enfants du diable jean pierre petit

of 267 /267
Les Enfants du Diable 1/j/aa 1 LES ENFANTS DU DIABLE Jean-Pierre PETIT Ancien Directeur de Recherche au CNRS L'essentiel de ce livre a été écrit en 1986. Il avait été commandé par un grand éditeur Français qui, au dernier moment, refusa de le publier, sans doute pour deux raisons. Soit il ne crut pas aux révélations qu'il contenait, soit il fut effrayé par ce qu'il trouva dans ce manuscrit. Je l'ai complété par quelques informations récentes. En 1976 je connaissais les grandes lignes du projet Guerre des Etoiles, qui ne fut porté à la connaissance du grand public que quinze ans plus tard. Depuis l'effondrement de l'URSS le public a tendance à croire que le danger thermonucléaire s'est éloigné. Il n'en est rien, et, après lecture, le lecteur verra que les choses sont devenues pires encore. En tant que scientifique il est de mon devoir de tenter d'ouvrir les yeux du public. Les savants du monde entier ont vendu leur âme au diable, comme Faust, c'est tout. Ce livre est dédié à mon ami le scientifique Vladimir Alexandrov, assassiné à Madrid en 1985 par les services secrets, sur ordre du lobby militaro-scientifique.

Author: wahfkir

Post on 04-Jul-2015

165 views

Category:

Documents


7 download

Embed Size (px)

TRANSCRIPT

Les Enfants du Diable

1/j/aa

1

LES ENFANTS DU DIABLE Jean-Pierre PETIT Ancien Directeur de Recherche au CNRS

L'essentiel de ce livre a t crit en 1986. Il avait t command par un grand diteur Franais qui, au dernier moment, refusa de le publier, sans doute pour deux raisons. Soit il ne crut pas aux rvlations qu'il contenait, soit il fut effray par ce qu'il trouva dans ce manuscrit. Je l'ai complt par quelques informations rcentes. En 1976 je connaissais les grandes lignes du projet Guerre des Etoiles, qui ne fut port la connaissance du grand public que quinze ans plus tard. Depuis l'effondrement de l'URSS le public a tendance croire que le danger thermonuclaire s'est loign. Il n'en est rien, et, aprs lecture, le lecteur verra que les choses sont devenues pires encore. En tant que scientifique il est de mon devoir de tenter d'ouvrir les yeux du public. Les savants du monde entier ont vendu leur me au diable, comme Faust, c'est tout.

Ce livre est ddi mon ami le scientifique Vladimir Alexandrov, assassin Madrid en 1985 par les services secrets, sur ordre du lobby militaro-scientifique.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

2

PROLOGUE Troie devait disparatre, elle ne pouvait chapper son destin. Dociles, les troyens travaillaient donc leur propre perte. Ils avaient ainsi envisag d'abattre un des pans de leur forteresse pour y faire entrer l'norme cheval roulettes abandonn par les grecs devant les portes de la ville. Tout se droulait comme prvu. Mais Cassandre suspecta un coup fourr : - Timeo danaos et dona ferentes. Je crains les grecs, surtout quand ils font des prsents, disait-elle. Cassandre, fille du troyen Priam, avait reu d'Apollon le don de prdire l'avenir, condition de se donner au dieu. Elle dcrivait le futur de Troie, sans retenue, dans les rues de la cit, et les dieux en furent agacs. Quelqu'un voulait contrarier le plan, faire drailler le destin, peser sur l'avenir de la ville. Impensable. ... - Aucune inquitude, dit Apollon, cette idiote a refus de coucher avec moi, aussi ai-je jet sur elle une maldiction : personne ne la crot. Les dieux s'esclaffrent. Il devenait fort divertissant de voir cette pauvre fille dcrire dans une indiffrence gnrale le perte des Troyens, hommes, femmes, enfants et la mise sac de la ville. En la voyant certains haussaient les paules ou pointaient leur index sur leur tempe en assortissant ce geste d'un mouvement de vissage. Certains, plus cultivs, disaient "qu'elle avait le syndrome de la catastrophe". Mais l'enchantement d'Apollon ne semblait cependant pas parfait. Zeus s'en inquita : Dis-donc, Apollon, Je suis dsol, mais cela ne marche pas cent pour cent, ton truc. Elle a russi convaincre Laocoon, son frre, et le fils de celui-ci. Laocoon, prtre au temple, tait un intellectuel. En rflchissant il avait fini par conclure que cette histoire de cheval n'tait pas claire. Il le disait et, lui, on l'coutait. C'tait embtant et a risquait de tout flanquer par terre. Les dieux dcidrent d'employer les grands moyens. Sur leur ordre des serpents monstrueux sortirent de la mer toute proche, se jetrent sur Laocoon et sur son fils, et les touffrent. On connat la suite. Je ddie ce livre toutes les Cassandres et tous les Laocoons de la Terre.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

3

LIVERMORE Au printemps 1976 les Etats-Unis vivaient le bicentenaire de leur indpendance. La Science tait encore belle et bonne et de nombreux temples lui avaient t consacrs dans le pays o on s'apprtait clbrer l'vnement avec faste. A cette poque j'arrondissais mes fins de mois au CNRS en faisant de temps en temps des articles pour la revue Science et Vie. Philippe Cousin, son rdacteur en chef, me dit un matin : - J'ai envie de faire quelque chose sur ce bicentenaire dans le numro d't. Si tu veux, je t'envois aux Etats-Unis. Tu essayes de me faire le point sur quelques ralisations scientifiques de pointe du moment. Je te laisse libre de tes points de chute l-bas. Je fis donc ma valise et m'envolais vers les Amriques. Avant de partir, un ami m'avait vivement conseill d'aller voir les lasers du clbre laboratoire de Livermore, en Californie. - Personne ne les a jamais vus. Ce sont, parait-il, les plus puissants du monde. Essaie de t'en approcher. C'tait excitant. Quatre jours plus tard, m'offrant une escale de vingt quatre heures pour digrer le dcalage horaire, je dambulais dans les rues de San Francisco. C'tait la seule grande ville qui exerait sur le visiteur occidental un charme immdiat. Boston faisait bon chic bon genre. A New York on avait l'impression d'tre dans une fosse ours aux parois vertigineuses qui ne dcouvraient qu'une maigre bande de ciel. Mais Frisco voquait encore le livre de Jules Vernes, vingt mille lieues sous les mers, ou Moby Dick. Les lions de mer s'entassaient sur les jetes. Sur les quais qui sentaient le poisson mouillaient des armadas de petits bateaux de pche et avec un peu d'imagination on aurait pu s'attendre croiser le capitaine Achab, martelant le sol de sa jambe de bois. La ville ressemblait du papier gaufr tant son sol avait t travaill par les tremblements de terre. Elle tait pleine de trous et de bosses. Il tait conseill d'utiliser les clbres tramways cble qui taient l-bas plus une ncessit qu'un attachement au folklore. Le port sentait l'iode et le poisson. Dans les boutiques des quais on trouvait encore des sirnes empailles et des diseuses de bonne aventure. Il existait une choppe o on vendait toutes sortes d'trangets. Son ancien propritaire tait un vieux chinois extrmement maniaque qui, avant de mourir, avait voulu laisser au monde une image parfaite de lui-mme, en cire. Afin d'accrotre le ralisme il avait abandonn toute sa pilosit, s'arrachant dans ses derniers jours cheveux et poils de barbe pour les sceller dans la cire chaude.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

4

A ct de cette reprsentation grandeur nature de l'ex-propritaire se trouvait une diseuse de bonne aventure, galement en cire. Habille en gitane, elle plongeait un regard fixe dans une sphre de verre pose devant elle et dans cette boule s'agitait un petit personnage, sorte de Merlin l'enchanteur habill d'un long manteau. Il semblait rpter l'infini les mmes gestes. On ne voyait ni cran, ni systme optique apparent et l'image en relief du personnage ne se formait pas sur les parois de la boule mais carrment en plein milieu, comme si elle tait suspendue dans l'air. Je voyais l mon premier hologramme. 1 Je rentrais dans la boutique pour connatre mon avenir mais la gitane avait cette fois laiss place un ordinateur. Un prpos, visiblement dnu de tout pouvoir divinatoire, entrait machinalement son clavier quelques renseignements sur la date de naissance, le sexe, etc.. Puis, quelques secondes plus tard, une imprimante exprimait bruyamment l'oracle demand, le tout pour un dollar. La posie cdait le pas l'efficacit. Dans un autre coin de la boutique une camra digitaliser permettait contre une somme modique de se faire tirer le portrait, toujours grce l'ordinateur, en reproduisant vos traits sur le papier l'aide d'une adroite combinaison de caractres alphabtiques. Bien sr, aujourd'hui toutes ces choses sont monnaie courante, mais l'poque elles avaient de quoi surprendre le visiteur, mme scientifique averti. Il existait aussi San Francisco un clbre magasin de verrerie. Dans la vitrine la lumire se rflchissait l'infini dans d'normes blocs de verre brut subtilement teints. L'un d'eux, mesurant un bon demi mtre de diamtre, semblait d'une homognit et d'une qualit parfaite. Un vendeur m'expliqua que la teinte rostre tait due la prsence d'une impuret, d'une "terre rare", le nodyme. - Du verre dop au nodyme ! n'est-ce pas le matriau qu'on utilise dans les lasers ? - Oui, et nous le fournissons en quantit apprciable aux gens du Lawrence Livermore Laboratory, nos voisins. Le lendemain soir un petit bimoteur blanc m'emmena vers ce laboratoire o fut mise au point et assemble, sous la direction du Folamour amricain, Edward Teller, la premire bombe hydrogne.. Il appartenait une compagnie qui faisait avec cet unique appareil la navette entre Frisco et ce coin de dsert. L'avion tait si petit qu'il passait sans encombre sous les ailes de ses grands frres les Boeing 747. Aprs l'atterrissage d'un de ces gants nous dmes attendre quelques minutes que s'apaise le puissantHologramme : enregistrement sur une plaque photographique de l'image interfrentielle d'un objet clair par laser. Ce mme film, de nouveau clair par laser, produit une image "tridimensionnelle" qui semble flotter dans l'espace.1

Les Enfants du Diable

1/j/aa

5

brassage d'air qu'il avait cr, prcaution sage pour viter de se retrouver sans crier gare cul par dessus tte au moment du dcollage. Je couchais dans un motel triste proche du minuscule aroport. Le lendemain le charg des relations extrieures vint m'y cueillir et je lui tendis mes lettres d'introduction.

Janus. Livermore tait l'chelle amricaine, immense. Ca n'tait pas un village mais une ville avec ses rsidences, son march et ses usines dcouvrir. Tout ne vivait ici que pour et par la science. Nous franchmes un portail, puis un autre. - Je vais vous prsenter au professeur Alstrm, le responsable du projet laser de puissance. - Alstrm ? mais je le connais trs bien, quelle concidence ! Il y a onze ans, en 1965, il avait travaill dans le mme laboratoire que moi, l'Institut de Mcanique des Fluides de Marseille. A l'poque l'aventure des lasers dbutait. Il tait venu passer quelques temps chez nous pour nous apprendre les construire. C'taient alors des petits tubes en verre emplis d'un mlange de gaz rares. On les fermait par deux miroirs dont on pouvait rgler l'orientation et dont l'un tait semitransparent. L'nergie tait apporte par une petite dcharge lectrique, dispense par deux lectrodes latrales. Aprs avoir tripot quelques minutes les vis de rglage des miroirs, on trouvait la bonne orientation, crant la "cavit rsonante". Un fin rayon rouge jaillissait alors comme une flche de sang. Les uns aprs les autres les membres du laboratoire taient venus voir cette lumire nouvelle qui ne se dispersait pas. A des dizaines de mtres elle formait toujours sur une feuille de papier une tache presque ponctuelle. Je me souviens d'un tudiant qui travaillait dans ce laboratoire la fin des annes soixante, un certain Bernard Fontaine et qui, suivant les indications d'Alstrm, avait mont ces bbs lasers. Ses gestes saccads entraneraient souvent des bris de matriel. Il oprait dans un dsordre assez remarquable, ce genre de dsordre organis dans lequel travaillent souvent les chercheurs et dont la structure ne saute pas aux yeux. Un jour cet animal avait voulu fabriquer un laser fonctionnant avec du cyanure de potassium. Sur le papier cela avait l'air formidable mais, soucieux de rester en vie, tous les membres du laboratoire avaient vivement protest pour qu'il abandonnt cet inquitant projet, ce qu'il fit, fort heureusement pour nous. Aujourd'hui ses gestes sont devenus moins vifs, il a perdu quelques cheveux et, toujours entre deux avions, dveloppe des

Les Enfants du Diable

1/j/aa

6

lasers ultra-violet pour les militaires, les futurs laser de la guerre des toiles. Je reconnus Alstrm de loin ses cheveux trs clairs. - Alors, me dit-il, votre cher patron, le professeur Valensi, que devient-il ? Est-il toujours aussi tyrannique ? - Plus que jamais. Mai 68 lui est pass sur le dos comme de l'eau sur les plumes d'un canard. Comme pas mal d'autres j'ai fini par quitter son laboratoire car il nous faisait une vie vraiment impossible l-bas. - Aux Etats-Unis les choses sont loin d'tre parfaites et souvent dans les labos c'est un peu le western. Mais en France vous avez une qualit de rapports assez particulire, un peu.. mdivale, non ? - C'est en train de changer. Beaucoup de mandarins sont repartis au vestiaire et les jeunes loups commencent s'organiser entre eux. Des bandes se forment. - C'est ce qu'on appelle la dmocratie, mon cher. Pendant qu'Alstrm me conduisait dans son bureau je me souvenais trs prcisment du premier jour o j'avais entendu parler de recherche. C'tait dans la maison de campagne du comte de Guimereu, en Normandie. Celuici avait coutume de prendre de temps autre des intellectuels en pension pour le week-end, ce qui lui donnait l'impression d'tre intelligent. Ce jour l il avait invit le journaliste de l'Express Jean-Franois Revel, pas trop l'aise d'ailleurs dans ce milieu assez snob. Trs excit par cette vedette de l'poque, le comte, afflig d'un lger bgaiement, arpentait les couloirs en rptant son propos : "son cerveau est un vritable ca-canon de soixantequinze". J'imaginais un intellectuel au sourcil fronc, un canon plant au milieu du front, dans un dessin la Daumier ou la Robida, et je me disais que cette image n'tait peut-tre pas si mauvaise, aprs tout. Dans les salons du comte se trouvait un homme laid et maigre et j'appris qu'il s'agissait du mathmaticien Kreisl. Je savais qu'il avait pass la guerre Londres o il avait soigneusement calcul si les pontons du dbarquement pourraient rsister l'assaut des vagues Normandes. Je l'abordais. - En quoi consiste votre travail ? - En bien je fais de la logique mathmatique. Je suis cens appartenir l'universit de Princeton, aux Etats-Unis, dans le New Jersey. Mais en fait je n'y mets jamais les pieds, sauf une fois par an, au moment de la "recollection", lorsque le dean fait son discours devant tout le staff runi. L il faut absolument tre prsent, sinon cela fait mauvaise impression. - Mais, le reste du temps, que faites-vous ? -Je me promne dans les universits europennes et je saute les petites tudiantes. De temps en temps je fais un thorme pour qu'on me foute la paix.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

7

- Mais la recherche, a consiste en quoi ? - Mon cher, c'est celui qui vole le premier. J'avais une vingtaine d'annes l'poque et l'ide de m'enfermer dans un bureau ou dans une usine ne me souriait gure. Cette brve rencontre dans ce salon Normand fut dcisive et tout ce que je fis pendant les annes suivantes visa me permettre de rentrer dans ce club assez ferm. Je retrouvais Guimereu au milieu d'invits. Toujours bgayant, il leur disait avec une lueur de ravissement dans le regard : - Kreisl m'a dit qu'il avait trou-trouv ce week end un th-thorme essentiel. Je me dis que l'autre avait du lui sortir cela pour le payer de son caviar et de son poulet aux morilles. Je racontais l'anecdote Alstrm, qui rit aux clats. - Il faut bien se vendre d'une manire ou d'une autre. Il donna quelques coups de fil pour que je puisse visiter ce qui appelait le "temple". Par la fentre du bureau on apercevait un long btiment noir comme du jais. - Va voir l'hydre, elle se trouve dans ce building, l-bas. Le labo d'Alstrm ressemblait effectivement un long paralllpipde noir pos sur le ct, semblable au monolithe d'Arthur Clarke. Il n'y avait aucune fentre et l'architecte l'avait entirement recouvert de plaques de verre pour de simples raisons dcoratives. On y entrait par un bout, comme dans une ruche, travers un sas gard par des vigiles. Un jeune prtre en baskets, de moins de trente ans, me servit de Cicrone. L'intrieur n'tait qu'un immense hall aux murs d'un blanc clatant. Au sol l'hydre-dieu, telle un serpent outremer, droulait ses anneaux sur une soixantaine de mtres de long, constitus de verre et d'acier. - Notre premier laser de puissance s'appelait Cyclops. Nous en avons fait fabriquer un autre, semblable. Janus, devant nous, est fait de deux chanes Cyclops montes en parallle. Elles ont une source commune qui est ce petit laser qu'on voit l-bas et qu'on appelle le "trigger", la dtente. Puis les deux bras de Janus, de l'hydre, se rejoignent en aval dans une chambre d'exprience sphrique. Nous commenmes par nous rendre la source de ce double fleuve de lumire. C'tait un laser d'apparence modeste, d'un mtre de long, pos sur une table. Ici naissait la lumire. Engendr par ce trigger, ce laser modeste, le pinceau de lumire laser primaire tait partag en deux l'aide l'aide d'un systme optique. Les deux rayons cheminaient alors de conserve, la vitesse de la lumire, en suivant des routes parallles et traversaient une successions d'amplificateurs luminiques de dimensions de plus en plus impressionnantes.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

8

Reprsentation (schmatique) de l'exprience Janus de Livermore. Un trawaat = un million de mgawatts.

Ceux-ci avaient la forme de cylindres. Chacun contenait quatre disques de verre, ce mme verre rose, au nodyme, que j'avais vu dans le magasin de San Francisco, et taient ceinturs par une batterie de tubes fluorescents. Ces cylindres taient de plus en plus gros et les derniers de la chane, quelques soixante mtres plus loin, faisait un bon demi-mtre de diamtre. De vritables canons lumire. Mon guide m'emmena dans un hall voisin qui contenait la source primaire d'nergie, c'est dire une vritable fort de condensateurs qui voquaient le dcor de la ville des Krells dans Plante Interdite. - Voici la batterie qui alimente les tubes au Xnon. Lors que les condensateurs se dchargeaient en moins d'un millime de seconde les ceintures de tubes fluorescents illuminaient les pavs de verre rose contenus dans les amplificateurs luminiques cylindriques, transforms en fours. Dans le verre les atomes de nodyme, prsents sous forme d'infimes traces, stockaient cette lumire. Puis, lorsque le rayon du petit laser de tte, du trigger, traversait ces disques, toute cette nergie tait libre et venait grossir, nourrir le rayon, la manire d'cluses dont les portes se rompraient les unes aprs les autres.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

9

Nous allmes la fin de ce fleuve de lumire. Le dernier cylindre amplificateur tait en miettes et avait visiblement explos. J'en demandais la raison. - Les blocs de verre doivent tre d'une homognit et d'une propret parfaite, exempts de toute impuret, autre que le nodyme, bien sr. Si la moindre poussire venait se coller sur le verre elle reprsenterait un point d'absorption de l'nergie et celle-ci entranerait par la suite un chauffement et une tension mcanique qui le briserait aussitt. L c'est ce qui a du se passer. - Vous voulez dire que si un moustique entrait dans un de ces lasers et se trouvait malencontreusement pos sur ces disques ou ces lentilles au moment de l'essai, il ferait immdiatement exploser cet amplificateur ? - Absolument. Mais il n'y a pas de moustiques chez nous, pas la moindre poussire. Ce laboratoire est en fait le plus propre du monde. J'imaginais un saboteur pntrant dans le local avec un moustique cach dans une boite d'allumettes. Les deux antennes de l'hydre se refermaient en bout de chane et leurs gueules circulaires se faisaient face. Deux lentilles terminales faisaient converger ces puissants rayons d'une demi mtre de diamtre sur une bille minuscule d'un quart de millimtre de rayon, un vritable grain de sable, qui tait situ au centre d'une chambre sphrique en acier. Mon guide se pencha sur l'un des hublots qui permettait de voir l'intrieur. - La cible est une sphre creuse en verre dont la paroi fait moins d'un millime de millimtre d'paisseur. Elle contient un mlange de deux isotopes de l'hydrogne, de deutrium et le tritium. En fait ce sont de mini bombes hydrogne que nous essayons d'allumer. - Mais comment faites-vous primo pour fabriquer ces cibles, secondo pour les remplir du mlange ad hoc ? - Eh bien on commence par fabriquer des milliers et des milliers de ces sphres de verre, un peu comme on fabriquerait des bulles de savon. La plupart ont des formes irrgulires. On les examine toutes au microscope jusqu' ce qu'on en trouve une qui ait une forme bien sphrique. Pour la remplir on la met dans une atmosphre, compose de ces isotopes de l'hydrogne, sous pression et les atomes de ce gaz, qui sont trs petits, passent simplement travers la paroi de verre. Il n'y a donc ni bouchon ni soudure. On rfrigre ensuite le tout pour faire se dposer cet hydrogne sur la face interne de la bulle. Puis ont recouvre le tout d'une mince couche de "peinture", base de matire plastique. Quand les lasers fonctionnent ils dposent leur nergie dans cette couche qu'on appelle le "pusher", le pousseur. Elle se dilate violemment et comprime l'hydrogne lourd qui est l'intrieur. - En somme vous fabriquez des petites supernovae ?

Les Enfants du Diable

1/j/aa

10

Mon interlocuteur tait peu familier des problmes d'astrophysique. Je lui expliquais que lors des morts violentes d'toiles leur couche externe explosait en comprimant, par choc en retour, le noyau stellaire et que celuici pouvait le cas chant se muer en ... trou noir. Nous plaisantmes sur l'ventuelle possibilit de fabriquer l'aide de lasers un trou noir de quelques centimes de millimtres de diamtre qui, en vertu de sa voracit naturelle, pourrait immdiatement se mettre avaler le laboratoire. Mais les gens de Livermore n'avaient pas de telles ambitions. Atteindre les conditions de la fusion thermonuclaire, faire dtoner leur grain de sable-bombe hydrogne, leur suffisait. - Mais, en supposant que vous y parveniez, cela doit reprsenter une production d'nergie fantastique. - Oui et non. La quantit d'hydrogne lourd est quand mme infime dans la sphre cible. Chaque explosion dans la chambre d'exprience quivaudrait celle d'un bon gros ptard, sans plus. On envisagerait bien sr, en cas de succs, d'en faire exploser une dizaine par seconde, ce qui reprsenterait la puissance d'une centrale nuclaire. - En somme, cela marcherait comme un moteur deux temps. Admission, compression, fusion, dtente. - Sauf que le piston est fait de lumire. J'imaginais une sorte de vlosolex thermonuclaire dont le premier coup de pdale vous propulserait une vitesse quasi relativiste. - Au fait, arrivez-vous provoquer des ractions de fusion ? - Pas encore. La temprature atteinte en fin de compression n'est pas assez leve. Mais il ne faut pas s'illusionner, le but de cette recherche est surtout militaire, sans quoi nous n'aurions jamais reu un tel paquet de dollars. Ces systmes nergie dirige sont les prfigurations de futurs dtonateurs de bombes thermonuclaires. - En somme vous tes des sales gosses qui jouent avec les allumettes ? - Exactement. - Mais pourquoi cela cote-il si cher ? Il n'y a que du verre et des condensateurs aprs tout. - Les disques de verre dop au nodyme qui servent accumuler l'nergie lumineuse doivent tre taills avec la mme prcision que celle qu'on apporte la confection des miroirs des tlescopes. La surface doit tre plane une fraction de millime de millimtre prs. Et vous avez vu combien il y en a .... Nous allmes djeuner la cafeteria. J'y retrouvais un Franais, ingnieur au commissariat atomique que j'avais entrevu il y a des annes, quelque part, je ne savais plus trs bien o. Il devait s'appeler Francheyard ou Franchouillard. Cravate noire, chemise blanche, cheveux chtain fonc et physique la Franois Prier. Il fut surpris de ma visite du matin.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

11

- Alors ils vous ont montr Janus. Mais comment avez-vous fait pour pntrer dans ce saint des saints de Livermore ? - Je connaissais Alstrm personnellement. - Ah, c'est toujours pareil avec ces Amricains. Ils ont leurs ttes. S'ils vous ont la bonne ils vous promnent partout, sinon rien faire. Moi je suis ici depuis six mois et je n'ai pratiquement rien vu d'autre que les quatre murs de mon bureau. Nous parlmes de ce verre au nodyme. Je lui demandais si celui que j'avais vu dans le magasin de San Francisco pouvait tre le mme que celui utilis dans les lasers. - Pas impossible. Vous savez, l'Amrique, au point de vue secret, ressemble un tunnel dont une seule entre serait svrement garde. Si cela tait le cas il suffirait aux probablement aux Sovitiques d'acheter un lot de cendriers, puis de les tailler chez eux, pour faire des lasers aussi puissants. - Vous croyez qu'ils le font ? - Il ne faut pas s'imaginer que les scientifiques Sovitiques vivent dans des isbas, travaillent avec des postes galne et ne progressent qu'en volant les secrets occidentaux. Ca c'est le vieux fantasme. Je crois que dans ce type particulier de technologie ils n'ont pas grand-chose apprendre des amricains. Alstrm arriva. - Je t'ai arrang quelque chose avec Fowler cet aprs midi. On se verra ce soir chez moi. Je donne une party, viens. L il faut que je file voir Nuckhols au computer. Pas le temps de manger, dsol... - Pas le temps de manger ! grommela mon voisin entre ses dents. Il mastiquait chaque bouche interminablement la manire d'un escargot s'acharnant sur une feuille de salade. Je lui demandais qui tait ce Fowler. - Ici ils sont tous sur la fusion. Alstrm s'occupe de ce que vous avez vu ce matin, c'est dire de la fusion par laser. Fowler est la patron de la fusion par confinement magntique. C'est lui qui a construit Ying-Yang et BaseBall. Ce sont deux trs grosses manips bases sur des solnodes qui crent un trs fort champ magntique de confinement. Celui-ci est cens emprisonner le plasma 2 que l'ont tente de chauffer par les moyens les plus divers. Nous avons des choses de ce genre au CEA de Fontenay aux Roses, mais videment en beaucoup plus petit.

Un plasma est un gaz extrmement chaud o les atomes ont perdu leurs lectrons. C'est un mlange de noyaux et d'lectrons libres.

2

Les Enfants du Diable

1/j/aa

12

Ying-Yang et Base-Ball Je laissais mon compatriote finir son interminable repas pour aller rejoindre ce hall des "bouteilles magntiques". Ying-Yang faisait cinq ou six mtres de diamtre et je ne sais combien de dizaines de tonnes. Des hommes s'affairaient autour de lui comme des fourmis autour de leur reine. On pouvait passer tout autour et au-dessus l'aide de passerelles. Par les orifices, les servants de ce Moloch, de cette chaudire, jetaient tout ce qu'ils pouvaient, ple-mle : micro-ondes, faisceaux de particules neutres. Mais elle s'touffait vite, trop vite. Fowler m'expliqua que la trs forte chaleur rgnant dans ce "four", plus de dix millions de degrs, faisait, malgr la puissance de la barrire magntique, lgrement s'vaporer le mtal des parois. - Ces atomes lourds qui viennent polluer le mlange de fusion, l'hydrogne trs haute temprature, nous embtent bien. Ils mettent du rayonnement tout va et constituent une vritable hmorragie d'nergie. Il se produit un refroidissement radiatif trs rapide car un nombre infime d'atomes arrachs aux parois suffit refroidir le plasma de fusion. Nous sommes l comme des primitifs, occups souffler plein poumons sur ces braises. Mais le feu ne veut pas prendre, du moins pas encore. Je pensais la guerre du feu. Ce qui est irritant quand on essaye quelque chose, c'est qu'on ne sait pas si a peut marcher vraiment, et si oui, quand a va marcher. Les gens qui se sont orients vers la fusion ont mont des manips ds l'aprs guerre et ont t quelque peu dus. La mise au point de la bombe avait t trs rapide. Deux ans, trois ans tout au plus. Le premier racteur nuclaire fission, mont par l'italien Fermi, avait fonctionn aussi du premier coup, sous les gradins du stade de l'universit de Chicago. Mais la fusion rsistait diablement depuis trente annes. Il est facile de chauffer un gaz par induction, comme on chauffe un plat l'aide d'un four micro ondes dans un restaurant de supermarch. Le problme c'est le rcipient. Aucun mtal, aucune cramique, ne rsisterait cent millions de degrs. Le seul rcipient possible c'est le champ magntique. Les particules charges fuient les rgions o le champ magntique est lev. Par exemple, la Terre se protge naturellement du flux de particules, d'atomes ioniss expdis en continu par le soleil, grce son champ magntique. Ce champ empche ce "vent solaire" de traverser l'atmosphre. S'il n'y avait pas cet cran magntique protecteur les tres vivants subiraient un vritable bombardement dommageable pour leurs cellules. Ces particules sont canalises le long des lignes de forces du champ magntique autour desquelles elles s'enroulent selon des trajectoires en spirale. Elles convergent alors vers les ples nord et sud. Mais au voisinage de ces ples magntiques le champ, devenant plus intense, les force

Les Enfants du Diable

1/j/aa

13

rebrousser chemin. Elles entament ainsi un mouvement de va et vient qui les fait rebondir d'un ple l'autre comme sur des raquettes de tennis. Ces particules, qu'on dit alors piges, constituent ce qu'on a appel les ceintures de Van Allen. Quand les particules sont trop nergtiques, trop rapides, par exemple lorsqu'elles sont mises, partir d'une tache solaire, dans une phase de violente activit de l'astre du jour, elles arrivent franchir cette barrire magntique, touchent les hautes couches atmosphriques, excitent leurs molcules qui mettent de la lumire et on obtient ce qu'on appelle une aurore borale. J'avais vu quelques annes auparavant au commissariat atomique de Fontenay aux Roses, prs de Paris, une manip trs simple. Dans une enceinte o rgnait le vide on avait dispos deux grosses bobines de cinquante centimtres de diamtre, selon un axe commun. On faisait passer le courant dans l'une d'elles tandis qu'on tirait travers la seconde une petite bouffe d'atomes l'aide d'un canon plasma. Ceux-ci rebondissaient sur le champ cr par la premire bobine. On se dpchait alors de mettre en fonction la seconde pour constituer la seconde "raquette" de ce va et vient. Mais a ne marchait pas trs bien. Les atomes fichaient rapidement le camp par les cts. A Livermore il y avait dans un norme blockhaus construit juste aprs guerre, dont les murs faisaient dix mtres d'paisseur, et qui s'tait au fil du temps transform en vritable muse de la fusion soit disant contrle. On y trouvait des machines l'abandon, couvertes de poussire, qui tmoignaient de maints essais infructueux sur des configurations toutes diffrentes. Elles portaient des noms varis. Un des chercheurs, aprs ces dbuts problmatiques, avait mme baptis l'une d'elles le Perhapstron. On peroit l'humour de cette dnomination quand on se rappelle qu'en Anglais perhaps veut dire peut-tre ... Le Russe Sakharov imagina le premier avec son collgue Tamm la configuration torodale qui devait donner naissance au clbre Tokamak. Une chambre air de voiture a la forme d'un tore. Cette ide fut ensuite dveloppe exprimentalement en URSS par un autre acadmicien, Artsimovitch, puis reprise dans toutes les places fortes scientifiques du monde. Mais Livermore on travaillait sur une autre gomtrie. - Le tore, c'est trs joli, disait Fowler, c'est compact, ferm. Mais tt ou tard il faut entrer ou sortir, pour faire des mesures, pour injecter de l'nergie, ou l'extraire. Il faut alors mnager des fentres c'est dire crer des ruptures dans cette gomtrie magntique bien lisse. Ying-Yang tait une configuration semi-ferme. Les deux gros solnodes voquaient la forme de deux mains enserrant un uf dans lequel on essayait de refaire le monde.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

14

Fowler recherchait un chauffage additionnel l'aide de particules neutres trs nergtiques, injectes latralement par des sortes de chalumeaux. Ici on travaillait sur des chaudires toriques, l sur des fours en forme de mains. Alstrm cherchait recrer une mini-toile mais personne, finalement, ne savait trs bien quelle tait la meilleure solution. Nous allmes visiter Base Ball. Le dessin de sa bobine unique voquait cette fois parfaitement la couture qui ferme ces balles de cuir. A lui seul cet lectroaimant reprsentait le stockage d'une assez fabuleuse quantit d'nergie. De quoi raser le laboratoire. Base Ball tait un solnode supraconducteur. Dans des fils fins comme des poignes de cheveux circulaient des millions d'ampres. Un entourloupe de mcanique quantique, dcouverte au dbut du sicle, faisait que cet ensemble, baignant dans quelques mtres cubes d'hlium liquide moins deux cent soixante degrs au dessous de zro avait la bont de ne pas dgager de chaleur. Je demandais Fowler : - Que se passerait-il si dans cet enchevtrement, quelque part, cette supraconduction tait abolie ? - Toute l'nergie serait immdiatement convertie en chaleur et comme la machine ne serait pas capable de l'vacuer, elle exploserait. - Quand vous avez construit Base-Ball, pre de Ying Yang, personne n'avait jusque l fait d'lectro-aimants supraconducteurs aussi gros. N'y avait-il pas un risque srieux que tout explost au premier essai ? - Mon cher, en matire de recherche, c'est parfois plus une question de courage que d'intelligence. Je me souvenais effectivement de quelques jolies explosions de solnodes dans l'institut o j'avais travaill dix ans plus tt. C'taient des objets minuscules ct de tels monstres mais le fait d'y injecter cinquante mille ampres nous incitait quand mme piloter les expriences partir du couloir. Quand a n'explosait pas on tait content. Quand a explosait on balayait les dbris et on reconstruisait le tout. Mme quand a n'explosait pas des choses imprvues pouvaient arriver. Un jour par exemple nous avions voulu faire des mesures avec un laser et l'un d'entre nous avait plac les lments optiques sur un rail de fer, lentilles et miroirs tant fixs sur des supports munis d'aimants permanents. Personne ne se trouvait proximit lorsque nous fmes le premier tir et fort heureusement, car le fort champ magntique, agissant sur ces supports magntiques, les projeta dans le mur. Si nous avions t proximit, nous les aurions pris en pleine figure. Un champ magntique, cela ne se voit pas, cela ne se sent pas. Une autre fois des huiles de Paris taient venues visiter le labo. Pour des questions de standing ces gens avaient affrt un avion spcial qui s'tait pos juste ct du laboratoire, lequel se trouvait sur l'aire de l'aroport de Marignane.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

15

L'arrive de cette commission d'inspection fut trs russie. Notre directeur, malgr sa petite taille, s'avana majestueusement vers ses visiteurs mais comme personne n'avait pens amener une chelle, celui-ci resta pendant une bonne demi-heure comme un idiot, alors que les autres ne savaient pas s'ils devaient sauter ou non. L'un de ces VIP, un polytechnicien trs distingu, tait particulirement assommant. Il tint ce que nous chargions les condensateurs et que nous les dclenchions le champ magntique devant lui. Je remarquais qu'il portait une montre de prix et j'avoue que j'eus la malice de ne pas lui suggrer de la retirer. Comme son armature interne tait en acier, il doit depuis s'en servir pour ramasser les pingles. Lors des visites de labos il est parfois ncessaire de prendre certaines prcautions qui ne semblent pas videntes au non spcialiste. Je me souviens pas exemple de la visite d'une chambre bulle, qui comporte un trs fort champ magntique. Celui-ci, agissant sur un trousseau de clef qu'un des visiteurs portait dans une de ses poches de pantalon lui donna en toute innocence pendant la visite une allure quelque peu indcente. Les systmes qui comportent des courants trs haute frquence exigent que l'on se dbarrasse de tout ce qui pourrait de loin ou de prs ressembler une spire, comme un collier ou une alliance. Un jour un chercheur avait simplement approch sa main d'un systme HF. L'alliance qu'il portait l'annulaire provoqua un violent "couplage inductif", se transformant instantanment en mini-four induction. Il ne sentit rien mais vit son doigt tomber comme une fleur coupe, la fois sectionn et cautris. On imagine ce qui se serait pass s'il s'tait agi d'une femme porteuse d'un collier en argent massif, mtal fortement conducteur de l'lectricit. Je pris cong de Fowler. Cette visite dans un des hauts lieux de la fusion me laissait rveur. Ils taient tous prts chacun dans leur coin pour le grand jour. J'avais remarqu que Ying Yang tait entour d'pais murs de plomb capable d'absorber un ventuel dgagement de radioactivit. Mais trente annes avaient pass. Les cheveux de Fowler avaient blanchi et la fusion contrle s'tait chaque fois loigne comme un mirage du dsert. Il tait embt par des arrachements d'atomes aux parois, Alstrm s'efforait, grce aux calculs de Nuckhols, de comprimer sa mini toile sans -coups. Ces labos taient-ils des bastions avancs o s'tablissait le contact avec un inconnu brlant ou des forteresses semblables celle du dsert des Tartares ? Rsoudre les problmes n'est au fond pas grand chose. C'est comme creuser la roche avec un pic dans un matriau plus ou moins rsistant. Le problme est de savoir si on creuse rellement dans la bonne direction. Comment ont fait nos anctres pour recrer le feu ? Il leur a fallu d'abord

Les Enfants du Diable

1/j/aa

16

croire qu'ils pouvaient par eux-mmes dclencher cette magie, sans attendre que la foudre ne s'en charge. Je ne crois pas qu'un bushman allumant un feu ait eu un instant conscience qu'il faisait de la physique ou de la chimie. Cela devait tre conu comme un rituel et peut-tre associ des prires et incantations. Les silex frapps par accident crachaient des petites tincelles semblables aux escarbilles des foyers. Il tait donc logique de penser que ces pierres contenaient une vertu lucifrine. Mais qui pensa la premire fois qu'en frottant longuement deux bois l'un contre l'autre on pouvait parvenir au mme rsultat ? Voil un bien grand mystre. La recherche est une sorte d'archologie o, en creusant, on cherche mettre jour non le pass mais l'avenir. Alstrm avait une maison trs agrable. C'tait le printemps et il faisait une temprature assez douce dans ce dsert. Il avait invit une vingtaine de personnes et se ctoyaient l des patrons de services, des secrtaires, des pouses rsignes et des tudiants ressemblant des collgiens. Il m'entrana dans le jardin. - Alors, tu as vu Janus, c'est une belle bte, non ? - Impressionnant. - Sais-tu quelle est sa puissance de crte, lorsqu'il donne plein ? - Non. - Un trawatt par bras. Deux trawatts en tout. Deux millions de millions de watts. Je me souvenais que tra voulait dire monstrueux en grec et calculais mentalement que ceci devait correspondre la puissance collecte par un miroir solaire de trente kilomtres de diamtre. Lors du sige de Syracuse on prtend qu'Archimde aurait enflamm les voilures des galres ennemies avec des miroirs de bronze d'un mtre de diamtre. Alstrm, lui, voulait enflammer des noyaux d'atomes. Je me pris penser tout haut : - Avec mille watts on chauffe une petite chambre, avec un mgawatt, un million de watts, on chauffe un million de chambres, c'est dire une ville. Avec un trawatts, c'est dire un million de mgawatts, on chaufferait un million de villes. En somme, chaque essai, tu manipules une nergie comparable celle que les habitants de la plante utilisent pour chauffer leurs logements. Franchement, on a du mal comprendre tout cela du premier coup. - Il ne faut pas confondre puissance et nergie. Si Janus dveloppe un trawatt de puissance lumineuse il ne faut pas oublier qu'il ne fonctionne que pendant dix milliardimes de seconde. Calcule l'nergie, cela fait peine dix mille joules, c'est dire ce que contient... une tasse de th !

Les Enfants du Diable

1/j/aa

17

Je me souvenais effectivement que j'avais fait des calculs semblables dix ans plus tt. Nous avions construit des gnrateurs lectromagntiques qui convertissaient directement en lectricit l'nergie d'un explosif. Le gnrateur lui-mme tait une petite tuyre de dix centimtres de long et de vingt cinq centimtres carrs de section. L'appareil complet avait la forme d'un canon dont nous tions les artilleurs. Il avait une lourde culasse d'acier que nous reculions entre chaque essai sur un chariot muni de roulettes. Dans cette "cartouche" on introduisait un mlange de gaz combustibles, savoir de l'hydrogne et de l'oxygne. A l'extrmit du canon se trouvait un gros solnode branch sur une puissante batterie de condensateurs. On actionnait le canon en mme temps que se dchargeait la batterie, la commutation tant assure par un interrupteur de locomotive lectrique bricol dans lequel passaient plus de cinquante mille ampres. Le canon, long de six mtres, permettait d'envoyer deux kilomtres par seconde un "projectile" de cinquante centimtre de long qui tait en fait une "carotte" de gaz comprim port trs haute temprature. Lorsque cette masse gazeuse passait dans l'entrefer de l'lectro-aimant le gnrateur crachait deux mgawatts. Rien de mystrieux dans tout cela. Un gnrateur lectrique n'est jamais qu'un systme qui convertit de l'nergie cintique en lectricit, que celle-ci provienne d'une chute d'eau ou de l'expansion d'un gaz dans une turbine. Dans une dynamo cette nergie est stocke dans une pice mobile qui est un rotor mtallique. Dans ce type de gnrateurs, dit magntodynamique 3 , invents par l'Anglais Faraday, la pice mobile est tout simplement ... un gaz trs chaud. L'ensemble avait un temps de fonctionnement d'un vingtime de millime de seconde. Je me rappelle quelle avait t ma surprise de constater un jour que cela ne reprsentait finalement de quoi faire marcher une lampe de bureau pendant... une seconde. Alstrm avait une nergie de dpart cent fois plus grande et le temps de fonctionnement tait cinq mille fois plus court. Tout cela cadrait. Mais ce qui surprenait c'est qu'en jouant l- dessus on arrivait finalement des puissances comparables ce que l'homme mettait en jeu quotidiennement sur l'ensemble de sa plante. Dans ce jardin nous discutions comme des personnages d'un roman de Jules Vernes, comme ces membres du Reform Club dans le livre De la Terre la Lune. Nous n'tions pas dans un club Anglais mais dans une party bien amricaine o chacun dambulait avec sa boite de bire ou son verre en carton empli de whisky. Alstrm me rejoignit.Ces canons lectricit furent pas la suite repris et dvelopps en secret pour alimenter, dans des stations de tir orbitales, les lasers et les canons lectrons de la guerre des toiles.3

Les Enfants du Diable

1/j/aa

18

- Tu as vu le grand btiment en cours d'achvement derrire le hall de Janus. On y abritera Shiva qui sera constitu de vingt quatre bras d'un trawatt chacun. Cela fera vingt quatre millions de millions de watts. Il faudra que cela fusionne ou que cela dise pourquoi, comme vous dites, vous les Franais. - Mais ces lasers au nodyme n'ont qu'un rendement d'un pour cent, diton. Cela fait quand mme pas mal d'nergie stocker, non ? - Dans les condensateurs ? Il y a juste de quoi te faire chauffer un bain, mon vieux. Nous passmes table. J'avais la tte farcie de trawatts, de mgajoules et de nanosecondes qui y menaient une vritable sarabande. Jamais je n'aurais imagin, en voyant nos petits lasers d'il y a dix ans, qu'ils auraient pu devenir sans crier gare de tels monstres. Cela avait quelque chose de fascinant et d'inquitant la fois. Il me semblait qu'il allait falloir un peu de temps pour s'habituer tout cela. En dix ans la puissance des lasers avait t multiplie par un million, en accroissant leur taille et l'nergie brute disponible, mais surtout en jouant sur la concentration de la rmission d'nergie dans le temps, en diminuant la dure des impulsions. A priori il n'y avait aucune raison pour que cela ne continue pas. On pouvait faire laser des tas de matriaux et apporter l'nergie par des tas de procds et les condensateurs n'taient d'ailleurs certainement pas la faon la plus compacte de la stocker. Mon ami Meyer, qui enseignait la philosophie la facult des lettres d'Aix en Provence , m'avait expliqu jadis que le phnomne technologique tait bas sur le principe du relais. A une poque donne telle technique correspond une performance donne et une croissance donne, laquelle dpend par exemple des matriaux utiliss. Prenons par exemple le domaine des moyens de calcul. Quand j'tais tudiant on tait limit au papier crayon, la table de logarithme et la rgle calcul. Je me souviens de travaux pratiques interminables o on passait un temps fou compulser des tables remplies de chiffres. Quand j'entrais l'Ecole Suprieure de l'Aronautique de Paris, nous avions des machines calculer mcaniques. Le haut de gamme tait une machine Monro qui calculait des racines carres et dont le prix tait quivalent dix millions de nos actuels centimes. Elle comportait des centaines et des centaines de rouages dlicats. Quand elle fonctionnait en crpitant sur un bureau trop lisse, elle se.. dplaait. C'tait l'issue d'une volution qui avait dbut avec premire machine calculer invente par Pascal. Il tait vident que cette technologie atteignait son plafond, la fois en capacit et en vitesse. Prvoir un avenir bas sur cette technique de calcul eut t illusoire. Vinrent alors les machines "tout lectrique" o les rouages taient remplacs par des condensateurs, des

Les Enfants du Diable

1/j/aa

19

selfs et des rsistances. Le gain de vitesse tait considrable. Mais on assemblait encore ces machines la main. Les composants lectriques standards taient monts par des ouvriers sur des cartes, sur des circuits imprims, puis souds au fer, la main. En reprsentant graphiquement l'volution de ce phnomne calcul on pourrait par exemple mettre en abscisse le temps et en ordonne quelque chose combinant le nombre d'oprations par seconde et la capacit mmoire, rapport au volume de la machine ou son cot de fabrication. Une sorte de rapport qualit-prix. En partant de la machine de Pascal on obtiendrait une certaine courbe de croissance avec un plafonnement vers les annes cinquante. Sur le mme graphique on pourrait alors porter les mmes paramtres, mais concernant des calculateurs composants lectriques, c'est dire en fait les premiers ordinateurs. Cette courbe prendrait naissance vers 1943-1945 avec une croissance rapide, suivie galement d'un plafonnement aux alentours des annes soixante. Resterait introduire l'apparition d'une nouvelle technologie, celle du microprocesseur. Ici, saut qualitatif, diffrence essentielle : les composants de la machine ne sont plus monts la main mais directement "sculpts" sur un support de silicium, la vitesse de la lumire, par un pinceau laser. Le microprocesseur n'est mme plus dmontable ou rparable puisque ses lments ne mesurent plus que quelques millimes de millimtre. Nouvelle monte vertigineuse de la performance et du rapport qualit-prix.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

20

Le thme du "relais technologique" de Franois Meyer Les trois courbes de croissance se superposent et chaque fois une technologie prend le relais de la prcdente. Extrapoler l'une d'elles pour prvoir l'avenir aurait t toute poque une complte erreur, que font semble-t-il avec insistance tous nos futurologues depuis des dcennies. Je voyais soudain dans le laser l'mergence d'une technologie relais dont les paramtres pouvaient s'appeler puissance ou plus prcisment densit d'nergie par unit de volume. Le saut n'tait somme toute pas plus gigantesque que celui qu'avait reprsent le passage du calculateur mcanique au microprocesseur. Restait savoir ce qu'on allait faire de tout cela. Des "bougies" pour moteur deux temps fusion, des dtonateurs de bombe, ou quoi ? Alstrm me tira de ma rverie. - Ici tu devrais aller voir John. Il n'est pas l ce soir mais il fait des choses intressantes avec les lectrons. Le lendemain j'tais chez John. C'tait un grand maigre pas trs accueillant, le genre de type qu'on a toujours l'impression de dranger. J'essayais de lui tirer les vers du nez, mais cette fois cela n'avait pas l'air facile. - Il parait que vous essayez de tirer des pinceaux d'lectrons trs rapides avec vos "venitian blinds" ( le dispositif qu'il utilisait voquait effectivement une succession de stores vnitiens ). - Hein ! Comment savez-vous cela ? - Eh bien j'ai vu des photos en couleur dans le hall de l'entre principale. - Quoi ! dans le hall ? Il me remorqua presque en courant dans l'escalier de fer et nous nous engouffrmes dans sa voiture. Nous traversmes le centre de recherche de part en part, ce qui nous prit dix bonnes minutes. Livermore, c'est immense. Les photos taient l, en bonne place dans l'entre, accompagnes d'un commentaire relativement dtaill. John les regarda avec des yeux ronds et partir d'un petit rire sec. - Savez-vous quoi ? J'ignorais totalement ce fait. On nous a toujours dit que ce projet tait secret et moi, comme un imbcile, je rangeais tous les documents s'y rfrant dans mon coffre, chaque soir. Et voil que je trouve tout cela, tal au grand jour dans le hall de lentre nord, depuis des mois. - Vous n'aviez jamais vu ces photos ? - Il y a plusieurs entres Livermore. Ca c'est l'entre nord que je n'emprunte jamais puisque j'habite au sud. Vraiment, c'est incroyable...

Les Enfants du Diable

1/j/aa

21

L'anecdote est parfaitement authentique. Mais on verra que ce genre de msaventure est plus frquent qu'on ne le pense, surtout aux Etats-Unis.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

22

DE LIVERMORE A SANDIA

La dernire tape de mon voyage aux Etats-Unis passait par le laboratoire Sandia, gros complexe scientifico-militaire implant dans le dsert du nouveau Mexique proximit de la ville d'Albuquerque. L'avion faisait une escale Las Vegas o mes frais de mission ne me permettaient malheureusement pas de sjourner. L'avion tait rempli de joueurs. Certains, whisky la main, tapaient furieusement le carton. D'autres jouaient aux ds et la carlingue ressemblait un tripot. Les Texans se signalaient par leurs immenses chapeaux et leurs bottes ouvrages. Lorsque nous arrivmes la capitale internationale du jeu l'avion se vida. Le dernire image que j'emportais de Las Vegas fut celle d'une vieille dame enfournant machinalement des pices d'un dollar avec un regard teint dans une des innombrables machines disposes dans le hall de transit. Je repensais ma visite Livermore. Les Amricains ne fonctionnaient dcidment pas comme nous. Dans nos pays occidentaux nous souffrons d'une espce de complexe de pays en crise. Ds les bancs de l'universit on inculque l'aspirant chercheur que la recherche est un luxe coteux, inutile, non rentable. Avant mme de commencer son mtier il ne peut se dfaire de son image de marginal. Le doute s'installe en lui. Le doute n'existe pas aux Etats-Unis et c'est ce qui fait la force de ces gens qui ne sont ni plus malins ni, si on compare avec l'ensemble du produit national brut Europen, plus riches que nous. Au fond rien ne disait que Fowler ou Alstrm allaient russir leurs entreprises, mais quoi qu'il en soit ils y croyaient. Cela faisait partie du jeu. Qu'est-ce qui avait donn aux Amricains cette confiance dans le pouvoir de la science ? ( en employant le mot science par opposition la technologie qui n'est qu'une gestion du savoir scientifique acquis ). La rponse est sans doute dans la bombe atomique. Elle marque un tournant. Avant cela la science de haute vole tait une sorte de jeu, de rituel. Le monde tait bien sr transform petit petit par les dcouvertes, mais avec un retard apprciable. Le lien direct n'tait pas immdiat et souvent non apparent. Les scientifiques qui cherchaient percer les secrets de la matire avaient l'impression de travailler dans des domaines qui ne trouveraient leur application qu'une ou plusieurs gnrations plus tard. La connaissance pouvait tre considre comme une fin en soi et la communaut scientifique tait en gnral dpolitise, dsengage. Le petit peuple de la science se rencontrait un peu partout dans le monde en formant une caste part.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

23

La rvolution scientifique du dbut du sicle. Le monde entier connat le nom d'Albert Einstein et sa clbre formule liant masse et nergie. il est vrai qu'on peut le considrer comme l'initiateur de cette rvolution scientifique du vingtime sicle qui fit sortir les savants de leurs tours d'ivoire. Avant la premire guerre mondiale la science vivait sur le solide acquis des sicles passs. L'difice de la physique mcaniste, dterministe, tait achev. Il avait permis par exemple de calculer avec prcision les trajectoires de plantes dans le ciel, rompant ainsi avec les anciens mythes. Jadis Newton avait dcouvert la gravitation, mais il croyait encore que Dieu intervenait de temps en temps pour assurer la stabilit des orbites plantaires en remettant priodiquement les astres dans le droit chemin. Ce fut Laplace qui scella le dclin de la prsence de la religion dans la science en montrant que le calcul seul pouvait rendre compte de l'harmonie des choses du ciel. A Bonaparte qui, la Malmaison, lui demandait, la manire de Jacques Chancel : - Et Dieu, dans tout cela ? Il rpondit simplement qu'il n'avait pas eu besoin de cette hypothse dans ses calculs. La mcanique et l'lectromagntisme permettaient de crer un nombre infini de machines. La thermodynamique avait donn naissance la machine vapeur. Les chimistes avaient cr un principe directeur : rien ne se perd, rien ne se cre. Avec une telle boite outils, aussi riche de certitudes, aussi opratoire, la religion et l'alchimie, en tant que dmarches cognitives, n'avait plus eu qu' partir au vestiaire. L'ducation est une cole de conformisme. Elle prpare les gens tout finalement sauf faire des dcouvertes scientifiques. Il est bien connu qu'Einstein avait mal digr la sienne. Etant tout jeune enfant on raconte qu'il tait mme incapable d'attraper une balle qu'on lui lanait, signe qu'il avait a priori un certain retard dans la perception de l'espace et du temps, qu'il combla ultrieurement avec un certain brio. Faut-il s'tonner que les grands dcouvreurs soient souvent des gens mal l'aise dans la socit laquelle ils sont cens appartenir ? Peut-on rellement trouver quelque chose de neuf en refaisant des gestes sculaires, en acceptant sans mot dire les numros que nous sert la science, vieille coquette allant de liftings en liftings et tentant sans cesse de nous convaincre, force de maquillage, qu'elle est reste jeune et belle ?

Les Enfants du Diable

1/j/aa

24

Il existe des thories psychanalystes sur la dmarche de recherche. J'ai entendu un jour dire que les chercheurs seraient au dpart des enfants qui, pour une raison ou pour une autre, auraient manqu d'information sur la "scne primitive" et qui se seraient demands pendant des annes " mais fichtre, comment font-ils ? ". Plus tard, mme aprs avoir acquis cet indispensable complment d'information, cette attitude de recherche se conserverait. Ma foi, pourquoi pas ? Quand on dit que les chercheurs sont de grands enfants, c'est peut-tre effectivement une chose prendre la lettre. Innover passe par une contestation de ce qui existe dj. Einstein tait un contestataire tous azimuts. Mettant en doute systmatiquement ce qui lui tait enseign , refusant par ailleurs ds son jeune ge de subir un entranement paramilitaire, en usage dans les coles sous contrle Prussien, il se fit mal noter, puis mettre la porte avec une tiquette d'asocial. Seul un tre aussi part, qui sur la fin de sa vie continuait se passer de chaussettes, pouvait rejeter de la sorte le poids des vidences. Avant Einstein l'univers tait un grand vide peupl de petites billes dures, les atomes. Leur premier dcouvreur, un paquet de sicles plus tt, l'poque o le microscope n'existait pas, avait t le philosophe Lucrce, auteur d'un ouvrage intitul De Natura Rerum, de la nature des choses. Celui-ci nous donne d'ailleurs un excellent exemple de pense sauvage, analogique. Frapp par la ressemblance entre des coulements d'eau et de sable il avait eu l'ide assez folle de vouloir vrifier si le principe d'Archimde svissait dans ce second milieu. Au fond, cela ressemble une histoire de fous o l'un dirait l'autre : - Passe-moi ton bac sable que je voie si le principe d'Archimde marche l-dedans. Pour ce faire donc, il avait plac successivement un morceau de mtal et un fragment de bois lger dans un rcipient empli de sable fin. Il s'aperut alors en frappant contre les parois et en permettant aux grains de sable de se mouvoir les uns par rapport aux autres, que le mtal "coulait" au fond alors que le bois remontait la surface. Il se trouve que j'ai refait il y a quelques annes pour la tlvision une telle exprience en utilisant le sable trs fin que l'on trouve Fontainebleau, un morceau de plomb et une balle de ping-pong. Il faut avouer que la chose tait fort spectaculaire. Il suffisait d'enfouir la balle de ping-pong sous la surface du sable et de poser le plomb dessus. Puis en secouant le bac, le morceau de mtal "coulait", tandis que la balle jaillissait vivement du sable. Lucrce alla jusqu' essayer avec des sables diffrents et montra que plus le grain tait fin, plus le phnomne tait vident. Il en dduisit fort logiquement que l'eau devait tre une sorte de sable d'une extrme finesse.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

25

Dans son ouvrage, il poussa les choses trs loin, allant mme jusqu' concevoir le mouvement d'agitation des atomes. Cet homme avait-il le pouvoir de voir travers les choses ? Bien sr, l'analogie prsente certains risques. Aristote avait ainsi fait une erreur en structurant le cosmos la manire des socits humaines, lui qui voyait ici-bas un monde de turpitude et de changement et dans l'azur ordre et harmonie ternels. On sait maintenant que les astres sont des tres trs dissips, trs volutifs et instables. A la vrit, si Aristote avait coll de plus prs aux ralits politiques il n'aurait peut-tre pas raisonn ainsi. Qui, de nos jours, percevant travers le journal tlvis les heurts, incertitudes et scandales divers agitant la classe dirigeante pourrait dire "ici tout n'est qu'ordre et beaut, luxe calme et volupt". En rgle gnrale cette dmarche analogique dplat fort aux scientifiques, bien qu'ils l'utilisent en fait trs souvent inconsciemment. Mais, quand cette analogie est valable, quel bond en avant, quel raccourci fantastique ! Dans le sable au repos, si un objet fait de plomb ne coule pas, c'est parce qu'il existe un lien fort entre les lments constituant ce milieu. Le sable n'est pas un "fluide". En mettant celui-ci en vibration on rduit ce frottement et ce sable devient... un fluide. Dans un muse comme celui de la Villette, si on disposait un bac empli de sable trs fin en tat de vibration permanente, on pourrait y faire naviguer des bateaux mus par une hlice, ou mme peut-tre s'y baigner, ce qui produirait sans doute des sensations singulires. Inversement un morceau de verre est un liquide qui n'en finit plus de couler. Dans un solide les atomes sont lis par une charpente cristalline. Mais le verre en est exempt, on dit qu'il est "amorphe". Ce milieu vitreux reste "visqueux", mais le frottement interne y est trs lev. Ce qui n'empch qu'on peut parfaitement mesurer, l'chelle du sicle, l'infime tassement sur elle-mme d'une glace de salon. Il y a des annes je bourlinguais Djibouti. Un ami m'emmena dans le dpotoir de la ville, cras le jour par un soleil de plomb. Il y faisait tellement chaud qu'on ne pouvait s'y rendre qu' la nuit tombe. On y trouvait des tas de bouteilles entasses les unes sur les autres et celles qui taient en dessous devaient se trouver une temprature plus leve encore cause d'un intense effet de serre. Ainsi les flacons abandonns pendant plusieurs annes s'affaissaient-ils sur eux-mmes de faon trs spectaculaire. J'ai gard dans mon bureau une bouteille de whisky qui ressemble une outre dgonfle. Si Lucrce avait connu ce fait il s'en serait srement servi pour conforter sa thorie.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

26

L'exprience de Michelson. Avant Einstein le temps tait indpendant de tout. Il tait cens s'couler de manire uniforme, indiffrent tous les phnomnes. La physique et la chimie dpendaient de lois de conservation devenues videntes : masse, quantit de mouvement, nergie. Mais ceci ne cadrait pas avec certaines expriences mettant en jeu la lumire. Imaginons deux personnages debout sur le toit d'un TGV filant vive allure. Ils ont chacun un chronomtre , mettent et reoivent des signaux sonores, produits l'aide de pistolets. Le son issu des armes se propage dans l'air ambiant qui, lui, est immobile, c'est dire en fait en mouvement par rapport aux deux exprimentateurs. Sans tre un grand physicien on se dit bien que le temps sparant l'mission de la rception

Les Enfants du Diable

1/j/aa

27

des signaux sonores doit diffrer selon que ceux-ci seront mis vers l'amont ou vers l'aval. En rflchissant on s'aperoit qu'il doit tre plus court dans le second cas. Michelson et Morley, lorsqu'ils firent leur clbre exprience, s'attendaient trouver un rsultat semblable avec la lumire, le train tant cette fois remplac par la Terre filant dans l'espace. Ils voulaient en fait savoir quelle vitesse la plante se mouvait dans "l'ther" c'est dire dans l'espace absolu, suppos fixe, concept introduit par l'Anglais Newton. Ils eurent la surprise de constater que cette vitesse tait strictement la mme quelle que soit la direction de l'mission de la lumire. Ceci ne cadrait avec aucune des lois physiques en vigueur et plongea les savants dans un abme de perplexit. Pour sortir de cette impasse Einstein dut refaire le monde totalement. L'homme de la rue n'a pas rellement conscience de cette rvolution philosophique profonde et s'imagine par exemple qu'il suffit de planter un peu partout dans le cosmos des pancartes portant la mention "vitesse limite trois cent mille kilomtres par seconde" pour rsoudre le problme, ce qui permet certains de s'interroger encore sur ce qui pourrait se passer si on dpassait cette vitesse fatidique. En fait le gnie d'Einstein fut de remettre en cause les fondements gomtriques mmes du monde o nous vivions. C'est l'acte scientifique suprme, l'acte du crateur d'univers. L'ampleur de cette rvolution qui affecte profondment la structure gomtrique de l'espace-temps en liant ces deux composants de manire indissoluble est fort difficile apprhender par le profane 4 . On dbouche donc sur un monde o la vitesse influence l'coulement du temps. Vis vis d'une personne immobile, plus on va vite, moins on vieillit. Si la vitesse de la lumire tait d'un mtre par seconde, par exemple, et si vous diniez avec des convives, le simple fait d'aller chercher le sel la cuisine ferait qu' votre retour vos amis auraient dj fini leur repas, ou, pire encore, s'ils avaient eu la patience de vous attendre, vieilli de dix ans. Nous n'avons pas, dans notre vie de tous les jours, conscience de ces phnomnes relativistes, tout simplement parce que nous nous dplaons des vitesses ngligeables devant cette vitesse de la lumire c. Nous avons une perception sensible du monde et nous sommes immdiatement tents de penser que ce que nous voyons est bien rel : le temps, les distances, la matire, la lumire. Einstein rendait toutes ces choses relatives. La seule chose qui restait invariante, qui apparaissait comme une constante absolue tait la vitesse de la lumire.Pour en savoir plus, lire ma bande dessine Tout est Relatif, ditions Belin, 8 rue Frou, Paris 750064

Les Enfants du Diable

1/j/aa

28

Les scientifiques se veulent toujours rassurants, d'une poque l'autre. Ds qu'un ensemble d'ides a fait ses preuves, il le dfendent, en font la publicit. - Accrochez-vous ces ides, elles sont solides, elles ont fait de l'usage. Faites-nous confiance. Par opposition les philosophes pratiquent un doute systmatique. Il est dommage que l'enseignement de la philosophie et de l'histoire des sciences soit absent des cursus scientifiques. Lorsqu'on sort d'une cole d'ingnieur, tel un apprenti portant sur l'paule une lourde trousse outils, on a des certitudes plein la tte. J'avais fait jadis l'trange exprience consistant me retrouver parachut dans un dpartement de philosophie, o j'tais cens enseigner les sciences exactes, ce qui me donnait une position inconfortable vu que cela signifiait que les autres ne l'taient pas. J'essayais donc de communiquer des bribes de science mes tudiants, en utilisant le langage de l'exprience et du dessin. Mes cours taient des rouleaux de papier interminables porteurs d'une centaine de dessins, que je projetais sur un cran l'aide d'un pidiascope, sorte de lanterne magique. Pour leur communiquer des rudiments de mcanique des fluides, je leur faisais construire des avions en papier. Je leur expliquais la mthode avec laquelle Bessel avait mesur pour la premire fois la distance des toiles proches avec un systme comprenant des planches de parquet, les clous et de la ficelle. Un autre jour nous faisions bouillir diffrents liquides pour mettre en vidence des phnomnes de thermodynamique. Lorsque j'attaquais la relativit, l'intrt de mes ouailles redoubla. En utilisant diffrents modles issus de mon imagination je parvenais leur en faire sentir les grandes lignes. Mais, que cela soit dans ce domaine ou dans un autre, des questions taient formules auxquelles je ne pouvais rpondre. - Pourquoi la vitesse de la lumire est-elle considre comme une constante absolue ? - C'est trs simple, sa constance est dmontre par l'exprience de Michelson. Cette vitesse, on la mesure, en tous lieux et on trouve la mme valeur partout, tous les jours de la semaine. - J'entends bien, disait l'tudiant, mais qui nous dit que cette valeur est la mme en tous points de l'espace. Qui nous dit qu'elle n'a pas vari au cours des milliards d'annes couls depuis le BIG BANG ? En toute honntet j'tais oblig de convenir qu'il s'agissait l d'une hypothse purement opratoire qui pouvait toujours tre mise en doute et j'avouais que je ne m'tais jamais pos la question auparavant. Disons qu'il s'agissait l d'une hypothse de travail momentanment fconde et, dans l'immdiat, d'une simple mesure d'hygine mentale.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

29

Mais ces philosophes, si on les coutait, on finirait par remettre en cause l'existence mme de l'univers. Einstein avait donc refait le monde d'un audacieux et fantastique coup de serpe. Platon et sa caverne refaisaient surface. On avait mis mille ans forger des mots comme la masse, la vitesse, l'nergie, l'inertie, pour les lier entre eux et en faire des choses mesurables et voil que d'un coup Einstein montrait en 1905 que ce rve mcaniste n'tait que l'approximation au premier ordre d'un monde autrement plus dconcertant. La polmique fut quasi inexistante car cet difice avait l'avantage considrable de rendre compte de l'effet constat par Michelson et Morley, ce qu'aucune autre thorie ne parvenait faire. Il ne restait plus qu' tenter de se forger une nouvelle intuition partir de l. L'intuition de l'homme de la rue en matire de relativit est quasi inexistante. Mais empressons-nous de prciser que celle du scientifique ne vaut gure mieux. Un exemple : dans cette reconstruction relativiste si le temps devenait lastique,les distances subissaient galement la fameuse "contraction de Lorentz". Gamov raconta entre les deux guerres dans ses ouvrages de vulgarisation ( les aventures de monsieur Tomkins ) que les passagers d'un vhicule atteignant des vitesses relativistes devaient avoir d'tranges perceptions . En regardant par la fentre ils devaient avoir l'impression de voir les choses se tasser dans le sens du mouvement. Tout le monde crut dur comme fer cela pendant un bon demi sicle. Je me souviens d'un ouvrage de vulgarisation de la collection Time-Life, auquel avaient collabor les plus grands scientifiques et qui racontait une histoire de train. Les voyageurs, lorsque celui-ci s'approchait de la vitesse de la lumire, voyaient la pendule d'une gare, dfilant toute allure, de forme ovale, rtrcie dans le sens de la largeur. Et le tout l'avenant. Ceci est une ide fausse , introduite et propage par les scientifiques euxmmes. L'affaire a t rgle il y a seulement quelques annes, assez discrtement d'ailleurs, mais vous ne risquez plus de retrouver ces images gamoviennes dans les ouvrages de vulgarisation. Ceci montre en tout cas la difficult d'intgrer dans sa tte ces nouveaux lments. Mais alors, quel est la signification de cette fameuse contraction de Lorentz ? Qu'est-ce qui se contracte ? par rapport quoi ? Est-ce le vhicule en mouvement, ou le dcor ? La rponse est : il n'y a ni tassement ni longation, ce sont ces mots mmes qui ne veulent pas dire grand chose. Platon nous avait enseign que les choses du monde sensible taient comme des ombres sur la paroi d'une caverne, que nous prenions fallacieusement pour des ralits. Un hypermtrope a besoin de lunettes convergentes. La premire fois qu'il met ses bsicles les objets lui apparaissent lgrement plus grands.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

30

Comme l'il transmet des images au cerveau travers tout un systme de codage, trs rapidement pour lui c'est du pareil au mme. Phnomne inverse chez un myope. Quand ces gens mettent ou enlvent leurs lunettes ils ne s'crient pas sans cesse "tiens le monde est plus petit ou plus grand". Il existe cependant des gens qui ne portent pas de lunettes et qui sont censs fournir du monde une vision de rfrence. On pourrait tre tent de se dire "Einstein nous a appris qu'on ne pouvait voir le monde qu'avec des lunettes, dont la convergence varierait avec la vitesse". L'image ne serait pas non plus bonne car elle crerait une fois de plus une distinction entre l'observateur et la chose observe, qui serait cense avoir une existence intrinsque. Mais comment imaginer une vision du monde o il n'y aurait que des images... et pas d'objet ? Imaginons que nous appartenions un flatland, un monde plat dessin sur une feuille de caoutchouc. Sur ce support nous dessinons le dcor et l'observateur, qui est prcisment en train de mesurer quelque objet avec un mtre gradu. Tirons sur le caoutchouc : tout s'tire, l'objet mesur, le mtre gradu et l'observateur ( lequel n'a videment pas conscience de l'opration ). Cette image didactique est dj plus proche de cette ide de contraction de Lorentz. Le saut gigantesque fait en 1905, qui reprsente l'avnement de la Relativit Restreinte est loin d'avoir t intgr dans les mentalits, que cela soit celles de l'homme de la rue ou du scientifique. Si ces choses nous semblent si trangres c'est peut-tre parce que nous pensons mal et que nous n'employons pas les bons mots, ou que nous cherchons dsesprment dcrire ces choses avec des mots du pass. Comment aurait-on pu parler avec pertinence d'un phnomne d'oxydorduction ou de supraconductivit en ne disposant que du phlogistique et des quatre lments ? Dans un futur lointain nos descendant, manuvrant un bagage linguistique compltement diffrent, trouveront peut-tre cela.. lumineux. Le nouveau monde d'Einstein passait par une relation d'quivalence entre la masse et l'nergie, le clbre E = m C2 Cette dcouverte, qui tait en fait une sorte de retombe de cette irruption de la philosophie dans la science, intrigua le monde scientifique. Selon le calcul, un seul gramme de matire quivalait quarante tonnes de dynamite. La plupart des gens ne crurent pas que cette affaire-l puisse tre un jour exploite physiquement. Poincar lui-mme dclarait :

Les Enfants du Diable

1/j/aa

31

- Je doute qu'on puisse un jour dtruire une ville avec une livre de matire. Pourtant en ce dbut de sicle tout se mettait en place, qui allait permettre de librer l'nergie nuclaire. Un scientifique, plus philosophe que physicien, allait, sans le savoir transformer l'histoire des sciences en tragdie. En ce printemps 1976 l'avion presque vide survolait une succession de mesas, de tables rocheuses semblables celle de Los Alamos, situ plus au nord, o Oppenheimer et le gnral Groves avaient construit le premier engin nuclaire. Je pris conscience que je volais vers une vritable usine de bombes. A Livermore on m'avait donn une plaquette se rfrant aux productions des laboratoires Sandia. Sur la couverture on voyait le directeur, il noir, paules troites, arborant un rictus qu'il voulait avenant, assis sur le rebord d'un vaste bureau. Des ttes nuclaires taient poses devant lui, en rang d'oignon, de la taille de pains de sucre. - Nous avons les plus petites du monde, disait le prospectus.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

32

SANDIA L'avion descendait mollement sur Albuquerque. Sur la gauche on apercevait des dizaines de petites taches colores sur le ciel parfaitement pur. Une "compagne" de montgolfires, pour employer une expression du midi. Je savais qu'Albuquerque tait un haut lieu de l'arostation. Comme je n'avais rendez-vous que le lendemain, avant de me rendre l'htel je demandais au chauffeur du taxi de faire un crochet. Un tel spectacle n'tait pas si frquent, aprs tout. Je me rappelais ma seule exprience en la matire. Un bonhomme avait install une trs grosse montgolfire sur un vaste terre-plein, en bordure de mer, la sortie de Saint Tropez. Il se contentait d'emmener des passagers une centaine de mtres d'altitude, l'engin restant captif d'une longue corde. L'homme achevait d'insuffler de l'air chaud dans l'enveloppe quand soudain le ballon fit mine de s'lever. - Quelqu'un pour retenir ce ballon ! Je m'agrippais la nacelle, mais celle-ci s'envola avec le reste et je me retrouvais pendu comme un jambon dix ou vingt mtres en l'air. Heureusement l'air, en se refroidissant, diminua la portance du ballon qui me ramena au sol. Au dessus d'Albuquerque le spectacle tait grandiose et color. Mais les spectateurs n'avaient d'yeux que pour l'une des machines sous laquelle tait accroche un deltaplane, l'aide d'une corde. Je pratiquais ce sport depuis son introduction en France au dbut des annes soixante-dix, mais je n'avais jamais imagin qu'on puisse partir d'un ballon. La chose n'tait d'ailleurs pas dnue de risques. A l'poque de nombreux pilotes d'aile libre avaient trouv la mort en s'engageant dans un piqu trop prononc et en connaissant une fatale "mise en drapeau". Au dbut du sicle deux Amricains, un noir et un blanc, s'taient produits aux Etats-Unis de ville en ville avec un dispositif semblable, une montgolfire servant lever un frle planeur de toile et de bambou. L'affaire s'tait d'ailleurs l'poque trs mal termine. Lors d'une dernire exhibition le pilote de la montgolfire avait vu son malheureux ami plonger vers le sol, envelopp dans les dbris de sa machine volante comme dans un linceul. Ici la montgolfire devait avoir atteint cinq ou six cent mtres lorsque son pilote trancha la corde qui la reliait au deltaplane. La foule poussa un hourrah, mais fort heureusement l'homme volant russit la redresser en

Les Enfants du Diable

1/j/aa

33

poussant sa barre de contrle bout de bras et se posa sur le terrain aprs quelques jolies arabesques. Toujours ce fascinant got d'entreprendre, d'essayer, de prendre des risques, chez les Amricains. Je me rappelais qu'une anne j'tais all voir un ami franais, Michel Katzman, qui mettait au point ces ailes sur la cte ouest pour un constructeur, un Californien qui prtendait avoir mis au point un procd de remorquage des ailes par bateau. J'acceptais d'en faire l'exprience. Le lendemain nous tions sur une plage de sable gris, prs de Santa Barbara. On me sangla et l'Amricain prit position face la plage avec un canot automobile. Sa femme nous lana une corde en paquet dont on fixa l'extrmit accrocha l'aile l'aide d'un mousqueton largable, le reste gisant lov sur le sable. - Qu'est-ce que je dois faire, je dois courir ? Pour toute rponse l'Amricain mit les gaz fond et le canot s'loigna vive allure. Je vis avec effroi le paquet de corde se dlover rapidement devant moi et quand celle-ci se tendit je n'eus pas faire le moindre pas, l'aile m'arracha littralement du sol comme un vulgaire cerf-volant. Si mes lacets n'avaient pas t bien serrs j'aurais laiss mes chaussures sur la plage. Tout se passa bien, nanmoins, aprs m'tre repos sans encombre, je dclinais poliment l'offre d'un second essai. Le deltaplane tait n aux Etats-Unis. Ce sport pacifique fut en fait une retombe d'tudes finances par les militaires et conduites par l'ingnieur Rogallo dans les annes soixante. L'ide tait simple : les missiles nuclaires manquant encore de prcision l'poque on avait envisag de leur adjoindre cette sorte d'aile dployable et pilotable, pour leur permettre de tomber lgamment sur leur cible. Mais la prcision des tirs s'tant accrue on abandonna le projet qui devint un sport de loisir. Le journal m'avait retenu une chambre au Hilton du coin. Dans le hall une magnifique fanfare Mexicaine accueillait les clients. Chapeaux immenses, costumes noirs brods, trompettes, guitares et moustaches pour tout le monde. Huit jours plus tt j'tais Evanston, dans l'Illinois. Devant l'htel o j'avais pris pension trnait une reproduction en grandeur nature de la tour de Pise. J'avais discut avec le grant. - Cela doit tre un atout publicitaire fantastique d'avoir un tel objet. Vous devez tre le seul htel au monde possder une telle enseigne. - Pensez-vous. Il y en a dj une bonne douzaine dans le pays. C'est une socit qui les construit. Dcidment, l-bas, tout semblait dmesur. Pour ma premire venue aux Etats-Unis, en 1961. J'avais travers l'atlantique sur le Mauretania, un antique liner Anglais qui faisait l son dernier voyage. New York m'avait effray avec ses landes d'asphalte et ses forts vierges de bton. Je me

Les Enfants du Diable

1/j/aa

34

souvins que j'avais atterri dans un htel immense qui devait avoir quatre cent chambres. La ville, dont le mtro est un des plus crasseux du monde, m'avait happ. Distrait par dformation professionnelle je m'aperus au retour que j'avais laiss ma clef sur la porte. Pire, je n'avais pas moindre ide ni de l'tage ni du numro de la chambre. Il me fallu une bonne demiheure pour la localiser. J'ai toujours t la fois fascin et effray par les Amricains, par leur esprit d'entreprise et leur conservatisme, par leur curiosit et leur lourdeur, par leur gnrosit nave et leur absence de sens moral. La blonde ravissante qui tenait le bar du Hilton avisa le prospectus que je tenais toujours la main. - Alors, me lana-t-elle, vous allez visiter le centre nuclaire ? - Oui, enfin, je vais essayer. Tout est plutt secret ici ce qu'on m'a dit. - Moi je crois qu'il n'y a rien de vraiment secret, vous savez. Tenez, il y a quelques annes j'ai affol le responsable des tirs de fuses qui venait souvent dans ce bar. Un jour je lui dis : - Alors, nous allez bientt tirer une nouvelle fuse ? - Grand Dieu, Joy, qui vous a dit cela ? - Personne, mais mon frre travaille la gare routire. Il m'a dit qu'il y a deux jours vous aviez reu un singe en provenance de Houston, et quand vous en recevez a n'est pas pour les montrer dans les foires. Joy tait fort jolie. Les scientifiques sont des hommes comme les autres et je me pris lui faire la cour. Mais elle m'arrta : - En Amrique les choses ne se passent pas aussi vite qu'en France. Vous autres, les Franais, vous tes terribles. Ici on invite la femme dner, on discute, les choses se passent plus progressivement. - D'accord, Joy, mais je ne reste que trois jours ici. - Alors c'est diffrent, lcha-t-elle. Nous montmes dans ma chambre et sautmes dans le lit. Inoubliable, cette Joy. Au moment o elle atteignait le septime ciel, elle eut cette phrase mmorable : - Vive la France ! Avant mon rendez-vous du lendemain il ne me restait qu' aller dner dans la vieille ville Espagnole o l'on servait dans des patios des plats vous emporter la bouche. Je pensais au chemin parcouru entre le court papier d'Einstein et cette industrialisation de la mort violente l'chelle plantaire.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

35

Lorsque nous contemplons cette fameuse relation E= m C2 nous pensons aussitt un phnomne de libration de l'nergie par les noyaux d'atomes. Or l'poque o Einstein laborait son article, Ernst Mach trouvait encore le moyen d'crire : " Il n'est pas scientifique de s'intresser des choses hypothtiques comme les atomes qui sont des objets que l'on n'observe pas directement".

La dcouverte des atomes. En ce dbut de sicle le concept d'atome sortait lentement de sa gangue. Depuis un sicle des chimistes comme Dalton avaient remarqu que les ractions chimiques mettaient en jeu des proportions invariables, en poids, des diffrentes substances. De l envisager des lments standards, inscables, des atomes, semblables de briques constituant des molcules il n'y avait qu'un pas. Ceux qui tudiaient l'lectricit, comme l'Amricain Benjamin Franklin, pensaient galement une nature corpusculaire du fluide lectrique. L'lectromagntisme vint finalement au secours de la chimie. Pour effectuer des mesures sur ce que l'on ne pouvait ni voir ni peser directement on envisagea de mettre en mouvement ces objets et d'tudier le comportement de tels jets de matire. Thomson, si maladroit qu'il prfrait laisser d'autres le soin de manipuler ses appareils, fut le premier, au laboratoire Anglais Cavendish, obtenir en 1897 des renseignements sur la masse et la charge de l'lectron. Il calcula en fait le rapport entre la masse et la charge en tudiant les trajectoires d'lectrons courbes par un champ magntique. On peut facilement se resituer dans un tel cadre exprimental si on dispose d'un simple tlviseur et d'un aimant. Un tube de tlvision, o rgne un vide trs pouss, produit une image l'aide d'lectrons qui le traversent et qui viennent frapper le produit luminescent de son cran. Si vous approchez l'aimant de l'cran vous agirez sur les trajectoires lectroniques et vous verrez l'image se distordre. Un conseil : utilisez un tlviseur en noir et blanc. Il y a quelques annes nous tions avec mon ami Jacques Boulesteix dans un centre informatique o l'on effectuait le traitement d'images en provenance de galaxies avec des reprsentations dites en fausses couleurs. J'avais un aimant en poche et je l'approchais du tube. O surprise, non seulement l'image se dformait, mais il se formait des moirages du plus bel effet. Nous joumes pendant un bon moment avec cela en nous amusant beaucoup. Mais quand nous abandonnmes cette ide de l'aimant nous emes une dsagrable surprise. L'cran restait tout tach. Il ne s'agissait pas d'un banal cran de tlvision couleur mais d'un terminal graphique extrmement coteux coupl un ordinateur. Nous

Les Enfants du Diable

1/j/aa

36

tions exactement comme deux gosses extrmement embts qui viennent de tacher le tapis du salon avec de la peinture et qui se demandent quoi faire pour arranger cela.. Dans un tlviseur couleur chaque tache colore est forme par trois pinceaux d'lectrons qui frappent des ensembles de trois cellules minuscules ragissant diffremment en produisant trois couleurs diffrentes. C'est la combinaison de ces trois taches, la sommation par l'il de ces trois informations colores ( en gnral un rouge, un vert et un bleu ) qui permet de produire toutes les couleurs du prisme. En agitant inconsidrment notre aimant devant l'cran nous avions laiss une aimantation rsiduelle dans le milieu et drgl cet ajustage prcis. Nous ne savions que faire. Comment nettoyer une tache qui est.. l'intrieur ? Finalement nous nous rappelmes qu'en crant un champ magntique alternatif on pourrait "secouer" les atomes du pigment et leur faire perdre leur magntisme rsiduel. Il nous fallut des heures en fixant l'aimant sur un crayon et en le faisant tourner pour remettre cet cran dans l'tat initial. En connaissant la vitesse des lectrons et l'intensit du champ magntique, puis en mesurant la distorsion de l'image, il serait possible de refaire les calculs assez simples de Thomson et d'en dduire le rapport masse sur charge de l'lectron. Des expriences ultrieures permirent de mesurer la charge de l'lectron, donc d'en dduire sa masse. En procdant de manire analogue avec des trajectoires d'atomes chargs on arriva progressivement valuer la masse des atomes eux-mmes avec un appareil nomm spectrographe de masse. Un an avant cette dcouverte de l'lectron par Thomson (1897), le franais Becquerel avait mis en vidence fortuitement, l'aide d'une plaque photographique laisse accidentellement au contact d'un sel d'uranium, le phnomne de radioactivit. En 1898 Marie Curie mettait en vidence des rayonnements analogues manant du thorium, puis elle dcouvrit un nouvel lment, le radium, plusieurs millions de fois plus actif que celui-ci, extrait laborieusement partir d'un minerai, le pechblende. En 1903, deux ans avant l'article d'Einstein, Rutherford, un no-zlandais travaillant au Cavendish Institute, en Angleterre, proposa un modle d'atome constitu d'lectrons chargs ngativement entourant un noyau extrmement petit charg positivement. Il avait commenc par deviner la nature de ces rayons uraniques dcouverts par les Franais Becquerel et Marie Curie en identifiant l'un d'eux ( le rayonnement ) des jets d'ions, puis avait bombard des plaques mtalliques l'aide de ces particules et constat que celles-ci pouvaient tre rflchies par les lments du mtal.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

37

En mettant en vidence ce phnomne de rflexion l'aide d'un cran de sulfure de Zinc, jouant pour ces particules le mme rle que l'cran fluorescent du tube de tlvision vis vis des lectrons, et grce des calculs complexes il put dduire le caractre extrmement concentre de la masse dans ce qu'il appela un noyau. La nature corpusculaire de la matire s'affirmait. Certains membres de l'cole Allemande, Ernst Mach en tte , continurent cependant nier avec vhmence pendant plusieurs annes cette nouvelle ralit. La nouvelle thorie atomique tait si mal accueillie en Allemagne que cela poussa le pauvre Boltzmann, un des fondateurs de la thermodynamique moderne, qui avait bas tous ses calculs sur cette hypothse, se suicider en 1906. Le phnomne de radioactivit s'associait un tonnant pouvoir de libration d'nergie, qui fut mesur en 1903 par les Franais Curie et Laborde. Ceux-ci montrrent que celle-ci tait cent mille fois plus intense que dans une raction chimique ordinaire. Ainsi le radium produisait cent calories par heure, c'est dire assez de chaleur pour se fondre lui-mme en quelques heures si celle-ci n'tait pas dissipe. Ce dgagement de chaleur reste un des problmes importants des dchets radioactifs des racteurs nuclaires. Lorsqu'on les achemine vers la Hague, il est indispensable de les placer dans des containers munis de radiateurs huile. Au moment du stockage dfinitif , il faudra bien prendre garde ce que cette chaleur puisse sans cesse s'vacuer librement pendant toute la dure de vie ces radio-isotopes, qui peut se chiffrer en dizaines ou en centaines d'annes, sous peine de risquer une dtrioration, de l'enveloppe. Ce phnomne d'mission de chaleur par les radio-isotopes crs lors de la catastrophe de Tchernobyl en grande quantit est galement responsable des reprises d'incendies dans le racteur, considr tort comme "teint" ( chimiquement, oui, nuclairement, non ). Cette dcouverte n'chappa pas Rutherford, qui fut le premier suggrer en 1904 le soleil pouvait tirer son nergie d'un processus semblable, fond sur des collisions entre atomes. Il est tout fait remarquable de constater, par ces sortes de rendez-vous de l'histoire, que des hommes suivant des voies totalement diffrentes, l'un thoricien gnial, les autres exprimentateurs, taient arrivs un an prs aux mmes conclusions, savoir la possibilit d'extraire une fabuleuse nergie partir de la matire elle-mme.

Les Enfants du Diable

1/j/aa

38

Il est vrai que l'quivalence de la matire et de l'nergie et la possibilit de transmuter des lments les un dans les autres sont des thmes trs anciens. Il existe un passage de Vingt mille lieues sous les mers, merveilleusement mis en scne dans un film par Walt Disney, o le commandant du Nautilus, le capitaine Nemo, entrane ses htes dans les trfonds du sous-marin dont la chaufferie ne requiert ni charbon ni ptrole. Les passagers, le visage masqu de fer, y taient alors admis contempler travers d'pais hublots la fabuleuse alchimie de la matire se transformant en nergie. A travers le personnage de Nemo Jules Vernes prsentait un savant qui avait souffert des rigueurs d'un rgime politique odieux, lequel l'avait dport dans un bagne situ dans une le o on exploitait d'ailleurs le nitrate destin la confection des explosifs. S'entourant de fidles compagnons ayant tous eu des destins semblables, Nemo avait dvelopp dans le cratre d'un volcan, celui de l'le de Calypso (il n'existait l'poque ni avions ni satellites d'observation), un centre de recherche exceptionnel o il lui avait t permis de faire toutes ses dcouvertes. Dans le Nautilus c'tait alors la rencontre entre deux scientifiques, Nemo et Arronax, et c'est la qualit mme de ce naufrag qui faisait que le commandant du sous-marin avait exceptionnellement accept de le prendre son bord, rompant avec une totale misanthropie. Au fil des jours on voyait se nouer une vritable tragdie. Pendant les semaines d'une paisible croisire sous les mers on oubliait d'abord les conflits violents ravageant la plante. On dcouvrait un monde o l'homme russissait s'intgrer merveilleusement l'environnement, exploitant les infinies ressources de cette mer nourricire dans des fermes marines. Puis, petit petit Arronax venait bout des rsistances de Nemo le sceptique. Il parvenait le convaincre de ne pas garder gostement ses secrets pour lui seul et de communiquer ses fantastiques dcouvertes ses semblables dans le but de crer un vritable ge d'or. A la fin du film Nemo, convaincu, conduisait le sous-marin dans l'le de Calypso. Hlas l'inconscient marin Ned Land, compagnon d'Arronax, en jetant des bouteilles la mer, avait prvenu les nations du monde. Les passagers du Nautilus, en arrivant en vue du volcan, dcouvraient la consternante ralit. Des soldats en escaladaient ses flancs, fusil en main. Nemo dcidait alors de dtruire in extremis ses installations mais prissait, touch par une balle perdue. Arronax, catastroph, assistait l'agonie de son compagnon, qui prenait la dcision de disparatre avec tous ses fidles dans le tourbillon du Malstrom. Quand le premier sous-marin nuclaire fut lanc on l'appela le Nautilus dans l'ide de rendre hommage au grand