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Recherches régionales. Alpes-Maritimes et contrées limitrophes, 2015, n° 209 81 ENTRE CONFORMISME ET SCANDALE, LES FEMMES DU COMTÉ DE NICE AU TEMPS DE LA LIBÉRATION, PAR SUZANNE CERVERA Suzanne CERVERA

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ENTRE CONFORMISME ETSCANDALE,

LES FEMMES DU COMTÉ DENICE AU TEMPS DE LA

LIBÉRATION,PAR SUZANNE CERVERA

Suzanne CERVERA

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Le triomphe radieux de la Libération, la « brutalité joyeuse et douloureuse »127 célébréepar Jean-Pierre Rioux, apportent-ils aux femmes de la Côte d’Azur l’épanouissement attendu ?Elles y aspirent, filles d’une IIe République d’avant-garde, mais dépendantes des mâles de leurfamille depuis le code Napoléon. Plébéiennes, bourgeoises, aristocrates, femmes de lettres oud’aventure, elles accompagnent par leurs aspirations les ambitions politiques des suffragettesd’outre-Manche. Mais le sang masculin répandu pendant la Première Guerre mondiale leurimpose l’exigence du modèle patriarcal de la famille à travers l’autorité d’une presse presqueofficielle qui leur en trace la voie. Épouse de Jean Moro, directeur de L’Éclaireur de Nice et duSud-Est, la féministe de combat Berthe Mendès128, stigmatisant toute manœuvre abortive, mêmeconsécutive à un viol de guerre, devient propagandiste d’un devoir de maternité qui symbolisece retournement de tendance.

Dans les Années folles s’affirme pourtant une femme nouvelle à la silhouette stylisée,croquée en Suzanne Lenglen, symbole dont la jupette s’envole sur les courts de tennis. Lesvolutes de fumée des « flappers »129 au comptoir des bars, le jersey Chanel et les pyjamas deplage sur la Croisette, l’exotisme sensuel qui ondule le pagne de Joséphine Baker, les spencersde Violette Morris130 provoquent les bien-pensants. Est-ce l’opportunité d’une conquêtepolitique ? Le droit de vote, réclamé depuis le début de la Troisième République, est resté unvœu pieux devant la réticence des élus et de l’opinion. La promotion qu’en font la Gauche et leFront populaire suggère à Léon Blum le choix, amplement commenté, de quatre secrétairesd’État du sexe dit faible. Les femmes, semble-t-il, peuvent en 1936 enfin rêver d’un rôlecitoyen. Le Petit Niçois, organe démocratique, compte dans sa rédaction de nombreusesfemmes, dont Théo Martin et Lucienne Sardina natives du comté, ou Renée Davis131. Pourtantaucune loi ne vient sanctionner une avancée à laquelle le personnel politique masculin local nesemble pas tenir particulièrement. Discrètes, les épouses des notables les accompagnent dansleur carrière sans trop se manifester, gérant une représentation vouée davantage aux bonnesœuvres qu’aux mondanités élégantes, surtout lorsque leurs époux élus nationaux s’implantentlonguement dans la capitale. Paradoxalement tandis que de belles passantes diffusent une

127 Jean-Pierre RIOUX, « La libération de la France », dans Vingtième siècle, 1984, t. III.128 Mariette SINEAU. La force du nombre. Femmes et démocratie présidentielle, L’Aube, 2010. Berthe Mendès,« Pour les enfants », « Les miettes du jour », dans Le Petit Niçois, 10/03/1917. Ces convictions peuvent aussis’expliquer par la mort du fils de son mari gravement blessé au front en 1915. Un second fils devait mourirpareillement en octobre 1918.129 « Flappers » : Jeunes femmes des années 1920, aux mœurs libérées, elles sont décrites ou inspirées par lesromans La Garçonne, Flammarion, 1922, de Victor Margueritte (1866-1942), et Gatsby le Magnifique, de FrancisScott Fitzgerald (1896-1940), édité en français en 1926 au Sagittaire.130 Violette Morris (1893-1944), sportive polyvalente, révolutionne les bonnes mœurs par sa bisexualité, lamastectomie destinée à sa pratique du sport automobile, et le port du pantalon qui lui vaut une condamnation.Invitée d’honneur aux Jeux olympiques de Berlin en 1936, recrutée par la Gestapo, soupçonnée d’espionnage et detorture, elle est exécutée par le groupe Surcouf le 26 avril 1944. Des recherches plus récentes la lavent de cesaccusations tout en maintenant sa fréquentation douteuse d’autorités allemandes (Marie-Josèphe Bonnet, VioletteMorris. Histoire d’une scandaleuse, Éditions Perrin, 2011).131 Théotiste dite Théo Martin (1895-1976), journaliste au Petit Niçois jusqu’en 1944, puis à Nice-Matin, est surtoutconnue pour son œuvre poétique, ses mélodies, son théâtre. Lucienne Sardina (1894-1988), animatrice d’œuvressociales et journaliste au Petit Niçois, est en charge de reportages sur la condition féminine et la pauvreté. Elleannonce dans Le Petit Niçois du 10 février 1943 l’ouverture de la Galerie Romanet. Elle s’engage dans lemouvement et le journal de résistance Combat. Ses actions lui ont valu de nombreuses décorations (Ralph Schor,« Lucienne Sardina », dans Portraits de femmes sur la Côte d’Azur, Dictionnaire biographique au féminin,Nice : éditions Serre, 2011).Renée Davis (1880-1986), journaliste de religion juive, devient la compagne du romancier René Behaine (1880-1966), antisémite, patriote, personnage complexe, connu par un roman cyclique en 16 volumes qui obtient une voixau Goncourt en 1933 et la sympathie de la Cagoule. Sa signature disparaît du quotidien en 1940 pour réapparaîtreétonnamment dans le quotidien de la Libération d’inspiration catholique La Liberté de Nice et du Sud-Est (XavierSoleil, Pages choisies de l’histoire d’une société, Niherne : éditions Nivoit. Renée Davis, La Croix Gammée, cetteénigme, Presses de la Cité, 1967).

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modernité libertaire, elles consolident comme Marie Borriglione, « véritable égérie de sonmari », l’image traditionnelle de l’épouse-mère méditerranéenne132.

La « Révolution nationale » du Gouvernement de Vichy n’apporte à ces espoirs qu’unconservatisme rance. La contagion du modèle national-socialiste voisin le baigne dugermanisme autoritaire des trois K133. Derrière cette façade sereine, les tristesses, sinon leshorreurs de la guerre et des occupations ennemies, imposent aux femmes de grandessouffrances, déchirement du patriotisme bafoué, misère physique de l’entourage familial malnourri, enfants et parents âgés, et, pas la moindre, solitude des jeunes corps privés d’amour aubel âge par l’absence des hommes prisonniers, expatriés ou morts. Les impatiences semultiplient devant l’insupportable, arithmétique insoluble des tickets de ravitaillement,malveillance du voisinage, inquisition de la soldatesque, insolence des profiteurs replets. Oraprès les lourds silences du secret, les fouilles, le fracas des bombardements, les décombres, lesmesses expiatoires, les mois d’expectative angoissée, voici venu le temps de la Libération, quigrimpe des barricades de la place Gambetta aux maquis des collines et des montagnes voisines.Que seront dans ces temps nouveaux les femmes, idoles romantiques innocentes ou fatales,travailleuses et reproductrices ou, selon L’Avenir de Nice, Hebdomadaire d’Action sociale duSud-Est, dans le numéro du 19 novembre 1944, « non pas inférieures, non pas égales, maisdifférentes des hommes »134, réelles en somme ?

● Les vendues, figures du mal absolu

Tandis que les groupes armés victorieux organisent les nouveaux pouvoirs et prennent enmains locaux et machines, outils techniques indispensables à une presse dynamisante, unepulsion de vengeance anime une partie majoritairement masculine de la population, souventfraîchement convertie à la Résistance lors des débarquements ou mieux, dit-on ironiquement, aumoment des combats du 28 août. Sans doute à la mesure des peurs ressenties, elle cible lafemme présumée dénonciatrice ou collaboratrice, personnification de la culpabilité collective,tondue qui s’offre dérisoirement, érotique et dégradée, symétrique des corps torturés etchristiques de Séraphin Torrin et Ange Grassi135. Absent ou à peu près des comptes rendusjournalistiques qui attribuent à des étrangères au terroir la nuisance honteuse de la« collaboration horizontale », autrement dit les amours vénales avec l’ennemi, leur supplice serévèle dans le témoignage discret de gendarmes136 responsables d’une épuration raisonnée, ledégoût de spectateurs alors enfants devant l’avilissement à Grasse d’une malheureuseopportunément arrachée au supplice par des GI (General Infantry), soldats américains, et leurjeep, les cris d’une femme jetée à terre à Annot, « Je suis innocente… J’ai deux enfants ». Une

132 Marie Borriglione (1848-1911), épouse d’Alfred Borriglione (1841-1902), maire de Nice, a son symboliquetombeau familial au cimetière du Château (Suzanne Cervera, Portraits de femmes sur la Côte d’Azur, ouvrage cité.La Lutte sociale, 09/07/1911).133 « Kinder, Küche, Kirche », enfants, cuisine, église, valeurs dévolues aux femmes en Allemagne (discoursd’Hitler en septembre 1934 à l’Organisation des femmes nationales socialistes).134 Cet hebdomadaire publié à partir de 1945 répond à l’engagement de son principal fondateur, l’abbé AlfredDaumas (1910-1997). Celui-ci, issu d’une famille laïque de Grasse, entré au Grand Séminaire de Nice, ordonnéprêtre en 1933, prend position en faveur du Front populaire en 1936. Après un doctorat de Sciences politiques etsociales à Lille, une mobilisation dans la région de Breil, il s’engage dans la Résistance active, devient présidentdépartemental du Front national et vice-président du CDL (Comité de Libération). Ses fonctions religieuses etassociatives, son action à la mémoire de René Cassin, en font une personnalité éminente des Alpes-Maritimes(Alain Tarico, L’abbé Alfred Daumas : un prêtre dans la mêlée de son temps (1936-1945), mémoire de maîtrise,Université de Nice, 1986. Ralph Schor dir. « Alfred Daumas », dans Dictionnaire historique et biographique ducomté de Nice, Serre Éditeur, 2002).135 Séraphin Torrin (né en 1912), communiste, et Ange Grassi (né en 1904), antifasciste italien, ont été arrêtéscomme otages à Gattières le 4 juillet 1944, et pendus, « martyrs emblématiques de la résistance locale », sous lesarcades de l’avenue de la Victoire (Jean-Louis Panicacci, La Résistance azuréenne, Serre, 1994).136 Rémi-Numa STEVELBERG. La gendarmerie dans les Alpes-Maritimes entre 1942 et 1945, Serre, 2004.

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photo du musée de la Résistance de Nice montre quatre de ces créatures ; le commentateur notequ’elles n’ont pas l’air d’avoir trop souffert, pas de dénudement, pas de flagellation, juste unecroix gammée tracée sur le front, projection masculine d’un discours qui leur refuse la parole.Aurait-il fallu pour mériter un peu de pitié qu’elles subissent le sort mortel et public de madamePolge137 ? Toujours est-il que, dans les derniers jours d’août, pour obéir à cette catharsiscollective, une vingtaine de femmes sont tondues à Nice et dans la région ; boutiques dedéguisements et salons de coiffure sont en rupture de stocks de perruques138.

Dès le 29 août, le préfet Maurice Moyon139, désigné à Alger par le GPRF(Gouvernement provisoire de la République française), s’est chargé d’administrer ledépartement et d’éviter les excès, déjà rencontrés dans les régions libérées, d’une épurationsauvage, difficile à maîtriser. Les FFI (Forces françaises de l’Intérieur) ont installé des comitésde libération locaux sauf à Nice où s’impose le CDL départemental à majorité communiste,d’emblée hostile à Maurice Moyon. Raymond Aubrac, nommé par le général De Gaulle préfetde la région du Sud-Est, arbitre le différend en faveur de Paul Escande140 qui restera en placejusqu’en avril 1946, réussissant à équilibrer les pouvoirs locaux d’une manière conforme à lasituation politique des Alpes-Maritimes. Pour se protéger d’une justice populaire tropexpéditive, certaines familles font de GI accueillis et retenus par de copieuses libations desremparts humains.

Le 23 septembre 1944, la cour de Justice de Nice prend ses fonctions dans un contexted’urgence et d’excitation collective qui stimule son zèle ; le 18 octobre est condamnée à mortparmi une trentaine d’hommes Yvonne Davaine, fusillée le lendemain, puis le 8 novembreLe Patriote de Nice et du Sud-Est, organe du Front national, mouvement de résistance, relate leprocès de Rose Duclos, « donneuse » de la Gestapo, elle aussi étrangère à la région, évidencequi la flétrit autant que son physique rebutant malgré le dévouement de son avocat commisd’office. Compagne d’un Italien fasciste, circonstance particulièrement défavorable à l’accuséedans une ambiance italophobe empreinte de chantage, entretenue par la presse jusqu’au traité de1947, concierge revêche aux lèvres minces et méchantes sous un nez chaussé de lunettes,illettrée seulement capable de dénégations oiseuses, elle a terrorisé son voisinage par une hargnequi a conduit certains, israélites essentiellement, aux adresses redoutables des hôtelsL’Hermitage et L’Excelsior141 dans de sinistres berlines Citroën noires. Arrêtée plus tard comme

137 Midi Libre, n° 4, 30/08/1944. Rouge Midi, 25/09/1944. Modèle à 17 ans d’un groupe sculpté en 1925, « La jeunefille au chevreau », par l’artiste Marcel Corbier à Nîmes, cette jeune femme soupçonnée de relations avec unofficier allemand, périt dans de grandes souffrances. Fabrice Virgili, La France virile, les femmes tondues à laLibération, Éditions Payot, Paris, 2001.138 Collection MRA, Cliché M. Tubier.139 Arch. dép. Alpes-Maritimes, 162 W 5.140 Paul Escande, né en 1910, sert dans l’administration préfectorale en Algérie et en Corse avant de rejoindre leBCRA (Bureau central de Renseignements et d’action, chargé de l’organisation d’actions clandestines dans laFrance occupée) à Londres puis Alger. Mis à la disposition de Raymond Aubrac, il est ensuite maire et conseillergénéral de Fumel (Lot-et-Garonne) comme l’avait été son père, le sénateur Georges Escande (Le Patriote niçois),n° 12, 04/10/1944. Paul Escande, « Les nouveaux pouvoirs à la Libération », conférence, Musée de la Résistanceazuréenne, 1996).141 L’Hôtel de l’Hermitage, palace luxueux construit pour Paul Agid au pied de la colline de Cimiez, devient centrede convalescence pendant la Première Guerre, puis siège de la Commission d’armistice italienne en 1940. En 1943,il devient siège de la Gestapo et lieu d’interrogatoires musclés dont les sous-sols portent encore la trace, avant definir découpé en appartements. L’Hôtel Excelsior, proche de la gare, est choisi par Aloïs Brunner en septembre1943 pour en faire son quartier général et y préparer discrètement une rafle de Juifs. En 24 jours, 2 142 Juifs y sontenregistrés, parfois brutalement au point de préférer le suicide. Au total, 3 612 Juifs dont plus de 400 enfants sontenvoyés en déportation (Marguerite et Roger Isnard, Per Carriera. Dictionnaire anecdotique et historique des ruesde Nice, Serre Éditeur, Nice, 2003. Jean Kleinmann, « Les politiques antisémites dans les Alpes-Maritimes », dansLes crises dans l’histoire des Alpes-Maritimes. Cahiers de la Méditerranée, 74, 2007).

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d’autres agents stipendiés, Annie D.142 a le toupet de se plaindre dans une lettre à ses « patrons »de la Gestapo, révélée par P.L. Farago dans Le Patriote, de ne pas avoir touché les émolumentsprévus pour ses délations143. Sa chance est d’échapper aux rigueurs de la première épuration. Àcôté de ces médiocres aux aptitudes criminelles que semble favoriser l’absence de féminité, lecatalogue des maudites s’enrichit spectaculairement de celles dont la séduction vénéneuse aatteint de hauts responsables ennemis. Corinne Luchaire, fille du directeur du magazinecollaborationniste Les Nouveaux Temps, contre laquelle aucune charge ne sera finalementretenue, séjourne avec son père à la villa Sainte-Anne, où tous deux font des travaux forcés, pastrop pénibles, de jardinage avant que celui-ci ne soit jugé et condamné à mort, puis elle échoue àl’hôpital de Nice, somnolant, fumant, malade d’une tuberculose qui l’emportera, pressée derevoir sa petite fille de 14 mois144. Magda Brard, talentueuse pianiste niçoise, est élargie de laprison de Côme avant son retour à Nice. Des allusions transparentes pour l’une, à des amoursavec Otto Abetz, pour l’autre, à une liaison avec le Duce, relèvent d’une touche indulgente,voire coquine, un passé qui aurait pu, quelques semaines plus tôt, leur coûter aussi cher qu’àMireille Balin145.

Thème de choix à rebondissements interminables dans une presse vengeressequ’orchestre Mario Brun146 de Nice-Matin, la traque, passionnante mission dont le journaliste sefait, dit-il, un devoir, de la « Panthère rouge », Alice la Blonde, se poursuit de mois en mois,feuilleton haletant au contenu en partie imaginaire, comme l’itinéraire, vrai ou faux, qu’elle apeut-être parcouru, « d’amant en amant ». Après son arrestation, il réussit à la rencontrer, etcommente les silences autant que les jeux de physionomie de l’inculpée. Panthère noire de Java,félin impuissant qui meurt d’envie de lui cracher au visage, elle le toise, forte, habile, décidée, etse défend de tout autre rôle que de celui de traductrice et de dactylo. Est-elle belle ? En tout caselle ne plaît pas à Mario Brun, spécialiste de chroniques mondaines osées, qui se vante d’avoirl’exclusivité des contacts avec elle. Il lui trouve le visage grêlé, les jambes flasques, mais duchien dans son manteau de prix et son écharpe bleue. Les clichés du photographe Paul Louismontrent-ils la véritable Alice Mackert ? Les interrogatoires successifs et les reportages brossentle portrait d’une femme présentée aux lecteurs comme l’archétype de l’espionne à éradiquer,champ lexical dont se servira le populiste Auguste Le Breton147 dans son roman « Les Pègriots »pour qualifier Violette Morris soupçonnée des mêmes crimes. Née en Suisse en 1916, AliceMackert aurait gagné à partir de 1937 la France, fait de la couture à Alençon, suivi des cours desabotage dans le Tyrol ; elle se retrouve à Nice en 1943 comme auxiliaire de la Gestapo, peut-

142 L’Ergot, 10/10/1944. Le Patriote niçois, 02/03, 21/06/1945. Pierre MILZA. Italiens et Espagnols en France,1938-1946. Exils et Migrations, L’Harmattan, 1994.143 P.L. Farago, né en Hongrie en 1906, mort aux États-Unis en 1980, journaliste, suit la campagne d’Italie et cellede Patton, et séjourne quelques semaines à Nice. Détaché au bureau du New York Times à Berlin, spécialiste derecherches sur la Seconde Guerre mondiale, il se consacre à la poursuite de nazis réfugiés en Argentine, commeMartin Bormann. Ses travaux ont donné lieu à des scénarios de films comme Patton, ou Tora Tora (P.L. Farago,Patton : Ordeal et Triumph, 1963. Aftermath : the Search of Martin Bormann, 1974, Le Livre de Poche, 1977).144 Mario Brun, « Corinne Luchaire », dans Nice-Matin, 18-23/11/1945. Jean Luchaire (1902-1946), idéologue de lacollaboration, est condamné à mort par la Haute Cour (Pascal Ory, Les Collaborateurs, Points/Histoire, Seuil,1976).145 Le Patriote niçois, 16/06, 08/09/1945. Mireille Balin (1909-1968) interprète des rôles de vamp dans de beauxfilms populaires. Ses amours avec Birl Desbok, un officier autrichien, lui valent une brutale arrestation à Beausoleilen 1944 (Combat, 23/12/1944).146 Mario Brun (1911-1990) fait toute sa carrière à partir de 1930 dans les rubriques mondaines et turfistes de lapresse locale, particulièrement de Nice-Matin dont il est l’un des fondateurs. Sa mémoire est honorée à La Gaude.147 Auguste Le Breton (1913-1999) devient un écrivain à succès après une enfance abandonnée, une adolescence devoyou, et des compromissions douteuses pendant l’Occupation. À partir de 1947, il écrit près d’une centaine depolars, source de nombreux scénarios. Il y donne ses lettres de noblesse au verlan, argot des mauvais garçons de sajeunesse. C’est dans deux pages des Pègriots, Plon-Robert Laffont, 1973, que Raymond Ruffin aurait puisé lamatière de sa biographie Violette Morris, la Hyène de la Gestapo, Le Cherche-Midi, 2004). Gageons que la prosehyperbolique de Mario Brun a pu en être aussi l’inspiratrice.

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être maîtresse de Schultz, l’un de ses chefs locaux, auquel elle sera confrontée lors de l’un de sesprocès, et, pourquoi pas, d’Aloïs Brunner pendant les quelques semaines de séjour de cedernier148. Alfred Schultz, ancien professeur de français, interprète à Nice pour le compte de lapolice allemande, prétend avoir tout ignoré, de même que ses chefs, de la destination despersonnes arrêtées, d’ailleurs dénoncées par de « bons Français » qui faisaient pour cela laqueue à L’Hermitage, gonflés à bloc par un antisémitisme toujours virulent depuis l’affaireDreyfus, et rémunérés pour leurs dénonciations, 3 500 francs pour un homme valide, chasse quis’accentue à partir de novembre 1943 avec « primes de rendement ». Libéré par un non-lieu,Schultz, victime, dit-il, d’une homonymie accusatrice, innocente Alice la Blonde, d’après luisimple traductrice dénuée de tout pouvoir de nuisance, et expédiée en Russie pour avoir résistéaux avances de certains gradés. D’ailleurs depuis la Libération, elle aurait rempli pour les Alliésde nombreuses missions en Suisse, Allemagne et Autriche, avant d’être reconnue dans le métropar des pratiques, clientes d’Alençon, délation encore, devoir ou plutôt vengeance ? En fait elleest arrêtée à San Remo, chargée de transports de fonds pour le compte des préparatifsd’enlèvement de Mussolini par le groupe d’Otto Skorzeny et incarcérée à Nice. Le 6 mai 1946,le juge d’instruction signe l’arrêt de dessaisissement de la cour de Justice de Nice relatif àl’accusée, excellemment défendue par ses avocats, à la demande de la direction générale desServices et recherches, ce qui signifie un jugement à huis-clos. De nombreuses démarchesofficielles ont tendu à ce résultat ; la jeune femme quitte les Nouvelles Prisons niçoises pourMarseille à l’aube du 1er juin 1946149. Sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité endécembre 1946 par le tribunal civil de Marseille pour crimes de guerre est aggravée par leTribunal militaire de la IXe région qui la voue à la mort pour intelligence avec l’ennemi et lutteacharnée contre les Résistants. Devenue à travers le discours de la presse surtout communiste unsymbole d’horreur, elle joint à l’animalité vicieuse de la hyène, à sa peau tachetée, une crinièreléonine décolorée suivant les besoins de la cause, typologie bestiale fortifiant les soupçons decollaboration féminine. Sa panoplie de tortionnaire sadique et hystérique, cravache et surinaffûté, la fait craindre de tous, même de ses chefs. Il n’est pas facile malgré quelquestémoignages oraux d’interventions de sa part en faveur de petits délinquants, de laver cette âmepétrie de boue de toute la haine qu’elle accumule. Plus nuancé le quotidien La Liberté considèreque « l’élégante dépravée » est enfin rattrapée par la justice. Aucun témoignage valable, malgré32 témoins cités, ne prouve finalement la culpabilité de l’accusée, apparue à son dernier procèsbrunie et les traits flétris. Elle nie avoir été la maîtresse de Baïna, jeune voyou indicateur del’Abwehr, responsable de l’exécution de six patriotes à l’Observatoire. La tristesse du coupledes Kauffmann, privés de leur petit-fils de trois ans envoyé à Auschwitz avec ses parents, surl’insistance d’Alice Mackert, bouleverse l’auditoire. Une comparse, la veuve Kessler, maîtressedu fameux Baïna, qualifiée par la blonde Alice de « mauviette », est elle condamnée aux travauxforcés devant le tribunal militaire de Marseille.150 Alice Mackert est discrètement exfiltrée versles États-Unis après le succès de son pourvoi en cassation, et on retrouve sa trace dans l’Ohio oùelle meurt en 2012. Soupçonnée de double jeu, sa personne, symbole des horreurs gestapistes,cristallise de façon inexpiable une somme de souffrances, de jalousie, de remords : peu importe

148 Aloïs Brunner (1912- 2012 ?), sujet autrichien d’origine hongroise, catholique et antisémite, se spécialise dans latraque des Juifs. Proche d’Eichman, SSHauptsturmführer, il séjourne 14 mois en France, dont à Nice, de septembreà décembre 1943 ; il y active la chasse aux familles israélites cachées et protégées par l’occupation italienne. Alicela Blonde a-t-elle été sa maîtresse, comme des autres officiers supérieurs allemands ? On a même ajouté à cepalmarès Otto Skorzeny, l’audacieux aviateur chargé de missions spectaculaires par Hitler lui-même. On ne prêtequ’aux riches (Jean Kleinmann, « Les politiques antisémites dans les Alpes-Maritimes de 1938 à 1944 », dans Lescrises dans leurs expressions politiques et sociales. Cahiers de la Méditerranée, 74/2007. Ouest-France,28/04/2012).149 P.L. FARAGO, « La galerie des traîtres », dans Nice-Matin, 20-21-30-31/12/1945, 08/03/1946. Michel Falicon,L’Espoir de Nice, 01/06/1946. Nice-Matin, 08/09/1946.150 Le Patriote, 08/03, 03/04/1946.

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son exécution ou sa grâce. La cruauté des mots a fait son affaire à la diablesse aux ongles desang151.

● Les héroïnes, d’angéliques figures de vitrail

Les journalistes, Tony Bessy, Roger Bouzinac, Mario Brun, William Caruchet, TonyGuildé, Pierre Rocher, J.C. Vérots152, contraints au silence les mois précédents, font leur miel deces poursuites judiciaires dont le récit aux rebondissements entretenus mêle le sordide audoucereux, appâte les lecteurs et les tient en haleine. Face à la lubricité des gueuses, mérite etpureté s’imposent dans le choix de résistantes ou de déportées revenues miraculeusement descamps de la mort. Leur silence, leur transparence les ont souvent mises à l’abri desdénonciations, et ont permis de protéger camarades et réseaux. Il paraît difficile d’héroïser desactes discrets, peu de chose à côté des viriles et spectaculaires prouesses des hommes, laRésistance étant vue comme la sublimation d’un corps à corps violent. En témoigne le nombrede Compagnons de la Libération, arrêté au décret du 23 janvier 1946 avec seulement sixfemmes, dont quatre à titre posthume, pour 1 024 hommes, l’inégalité entre les sexes étantprofondément implantée dans les mentalités. Libres, l’hebdomadaire des prisonniers libérés,trace de ces femmes plus anonymes un portrait amusant et presque cinématographique dansun » Hommage à la vraie femme française » : l’auteur est étonné de rencontrer, à l’assemblée del’Association des Femmes françaises prisonnières, délégation de Nice, en la personne demadame Prautois, une patriote capable de sillonner la région en vélo, dans la poussière, sous lesoleil brûlant, sous l’averse, dans le vent, avec ce petit air d’indépendance d’une sportiveaguerrie, pour attendre le parachutage des armes, espionner, photographier, une vie magnifiquede dévouement pour la Patrie153. Commerçantes et ménagères, beaucoup de paysannes, presqueanonymes dans leur discrétion et leur infinie modestie n’ont pas droit aux manchettes despremières pages, telles Marie Bocchiardo, sœur de Victor dit Alban fusillé à l’Ariane le 15 août,pourvoyeuse de ravitaillement à partir de la rue Fodéré pendant les combats154. Modestes etdiscrètes, les femmes se contentent de servir de boîtes aux lettres, de courriers et d’agents deliaison au milieu d’hommes qu’elles ravitaillent, cachent, aident à fuir les arrestations ou à

151 « L’Heure de la Justice et du châtiment », dans L’Ergot, 05/1946. L’Impartial de la Chaux-de-Fonds,02/12/1948. Le Nouvelliste valaisien, n° 283, 03/12/1948. La Liberté de Nice et du Sud-Est, 03/12/1948. La Feuilled’Avis de Neufchâtel, n° 68, 23/03/1950. André Halimi, La délation sous l’Occupation, L’Harmattan, 2003.Immaculee Conception Catholic Church, Avon Lorrain County, Alice Mackert épouse De Chant, janvier 2012.152 Tony Bessy se spécialise dans le sport, boxe et football et fait partie de l’équipe municipale de Jacques Médecin(Yvan Gastaut, « Yeso Amalfi (1950-1951), une vedette brésilienne à l’OGC Nice », dans Hommes et Migrations,2010, III). Roger Bouzinac (1920-2003) rentre à Nice-Matin en 1945, mais bifurque vers la politique à traversdivers cabinets ministériels de la IVe République. Adjoint à la mairie du Cannet, il dirige ensuite l’Agence FrancePresse de 1978 à 1979. William Caruchet a fait partie du groupe des étudiants recrutés par la Résistance autour dulycée de garçons et s’est ensuite spécialisé dans l’étude des » Bas-fonds du crime et tatouages » (Monaco : éditionsdu Rocher, 1981) et autres anarchismes. Tony Guildé, auteur prolifique d’une quarantaine de romans policiers auformat de poche publiés aux Éditions Ferenczy entre 1940 et 1957, se spécialise dans les mondanités de la Côteavec une prédilection pour les actrices américaines (Tony Guildé, « Au son des vieux airs niçois, j’ai tourné le Maiavec Rita Hayworth », Le Patriote, 02/05/1947). Pierre Rocher (1898-1963) choisit le journalisme et Nice après unelicence de philosophie à Paris et collabore à plusieurs journaux, à des comédies et revues avec son vieux copainFrancis Gag (sous la direction de Michel Derlange, « Les Niçois dans l’Histoire », Éditions Privat, 1993). J.C.Vérots, auteur et illustrateur d’une bande dessinée en 1946, « Un envoyé très spécial » (Éditeur Dervyl, Nice), et denombreux romans policiers, devient critique littéraire à Nice-Matin et Paris Match. Un article sur Sophia Antipolisen avril 1969, sa participation à une interview de Valéry Giscard d’Estaing le 23 avril 1981, jalonnent sa carrièrejournalistique.153 F.-X. BACCHIALONI, « Hommage à la vraie femme française », dans Libres, 06/05/1945.154 Victor Bocchiardo (1925-1944), pseudonyme Alban, engagé dans les FTP (Francs-tireurs et partisans), blessé àRoquebillière et dénoncé, fusillé à l’Ariane, repose au cimetière de Caucade (Robert Girod, Les fusillés de l’Ariane,Cannes : Artephis, 1994).

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gagner le maquis. Apparemment rien d’extraordinaire, des petites prouesses quotidiennes quis’insèrent dans les travaux et les jours de la banalité. Elles signalent le danger en suspendant dulinge aux balcons, transportent des documents dans des voitures d’enfant sous des légumes,manifestent pour réclamer du pain. À peine se distinguent ainsi la militante communiste EugénieAprosio, morte à Ravensbrück en février 1945, Ruth Reschkonski, polonaise réfugiée à Annot,exécutée à l’Ariane le 15 août 1944 avec 20 autres fusillés, dont Esther Poggio, engagée dans lemouvement clandestin Combat et le réseau Coty, arrêtée à Monaco, Zoé David, protectriced’enfants juifs à Puget-Théniers. Plus remarquables l’hébergement de grands gaillardsparachutistes anglais qui, inconscients du danger, veulent à tout prix sortir se promener en ville,la participation à l’impression de tracts ou de journaux clandestins, leur transport en piècesdétachées, très dangereux en cas de découverte par l’ennemi, stencils, berlingots d’encre, papier,sinon même ronéos ou tracts imprimés. Suzanne Frappier, par ailleurs agent de liaison,professeur d’histoire au collège Ségurane, insuffle amour de la patrie dans des coursenthousiasmants qu’étonnamment aucun élève ne trahit. Quelques épisodes hauts en couleurdonnent du relief et de la mémoire à leurs actions, de grosses frayeurs pour des jeunes femmesfragiles que vitalise leur courage. Tandis qu’Alba Astegiani se sert de son appartement et del’arrière-boutique de son mari boucher, rue Vernier, pour aiguiller les partants, par la gare duSud, vers les maquis de Puget-Théniers, ou manifeste avec les ménagères pour réclamerdavantage de ravitaillement, Jacqueline Lautier se souvient de son émotion lorsque, chargéed’une lourde valise de documents, elle utilise la galanterie d’un SS (membre de la Waffen SS,armée cosmopolite qui symbolise à partir de 1941 l’occupation militaire allemande) qui l’aide àsortir de la gare de Saint-Laurent-du-Var, bloquée par un sabotage. Moins faciles et encore plusdangereux, la collecte de fonds pour les camarades, ou l’espionnage de l’ennemi, favorisé parcertains postes de travail typiquement féminins, où, du fait de leur sexe, les jeunes femmes sontmoins menacées. Encore faut-il qu’elles soient habiles et qu’elles inspirent confiance à leurssupérieurs, ce qui requiert maîtrise de soi et sens de la dissimulation. Ainsi Colette Pons-Dreyfus aménage-t-elle la galerie d’art de Jean Moulin, Rex, aussi promptement qu’elle ladéménage avertie d’une dénonciation, Marie-Louise Paiche, du réseau Tartane, est-elle capabled’espionner la Commission d’armistice allemande au Négresco, l’Américaine Isabel Pell defaire de Puget-Théniers et d’Auribeau des centres de résistance locale. Odette Rosenstock,repérée à la Plantation, terrasse où elle consomme une tasse de thé avec son ami Moussa Abadi,dénoncée à la Gestapo par Émilie Dodeman du Placy, se montre assez forte pour taire malgré latorture la filière qui, à travers Monseigneur Rémond, l’évêque de Nice, lui permet de cacher etsauver des enfants juifs155. Deux jeunes femmes se distinguent du groupe par une capacitéd’action que le général De Gaulle salue, en des commentaires sobres et dignes dépourvus decondescendance. Pour Émilie, pseudonyme de Marie-Madeleine Jotte-Latouche, fondatrice duGroupe Surcouf, elle « a su montrer dans les heures difficiles le plus bel exemple d’audace et deténacité qu’une femme puisse fournir ». En effet arrêtée par la Gestapo le 15 juin 1944, elleparvient, pour éviter de parler, à se tirer une balle dans la région du cœur, et survitmiraculeusement. Quant à Hélène Vagliano, jeune fille de famille riche, son rôle actif à Cannesdès septembre 1939, fait de cette Française d’adoption d’origine grecque, torturée en vain à lasinistre villa Montfleury, fusillée elle aussi à l’Ariane le 15 août 1944, le pur symbole « d’unetrès haute élévation morale et d’un patriotisme ardent, d’un dévouement sans bornes et d’uncourage tenace et réfléchi »156.

155 La Liberté, 05/05/1945. Bien que « donneuse de patriotes et d’Israélites », Émilie du Tracy échappa à toutecondamnation.156 Pour Odette Abadi (1914-1999), Eugénie Aprosio (1876-1945), Alba Astegiani (1919-2009), Zoé David (1908-1994), Marie-Madeleine Jotte-Latouche (1899-1987), Isabel Pell (1902-1958), Esther Poggio (1912-1944), ColettePons-Dreyfus (1914-2007), Ruth Reschkonski (1890-1944), Hélène Vagliano (1909-1944), l’ouvrage Portraits defemmes sur la Côte d’Azur. Dictionnaire biographique au féminin, Nice : éditions Serre, 2011, a été amplementutilisé, en particulier les contributions de Jean-Louis Panicacci. Pour les autres jeunes femmes citées, Marie

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Après la capitulation de l’Allemagne, P.L. Farago réussit à interviewer une très jeunefemme, Michèle, prénom d’emprunt, de retour de déportation. Elle lui raconte son arrestation le20 décembre 1943 à la gare de Nice, les tortures qui ont précédé son voyage à Auschwitz, leshorreurs vécues et les drames de la libération du camp, une femme ayant réussi à décharger unrévolver sur un groupe de gardiens d’où de terribles représailles et un ressenti culpabilisant pourles rescapées157. Dans son roman Le sang des autres, publié chez Gallimard le 1er août 1945, etanalysé dans L’Avenir, Simone de Beauvoir, jeune professeur de philosophie, s’interroge sur lesens et la responsabilité des humains au cours d’une action qui peut involontairement engagerceux qui partagent les mêmes affinités. Elle souligne la quasi-impossibilité de l’innocence de cegenre d’acte apparemment spontané. Chacun existe à côté des autres, « pourtant à jamais séparéd’eux… Pour chacun, sa vie est unique, et il meurt pour son propre compte. » Il est difficiled’agir autrement que par un ensemble de hasards, l’essentiel étant que le sujet conserve saliberté, postulat discutable158. La lieutenante Émilie Bertocchi, redevenue ouvreuse de cinémaen toute modestie, a réussi à transmettre en pleine bataille un courrier de la plus hauteimportance aux forces armées au Muy. Coup de chance ? Hasard miraculeux ? Elle se voitattribuer par le général De Gaulle la Croix de guerre avec citation à l’ordre du Corpsd’Armée159.

En face de ces merveilleuses jeunes femmes que leur héroïsme a presque sanctifiées, ilreste à écrire quelques pages noires, à propos de celles qui, sur place, compromises par l’attitudede leur père sinon par la leur, échappent à un châtiment que les journaux issus de la Résistancevoudraient plus sévère. Ainsi Paulette Tourtou, fille d’Adolphe Tourtou160, du PPF (Partipopulaire français), est-elle remise en liberté en septembre 1945, à la grande indignation duPatriote : « Comment ? Paulette Tourtou, libre, dans la rue, marchant à côté de nos déportés,de nos martyrs, revenus, on peut dire, d’au-delà de la mort…? » Après le camp de Bolzano, enItalie, avant leur transfert à Paris, la mère, la femme et les deux filles de Jacques Doriot,confirment par des photographies la mort du « sinistre chef du P.P.F. », mitraillé par un avionaméricain le 22 février 1945161. Âgées respectivement de 74 et 49 ans, sèches et distantes, elles

Bocchiardo, Suzanne Frappier (La Vérité Magazine, n° 5, décembre 1944), Jacqueline Lautier (1926- 2011), Marie-Louise Paiche, consulter aux Éditions du Musée de la Résistance azuréenne, dans la collection Documents,témoignages, recherches, le numéro 9, Nice, 28 août 1944 : l’insurrection racontée par les insurgés, le numéro 22,Les Femmes de la Résistance azuréenne, 2002, le dossier préparé pour le Concours de la Résistance 2003, LesJeunes dans la Résistance azuréenne, le n° 26, La Libération de Nice vue par les autorités allemandes. Ladiscrétion de la plupart des jeunes femmes survivantes et de leurs témoignages restreint les références à un rôle quela plupart n’ont pas voulu exalter et justifie les limites de notre inventaire.157 Le Patriote, 15/05/1945.158 Simone de Beauvoir (1908-1986), agrégée de philosophie en 1929 en même temps que son compagnon Jean-Paul Sartre, qui l’entraîne en quelque sorte dans sa notoriété contestataire, enseigne à Marseille, au Havre, puis àParis. Plusieurs essais et romans, dont Le Sang des autres, Gallimard, 1945, précèdent l’essai-symbole duféminisme moderne, Le Deuxième Sexe, Gallimard, 1949, et annoncent le succès que va couronner le PrixGoncourt, Les Mandarins (Gallimard, 1955), en partie rédigé à Cagnes-sur-Mer (Gilles Lauzun, « Simone deBeauvoir », dans L’Avenir, 20/01/1946. Suzanne Cervera, Portraits de femmes sur la Côte d’Azur. Dictionnairebiographique au féminin, Éditions Serre, Nice, 2011).159 Nice-Matin, 12/12/1945.160 Adolphe Tourtou (1896-1943) personnalité du milieu médical azuréen et du Parti populaire français,éventuellement candidat à la mairie de Nice à la place de Jean Médecin, fut abattu par des résistants le 24 novembre1943. Ralph Schor dir. « Adolphe Tourtou », dans Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, SerreÉditeur, 2002. Le Patriote, 29/09/1945).161 Mario Brun, « La famille de Doriot interpellée à Nice », dans Nice-Matin, 05/10/1945. Jacques Doriot (1898-1945), ouvrier devenu membre puis dirigeant du Parti communiste, accomplit des missions pour le Komintern.Député et maire de Saint-Denis, il se brouille avec le PC en 1934 en militant pour un rapprochement avec le PS,stratégie alors contraire aux directives de Moscou. Il fonde en 1936 le Parti populaire français à l’idéologie fasciste,combat le Front populaire, et s’engage en 1940 dans une collaboration poussée avec l’Allemagne. En 1941, il fondeavec Marcel Déat la Légion des Volontaires français contre le bolchevisme, et se bat sur le Front de l’Est aux côtésdes Allemands. Il désire installer en Allemagne un gouvernement français distinct de celui de Sigmaringen. Sa

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affirment vouloir défendre la mémoire du défunt jusqu’au bout « Il ne s’est pas trompé. Il a luttécontre les Communistes. L’avenir lui donnera raison ». Jacqueline et Madeleine, 20 et 16 ans,sanglotent en évoquant la mort de leur père. La police saisit le contenu de leurs valises, trentepaires de bas de soie, vingt paires de chaussures neuves, quatre sacs tout cuir. En juillet 1946, lachambre civique de Nice fait comparaître madame Agnelly, née d’Annoville, et sa fille Laure.Les hommes de la famille, vétérans des guerres franco-allemandes et copieusement décorés, ontvu l’honorabilité de leur lignée compromise par l’amitié de Joseph Darnand162, chef de laMilice, avec la famille du lieutenant Félix Agnelly. La protection de Darnand a permis àmadame Agnelly et à sa fille de travailler pour le compte de la Milice, ce qui ne manque pasd’alourdir l’accusation. Des témoignages de valeur, comme celui du père Bruckberger,aumônier des FFI (Forces françaises de l’Intérieur) de Paris, tentent de les innocenter, mais il estdifficile au jury, cette fois-ci paritaire, malgré une défense émouvante, de ne pas condamner lesdeux femmes à la dégradation nationale pour dix ans et à l’interdiction de séjour dans les Alpes-Maritimes163. Une amie de Joseph Darnand, originaire de Rigaud, Antonia M., avec laquelle ilvécut plusieurs années au temps de son activité de transporteur, devenue ouvreuse, est elle aussiarrêtée avant son transfert à Paris. Sauvées par la relative indulgence de la cour de Justice aprèsles rigueurs de la première épuration, madame Delaporte, évadée de la villa Les Orangers aprèsavoir séduit un gardien presque sous les yeux de son mari consentant, l’infirme Gaby laBoiteuse, de Beaulieu, maîtresse d’un chauffeur de la Gestapo, dénoncée par Schulz, au cœur duréseau des turpitudes locales dont il se sort avec les honneurs, Frieda Rudoït, ange et démon, carà la fois allemande et juive, sont acquittées. Plus sévères, les juges donnent quatre ans de prisonà une Italienne qui dénonçait à tout va et mettait la charrue avant les bœufs en se voyantpremière magistrate municipale à Puget-Théniers, ou la mort à Suzanne Tarte, première damed’honneur, à ses dires, du prince Paul de Yougoslavie, qui fit tomber, – par dépit amoureux tentede plaider son avocat –, le réseau de Maurice Behar164 dont trois membres ne revinrent pas.

voiture est mitraillée dans des circonstances mal élucidées (Jean-Claude Valla, Jacques Doriot, Collection « Quisuis-je ? », Éditions Pardès, 2008).162 Joseph Darnand (1897-1945) ne peut, malgré son héroïsme, accéder au grade d’officier. Décoré par le maréchalPétain en personne il lui garde une indéfectible fidélité. Passionné de nationalisme, cet homme d’action est envoyéà Nice par une entreprise de transport et de déménagements qu’il dirige bientôt et qui transfère des armes enEspagne pour le compte de Mussolini. D’abord membre de l’Action française, il milite au PPF (Parti populairefrançais) de Doriot, et devient un dirigeant de la Cagoule. L’Organisation secrète d’Action révolutionnaireNationale, devenue OSAR, puis CSAR par suite d’une coquille typographique, est surnommée ainsi par MauricePujo, l’un des dirigeants de l’Action française, soucieux de différencier ce groupe tourné vers l’action clandestine etles attentats, aidé par les importants moyens financiers d’Eugène Schueller, richissime fondateur de L’Oréal.Adhèrent à la Cagoule un groupe d’étudiants de l’internat des Maristes, rue de Vaugirard, comme FrançoisMitterrand, Claude Roy ou André Bettencourt, liés plus tard à la Résistance, ce qui les sauvera de représailles à laLibération. Après un beau fait d’armes en février 1940 pour ramener le corps de son ami Agnelly et son évasion,Darnand devient chef de la Légion des Combattants dans les Alpes-Maritimes, et crée le SOL (Service d’ordrelégionnaire), suivi à Vichy de la Milice. Ses visites à Nice, le 22 février 1942, puis le 28 novembre 1943, sontcélébrées avec enthousiasme. Inféodé aux Nazis, il fuit en Allemagne puis en Italie, d’où il est transféré à Nice puisà Paris, et exécuté le 10 octobre 1945 (Mario Brun, Nice-Matin, 23/09/1945. Jean-Rémy Bézias, « JosephDarnand », dans Ralph Schor dir. Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Serre Éditeur, 2002.Jean-Louis Panicacci, Les Alpes-Maritimes dans la guerre 1939-1945, Éditions De Borée, 2013).163 Nice-Matin, La Liberté de Nice, 19/07/1946. Frédéric Freigneaux, « La Cagoule : Enquête sur une conspirationd’extrême droite », dans L’Histoire, n° 159, octobre 1992. « Félix Agnelly, 1898-1940 » dans Ralph Schor dir.Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Serre Éditeur, 2002). Le père Bruckberger (1907-1998),personnage complexe, très lié à Joseph Darnand, l’assista lors de son exécution (Jean-Marie Zemb, académie desSciences morales et politiques, séance du 2 mai 2000. Max Lagarrigue, 99 questions… La France sousl’Occupation, Montpellier, CNDP, 2007). Gayle K. Brunelle et Annette Finley-Crosswhite, Murder in the Metro :Laetitia Toureaux and the Cagoule in 1930, Bâton Rouge, Louisiana State University Presse, 2010, t. XVII.Valeurs actuelles, 22/09/2011).164 Maurice Behar (1906-1944 ?), né à Constantinople, venu avec ses parents à Paris en 1912, y exerce le métier detailleur, avant de s’engager dans la guerre d’Espagne. En 1941, il se réfugie avec sa famille, que protègeront Niçoiset Italiens, à Nice, zone libre, puis dans l’arrière-pays. Résistant, dénoncé, arrêté, il fait partie après Drancy du

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Le destin des héroïnes de la Résistance, tragique et par force discret, n’est pasparticulièrement attractif et manque de romanesque. La presse doit garder un goût d’aventure,d’horreurs stimulantes, et même de « fleur bleue », car les lectrices potentielles ressentent unimmense besoin d’amour. Libres, l’hebdomadaire des prisonniers de retour de captivité, donnele 11 mars 1945 à ses pages intérieures une allure de journal mondain de la Belle Époque enrappelant le rôle de la princesse Alexandra de Beauharnais-Lenchtenberg dans la Résistance.Cette descendante du tsar Nicolas Ier, habitante de Beaulieu, aimait bien autrefois consacrer sesjeudis aux enfants qu’elle distrayait et éduquait par des jeux et des travaux artistiques.L’Occupation venue, elle se tourne vers les déshérités, les vieillards, cache des personnessuspectes à la Gestapo et abrite des Israélites poursuivis. Elle trouve sa récompense dans lasympathie qui l’entoure165. Le souriant visage de Georgette Alexandria, représentant les200 jeunes filles engagées en 1940 dans le corps féminin des FFL (Forces françaises libres),1 660 au total, se signale par sa fraîcheur et son innocente réussite. Séjournant en Grande-Bretagne au printemps 1940 au moment de l’invasion, Georgette, 18 ans, devient téléphonisteaux côtés du général De Gaulle et vit l’intensité angoissante des bombardements de laLuftwaffe. Elle s’engage, secrétaire de l’Association de la France Libre, auprès de l’amiralAuboyneau et de René Cassin qui, niçois, s’intéresse particulièrement à elle. Nommée secrétairedu général Monclar, elle gagne Beyrouth par la Sierra Leone, le Nigeria, le Cameroun,Brazzaville. Son retour vers Alger l’y mène par Le Caire, El Alamein. Elle gagnera l’Allemagneen zone occupée puis l’Indochine pour ses futurs postes166. La précédant dans l’audace, témoinrisque-tout des échanges surprenants entre les Alpes-Maritimes et le Mexique au début dusiècle, Marie-Madeleine Aune évoque par ses tribulations de part et d’autre de l’Atlantique uneMata Hari plus discrète et plus chanceuse167. Petite-fille d’un boulanger d’Escragnolles, elleépouse au Mexique Jean de Alcivar, fringant officier de marine. Veuve, engagée en 1905 lorsd’un séjour à Cannes comme gouvernante des enfants d’Arthur Zimmermann (1864-1940),secrétaire d’État du Kaiser Guillaume II, la voilà à Berlin. Mais elle n’y oublie pas sa patried’origine, coopère en 1939 avec le Deuxième Bureau français, réussissant à faire regagner laFrance à de nombreux prisonniers de guerre. Soupçonnée d’espionnage, elle fuit à son tour. Àl’arrivée des Allemands, cachée à Cannes pendant deux ans, elle espère y vivre au grand jourune retraite heureuse168. Symbolique de destinées pures, sans tâche, et à l’heureuse conclusionest celle de la jeune Geneviève De Gaulle, nièce du général qui épouse le commandant Alain deBoissieu.169

Mais en fait l’inspiratrice du sacrifice de tant de jeunes héros, reste celle qui leur a faitaccomplir des merveilles, la bergère de Domrémy, âme éternelle et innombrable. « Elle était là,la jeune Lorraine, dans ces maquis sombres, sur ces barricades, sur ces routes, aux aguets,mieux peut-être que dans les basiliques qu’elle a sacrées de sa présence. Dans la poitrine de

convoi 73, et disparaît à Auschwitz (documents du Secrétariat des Anciens Combattants, 04/10/1999, communiquéspar sa fille).165 B. Semeria, « La princesse de Beauharnais dans la Résistance », dans Libres, 11 mars 1945. Un petit-fils deJoséphine de Beauharnais, Maximilien duc de Lenchtenberg, avait épousé une fille du tsar Nicolas Ier. La princesseen était la fille. Elle est morte à Nice le 24 décembre 1969 (J. Huyghues-Despointes, GHC (Généalogie et Histoirede la Caraïbe), bulletin 91, 03/1997, dépôt légal de la Bibliothèque nationale).166 Le Patriote 19/06/1945.167 Mata Hari (1876-1917), née Margaretha Zelle, épouse d’un officier des troupes coloniales hollandaises, puisdanseuse aux postures ravissantes, est soupçonnée à tort d’espionnage dans un contexte où des boucs émissairespeuvent être rendus responsables du prolongement de la guerre. Elle est fusillée à Vincennes (Portraits de femmessur la Côte d’Azur. Dictionnaire biographique au féminin, Nice : éditions Serre, 2011).168 Marie-Madeleine Aune épouse Alcivar (09/04/1872-30/08/1949). Sa retraite sera de courte durée. Le Littoral,organe quotidien des stations hivernales, 20/11/1905, La Liberté de Nice et du Sud-Est, 13/09/1946, État civild’Escragnolles, acte n° 2, 1859-1876).169 Geneviève De Gaulle, Nice-Matin, 24/11/1945, 05/01/1946.

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nos soldats il y a des autels habités par l’esprit de Jeanne et qui battent encore de son souffle,de son âme immortelle… »170

La Constituante considère que l’épuration n’est pas terminée. Les informations etpoursuites pour faits de collaboration sont autorisées jusqu’au 1er janvier 1947. Ce sera pour lapresse un manque, tant ce centre d’intérêt à l’allure de faits divers feuilletonnesques occupe decolonnes et d’entrefilets imprévus dans quotidiens et hebdomadaires aux accents vengeurs. Lesrédacteurs semblent impliqués à titre personnel dans la quête et le châtiment des coupables,particulièrement féminines, qui rejoignent ainsi la lignée des leurs sœurs monstrueuses, furies ousorcières, bêtes noires de temps plus anciens. Entre vocation criminelle et héroïque sainteté, n’ya-t-il pas place sur la Côte d’Azur dans le décor de la Libération pour une féminité accomplie,heureuse et innocente?

● Grandes prêtresses du ravitaillement face à la disette

Non car les femmes sont encore aux prises avec le problème de la faim, qui a dominé lesquatre années de la guerre et de l’Occupation, cauchemar des mères de famille, bien plus sansdoute que les angoisses politiques. Il n’est pas résolu avec la Libération, situation partagée avecla Grande-Bretagne. Les rations officielles sont insuffisantes, et le département des Alpes-Maritimes, tributaire d’importations et mal relié à ses voisins, est particulièrement vulnérable.La mauvaise récolte de blé de 1945 ne permet pas d’amélioration et oblige le gouvernementprovisoire à rétablir un rationnement officiel particulièrement impopulaire, 300 grammes depain par jour et par personne, puis 250 grammes en 1948. La situation ne redeviendra normalequ’en 1949.

Dès le 17 novembre 1944, deux mamans ouvrières sont déléguées à la Préfecture pourrégler les questions de l’alcool et du charbon de bois. Elles obtiennent pour trois jours100 grammes de pain supplémentaires et un kilo de pommes de terre. Mais cette mesureponctuelle ne suffit pas à apaiser la faim du département et le 7 janvier 1945, L’Avenir édite unsupplément intitulé MANGER, Tribune populaire du ravitaillement azuréen, titre complété aubandeau par la mention « N° 1, première et dernière année (si possible) ».

En éditorial : LA FAIM !… » Délivrée de l’étouffante étreinte, la mère de famille estencore bien souvent sinon angoissée, du moins inquiète. » Cinq déléguées du Comité desMénagères ont accompagné Jean Gueguen, directeur du ravitaillement, à Paris. Et la visite deM. Ramadier à Nice, les voyages à Paris du préfet Escande, ont permis de régler certainsproblèmes, que rend plus aigus la différence de traitement entre Marseille et Nice, défavoriséepar sa position à l’extrême bout du Sud-Est, les difficultés des transports ferroviaires,l’inutilisation du port. « Maman Truc », chroniqueuse spécialiste du système D, fournit tout demême sur la même page une recette de gâteau des Rois aux pommes de terre, aux carottes ouselon possibilité pourquoi pas, aux oignons… La rubrique « Marché rouge » énumère une listede personnes déférées au Parquet pour leurs profits illicites sur des denrées alimentaires sinonintrouvables, essentiellement viande, savon, et farine sans tickets. Plus agressif, le secondnuméro de MANGER, donne en éditorial un extrait d’une Épitre de saint Jacques, qui sert deprétexte au commentaire de l’expression « Marché rouge ». Après le noir, le gris, voici venu,devant l’inefficacité des autorités et de « Ramadier-Promesses », sinon « Ramadiète » le tempsde revendications plus précises des ménagères, lait, pommes de terre, matières grasses, laine,gaz, charbon, qui ne semblent guère faire défaut aux mondanités de la Saison, ce qui rappellerait

170 Jean Terseur, « Jeanne, première résistante de France », dans L’Avenir, 13/05/1945). Symbole de la portéesymbolique du personnage de Jeanne, le chant « En passant par la Lorraine », popularisé après la guerre de 1870,n’était pas, comme on le soutenait alors, un vieux chant médiéval mis en musique par Roland de Lassus, mais unecréation en fait revancharde (Georges Dottin, La chanson française de la Renaissance, Presses Universitaires deFrance, Collection Que Sais-je ?).

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désagréablement le temps de l’Occupation et les silhouettes replètes des privilégiés. « Le Paysdu Soleil doit-il être celui de la faim ? », titre L’Avenir le 10 mars 1946 sous la signature de G.Franc. La situation de Nice est particulièrement inquiétante : les tickets de ravitaillement nepeuvent être honorés étant donné le retard sinon l’absence d’arrivages, et l’augmentationponctuelle de population qui coïncide avec le temps du Carnaval et les jeux autorisés depuisseptembre 1945, tout ceci ne pouvant qu’inciter les restaurateurs au recours au marché noir.Sinon, l’exclusivité d’une distribution, réservée à tour de rôle à certains détaillants, contraint lesclientes à des courbettes pénibles. L’Avenir rural n° 2 analyse le 1er avril 1945 l’actualité dedeux productions animales régionales du Haut Var, le lait et les œufs, devenues totalementinsuffisantes par rapport aux besoins régionaux.

Dans le Carnet ou Memento de la ménagère, quotidien dont l’intitulé prouvel’inéluctable destin nourricier féminin, chaque jour la presse fait le point des distributions encours et des disfonctionnements qui les perturbent, insuffisance de combustible au moment où ilfait le plus froid, anarchie dans la distribution du lait, du sucre et des pommes de terre171. Faussejoie, la suppression des tickets de pain chansonnée par Pierre Rocher :

« Tout a une fin, même les tickets de pain ! Ils étaient pareils à des confetti : tantôt bleus,tantôt verts, tantôt jaunes… À les sentir dans son portefeuille, le cœur se mettait à battre commequatre. C’est vrai qu’ils ne coûtaient rien. C’était le don quotidien du Maréchal, le cadeau deVichy de Pierre Laval. Les Allemands sont généreux, braves Français, ils n’ont pas pris toutvotre blé, y’a de l’épi dans le grenier… Aujourd’hui 1er novembre, on va rêver que le ministre –le gras, pas le maigre – nous a invités à déjeuner. »

La libération des prix au printemps 1946 n’apporte pas aux ménagères le soulagementescompté car faute de récoltes locales suffisantes, les prix atteignent des sommets (300 francs lekilo de tomates ou de haricots, 80 francs le kilo de cerises) chez les grossistes, ce qui signifieune hausse considérable à la revente et ne peut qu’« accroître la misère des travailleurs desvilles ». L’année 1947 réactive les problèmes du ravitaillement, liés aux problèmesinternationaux graves que constituent le refroidissement des relations soviéto-américaines àpartir de la Conférence de Moscou (10 mars-24 avril), la déclaration du président Truman auCongrès le 12 avril, annonçant une aide économique à l’Europe pour contrer la tentationcommuniste. L’éviction des communistes du gouvernement français le 4 mai, les particularitésde la situation niçoise, « bout du monde » que ne favorise pas le transit par Marseille, l’absencede céréales dans l’arrière-pays, le retard des navires américains, provoquent une souduredifficile qui évoque les jours sinistres de la Grande Peur de 1789, dramatique réduction desdistributions de pain jusqu’à leur suppression complète pendant deux jours. L’Espoir de Niceinventorie l’évolution des distributions de pain les dernières années, Le Patriote du mardi9 septembre 1947 rappelle la dramatique réduction des distributions de pain en juillet etl’impossibilité de stocker des provisions pour les bourses modestes, puis commente lesmanifestations. La veille, les ménagères exaspérées ont réclamé au préfet Paul Haag par despétitions signées « par des dizaines de milliers de noms », symbolisées par l’action de RoseCathala, Paulette Santini, Henriette Pourtalet, madame Robert, résistantes ou épouses derésistants ou d’élus de gauche, une ouverture des boulangeries six jours sur sept, le maintien dela ration de pain à 250 grammes, et la réouverture des boucheries, fermées en raison de la

171 Pierre Rocher, « Adieu aux tickets de pain », dans Nice-Matin, 01/11/1945). Distributions en cours : confiture250 g, pâtes, 250 g, vin 2 litres, œufs, un par consommateur, savon de février, figues sèches 350 g, chocolat 125 g,légumes secs (fèves) 150 g, confiserie 125 g, graisse végétale, 150 g, lard salé, 100 g, sucre 1250 g. Il s’agit làd’honorer les tickets de décembre à février en rapport avec les différentes catégories de consommateurs ; laprésentation du carnet à souches est indispensable, ainsi que le respect des dates de distribution rapidementpérimées (« Carnet de la Ménagère », dans La Liberté de Nice, 07/02/1946). La rubrique « Ravitaillement » duPatriote n’est pas en reste et les distributions de juillet semblent aussi complexes que celles du plein hiver. Il fautréagir vite pour les chaussures « usage-ville », une paire par an le mois de l’anniversaire du consommateur(Le Patriote, 03/07/1946).

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pénurie des arrivages. Ceux-ci sont souvent bloqués et la marchandise avariée en raison duretard des livraisons, particulièrement viande, poisson, oranges et bananes. Le préfet promet unesurveillance des routes, « pour déjouer les transports frauduleux de farine blanche destinée aumarché noir… ». Au passage du cortège, les jeunes du RPF (Rassemblement du Peuple français,courant lancé par le général De Gaulle le 7 avril précédent) reconnaissables à leur cocardefraîchement arborée se gaussent de ces mères de famille, illustrant l’antagonisme entre gauche etgaullistes. Rose Cathala transmet aux femmes massées devant la Préfecture les résultats destractations, Paulette Santini tire les conclusions de la manifestation : « Notre pays est riche, maissa richesse profite à une minorité de parasites, alors que la population laborieuse qui produitces richesses ne peut qu’attendre et souffrir »172. Le 5 décembre, l’éditorial du Patriote, signéGeorges Tabaraud173, souligne l’importance de la manifestation, rythmée par la Marseillaise, leChant du Départ et l’Internationale, qui a opposé la veille les grévistes de la Poste Thiers auxmatraquages des forces de l’ordre. Madeleine Faraut est aux côtés de Charles Andrieu174 avec,place Saint-François, « des milliers de femmes assemblées contre l’ignoble agression de lamatinée », qui a fait 24 blessés dont deux femmes. « Elles se battent pour défendre la vie de leurfamille. Soyez partout aux côtés des grévistes », leur recommande l’élue. « Aidez-les, aidez leursenfants, soyez vous aussi les vrais défenseurs de vos foyers, de la liberté et de la République. »

● Les mères, des amazones prêtes à tout pour leurs enfants

Il semble à l’ensemble de la presse que les femmes de combattants ou de prisonniers,providences de leur famille, n’ont vécu que pour l’instant des retrouvailles. C’est oublier que del’eau a passé sous les ponts et que la vie a suivi son cours. Le retour des prisonniers de guerre sefait dans les quelques jours qui suivent leur libération. Après leur passage dans les centres derassemblement constitués sur le Rhin et à la frontière suisse, des visites médicales, les grandesgares de triage prévues à Paris, et une réception triomphale, ils sont dirigés vers leurs lieux derésidence. À Nice, le train entre en gare, et un enregistrement sur disque de la Marseillaise faitretentir les mâles accents de l’hymne national. Bouquets, friandises leur sont offerts et ils sortentde la gare au milieu d’une haie formée d’anciens combattants avant de rejoindre leur domicile.Le port de Villefranche-sur-Mer a été aménagé autour de l’église pour recevoir les navireschargés de prisonniers libérés, eux, par l’Armée rouge, en provenance par Odessa des camps detransit de Pologne et d’Ukraine. Arrivée, vérifications, désinfection, étuves, habillage et départen autobus, telles sont les ultimes étapes de leur long transit. Le prisonnier de guerre touche un

172 Distributions de pain : 1940 : 350 g. 1941 : 300 g. 1942 : 275 g. 1943 : 300 g. 1944 : 350 g. 1945 : Vente libre.1946 : 300 g. 1947 : 250 g (« Quand les ménagères de Nice perdent patience », dans Le Patriote, 22/05/1946,L’Espoir de Nice, 02/09/1947. Le Patriote 09/09/1947. Paul Haag (1891-1976), préfet du Var en 1939-1940, entredans le mouvement OCM, et remplace Raymond Aubrac dans le Sud-Est comme commissaire de la République enjanvier 1945. Souvent pris à partie par les communistes niçois pendant cette période critique des débuts de la guerrefroide, il procède au Rattachement de Tende et La Brigue à la France en septembre 1947 (Jean-Louis Panicacci,« Paul Haag », dans Ralph Schor dir. Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Serre Éditeur,2002).173 Georges Tabaraud-Delserre (1915-2008), prisonnier évadé en 1942, fait partie des FFPF dans la région deContes, et s’inscrit au PCF en 1943. Rédacteur en chef au Patriote du 28 novembre 1946 au 31 juillet 1967, puisdirecteur-fondateur de l’hebdomadaire Le Patriote Côte d’Azur à partir de septembre 1967, il assure de grandsreportages à la Conférence de Genève en 1954, sur le régime des colonels en Grèce, sur les milliardaires enSardaigne et sur la Côte d’Azur. Ses combats contre le racisme et la xénophobie, sa position de Présidentdépartemental des Prisonniers de guerre, son amitié avec Picasso, Fernand Léger, Magnelli, lui valent une certainenotoriété. Retiré à Contes, il consacre les dernières années de sa vie à la rédaction d’ouvrages d’histoire de l’Art(Georges Tabaraud, « Le Droit de vivre », dans Le Patriote, 05/12/1947. « Georges Tabaraud », dans Dictionnairehistorique et biographique du Communisme dans les Alpes-Maritimes, Les Amis de la Liberté, Nice, 2011).174 Charles Andrieu (1910-1986), militant syndicaliste, résistant. Il appelle à la grève insurrectionnelle décisive du24 août 1944. À la tête de la CGT, il anime les grèves de 1917 (Dictionnaire historique et biographique duCommunisme dans les Alpes-Maritimes. XXe siècle, Les Amis de la Liberté, 2011).

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pécule de 3 000 francs par année de captivité, a droit à trois mois de congés payés, un livret desoins gratuits pour lui et sa famille, des bons d’alimentation, un pécule de 10 000 francs sur uncarnet de caisse d’épargne, un certificat lui garantissant un emploi, ainsi que la possibilité de semieux loger et de se vêtir sans recours au marché noir. Heureux de voir l’unité françaisereconstituée, il ne peut que se réjouir de voir les profits réalisés au service de l’ennemi intégrésdans la caisse de solidarité dont il est bénéficiaire. L’essentiel est pour lui de se réinsérer dans safamille dont il est absent depuis de longs mois, et où souvent il fait connaissance des enfants nésaprès son départ, s’il n’a pas la mauvaise surprise d’en retrouver nés en son absence, et auxquelsil faudra bien s’habituer, à moins de divorcer. En cas de conception intervenue en l’absence dupère, celui-ci a seulement deux mois pour affirmer son désaveu. La Liberté de Nice dénonce« Celles qui n’ont pas su attendre… Ils étaient trois. Ils ont trouvé la maison vide et c’estl’histoire de quelques milliers de prisonniers… Beaucoup plus de vingt ans, un peu moins dequarante, veste fripée, au revers le petit morceau de fer barbelé qui est l’insigne du prisonnier,taches maladroites qu’aucune main féminine n’a effacée. Dans le stalag immense, une penséeles soutenait, dans leur vieux Nice, ils avaient laissé une petite femme qui chantait en faisant leménage, préparait les pâtes et enjolivait le dimanche ». Mais les lettres de celle-ci se sont faitesplus rares, le silence a assombri l’euphorie de la libération. Les petites femmes ne veulent plusreprendre la vie commune, cas relativement fréquent175. Pourtant les journaux d’inspirationchrétienne, comme L’Avenir, s’efforcent de donner en exemple les « Liens immortels », ceuxqu’a vécus Alice Ollé-Laprunie, née Gavoty, jeune femme de Marseille dont l’époux Josephtomba au champ d’honneur en 1915 après seulement quelques mois d’union, liens inspirés par laprière. Mais toutes les unions ne sont pas forcément le fait d’âmes d’élite et les séparations de laguerre, exploitées par des « conseilleurs » pressés de fournir leurs clients en avocats intéresséspar les procédures de conciliation, sont destructrices de familles et de vies d’enfants176.

En effet quel destin typiquement féminin attend les fidèles épouses ? « Des enfants, desenfants ! », dont la conventionnelle Liberté de Nice montre la nécessité pour éviter « le suicidede la nation française », bientôt « nation de vieillards, pôle d’attraction » pour les nationsvoisines surpeuplées. Pour que les familles nombreuses aient le même niveau de vie que lescélibataires, on attend d’importantes mesures sociales177. Peut-il y avoir un « Parti desFemmes », problématique liée au vote féminin qu’une interviewer, Annie, pose à Brigitte dansLa Liberté du 29 juillet 1945 ? Celle-ci peint de petits panneaux aide-mémoire pour sonappartement, afin de devenir une femme nouvelle et d’effacer ses réflexes réactionnaires. Lacuisine et la salle à manger revendiquent la nécessité de s’arracher à l’esclavage domestiquepour s’insérer dans le travail productif : « Chaque cuisinière doit être capable de dirigerl’État ». La salle d’études des enfants prône un enseignement des filles qui les arrachera austéréotype de la femme au foyer. « Les bébés à la crèche, les enfants à la cantine, les grands aubistrot et au cinéma, les malades à l’hôpital, les vieux à l’hospice ! Enfin émancipées, nousirons remettre les usines en marche, nous développerons la production, nous ne dépendronsplus de nos maris et de nos familles. Femmes esclaves, femmes-machines, femmes-marchandises, femmes corvéables à merci… Ne ferait-on pas bien de consulter la femme surson choix de vie ? ».

Le Mouvement populaire des Familles organise du 21 au 30 juillet 1945, salle Bréa, uneexposition sur le thème « La classe ouvrière dans la reconstruction du pays », assortie d’un cyclede conférences qui représentent tous les grands courants de pensée et les partis politiques, leParti communiste, le MRP (Mouvement républicain populaire), les mouvements de jeunes, lesforces spirituelles, le syndicalisme, le socialisme. Deux idées maîtresses ont présidé à

175 La Liberté de Nice, 08/05, 08/11/1945.176 Max Norib, « Une atteinte à la famille, le chantage au divorce », Georges Frilet, « Le mariage chrétien », dansL’Avenir de Nice, 30/12/1945, 06/01/1946.177 La Liberté de Nice, 25, 26, 27/05/1945.

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l’élaboration de stands : le logement ouvrier et la vie familiale, et les conditions de la vie dans letravail. Permettre au milieu ouvrier d’accéder à un logis décent paraît aussi vital quel’élaboration d’une constitution. Un prix est d’ailleurs proposé aux mères de famillesnombreuses nécessiteuses. Il faut pour pouvoir postuler avoir moins de quarante ans et au moinscinq enfants vivants178. L’Association des femmes de Prisonniers tient le 18 novembre 1945 sonassemblée générale de dissolution. L’Association des Foyers de rapatriés en sera la suite logiqueet règlera les nombreux problèmes en suspens sous la présidence de madame Badin, adjointe aumaire. La fête des mères, que la Libération veut renouveler, s’inscrit dans une féminité moinsrebutante que celle imposée par l’idéologie vichyssoise : celle-ci, généralisant par la loi du29 mars 1941 l’allocation de mère au foyer, interdisant l’embauche des allocataires,criminalisant l’avortement par la loi du 14 septembre 1941 et la propagande anticonceptionnelle,durcissant les conditions du divorce jusqu’à l’interdire en 1944, avait fait de la femme jusqu’à lanausée l’otage de sa condition de mère. Maintenue en 1945 et officielle, la fête doit célébrertoutes les mères dont le rôle nourricier a été particulièrement difficile, pas uniquement celles defamilles nombreuses, suggérant un modèle joyeux et désiré d’enfants comblés179. L’abbéDaumas souligne avec émotion la médiocrité d’une fête qui semble limiter à un seul jourreconnaissance et amour de fils qui, comme saint Augustin envers sainte Monique, ont coûté àleurs mères tant de larmes180. Claude Céran, dans la Liberté du 24 septembre 1945, sous le titrede « Nous Femmes », déplore l’usage abusif des cantines, qu’imposent les difficultés duravitaillement. Certes les mamans sont sûres que les enfants auront quelque chose à manger,mais « la gamelle anonyme au milieu des inconnus dans le restaurant - caserne n’est unenourriture que pour le corps, une mangeoire. La table de famille c’est autre chose… ». Pour desmamans qui travaillent et ont besoin de donner leurs enfants à garder en toute confiance, lapouponnière de Nice, installée par le Bureau de Bienfaisance au 24 avenue de Belgique, est,avec ses 24 places pour nourrissons, quarante au total jusqu’à trois ans, huit nurses en sarraubleu et béguin immaculé, quatre femmes de ménage, deux lingères et une cuisinière, son parccoloré ombragé de palmiers, « une de ces pépinières nouvelles où la France va trouver desarbrisseaux sains, une jeunesse solide capable de remplacer trop de chênes prématurémentabattus […] On s’occupe des petits du matin au soir, on les dorlote, on les éduque, ilsgrandissent dans le rythme et la paix. Ce ne sont pas des chérubins de crèche, mais deschérubins qu’on rend moralement et physiquement beaux. » Et la jeune directrice, en véritablemaman, serre dans ses bras un blondinet d’» une autre race », sans doute l’enfant d’amoursinterdites avec un militaire allemand. « Le dimanche je lui fais une visite spéciale, puisquepersonne ne vient le voir… »

L’Aurore Magazine du 27 janvier 1946 s’indigne un peu des « mauvaises leçons de lamaîtresse ». Celle-ci recommande aux enfants bénéficiaires à l’école d’un bon goûter de la partde la Croix-Rouge suédoise de ne rien garder pour les mamans. Sans doute est-il important queles petits mal nourris profitent à plein de ces aubaines. Mais la journaliste avoue être heureuse

178 La Liberté de Nice, 19-20 /07/1945.179 Le Patriote, 03-04/06/1945. Pierre Brandon, Les Coulisses de la Résistance à Toulouse, Lyon, Marseille et Nice,L’Harmattan, 1994. Les Métamorphoses du Droit. Hommage à J.M. Rainaud, L’Harmattan, 2009.180 L’abbé Alfred Daumas (1910-1997), d’une famille provençale laïque, se tourne pourtant vers des étudesreligieuses et adhère, enthousiaste, au Front populaire niçois, ce qui le marque à jamais d’opprobre malgré laprotection de Mgr Rémond. Après un doctorat en sciences sociales et politiques à Lille, il est nommé aumônier dela CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens). Il participe aux combats dans le secteur de Breil puisentre dès 1941 dans la Résistance. Inquiété par la Gestapo en novembre 1943, président départemental du Frontnational, vice-président du CDL (Comité de Libération), fondateur de l’hebdomadaire L’Avenir, il ne peut accéder àune carrière politique, mais titulaire d’importantes fonctions diocésaines, prélat d’honneur, il reste une personnalitélocale prestigieuse au même titre que René Cassin dont il anime le souvenir. L’Avenir, 27/05/1945. Alain Tarico,L’abbé Alfred Daumas : un prêtre dans la mêlée de son temps (1936-1945), mémoire de maîtrise, Université deNice, 1986. Ralph Schor dir. Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Serre Éditeur, 2002).

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de la désobéissance de sa petite fille, preuve d’amour, qui lui glisse à la sortie de l’école unepetite main poisseuse et quelques amandes gardées au secret de sa poche.

Non seulement il faut suralimenter les petits, mais encore faut-il loger les parents. AlfredSauvy181 intervient dans La Liberté pour définir la nouvelle idéologie de la famille, qui ne doitplus servir d’arme de propagande. Non seulement le suivi des jeunes familles doit tenir comptede tous les détails de la vie courante, santé, avec François Billoux182 ministre de la Santépublique, distributions de lait, fabrication de voitures d’enfants, voyages et vacances, mais leproblème du logement des familles nombreuses doit être résolu par l’amélioration du parc delogements existants, le versement d’une allocation au logement s’ajoutant aux allocationsfamiliales, mais surtout bien sûr par des constructions nouvelles. Dès le début de l’année 1945,L’Avenir a comparé les taudis que sont les loges de concierge niçoises, « prisons à barreaux »,reléguées au sous-sol ou près du monte-charge après la vente des palaces par appartements,« trou immonde où meurt plutôt que vit une famille ouvrière de quatre personnes ». La page« Femmes » de L’Aurore de Nice Magazine évoque le 10 février 1946 la visite que fait unejeune mère de famille à une vieille dame riche qui tient salon, dans un appartement de huitpièces, avec d’autres jeunes amies élégantes, en bas de soie et chaussures chic à semellescompensées. Elle suggère de répartir le mal logement généralisé des catégories populaires,entassées dans des taudis, dans les villas ou appartements vides à Nice la plus grande partie del’année, soulevant des exclamations horrifiées. « Est-elle communiste ? » s’exclament cesdames… » Ce désir qu’elle a de partager, de donner, d’aimer ? C’est possible. Elle veut parlerdes deux petits Juifs qu’elle a élevés trois ans avec les siens, et de la chambre où elle loge unvieux couple de sinistrés mais elle n’ose pas. Elle se sent parfaitement timide et dépareillée aumilieu de ces femmes qui la fixent maintenant avec une espèce de pitié amusée. Elle est prised’une brusque envie de retrouver sa maison surpeuplée et ses petits enfants en pullsraccommodés qui l’attendent autour d’une table tachée d’encre… »183

Sensibilisé comme ses contemporains qui ignorent encore les promesses de lapénicilline, et constatent le mauvais état de santé d’une population, surtout enfantine, sous-alimentée depuis de longs mois, Tony Guildé décrit dans une double page illustrée dephotographies de L’Aurore Magazine du 14 avril 1946, intitulée « Taudis », la vie d’une famillemodeste de la vieille ville, huit personnes dans une seule pièce où l’on mange, travaille et dort,où les enfants font leurs devoirs et la maman sa cuisine. Le père est mutilé et ne peut travailler etc’est à la mère qu’incombe le soin de nourrir sa famille. Contrastant avec les villas inoccupées laplus grande partie de l’année, et leurs immenses jardins, les beaux « immeubles de rapport » etleurs baies vitrées, les petits n’ont pour s’ébattre que la ruelle « pittoresque », visqueux fosséhumide et sombre comme un puits. « L’architecte qui a construit ce nid à tuberculose, lepropriétaire qui a osé le faire bâtir, devraient tous deux expier dans un bagne un crime dont lesconséquences se poursuivent de génération en génération. » Malgré ce sombre constat, lesphotographies montrent des petits visages souriants autour de la table familiale, ou sur le cheminde l’école, avec manteaux, bonnets et bérets, de gros bas et des galoches, tenues un peuhétéroclites mais apparemment bien chaudes. On peut avoir bien du bonheur dans la pauvretéquand on a une maman courageuse. Cependant les enfants niçois, invités en Suisse dans

181 Alfred Sauvy (1898-1990), polytechnicien, démographe, sociologue, dénonce le malthusianisme et l’instaurationde la semaine de 40 heures. Après avoir fait partie sous Vichy du Conseil d’Études économiques, il devientdirecteur de l’INED (Institut national d’études démographiques) et, devenu secrétaire d’État à la famille et à lapopulation, prône le retour à une vigoureuse natalité. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, il actualise ensuite lanotion de Tiers Monde, dont il est l’initiateur, en la relativisant (Michel Levy, Alfred Sauvy, compagnon du siècle,La Manufacture, 1990).182 François Billoux (1903-1978), entré au PC à 17 ans, député en 1936, arrêté et transféré à Maison Carrée commeVirgile Barel, a été plusieurs fois ministre et député jusqu’en 1978 (Philippe Robrieux, Histoire intérieure du Particommuniste, t. IV, Fayard, 1984.183 L’Avenir de Nice, « Taudis au Palace, Prisons à barreaux », 28/ 01/1945.

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d’hospitalières colonies sont jugés comme mal élevés, manifestant sauvagerie, indépendancefarouche, sans-gêne, capables de dévaliser les jardins, d’entonner des couplets scandaleux,montrant ainsi l’insuffisance de leurs parents et de leurs éducateurs, bien que l’on puisseévoquer à ce propos la jeunesse agitée de saint Augustin, et expliquer ces turbulences par lescirconstances qui leur ont enseigné une débrouillardise de mauvais aloi184.

Il n’empêche, l’hygiène n’est pas au rendez-vous en ces lendemains de pénurie. Lescampagnes de dératisation se multiplient en vain semble-t-il. À Cannes, on retrouve dans unappartement le cadavre d’un homme mort depuis plusieurs semaines et en partie dévoré par lesrats. Les campagnes antituberculeuses font la promotion de timbres qui permettront de réunirdes sommes destinées aux établissements de soins. Les progrès de la médecine permettent à lachirurgie d’outre-Atlantique quelques prouesses, comme les opérations de la « maladie bleue »,réussies alors à 80 % d’après le Times, par les docteurs Blalock et Taussig, non encore tentéesen France, mais admirées dans la presse locale qui en divulgue les résultats par le truchement dudocteur Grinda185. Davantage encore que l’hygiène, Libres, Journal des prisonniers libérés,recommande aux jeunes épouses de faire leur ménage avec élégance, reflétant peut-être les rêvesd’une armée en proie à des fantasmes plus terre à terre qu’érotiques, le tout sous une citation deVerlaine qui ne correspond sûrement pas aux aspirations des femmes laissées seules en chargede leur famille :

« La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles,Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour »186.

Verlaine n’imaginait sans doute pas combien les maîtresses de maison de la bourgeoisie,servies autrefois, trouvent pénible, au lieu de profiter de la réunion familiale qu’est le repas, dese déranger sans cesse pour apporter les plats à table. Sans doute le mari argue-t-il en son forintérieur de ses années de combats ou de captivité qui lui accordent le droit de « mériter » durepos. Quelques conseils puisés aux nouveautés pratiques lui donneront bonne conscience etallègeront le service de l’épouse : table roulante, chauffe-plat pour le plat de résistance, cafetièreet bouilloire électrique, pour la vaisselle chauffe-eau électrique, gants de caoutchouc, lavette àmanche, égouttoir pour des plats que grâce à l’eau bouillante on n’aura point besoin d’essuyer etqui attendront, rangés sur la desserte roulante, d’être réutilisés. Aujourd’hui un enfant de cinqans peut manipuler seul un aspirateur, sans les nuages de poussière soulevés par les balais et queles nains de Blanche-Neige camouflaient sous les tapis… L’essuyage des bibelots, un jeud’enfants, une poubelle à couvercle automatique, un petit tapis devant l’évier, il ne reste plusqu’à minimiser l’épluchage des légumes : les pommes de terre cuites avec leur peau sont bienmeilleures. Et vous voici, mesdames, avec vos jolis ongles laqués, et un discret maquillage devos yeux, « miroirs de votre âme »187, prêtes à aller vous promener ! Cependant, loin de cescommodités modernes il est encore des ménagères trop contentes de se procurer des articles deménage… en fer émaillé, pour lesquels en 1948 des tickets sont encore nécessaires, avant desuccomber aux pièges du marketing et à la tentation des gadgets.

184 Jean Terseur, L’Avenir, 10/03/1946.185 Le 29 novembre 1944, les docteurs Alfred Blalock (1899-1964), Helen Brooke Taussig (1898-1986), et leurassistant Vivien Thomas (1910-1985) pratiquent une intervention en chirurgie cardiaque pédiatrique, sur un enfantatteint d’une malformation, la tétralogie de Fallot. Joignant l’artère sous-clavière à l’artère pulmonaire, ilsaméliorent sa circulation sanguine et diminuent la cyanose responsable de la couleur bleutée de sa peau. Commetout acte de chirurgie cardiaque celui-ci émerveille le public (Jean-Paul Grinda, Nice-Matin, 12/07/1947, « TheAmerican Heritage », Stedman’s Medical Dictionary Copyright, 2005, Houghton Mifflin Company).186 Paul Verlaine, « La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles… » (Sagesse, amour et bonheur, Classiques depoche, 2003).187 Libres, 08/11/1945.

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● « La femme française majeure » enfin !

C’est ainsi que Madeleine Lagrange annonce le 13 novembre 1944, en première page deL’Espoir de Nice, quotidien socialiste, l’accession des femmes au droit de vote. Veuve de LéoLagrange mort au front en juin 1940, actif secrétaire d’État à la Jeunesse et aux sports du Frontpopulaire, bientôt candidate à la députation dans la circonscription de son mari, Avesnes-sur-Helpe, dans le département du Nord, plus tard jurée en Haute Cour, elle commente cettepromotion tardive et en soupèse toute la gravité. Les femmes, comme les hommes, dit-elle, enleur accordant une forme de pensée philosophique, ont compris que « les mots abstraits, lesgrands mots, comme liberté, dignité, avaient un sens aussi concret que le mot travail, que le motfaim. »188

Les éditorialistes disposent, malgré la disette de papier, d’une surface notable. Ils vont enconsacrer une bien petite partie aux élections et au vote féminin, un « scoop » moins excitantque la poursuite des collaboratrices, dont le traitement reste finalement superficiel etpaternaliste. On peut rappeler la genèse de cet accès au vote. Après bien des délibérations, lesénateur radical de la Corse Paul Giacobbi s’est exclamé à Alger devant l’Assembléeconsultative :

« Pensez-vous qu’il soit très sage dans une période aussi troublée que celle que nousallons traverser de nous lancer ex abrupto dans cette aventure que constitue le suffrage desfemmes ? »

Le 24 mars 1944, l’Assemblée consultative approuve finalement, sans enthousiasme dela part des vétérans de la IIIe République, l’amendement de Fernand Grenier déléguécommuniste, cautionné par François de Menthon, commissaire à la Justice, et accorde le droit devote aux femmes le 21 avril, décision confirmée par l’ordonnance du 5 octobre 1944189. Leprincipe en semble acquis par le général De Gaulle lui-même, mais la question qui vise peut-êtreà en retarder la mise en œuvre est celle de leur participation aux premières élections, lesmunicipales. Cette entrée des femmes sur la scène politique, inquiète les Français. Pourtant l’airdu temps doit l’imposer partout en théorie puisque avant la Charte des Nations Unies, votée le26 juin 1945 et ratifiée le 24 octobre, qui prône l’égalité entre hommes et femmes dans le mondeentier, l’Allemagne a donné le droit de vote aux femmes dès janvier 1919.

L’Espoir de Nice, qui précède, on l’a vu, ses confrères dans le débat, présente dès le12 décembre 1944 madame Gérard, Victorine dans la Résistance, première femme jurée desAlpes-Maritimes. Satisfaite de contribuer à l’épuration de la France et au châtiment des traîtreset des collaborateurs, elle déplore l’insuffisance de documentation des jurés, l’agitation dupublic, le manque de témoins à charge, mais insiste sur la conscience et l’objectivité du jury.L’Aurore de Nice, hebdomadaire du Parti communiste, s’illustre d’une photographie de LouiseMichel, héroïne de la Commune, et fait le tour du problème dans son numéro 6 du 31 décembre1944. Après avoir rappelé Platon et sa position sur l’égalité d’éducation nécessaire aux deuxsexes, l’article évoque la Lex Opeia, édictée sans succès par Caton pour contraindre les femmesà puiser dans leurs parures en guise d’impôt. Jusqu’au XVIIIe siècle, les femmes du Midi, chefsde famille, sont électrices et l’Aurore décrit les détails du vote à deux tours avec la recherche

188 Madeleine Lagrange, née Weiller (1900-1992), d’une famille juive laïque, épouse en 1925, après des études dedroit et une entrée militante à la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), Léo Lagrange (1900-1940)au parcours presque identique, couple mêlé à la vie intellectuelle puis politique de la capitale et dont le socialismeet l’amour sont les moteurs. Privée par les lois de Vichy de l’exercice de sa profession, elle fait ensuite une brèvecarrière politique et œuvre dans plusieurs commissions avant de se tourner, vers la magistrature (Madeleine Léo-Lagrange, Le présent indéfini, mémoires d’une vie, Éditions Corsaire, 1994. Site de l’Assemblée nationale). À Nice,le stade du Ray porte le nom de Stade Léo Lagrange.189 William Gueraiche, « Le débat du 24 mars 1944 à l’Assemblée consultative d’Alger », « Les femmes politiquesde 1944 à 1947 : quelle libération ? » dans Résistances et Libération, 1940-1945. Clio, Femmes, Genre, Histoire,1/1995.

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aléatoire dans un sac de toile de grains de mil noirs donnant aux femmes le droit de vote,minoritaires au milieu de grains blancs. La Déclaration des Droits de l’Homme et le CodeNapoléon marquent un recul des droits de la femme, et de rappeler l’article X de la Déclarationdes Droits de la femme et de la citoyenne rédigée par Olympe de Gouges : « La femme a le droitde monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune »190. Le Congrèsdu vote féminin de juin 1920 réuni à Genève constate l’octroi des droits politiques aux femmesde quinze états, sans l’Italie, l’Espagne, la Suisse et la France. Est-ce une spécificitéméridionale ? L’Aurore de Nice du 30 décembre 1945 fait le point sur l’avancée en Europe del’égalité des droits entre hommes et femmes, rappelant des alinéas désuets qui règnent encoredans notre Code civil, tels le choix de la résidence par l’époux, ou l’inégalité salariale. Lemagazine évoque des pays où la législation à cet égard est plus avancée, comme laTchécoslovaquie ou l’URSS où 1 200 femmes siègent au Soviet Suprême, pays communistes, etd’autres comme les États-Unis où toutes les carrières, comme la profession médicale, ne sontpas encore complètement ouvertes aux femmes. En Belgique, en Suisse, au Japon, en Palestine,en Argentine, en Égypte, les femmes sont privées de tous droits politiques, et dans ce dernierpays, les maris peuvent infliger des sévices corporels à leurs épouses.

Spirituellement, Pierre Rocher, craignant pour la femme une perte de son attiranteféminité, reprend dans L’Espoir de Nice une citation d’Anatole France tirée de L’Orme duMail191. « Déjà, constate-t-il, vous avez gaspillé quelques parcelles de votre charme. On se batpour vous mais les jeunes gens dans les tramways vous laissent debout sur la plate-forme. » Àl’image de saint Jérôme tenté, il considère que le secret et le péché sont les deux mamelles del’amour, balançant entre les images traditionnelles de la femme pécheresse ou virago. « Lechristianisme a plus fait pour la femme en la menaçant de la foudre et du feu de l’Ecclésiasteque les flûtes du paganisme derrière le char de Vénus Astarté » […] « Que dirait saint Jérômeaujourd’hui s’il rencontrait tant de charmantes filles en uniforme, les unes portant le béret de lamarine, les autres le calot de l’artilleur. »192

Les plus réticents des contempteurs envisagent avec méfiance « le risque d’aventure etd’impulsion » que comportera la participation d’un corps électoral féminin, le classant à droite,proche du clergé qui influencera leur vote, sensible au charme des candidats. L’absence debeaucoup d’hommes, morts de 1939-1940, fusillés, prisonniers encore retenus en Allemagne, ouencore combattants – la guerre n’est pas finie – leur donne la majorité d’un électorat amputé :elles disposeront de 63 % des suffrages prévus. Avocates, enseignantes et résistantes, Henrietted’Allemain, Germaine Decourt, Denise Delmont193, Madeleine Faraut, rédactrices de la Chartede l’Union des Femmes françaises, seule organisation féminine de la clandestinité, encouragentles futures électrices à renoncer à « un féminisme étroit et stérile qui a fait beaucoup de tort »,mais éprouvent tout de même le besoin de se justifier, embarrassées par le mélange des traitsimputés à chaque genre. « À une époque où trop d’hommes se sont efféminés, et où la femme estdevenue plus virile, où souvent les hommes sont plus émotifs, alors que leurs compagnes ontplus d’équilibre (il n’est pas question de s’évanouir à la vue d’un sourire), il est normal qu’elles

190 Olympe de Gouges (1748-1793), pionnière du féminisme et de la liberté de son sexe, de la lutte antiesclavagiste,auteur de pièces de théâtre et d’écrits politiques, est guillotinée sous la Terreur (Cahiers de Doléances des Femmesen 1789, 1981, Les Éditions des femmes, 1981. Olivier Blanc, Marie-Olympe de Gouges : 1748-1793, des droits dela femme à la guillotine, Tallandier, 2014).191 Anatole France, Histoire contemporaine, t. I, Éditions Calmann-Levy, 1897).192 Pierre Rocher, « Secrets féminins », dans L’Espoir de Nice, 29/03/1945.193

Henriette Denise Delmont, avocate des Martyrs de Châteaubriant, recherchée en mars 1942, se réfugie dansl’appartement d’Édith Bergondi. Responsable du journal clandestin L’Action, elle anime le Front national avecl’abbé Daumas (P.L. Farago, « La femme qui s’occupe de politique s’occupe de la vie », nous dit Maître DeniseDelmont, dans Le Patriote, 10/11/12/1944).

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aient leur mot à dire dans la société »194. Il semble que les femmes aient peur d’abandonner enexerçant leur droit de vote leur nature profonde. Laquelle d’ailleurs ? À Nice, « capitale du luxe,le rôle des femmes ne sera plus de bien porter la toilette et d’être des compagnes agréables… Àcôté, de la femme frivole – infime minorité – existe le type, combien plus répandu, de la femmequi travaille, souffre, et vit pour les siens, pour sa famille, son foyer, donc sa patrie. »195 Cettepromotion civique se justifie par les déceptions qu’a engendrées « la conduite des affaires parles hommes, aux résultats guère brillants », et le courage de leurs compagnes pendantl’Occupation. Elles seront au cœur de l’action, gérant à travers l’éducation de leurs enfants etdans les équipes municipales les problèmes sociaux en suspens. « De ce chaos a surgi unefemme nouvelle ». On peut en effet espérer pour les femmes un vrai destin.

Les élections municipales se déroulent le 29 avril et le 13 mai 1945, la capitulationallemande, annoncée par les longs hurlements des sirènes, et les premiers troubles algériensn’ayant aucune incidence sur les deux tours, avec l’élection d’un maire socialiste, JacquesCotta196, qui remplace Virgile Barel197. Petit concours de presse destiné à stimuler les électricessupposées trop réservées, si certaines se reconnaissent sur les clichés des bureaux de vote prispar Charles Laugier, elles auront droit à un abonnement à L’Avenir de Nice198. Nulle autorité n’aappliqué la recommandation de la Ligue des Droits de l’Homme de Bourges, réclamant pendantla période électorale la fermeture des bistrots et la mise sous scellés des confessionnaux. En facede la liste commune du PCF, du Front national, de la CGT (Confédération générale du Travail),de l’Union des Femmes françaises, de l’Union Paysanne et des Jeunesses patriotes, avec septcandidates et la caution d’Émilie Latouche, la liste émanant de la SFIO (Section française del’Internationale ouvrière) ne comporte que quatre femmes dont une seule est élue en positiond’adjointe, l’enseignante Thérèse Roméo199, Denise Badin, sans profession, et Juliette Parrot, dela CGT, sont conseillères municipales, trois élues sur 37 conseillers. Seule Thérèse Roméo, dufait de ses engagements précédents et de son activité professionnelle et associative, aura unecarrière politique locale, certes, mais personnelle et reconnue.

194 Germaine Decourt, avocate au Barreau de Nice, « La Charte nationale des Femmes », dans Le Patriote,03/01/1945.195 L’Ergot, 24/04/1945.196 Jacques Cotta (1908-1971), diplômé d’études commerciales, journaliste, avocat, résistant et militant socialiste,est éliminé de la mairie de Nice aux élections de 1947 (Dominique Olivesi, « Jacques Cotta », dans Ralph Schordir. Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Serre Éditeur, 2002).197 Virgile Barel (1889-1979), instituteur, officier, se transforme en révolutionnaire pacifiste, fonde l’ARAC(Association républicaine des Anciens combattants), adhère à la SFIO, puis au communisme. Un voyage en URSSen fait un inconditionnel, directeur du Cri des travailleurs soutenu par les capitaux de Raymond Patenôtre, et unpermanent du Parti que les élections de 1936 vont porter à la députation. De 1936 à 1939, il valorise en la Côted’Azur la « Crimée française ». Arrêté en octobre 1939, il est emprisonné à Valence, puis en Algérie à MaisonCarrée. Libéré en février 1943, il fait partie du Gouvernement provisoire, et, de septembre 1944 à mai 1945,surmontant la disparition de son fils, le résistant Max Barel (1913-1944), il dirige la municipalité de Nice.Longtemps député des Alpes-Maritimes, directeur de la publication du Patriote-Côte d’Azur, très populaire malgrédes prises de position parfois sectaires, il finit sa carrière politique comme doyen d’âge de l’Assemblée nationale(Dominique Olivesi, Virgile Barel, 1889-1979, Serre Éditeur, 1996).198 L’Avenir de Nice, 20/05/1945.199 Thérèse Roméo (1913-1989), née Malicet, dont la famille ardennaise a, dès 1914, pâti de l’occupationallemande, sévrienne après des études à Hanoï, enseigne les lettres classiques au lycée Calmette à Nice de 1936 à1969. Engagée au parti socialiste, son mari Gérard Roméo franc-maçon ayant été révoqué par le régime de Vichy,elle est élue conseillère municipale du maire Jacques Cotta, puis réélue malgré son opposition autant aucommuniste Virgile qu’à Jean Médecin. Cette position lui nuit dans ses tentatives électorales à l’Assembléenationale. Elle quitte la SFIO en 1962, mais conserve ses options de gauche. Sa sympathie avec Jacques Médecinlui donne un rôle important dans la vie culturelle et officielle locale, dont elle se retire en 1983 (Nice-Matin,23/09/1945. Dominique Olivesi, dans Ralph Schor dir. Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice,Serre Éditeur, 2002. Portraits de femmes de la Côte d’Azur. Dictionnaire biographique au Féminin, Serre, Nice,2011).

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Sous le titre « Nous, Femmes », Claude Céran, dans La Liberté de Nice et du Sud-Est, seréjouit dès le 4 juin 1945 des perspectives qu’ouvrent aux conseillères municipales leurparticipation. « À elles d’ouvrir aux petits des pelouses pour jouer dans l’herbe, des espaces oùla terre fasse pousser la vie vers le soleil… Dans chaque municipalité il doit y avoir une femmequi s’assigne ce but et qui s’y dévoue avec une inlassable persévérance. »

Le Congrès des Femmes conseillères municipales, à Paris du 17 au 20 juin 1945,constate l’insuffisance des réalisations des pouvoirs publics dans le domaine de l’enfance etattend des femmes un effet stimulant. Pourtant la présence féminine dans les conseilsmunicipaux du département est particulièrement faible. À part Zoé David, résistante reconnue,maire de Saint-Léger, sept postes d’adjoints et 68 de conseillères municipales sont pourvus pardes femmes. Ainsi les rapports font remarquer au préfet le peu d’influence qu’a eu surl’ensemble du vote la participation féminine, marquant ainsi un relatif soulagement des hommesqui expriment discrètement leur désir de monopoliser le pouvoir politique et de le conserver.Aux élections cantonales de septembre ne se présentent que deux candidates, mesdames Legier(SFIO) à Guillaumes et Laurenti (PCF) à Vence, qui obtiennent respectivement 19 et 24 % desvoix200. Ne pouvant rester en retrait par rapport à ces nouveautés, la principauté de Monacodéclare à son tour électrices et éligibles les résidentes monégasques, même les étrangèresmariées à des Monégasques et sans enfant. Sur 1 200 électrices potentielles, la moitié estmonégasque, avec un important pourcentage de professions libérales, 600 sont d’origineétrangère, environ 350 Françaises, 200 Italiennes ; le reste appartient à diverses nationalités. Cemode électoral va être étendu du Conseil communal au Conseil national, sans cela, commenteMario Brun, ce serait voter pour rien201.

Le projet de loi constitutionnelle, préparé par l’ordonnance du 17 août 1945, est proposéaux Français sous la forme d’un double referendum. Celui-ci, le 21 octobre 1945, formule deuxquestions : « Faut-il élire une assemblée nationale constituante ? ». En cas de OUI, il demandel’adhésion, donc un second OUI, au projet élaboré par la loi constitutionnelle, c’est-à-dire à uneassemblée à la durée limitée à sept mois, sous contrôle, en évitant le retour aux institutions de laIIIe République. Le double OUI, préconisé par le général De Gaulle, l’emporte202. La complexitédes choix, le contexte international, le brouillage de la politique locale, les difficultés duravitaillement allant presque jusqu’à la famine, minimisent le rôle électoral féminin. Pourtant, envue des élections législatives, le Comité départemental de la Libération organise sur l’esplanadedu Paillon un meeting sous le signe de l’union, de l’avenir de la France, et de la Paix. « Sansparti et de tous les partis, catholiques, protestantes et israélites, ouvrières de nos usines, mèresde nos foyers, intellectuelles, unissez-vous pour le triomphe de nos justes revendications. » Lestrois points de la devise républicaine sont valorisés, liberté d’exercer le droit au travail et lagestion des affaires, égalité et collaboration entre l’homme et la femme, fraternité entre classes

200 Jean-Louis PANICACCI, « Les élections de 1945 dans l’arrondissement de Nice », dans Recherches régionales.Arch. dép. Alpes-Maritimes, 30 W 6887, rapport préfectoral, 17/05/1945.201 La Liberté de Nice et du Sud-Est, 01/06/1945. Mario BRUN, « Les Femmes monégasques vont pouvoir voter,mais elles voteront pour rien ! », dans Nice-Matin, 07/11/1945.202 Le Parti communiste préconise OUI-NON, pour ne pas limiter les pouvoirs de cette première assemblée, lesRadicaux le double NON, espérant le retour à leur suprématie d’avant-guerre, la droite réduite à néant par lescirconstances, NON-OUI. Cette alternative fait les beaux jours des chansonniers qui simplifient cette complexité audétriment du sérieux de la démarche. Le régime provisoire ainsi établi va fonctionner jusqu’au 24 décembre 1946.Entre temps le général De Gaulle, obligé de subir un « régime des partis » vers lequel semblent s’orienter lesinstitutions en préparation, préfère démissionner dès le 20 janvier 1946. Le projet de constitution élaboré pour le 19avril 1946 est proposé aux Français qui le rejettent en mai 1946 et élisent une nouvelle assemblée constitutionnelle.Le second projet est adopté par 53 % de oui le 13 octobre 1946 et les nouvelles institutions reçoivent leurapplication dès le 24 décembre 1946 (Marcel MORABITO. Histoire constitutionnelle de la France (1789-1958),Paris : éditions Montchrestien, 2004). Le 16 janvier 1947, Vincent Auriol est élu premier président de la IVe

République.

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sociales203. L’ambigüité du double rôle, familial et politique de l’individu femme, thèmefondamental, n’est pas abordée. Dès le 7 octobre 1945, démarre la campagne électoraleofficielle, dont le statisticien américain Georges Gallup anticipe des résultats pour lui sanssurprise. Enjeu de la réussite des élections, la présence des femmes, au zèle intense si l’on enjuge la participation de plus de 80 % d’électrices pour l’ensemble du département, ne répond paspar son influence aux espoirs et aux illusions éveillés. Six listes s’affrontent, comportantchacune cinq noms dont seulement deux candidates, Yvonne Trastour, en troisième position, etThérèse Roméo, conseillère municipale de Nice, en cinquième position, vont être élues. Ellesréussissent ce challenge grâce à la représentation proportionnelle et se retrouvent prêtes àl’action, convaincues du rôle du Parti socialiste dans l’émancipation des femmes, des humbles etdes peuples colonisés. Après ce début enthousiaste, porté à l’échelle nationale par le Particommuniste, les femmes se retireront rapidement de la vie politique, déçues du faible impact deleurs interventions, prises entre le désir d’exalter leur idéal, de conserver les valeurs féminineséternelles, et la réalité des choses, et habilement évincées par leurs collègues masculins. De plusle temps d’engagement politique des femmes, limité par leurs responsabilités familiales et leurâge, est trop court pour qu’elles accèdent à la notoriété requise pour être élues204. Échappe à cetanonymat Jacqueline Patenôtre, épouse du député ministre Raymond Patenôtre, propriétaire duPetit Niçois, implantée avant guerre sur la Côte d’Azur par de considérables placementsimmobiliers, initiatrice de l’idée du Festival de cinéma de Cannes205. Succédant à la fois à sonpère, ancien député, et à son ex-mari dont elle veut protéger le passé politique, elle poursuitcomme conseillère de la République, députée, maire de Rambouillet de 1947 à 1983, etsecrétaire d’État, une carrière exemplaire dont les principales étapes sont des propositions de loien faveur du logement social, de l’enfance malheureuse, ainsi que la Charte de l’animal. Sasolide implantation parisienne et sa fortune personnelle justifient un succès qui resteexceptionnel en son temps. Pour les autres, provinciales du Sud-Est, le poids de la traditionlatine, basée sur la différence des sexes, renvoie rapidement cette « armée des ombres »206 à sonrôle traditionnel.

Témoin engagé du début de réussite de la parité hommes-femmes dans lesresponsabilités politiques, Madeleine Braun, première vice-présidente de l’Assembléeconsultative provisoire, élue communiste le 21 octobre 1945 et réélue jusqu’en janvier 1949,vient à Nice en janvier 1947 pour des contacts et une conférence207. Une fois le vote des femmesacquis, on s’aperçoit que l’accès des électrices aux urnes n’a pas changé le cours des choses etles journalistes peuvent revenir aux poncifs habituels des rubriques féminines.

203 Tract « Appel des Femmes de France », signé du Comité des Femmes de France des Alpes-Maritimes, pour ledimanche 17 septembre 1945 à 17 heures. Georges Gallup (1901-1984), Nice-Matin, 07/10/1945.204 Quelques données numériques nationales confirment sinon du désintérêt, du moins une forme dedécouragement : à l’Assemblée nationale, en 1946 les femmes représentent 6 % des élues, en 1951 3,5 %. AuConseil de la République, elles sont 22 en 1946, 13 en 1948, 9 en 1952. La jeune génération est plus préoccupée devie familiale que de participation politique.205 Jacqueline Thome-Patenôtre (1906-1995) unit en sa personne la grande bourgeoisie du Nord et du Bassinparisien, le souvenir de Verdun par son père député de Rambouillet, l’amitié franco-américaine par son mariRaymond Patenôtre, grand patron de presse, secrétaire d’État et ministre radical-socialiste entre 1932 et 1939,autant d’atouts qui justifient une carrière exceptionnelle. Le Petit Niçois, 11/06/1939.206 Citation reprise du mémoire de Maria Bjôrg Kristjandottir, « Les femmes et la Résistance : une histoireoubliée », Haskoli Islands, Hugvisindasviô, 2010. Voir aussi Aurélia Troupel, « Pistes et matériaux : Disparitésdans la parité. Les stratégies de contournement de la parité dans le département des Alpes-Maritimes », dansPolitix, 2002, volume 15, n° 160).207 Madeleine Braun (1907-1980) née Weill, pionnière elle aussi, d’un milieu bourgeois parisien, s’engage enpolitique au PC sous l’influence de son beau-père et de son travail dans les hôpitaux, intervenant dans la guerred’Espagne, puis dans la Résistance dès 1940. Responsable du Front national en zone sud, et du Patriote clandestin,déléguée à l’Assemblée consultative, elle devient co-directrice avec Louis Aragon des Éditeurs français réunisaprès avoir quitté l’Assemblée nationale. Le Patriote, 13/01/1945. Site de l’Assemblée nationale).

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● La beauté, une nouvelle liberté pour les femmes

Après ces années de privations, d’économies, de soins de beauté réduits au minimum,c’est l’émerveillement devant les révolutionnaires tendances de la mode. Un nouvel idéals’impose. Finis les corps trop plantureux, aux fesses grasses et plates des années de l’Entre-Deux-Guerres, les pseudo-squelettes décharnés de la disette et de la déportation, place à unenouvelle Vénus, petite et potelée, aux seins et aux mamelons hauts, à la taille de guêpe, auxhanches rondes. Mais comment peut-on atteindre cet idéal ? « À Paris, les instituts de beauté nechôment pas, donnant tous les espoirs aux plus empâtées d’entre nous… ». À Nice des gainespeuvent modeler ce corps de rêve, modernes et légères évitant les bourrelets disgracieux quistockaient les graisses vers le haut des cuisses. Ces masseuses miracle amincissent la taille etsubstituent à l’aplatissement des fesses tout l’arrondi désirable.

Ainsi la beauté n’est pas rationnée, et les conseils pleuvent même pour les femmes quitravaillent dans l’industrie. Elles ne doivent pas négliger les petites choses, utiliser du savondoux, un rouge à lèvres délicat protecteur. Un bon bain chaud les délassera après les fatigues dela journée.

Il n’est pourtant pas question pour les ingénues « d’étaler leur corps en public avec unefacilité déconcertante… ». Inquiets de la présence tentatrice des jeunes GI’s, les soldatsaméricains, les éditorialistes de L’Avenir veulent sauvegarder la pureté des jeunes filles et forcerles garçons, maladroits et patauds, à la politesse et à la courtoisie. Saines et d’âme transparente,qu’elles soient la grâce des vies masculines rudes. « La manière franche et directe de s’aborderaujourd’hui entre jeunes gens et jeunes filles est préférable à la manière pudibonde, gauche etcontournée qui était trop souvent de règle autrefois. Mais donner le pas à l’instinct, à la beautéphysique sur les valeurs spirituelles et la beauté de l’âme, c’est opérer un renversementantinaturel et c’est pour tout pays, y compris pour l’Amérique, l’indice le plus certain d’unecivilisation décadente »208.

La tradition de la Fête des Catherinettes est reprise dès le 25 novembre 1945 au Casinomunicipal avec un concours de bonnets de papier réservé aux employées des ateliers de mode.Celle-ci dévoile ses secrets lors de défilés, comme le gala de la Croix-Rouge. Les fourrures rasesd’allure masculine sont vraiment passées de mode. Place au skunks, au renard, au mouton doréchaud et doux au visage. De coupe et d’épaules larges, sans col, ces vêtements se prêtent à lacomposition de savantes coiffures, tellement désirées pendant ces années sans véritableshampoing, grâce à ces nouvelles permanentes à froid qui conservent à la chevelure toute sasouplesse. Au cas où vous ne pourriez changer votre vieille pelisse, rajeunissez-la par le portd’une ceinture, et ouvrez-la sur une nouvelle robe que vous pouvez peut-être tailler vous mêmedans ce tissu écossais tellement mis à la mode par nos amis anglais ! Et puis pourquoi ne pas seservir des trousseaux de grand-mère qui dorment dans les armoires ? Tout est utile et beau, drapsde lin tissés à la main transformés en sahariennes, chemises de toile ou jupons en basin devenustoilettes printanières, et jusqu’aux bas rayés multicolores tricotés par les aïeules au coin du feuqui vont gainer les jambes alertes des gamins tentés par le football !209

Christiane Claude, dans Libres, le 17/06/1947, énonce une vérité bien agréable, citantProudhon : « Il n’y a pas de femmes laides ». En effet loin de notre époque les canons de labeauté grecque et les statues de Praxitèle, la femme-jonc de Gabriel Domergue et sesinspiratrices d’outre-Atlantique les a détrônés : « Beaucoup plus de sports, moins degourmandise goulue, plus de jeunesse de caractère donnent évidemment au corps féminin plusd’éclat… La femme de 1947 doit faire provision de grâce, de santé, de jeunesse… La beauté sedémocratise et cette démocratisation nous vient d’Amérique ». Et de terminer par ces vers deBaudelaire :

208 Philippe JOST, « Les jeunes filles », dans L’Avenir, 09/12/1945, 25/01/1946.209 Léon CHABAUD, « Le Trousseau de grand’mère », dans La Liberté de Nice et du Sud-Est, 04/06/1945.

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« Ange ou Sirène,Qu’importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,

Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine !-L’univers moins hideux et les instants moins lourds ? »210

Après tous ces mois d’interdiction du bord de mer à la baignade par son aménagementfortifié, la perspective de l’accès à des plages libérées se révèle plaisante et nos jeunes beautésde chercher quelles seront les tenues capables de mettre en valeur des anatomies agréablementamincies par les restrictions. L’inspiration se cherche du côté de l’océan, où la marinière engrosse toile blanche rayée, le pantalon de pêcheur de crevettes, sont adaptés à nos galets, enharmonie avec la baie des Anges. Le short à mi-mollet se porte avec un long sweater de laine oude soie.

Toutes les unions entraînées par la guerre doivent être gérées par des organismesofficiels. Si les petits enfants nés des amours allemandes sont recueillis dans des pouponnièresou gardés par des mamans malgré tout aimantes, que faire de ceux engendrés par les GI’s ? Le1er juin 1946, L’Espoir de Nice évoque sous la plume de S. de La Plante la traversée du SS JohnErickson, bateau du bonheur devenu maudit ; il transportait 627 Anglaises et leurs bébésépouses de GI, sur les 60 000 européennes qui rêvent de retrouver leurs jeunes maris outreAtlantique. Mais de nombreux enfants atteints de diarrhée sont morts pendant la traversée etleurs corps précipités à la mer. Ce triste destin n’est pas sans inquiéter les Niçoises. En effet siles WACS (membres du Women army auxiliary corps, créé le 14 mai 1942) engagées dansl’armée américaine ont pu rejoindre leur pays d’origine après quelques jours de repos sur laCôte, – 600 chaque semaine au Provençal à Juan-Les-Pins dansant rêveusement aux accents deLili Marlène –, il ne semble pas devoir en être de même pour les Françaises qui s’attendent àdécouvrir un pays des merveilles, et que l’État américain n’est pas pressé de prendre encharge211. Lucien Godet, chargé de mission par les services de santé, escorte à partir du 22 avril1946 un groupe de petites épouses de GI’s voguant sur le Santa Paola, vers les États-Unis, dontun essaim joyeux de 200 jeunes Françaises. Interviewées, 10 % d’entre elles seulement déclarentpratiquer l’anglais. Si les maris ont un métier, 15 % d’entre elles sont sans profession. 65 % ontrencontré leur fiancé au dancing ou grâce à des camarades, 16 % au cours d’invitations dans lesfamilles, le reste s’est trouvé le fruit du hasard. Le reporter de La Liberté de Nice, organeparticulièrement conventionnel, ne peut s’empêcher de douter de la solidité de ces unions.

Les associations familiales, sportives, religieuses et laïques constatent avec regret lesravages causés dans la jeunesse par l’immoralité grandissante de la société ébranlée par laguerre et lancent un appel aux dirigeants, aux parents, aux jeunes de passage. « Assez dedébauche… » s’exclame J. Mauguil dans L’Avenir du 8 juillet 1945, constatant un vice dont lavague déferle sur la Côte d’Azur, critiquant essentiellement les parents laissant leurs enfantsdans l’ignorance, les matrones vaniteuses au simpliste « Je lâche mes coqs, gardez vos poules »,la presse qui donne du relief aux turpitudes, les pouvoirs publics qui ne magnifient pas assez lafamille légitime. Règlements divers et préceptes moraux ne suffisent pas à protéger la pureté desjeunes filles, la santé des futures mamans. C’est une question de salut public. L’accueil Sainte-Anne, à Nice, sous l’inspiration de saint Vincent de Paul, reçoit les jeunes filles-mères qui onteu le courage de braver l’opinion et d’assumer leurs responsabilités, le tout sans aucune aide del’État.

William Caruchet, passionné par l’étude des bas-fonds et qui connaît ses classiques, selivre à une enquête sur les mœurs à Nice, où la présence des GI’s, clientèle nouvelle et solvable,la liberté soudaine de nuits sans couvre-feu, les rêves issus de la vision de mauvais films

210 Charles BAUDELAIRE, « Hymne à la Beauté », dans Les Fleurs du Mal, 1857, Éditions H.L. Mermod, Lausanne,1954.211 S. de La Plante, « Après la traversée du John Erickson, 15 000 femmes attendront encore pendant un an, parceque les États-Unis ne veulent plus pour l’instant recevoir d’enfants de G.I.’s. », dans L’Espoir de Nice, 01/06/1946.

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aboutissent à une inquiétante dépravation. Autrefois il y eut des hétaïres, des courtisanes, desbayadères, des geishas, des ribaudes, aujourd’hui on parle de prostitution. Francis Carco, lepoète des « ruelles obscures », habitué des nuits chaudes de Nice comme de Montmartre, qu’il adécrites dans son roman Jésus La Caille, a su assombrir le visage de la « Vénus des Carrefours,mauvaise et maquillée, aux cheveux en casque, aux yeux vides qui ne regardent pas, mais auxlèvres plus rouges que le sang et que la langue mince caresse », en bas de soie, talons hauts etmanteau de fourrure, aux rêves douteux nés de la vision de mauvais films, dont l’imagerepoussante s’est superposée à celle des dénonciatrices suspectes. L’insuffisance des effectifspoliciers est flagrante : onze policiers sont chargés de dépister quelques 1 400 prostituéesclandestines. Il est difficile de les prendre en flagrant délit de racolage, sinon entre 22 heures et2 heures du matin. Une certaine entente avec les policiers, un tribut versé leur permet d’obtenirun « condé » c’est-à-dire l’autorisation officieuse d’exercer leur métier. À Nice, les policierseffectuent une « fournée » par mois, réunissant tout ce beau monde au commissariat central, rueGioffredo, et, par impuissance, font preuve d’une certaine mansuétude212. Si à Alger ouCasablanca, les « maisons » sont toujours ouvertes sans problème, il doit bien y avoir à Nicequelques lupanars clandestins, et un trafic de chair humaine dont les souteneurs sont les pivots.L’Avenir qui donne la parole au docteur Guirand dans une tribune libre préconise, lui,l’interdiction totale de l’entrée des maisons closes à la troupe, dans un contexte de discussion dece thème à la Constituante.

● Une nouvelle société : piété et misère, cinéma et rêves, attrait irrésistible de la ville

Dans ce grand remue-ménage de la Libération, consécutif à la période, relativementcourte et troublée, de l’Entre-Deux-Guerres, apparaissent les indices d’une nouvelle société, quise substituera dans les années 1960 à un ensemble que les événements extérieurs avaient enpartie figé.

La vie spirituelle connaît un véritable renouveau, secouant le carcan officiel qui a alourdisous l’Occupation les fêtes religieuses d’obligations politiques. Une jeune paralysée représenteGrasse à Lourdes lors du pèlerinage diocésain de juin 1945 et après deux bains et de pieusesinvocations à Notre Dame se retrouve capable de marcher, guérison qui fait l’objet d’uneenquête auprès du Bureau des Constatations213. Le passage de Notre Dame du Grand Retour,pèlerinage-relais lancé sous Vichy en 1943 à partir de Lourdes, veut célébrer l’anniversaire de laconsécration de la France à la Vierge par Louis XIII, confirmée par Pie XII ; dans son succès onpeut plutôt voir une action de grâces, et, pour les instances officielles de l’Église, une occasionde rénover une piété que la contingence a usée. Mgr Rémond, l’évêque de Nice, a semble-t-ilhésité à l’accueillir craignant peut-être des manifestations d’anticléricalisme dans une villetraumatisée par les outrances vichystes et les contradictions de la Libération. L’arrivée de cetteénorme statue nautonnière de Marseille par la mer, une tonne et demi de béton, rappelant leparcours au XIVe siècle de son éponyme de bois de Syrie aux rivages boulonnais, est accueilliepar une multitude de barques aux voiles blanches. Elle séjourne ensuite dans différentes églises

212 La Liberté de Nice, 21/06, 25/06, 27/06/1946, 04-09/09/1947. Francis Carco (1886-1958), après une enfancetraumatisante auprès d’un père brutal dans le décor des bagnes de la Nouvelle Calédonie, et l’échappatoire devacances niçoises chez sa grand-mère, poète bohème à Montmartre et Montparnasse, a publié chez Alfred Valetteen 1913 « Jésus La Caille » avant bien d’autres romans dans lesquels il se montre « le poète des rues obscures » et« le romancier des Apaches ». Le terme « condé », autorisation tacite accordée par une autorité d’exercer uneactivité de prostitution sur la voie publique, s’élargit après la sortie controversée du film éponyme d’Yves Boisseten 1970, à la personne qui a accordé l’autorisation, et, aujourd’hui, à tout membre des forces de l’ordre (Anaïs Kienet Charlotte Roux, « Histoire d’Un Condé, ou les nuits sans sommeil de Raymond Marcellin », dans La Fabriquede l’Histoire, France Culture, 21/10/2008). L’Avenir de Nice, « Ce que pense le docteur Guiran de la prostitution »,14/04/1946.213 P.G.R., « Et la paralysée se leva et marcha ! », P.R.G., dans Nice-Matin, 18/10/1945.

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de la ville, Saint-Augustin, le Gésu, Sainte-Réparate, Saint-Jean-Baptiste, parcours marqué pardeux messes de minuit, mais s’attarde peu214. Plus spontanée et populaire une véritableprocession chargée de bruyère et de chrysanthèmes se dirige chaque année vers les cimetièresniçois, particulièrement Caucade dès l’avant-veille de la Toussaint pour préparer les tombes,nettoyer et cirer le marbre, installer les potées fleuries. De même au Laghet, surmontant la crisedes transports, les pèlerins viennent à pied, souvent pieds nus215. Avenue Notre-Dame se réunitle Congrès national de l’Assemblée de Dieu. « Non, s’exclame Pierre Rocher, le temps desmiracles n’est pas passé ! ». Plus sommairement voyantes, mediums, tireuses de cartes et extra-lucides, 170 si l’on en croit la Préfecture de Nice, s’affairent à diagnostiquer un futur d’union,sinon politique, comme madame Fernande, qui tient en ses documents l’écrit d’un secrétaire dugénéral De Gaulle, du moins humain telles mesdames Vincent qui réunit des couples séparés,Ada qui pronostique fortune ou décès de conjoints, Ida détentrice des secrets hindous216.

De saintes femmes s’efforcent d’adoucir les misères humaines. Ainsi, malgré les loissociales, il existe de vieux travailleurs « dont le visage exsangue et rabougri a été comme flétripar le vent desséchant de la vie ». Réunis dans une égale misère dont ils portent les stigmates,« confondus dans la livrée du pauvre, vestes rapiécées, pantalons qui s’émiettent, linge à l’étatde souvenir », de toutes origines dont nombre de « nouveaux pauvres », ils sont accueillis à onzeheures par une soupe chaude épaissie de pâtes qu’ils avalent après s’être un peu réchauffés parce glacial mois de février, au refuge de charité de l’œuvre de Sainte-Marthe, dirigé par MèreMarie Cécile, en plein centre de Nice, boulevard Victor Hugo217.

Mais le rêve et l’illusion restent l’apanage des femmes dont la sentimentalité peuts’épanouir devant les écrans, avec l’apport massif des films américains tournés juste avant etpendant le conflit, dont l’entrée en France était précédemment interdite. La signature desaccords Blum-Byrnes avec Léon Blum et Jean Monnet, le 28 mai 1946, dénoncés par MadeleineBraun le 10 juillet 1947 car elle les estime générateurs de dépenses excessives, permet la largepénétration du cinéma américain en France, en échange d’importants avantages financiers. Del’idéologie conformiste de l’occupation à une indignation patriotique forcée face aux amoursimpudiques italiennes ou allemandes des jeunes femmes de la région, comment se comporterdevant les troupes américaines ? L’inquiétude se marque de part et d’autre. Une brochure,destinée aux troupes d’occupation, définit ce que doit être leur attitude devant les jeunesFrançaises, niçoises en particulier. Celles-ci sont considérées comme « immorales etdépensières ». Mais un article de Victor Dallaire dans le New-York Times Weekly prend lecontre-pied de ces idées préconçues. Interrogé à son retour d’Europe, un GI trouve les jeunesAméricaines froides et égoïstes par rapport à leurs sœurs européennes et considère les Anglaisescomme comparables aux Américaines « malgré leurs bas de coton côtelé tricotés à la main…Très peu de femmes en Europe veulent être ingénieurs, architectes, ou présider le conseild’administration d’une banque. Elles s’intéressent surtout à ces choses assez essentielles quiconsistent à se marier, à avoir des enfants, et à tenir le meilleur intérieur que leur permettentleurs moyens ou leur condition »… À part les exceptions, aimantées par le chocolat et lescigarettes, la plupart des Françaises sont honnêtes et simples. Citadines ou paysannes, ellesdemandent peu et donnent beaucoup. Les Américaines exigent beaucoup et donnent peu. Toutcela s’explique : les femmes qui ont travaillé dur pour élever leurs enfants en remplaçant unmari déporté ou prisonnier n’ont pas eu le goût, devant les jeunes GI, d’aller dans les bars pour

214 « N.-D. du Grand Retour est arrivée à Nice », dans Nice-Matin, 06/01/1946. Quatre statues avaient été mouléesen 1939 d’après le modèle de Pierre Stenne, artiste boulonnais (Louis Perouas, « Le grand retour de Notre Dame deBoulogne à travers la France, 1943-1948, Essai d’interprétation », dans Archives des Sciences sociales desreligions, 1983, n° 56. Françoise Hildesheimer dir. Histoire des diocèses de France. Les diocèses de Nice etMonaco, t. XVII, Éditions Beauchêne, 1984).215 La Liberté de Nice, 20/07/1946.216 Nice-Matin, 22/01/1946. L’Espoir de Nice, 25/11/1947.217 Saint Marceau, « La misère des vieux travailleurs ne cesse de grandir », dans La Liberté de Nice, 12/02/1947).

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plaisanter et boire avec eux. Le chewing-gum ne les intéresse pas, contrairement aux gamines deseize ans qui ignoraient jusqu’au goût du chocolat…218 Le 9 septembre 1947, sous le titre« Trois ans déjà », saluant l’anniversaire de ses premières parutions au grand jour, seul survivantde cette époque pionnière, Le Patriote de Nice et du Sud-Est rappelle « l’union de tous lesFrançais, de tous les Résistants ». Hélas, « tant de souffrance et de misères servent à peine àdonner à la France une civilisation d’importation, ruminante, s’identifiant à une pin-up girlseins tendus et bouche offerte. » C’est ainsi que Le Patriote fustige une influence américaine quisemble nier toute morale. Le cinéma en effet devient pour la jeunesse la pratique culturelle laplus répandue, ce qui justifie le lancement du Festival de Cannes dès 1946, et donc l’acceptationdu cinéma. Entre l’encyclique Vigilant Cura de 1934 qui considère le septième art comme unfléau et le décret de 1963 Inter mirifica, qui accepte même que « les films peignent le mal pourexalter le bien » se place une évolution qui donne une cote aux principaux films et va jusqu‘àtolérer avec coupures des films qui ridiculisent la religion, comme Clochemerle en 1948.

L’Avenir de Nice se charge de moraliser l’offre cinématographique surtout française,dans sa rubrique Ciné-Crochet. Deux colonnes séparent l’aventure héroïque, « Pour familles »,avec Mermoz, ou Premier de cordée, et l’aventure sentimentale « Pour grandes personnes »,François Ier, Goupil Mains rouges, Le moulin dans le soleil, le tout proposé au Familial, avenuePauliani, enseigne qui confirme bien l’objectif de cette distraction219.

La faible valeur marchande qu’on leur accorde entraîne la paupérisation des petitesentreprises agricoles, le départ des jeunes agricultrices, à coup sûr suivi de celui des jeunes genset de l’abandon de l’arrière-pays. Le sociologue Albert Dauzat analyse l’évolution des costumesruraux régionaux, émanation des costumes citadins, et déplore l’évolution folklorique de tenuesque les jeunes filles considèrent de plus en plus comme liées à une certaine infériorité sociale220.

Une rubrique de Jeanne Imbert (JACF) dans L’Avenir du 1er avril 1945 évoque lereproche que l’on fait aux jeunes rurales, par leur vocation au départ, d’entraîner les garçons àdéserter la terre, pour un futur urbain idyllique ! Faut-il y croire ? En fait la mésentente desménages ruraux, sans une base spirituelle commune inébranlable, trouve son origine dans le capdifficile de la mise en route du foyer. L’Union nationale des Associations familiales crée quatrecentres du Service familial féminin, six semaines de stage théorique suivies d’un placementpratique dans des familles modèles, initiant par l’expérience autant à la cuisine, ou au bricolage,qu’à la psychologie. Mademoiselle Fraisse doit diriger celui de Nice au 119 rue de France.Certes les jeunes filles s’ennuient à la campagne dont elles trouvent les travaux trop rudes etsalissants. Mais celles qui veulent y demeurer ont choisi leur voie en connaissance de cause etsavent bien ce qu’elles refusent, le mariage d’intérêt, le double labeur aux champs et àl’intérieur, le manque d’hygiène et de confort du logis, le peu d’assiduité de leur époux auprèsd’elles une fois le mariage consommé. Il faut sortir du stéréotype réactionnaire de « la femme aufoyer ». Parallèlement, l’École de monitrices rurales de Saint-Jacques de Grasse, fondée en juin1943, ouvre vers des métiers qui peuvent aider les élèves à trouver des perspectives d’avenirdans l’arrière-pays, artisanes, monitrices d’enseignement ménager, ou assistantes socialesrurales.

Les paysans eux-mêmes par un usage intempestif du bas de laine et du carnet de caissed’épargne, sont les premiers artisans du déclin de leurs exploitations qui sont toutes à rééquiperen fonction des normes nouvelles. Profitant du travail bénévole de leur épouse et de leur mère,

218 Victor Dallaire, « Hommage quelque peu tardif. Les femmes d’Europe et la guerre », L’Espoir de Nice,29/03/1945. « Pour vous Madame, Vues par les Américains », dans L’Aurore, 05/05/1945.219 L’Avenir de Nice, « Ciné-Crochet », 28/01/1945.220 Albert Dauzat (1877-1955), pionnier de l’anthroponymie et de la toponymie, est auteur d’une œuvre mémorielleimmense encore vivante sur les mondes et les langages paysans, particulièrement de l’Auvergne, sorte deconservatoire d’une France presque disparue (L’Avenir de Nice, 13/05/1945. Anne-Marie Fryba-Reber, « Dauzat etJaberg : deux héritiers de Gilléron », dans Actes du colloque Dauzat et le patrimoine linguistique auvergnat,Montpellier, 2000).

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habitués à une certaine routine qu’a accentuée l’occupation en facilitant leurs bénéfices,protégés par l’idéologie pétainiste pour laquelle « la terre ne mentait pas », ils ne réalisent pastoujours ce changement d’époque. Achat de matériel agricole moderne, aménagement delogements de main d’œuvre, engrais, silos, notre agriculture a soif d’un argent qui doit féconderla terre221. Mieux instruites, plus coquettes, les jeunes femmes se tournent vers les métiers queleur offrent les villes du littoral.

Ainsi peut-on voir se dégager dans ces années de la Libération un nouveau portrait defemme. Si elle a accédé enfin au rang de citoyenne elle est encore bien peu représentée dans lesinstances politiques et malgré l’apparente libération que constitue la consommation de gadgetsménagers, elle est encore chargée à temps plein de l’éducation de ses enfants, et d’aspects de lavie que ses contemporains masculins considèrent comme mineurs. Cependant son accès pluslarge à l’éducation, son glissement vers les villes, lieu d’embauche, de vie culturelle et derecherche de la beauté, lieu de contact avec les influences extérieures, s’il contribue au déclin del’arrière-pays rural, offre aux femmes des perspectives nouvelles, et un rebond vers la conquêted’un statut personnel.

221 Jacques SERVIN, « Pour enrayer l’exode rural… il faut faire la guerre au bas de laine ! », dans L’Espoir de Nice,03/03/1947.