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Assiatou et Mina Kaci Enlevée par Boko Haram BAT_ENLEVEE_BOKO_HARAM_001-208.indd 5 18/12/15 15:57

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Assiatou et Mina Kaci

Enlevée par Boko Haram

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Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays.

© Éditions Michel Lafon, 2016118, avenue Achille-Peretti – CS 70024

92521 Neuilly-sur-Seine Cedexwww.michel-lafon.com

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Introduction

Assiatou n’aurait jamais dû quitter si bruta-lement son Nigeria natal. Elle n’aurait jamais imaginé se retrouver à plus de 2 000 kilomètres de Damasak, la ville de ses ancêtres. À quatorze ans, cette Africaine de l’Ouest est devenue une exilée, déracinée, réfugiée à Niamey. C’est ici, dans la capitale du Niger, que je l’ai rencontrée la première fois, en avril 2015. Une adoles-cente apeurée, prostrée sur une natte, dans un coin de la pièce, les yeux fixes. Un regard qui semblait transpercer le mur d’en face.

Bien que sa mère l’eût encouragée à me parler, ses mots chuchotés se faisaient rares… Comment pourrait- elle me faire confiance, elle qui a été trahie par des adultes ? La confiance se mérite, et il faut du temps.

Les mots d’Assiatou restent souvent blo-qués dans sa gorge, prisonniers de ses lèvres

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tremblantes. Depuis trois mois, elle demeure cloîtrée dans le traumatisme : l’enlèvement par Boko Haram, le 25 novembre 2014, au lendemain de l’attaque de Damasak… Le viol maquillé en mariage forcé…

Trois mois déjà, depuis qu’elle s’est évadée de la geôle des terroristes. Mais son esprit reste enfermé dans une prison sans murs. Elle revit l’indicible sans cesse, revoit en boucle ces vio-lences infligées durant les quarante- cinq jours et les quarante- cinq nuits de sa détention.

Originaire de l’ethnie kanurie, pratiquant la religion musulmane, comme la grande majo-rité des habitants de l’État fédéré de Borno, dans le nord- est du Nigeria, Assiatou ne com-prend pas comment on peut commettre autant d’exactions au nom d’Allah. Une question lancinante, perturbante pour cette enfant qui prie cinq fois par jour et ne trouve « aucune justification aux actes de ces criminels dans le Coran ». Elle ne comprend pas pourquoi les intégristes islamistes s’attaquent aux personnes croyant en Allah. « Quelle en est la significa-tion, le sens ? », interroge- t-elle, effarée.

Lorsque Boko Haram s’est rendu compte qu’il ne pourrait pas convertir la région à sa vision sala-fiste, il a décidé de se venger sur la population. Sa vision ? Son idéologie ? Boko Haram prône un

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retour à une dévotion sans partage à l’islam. Dès lors, toutes les personnes de confession musul-mane qui pratiquent un islam moins extrême sont devenues des mécréantes à ses yeux, des cibles prioritaires et les principales victimes des années noires du terrorisme, en 2013 et en 2014. En cette année 2014, Boko Haram encercle qua-siment l’ensemble de l’État de Borno et conquiert ses communes les unes après les autres. Deux régions frontalières, Yobe et Adamawa, vivent sous la menace d’un sort semblable.

Le mouvement intégriste s’est livré à un véritable carnage. Entre 13 000 et 15 000 tués. Un nombre probablement sous- estimé. Selon Amnesty International, des dizaines de milliers d’habitants « ont été soumis au règne impi-toyable de Boko Haram ».

Quand elle a été enlevée, Assiatou ignorait encore l’ampleur des massacres ; ses parents avaient tenté de l’en préserver, en n’évo-quant jamais devant elle le fléau qui venait de s’abattre sur la région. Voitures piégées, attentats- suicides, assassinats à l’arme blanche ou à la kalachnikov… rien n’est épargné à la population pour la traumatiser, la contraindre à collaborer. Flagellations, exécutions publiques, lapidations sont employées dans les villes sous le contrôle des terroristes.

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Horreur absolue, des petits, filles et garçons, sont contraints de jouer les kamikazes. Selon un rapport de l’UNICEF, vingt- sept attaques- suicides sont enregistrées les cinq premiers mois de 2014, contre vingt- six à la même période en 2015. Une dizaine ont été commises par des filles âgées de sept à dix- sept ans. Assiatou elle- même en témoigne, puisqu’en s’évadant elle a réussi à échapper à cette manipulation men-tale, pressée par l’épouse de son violeur de se familiariser avec le maniement d’armes à feu.

Au moment où ces lignes sont écrites, la plupart des communes ont été libérées par l’armée. Mais Boko Haram a laissé derrière lui des traces indélébiles, des milliers de familles endeuillées et, souvent, plus démunies encore qu’elles ne l’étaient auparavant. Assiatou survit avec sa famille dans une petite maison sans eau ni électricité, dont plusieurs voisins se par-tagent la cour. Son père a perdu son lopin de terre sur lequel il cultivait du riz et du poivron ; son magasin a été pillé, saccagé. Il se retrouve sans travail dans un pays étranger où il doit tout reconstruire pour nourrir ses enfants et son épouse. En ce mois d’avril 2015, Assiatou constate, amère : « Nous sommes devenus si pauvres que nous sommes obligés de quéman-der auprès des associations caritatives… »

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Comment le mouvement Boko Haram, secte tout d’abord, s’est- il métamorphosé en un mou-vement intégriste puis terroriste ?

Fondé en 2002, dans la ville de Maiduguri, capitale de l’État fédéré de Borno, il n’est, au début, qu’un simple groupuscule dont le chef, Mohammed Yusuf, influence de petites mos-quées, dans lesquelles il prêche un islam rigoriste sans être inquiété par les autorités publiques. Charismatique prédicateur, il s’inspire des Frères musulmans en partant à la rencontre des petites gens des bidonvilles. Il y distribue de l’eau et de la nourriture, tout en diffusant son discours religieux et politique. Son école cora-nique, créée à Maiduguri, rencontre un écho auprès des étudiants du Nord nigérian ; Yusuf formera certains d’entre eux qui deviendront de futurs adeptes de Boko Haram.

Petit à petit, la secte se propage et prolifère au nord-est du pays, particulièrement démunie. En effet, au Nigéria, la pauvreté atteint 68 % de la population, dont l’essentiel est concentré dans cette région. Des personnes qui subsistent très en dessous du seuil de pauvreté, avec, en moyenne, 1,25 dollar par jour1. Le chômage

1. Selon les données de la Banque mondiale pour 2010.

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s’y élève, en 2014, à 24,3 % ; 25 % des jeunes de quinze à vingt- quatre ans sont sans emploi.

Le Nigeria alloue une part relativement faible de son budget aux secteurs sociaux par rapport à d’autres pays : 12 % des dépenses publiques sont destinées à l’éducation et 7 %, à la santé.

Pourtant, ce pays anglophone est la pre-mière puissance économique d’Afrique. Le pétrole nigérian représente 95 % des recettes d’exportation et 80 % du revenu du pays. Le Nigeria pointe en cinquième position au sein de l’OPEP, Organisation des pays exportateurs de pétrole (qu’il a rejointe en 1970) et en dixième position au niveau mondial.

Mais le Nigeria est montré du doigt comme le pays qui est, de loin, le plus corrompu, le plus anémié par les détournements de capitaux. Selon Eva Joly, magistrate spécialiste de ces questions, ces fonds détournés sont quasiment tous dissimulés en Europe, essentiellement au Royaume- Uni, en France et en Suisse.

Boko Haram se nourrit du dégoût de cette corruption à grande échelle, du désenchante-ment engendré par les élections frauduleuses qui se sont déroulées depuis la fin de la dic-tature militaire, en 1999. Il ne restait plus au prédicateur Yusuf qu’à diffuser un discours

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pseudo- anticolonialiste, antioccidental parmi les exclus de la richesse, et à recruter.

En implantant sa secte dans le nord- est du Nigeria, Yusuf sait qu’il peut aussi instrumen-taliser une population qui cumule les records nationaux d’analphabétisme et d’absentéisme scolaire : près de la moitié des enfants de la région n’est jamais allée à l’école primaire. Le taux de 21 % de scolarisation en primaire (sta-tistiques de 2010) figure parmi l’un des plus faibles du pays. Dans les rangs de Boko Haram, on peut ainsi trouver, au départ, aussi bien des analphabètes, des étudiants coraniques que des mendiants. Plus son influence croît, plus Boko Haram se débarrasse de sa couverture de secte pour muer en un mouvement islamiste.

En fait, la diffusion de cette idéologie ne commence pas avec l’arrivée de Boko Haram. Depuis l’indépendance du Nigeria en 1960, des mouvements extrémistes se sont incrustés au sein de l’université. Déjà, dans les années 1970, l’armée a réprimé des soulèvements intégristes, lesquels faisaient écho à la révolution ira-nienne, qui a triomphé et propulsé l’ayatollah Khomeyni au pouvoir, en février 1979. L’Iran s’est alors transformé en un État islamique.

L’islamiste a également bénéficié du sou-tien des pays du Golfe, par l’intermédiaire

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d’associations caritatives qui ont généreuse-ment subventionné des mosquées. Une straté-gie que ces pays pratiquent largement dans un grand nombre de régions d’Afrique. En priorité celles où les populations sont majoritairement de confession musulmane. Par exemple, dans la région Afar, au fin fond de la brousse, en Éthiopie, j’ai constaté que les femmes sont désormais rares à sortir torse nu en public, alors qu’on surnommait ce territoire « l’islam aux seins nus ». Désormais, elles arborent qua-siment toutes, jeunes comme anciennes, des tee- shirts « offerts » par les pays du Golfe.

J’ai également pu vérifier, lors de mes enquêtes au Niger, comment le prosélytisme des mouve-ments salafistes, financés par des pays du Golfe, commence à imprégner les esprits des citoyens. Le ministre de l’Intérieur du Niger, Hassoumi Massaoudou, reconnaît que des mouvements wahhabites (mouvement politico- religieux développant une vision puritaine et rigoriste) « bénéficient de financements venus du Golfe et des mosquées dont les prêcheurs viennent parfois du Moyen- Orient et du Pakistan1 ».

1. Interview de Hassoumi Massaoudou, ministre de l’Inté-rieur nigérien, Jeune Afrique, n° 2844, semaine du 12 au 18 juil-let 2015, p. 38-39.

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Au Nigeria, la conjugaison de la pauvreté, de l’analphabétisme, de la corruption, de l’in-justice et de la désillusion face à une décou-rageante transition démocratique a permis à l’idéologie intégriste de pénétrer les esprits au point que douze États fédérés sur les trente- six du pays sont régis, depuis le début des années 2000, par la charia, la loi islamique, plus ou moins administrée selon les endroits.

L’avènement de Boko Haram sur la scène terroriste a contraint le nouveau Président, Muhammadu Buhari, à promettre dès son élection, en avril 2015, l’abandon de l’idée d’étendre la charia à l’ensemble des États.

Tant que Boko Haram a ciblé ses victimes parmi les militaires et les forces de police, les habitants de la région nord du Nigeria sem-blaient plus ou moins indifférents, nourrissant l’espoir que Boko Haram les libère des défail-lances du pouvoir. Jusqu’en 2009, il peut ainsi se jouer de la naïveté de la population.

Mais cette année- là marque un tournant. Le mouvement islamiste emprunte la voie terro-riste à grande échelle, après la mort de son fon-dateur, Mohammed Yusuf, tué en prison suite à des affrontements avec la police, qui se sont soldés par la mort de plus de 800 personnes. Boko Haram entre alors en clandestinité, avec

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à sa tête un nouveau chef, Abubakar Shekau, désormais un des terroristes les plus recherchés par les États- Unis.

L’engrenage de la violence s’enclenche. La population tente de se protéger en créant des milices d’autodéfense.

Alors qu’à ces débuts Boko Haram s’en pre-nait à des personnes dont il estimait que la pratique religieuse était « tiède », à partir de 2010, il attaque des églises, revendiquant ainsi sa dérive dans le djihadisme international. L’attentat contre le siège des Nations unies, en 2011, et l’attaque d’une église le jour de Noël marquent les esprits de façon indélébile.

Cette folie meurtrière s’emballe avec l’en-lèvement de 276 lycéennes à Chibok, en avril 2014, et la destruction totale de la ville de Baga, en janvier 2015.

Dans le nord du Nigeria, les filles sont les premières mises à l’écart du système éducatif : deux tiers des jeunes filles de quinze à dix- neuf ans ne savent pas lire une phrase complète, selon une étude du British Council. Seules 3 % d’entre elles terminent leurs études secondaires.

Une situation dramatique que Boko Haram entend aggraver. Mais il trouve sur son chemin des résistances, comme celle de la famille d’As-siatou pour qui l’école était et reste un ascenseur

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social, la voie pour comprendre, trouver sa place, sortir de la misère et de l’ignorance. Le père et la mère d’Assiatou, tous deux anal-phabètes, ressentent la souffrance de ne savoir ni lire ni écrire. « Une personne qui n’étudie pas est une personne diminuée. L’école, c’est la lumière », ne cesse de répéter son père à Assiatou. Aussi, ses parents ont investi en prio-rité dans la scolarisation de leurs enfants.

Boko Haram se sent menacé par des gens comme eux. L’instruction est l’arme qu’il redoute le plus. Aussi martèle- t-il que l’école occidentale détruit la culture islamique. « Il en condamne tout à la fois la mixité des sexes, le relâchement des mœurs, la corrup-tion des valeurs traditionnelles », explique Marc- Antoine Pérouse de Montclos, docteur en science politique1. Boko Haram diabolise le darwinisme en biologie en le qualifiant d’hé-résie, tout comme la théorie du big bang en sciences naturelles ou la révolution coperni-cienne en géographie. Yusuf, selon ce même chercheur, dénonçait nommément Lucien Lévy- Bruhl – philosophe, sociologue et anthropologue –, Émile Durkheim – l’un des

1. Marc- Antoine Pérouse de Montclos, « Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigeria : insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale ? », Questions de recherche, n° 40, juin 2012.

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fondateurs de la sociologie moderne – et Karl Marx, au motif qu’ils « remettaient en cause la primauté de la loi religieuse et de la famille ».

Boko Haram, de son vrai nom Groupe sun-nite pour la prédication et le djihad, a com-mencé par cibler particulièrement les lycées et les écoles où l’on dispense un enseignement jugé trop occidental. À plusieurs reprises il s’est attaqué à des établissements scolaires, massa-crant professeurs et élèves, comme à Mamudo (juillet 2013), Gujba (septembre 2013) ou Buni Yadi (février 2014), trois villes de l’État de Yobe. Quand les lycéennes ne sont pas tuées, elles sont enlevées pour être violées. Une vingtaine ont été kidnappées, le 11 février 2014, lors du massacre de Konduga, dans l’État de Borno. Le rapt le plus médiatisé et le plus important en nombre s’est déroulé à Chibok (État de Borno). Ce rapt est revendiqué le 5 mai 2014 par le chef sanguinaire Abubakar Shekau, lequel exulte : « J’ai enlevé les filles. Je vais les vendre sur le marché, au nom d’Allah. […] J’ai dit que l’éducation occiden-tale devait cesser. Les filles, vous devez quitter l’école et vous marier. »

Pour sa part, le groupe « État islamique » tari-fie carrément le marché aux esclaves sexuelles : les femmes entre quarante et cinquante ans

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sont estimées à 40 dollars, celles entre trente et quarante ans, à 69 dollars, celles entre vingt et trente ans, à 86 dollars et les fillettes entre un et neuf ans, à 172 dollars. Les femmes de plus de cinquante ans ne figurent pas sur la liste. Par contre, les sommes s’envolent dès qu’il s’agit d’adolescentes.

Selon le gouverneur de l’État de Borno, 176 enseignants ont été tués entre 2011 et 2014.

L’armée nigériane est désormais obligée de s’associer à celles du Niger, du Cameroun et du Tchad. D’autant que Boko Haram n’hésite plus à exporter le terrorisme dans ces contrées frontalières. C’est en mars 2015 qu’Abubakar Shekau a annoncé l’allégeance de Boko Haram au groupe « État islamique ». Du coup, Boko Haram change de nom pour prendre celui d’« État islamique en Afrique de l’Ouest ».

Mais la guerre contre le terrorisme est- elle efficace quand, dans le même temps, rien ne s’oppose vraiment à la bataille idéologique que mènent les extrémistes au sein de populations majoritairement analphabètes et particulière-ment influencées par un islam importé des pays du Golfe, des populations qui ont intériorisé l’inégalité entre les sexes ?

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Si la notion de « chef de famille », en France, a officiellement disparu le 4 juin 1970, au Nigeria elle pèse de tout son poids au sein des foyers.

Ainsi, pour les femmes et les adolescentes, tant chez les Kanuris, chez les Haoussas que chez les Peuls, l’obéissance au mari est sacrée. Dès l’enfance, cette norme est inculquée aux enfants. Sans autre explication que la référence à une coutume : « C’est comme ça qu’on fait. » Les femmes sont les vectrices et les principales victimes séculaires de ces préceptes qui leur ont été inculqués.

Une éducation qu’aucune jeune fille ne veut et ne peut transgresser. Assiatou n’ima-gine même pas qu’il en soit autrement. Un sort subi comme une fatalité. Elle, qui sou-haite acquérir son autonomie en accédant à une profession médicale, affirme qu’elle devra obéir à son futur mari. « C’est comme ça, j’y suis obligée », dit- elle.

Dans cette région, la fécondité s’établit à sept enfants par femme, contre six sur le plan national. Le mariage, souvent précoce, consti-tue une sorte de visa social. On se marie pour concevoir des enfants.

Aussi, tout le monde vit dans la crainte de demeurer célibataire.

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De robustes passerelles ont été placées entre les religions et les coutumes pour en légiti-mer les aspects les plus injustes, en particulier envers les femmes.

C’est dans cette société patriarcale, validée par la religion teintée de mysticisme, que se répand depuis des décennies l’idéologie inté-griste. Et cette dernière nourrit des groupes terroristes.

Pour se rendre davantage visible, perdu-rer et asseoir son pouvoir, tout système de domination, quel qu’il soit, infantilise les femmes, faisant d’elles d’éternelles mineures, des êtres sans droits. Le patriarcat, vieux de « plus de trois cent mille ans1 », rappelle l’anthropologue Françoise Héritier lors d’un entretien, a complètement façonné les reli-gions, les régimes politiques, les esprits et les consciences.

L’idéologie islamiste se sert du système patriarcal pour se promouvoir. Le terrorisme islamiste sait qu’en s’attaquant aux femmes il acquiert une force de nuisance terrible. Est- ce un hasard si Boko Haram fait subir des viols aux femmes, essentiellement aux plus jeunes d’entre elles, celles qui sont toujours vierges ?

1. Lilian Thuram, Manifeste pour l’égalité, Autrement, 2012.

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Le viol, qu’il n’ose nommer explicitement, est maquillé en acte civilisé et baptisé « mariage ».

Le viol est un saccage et une humiliation pour toute personne. En terre d’islam, com-mis sur une jeune fille vierge, il est l’offense suprême. C’est donc une arme terriblement efficace. Cela peut paraître difficilement com-préhensible dans une république laïque comme la France, mais dans les cultures où l’on définit les femmes à partir de l’hymen, de la virgi-nité, cette sacralisation renforce la violence du viol comme une condamnation définitive. Le témoignage d’Assiatou éclaire parfaitement le ressenti de la société nigériane sur cette question.

Assiatou figure parmi les quelque 2 000 per-sonnes enlevées par Boko Haram depuis le début de l’année 2014, selon Amnesty International. Des femmes réduites en esclavage sexuel et, pour certaines, formées au combat. Or, les femmes qui subissent des violations de leurs droits dans les conflits armés, notamment la violence sexuelle, se retrouvent face à des obstacles majeurs pour obtenir reconnaissance et réparation. Plusieurs ONG, telle Amnesty International, demandent aux autorités poli-tiques de prendre des mesures afin d’aider ces

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victimes à se reconstruire, se soigner, à recou-vrer leur santé mentale.

Pour Human Rights Watch, l’ONU et les gouvernements devraient « garantir des enquêtes complètes, crédibles et impartiales » sur les violences sexuelles et engager des pour-suites contre les personnes responsables de ces crimes.

L’impunité des criminels intégristes laisse de profondes traces dans la mémoire collective.

Par exemple, en Algérie, le gouvernement a préféré effacer purement et simplement les actes commis par le GIA (Groupe islamique armé) dans les années 1990, sans en passer par l’exorcisme de la justice.

Au Nigeria, les travailleurs sociaux déplorent la sous- estimation des viols de femmes et d’ado-lescentes en raison de la culture du silence qui entoure cette question taboue. La stigmatisa-tion et la honte étouffent la dénonciation de ce crime.

Le témoignage d’Assiatou est une mise en lumière courageuse, il est celui d’une enfant prisonnière du non- dit. Chacun de ses mots exprime la souffrance que toutes les victimes de viol reconnaîtront. Il a fallu du temps pour que la confiance s’installe entre nous et qu’Assiatou

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parle enfin, sans avoir peur de l’ombre et des angoisses nocturnes.

Lors de notre seconde rencontre, en juil-let 2015, j’ai pu mesurer la puissance libératrice des mots. Avant de pouvoir parler, Assiatou était son passé. Un passé qui la rongeait de l’intérieur. Elle s’est libérée en racontant son histoire. Ce qui l’étouffait, la verrouillait, l’écra-sait portait désormais un nom : le drame qu’elle avait vécu. Un passé qu’elle ne pourrait, certes, jamais oublier. Mais un passé qu’elle pouvait désormais nommer et insérer dans son histoire pour décider de sa vie.

Entre notre première rencontre et la seconde, une métamorphose s’était opérée en Assiatou. Ce n’était plus l’enfant muette et prisonnière de son drame. Quel bonheur de la voir rire aux éclats sur la balançoire du zoo de Niamey. Elle était redevenue l’enfant qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.

Comment cette magie avait- elle pu opérer ? En grande partie grâce au fait de ne pas avoir été rejetée par sa famille, une famille dont il faut saluer l’intelligence et la qualité humaine. Une famille dans laquelle l’amour, paternel et maternel, a transcendé la honte et le poids des traditions.

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Combien d’autres victimes de viol ont été abandonnées, rejetées par leurs familles, inca-pables de leur venir en aide tant la honte pesait sur elles ! Être violée, c’est être répudiée. C’est une mise à mort affective, culturelle et une déchéance dans la société.

Les parents d’Assiatou, au contraire, lui ont ouvert leurs cœurs. Et c’était la première condition de la résilience.

Autre condition : l’importance de la prise en charge psychologique. Soutenue par l’as-sociation SOS femmes et enfants victimes de violences, Assiatou a bénéficié d’un suivi psy-chologique et d’une aide alimentaire pour la famille tout entière.

Cette association nationale nigérienne tra-vaille en étroite collaboration avec le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA), lequel a remué ciel et terre pour obtenir une prise en charge globale de la victime et de sa famille.

Profanée, Assiatou était persuadée d’être exclue de la société. Et, soudain, la voilà entourée par des adultes qui non seulement ne la rejettent pas, mais qui l’accueillent comme un symbole : tu as été plus forte que la mort, plus forte que le viol.

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Les pratiques barbares de Boko Haram ne sont pas nouvelles. Déjà, dans les années 1990, les groupes islamistes algériens avaient ouvert la voie en massacrant des lycéennes et leurs professeurs, en enlevant des femmes et en les violant. Boko Haram copie ses frères assas-sins, qu’ils soient d’Algérie ou du Moyen- Orient. Il ne diffère en rien des autres groupes djihadistes.

D’ailleurs, dans une vidéo diffusée en juil-let 2014, Shekau apporte son soutien à la fois à Abou Bakr al- Baghdadi, calife de « l’État islamique », à Ayman al- Zawahiri, émir d’al- Qaida, et au mollah Omar, chef des talibans. En 2012, lors de la guerre au Mali, des hommes de Boko Haram participent au combat au côté des djihadistes maliens. En janvier 2013, ils prennent part à la bataille de Konna contre les Maliens et les Français.

Le financement de Boko Haram reste obs-cur. On sait, cependant, qu’au début des années 2010 il a reçu une aide financière d’AQMI (al- Qaida au Maghreb islamique) et a bénéficié de donations de riches sympathisants des pays du Golfe. Il a aussi été financé par des hommes politiques de Maiduguri. Après le début de l’insurrection armée, il taxait les populations et gérait divers trafics.

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Mais Boko Haram n’est plus en mesure, actuellement, d’administrer des villes et des régions entières. C’est la raison pour laquelle il emploie une stratégie de guérilla. Il demeure toutefois redoutable.

Boko Haram n’est pas une organisation abs-traite. Avec les paroles d’Assiatou, on mesure concrètement les crimes commis.

Un dernier mot : Assiatou n’est pas le vrai prénom de la jeune fille. Pour d’évidentes rai-sons de sécurité, nous avons choisi de modifier les prénoms et tous les noms qui pourraient permettre l’identification et la localisation de cette courageuse adolescente et de sa famille. Cela précisé, aucun élément, aucun détail n’a été édulcoré.

Octobre 2015,Mina Kaci

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Prélude

Respirer. Tenir le coup. Mes poumons vont exploser. Contrôler ma respiration. Fuir cette ville, fuir l’enfer. Courir jusqu’à la brousse. Si j’y arrive, je serai sauvée. Peut- être. Je ne crains pas les animaux. Ce sont les hommes que je fuis. L’état sauvage, c’est la ville.

Mère nature me protégera. Peut- être. J’ai si peur. Du calme. Respirer. Surtout, ne pas s’ar-rêter. Le sang martèle mes tempes. Continuer à courir.

Les autres, où sont- elles ? Tout près der-rière, ou loin, à la traîne ? Me retourner… surtout pas ! Et les diables ? Sont- ils déjà sur nos talons ?

Oser. S’enfuir à quatre, prendre le risque avec un bébé.

S’ils nous reprennent, ce sera la fin. Le sort des brebis.

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Mais la fin, n’était- ce pas le jour fatidique où ces monstres de Boko Haram nous ont enle-vées ? La fin, n’est- ce pas ce qu’ils nous ont fait subir ? La fin, n’est- ce pas d’avoir été violées, après avoir été mariées de force ?

Le déshonneur et la honte m’asphyxient. Alors, pourquoi courir ? Pourquoi ne pas se coucher dans la poussière et attendre le cou-teau, ou la rafale de kalachnikov dans les reins ?

Y aura- t-il une survie possible ?Je ne sais quelle force me pousse à courir,

courir…J’étouffe. Pas seulement à cause de ce niqab1

qui empêche la vision. Et la vie. Trop dange-reux de le retirer. Autant se dénoncer. Alors, mes copines et moi, nous avons choisi de rele-ver le tissu et de le nouer à la taille.

Fichue pour fichue, j’ai choisi de m’enfuir.Dès les premières heures de l’enlèvement,

l’idée s’enracine, s’impose comme une idée fixe : je ne raterai aucune occasion pour m’ar-racher aux mains de ces mécréants, ces crimi-nels, ces assassins, ces violeurs, ces briseurs de vie.

1. Le niqab est un voile couvrant le visage à l’exception des yeux. Il est imposé aux femmes, dans les mouvances intégristes, notamment chez les salafistes, en tant que prolongement ves-timentaire du hijab.

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Plutôt mourir que de rester avec les soldats de Boko Haram qui font la guerre au nom de l’islam. Au nom de ma religion. Plutôt mourir que de vivre avec celui que l’on m’a présenté comme mon « mari ». Cet homme barbare qui a l’âge de mon père. Ce monstre qui m’a contrainte aux noces barbares. Je ne lui par-donnerai jamais de m’avoir volé ma virginité. Je le maudirai toute ma vie.

La brousse, enfin…Maintenant, atteindre le lac. Où es- tu, lac

Tchad1 ? Je sais qu’il ne se trouve qu’à quelques kilomètres. Mon père cultivait du riz et du poi-vron dans ses îlots, du temps où Boko Haram ne hantait pas nos nuits. Pourquoi suis- je tou-jours sur cette terre sablonneuse, poussiéreuse ? Avons- nous fui dans une mauvaise direction ? Soudain, l’accablement me gagne. Je suis à bout. L’espoir s’envole. Je trébuche encore. Ce voile, ce carcan de tissu, je ne le supporte plus. J’ai encore failli chuter.

Derrière moi, ce bruit… Les battements de mon cœur ? Non, ce sont des pas. Ça y est, ils me rattrapent. La sueur brouille ma vue. Je me retourne ? Arrête de paniquer, ce sont

1. Le lac Tchad a quatre pays limitrophes : le Nigeria, le Niger, le Tchad et le Cameroun.

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les foulées de tes compagnes d’infortune ! Leur respiration couvre la mienne. On ne se parle pas. On fonce. Aïchatou transpire avec son bébé sur le dos. Il s’appelle Adama. On le protège, comme s’il représentait la renaissance de notre Nigeria, notre pays enfin débarrassé des monstres. On s’occupe d’Adama à tour de rôle. Depuis le début, on se relaie pour le por-ter. Là, c’est au tour d’Aïchatou. La solidarité, c’est encore ce qui nous reste d’humain dans le monde sauvage de Boko Haram où nous avons été piégées comme des gazelles.

Je ne sais d’où me vient ce courage. Les soldats de Boko Haram sont si cruels, instal-lés dans la toute- puissance que leur procure la kalachnikov, toujours à l’épaule ou à portée de main. Combien ont- ils tué de gens, de voisins ? Combien de familles ont- ils contraintes à un exil incertain ? Impossible de chasser la vision de cet homme qu’ils ont brûlé vif devant la porte de la maison où j’ai été mariée de force et violée.

Je cours et je ne peux m’empêcher de penser à ma mère, mon frère et mes deux sœurs. Où se trouvent- ils ? Sont- ils encore vivants ? Et mon père, que devient- il ? A- t-il pu traverser le lac et se réfugier au Niger ? A- t-il été tué dans sa fuite ? Je me souviens de la dernière fois où j’ai

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vu ma mère : elle est venue me rendre visite dans une maison dans laquelle les Boko Haram avaient rassemblé une quarantaine de belles et jeunes filles, après nous avoir séparées de nos familles. Est- elle encore de ce monde ?

Je revois les grands yeux noirs malicieux de ma petite sœur Leyla, et le sourire inno-cent de mon petit frère Lawali. Et la benja-mine, Khadidjatou, que lui est- il arrivé ? Je me demande s’ils ont bien compris ce qui nous est tombé sur la tête. Moi- même, j’ai parfois du mal à tout comprendre. Est- ce une épreuve imposée par Allah ? Dieu m’a- t-Il punie pour une faute que j’aurais commise ? Mais laquelle ? Ma famille est pieuse, musulmane de père en fils, de mère en fille.

Mais arrête de te faire mal et allonge le pas !Cours, cours, la mort est derrière toi. Tu sens

son haleine fétide.J’ai si peur…Non ! Je ne veux pas mourir.La haine que j’éprouve se mêle à l’instinct

de survie pour porter mon corps fourbu. Que mon cœur éclate sous la violence de l’effort plutôt que je sois rattrapée par ces hyènes et ramenée chez ce criminel qui se prétend être mon mari.

Il a abîmé mon corps…

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J’ai tout juste quatorze ans…Sans la moindre pitié, il m’a déshonorée.Mes jambes tiendront- elles encore long-

temps ? Elles ont gardé l’agilité et l’énergie des courses de mon enfance. Les filles, elles sont là, juste derrière ! Je les entends souffler de plus belle, surtout Aïchatou qui court, toujours avec Adama sur le dos. Je vais bientôt prendre le relais. Ça va être dur, je sais. Mais il faut bien se soutenir. Je n’ai pas le droit d’être égoïste.

Mon Dieu, aidez- moi.Aidez- nous. Faites qu’on parvienne jusqu’à

la rive de ce satané lac. Là- bas, on sera loin de notre ville martyre, loin du Nigeria, loin de la geôle. De l’autre côté du lac Tchad, on sera au Niger. On sera libres.

Je me sens pousser des ailes. Et je prie Allah de m’épargner une nouvelle épreuve.

Pourquoi le lac n’est- il toujours pas en vue ?Nous sommes- nous égarées ?

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