baignoire et que l'une de ses cassettes préférées jouait en sourdine. Comment avait-il fait tout cela si vite ? Quoi qu'il en soit, c'était plutôt gentil de sa part !

Mais qu'avait-il en tête, exactement ? Aussitôt le plaisir qu'elle venait d'éprouver à la vue de cette

délicieuse mise en scène se transforma en gêne. — Lucas, c'est vraiment très gentil mais...

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— Mais tu n'as pas besoin de mon assistance, acheva-t-il pour elle avec un large sourire. Ne t'inquiète pas, je n'allais pas proposer de te savonner le dos. La prochaine fois peut-être ?

Décontenancée, elle le vit lancer un clin d'œil et lui tourner le dos en lançant négligemment :

— Prends ton temps. Je vais fourrager dans la cuisine, voir si je nous trouve quelque chose pour le dîner.

Il sortit, referma la porte derrière lui. Vite, elle se précipita pour pousser le verrou, agacée par ce réflexe absurde, mais incapable de faire taire le martèlement de son cœur.

Elle respira profondément, lança un long regard de ressentiment vers la porte et commença à se déshabiller. Si tout cela faisait partie d'une campagne visant à gagner sa confiance, elle allait avoir du mal à garder ses distances. Car il montrait un réel talent pour dispenser ces petits soins qui font tellement plaisir aux femmes, qui qu'elles soient, même à une dure à cuire comme elle.

Pas si dure à cuire que ça, au fond... Avec un long soupir, elle se laissa glisser dans l'eau chaude et

parfumée, s'immergea complètement, refit surface et s'adossa avec un soupir de bien-être. Que c'était bon! La tension la quittait, ses muscles se dénouaient, sa tête se vidait. Les yeux fermés, elle savoura la sensation, écouta la voix caressante de Tony Bennet et glissa peu à peu dans une sorte de transe hypnotique.

L'eau en refroidissant finit par la ramener à elle. Combien de temps était-elle restée dans son bain ? Des effluves délicieux venus de la cuisine couvraient le parfum subtil de ses sels de bain. La salive lui vint à la bouche et elle décida qu'elle mourait de faim.

Vite, elle arracha le bouchon de la baignoire et sortit de l'eau. Elle tendait la main pour prendre son peignoir quand un coup frappé à la porte, la fit bondir.

— Rocky ? Tout va bien ? Le dîner est presque prêt, tu as besoin de quelque chose ?

— Non, non ! Son cœur s'emballa et elle s'enroula fébrilement dans son

peignoir de bain. En même temps, elle se traitait mentalement de tous les noms. Quand arrêterait- elle de jouer les ingénues ! Il ne pouvait tout de même pas la voir à travers le panneau et, s'il avait eu l'intention d'entrer, il ne se serait pas donné la peine de frapper. Et

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puis, il l'avait déjà vue nue, tout de même ! Maudissant la voix un peu trop aiguë qui sortait de sa gorge serrée, elle cria :

— J'avais terminé. J'arrive tout de suite. Le temps de passer quelque chose.

— Bien ! J'apporte tout sur la table. Il s'éloigna sans commentaire, ses pas faisant craquer le vieux

plancher du couloir. Rocky cessa de retenir son souffle. Elle n'avait pas réalisé que les choses étaient allées aussi loin. Maintenant, elle ne pourrait plus prendre de bain sans se souvenir qu'il était entré ici, qu'il lui avait préparé un décor de rêve avec des bougies et de la musique douce. Pourquoi, pourquoi avait-elle accepté sa présence ce soir ? Patiemment, insensiblement, il se glissait dans toutes les parties de son existence. Bientôt, elle ne pourrait plus lui échapper nulle part...

Il fallait que cela cesse et c'était à elle de définir les limites une fois pour toutes. Elle allait lui parler, calmement mais fermement. Son estomac gronda et elle corrigea un peu son plan de bataille : après le dîner, ils pourraient discuter. Pour l'instant, se dit-elle afin de se justifier, elle avait trop faim et ses idées n'étaient pas assez claires.

Reculant de deux pas, Lucas jeta un regard critique à la table.

C'était pas mal, pas mal du tout, se dit-il satis fait. Surtout quand on considérait le peu de moyens avec lesquels il avait dû travailler. Rocky avait beaucoup de qualités, mais elle n'était visiblement pas une cuisinière accomplie. Pas un seul livre de recettes à l'horizon. Il y avait des gadgets compliqués dans sa cuisine et sa vaisselle avait dû coûter une fortune, mais le placard était quasiment vide et le congélateur ne recelait que des pizzas surgelées. Il n'avait rien lui- même d'un vrai cordon-bleu, mais il refusait de s'abaisser jusque-là. Heureusement, il avait trouvé une grosse boîte de pot-au-feu sur une étagère et un cylindre de petits pains prêts à cuire au réfrigérateur. Il avait suivi les instructions avec soin, fait encore une descente dans le living pour achever de vider le paquet de bougies et maintenant, la table de la cuisine resplendissait.

—Qu'est-ce qui sent si bon ? s'enquit une voix un peu enrouée derrière lui.

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Il se retourna d'un bond, prêt à la taquiner au sujet de ses talents de cuisinière — mais sa gorge se serra si brutalement qu'il ne put articuler un son. Elle se tenait sur le seuil de la pièce, le visage tout rose et sans un soupçon de maquillage, ses cheveux humides dans un nuage de bouclettes. Elle portait une robe de chambre de flanelle et de gros chaussons fourrés — à première vue l'accoutrement le moins sexy qui soit — et pourtant il sentait son corps réagir avec une rare violence. Tout à coup, cela devenait très difficile de respirer normalement. Elle devait ressembler à ça le matin, quand elle venait juste de se lever...

« Arrête tout de suite, dit une voix sévère dans sa tête. Pas question de partager son lit. Tu es là pour t'occuper d'elle, rien de plus. Essaie encore de la séduire et tu perds le peu de chances qui te reste de l'épouser. Et de lui faire ravaler son petit commentaire sur ton égoïsme. »

C'était là assurément un bon conseil, mais très difficile à suivre au demeurant. Car il ne se souvenait que trop de ce que c'était que de lui faire l'amour! D'où venait donc l'effet qu'elle avait sur lui? Les autres femmes semblaient faire des efforts pour séduire ; elle jamais. A part le jour mémorable de leur première rencontre, il ne se souvenait pas l'avoir jamais vue dans une tenue aguichante. Pourtant, elle n'avait qu'à paraître pour lui faire perdre la tête. Ses mains gardaient encore le souvenir du grain de sa peau, il retrouvait sa chaleur, le son de son souffle précipité à son oreille... Et puis elle avait un parfum qui ne facilitait pas les choses. Subtil et doux, tout frais, il flottait autour de lui, l'emprisonnait, l'empêchait de penser à autre chose...

Il dut prendre sur lui pour retrouver sa voix. — Ce n'est que du pot-au-feu en boîte. Assieds-toi, je fais le

service. Il se détourna — vite, pendant qu'il le pouvait encore. Elle lui

obéit et il remplit cérémonieusement les deux assiettes, s'installa en face d'elle. Sous la table, le pied de Rocky heurta le sien et une onde de chaleur fusa le long de sa jambe, pour aller se ficher dans ses entrailles. Marmonnant un mot d'excuse, il recula d'un bond.

Rocky ne semblait rien remarquer. Elle venait de commencer à manger tout en bavardant gaiement :

— Merci. J'ai beaucoup apprécié ce bain ! Qu'est-ce que je me sens détendue...

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Elle avait bien de la chance, pensa Lucas amèrement. Pour sa part, il était survolté. En cet instant, il aurait juré que plus jamais il ne se sentirait vraiment détendu.

Il se mit à manger à son tour. S'il avait compté se régaler du fruit de ses efforts, il dut vite déchanter. Son appétit s'en était allé dès l'instant où il l'avait vue à la porte de la cuisine. Il avalait la nourriture machinalement, sans trouver de goût à rien. Il n'avait faim que d'elle ! La vie jouait vraiment de sales tours, par moments.

Le temps de terminer son assiette et il n'attendait plus qu'une chose : s'en aller d'ici, rentrer chez lui au plus vite. Il avait besoin de temps pour comprendre ce qui lui arrivait dès qu'il se trouvait près de cette femme. C'était tout de même insensé : dès qu'il se trouvait loin d'elle, il mourait d'envie de venir la retrouver et voilà qu'il cherchait à abréger leur première soirée ensemble...

Il en était là de ses cogitations quand Rocky, qui s'était levée pour aller déposer leurs assiettes dans l'évier, fit une petite grimace et se frotta le dos.

Tout de suite alerté, il s'enquit : — Ton dos te fait encore mal ? — Oui, soupira-t-elle. Je crois qu'il va falloir que je m'y habitue,

ça risque d'arriver souvent. Elle frottait toujours le même endroit, un peu sur le côté, juste

au-dessus de sa taille fine. Il aurait dû la laisser tranquille. Après tout, elle lui avait montré

de façon claire qu'il ne devait pas outrepasser certaines limites. Pourtant, il se sentait incapable de ne pas réagir. Pas ce soir, pas maintenant.

Il se leva, lui prit les assiettes des mains et dit sèchement : — Viens. Je vais te faire un massage. — Mais non, ce n'est pas la peine... — Si, c'est la peine, dit-il en lui prenant la main et en l'entraînant

vers la chambre. Heureusement qu'elle ne savait pas à quel point il avait besoin de

poser les mains sur elle ! Juste quelques minutes, se promit-il. Ça ne ferait de mal à personne, et elle dormirait mieux...

Cette chambre dans laquelle il entrait pour la première fois était charmante, avec un vieux lit de chêne, un grand fauteuil à bascule et un très beau tableau au mur. Il vit tout cela sans s'y arrêter, en saisissant seulement la vague impression d'un espace très agréable...

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— Allonge-toi sur le ventre. Je n'en ai que pour une minute, tu verras.

— Mais tu devrais sûrement rentrer chez toi. Il est tard, tu as des patients demain. D'ailleurs est-ce que quelqu'un sait où tu es, s'il y a une urgence ?

— J'ai mon bip. Mary n'a pas besoin de savoir où je suis pour me contacter. Arrête de t'inquiéter.

Il prit une grande inspiration et son courage à deux mains pour proposer :

— A moins que tu ne veuilles vraiment que je m'en aille. Je sais que tu es fatiguée...

— Non, reste ! Les mots étaient sortis trop vite, sans décision consciente de sa

part. Elle ne s'était même pas doutée qu'ils étaient là, tapis en elle, attendant le moment de jaillir. Horrifiée, elle plaqua une main sur sa bouche. Trop tard. Elle ne pouvait pas les reprendre. Les joues brûlantes, elle chercha maladroitement à se rattraper :

— Je veux dire... il n'est pas si tard, je ne me couche jamais tôt. J'ai juste besoin...

— Je comprends, l'interrompit-il avec douceur. Allonge-toi, Rocky. Laisse-moi m'occuper de toi.

Quand il prenait cette voix grave et tendre qui vibrait dans tout son corps, elle n'avait plus de volonté. Sans un mot, elle se débarrassa de ses chaussons, écarta son oreiller et s'allongea.

Elle sentit le lit se creuser quand il s'assit près d'elle. Un instant, elle eut très envie de s'écarter, de dire qu'elle avait changé d'avis, mais elle se sentait trop fatiguée pour faire cet effort. D'autant que les mains de Lucas s'étaient posées sur ses épaules, se mettant à les pétrir doucement... Et c'était une sensation merveilleuse. Il avait des mains fermes et précises qui semblaient savoir d'instinct où se trouvait chacune de ses crispations. Et Dieu sait s'il y en avait ! Sous ses doigts celles-ci se mirent pourtant à céder, une à une. Chaque fois, il passait patiemment à la suivante, en descendant régulièrement le long de son dos pour dénouer tout ce qu'il y avait en elle de vieilles tensions accumulées.

Quand il arriva au creux de ses reins, elle se dit qu'elle avait dû mourir sans s'en apercevoir et monter au paradis.

— C'est ça, bébé. Ferme les yeux et détends-toi, murmura-t-il.

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Avec un soupir de contentement, elle fit ce qu'il lui demandait et toutes les pressions du monde s'écartèrent d'elle. Elle n'eut plus conscience que d'un univers chaud et délicieusement douillet, dans lequel son corps avait apparemment fondu pour se transformer en une pâte infiniment malléable. Le temps ne s'était sans doute pas vraiment arrêté mais elle n'y pensait plus. Il ne restait que la sensation des mains de Lucas sur elle, la magie de ses doigts, accordés au battement sourd de son propre cœur dans ses oreilles.

Abandonnant son dos, il s'attacha à dénouer les tensions de ses bras, de ses mains, de la plante de ses pieds. Un pur délice... Quand il posa un baiser rapide sur la plante de son pied, elle eut un petit rire étouffé de collégienne. Puis il pressa sa bouche sur la peau sensible à l'intérieur de sa cheville et elle sentit le rire se bloquer dans sa gorge. Il ne la touchait qu'en cet unique endroit, mais elle sentait brusquement toutes les terminaisons nerveuses de son corps alertées.

—Lucas... Il y avait beaucoup de significations contraires dans ce simple

murmure. Elle protestait et en même temps sa voix s'enrouait, s'essoufflait dans un début de passion. Il entendit tout cela, s'ordonna de s'en tenir à l'avertissement qu'elle lui donnait, d'ignorer le reste... mais c'était impossible : il ne parvenait plus à lutter contre la marée de son propre désir. Il avait une terrible envie d'elle et le fait de la toucher pendant toutes ces longues minutes l'avait littéralement rendu fou. Il ne pouvait pas s'arrêter, pas maintenant, alors qu'elle s'abandonnait entre ses mains, si douce, offerte...

Le souvenir de leur unique nuit d'amour venait brusquement de resurgir, ravivant avec lui une tentation irrésistible.

Il savait pourtant qu'il ne devait pas profiter de la situation. Elle lui avait fait confiance, ils avaient réussi à passer une soirée ensemble sans s'affronter, en restant détendus et joyeux. Il risquait de la heurter, de détruire cette confiance. Elle était si ombrageuse ! Déchiré entre ces deux impératifs contradictoires, il serra plus fort sa cheville dans sa main et articula d'une voix qui tremblait un peu :

— Je sais. Je le sens aussi. Je te désire, je n'y peux rien, je deviens fou dès que tu es près de moi... mais il faut que ce soit toi qui décides. Si je continue à te toucher, je ne pourrai pas m'empêcher de

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te faire l'amour. Si ce n'est pas ce que tu veux, dis-le-moi tout de suite.

Il se raidit, attendit les mots qui le repousseraient. Où allait-il trouver la force de s'écarter d'elle ? Il s'était si bien préparé au pire qu'il ne put tout d'abord pas en croire ses yeux quand, au lieu de lui répondre, elle roula sur le flanc et lui saisit la main. En un mouvement, il se retrouva allongé tout contre elle.

Un grand bonheur le saisit. Se penchant tout près, le regard plongé dans le sien, il lui sourit en murmurant :

— Ça veut dire que je peux rester ? — A ton avis ? demanda-t-elle doucement en haussant un sourcil. A son avis, il allait mourir s'il ne la prenait pas tout de suite.

Combien de temps cela faisait-il qu'il ne l'avait pas embrassée — embrassée vraiment, en se perdant dans la sensation, dans l'ivresse incroyable de sa bouche ? Des jours, des semaines ? Un grondement roula dans sa gorge et il pressa ses lèvres contre les siennes. Il sentit alors les bras fins se refermer autour de lui et ce fut comme s'il retrouvait son foyer après une longue absence.

Il prendrait son temps, se promit-il. Ce serait lent et paisible. Il voulait qu'elle perde complètement la tête, qu'elle soit folle de désir, tout comme lui. Il voulait qu'elle ne se souvienne même plus de son propre nom quand il la prendrait enfin. Malgré toutes ses bonnes résolutions, dès l'instant où ses jambes frôlèrent les siennes, ses pensées se brouillèrent, et son cœur se mit à battre tel un lointain roulement de tonnerre, tandis qu'elle lui rendait baiser pour baiser, caresse pour caresse, comme s'ils s'aimaient depuis une éternité, comme s'ils avaient fait l'amour des centaines de fois au lieu d'une seule nuit.

Il y avait tant de confiance dans la façon dont elle se cambrait sous ses mains tandis qu'il lui retirait sa chemise de nuit, tant d'abandon dans la façon dont elle ronronnait tandis qu'il embrassait chaque parcelle de sa peau. Avec passion, elle murmurait son nom, s'accrochait à lui comme si elle ne voulait plus jamais le lâcher. Touché, bouleversé, il la sentit onduler contre lui, sentit ses hanches se presser contre les siennes, et le contrôle dont il s'était senti si sûr lui échappa totalement.

Serrant les dents pour retenir un cri de triomphe, il essaya de se souvenir qu'elle était enceinte — il ne pouvait pas s'emparer d'elle comme un sauvage. Elle gémit encore son nom, l'embrassa si

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longuement, si tendrement, qu'il sentit les derniers vestiges de sa raison lui échapper. A bout de désir, il essaya de lui dire qu'il ne répondait plus de rien :

— Chérie... Je ne veux pas te faire mal... — Mais j'ai mal, murmura-t-elle d'une voix enrouée en lui

mordillant l'oreille. J'ai mal partout, docteur. Vous ne pouvez rien faire pour me soulager ?

Il ferma les yeux, réprima une plainte. — Pour l'amour du ciel, ne me pousse pas à bout... — Je te pousse à bout, moi ? Elle venait de glisser une main entre leurs deux corps soudés l'un

à l'autre et il sentit céder le premier bouton de son Jean. Il voulut l'arrêter mais en vain : elle savait à quel point il la désirait et ne comptait pas s'arrêter en si bon chemin. Elle s'attaqua au bouton suivant, qui céda à son tour. Le jeu était terminé. Elle n'avait plus qu'une idée en tête à présent : lui arracher ses vêtements, et il l'aidait de son mieux.

Après, il ne fut plus question de parler, plus question de rien d'autre que de baisers profonds, de caresses fiévreuses. Leur respiration se précipitait, leur cœur s'emballait, leur peau frémissait tandis que chaque attouchement les faisait monter plus haut dans la spirale du plaisir. Le monde aurait pu s'arrêter de tourner sans qu'ils le remarquent.

Ils brûlaient et se précipitaient à corps perdu vers l'assouvissement. Tout à coup, Lucas sentit les jambes de Rocky s'ouvrir pour entourer ses hanches, et avec un gémissement sourd il s'enfonça en elle. Dans la lumière douce de la chambre, leurs yeux alors se rencontrèrent et, achevant de se perdre l'un dans l'autre, ils fusèrent droit vers le soleil.

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9.

— Epouse-moi. Laisse-moi prendre soin de toi et du bébé. Tu sais bien qu'on est faits pour être ensemble.

Il murmura cela à son oreille alors qu'ils reposaient, blottis, dans le noir, sa large poitrine contre le dos de la jeune femme. Il parlait cette fois sans rien exiger, sans parler de ses droits ou de ses devoirs, et elle se sentit prête à céder à la tentation.

Car elle l'aimait. Voilà des semaines qu'elle essayait de repousser cette certitude mais, ce soir, elle ne luttait plus. Jamais elle ne s'était sentie plus paisible, plus heureuse. Elle ne niait plus son amour. Elle aimait Lucas, elle l'admirait aussi, pour son honnêteté et sa gentillesse. Certainement, il ferait un bon père, un bon mari. Elle n'avait qu'à dire oui et tout cela serait à elle.

Ce petit mot, elle avait tant envie de le dire ! Il était là, sur le bout de sa langue... Mais avant même qu'elle puisse le prononcer, le bras autour de sa taille se resserra et, la pressant plus fermement contre lui, Lucas dit d'une voix douce :

— Je ne veux pas te brimer, tu sais. Je comprends que cela t'embête de renoncer à piloter pour le moment mais, au fond de toi, tu dois bien savoir ce qui est meilleur pour le bébé. Ce n'est pas parce que tu restes à terre un certain temps que tu ne voleras plus jamais. Quand le bébé sera là, on en reparlera.

Avec ces quelques mots, toute la magie du moment vola en éclats. Blessée, déçue, elle s'obligea à imaginer, non sans colère, de quelle façon, le moment venu, il lui en « reparlerait ». Comment il lui expliquerait que la mère de son enfant n'avait pas à passer ses journées à voler alors qu'un bébé attendait ses soins à la maison,

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comment il clôturerait la discussion en décrétant que c'était là un désir égoïste et irresponsable.

Des larmes amères lui brûlèrent les yeux. D'un mouvement convulsif, elle rejeta le bras de Lucas et bondit hors du lit.

— Je ne vois pas l'intérêt de remettre ce sujet sur le tapis, rétorqua-t-elle en se débattant pour enfiler sa robe de chambre. Tu n'accepteras jamais mon métier. Alors la réponse est non et encore non. Je ne veux pas épouser un homme qui ne me soutient pas dans mes projets.

Le visage dur, il alluma la lampe. — Pourquoi faut-il donc que tu sois si butée ? Je n'ai jamais dit

que je ne soutenais pas tes projets. Mais tu es enceinte, à présent. Il faut bien penser au bébé !

Il repoussa les couvertures et extirpa du lit son grand corps viril. — Parce que je n'y pense pas, peut-être ? répliqua-t-elle

furieusement. Eh bien si, j'y pense, figure-toi, je ne pense même qu'à ça, mais je n'ai pas l'intention de renoncer à moi-même pour autant. C'est pour ça que je ne peux pas t'épouser. Tu veux un mariage traditionnel, une petite femme docile qui reste à la maison, qui soit un objet précieux et délicat à protéger. Ce n'est pas moi, ça. Ce ne sera jamais moi et tu ferais bien de l'accepter. Car je continuerai à voler tant que je pourrai...

— Seulement pour me prouver que tu peux le faire. — Non ! Seulement pour me prouver à moi que j'existe et que je

n'ai besoin de personne pour me dicter ce que j'ai à faire. Du reste, je te rappelle que ma façon de vivre ne te regarde pas !

— Tu crois ça, gronda-t-il. Au cas où tu l'aurais oublié, c'est mon enfant que tu portes. Que cela te plaise ou non, ça me donne des droits sur toi. Si tu refuses de prendre soin de toi, c'est moi qui le ferai.

Rocky serra les poings, luttant contre le flot de rage qui se déversait sur elle et menaçait de l'emporter. Avec un rire de dérision, elle leva le menton et lui tint tête, refusant de céder d'un pouce.

— Détrompe-toi. Tu ne peux rien faire que je ne te permette de faire. Et personne ne m'empêchera de voler. Du moins tant que je me sentirai capable de le faire.

A présent, ils se foudroyaient du regard comme deux boxeurs au plus fort du combat. La tension entre eux était si forte que l'air

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crépitait presque. Furieux, Lucas ramassa sa chemise qui traînait sur le plancher, et la froissa entre ses mains. Dire qu'un peu plus tôt c'était cette même femme qui lui avait arraché ses vêtements, qui s'était pressée nue contre lui. L'image le rendait fou, il allait exploser...

— Eh bien, moi, personne ne m'empêchera de faire ce que j'ai à faire ! scanda-t-il. Et je peux te dire que chaque fois que tu auras l'intention de décoller dans l'un de tes fichus engins, je m'arrangerai pour t'en empêcher.

— C'est une menace ? — Exactement, jeta-t-il en se dirigeant à grands pas vers la porte.

Et si ça ne te plaît pas, c'est pareil. Je protège ce qui est à moi. A ces mots elle vit rouge et le souffle lui manqua. Ce qui était à

lui? Elle allait lui montrer ce qui était à lui : rien du tout ! Elle ouvrait la bouche pour le lui crier quand il disparut, claquant la porte si violemment que les fenêtres en tremblèrent.

Elle tourna le dos à la porte dans un mouvement censé signifier « bon débarras ». Puis elle se souvint qu'ils étaient arrivés chez elle dans son 4x4. Même furieuse contre lui, elle ne pouvait pas le laisser rentrer chez lui à pied alors que le thermomètre affichait tant de degrés en dessous de zéro ! Elle ouvrit la porte à la volée, croyant le trouver sous la véranda en train de s'apprêter à lui demander de le ramener chez lui. Elle l'avait sous-estimé car, au lieu d'un quémandeur penaud, elle vit un homme très sûr de lui, en train de sortir de l'allée en marche arrière... dans sa voiture à elle !

— Hé ! — Je la ramènerai demain ! cria-t-il par la vitre ouverte. Tu n'en

auras pas besoin de toute façon... puisque tu n'iras pas au travail. — Ce n'est pas toi qui décides de ça ! Arrête, Lucas, je t'interdis !

Tu m'entends ? Pour toute réponse il lui adressa un signe de la main en

s'éloignant le long de la rue. Furieuse, elle retint à grand-peine les insultes qui lui montaient aux lèvres. Si elle avait en ce moment pu lui mettre la main dessus, elle aurait littéralement tenté de l'étrangler.

* **

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La tempête de neige s'abattit sur la région juste avant l'aube. Le vent sifflait et gémissait comme une légion d'âmes en peine et Rocky se leva au son de cette symphonie lugubre. Il était encore très tôt et elle avait mal dormi. Elle se prépara en prenant son temps, tourna en rond dans sa petite maison sans trop savoir ce qu'elle attendait. Deux heures plus tard, quand approcha l'heure où elle partait habituellement au travail, le temps avait encore empiré.

Bien entendu, il n'était pas question qu'elle renonce à se rendre au terrain d'aviation. Lucas pouvait dire ce qu'il voudrait, garder sa voiture aussi longtemps qu'il le déciderait : il ne s'agissait plus seulement de lui prouver que les méthodes qu'il avait voulu employer ne le mèneraient nulle part, la tempête lui créait d'autres obligations. En effet, c'était dans des conditions extrêmes comme aujourd'hui que l'on risquait le plus d'avoir besoin d'elle pour un sauvetage. Beaucoup de routes devaient être bloquées par la neige : si une femme accouchait, si quelqu'un tombait malade, on ne pourrait les atteindre que par hélicoptère. Et encore, dans quelles conditions ! Quoi qu'il en soit, elle serait là si on avait besoin d'elle. Les taxis se trouvaient probablement débordés en ce moment mais, au besoin, le shérif accepterait certainement de la convoyer jusqu'au terrain d'aviation.

Elle colla le nez à la fenêtre du living pour tenter d'estimer l'épaisseur des congères. Une voiture approchait lentement le long de la rue, tanguant dans la neige mal déblayée, ses phares encore très visibles dans le matin gris. A sa grande surprise, elle reconnut la Bronco de Lucas.

Après sa tirade de la veille, elle ne s'attendait vraiment pas à le voir aujourd'hui. Au souvenir des mots blessants qu'il lui avait adressés, la colère la reprit. Eh bien, s'il était revenu pour continuer la discussion, il n'allait pas être déçu ! se dit-elle en allant se poster devant la porte d'entrée. Quand il frapperait, elle lui dirait...

Il ne frappa pas. Elle attendit de longues secondes et sursauta en entendant un choc sourd derrière la maison, près de la porte de la cuisine. Interdite, elle se précipita et ouvrit la porte à l'instant où un nouveau choc ébranlait le petit porche. La neige fine poussée par le vent du nord l'aveugla un instant, puis elle distingua Lucas qui déchargeait un stère de bois de chauffe près de la porte.

Abasourdie, elle essuya la neige de son visage et un lent sourire éclaira son visage. Il était encore furieux après elle, cela se voyait à la

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façon dont il serrait les dents, mais cela ne l'empêchait pas de s'assurer qu'elle aurait assez chaud pendant le premier blizzard de l'hiver. Certains hommes offraient des fleurs, d'autres des bijoux. Lucas apportait du bois, même quand il était fou de rage contre elle. Elle trouvait cela admirable.

Il leva les yeux, l'aperçut. Son expression hostile fondit un peu dès qu'il vit qu'elle souriait.

—Tu devrais rentrer, il fait froid, lança-t-il d'une voix brève. Je viendrai te voir dès que j'aurai terminé.

Cela ne lui prit pas longtemps, un quart d'heure à peine mais, quand il entra dans la cuisine en tapant des pieds, il était couvert de neige. Elle jeta un coup d'œil aux gouttes qui commençaient à pleuvoir sur le carrelage, passa dans la salle de bains et revint avec plusieurs serviettes.

— Tu n'étais pas obligé de faire ça, dit-elle tandis qu'il s'essuyait la tête. Surtout pendant une tempête pareille. J'avais tout ce qu'il me fallait. Ça va ?

Il se secoua comme un ours. — Ouais, juste un peu mouillé. Je t'ai apporté quelque chose. — Oui, merci, c'était gentil à toi, mais... — Non, je ne parle pas du bois. Regarde plutôt. Il brandit un gros sachet de papier blanc d'un modèle qu'elle

connaissait bien. Il attendait sa réaction avec impatience et elle ne le déçut pas. En comprenant de quoi il s'agissait, ses yeux s'arrondirent et elle contempla le sachet comme s'il contenait tous les trésors des pharaons.

— Tu m'as apporté des beignets de chez Pop ? — Oui. Il paraît que tu aimes tout particulièrement ceux qui sont

trempés dans du chocolat. Elle n'avait pas besoin de lui demander comment il le savait.

L'établissement de Pop était célèbre à Clear Springs et Rocky avait commencé à le fréquenter dès son arrivée. Jim Stanwick, mieux connu sous le nom de Pop, proposait un assortiment impressionnant de beignets, tous plus délicieux les uns que les autres. Rocky aurait vendu son âme pour ceux qui étaient trempés dans du chocolat, et Pop le savait.

Avec un large sourire, Rocky tendit les mains vers le sachet, puis les retira brusquement comme si elle venait de se brûler. L'air méfiant, elle lui demanda :

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— C'est du chantage ? Tu m'apportes les beignets et je dois promettre de rester chez moi aujourd'hui, c'est ça ?

— C'est ma version du calumet de la paix, rien de plus. J'avoue que je me sentirais mieux si tu ne bougeais pas aujourd'hui, mais je n'y compte guère. Charlie est venu chercher ta voiture, elle t'attend au terrain d'aviation. Je t'emmène là-bas si tu veux.

Elle le dévisagea un long instant sans pouvoir croire qu'il parlait sérieusement. Il devait bien y avoir un piège quelque part. Pourtant, son visage restait grave et paisible et elle dut se rendre à l'évidence : il capitulait. Une femme moins solide aurait triomphé. Elle sentit une bulle de chaleur éclater dans sa poitrine et se mit à sourire, tout heureuse. Elle lui prit le sachet des mains, jeta un coup d'œil à l'intérieur et leva des yeux pétillants vers les siens.

— Ils sont tous pour moi ? — J'espérais que tu en céderais quelques-uns au père de ton

enfant mais si tu penses vraiment avoir besoin de tout le stock, j'ai un autre sachet pour moi dans la voiture.

Elle éclata de rire : — Espèce de radin ! Tu comptes prendre la moitié des miens et

garder tous les tiens pour toi ? — Exactement ! dit-il avec un large sourire. Il faut bien protéger

ses intérêts. Alors, je suis invité pour le petit déjeuner ? Comment refuser ? Dans ces conditions, il était difficile de le

renvoyer. Et elle avait beau avoir passé une nuit épouvantable à ressasser les paroles terribles qu'ils avaient échangées, elle désirait réellement faire la paix. Le point de vue de Lucas n'avait probablement pas changé d'un iota, mais il acceptait apparemment le fait qu'il n'obtiendrait rien par la force. Cela seul méritait une médaille ! Taquine, elle murmura :

— Vous êtes invité, doc. A mon avis, voyez-vous, il y a beaucoup trop de beignets ici pour une femme raisonnable.

Il comprit le message et lui fit son plus beau sourire, puis retira

son manteau pour s'installer à la table de la cuisine. —Je croyais que vous ne me le demanderiez jamais, il y a du café? Après s'être un moment calmé, le temps ne fit que se dégrader

par la suite. Lucas tint cependant sa promesse et l'emmena jusqu'au

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terrain d'aviation. Ils se dirigeaient vers la porte, courbés pour résister au vent, quand son bip le prévint qu'on avait besoin de lui pour une urgence. Il posa un baiser rapide sur la bouche de Rocky, lui promit de l'appeler plus tard et partit aussi vite que lui permettait la route enneigée.

Il téléphona deux heures plus tard. Submergé par les appels de patients qui ne pouvaient atteindre le bourg, il venait de réquisitionner un chasse-neige et allait passer le reste de la journée à faire des visites à domicile. Perplexe, Rocky regarda par la fenêtre le paysage battu par le vent furieux. Quel pays ! Et quel temps épouvantable pour être sur la route ! Elle se rassura néanmoins en se disant que Lucas avait grandi ici, et qu'il était habitué aux conditions les plus rudes. Il était certainement entraîné à faire face aux différents caprices de la nature. Pourtant, au fil des heures, tandis que la neige montait à l'assaut de sa fenêtre et que les coups de boutoir du vent ébranlaient les murs du vieux hangar, son inquiétude ne cessa d'augmenter.

En milieu d'après-midi, un crépuscule bizarre tomba sur le bourg. La neige n'avait pas cessé un seul instant, les routes devenaient infranchissables les unes après les autres. Accrochée à son poste radio, Rocky ne put s'empêcher de rire en entendant le commentateur de la météo annoncer d'un ton épuisé qu'aucune voiture ne pouvait plus aller nulle part à moins d'être accrochée à une dépanneuse. Il enchaîna en annonçant encore des chutes de neige importantes dans la soirée et dans la nuit.

Il était près de 5 heures, à présent. Dans quelques minutes la nuit tomberait, rendant toute opération de secours impossible. Après avoir passé cette journée éprouvante à marcher de long en large en attendant l'appel au secours qui l'obligerait à sortir l'hélicoptère, Rocky envisageait sérieusement de fermer boutique lorsque, soudain, le téléphone sonna. Elle bondit, arracha le combiné et entendit la voix familière du shérif.

— J'ai besoin de vous, gronda-t-il. On me signale trois randonneurs égarés dans la zone sud du massif. On ne peut les retrouver que par les airs.

Ce n'était pas une demande mais un ordre, et Rocky n'envisagea pas une seconde de refuser. Elle savait parfaitement que des gens à pied, perdus dans la montagne cette nuit, n'avaient aucune chance de survivre jusqu'au matin.

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— Y a-t-il des blessés ? Où les a-t-on signalés pour la dernière fois? Ils connaissent bien la région ?

Tandis qu'elle mitraillait le shérif de questions, Charlie, attiré par son sixième sens, vint passer la tête par la porte du bureau, l'air inquiet. Elle lui demanda par signes de sortir l'hélicoptère et il disparut au trot. Les réponses du shérif n'étaient guère rassurantes. Les randonneurs n'étaient que des adolescents sans expérience et ils ne connaissaient pas du tout la région. Ils étaient partis juste après le petit déjeuner pour Devil's Canyon, l'une des zones les plus dangereuses de la face sud du massif, en n'emportant qu'un pique-nique et leurs anoraks. Ils auraient dû être de retour depuis plusieurs heures. Ne les voyant pas revenir, leurs familles étaient parties à leur recherche, sans succès. Le jour baissait déjà quand, fous d'inquiétude, ils avaient enfin appelé le shérif. Il restait maintenant très peu de temps et, pour couronner le tout, l'un des garçons, asthmatique, avait oublié d'emporter avec lui son inhalateur.

Autrement dit, pensa Rocky, ça pouvait difficilement être pire. — L'hélico chauffe déjà, dit-elle très vite. Je décolle tout de suite

et je reste en liaison radio avec vous. Avant même d'avoir raccroché, elle criait des ordres à Charlie.

Fiévreusement, elle chargea l'appareil de couvertures et de vivres en quantités suffisantes pour une armée, puis alla s'arc-bouter contre la grande porte coulissante. Le vent s'engouffra en hurlant dans le hangar, couvrant le ronronnement patient de l'hélicoptère. Sans prendre garde à la neige qui se jetait contre elle, elle étudia le ciel en plissant les yeux.

— Il fera nuit dans une heure, cria-t-elle. Si on ne les trouve pas d'ici là, ce ne sera plus la peine de chercher !

Charlie trotta lourdement jusqu'à elle et lui tendit sa parka la plus chaude. Dans sa hâte, elle avait oublié de s'équiper. Lui aussi secoua la tête en regardant le ciel.

— Je n'aime pas ça, gronda-t-il. La glace va m'encrasser l'hélice et vous allez vous retrouver coincée sur une corniche. Vous devriez peut-être dire au shérif de chercher quelqu'un d'autre.

— Il n'y a personne d'autre, répondit-elle, impressionnée malgré elle par son inquiétude. Même s'il arrivait à joindre quelqu'un à Jackson, ils n'arriveraient pas avant la nuit. Il faut que j'y aille, Charlie, ce sont des gosses...

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Il ne trouva rien à répondre, hocha la tête à contrecœur. — Ouais, ouais. Faites bien attention, vous m'entendez ? Si jamais

il vous arrive quelque chose, le doc clouera ma peau sur son bouclier. Allez, filez avant qu'il ne fasse encore plus sombre.

Elle lui adressa un sourire de connivence et ensemble, ils poussèrent l'hélico hors du hangar. Elle prit place, boucla son harnais et respira un grand coup en empoignant les commandes. Elle allait décoller quand la portière côté passager s'ouvrit à la volée. Interloquée, elle se retourna — le visage de Lucas s'encadrait dans l'ouverture, assombri par la rage.

— Lucas, qu'est-ce... — Tu as perdu la tête ? tonna-t-il. Eteins cet engin tout de suite ou

je te jure que je le ferai moi-même ! — Je n'éteindrai rien du tout ! Non, Lucas, tais-toi et écoute : j'ai

trois gamins perdus dans la montagne et si je ne les rejoins pas d'ici une heure, ce sera au dégel qu'on les retrouvera ! Alors, entre ou sors, mais ferme cette porte.

Il sauta à bord et claqua la porte. Il n'obéissait pas aux ordres... mais il se sentait pris entre deux instincts aussi puissants que contradictoires. D'un côté, personne ne lui parlait jamais sur ce ton et il avait très envie d'obliger Rocky à se plier à sa volonté — tout en se disant bien sûr qu'il voulait surtout l'empêcher de prendre un risque insensé en décollant par un temps pareil ; de l'autre, sa propre vocation de médecin le poussait à se porter au secours des personnes en danger. Il monta donc, tout en continuant à résister.

— Laisse Charlie y aller à ta place, articula-t-il d'une voix blanche. J'irai avec lui. Mais toi, tu dois rester là. Nom de Dieu, Rocky...

Le reste de sa phrase lui resta dans la gorge. Comme un ascenseur ultra-rapide qui jaillit vers le sommet d'une tour, l'appareil venait de quitter le sol. Un tout petit sourire incurva la bouche de Rocky — mais Lucas n'eut aucune chance de placer les invectives qui lui montaient aux lèvres.

— Si Charlie pouvait faire ça à ma place, disait-elle calmement, crois-moi, je le laisserais faire. Mais il a beau connaître les rudiments du pilotage, il n'est pas compétent dans des conditions aussi difficiles. Et puis il n'a aucun entraînement pour le sauvetage en montagne. C'est moi ou personne.

Elle consentit enfin à se tourner vers lui, et il se sentit fondre malgré lui car, loin de le narguer, ses yeux étaient pleins d'angoisse.

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— Lucas, ce sont des gosses, pense à leurs parents. Imagine que ce soit le nôtre !

Un coup bas, se dit-il avec rancune. Cette nouvelle idée venait pourtant de changer radicalement sa vision des choses. Jusqu'ici, il n'avait pensé qu'à elle et au petit, mais brusquement son cœur se serrait, son imagination s'emballait. Il voyait leur gamin dans quinze ans, entreprenant et inconscient comme le sont tous les adolescents. S'il se trouvait lui aussi, un jour, en difficulté ? Si une seule personne pouvait l'aider à ce moment-là et que cette personne refusait ? Il n'arrivait même pas à imaginer ce qu'il ressentirait, il savait seulement que ce serait insoutenable. La gorge sèche, le cœur battant, il secoua encore la tête tout en sachant très bien qu'il était déjà vaincu. Rocky avait raison : elle devait y aller.

Frustré, toujours en colère sans plus très bien savoir pourquoi, il gronda un juron et boucla sa ceinture de sécurité. Après tous les efforts qu'il avait faits pour arriver à temps afin de l'empêcher de partir, voilà qu'il se faisait maintenant complice de cette folie ! Dès qu'il avait entendu à la radio la nouvelle de la disparition des trois randonneurs, il s'était précipité comme un fou vers le terrain d'aviation. Huit kilomètres de routes enneigées le séparaient du but. Il avait cru que son cœur s'arrêtait de battre en la trouvant déjà installée aux commandes.

Au moins, se dit-il en essayant de retrouver une contenance, elle ne se lançait pas seule dans cette équipée insensée. Il était là, prêt à lui venir en aide. La phrase sarcastique qu'elle lui avait lancée un jour — comptait-il vraiment prendre les commandes en cas de pépin? — revint le hanter et il s'agita sur son siège, irrité. En fait, il n'avait rien à faire là, il ne pouvait rien pour elle et pendant ce temps, on avait besoin de lui à l'hôpital où un flot ininterrompu d'urgences arrivait depuis des heures. A chaque coup de blizzard, les accidents se comptaient par dizaines. Il avait l'impression de manquer à son devoir et pourtant, plusieurs autres médecins avaient rallié le petit hôpital pour proposer leurs services...

Il se carra dans son siège, enfonça son menton dans son écharpe. « J'y suis, j'y reste, décida-t-il. Elle m'a embarqué sans me donner le choix et c'est très bien comme ça. Au moins, je ne l'ai pas laissée partir seule. »

Ils filaient à travers un rideau mouvant de flocons de neige, avec une visibilité très réduite — Lucas aurait dit : pas de visibilité du

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tout. Désorienté par les tourbillons qui donnaient parfois l'illusion qu'ils se précipitaient droit contre la montagne, secoué par le vent, il jeta un coup d'œil prudent vers Rocky. Très droite, bien détendue, elle pilotait avec une attention extrême. Il reconnut cette attitude paisible et concentrée à la fois : c'était celle des chirurgiens qu'il avait admirés pendant ses études ou celle des grands sportifs au moment de l'épreuve — tous ceux que leur métier oblige à flirter avec leurs propres limites, tout en en mesurant parfaitement les risques. Tous ceux pour qui le dépassement de soi est devenu une seconde nature.

En cet instant, il comprit que Rocky ne pilotait pas seulement pour se faire plaisir ou par goût de la provocation. Il avait eu tort de prendre cela à la légère, de chercher à écarter cette donnée de l'équation qu'il devait résoudre. Rocky avait un métier, elle aussi sauvait des vies...

Son admiration se teinta de tendresse, et il eut envie de lui dire quelque chose qui lui ferait comprendre ce qu'il ressentait en ce moment.

—Quel temps ! murmura-t-il, sachant que sa voix résonnait dans le casque de la jeune femme. Il faut vraiment que tu sois un as pour t'y retrouver là-dedans.

Elle hocha la tête avec un bref sourire — sans le regarder. Un peu déçu, il n'insista pas. Elle avait accepté le compliment sans trop y penser, sans vraiment saisir la portée de ce qu'il cherchait à exprimer. Cela n'avait pas d'importance. Il y aurait d'autres occasions, ils avaient toute la vie devant eux...

Les montagnes étaient toutes proches maintenant et ils virèrent vers le sud pour suivre la ligne des contreforts. Ici, juste au-dessus des pentes, les remous de l'air étaient encore plus violents. Oubliant ses propres préoccupations, Lucas se pencha en avant et se mit à parcourir les versants du regard.

Ce qu'il voyait était terrifiant. Les pentes ressemblaient à un désert arctique. Du vent, de la neige, de la glace nue. Les congères remplissaient les failles, cachaient le bord des précipices. Rocky suivait — apparemment à l'instinct — le parcours d'un chemin de randonnée particulièrement difficile et il sentit son estomac se contracter à l'idée d'une bande de gamins inexpérimentés engagés dans ce traquenard. Ils n'avaient pas la moindre chance de s'en sortir, pas la moindre...

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— Tu ne vois rien ? demanda-t-il abruptement, la gorge serrée d'angoisse.

— Rien, répéta-t-elle à voix basse. Je vais descendre un peu... Il lui jeta un regard inquiet. La tension l'avait gagnée, elle aussi.

Sa mâchoire se serrait, elle soupirait profondément par moments pour s'obliger à se détendre. Cela devait être encore plus délicat qu'il ne l'avait imaginé de piloter dans ces conditions. Elle maniait l'appareil avec une délicatesse infinie mais chaque remous pouvait l'envoyer se fracasser contre l'immensité gris sale qui filait tout près, son relief parfois masqué derrière les rafales de neige. Il tendit prudemment la main, la passa doucement sur sa joue, répéta :

— Tu es un as, un vrai... Elle hocha encore une fois la tête et ses épaules se détendirent. Lentement, l'appareil s'approcha encore un peu de la pente. Les

yeux écarquillés, ils fouillaient le sol sans rien voir d'autre que du blanc, des variations infinies de gris et de blanc.

— Ils ne sont peut-être pas arrivés si haut, s'écria- t-elle soudain avec espoir. Il faisait trop mauvais, ils sont peut-être allés s'abriter au camping de Spring Lake. Il n'y a personne là-bas en hiver, mais je crois que la cabane de rondins reste ouverte toute l'année.

— Allons voir ! s'écria-t-il. L'appareil vira sur lui-même, s'écarta d'un bond de la pente et

fondit vers l'est. Quelques minutes plus tard, il survolait le lac qui était le rendez-vous des adolescents tout au long de l'été. La rive opposée s'approcha et, tout de suite, leur espoir s'éteignit. Si les trois garçons s'étaient dirigés par ici, ils n'avaient pas atteint leur but. Le lac gelé, les berges blanches étaient désertes. La vieille cabane ne pourrait abriter personne cet hiver : la neige trop lourde avait défoncé le toit.

Pendant de longues secondes, l'appareil resta suspendu en se balançant doucement. En dessous d'eux, les poutres brisées qui se dressaient hors d'un amas de neige avaient quelque chose de sinistre. La première, Rocky rompit le lourd silence.

— Ils ne sont pas là, dit-elle d'une voix ferme. Ils ne sont pas venus par ici. Il n'y a pas de traces et puis ils auraient au moins essayé de faire du feu.

Elle insistait sans savoir très bien qui elle essayait de convaincre — Lucas ou elle-même. L'image de la cabane effondrée la glaçait. Il lui semblait brusquement qu'il n'y avait plus aucun espoir de

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retrouver les disparus. Comment auraient-ils pu survivre dans une tourmente pareille ?

Lucas sentit la panique la gagner et s'abstint de répondre que, s'il y avait eu des traces, elles auraient été effacées en quelques minutes par le vent. Il examina le sol en détail, ne trouva rien. Elle avait pourtant raison, il y avait des coins plus abrités, des branches sèches se dressaient hors de la neige. Si les garçons étaient passés par là, ils auraient tout de même tenté de faire du feu !

— Rien ne nous dit qu'ils se sont dirigés par ici, dit-il en choisissant ses mots avec prudence. Après tout, le chemin fait une fourche à mi-hauteur. De l'autre côté, c'est le Canyon du Nid d'Aigle. Il y a une grotte !

Rocky vit l'excitation le gagner pendant qu'il parlait et son propre espoir flamba de nouveau. Sans un mot, elle fit pivoter l'appareil, le lança vers l'ouest. Près d'elle, Lucas se penchait, tendu en avant comme s'il cherchait par la force de sa volonté à les faire arriver plus vite. L'hélicoptère frôlait presque les sommets des pins, la lumière déjà douteuse faiblissait inexorablement. Une tension affreuse vibrait en elle. Le temps passait à toute allure, la nuit arrivait trop vite. Si les garçons ne se trouvaient pas dans la grotte, c'était fini. Il serait trop tard pour les chercher ailleurs avant la nuit.

Ils trouvèrent la grotte, fondirent sur elle tel un faucon sur sa proie. Comme la cabane du lac, l'endroit était parfaitement désert.

D'un geste, Rocky immobilisa l'appareil et le fit danser sur place au-dessus de la clairière. Le silence dans le cockpit était assourdissant.

— Ils ne sont pas ici, Rocky, dit enfin Lucas d'un ton amer. Ils seraient sortis en courant dès qu'ils nous auraient entendus. Il faut rentrer, maintenant. Tu sens comme le vent forcit ?

— Attends ! Elle savait qu'il avait raison, mais elle n'arrivait pas à renoncer,

pas encore. Pas alors qu'ils représentaient le dernier espoir de ces pauvres garçons ! S'ils faisaient demi-tour, il n'y aurait plus personne pour leur venir en aide...

— Encore quelques minutes, supplia-t-elle. Il ne fait pas encore tout à fait nuit.

Dans une situation moins atroce, Lucas aurait éclaté de rire. Il faisait si sombre qu'il la distinguait à peine à la lueur du tableau de bord. Une vague luminosité dansait encore sur la neige, mais le ciel

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était parfaitement obscur. Les garçons n'avaient certainement pas de fusées de détresse, ils n'avaient donc plus aucune chance de les voir, même en passant directement au- dessus d'eux.

— Ça me fend le cœur de renoncer, dit-il, mais on ne peut rien faire d'autre. Le vent augmente, il y a de la glace sur le pare-brise. On va bientôt avoir des ennuis sans que ça les avance à rien... Il faut sortir de là pendant qu'on le peut encore.

Agrippée à ses commandes, tête baissée, elle luttait contre l'évidence, quand la radio émit un crépitement qui les fit sursauter tous deux. Rocky saisit le micro, lança d'une voix tremblante :

— Ici Rocky, allez-y, shérif. — On les a trouvés ! Malgré les parasites, la voix nasillarde exultait visiblement. — Ces petits crétins se sont retrouvés de l'autre côté de la

montagne. Ils viennent juste de téléphoner. Ils vont bien, en pleine forme — ils se rendent à peine compte qu'ils l'ont échappé belle et ils s'inquiètent surtout de ce que leurs parents vont leur faire en rentrant.

Le brave homme riait et Rocky rit aussi, les yeux pleins de larmes.

— Si c'étaient mes gosses, ils seraient interdits de sortie jusqu'à leur retraite, lança-t-elle. Merci, shérif. On rentre au bercail.

Elle se tourna vers Lucas et ils échangèrent un long regard, poussèrent en même temps un immense soupir de soulagement et se mirent à rire ensemble.

— Bon ! s'écria Lucas. On peut rentrer, maintenant ? Je ne voudrais pas dire, mais ton engin, ça ne vaut pas un bon Pullman.

— Dans des conditions pareilles, je suis assez d'accord avec toi, répliqua-t-elle gaiement. Mais tu sais...

Elle actionna ses commandes, chercha à prendre de l'altitude et sa voix s'éteignit. Au lieu de répondre avec sa nervosité habituelle, l'hélicoptère fit un écart, se balança mollement, faillit caler. Le cœur de Rocky se mit à battre à l'étouffer, elle s'accrocha furieusement aux commandes.

— Nom de Dieu, articula-t-elle, il doit y avoir une couche de glace sur l'hélice. Tiens-toi bien, je vais essayer de la dégager avec quelques secousses.

Comme accroché au ciel, l'appareil se mit à se débattre dans la tourmente. Rocky faisait de son mieux, mais toute la furie de la

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tempête était contre elle. La neige se transformait en bruine qui se glissait dans tous les interstices, gelait instantanément, engluait progressivement tous les organes qui assuraient l'équilibre de la grosse libellule de métal. Avec la nuit, le thermomètre chutait presque à vue d'œil. Alourdies par leur fardeau de glace, les grandes pales de l'hélice ne pouvaient plus les maintenir en l'air.

Rocky ravala la boule de panique qui l'étranglait et jeta : —Je vais trouver un endroit pour nous poser. Tiens bon... Elle avait à peine achevé sa phrase que l'appareil sombrait.

L'hélice freinée dans sa course hurla, l'hélicoptère bascula sur le flanc et plongea soudain comme une pierre, crevant les branchages dans des craquements effrayants. Rocky entendit un hurlement et n'eut même pas le temps de reconnaître sa propre voix : la branche noueuse d'un pin centenaire fit voler le pare- brise en éclats, se brisa, tandis qu'un tronçon se fichait en elle comme un couteau cranté. Tout arrivait trop vite, elle n'arrivait pas encore à croire à l'accident et en même temps elle voyait le visage de Kate, se demandait si elle avait ressenti la même chose en tombant. Aveuglément, elle lutta pour ne pas perdre connaissance, mais les ténèbres fondirent sur elle. Elle s'entendit gémir une fois, puis il n'y eut plus rien.

La chute dura encore quelques secondes, puis l'hélico se coinça

dans un affreux grincement au pied du vieux pin. Une avalanche de neige s'abattit sur la carcasse éventrée. Dans un soupir presque silencieux, le cockpit se tapissa d'une couche épaisse de poudre blanche. Encore un grincement de métal torturé, puis le silence retomba. Un silence immense, habité seulement par la tonalité changeante du vent.

Lucas reprit conscience et sentit un objet froid pressé contre son visage. Il ouvrit les yeux et comprit qu'il était effondré contre sa portière. Il voulut bouger, desserra avec effort ses mains crispées sur le siège. Sa vue se brouillait, il avait dû se heurter la tête. D'où venait ce fouillis de branchages devant lui ?

Il n'avait dû s'évanouir que quelques secondes, car le froid ne l'avait pas encore saisi. L'écho de la chute se répercutait encore en lui, il revoyait la branche crever le pare-brise, entendait encore le gémissement de Rocky...

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— Oh, non ! Rocky ? Chérie ? Il se retourna vers elle d'un bloc, et sentit le sang se retirer de son

visage. Elle ressemblait à un pantin désarticulé, couvert de neige, une poupée absurde et tragique à la fois. Quelque chose dans sa position le terrifiait. Il se pencha vers elle, voulut la débarrasser de la neige qui la recouvrait, posa les mains sur elle et découvrit qu'elle était... clouée à son siège par la branche brisée qui lui perçait le flanc.

Elle respirait très lentement, très faiblement, le visage aussi blanc que la neige qui filtrait à travers les vitres brisées. Les yeux clos, très lointaine dans son inconscience, elle était couverte de sang.

Pendant une fraction de seconde, il resta paralysé. Le passé se dressait devant lui comme un spectre, une fatalité incontournable. Avec une précision insupportable, il revoyait Jan, brisée et sanglante sur les rochers en bas de la falaise, mourant sous ses yeux.

— Non ! Il ne se souvint jamais comment il était parvenu à se dégager de

son harnais faussé, et à écarter les branches brisées qui bloquaient l'avant du cockpit. Une fois de plus, la vie de la femme qu'il aimait se trouvait entre ses mains. Seulement, cette fois, Dieu du ciel, elle ne lui échapperait pas.

—Tiens bon, mon amour, répéta-t-il en cherchant son pouls. Tu m'entends ? Tiens bon.

Si elle l'entendit, elle ne fit aucun signe. Son pouls était régulier, mais il le sentait faiblir sous son doigt. Et le sang... Seigneur, elle avait perdu tant de sang ! Il fallait tout de suite arrêter l'hémorragie.

Il se pencha pour examiner son flanc et vit clairement la blessure. Ses mains se mirent à trembler. La branche brisée était enfoncée dans le corps de Rocky, juste sous les côtes. S'il l'avait arrachée sans réfléchir, elle se serait vidée de son sang avant même qu'il ne puisse retrouver la trousse de secours dans le fouillis de l'épave.

Il allait devoir opérer. L'émotion le prit à la gorge. Il chercha une échappatoire et

comprit qu'il n'y avait aucun moyen de refuser l'inévitable. Elle perdait son sang ; elle ne survivrait pas jusqu'à l'aube s'il ne faisait pas preuve de la plus grande rapidité.

Se forçant à agir posément, logiquement, il décrocha le micro et appela à l'aide, expliqua en détail où ils se trouvaient. La radio était

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probablement brisée, il ne savait pas si le shérif ou qui que ce soit d'autre pouvait l'entendre. Il attendit une réponse, n'entendit qu'un souffle et de vagues crépitements, et recommença.

Pourquoi ne répondaient-ils pas ? Mais non : la colère était un luxe qu'il ne pouvait pas se permettre. Après le second S.O.S, il raccrocha le micro avec soin et se mit à plat ventre pour extraire de sous le siège de Rocky le coffre contenant les fusées de détresse. Bien entendu, la boîte était coincée, mais il réussit à l'arracher de son logement, à la hisser hors de l'appareil. Du calme, se dit-il. Il lui fallait avant tout se calmer. Et vérifier en particulier qu'il n'y avait pas de fuite de carburant. S'étant assuré qu'il n'y avait aucune odeur, aucune tache sur la neige, il prit les fusées de secours. Glissant à chaque pas, trébuchant sur des obstacles cachés, il ficha celles-ci dans la neige en décrivant un grand cercle autour de l'épave, puis il refit le même circuit pour les allumer. Cela ressemblait à une parodie affreuse de gâteau d'anniversaire, mais si le shérif envoyait quelqu'un à leur recherche, on ne pourrait pas ne pas les voir.

Maintenant, il devait transporter Rocky à l'arrière de l'appareil. Avec des précautions infinies, il l'étendit sur l'un des brancards, puis dégagea sa propre sacoche des décombres du cockpit. Heureusement, il était prévoyant et tenait à être paré pour toutes les éventualités : le matériel, au moins, ne lui ferait pas défaut. Pour le reste, il allait avoir besoin non seulement de toute son habileté, mais aussi de tous les appuis possibles, ici-bas comme dans l'au-delà, pour réussir une opération aussi difficile dans des conditions aussi primitives : deux lampes torches pour toute lumière et la lueur rougeâtre des fusées qui dansait dehors dans la neige, aucun moyen de stérilisation, sans parler de ce froid terrible qui allait le rendre maladroit et suffisait seul à tuer un patient aussi affaibli...

Mais il la sauverait. Il fallait qu'il la sauve. —Tu vas t'en sortir, ma chérie, articula-t-il furieusement en

alignant son matériel. Tu m'entends ? Je suis là et je m'occupe de toi. Il ne t'arrivera rien.

Elle gémit et il se figea un instant, mais elle ne reprit pas conscience. Cela valait probablement mieux : il ne voulait pas devoir jongler avec les difficultés supplémentaires d'une anesthésie. Tant qu'elle était inconsciente, il pourrait se contenter d'injections locales. Il se désinfecta rapidement les mains, vérifia une dernière

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fois son matériel, puis posa la main sur la branche brisée. A partir de l'instant où il la retirerait, il n'aurait plus une seconde à perdre.

—Ne meurs pas, murmura-t-il. Je t'en prie, mon Dieu, et vous les Grands Esprits, ne la laissez pas mourir.

Puis il respira profondément et arracha la branche de la chair de Rocky.

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10.

Ce qui suivit lui parut, après coup, être sorti tout droit de ses pires cauchemars. Le vent sifflait à travers le pare-brise crevé de l'hélicoptère, lui mordant le dos. La neige fine le tourmentait de mille aiguilles tandis qu'il s'efforçait de dresser un écran pour protéger Rocky. Il s'était agenouillé à même le sol de l'appareil et s'était mis au travail. Bientôt, le rayon d'une torche faiblit et il l'éteignit, préférant économiser les piles. Mieux valait une mauvaise lumière que le noir absolu ! Il se pencha plus près encore du corps inerte de Rocky et essaya d'aller plus vite, priant pour qu'elle ne se réveille pas avant qu'il ait terminé. Ses doigts engourdis de froid avaient perdu leur précision, il devait s'arrêter sans cesse pour souffler dans ses mains. Le temps passait, inexorable, les minutes dont il avait tant besoin lui fuyaient entre les mains.

Malgré le froid intense, la sueur lui gouttait dans les yeux. Il l'essuyait du coude, machinalement, sans se déconcentrer un seul instant. Pour qu'elle vive, il fallait trouver et réparer chaque veine déchirée. Il travaillait comme un possédé, sans même entendre la litanie de jurons et de prières qui filtrait entre ses dents serrées. Il fit à Dieu des promesses insensées, il plaida, menaça, supplia. Et quand il en eut enfin terminé, quand les chairs et la peau furent recousues, quand il put enfin l'emmitoufler dans une véritable carapace de couvertures, ce fut encore pire parce que, maintenant, il ne pouvait plus rien faire d'autre qu'attendre.

Attendre et encore prier. Ce fut la nuit la plus longue de sa vie.

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Immobile près de lui, Rocky luttait contre la mort, soutenue, se disait-il, par son immense vitalité. Le cœur continuait à battre fermement, il n'y avait pas de fièvre, aucun signe d'infection. Pourtant, elle ne reprenait pas conscience. Il avait beau tenter de se persuader qu'il valait mieux pour elle qu'elle reste endormie, que l'angoisse au moment du réveil pouvait faire basculer sa condition, son inquiétude augmentait de minute en minute. Elle semblait si lointaine, si pâle ! Il aurait donné n'importe quoi pour pouvoir l'atteindre, la rejoindre là où elle se trouvait.

Au moins, il pouvait encore lui donner une chose : sa chaleur. Il se glissa délicatement dans son cocon et resta pressé contre elle, penché sur son visage pour guetter le moindre signe. Rien, pas un frémissement, pas même une crispation.

De guerre lasse, il finit enfin par s'allonger. Les yeux perdus dans le vague, il se mit à repasser dans sa tête le déroulement de l'opération. Il suffisait qu'il ait manqué une seule veine endommagée, pour qu'une hémorragie sournoise soit peut-être, en ce moment même, en train de s'écouler à l'intérieur d'elle — la lumière avait été si mauvaise...

Cette idée le tint éveillé pendant une éternité. Le temps semblait s'être figé, accordé à son attente angoissée. Il ne comprenait pas comment une nuit pouvait durer aussi longtemps. Il entendait chaque gémissement du vent, chaque craquement de l'épave. Dense et silencieuse, la neige s'accumulait sur les restes de l'hélicoptère ; il serait quasiment recouvert avant l'aube. Si les fusées de détresse s'épuisaient, les secours pourraient passer tout près d'eux sans les voir...

Il secoua la tête, s'interdit de penser à des éventualités pareilles. L'important, pour l'instant, c'était de garder Rocky en vie toute la nuit.

Avec un enjeu pareil, il n'aurait pas dû pouvoir dormir un seul instant. L'épuisement eut pourtant raison de lui un peu avant minuit alors que, croyant la nuit déjà terminée, il commençait à guetter les premières lueurs de l'aube. Ses paupières s'alourdirent, son cerveau s'engourdit et il sombra. Même dans son sommeil, cependant, il restait conscient de l'état de Rocky. Il sentait sa chaleur contre lui, surveillait la régularité de son souffle. Quand elle bougea, il bondit instantanément et reprit conscience à genoux près d'elle, les doigts déjà posés sur son pouls.

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—Rocky ? Tu m'entends ? Elle gémit, un gémissement très bas qui se perdit presque dans le

hurlement du vent. Son visage se crispait, elle se débattait faiblement pour échapper à la douleur. Aucune position ne la soulageait et dans un faible soupir elle finit par renoncer. Abandonnée, immobile, elle semblait être repartie très loin.

Il ne pouvait rien faire ! Murmurant des mots rassurants, Lucas reprit son stéthoscope, le pressa sur sa poitrine — le cœur battait régulièrement — puis sur son abdomen. A ses oreilles, un second battement retentit, plus ténu mais tout aussi paisible. Le soulagement fut si brutal qu'il ferma les yeux, sans forces. Ils allaient s'en sortir tous les deux. Il le fallait ! Rien d'autre n'était acceptable.

Il voulut reculer, mais il ne fit qu'amorcer le mouvement. La main de Rocky avait jailli, couvrant la sienne, immobilisant le stéthoscope contre la peau tiède de son ventre. Dans la lueur jaunâtre de la torche presque épuisée, leurs regards se croisèrent.

— Le bébé va bien, dit-il d'une voix que l'émotion brisait. Un hochement de tête imperceptible, une pâle ébauche de

sourire et les doigts de Rocky se resserrèrent imperceptiblement sur les siens. Voyant qu'elle cherchait à parler, il se pencha tout près de son visage.

— Je savais, chuchota-t-elle d'une voix sans timbre. Je savais que tu prendrais soin de nous.

Abasourdi, il la contempla sans répondre. Il avait l'impression qu'on venait de laisser choir un sac de sable sur sa tête. Elle avait confiance en lui... ? Dans un moment pareil, gravement blessée, sachant qu'il faudrait des heures, peut-être même des jours avant que les secours ne parviennent jusqu'à eux, elle ne paniquait pas, elle refusait d'user ses forces à s'inquiéter pour le bébé ? Bouleversé, il la vit fermer les yeux sur un soupir et replonger dans le sommeil, serrant toujours sa main comme si elle ne la lâcherait jamais.

Il la contempla longtemps, le cœur serré par une émotion profonde. Quelle femme, quelle femme extraordinaire ! Il l'aimait tellement ! Plus qu'il n'aurait jamais cru pouvoir aimer. Le fait de savoir qu'elle souffrait le rendait fou mais elle ne s'était pas plainte, pas une seule fois. Si seulement il avait pu l'emmitoufler dans son amour comme il la prenait dans ses bras, l'envelopper entièrement, se transformer en rempart pour la protéger de tout. Elle, pourtant,

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n'en demandait pas tant : elle voulait seulement tenir sa main dans la sienne... Pour cette nuit, il ne pouvait rien lui offrir de mieux.

Il s'allongea avec précaution, sans lui lâcher la main, et reprit sa veille. La torche finit par s'éteindre. Décidant de garder l'autre en réserve, il resta les yeux écarquillés dans le noir, l'oreille tendue pour guetter le souffle de Rocky et le battement de son cœur.

Les heures passèrent. Peu à peu le vent tomba, la neige fine se transforma en gros flocons paresseux avant de cesser tout à fait. Quand il vit quelques étoiles s'allumer entre les masses de nuages, il se décida à quitter Rocky quelques minutes.

Il ne pouvait se débarrasser de l'idée que les secours pourraient passer près d'eux sans les voir. Prudemment, il s'écarta de Rocky sans qu'elle réagisse, se remit debout, trouva à tâtons la boîte de fusées de détresse et se hissa maladroitement hors de l'épave. Il faisait froid, tellement froid !

Encore une fois, il lui fallut un temps infini, en pataugeant dans l'épaisse couche de neige toute neuve, pour installer ses fusées en cercle autour de l'appareil, pour les allumer... Ses yeux habitués à la nuit furent aveuglés par la lumière trop vive. Tant de clarté aurait bien dû générer un peu de chaleur mais non, il avait l'impression que le sang gelait lentement dans ses veines, les fusées échappaient à ses mains engourdies. Espaçant un peu plus les dernières, il se hâta de retourner auprès de Rocky.

De retour dans la chaleur de leur cocon, il s'endormit de nouveau, terrassé par le froid qui lui avait volé toutes ses forces. Le réveil fut brutal. Il refit surface dans un grand sursaut, les yeux douloureux, une vague nausée au ventre. Quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas le souvenir de l'accident — l'idée ne l'avait pas quitté dans son sommeil — ni même l'arrêt de la tempête — il avait eu le temps de s'habituer à ce silence étrange qui succédait à tant de vacarme. Une lumière livide se glissait dans le cockpit dévasté, l'aube se levait enfin, les secours devaient être en train de s'organiser...

Fou de joie, il se tourna vers Rocky... et découvrit alors la cause de son inquiétude.

Une tache rouge vif sur chaque pommette, les cheveux collés au front, elle dégageait une chaleur de fournaise. Epouvanté, il murmura un juron ou peut-être une prière. Elle avait de la fièvre, une fièvre de cheval. Les patients ont souvent une légère poussée de

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température après une opération mais il s'agissait là de tout autre chose : ce qu'il avait voulu éviter à tout prix... une infection.

Il posa les mains sur elle comme s'il avait pu la guérir par la seule force de sa volonté et elle remua, ouvrit des yeux trop brillants et trop vagues.

— Lucas ? — Je suis là, mon amour. Comment te sens-tu ? — Comme si j'avais empilé mon hélico dans un arbre...,

articula-t-elle faiblement. Je crois que l'arbre a gagné. J'ai de la fièvre ?

Elle frissonna convulsivement. — Un peu, dit-il en fouillant dans sa trousse à la recherche d'un

antibiotique. Les frissons continuaient, elle cherchait à se tasser sous les

couvertures. Il fit son injection, la couvrit du mieux qu'il put, s'allongea de nouveau contre elle pour tenter de la réchauffer.

— Tout ira bien dès qu'on t'aura transportée à l'hôpital. Il fait jour maintenant, ils ne vont pas tarder à arriver. Tiens bon, d'accord ? Tu es fantastique, solide comme un roc. Tiens bon... Je peux faire quelque chose ?

Elle laissa retomber ses paupières et soupira, épuisée par les frissons fiévreux.

— Trouve-moi une bouillotte. Tu me réveilleras quand tout sera fini ?

— C'est promis. Elle ne l'entendit même pas — elle s'était déjà rendormie. Plus question maintenant de se bercer d'illusions. Il ne pouvait

plus faire semblant que tout allait pour le mieux, l'infection remettait tout en cause. Le temps recommençait à compter, chaque heure qu'ils passaient ici diminuait les chances de Rocky. Jamais de sa vie Lucas ne s'était senti aussi impuissant. Quelque chose avait dû lui échapper au cours de l'opération, il le savait maintenant. Il ne pouvait pourtant pas essayer de corriger son erreur. Elle avait perdu trop de sang, une nouvelle opération risquait de l'affaiblir encore, peut- être de la tuer. Où était l'hélicoptère de Jackson ? On aurait dû les retrouver depuis longtemps !

Dire qu'il avait osé penser, tout à l'heure, alors qu'ils étaient encore suspendus en l'air, tellement sûrs d'être invulnérables : « Nous avons toute la vie devant nous ! » Les larmes lui emplirent les

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yeux. « Il ne faut jamais attendre pour dire à quelqu'un qu'on l'aime, pensa-t-il, déchiré. Qu'elle vive, qu'elle vive, qu'on ne se quitte pas sur un malentendu aussi affreux. Qu'on ne se quitte pas... »

Il se redressa d'un bond, le cœur battant. Les fusées ! Les fusées étaient éteintes depuis longtemps, l'épave quasiment invisible sous sa couche de neige. Personne n'était encore venu, il l'aurait certainement entendu si un appareil avait survolé le secteur, mais les secours risquaient maintenant d'arriver d'un instant à l'autre ! Avec une hâte contrôlée, il se dégagea des couvertures, se faufila vers l'avant de l'épave. Il avait utilisé trop de fusées, les premières fois : la boîte était déjà presque vide. Fébrile, il en planta quelques-unes dans la neige. Il fallait résister à l'envie d'illuminer l'épave comme un sapin de Noël, garder des réserves au cas où les secours tarderaient encore !

Voilà. Quoi d'autre ? La radio. Il se frappa un coup furieux sur le front. Pourquoi n'avait-il pas pensé à la radio pendant la nuit, il aurait peut-être réussi à joindre quelqu'un quand la tempête s'était calmée ? Il lui semblait se souvenir que les conditions météo perturbaient les ondes radio. Il aurait dû essayer, cela aurait peut- être gagné des heures...

Il se précipita à l'intérieur, alla jeter un coup d'œil à Rocky. Son sommeil semblait plus profond, plus proche de l'inconscience. Elle s'éloignait, lui échappait peu à peu... Secouant la tête comme un forcené, il revint à l'avant, saisit le micro de l'émetteur. Rien, pas un crépitement, pas un parasite. La batterie avait dû se vider.

La grande question était maintenant de savoir si on avait reçu son appel au secours, juste après l'accident. Il réfléchit en se frottant machinalement le ventre, là où la tension faisait naître des douleurs brutales. Tout dépendait, en effet, de cet appel... Mais non ! Il exagérait. Même si le shérif n'avait pas capté son S.O.S, il savait qu'ils étaient en train d'explorer les limites sud du massif ; il connaissait par ailleurs le tracé des pistes de randonnées. En ne les voyant pas rentrer à la nuit tombée, Charlie l'avait certainement prévenu. Les secours allaient arriver, c'était sûr, et, s'il économisait ses dernières fusées, il pourrait continuer à faire des signaux jusqu'à ce qu'on les repère.

Le soleil se levait, une belle journée se préparait. Une nouvelle inquiétude le saisit. Ce grand soleil allait transformer l'immense désert de neige vierge en un miroir aveuglant. Allait-on pouvoir

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distinguer les petits points lumineux de ses fusées dans cette débauche de lumière ?

—Un feu, dit-il tout haut. Dans l'air pur du matin, la fumée serait visible à des kilomètres. Il se rua à l'extérieur, et rassembla les branches brisées qui

pointaient sous la neige tout autour de l'appareil. Le bois sec ferait plus de flammes, les branches vertes plus de fumée. Il construisit un bûcher, essaya d'y mettre le feu. La neige détrempait tout, il avait mis trop de bois vert — le feu semblait s'ingénier à ne pas prendre.

Si seulement il avait un peu d'essence... L'alcool ! Fou d'impatience, il se faufila encore une fois dans la carcasse de l'hélicoptère. Où était donc passé le flacon d'alcool ? Après la clarté radieuse du dehors, il ne voyait plus rien à l'intérieur, ses mains fébriles bousculaient tout sans rien reconnaître. Il était en train de porter sa sacoche de soins, dehors à la lumière, quand il perçut un ronronnement lointain. Trop obnubilé par ce flacon introuvable, il laissa passer plusieurs secondes avant de réagir — puis le son et sa signification le frappèrent en même temps. Un hélicoptère ! Sauvés, ils étaient sauvés ! Un immense sourire de soulagement lui éclaira le visage.

Le bruit était très distinct dans l'air limpide. Il sauta de l'épave, tourna sur lui-même, les bras ballants, la bouche ouverte. Là-bas, vers le sud-est ! L'engin minuscule rasait la cime des arbres à l'horizon. S'il continuait sur sa trajectoire actuelle, il allait les manquer de quinze bons kilomètres.

— Non ! Il saisit sa sacoche comme un forcené, sortit son matériel par

poignées, le jeta dans la neige. L'alcool ! Il saisit au vol le flacon qui tombait, courut vers le tas de bois qu'il inonda. Il jeta dans le bûcher une allumette, une autre, une autre encore, sans attendre de voir si les précédentes avaient pris. Dans un soupir explosif, les branches brisées s'embrasèrent et une colonne de fumée grimpa droit dans le ciel pur.

Le temps sembla alors s'arrêter. Les secondes s'étiraient, monstrueuses, interminables tandis qu'il restait immobile, les yeux rivés sur l'hélicoptère minuscule, bandant toute sa volonté pour forcer le pilote à regarder dans sa direction, à voir la fumée. En vain ! L'hélicoptère s'éloignait imperturbablement vers l'est.

— Non ! Par ici ! Nous sommes ici !

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Le rugissement lui échappa, se répercuta sur les pentes comme le hurlement d'un ours blessé. Il était tout à fait impossible que le pilote ait pu l'entendre. Pourtant, tout à coup, l'hélicoptère fit une brusque embardée, sembla hésiter, suspendu dans le ciel, puis se mit à piquer droit sur eux, s'approchant à une

vitesse vertigineuse. Lucas s'affaissa sur les genoux juste à côté de son brasier ronflant.

Le pilote était un vieux professionnel plein de flegme, capable de

poser son engin sur la tête d'une épingle si on le lui avait demandé. Il avait à son bord deux ambulanciers et l'équipe mit moins de dix minutes à embarquer Rocky — en prenant même le temps d'éteindre le feu au passage ! Dès que tout le monde fut à bord, l'appareil bondit dans le ciel et fonça vers Clear Springs et l'hôpital.

Le trajet dura vingt minutes — autant dire une éternité. Au fur et à mesure qu'ils approchaient, Lucas sentait croître son anxiété. Tout pouvait se jouer en quelques minutes. Même si près du but, Rocky pouvait encore lui échapper... Penché sur la jeune femme, il ne cessait de lui murmurer des encouragements, de lui répéter qu'elle était courageuse, qu'elle devait tenir bon, que c'était presque fini maintenant, presque fini... Si elle l'entendit, elle ne fit aucun signe. Son visage était gris, son corps se consumait sous une fièvre dévorante, son pouls trop rapide filait et elle ne semblait plus avoir la moindre conscience de ce qui l'entourait.

Le pilote se posa directement sur le parking de l'hôpital et l'équipe du service des urgences arriva au pas de course. Il n'eut pas le temps de lui dire au revoir, pas même le temps de déposer sur ses lèvres un baiser qui serait peut-être leur dernier. On emmenait déjà Rocky au galop.

Planté là sur le macadam, Lucas eut désormais pour seule mission de faire un exposé le plus succinct et le plus précis possible de l'accident et de sa propre intervention d'urgence à Roy MacDonald, le médecin de garde. Le brancard s'éloignait, s'éloignait, les portes de l'entrée des urgences se refermaient sur Rocky et la terreur se distillait en lui, glaçait chaque goutte de son sang. Il ne la reverrait jamais, il en était sûr maintenant. Derrière cette certitude écrasante s'en dressait une autre, comme une vague

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monstrueuse prête à s'abattre sur lui et à s'engloutir : s'il la perdait maintenant, ce serait sa faute. -

Sa voix s'éteignit et il resta immobile comme un boxeur sonné. — Lucas ? Ça va ? demanda son confrère inquiet. Tu as pris un

sacré coup sur la tête, tu sais. Viens, on va te faire une radio... Lucas se ressaisit dans un sursaut et articula d'une voix qu'il ne

reconnut pas : — Moi, ça va. C'est Rocky qui a besoin de toi. Elle est enceinte,

Roy. Si elle meurt, elle ou le bébé, je ne me le pardonnerai jamais. Outré, son ami lui saisit le bras et l'entraîna vers les urgences. — Je ne comprendrai jamais les gens qui se sentent obligés de se

torturer comme ça, s'exclama-t-il. Elle serait morte, hier soir, si tu n'avais pas été avec elle, et tu le sais très bien. Tu cherches à te rendre intéressant ou quoi ? Tu as fait de ton mieux. Je vais t'apprendre une chose qui te surprendra sûrement : tu n'es pas infaillible. Moi non plus d'ailleurs, personne n'est infaillible ! Alors si tu ne veux pas qu'on te fasse une radio, ne reste pas dans nos jambes, va boire quelque chose de chaud pendant qu'on l'examine. Je te retrouverai à la cafet' quand on aura terminé.

Lucas aurait voulu discuter, crier qu'il n'irait nulle part sauf dans la salle de soins pour participer à l'examen... Il savait pourtant que Roy avait raison. Il était épuisé, tenait à peine debout. Après tant de fatigue, tant d'angoisse, son cerveau ne fonctionnait plus. Il avait fait sa part et quelqu'un d'autre allait devoir se charger de la suite.

Il se traîna jusqu'à la cafétéria, demanda un thé brûlant qui le revigorerait mieux que le café dont il avait tant envie, et se força à le boire. Il était absorbé depuis un bon moment dans la contemplation du fond de sa tasse, quand il vit arriver Kyle Fortune. Accompagné de son épouse, celui-ci se dirigeait vers sa table.

Il ne connaissait pas très bien le cousin de Rocky, seulement assez pour le saluer quand il le croisait en ville, mais Rocky n'avait pas d'autre famille dans la région et il se reprocha de ne pas avoir pensé à le faire prévenir.

— Je suis absolument désolé, bafouilla-t-il, en se levant pour les accueillir. J'aurais dû vous téléphoner en arrivant, mais je n'arrive plus à réfléchir...

Kyle secoua la tête pour écarter ses excuses. Son visage bronzé semblait très pâle et tendu.

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— On a appris ça à la radio. Qu'est-ce qui s'est passé? C'est grave ? L'infirmière à l'accueil ne veut rien dire.

— On l'examine encore. Il prit deux chaises à la table voisine, leur demanda du geste de

s'installer. — Je vais tout vous expliquer... Il leur raconta tout, depuis le moment où ils avaient décollé à la

recherche des randonneurs égarés, jusqu'aux instants terribles qui avaient suivi l'accident, quand il était revenu à lui pour trouver Rocky transpercée par la branche et couverte de sang.

— Excusez-moi, répéta-t-il plusieurs fois, je suis trop brutal. Je préférerais vous épargner ces détails. Il a fallu opérer, sinon elle n'aurait pas survécu. Elle avait perdu trop de sang, il n'y avait aucun moyen d'arrêter l'hémorragie sans retirer ce fichu bout de bois...

— Vous n'avez pas à vous justifier devant nous, docteur Greywolf, intervint Samantha. Vous lui avez sans doute sauvé la vie.

— Heureusement que vous étiez là, renchérit Kyle d'un ton bourru. Et nous vous sommes tous extrêmement reconnaissants de ce que vous avez fait...

Lucas fit la grimace. Au lieu de le réconforter, leurs remerciements ne faisaient que décupler son sentiment de culpabilité. Il y avait une telle chaleur dans le beau regard vert de la jeune femme ! Leur gratitude était insupportable, il fallait qu'ils sachent qu'il n'était pas un chevalier sans peur et sans reproche !

— Vous ne serez peut-être pas si reconnaissants quand vous saurez tout, interrompit-il. En réalité, ce que j'ai fait n'a rien d'extraordinaire : Rocky est enceinte et l'enfant est de moi.

Il lâcha cela tout d'une pièce, sans la moindre diplomatie. Voyant leur sursaut de stupéfaction, il voulut se rattraper.

— Le bébé n'est pas en danger, expliqua-t-il maladroitement. En tout cas pas pour l'instant. Les conditions là-haut n'étaient pas idéales pour une opération. Une infection s'est déclarée dans la nuit...

Kyle le regardait d'un air dur, ses yeux bleus rivés aux siens. — Rocky attend un bébé ? Je présume que vous allez vous marier,

rétorqua-t-il. Cela ressemblait moins à une question qu'à un ultimatum. Et s'il

n'avait été aussi préoccupé par le sort de Rocky, Lucas eût sans doute trouvé cela comique venant d'un homme tel que lui. Car il y a

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peu de temps encore, le beau Kyle, en digne fils à papa, se contentait de traverser la vie au volant de voitures de sport, passant allègrement d'une femme à l'autre avec un dédain total pour les promesses et les responsabilités. Pas une ombre n'avait terni cette vie futile et dorée jusqu'à la mort de sa grand-mère. Et puis voilà que, contre toute attente, celle-ci lui avait légué le ranch familial près de Clear Springs avec l'obligation pour lui d'y vivre pendant six mois avant d'en hériter tout à fait. Personne ici n'avait cru qu'il resterait quinze jours et lui non plus ne l'envisageait guère — jusqu'à ce que son amour pour Samantha Rawlings ne vienne tout changer. Lucas avait entendu dire qu'il n'était plus le même homme.

— J'ai demandé à Rocky de m'épouser, répondit-il froidement, mais elle a refusé. Elle prétend que je veux la mettre en cage parce que je lui ai demandé d'arrêter de voler.

D'habitude, il était incapable de parler de lui-même, surtout avec des inconnus. Aujourd'hui, quelque chose — le contrecoup de l'accident sans doute — le poussait à se confier. Peut-être parce qu'il se sentait en partie tenu de rendre des comptes à des gens qui étaient proches de Rocky, qui l'aimaient eux aussi.

— Jamais je n'ai rencontré une ne ferait jamais rien qui puisse mettre son enfant ou qui que ce soit d'autre en danger.

— Pas délibérément, bien sûr. Mais c'est plus fort que moi : je ne supporte pas de la voir prendre des risques !

Samantha le regarda avec douceur : — Je vous comprends. Mais vous ne pouvez pas la transformer ou

l'obliger à devenir quelqu'un d'autre sous le seul prétexte que vous avez peur de la perdre. D'autant plus qu'il n'y a pas de garanties dans la vie, vous devez bien savoir ça avec le métier que vous faites. Même si vous ne la quittiez pas des yeux un seul instant, vous ne pourriez pas éliminer tous les risques. On apprend cela quand on a des enfants. Un accident de voiture, la foudre, une maladie... Toute vie comporte des risques, mais chacun doit vivre la sienne. Sans cela, il n'y a plus de liberté.

Lucas ouvrit la bouche pour protester, la referma. Cette voix posée ne faisait que répéter ce que Rocky elle-même n'avait cessé de clamer sur tous les tons et, tout à coup, il commençait à saisir le message. Jusqu'ici, il avait toujours réagi viscéralement, cherchant à convaincre sans rien écouter. Le fait d'entendre ces mots dans la bouche d'une inconnue les vidait de leur charge émotionnelle.

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Soudain, il ne trouvait plus en lui d'objections valables. Il aimait Rocky telle qu'elle était, il ne pouvait pas lui demander d'être quelqu'un d'autre, il n'en avait pas le droit.

Il cherchait en vain une réponse qui lui permettrait de sauver la face quand il aperçut Roy MacDonald à la porte.

Il se dressa aussitôt, fit un grand signe. Son ami le vit et se dirigea vers eux d'un pas rapide. Lucas cherchait désespérément à déchiffrer son expression, craignant en même temps d'y lire le verdict redouté. Bâclant les présentations, il s'écria, fou d'angoisse :

— Alors ? Il y a une hémorragie interne, c'est ça ? J'ai dû oublier une veine !

— Tu n'as rien oublié du tout. Simplement, là-haut, tu n'avais pas un bloc stérile à ta disposition, répliqua Roy. La plaie s'est donc infectée. Pour le reste, je peux te dire que tu as fait un boulot fantastique. Personnellement, je te tire mon chapeau, car je me demande vraiment comment tu as réussi pareil tour de force. Il n'y a aucune hémorragie et le bébé va très bien.

Lucas retomba assis sur sa chaise et contempla bouche bée le visage de son ami.

— Tu es sûr ? Elle était si faible... Avec un large sourire à Kyle et Samantha, Roy appliqua une

grande claque sur l'épaule de Lucas. — C'est normal, elle a perdu beaucoup de sang, mais elle va tout à

fait bien à présent, et elle devrait pouvoir rentrer chez elle dans quelques jours. Si tu ne me crois pas, va voir toi-même. Chambre 301.

Impossible de douter de sa sincérité. Un instant, pourtant, Lucas se demanda s'il n'était pas en train de rêver ce dénouement merveilleux. Rocky était tirée d'affaire. Le bébé aussi. Puis le soulagement s'engouffra brutalement en lui, faisant fondre l'étau de glace qui lui comprimait la poitrine, balayant d'un seul coup l'inquiétude qui l'écrasait. Rocky était sauvée ! Il n'allait pas la perdre.

Rocky... Au fond de lui, il avait senti dès le premier regard qu'elle allait mettre sa vie sens dessus dessous. En se montrant aussi hostile avec elle, il ne cherchait qu'à se préserver, à résister de toutes ses forces au bouleversement qui se préparait. Car il avait deviné qu'elle aurait bientôt le pouvoir de le faire souffrir, que sans même lever le petit doigt, rien qu'en étant là, elle réussirait à abattre les barrières

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qu'il avait dressées autour de son cœur. Sentir cela le terrifiait, il ne voulait plus se sentir vulnérable. Et pourtant, il l'aimait. Il l'aimait tellement qu'il ne savait pas encore comment assumer cet amour. Elle le rendait fou, trouvait chaque jour un nouveau moyen de le déstabiliser, de l'inquiéter, mais il adorait son cran, sa façon de foncer tête baissée dans le blizzard pour aller chercher trois adolescents inconscients.

Pour rien au monde il n'aurait voulu la changer. Brusquement, il sentit qu'il était urgent de lui dire tout cela. Sans

un mot, il tourna les talons et se précipita vers les portes qui menaient aux ascenseurs. Roy éclata de rire.

— Tu ne me crois pas, c'est ça ? s'exclama-t-il. — Mais si, jeta Lucas par-dessus son épaule. Je suis seulement

pressé d'aller lui faire des excuses... et lui demander de m'épouser encore une fois.

Etendue dans sa chambre d'hôpital, Rocky contemplait par la

fenêtre les trente centimètres de neige nouvelle tombés sur la vallée pendant que Lucas et elle restaient bloqués dans l'épave de l'hélicoptère. Il s'en était fallu de si peu ! pensa-t-elle dans un frisson. Ils avaient bien failli y rester. Un peu plus de glace, un arbre plus résistant, le réservoir qui explose... Ou simplement si Lucas n'avait pas été là.

Quelle horreur ! Elle ne voulait même pas y penser ! Mais elle ne devait pas pour autant se cacher la vérité : si le bébé et elle étaient encore en vie, c'était uniquement grâce à Lucas. S'il n'avait pas insisté pour venir avec elle, elle se serait vidée de son sang. Et cela par sa propre faute ! Elle était si déterminée à retrouver les trois jeunes gens qu'elle avait pris des risques, oublié le danger qu'elle faisait courir à son petit. Et à l'homme qu'elle aimait.

Son cœur se serra et le remords lui fit monter les larmes aux yeux. Pauvre Lucas, obligé après leur chute de l'opérer dans des conditions aussi affreuses ! D'autant qu'il avait dû penser à Jan à chaque instant et craindre de voir la même chose se reproduire...

Allait-il la détester pour cela ? Pour avoir pris de pareils risques sans se soucier un seul instant de ceux qu'elle lui faisait courir, à lui et au bébé ? Il fallait absolument le voir, lui expliquer que tout ceci était encore trop nouveau pour elle. Jamais elle n'avait aimé,

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vraiment aimé un homme. Elle ne savait pas qu'on ressentait alors la souffrance de l'autre d'une façon aussi aiguë. La simple pensée de ce qu'il avait dû ressentir en arrachant la branche de son flanc, en recousant la blessure, lui déchirait le cœur. Etait-il possible de trouver des mots pour se faire pardonner ce qu'il avait dû éprouver ?

Il n'était pas là, et jamais elle ne s'était sentie aussi misérable. Dans un soupir désolé, elle ferma les yeux, se laissa aller contre son oreiller.

Elle ne l'entendit pas arriver, mais quand elle sentit une main familière se refermer sur son pouls, elle comprit qu'elle aurait reconnu ce contact-là n'importe où.

—Lucas ! Elle ouvrit les yeux et le vit là, debout près de son lit, le visage

marqué par la fatigue. Dans son regard, elle lut une tendresse éperdue qui lui serra le cœur. Et brusquement, les mots qu'elle pensait ne jamais trouver lui vinrent naturellement aux lèvres.

— Je te demande pardon, Lucas. Tu as toutes les raisons de m'en vouloir. Je n'aurais jamais dû me montrer aussi imprudente...

— Mais non, c'est moi qui dois m'excuser. Je me suis comporté comme un homme des cavernes...

— Je ne peux même pas me chercher des excuses. Ma réaction était très égoïste. J'aime relever les défis, comme Kate ma grand-mère, et j'ai bien failli finir comme elle. Et ce n'est que maintenant que je réalise que je n'étais pas seule et que je n'avais pas le droit de mettre mon bébé en danger. Ou de te faire une peur pareille. J'aurais dû écouter tes conseils. Au lieu de ça, j'ai eu une réaction extrême...

Elle lui raconta sa relation avec Greg, si possessif, l'emprise qu'il avait sur elle et qui l'effrayait tellement.

— Je ne voulais surtout pas me retrouver enfermée dans une relation du même genre.

— Et moi je craignais de perdre une seconde fois la femme que j'aimais, mais ça ne me donnait pas le droit de te couper les ailes. Tu connais ton métier, je le sais, maintenant. Seulement, je deviens fou quand je pense qu'il pourrait t'arriver quelque chose.

— Je pense tout le temps à ce que tu as dû ressentir. Je ne te referai jamais ça, je te le jure. Je ne veux plus faire courir de risques à mon bébé, je ne veux pas qu'à cause de moi tu aies des cheveux blancs avant l'âge...

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— Et moi, je ne veux pas te changer. Je sais que tu as eu toutes les raisons de croire le contraire, mais je t'aime exactement comme tu es...

Soudain tous deux se turent, chacun réalisant avec stupéfaction le sens profond de l'aveu que l'autre venait de lui faire. Sous ses doigts, Lucas sentit le pouls de la jeune femme s'emballer, puis elle lui arracha sa main pour saisir la sienne à son tour et l'attirer vers elle. Avec un cri rauque il se laissa tomber sur le lit près d'elle, la prit doucement dans ses bras.

— Je t'aime, ma chérie, je t'aime tellement ! — Moi aussi je t'aime, souffla-t-elle en enfouissant son visage

contre lui. Je t'aime tellement que ça me fait peur. Il eut un petit rire complice. — Je connais bien la sensation, crois-moi, murmura-t-il en la

serrant plus fort contre lui. Quand il s'agit de frousse, je m'y connais. J'avais tellement peur de te perdre que, depuis des semaines, je n'arrivais pas à penser à autre chose qu'à t'enfermer dans ma maison et à jeter la clé. Tu crois qu'on pourrait tout reprendre au commencement ?

Elle s'écarta un peu et le regarda avec des yeux qui brillaient d'espoir et de tendresse.

— Qu'est-ce que tu proposes ? — Qu'on oublie toutes les mauvaises raisons pour lesquelles nous

nous sommes disputés et qu'on se concentre sur les vraies raisons que nous avons de nous aimer. Comme par exemple le fait que j'adore ton indépendance et ton cran, ce qui implique du même coup que j'accepte ton refus de laisser qui que ce soit régenter ta vie.

— Et moi, j'adore ton côté protecteur et la façon dont tu t'impliques avec tes patients. Et comment, même quand tu n'es pas d'accord avec ce que je fais, tu es toujours là pour moi...

— Je serai toujours là pour toi, promit-il en l'embrassant avidement. En tant que mari ou en tant qu'amant, je suis partant pour tout ce que tu voudras faire. Je ne sais pas ce qui nous attend mais à nous deux, on ne peut que réussir.

Emportée par son enthousiasme, elle sut qu'il venait de prononcer un véritable serment. Il ne serait pas toujours d'accord avec elle, mais son amour et son soutien, quoi qu'il arrive, seraient inconditionnels. Une bouffée d'amour lui gonfla la poitrine et elle lui tendit sa bouche en murmurant :

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— Il y aura sûrement des disputes. Je peux être assez têtue. — Je n'avais pas remarqué, répliqua-t-il avec un large sourire. Je

croyais que c'était moi, la tête de mule. — C'est vrai. Notre pauvre bébé aura vraiment de qui tenir. Je

crois qu'elle va nous en remontrer à tous les deux sur ce plan-là. Amusé, il haussa un sourcil. — « Elle » ? Elle hocha la tête d'un air sagace. — Bien sûr. Mais, si tu insistes, le suivant sera peut-être un

garçon, dit-elle négligemment. Les yeux de Lucas s'embrasèrent. — Tu as l'intention d'avoir d'autres enfants avec moi ? Le sourire de Rocky, tendre et sexy à la fois, l'enveloppa comme

une caresse. — Evidemment, puisque j'ai l'intention de passer ma vie avec toi.

Tu n'avais pas compris ? — Tu me sous-estimes, mon amour. Je l'ai compris dès le premier

instant où je t'ai vue, gronda-t-il en l'embrassant férocement. Je me demandais seulement quand tu t'en rendrais compte, toi. Maintenant que tout est clair, qu'est-ce que tu disais à propos de nos gamins ? Je sens que ça va me plaire...

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Epilogue — Kate, ce n'est sûrement pas une bonne idée, murmura Sterling

avec inquiétude. La famille au grand complet est là ! Imaginez que quelqu'un vous reconnaisse !

Ses beaux cheveux roux à fils gris cachés sous une affreuse perruque blanche, affublée d'une vilaine robe de laine qui alourdissait sa fine silhouette, Kate eut un rire joyeux.

— Quel rabat-joie ! Personne ne peut me remarquer dans cette tenue ! Vous m'avez obligée à porter ce déguisement ridicule, cela devrait vous suffire. En plus, tout le bourg est là. Comment voulez-vous qu'on nous repère dans la foule ? Faites semblant de vous amuser et vous passerez complètement inaperçu.

— Je m'amuse, je m'amuse... — Je ne pouvais tout de même pas manquer les fiançailles de

Rocky ! Vous ne trouvez pas qu'ils forment un beau couple ? Je ne l'ai jamais vue aussi heureuse.

Pour se rendre méconnaissable, Sterling s'était contenté d'une paire de lunettes d'écaille et d'une teinture noire bon marché dont il avait recouvert ses cheveux blancs. Prudemment, il tendit le cou. Là-bas, de l'autre côté du hangar décoré pour l'occasion et rempli de monde, le jeune couple rayonnant recevait de nouveaux invités.

Kate avait raison. Un mois s'était écoulé depuis l'accident et Rocky, parfaitement remise de son épreuve, était éblouissante.

— C'est vrai, Kate. Votre petite-fille est transformée. L'amour et la grossesse lui vont bien. On raconte à l'hôpital qu'ils ont prévu d'avoir toute une ribambelle d'enfants.

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Kate hocha la tête, très émue. En apprenant par la radio que Rocky se trouvait à l'hôpital de Clear Springs après que son hélicoptère se fut abattu dans la montagne en plein blizzard, elle avait été folle d'inquiétude. Pour la tranquilliser, Sterling avait dû se rendre sur place incognito afin de s'assurer en personne que tout allait bien. Il avait rapporté de grandes nouvelles : non seulement Rocky récupérait très rapidement, mais elle était enceinte et sur le point d'épouser le médecin qui l'avait sauvée !

Rassurée, jubilante, Kate aurait bien voulu pouvoir se précipiter auprès de sa petite-fille pour l'embrasser et lui dire, comme en ce moment, à quel point elle était contente pour elle. Elle devait pourtant se priver de cette joie, tant qu'elle n'avait pas découvert qui avait tenté de la tuer, et qui cherchait à nuire à sa famille.

— Cela ne m'étonne pas. Ils feront des parents merveilleux. Et moi, je compte bien ressusciter bientôt, afin de faire partie de la vie de leurs bébés, lança-t-elle à Sterling sur un ton de défi. Je rate déjà beaucoup trop de choses ! Je ne supporte pas de rester ainsi sur la touche.

Sterling, toujours très distingué malgré l'épaisse teinture noire qui ternissait ses cheveux, abaissa sur elle un regard paisible et lui sourit.

— Je sais, Kate. Cela n'a jamais été votre genre de vous fondre dans la foule. Vous préférez de beaucoup mener les troupes à l'assaut. Mais il faut, pour une fois, vous montrer patiente. Cela fait partie de notre stratégie, je vous le rappelle. Nous approchons du but et ce serait dommage de tout compromettre. Sans parler du danger ! Car votre assassin court toujours. Et puis ce n'est pas comme si vous étiez entièrement coupée de votre famille : vous n'avez pas manqué un seul événement important depuis votre décès.

Kate hocha la tête. Sterling avait raison, bien sûr, comme toujours, mais que tout cela était donc pesant ! Déjà, cela n'avait pas été facile pour elle d'accepter de « faire le mort » et d'imposer pareille épreuve à sa famille, mais c'était le moyen le plus sûr qu'ils avaient trouvé de découvrir l'identité de la personne qui avait voulu la tuer. A ceci près qu'elle n'avait pas prévu que cette prétendue mort allait durer si longtemps ! Quoi qu'en dise Sterling, ils ne voyaient toujours pas le bout du tunnel.

— Oui, soupira-t-elle. Je sais, vous avez raison. Je suis trop sentimentale, voilà tout.

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— C'est l'un des traits de caractère que je préfère chez vous, dit-il avec un sourire qui transforma ses traits assez sévères. Même si c'est aussi, je dois le dire, ce qui vous rend parfois le plus difficile à supporter. Comme cette lubie que vous avez de vouloir marier l'un après l'autre tous les gens que vous aimez. N'y a- t-il donc que l'amour dans la vie ?

— Bien sûr ! Il suffit de voir le bonheur de Rocky et de Lucas pour comprendre ! Ce qui n'est pas le cas d'Adam, hélas, qui depuis trop longtemps a perdu le sourire. Il va falloir voir ce que nous pouvons faire pour l'aider.

— Oh, non ! gémit Sterling en reconnaissant la lueur qui venait de s'allumer dans le regard de son amie. Vous vous mêlez déjà beaucoup trop de la vie de vos petits-enfants. Adam est un grand garçon, il n'a pas besoin de vous pour mettre sa vie en ordre !

Loin de se démonter, elle lui lança un sourire impudent. — Très bien, nous ne l'aiderons pas. Disons que nous nous

contenterons de lui donner une pichenette dans la bonne direction. — « Nous » ? répéta-t-il d'un air méfiant. — Evidemment, nous ! Vous savez bien que je ne peux rien faire

toute seule, admit-elle innocemment. Je suis morte, après tout. Et si vous ne voulez pas que je sorte de ma cachette...

Sterling disposait, dans sa panoplie d'avocat, de toute une gamme de regards désapprobateurs dont il jouait avec une aisance redoutable. Il choisit celui qui paralysait habituellement ses adversaires au tribunal et fit de son mieux pour le braquer sur Kate. Malheureusement, une envie énorme de rire gâchait quelque peu son effet.

— Vous êtes une affreuse manipulatrice, Kate, dit-il avec un sourire teinté d'affection.

— N'est-ce pas ? Et vous n'avez encore rien vu ! s'écria-t-elle, enchantée de sa victoire.

Il réussit tout de même à avoir le dernier mot. Levant les yeux au ciel — ce qu'il faisait souvent lorsqu'il se

trouvait avec Kate — il rétorqua : — Je sais. C'est bien ce qui m'inquiète...