elder marc - le peuple de la mer

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BIBEBOOK MARC ELDER LE PEUPLE DE LA MER

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  • BIBEBOOK

    MARC ELDER

    LE PEUPLE DE LAMER

  • MARC ELDER

    LE PEUPLE DE LAMER

    1913

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1064-8

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : B.N.F. fl

    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • CHAPITRE I

    LA BARQUE

    N au timbre fl de lglise quand UrbainCot sortit de chez Goustan. Sur le seuil, que la lampe teintade lumire rouge, le vieux Mathieu lassura de nouveau en luiserrant la main :

    Et tu seras content, mon gars, ta barque sera belle !Urbain partit, emport doucement, comme la voile, par son cur

    et roulant dans le bonheur. Ses galoches foueaient le pavage ingal duquai, domin demtures demi eaces par la nuit. Il savait que sa barquereposait l-bas de lautre ct du port, sous un hangar indistinct, mais verslequel il regarda par habitude et par plaisir.

    Il crut rver et sarrta court. Une lueur a fulgur dans les tnbres etleau lui apporte un craquement de planches, un froissement de copeaux.Dinstinct, il simmobilise, en arrt, sondant la nuit de tous ses sens. Et ildevine les mouvements dune ombre sous lenclos du chantier.

    Silencieusement Urbain tire ses galoches, se trousse et descend la

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    yole qui oe au bas de lescalier. Il dborde sans bruit, glisse coupstous de godille, accoste. Mais peine arrive-t-il au coin du baraque-ment quune ambe lui brle les yeux.

    Dun saut, Cot tombe sur un homme accroupi, lenlve et dun eortnorme le culbute en plein port. Un choc sur la mer. Cot sest jet versle feu quil toue sous sa vareuse, sous ses pieds, follement. Les ammessaaissent, scrasent, et il poursuit, le bret au poing, celles qui rampent.

    Dun lougre une voix hle trois reprises. Leau claque sous les coupeshtives dun nageur. Urbain tte avec soin le sol autour de lui, treint desbraises, coute. La nuit est immobile comme un bloc que le feu tournantdu Pilier tranche ainsi quune lame.

    Longtemps il reste de garde autour du chantier, encore boulevers depeur, imaginant sa barque en ammes. Une brlure cuit son gros orteilgauche quil va de temps autre tremper dans ltier. Il dnombre ses en-nemis : les deux Aquenee, Julien Perchais, les Gaud ; il na pas reconnulhomme, mais il frmit de lintention incendiaire et il voudrait touchersa barque, la prendre pleins bras, comme un tre cher sauv dune ca-tastrophe.

    Il fallut les coups grles de minuit pour lui rappeler que la Marie-Jeanne laendait chez lui lHerbaudire, et quil avait six kilomtresde route. Lobscurit immuable et douce lui tait devenue conante souslclat obstin du grand phare tournant. Il dcida la retraite, mais le jusantayant chou la yole, il longea ltier, du ct des marais, jusqu lclusedont le btis slevait dans les toiles en manire de guillotine.

    Le lendemain, il revint ds six heures et il vit les preuves : des copeauxbrls, une plaque dherbe roussie. La varlope criait dj sur le chne ; ilentra et, joyeusement, il reconnut sa barque.

    Elle montait, norme dans le petit chantier du pre Goustan quelleemplissait jusquau fate. Ctait une barque de vingt-sept pieds, bien cof-fre, puissante, ltrave haute et lavant taill daplomb, comme un coin,pour mieux fendre les lames. Au milieu des ancs qui ntaient pointentirement bords, les membrures, quasi brutes, apparaissaient arquescomme des ctes, tellement prs prs et massives que le bateau semblaitbch dans un monstrueux tronc de chne.

    Orgueilleux de son uvre, le pre Goustan lcha lerminee, pour ve-

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    nir petits pas se camper prs dUrbain Cot. Il releva, dun geste familier,la large salopee qui juponnait autour de ses vieilles jambes, redressa sonchine, essuya ses lunees et dclara :

    Cest du travail, a, mon gars ! et du solide !Alors son ls, Franois, qui rabotait les dessous de la barque, plat

    dos parmi les copeaux, sinterrompit pour prononcer :Faut a pour bare la mer !Et odore, le petit-ls, du haut du pont, o il bricolait, jeta den-

    thousiasme :Et pour tailler de la route !Point bavard, Urbain Cot souriait simplement aux exclamations cou-

    tumires des trois gnrations. Il savait que lancien parlait toujours pourvanter son exprience dun mtier enseign ses enfants, et que ses en-fants approuvaient lunisson. Urbain Cot estimait une sage routine. Ilntait point assez fou pour discuter les connaissances des vieux, surtoutquand il les jugeait de bonne source. Et le pre Goustan avait travailldans la grande ville de Nantes, sous le second empereur, du temps desfrgates et de la belle marine en bois.

    Au chantier de Noirmoutier, on nutilise que lerminee et le raboten cormier cintr ; les Goustan ignorent la ferraille des outils amricains.Ils lvent des barques au petit bonheur, vue de nez, en mprisant lescalculs et le dessin.

    La mer ! dit le vieux, cest-il une dame avec qui on compte ! Ilsfont trapu, robuste, force de chne assembl dnitivement.

    Ils ont deux marteaux pour trois et une seule tenaille dont un coin estbris. Depuis deux ans, chaque fois quil arrache un clou, Franois criequil va la remplacer. Mais le pre, derrire ses lunees, constate quellepeut encore aller, et lon remet lachat. and ils ont percer des trousprofonds, odore court emprunter une tarire Malchauss, le char-pentier, qui demeure en ville, de lautre ct du port, sur la place dArmes.

    Dans un angle du hangar, la meule est che au mur par deux mon-tants. Au-dessus, un sabot, la pointe en bas, sert de rservoir et pisse deleau par un petit trou bouch dun fosset. Lautage des lames est la pr-rogative des ans ; odore tourne la meule qui geint sur un rythmergulier.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Derrire le chantier, une palissade en volige garde du vent de merun enclos o vgtent des poiriers bas, des artichauts, des citrouilles etun cerisier dont on suppute annuellement la production. Il penche toutcontre une fentre, et cest plaisir de voir, en travaillant, danser les fruitsrouges parmi les feuilles. Charg de le veiller, odore tape avec sonmarteau sur ltabli ds quil aperoit les oiseaux voraces.

    Le chantier Goustan a de la rputation hors de lle, dans les ports voi-sins de la Vende, et jusque sur la cte bretonne, par del lestuaire de laLoire. Cest un brevet pour une chaloupe de sortir de chez Mathieu Gous-tan ; les connaisseurs ne se trompent point sur sa manire et retrouventaisment sa marque dans ltroitesse exagre des arrires.

    Ainsi la barque de Cot troublait les esprits par ses airs athltiques etsouples, son avant en muraille, ses joues eaces, sa vote fuyante, quidconcertaient les patrons des ctres rputs, et surtout parce quUrbainavait toujours paru pauvre et quun sloop de vingt-sept pieds cotait millecus.

    Urbain Cot tait taciturne. Un gaillard qui ne parle pas fait parler etcest mauvais signe. Les hommes ne le rencontraient jamais chez Zachariele cabaretier, et les femmes citaient son courage en exemple. Ctait dequoi lavoir en mance. Et prsent quil devenait propritaire du plusbeau sloop de lHerbaudire, le pays entier gonait de jalousie.

    Urbain Cot aurait voulu lignorer. Tous les jours, il satisfaisait sesyeux contempler sa barque en coutant le chur vantard des trois g-nrations. Et mesure que le bateau grandissait, il le couvrait dhuileclaire qui nourrit le bois et contient les tanins du chne.

    Ctait dj lt. Le soleil chauait comme un four le chantier, dontles parois en planches craquaient et tendaient sous leort tranchant desrayons. Le goudron fondu dans les marmites, la rsine amollie du sapinsentaient crement par-dessus lodeur verte des bois frais. Prs de la fe-ntre, les cerises carlates luisaient dans latmosphre vibrante ; et lop-pos, du ct du port, sur la cale qui penche vers leau calme lisere de sel,la vase plissait scher et se craquelait comme le vernis dune faence.

    Sans souci de la chaleur, Urbain Cot, le bret sur les yeux, avait em-poign le pinceau et badigeonnait. Franois, allong dans les copeaux,rabotait mollement en criant de soif.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Son ls gueait la fois les paisses autour du cerisier et la mare pourestimer son rapport ; grand-pre bchait.

    Et Julien Perchais entra dans une boue de soleil, sarrta, les brascroiss, en balanant son buste dhercule, droit en face de la barque re,et regarda, les paupires clignes.

    Le pre Goustan monta vers lui, sans hte, et la tte leve pour saisirlapprobation sur le visage du colosse qui le dominait depuis le coude :

    Cest-il travaill a, patron !Perchais graa sa tignasse rousse de sa main paralyse que lon nom-

    mait, dans le pays, sa main dor, parce quelle rapportait une pension ; sontorse, plein maillot, oscilla comme une boue ; il modula, goguenard :

    On verra a sur leau !Franois grouilla dans les copeaux comme un chien mcontent, et ri-

    posta en frappant du poing les formes du bateau :Cest tout de mme point ton Laissez-les dire qui a de ces faons-l !Perchais eut un sourire ambigu sur sa face quarrie, tavele de son

    et fournie dun poil roux qui brillait la lumire. Il siota en tournantle dos, et Cot valua la carrure de ce maillot o les omoplates jouaientlourdement comme des hanches. Il ne se rappelait pas si lhomme de lanuit tait grand. Il lavait cueilli au ras du sol et bascul dans le port. Ilne lui avait mme pas sembl pesant tant la colre dcuplait ses forces ;et ses doigts navaient gard aucune impression prcise qui put favoriserdes prsomptions.

    Et brusquement, leur tour, surgirent de la porte ouverte Aqueneele Nain et son frre qui devait le surnom de Double Nerf lampleur glo-rieuse de ses biceps, autour desquels tait tatou un brassard de fer clat.Les mains dans les poches, lil embusqu dans lombre du bret, ils des-cendirent, lair ngligent, en roulant dans leurs galoches, sous les ancsdu bateau.

    Urbain fut presque saisi, mais volontairement il serra la brosse et seremit peindre. Pourquoi Perchais et les Aquenee ntaient-ils pas enmer ?. . . Pourquoi venaient-ils justement ce matin ?. . . Bien sr, un chan-tier cest quasiment comme un cabaret, sauf quon ny boit pas, la maisonde tout le monde, o chacun entre sa guise, sassoit, regarde, cause. . .Mais comme ils arrivaient propos, ceux-l, on aurait dit pour voir si le

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    coup avait russi, ou ce qui restait de leur crime. . .Tout dun coup, Urbain leva la tte vers les hommes et il les vit aligns,

    le dos ltabli, les bras croiss. Son regard glissa sur leurs yeux et ils ensoutinrent la pression parce quil ne sarrta sur aucun deux. Cot sedisait : el est le coupable ? Mais eux connurent son hsitation quilne savait pas et ils se rengorgrent dans lassurance.

    La barque senlevait au-dessus de leurs ttes, sereine et ddaigneuseavec ses bordes qui se retroussaient lavant le long de ltrave. Grand-pre, lui ajustait un parclos en ttonnant etodore, l-haut, faisait son-ner coups de marteau le pont arqu comme un thorax. Et avant de re-prendre son travail, dans un mouvement dheureuse insolence, UrbainCot caressa ces belles formes ainsi que les ancs vastes dune femmeaccueillante.

    Au bout dunmoment, le Nain, courtaud et la face camuse largie dunfer cheval de barbe drue, sen vint fouiner autour du sloop en remuantles copeaux avec ses galoches. Urbain Cot, sous son bret, ny prit pasgarde et sobstina dans sa peinture.

    Comment que tu lnommes ton bateau ? t le Nain.Urbain mit du temps rpondre :Je sais point encore !Les noms des barques sorties du chantier salignaient au mur la

    manire dex-voto laudatifs. Ctaient LEspoir en Dieu, Le Brin damour,Laimable Clara, LAnge Voyageur, Le Bon Pasteur, Le bec sal et dautres,alternativement pieux ou gaillards.

    Ce sera le Va de lavant ! proclama odore.Il se dmentirait point ! arma Franois.Perchais hocha soudain la tte en fronant les sourcils ; Double Nerf

    ricana et son frre lcha du coin des lvres :Y a pas que la barque, y a lhomme. . .Urbain Cot retroussa son bret et regarda bien en face Aquenee

    qui t demi-tour ngligemment. Double Nerf avana, le torse en avant, etlaissa tomber son poing, lourd au bout du bras comme unemassue. Urbainparaissait petit, presque chtif sous la vareuse claire ; mais il sourit, et,soulevant un poids de quarante livres ses pieds, il le lana au bout duchantier, sans eort, ainsi quune pierre.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Favorable aux rivalits qui entretiennent le commerce et la lue, Fran-ois concluait :

    Enn les gars on verra les meilleurs quand on salignera aux r-gates !

    Perchais et les deux Aquenee ne rpondirent pas. Ddaigneux, ilssassirent sur ltabli, les jambes pendantes, dcouvrant leurs chausseesgroseille entre la galoche et la salopee bleue. Perchais repoussa en ar-rire la casquee quil porte seul, lHerbaudire, pour se donner desallures de yachtman, et des poils roux dbordrent sur son front tann.A son poignet on pouvait lire la devise quil a grave au tableau de sabarque : Laissez-les dire !

    Le rabot criait sur le chne ; grand-pre abaait des copeaux coupsrguliers derminee ; une planche craquait de chaleur. Et ils demeuraientl, tasss, mditatifs, avec le calme taciturne des marins apaiss par lafascination de la mer.

    Ce fut Urbain qui, le premier, aperut la Gaude quand elle se pr-senta en cotillon court de Sablaise, avec un journal pingl en vote surles cheveux. Il songea : Cest juste, son mari lenvoie aux nouvelles !Et il pensa lui dire, pour rire un brin : Tu vois, ma barque est encoredebout ! Mais elle passa prs de lui sans le regarder, les seins oertsdans leur forme tentante, quasi nus sous la cotonnade rose, les hanchesvivantes et les mollets daplomb dans ses sabots vernis.

    Y a-t-il moyen davoir du coaltar ? demanda-t-elle.Ton mari est trop feignant pour venir ! dit Franois Goustan en

    descendant vers la jeune femme.Gaud est dormir, rpondit-elle.Tu las fatigu un ptit !Et que jen fatiguerais dautres ! et cest point vous tous qui me

    faites peur ! dclara-t-elle en riant de toutes ses dents clatantes.Les hommes rigolaient, couvaient la femelle du regard, remus dj

    dans leurs instincts. Urbain Cot poursuivait paisiblement sa peinture.Familirement, la Gaude tait venue parmi les mles qui la palpaient,

    la chatouillaient, sexcitaient dire des obscnits. Elle se roulait de rire,trmoussait sa chair ferme qui sentait la sueur daisselles et distribuait derudes taloches pour jouer.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Le pre Goustan ranimait des souvenirs dans sa vieille mmoire en laguignant derrire ses lunees. Il lui vanta son uvre, t larticle :

    Cest aussi beau que toi une barque comme a ! On a les gabarits,si Gaud voulait, on lui construirait la pareille. . .

    Faut de largent, et on nen a point. . .Parce que tu veux pas en chercher, insinua le grand-pre.Elle haussa vigoureusement les paules, cilla vers Urbain en lchant :Tout le monde na pas de la chance !On ricana. Le dos dUrbain Cot ne broncha pas, son bras travaillait

    dun mouvement gal, et pourtant le sang lui baait dans les artres. Ur-bain avait senti lallusion comme une insulte, car il connaissait la mdi-sance.

    Ctait une trs hroque histoire malhonntement fausse, et qui re-montait au mois doctobre 1878. Le trois-mts norvgien Tyrus, en fuitesous la tempte et cherchant les abris de lle, touchait la roche des Bar-jolles, dans le chenal de la Grise, entre le Pilier et lHerbaudire. Le na-vire sombra, la mture vint en bas. Jean-Marie Cot, le pre, lanait lecanot de sauvetage quil patronait et embarquait avec ses hommes. Troisfois ils quirent le port, lurent pendant deux heures, jusqu lpui-sement, couverts deau et culbuts par les lames. Sur la jete, les femmes,cramponnes au garde-fou, hurlaient comme des chiennes en injuriant lesyndic. Cot apaisait la population entre chaque sortie tandis que ses ca-notiers stanchaient dalcool. Au quatrime essai, risquant lcrasement,ils abordrent le Tyrus et dcollrent neuf corps agripps lpave detoute la force crispe des agonisants.

    Jean-Marie Cot avait eu lamdaille et un diplme.Mais on prtendaitque la nuit suivante, pendant laccalmie, grce aux renseignements ducapitaine quil avait fait parler en le veillant, Cot, seul dans son canot,gagna le Tyrus et emporta la caisse du bord. Une seconde bourrasque avaitdispers le navire.

    Depuis, le vieux Cot tait mort bizarrement, la tte rtie dans le foyero on lavait pouss, semblait-il. Son ls savait quil cachait de lor, par l,sous terre, et le voil qui sorait une barque, moins dun an aprs avoirenterr le bonhomme ! De quoi les imaginations schauaient tandis queles commentaires allaient bon train.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Le mot de la Gaude voquait ces racontars mchamment, et UrbainCot, devinant le sourire venimeux des hommes, derrire lui, se cram-ponnait son pinceau pour ne pas leur lancer son poing dans la gure.

    Au bord de la fentre, la Gaude stirait, la croupe bombe, les seinshauts, cherchant de ses bras basans les cerises empourpres de soleil. Elleen cueillit un bouquet et les happa dun coup en arrachant les queues de sabouche. Lil inquiet de Mathieu veillait le cerisier et Franois accourutavec le coaltar pour dtourner laention de la jeune femme.

    Voil tes cinq kilogs, cest-il pour le compte dOlichon ?Ben sr ! rpliqua-t-elle en souant des noyaux au nez de Perchais.Onze heures sonnrent la cloche fle du vieux clocher de ville. Les

    Goustan lchrent prcipitamment loutil comme des ouvriers la jour-ne ; Franois bourra un sac de copeaux pour sa femme ; grand-pre serrases lunees et odore dhala sur la vase la yole qui sert franchir leport.

    Le soleil tait haut ; lair brlait, immobile et sec.On prend lapritif ? proposa Perchais la Gaude.Ah ! jai point ltemps !e si ! on rentrera ensemble et je porterai ta marmite, orit

    Double Nerf.Cependant Urbain Cot sentretenait mi-voix avec le pre Goustan :Je pourrai point vous donner vos cent francs ce mois-ci, rapport

    larmement.Mais le vieux, bonhomme et amical, le tranquillisait :a fait rien, va mon gars, tu connais bien les Goustan, on nest pas

    des buveurs de sang ! Tu paieras quand tu voudras, quand tu auras delargent, faut point te mere en peine ! Apporte une pistole, deux, trois, ta guise ! je te compte les intrts comme aux autres, honntement, six ; tas tout le temps pour toi !. . .

    Cest la manire de Mathieu Goustan. Le jour o il met une barque enchantier, il ouvre un compte au nom du client et les intrts commencent courir. Il sait quun pcheur trane sa note des annes. Il en tient ainsiune vingtaine qui seront indniment ses dbiteurs et paieront deux foisleur barque. Mais parce quil ne les inquite jamais, prend largent quand

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    il vient, tous le vnrent, chantent sa louange et le plus ende de l-Herbaudire ne manque pas dajouter en parlant du vieux charpentier :Mathieu quest si bon pour les pauvres gens !

    Urbain le remercia comme il devait, puis sinstalla pour casser lacrote une tranche de fromage sur un quignon de pain prs de ltablido son regard enserrait la barque densemble.

    Les hommes embarqurent dans la yole ; Perchais assit la Gaude surses genoux, et en dix coups de godille, odore accosta le quai, en face.

    Le port est un tier long de deux kilomtres, ouvert sur la mer lestde lle et ferm, au del du chantier Goustan, par une cluse qui sert irriguer les salines.

    Sur la rive gauche est group Noirmoutier, petit amas de maisonsblanches coies de tuiles que dominent le cube granitique du chteaumassif, fendu de meurtrires, somm de toits pointus, et le clocher ro-man, lourd, parmi les toues vibrantes des grands ormeaux.

    De lautre ct, droite, cest le marais plat, quadrill, fuyant jus-quaux plages de louest que bat la mer du large. Des silhouees de mou-lins, comme de hauts bonshommes qui se font signe les bras au ciel, re-prent la plaine ; des meules de sel frais clatent dune blancheur de neigedans la lumire.

    Les cultures sont rases, caches aux plis du terrain, car la brise trillerudement les plus hautes ; et des arbres apparaissent, couchs sous levent ainsi que des fumes. Ici et l, on dcouvre un ne confondu avec leschamps roussis.

    Le long du quai deux dundees ventrus chargeaient des pommes deterre. A bord les chiens dormaient et les femmes pluchaient des lgumessous une voile. Partout des matelots arrosaient les ponts brlants qui bu-vaient et ternissaient. On entendait les seaux tomber la mer et leauruisseler le long des coques.

    Pendant queodore amarrait la yole, les hommes lrent droit chezCnard qui tient un dbit sur la place dArmes, ct de Malchauss, lecharpentier, dont la chvre demeure longueur danne sur la rue, encompagnie du bois en bille.

    Dans la salle basse aux solives cribles de chiures de mouches souslesquelles jaunissaient les almanach Cointreau et La loi tendant r-

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    primer livresse publique, un gars Piron, en vareuse de lEtat, avec lebret au nom glorieux deMarseillaise, ftait son cong aux frais de Beau-lieu, patron des Douanes. Ils salignrent leur suite, au bord de la tablemassive, et Double Nerf commanda le Picon quils regardrent servir avecrecueillement.

    Et seulement aprs la trinque dusage et la premire lampe, les ritestant accomplis, ils parlrent.

    Cest gal ! avoua Perchais, cest une belle barque !Hein ! vous avez vu a ! appuya Beaulieu.Du coup Double Nerf lcha la Gaude dont sempara le gars Piron.Oui, dit-il, et que je lvoudrais sur les roches, la quille en lair, le

    sloop Cot.Allons, allons, concilia Beaulieu, faut point souhaiter le mal.Crois-tu que nous sommes pas assez de pcheurs lHerbaudire,

    quil y a seulement pus dsardines ! Et Cot est pilote comme mon frre,crois-tu qui va pas lui manger son pain maintenant quil a une barque !

    Le Nain grogna dapprobation en bouchonnant son collier de poilsrches. Mais Perchais, pour remere les choses au point, arma dassu-rance :

    On lui anquera toujours ben une froe aux rgates !A savoir !. . . t le Nain.A savoir tu dis ! Ah ! nom de Dieu !Echaus, ils ordonnrent une seconde tourne. Mais brusquement

    retentit lclat de deux gies. Le bret au nom de Marseillaise vola et desbrins rouges du pompon sparpillrent. La Gaude se dfendait contrePiron.

    En vl un salaud ! a lui sut pas drigoler comme a !La chaleur samassait dans la salle avec la fume des cigarees. Des

    aques luisantes tachaient la table o circulait le paquet de tabac. Les bu-veurs sapprochaient coude coude et se criaient mutuellement dans levisage, tandis que les antiques besoins de suprmatie et les haines ani-males dbouques par lalcool, montaient du fond de leur sang dhomme.

    Dans le chantier, Urbain avait dj repris le travail. Par le large pan-neau ouvert sur le port, il pouvait voir leau immobile avec le ciel mir

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    perte de vue. Sur le quai en face, le jusant avait laiss une ligne de ma-re au-dessus de la yole des Goustan amarre lescalier. Et le cri dunepoulie, parfois, tombait des airs comme un appel de mouee.

    A midi les hommes quirent le cabaret avec des mines de conspi-rateurs et la face ardente. Le soleil crasait la terre poussireuse et leursyeux clignrent. Par bravade, ils dcidrent de retourner au chantier. Maissur la cale, ils trouvrent Urbain qui parlait son frre Lon, un gars dedix-sept ans, joli et frle, sans lapparence nerveuse de lan.

    Ils passrent de biais, cauteleux et raclant le pavage, Perchais en tteavec le Nain, puis Double Nerf charg du coaltar de la Gaude. Et Urbaindit trs haut son frre :

    Tu coucheras au chantier cee nuit ; demain ce sera mon tour. Desfois que lfeu viendrait prendre. . .

    Perchais grogna de larrire-gorge et cracha. Les trois Goustan sor-taient de chez eux, dans lordre hirarchique : grand-pre dabord et puisles deux ls. Alors la bande sloigna par le marais o tincelait la neigedes tas de sel. On les vit longtemps faire de grands gestes et sarrter parinstant pour discuter face face. La barque sonnait nouveau sous leclouage et le rabot siait contre ses ancs.

    Chaque matin, en quiant son lit, Cot sortait juger le temps, selonla coutume des gens de mer. Il faisait quelques pas sur la dune basse oschent la salicorne et le chardon bleu, parmi un jonc court et dru quipique les mollets.

    Devant lui sarrondissait la plage sur laquelle le jusant abandonnaitdes lianes en guirlandes vertes et des mduses dopale aaisses surleur chevelure. Des tas de gomons pour lengrais, deux boues galeuses,quelques centaines de casiers blanchis allaient la le, jusqu la cale quimonte doucement, vers la remise du bateau de sauvetage. Puis la jetehaute et puissante avanait de cinq cents mtres dans la mer, comme unbras protecteur, devant les barques claires mouilles prs prs sur leurcorps mort.

    Tout brillait au soleil jeune qui senlevait l-bas, de lautre ct de labaie : le sable, le granit, locan, les balises et les tours qui marquent lesrochers du large, et la terre, comme une ligne de mtal lhorizon. C-tait un paysage de lumire, limpide, frais, sous un ciel blanc, insondable,

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    balay dune lgre brise dest qui sentait liode et le sel.Prs de la cabane du gabelou, le brigadier Bernard amorait des lignes.

    Les hommes descendaient du village, parcouraient la jete grand bruitde galoches, embarquaient dans les canots. Ils parlaient peu. On entendaitsurtout sonner le bois, bare leau, grincer les chanes et crier les poulies lappareillage.

    Les sloops sortaient un un, dressant haut dans lair lumineux leursvoiles rousses, bleues ou jaunes, cambrant leur coque grise, largementceinture de vert ou dcarlate.

    Et sitt la jete double, les voilures dployes au vent arrire, ils cou-raient vers lhorizon en emportant du soleil.

    Les yeux cligns, Urbain regardait sloigner les barques en les nom-mant dans sa tte. Il songeait au jour prochain o il prendrait rang dansla caravane. Mais un mouvement de d lui raidissait involontairementlchine la vue du Bon Pasteur que patronne le Nain et du Laissez-lesdire, domin larrire du colossal Perchais. Et il les suivait prement,jusquau chenal de la Grise que masque la pointe fauve de la Corbire.

    and il rentrait dans sa maison propre, btie ct de celle dIzacarle mareyeur, qui est riche, et a permis dlever une croix de huit mtresdans un angle de sa cour, devant chez lui, il trouvait la Marie-Jeanne autravail. Ctait une petite femme dodue, aux articulations fortes, aux yeuxtrs noirs, aux cheveux luisants. Elle balayait grands coups le sol de terrebaue o larmoire, la huche et la table slevaient sur des briques causede lhumidit.

    Cot lavait pouse par amour bien quelle ft lle de terrien et queson pre, le vieux Couillaud, fermier Linires, eut tout fait pour la d-goter des marins qui sont soulards et crve misre jusqu ce que la merles mange.

    Coup sur coup, il lui avait fait trois enfants, parce quil faut des braspour manuvrer les barques et quun mousse de plus dans la famille cestun tranger de moins entretenir bord. Car les pcheurs procrent sur-tout par intrt, comme les bourgeois sen gardent pour la mme cause,et non pas tant, selon la commune croyance, cause des ivresses qui lesculbutent, dans une pousse de rut, sur leurs femmes matrises.

    Ils avaient eu la chance davoir trois mles, de quoi Urbain gardait de

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    la reconnaissance Marie-Jeanne. Le dernier, nourri, ainsi que ses frres,demoules et de crabes quil mangeait dj comme un homme, arapaitses dix-huit mois, et lan navait pas cinq ans.

    Ds quelle voyait rentrer son homme, la Marie-Jeanne posait son ba-lai et interrogeait :

    Tas faim, pas vrai ?Je mangerais ben un morceau.Elle tirait de larmoire du beurre et la miche. Dhabitude, Urbain ou-

    vrait son couteau et se curait silencieusement les dents avec la pointe.Mais ce jour il demanda :

    Les gars sont couchs ?Je les ai point rveills, pour avoir la paix. . .Et Lon ?Il rpare les casiers.Du soleil glissait de biais par la fentre, sallongeait jusquau foyer ;

    un pied de la table brillait. La Marie-Jeanne ferma le volet et dans la demi-lumire ambre Urbain mchonna, la bouche pleine :

    Jai trouv un nom pour notbateau, tu sais.Cest point le Dsir comme on avait dit.Cot t non de la tte, sans parler davantage et sa femme ne le

    questionna pas. Il prit le pichet sur la table et but mme une lampedeau claire. Puis il fouilla dans le coin derrire la barrique, tira des pein-tures, une planche et sortit dans la cour.

    Assis sur le sable, son frre y travaillait, des casiers entre les jambes.Jai trouv un nom pour notbateau, redit Urbain.Lon leva sa tte rgulire et ne o ses yeux verts, sous leurs cils trs

    longs, avaient lairance mystrieuse des tangs plats sous les ombrages.Accroupi sur ses talons, Urbain traait dj des leres.

    Au bout du terrain enclos de grillage bas, des mouches dansaientautour de carapaces roses et dune peau de lapin schant au bout dunpieu. Par del on apercevait la maison un tage de Viel qui possdedeux barques et du bien en terre ; des meules de fourrage, caparaon-nes contre le vent de foin tress ; et enn le marais avec ses moulins,ses cnes de sel, et des femmes fouillant la terre ici et l. Car dans lleles femmes surtout vont aux champs o elles remuent la glbe clmente,

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    leur jupon court trouss aux jambes en manire de culoe ; lhomme a lamer dangereuse.

    Urbain se redressa et dit :Voil !La Marie-Jeanne et Lon sapprochrent et considrrent la planche

    o tait peint en belles leres droites car les marins savent tout faire : Le Dpit des Envieux.

    Cest le nom, dit-il.Ils se regardrent tous les trois en souriant, satisfaits de la crnerie,

    mais la Marie-Jeanne sinquita :Fais aention aux Aquenee. . .Lon rit largement et Urbain haussa les paules.Puis il ramassa lcriteau, rangea la peinture et partit vers Noirmou-

    tier.A peine entr au chantier, il saisit unmarteau, choisit une forte pointe,

    escalada lchafaudage et dun seul coup xa le nom ltrave de sabarque.

    Les trois Goustan accoururent. Grand-pre mdita, le nez en lair, etpronona :

    Cest bien a, mon gars, sils tenvient, fautmontrer que tu les crainspas !

    Ah ! ils le verront bien quand ton sloop salignera avec eux autres !appuya Franois.

    Maisodore napprouva pas ; il aurait voulu un nom plus hroque.Le soir mme la nouvelle fut porte lHerbaudire par Louchon, le

    facteur, qui a lil gauche dvi. Il va chaque jour la ville chercher lecourrier et fait les commissions pour un verre de vin. Il ramne souventde la viande dans sa besace parce quau village il ny a pas de boucher.Il dballe au cabaret, o sabrite la poste, les potins amasss en route. Cefut l que le pre Piron, qui buvait ses quatre sous deau-de-vie, apprit lenom de la barque Cot : Le Dpit des Envieux.

    Le pre Piron descendit la jete o dbarquent les gars au retour dela pche. Les canots se htent, samarrent aux chelles montant pic lelong du granit, comme un troupeau de btes, la tte presse vers le rte-lier. La sardine brille en gros tas dargent sur leur plancher et les pcheurs

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    la rangent activement, par centaines, dans les balles. Des conversationsaigus, mles de jurons, schangent pour les marchs. Des femmes tri-cotent des bas groseille, gueent leurs hommes et jargaudent en clair pa-tois venden. Des civires passent, charges de paniers, do leau goueen laissant des traces. a sent fort et bon les entrailles de la mer. Lessabots baent la jete ; le vent grsille dans les lets bleus tendus surle garde-fou. Et de louest rouge que coupent les hauts phares du Pilier,les derniers sloops accourent, leurs grandes voiles ployes en ciseaux,comme des ailes.

    La Gaude tait l, les mains sur ses fortes hanches, et les gars riaientdes yeux et lapostrophaient en la frlant. Le pre Piron lui cona laf-faire :

    Tu sais pas que Cot a nomm son bateau Le Dpit des Envieux. . .Elle t la moue, mcontente.Cest pour nous mere d peut-tre !Alors de lun lautre on se passa le mot. Il courut sur la jete parmi le

    travail ; les femmes le dirent aux vieux et les galants qui vont aendre lasortie des usines les lles tout imprgnes dodeurs dhuile et de poisson,le rptrent aux connaissances en les lutinant pour rire. Puis lorsquela nuit tomba, les hommes, qui ont coutume de fumer des pipes en cau-sant, assis sur la muree devant lauberge Zacharie, commentrent lefait et conclurent que Cot tait vraiment unmauvais garon pour les bra-ver jusque dans le nom de sa barque. Et ils dcidrent daller en troupe ledimanche suivant voir ce fameux bateau.

    Les gens de lHerbaudire ne prennent jamais la mer le dimanche,non point en lhonneur du bon Dieu ou parce que cest le jour du cur,mais simplement parce que les usines ferment et nachtent pas la sar-dine. Dailleurs les hommes ne vont gure la messe qui est laaire desfemmes.

    Le samedi soir, toutes les barques rentrent leur mouillage dans leport o elles se reposeront le lendemain, paresseusement couches sur leanc, mer basse. Cest la journe du neoyage. Le caleon rouge troussen bourrelet jusquaux genoux, les hommes briquent, froent, peignentet le soleil, qui sommeille dans les aques deau, rejaillit au contraire enclaboussures sur le coaltar frais des coques rondes. Le sable est noirtre,

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    paillet, impalpable, mais si bien tass que les pas ny marquent point etappellent seulement un peu dhumidit. La jete, dgage, slve commeun rempart verdi sa base et fourni de gomon ; les viviers dIzacar sont sec lextrmit, et lon y entend vivre les cancres et les homards dansun petit bruit perptuel de bulle qui crve.

    Laprs-midi, les pcheurs se promnent, boivent chez Zacharie,jouent aux cartes ou courent les galantes. Ils ont des vareuses propres,un foulard blanc et des galoches luisantes. Les lles meent au cou unmouchoir de soie framboise, vert tendre ou bleu de ciel sur un caracofrais, tir la poitrine ; elles ont un bonnet de linge sur leurs cheveuxplats, des cotillons courts, des sabots cirs.

    Ce dimanche l, Double Nerf buvait depuis le matin en compagnie deGaud et de deux thoniers arrivs la veille, quand il se rappela le rendez-vous au chantier Goustan.

    Les gars taient dj loin sur la route, par groupe, bleu clair ou biendeux deux. Il y avait le pre Olichon, Piron lalcoolique qui a quatorzeenfants et jamais un sou net, Julien Perchais plus colossal auprs du Nain,le brigadier Bernard et Labosse, le douanier, qui ntait pas de service.Viel, le riche, sen allait avec la Gaude aux cheveux de jais clairs decoquelicots rouges ; lamre Izacar et la femme Perchaismarchaient avecla lle Zacharie qui estmise comme une demoiselle ; des gars emmenaientleurs connaissances par la taille.

    Urbain Cot travaillait avec Lon au chantier o les odeurs de pein-tures et de goudron sexaltaient dans la chaleur. Prs de lui, sa femmetricotait, assise la porte de ltier, et ses trois gamins jouaient devantelle sur un tas de copeaux.

    Les Goustan ne viennent jamais le dimanche. Grand-pre dort surson lit, le gilet ouvert ; Franois fait une vache aux aluees, chez Mal-chausse ; et son ls navigue dans la yole avec des camarades.

    T as donc point de repos, mon gars !Le pre Olichon entrait le premier et petit petit chacun se rangeait

    le long des tablis, riauneur, les bras croiss. La barque les couvrait deson ombre, magnique et campe daplomb sur la quille, les ancs vasteset le pont lanc ainsi quune chine, darrire en avant, vers ltrave quidressait en croix ce nom : Le Dpit des Envieux.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Silencieux, les hommes tournrent lentour, saccroupirent pour ju-ger les dessous, et les visages se faisaient graves, impressionns. A laporte, les lles se pressaient, jacassantes, et Lon remarqua joyeusementLouise Piron, aux yeux hardis, qui le taquinait avec des aguicheries depuisquelques soirs.

    a cest un bateau ! ou je my connais pas ! dclara Bernard avecadmiration ; y a pas mieux dans le port !

    Savoir sil marchera, risqua Perchais, y a la voilure tablir. .Pour exciter le colosse, Gaud, maigre et sournois, lcha de la pointe

    des lvres :Il marchera peut-tre mieux que ton Laissez-les dire. . .Perchais plissa les paupires et cracha, les yeux mauvais. Mais Ur-

    bain prvenait doucement Aquenee qui tirait sans relche sur un brle-gueule, grsillant au ras de son poil rche :

    Dis donc le Nain, si tu voulais bien pas fumer ? T as donc ben enviede amber ma barque ?

    Oh ! une pipe ! a fait ben ren. . .Et puis t as d largent pour ten payer dautres, des sloops, grogna

    Double Nerf.Alors Bernard intervint :Ah ! non, teins a ou va dehors !Sans rpondre le Nain sortit pas tranants sur la cale, en fumant

    petits coups. Urbain regarda son frre et Lon se posta prs dAqueneeen surveillance.

    De quoi ! hurla soudain Double Nerf, tu souponnes mon frre, tule fais gueer !

    Sait-on point ce qui peut arriver, dit tranquillement Urbain.La peau tanne de Double Nerf rougit et se tendit leort du sang ;

    il se ramassa, le poing massif comme un blier et riposta :Dis rien, nom de Dieu ! ou je te dfonce comme a !Dun seul coup il troua la cloison dont les planches clatrent. Du

    soleil tomba par la brche ; le poing de lhomme saignait goue goue.Les femmes se rapprochrent curieuses, et dirent :Il est saoul !

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Le pre Olichon, Bernard et Labosse essayaient de le calmer, les autresregardaient, intresss. La Marie-Jeanne, craintive, stait leve en ramas-sant ses enfants dans ses jupes.

    Double Nerf a raison, dclara Perchais, Cot le met d et noustous de mme !

    Y a pas de quoi lassommer ! cria Olichon, Cot se dbrouille etvous tes jaloux !

    Ils rigolrent en montrant leurs dents jaunes gtes par le tabac etlchrent :

    Jaloux ! on sen fout pas mal !Mais Double Nerf, de plus en plus excit et soutenu par Gaud et Per-

    chais, continuait gueuler :Jaurai sa peau cte ls d vesse ! Jaurai sa peau !Urbain stait remis huiler son mt avec un calme exasprant ; et

    Louise Piron, descendue jusqu Lon, admirait :Il est brave ton frre !. . . Et toi ?Le joli gars sourit, releva ses longs cils, laissant ler lclat tmraire

    de ses yeux verts, et la jeune poitrine de la Louise sena de contentement.Le pre Piron, tout suant dalcool, spuisait prcher la rconcilia-

    tion :Faut quils boive ensemble ! Faut quils boive ensemble, un verre,

    a eace tout !Les avis taient partags. Double Nerf parlait sans cesse de dtruire au

    claironnement des nom de Dieu qui sonnaient dans sa gorge, et jurait dene trinquer avec Cot que pour lui faire boire un coup la grande tasse.Perchais seorait de le prendre de haut, par le mpris. Mais Gaud, ayantavanc insidieusement quil devrait, sans doute, compter avec lui aux r-gates, Perchais semporta et gronda, le thorax soulev par une tempte desang.

    Ah ! y a trop longtemps quon membte avec cee histoire ? Jbat-trai Cot comme je vous bats tous !

    J parie pour Cot, une tourne !Chacun sengagea son tour, les uns pour Le Dpit des Envieux, par

    haine contre la supriorit de Perchais, les autres pour Le Laissez-les direpar envie dUrbain Cot. Et Double Nerf hurlait encore quil lui ferait

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    la peau cte ls dvesse, quand un vieux entra, coi du chapeau ronddes paysans maraichins, le dos vot, les bras ballants.

    On entendit des rires, des mots : Vla l marchand d patates ! Labande t un mouvement de retraite quacclra un dernier coup de voix.Et quand tous furent sortis, le bonhomme qui les avait dvisags carr-ment un un pronona :

    Bons de la gueule et faillis du bras, cest ren qu des chie dans leau !Ils sen allrent en clamant fort. Le Nain, qui fumait obstinment, les

    rejoignit par le sentier. Et la Marie-Jeanne monta vers son homme endcouvrant les petits de sa jupe.

    Jai eu peur pour toi, dit-elle.Dj le pre Couillaud descendait en toisant de lil la coque puis-

    sante o le soleil clairait, par plaques, le beau chne aux tons de miel. Ildit, sans eusion :

    Bonjour la lle ! bonjour le gars !La Marie-Jeanne poussa vers lui les enfants en murmurant :Allez embrasser grand-pre.Mais lui leur mit simplement la main sur la tte, tandis quil enserrait

    la barque du regard, le front pliss de mditation.Alors, dit-il, cest a qui cote si cher, queuques planches cloues !Dame ! Cest de la belle ouvrage ! vanta Urbain.Le bonhomme sapprocha, caressa les bords et concda :Le bois est bon, cest ben pch de l jeter leau !J pense quil en reviendra, t Urbain.Ptte ben aussi qui nen rviendra pas, riposta le vieux, narquois.Oh ! pre ! pria Marie-Jeanne.Le bonhomme riait silencieusement de toutes ses rides en se bourrant

    le nez de tabac, la force du pouce. Puis brusquement il devint grave etdit :

    Javais promis de vnir voir cte bateau et me vla ; mais, mon gars,jtapprouvions point. Cest trop consquent pour toi et trop de prix. Tasptte seulement point dquoi lpayer !. . Alors ?. . Sil vient des mau-vaises saisons ?. . Lan dernier jons perdu mes ves par les pluies ;ctanne cest le soleil qui mange la rcolte. Y a point dance au temps,et il est le matre. . ..

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    La Marie-Jeanne avait repris son tricot machinalement, un peu gnepar les paroles du vieux paysan, qui sentaient la prudence campagnardeet la lue sans merci contre linvincible nature. Urbain continuait sontravail, trs laise sous des propos dont il nentendait pas la sagesse, etauxquels il rpondit de bonne foi :

    Vous parlez pour la terre, mais nous cest point pareil ; la mer saitpoint manquer.

    Ils taient de deux races et ne pouvaient se comprendre. Toute la li-gne daeux, dvors successivement par la glbe, criait misre au sangdu vieux. Il portait, comme un chtiment, les sicles deorts sans b-nces, de vieillesse aame par lengourdissement, qui ont engendr lesrapacits et la terreur du lendemain. Derrire lui stendait la plainemill-naire, qui, bien que trempe de sueur et grasse de sang, naendait quunrpit de lhomme, pour repousser contre lui ses friches meurtrires.

    Lautre gardait en lui le temps perdu des aventures, o lOcan, routedes mondes merveilleux, charriait de lor. Le mme intrt, qui t au pre-mier marin risquer la tempte, soutenait son courage. Il savait les gainsfaciles de la vie de mer, lexistence assure prs de la grande nourrice, etla certitude dune retraite biait lavenir de son imagination, en mmetemps que lair du large lentretenait de sant et de belle humeur.

    Le vieux avait hoch la tte et stait tu. Dsintress de la construc-tion, il se tourna vers lenclos et jaugea le cerisier :

    Cest du beau fruit, dit-il, et net comme lil !Mais la vue du potager inculte lcura, et faisant une grosse moue

    des babines, il revint son gendre et demanda :and cest-il qutu la mets leau cte barque ?Jpense ben dans une quinzaine.Et soudain, avisant le nom clou sur ltrave, il pella lentement :Le Dpit des Envieux. . . et ajouta entre les dents :a se dit comme a, avant dcommencer.Puis il partit, comme il tait venu, sans embrasser personne.Urbain le vit sloigner avec joie et rclama son frre. Heureuse de la

    diversion, la Marie-Jeanne descendit vers la cale en froant ses aiguillessous sa coie. On entendit un rire frais dans le calme, des claquements depetits sabots, et Lon parut, le sang au visage.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Tu cours aprs cte garce ! gronda Urbain.Mais le jeune homme qui devait retrouver la Louise ce soir, dans les

    dunes, reut sans couter la remontrance et ne rpondit pas.Les belles nuits de printemps et dt, les lles et les gars se rejoignent

    dans les falaises de la Corbire, sitt pass les dernires maisons du vil-lage. Les lles qui poussent en plein vent sur ce coin dle ont les jouestannes, les mains rudes, les muscles forts, le sang chaud. A partir de lapubert, elles portent le dsir clatant dans leurs yeux et le remuent au-tour des reins parmi les jupes. La mer ne prend pas toute la force auxjeunes hommes et les couples sont nombreux le soir lore du marais ouaux plis des dunes. A la manire vendenne, ils changent des caressessatisfaisantes mais point dangereuses, encore quil arrive bien, une fois detemps en temps, quelque jeunesse dtre enceinte. Ses compagnes senamusent, sa mre tape dessus, le cur la marie : a nempche pas dtrehonnte, et davoir du cur louvrage !

    inze jours passrent. La barque sacheva et les formes, neementaccuses par la peinture, rvlrent toute sa force qui remplissait ltroitchantier. Au-dessous de la oaison, du black frais glaait les fonds ; leshauts senlevaient en bleu trs ple, travers dune bande doutre-mer hauteur du pont.

    Le pre Goustan ne travaillait plus et admirait son uvre, les mainsdans la ceinture de son pantalon, do dbordait sa chemise, en ballon-nant. Il demeurait l, bouche be, ne remuant ses vieilles lvres violeesque pour vanter les tonnes de mchefer cimentes au fond de la coque :

    Ny a tel que a pour lester un bateau !Et le jour du lancement vint avec le gros de leau.Un matin odore aacha sur ltrave un bouquet de passeroses et

    xa au tableau le drapeau tricolore. A trois heures la mare baigneraitle chantier et les Goustan saairaient. On fut qurir Malchauss, avecson cric, pour soulever lavant de la barque. Alors, dbarrasse des pon-tilles, elle monta au-dessus des hommes, gante, hausse jusquau toit. EtUrbain eaait une une les corchures, dun pinceau soigneux.

    Le temps se plombait et le vent douest dchirait la course lemanteaudes nuages, au travers duquel tombaient des raies de soleil sur le maraiso tournait la mouee criarde. Les arbres ployaient de lchine ; la toiture

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    du chantier frmissait par secousses ; leau du port, limoneuse, ressaquaiten clapotis.

    Des curieux arrivrent, se tassrent prs des cloisons. Des gens sa-massrent en groupe, sur le quai, autour du douanier important et phra-seur. Franois gueait la mare, tandis que, sous lil conome de grand-pre, odore distribuait, avec parcimonie, le suif lubriant au long dela glissire.

    La mer est pleine, allons-y les enfants !A cet ordre, Urbain trpigna sur la berge en appelant, force de mou-

    linets, une coie blanche qui se htait sur le sentier du ct de lcluse.Mais dpche-t donc !La Marie-Jeanne fonait contre le vent, le jupon coll aux cuisses, re-

    morquant bout de bras son petit Jean qui sautillait dans des galoches.Elle sexcusa : elle avait d aendre la Viel pour lui coner les autres gars.Mais, sans gronder, Cot lui prit la main, lentrana en haut du chantieret se croisa les bras auprs delle.

    Lon venait de monter bord avec le jeune Goustan. Les accores sa-bairent. La barque fut libre, daplomb sur sa quille ; on entendit grincerloutil de Franois qui sciait la savate. Immobile et redress, avec de la joiesur la face, le pre Goustan tendait lil pleines bsicles.

    Un craquement sec, Franois jeta :Envoyez !La barque bouge peine, glisse, prend de la vitesse, touche la mer.Les poutres ronent sous la masse, leau souvre, gargouille, sene,

    contre larrire, et, refoule, monte brusquement sur les berges. Duncoup, la barque incline se redresse, oe et court sur son aire. Les aus-sires raidissent en geignant ; les chanes raguent dans les cubiers ; etarrt dans son mouvement au ras du quai, le bateau revient mollementsur lui-mme.

    Le chantier vide paraissait immense. Les hommes clamaient denthou-siasme et lon rpondait de lautre ct du port.

    A bord Lon etodore agitaient leur bret ; le drapeau claquait dansle grand vent douest ; et personne ne vit Urbain qui soulevait son enfantvers le bateau comme un bouquet despoir.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    LaMarie-Jeanne avait envie de pleurer sans savoir pourquoi. Elle pen-sait au jour de ses noces o elle avait manqu pmer lglise. Elle sap-procha de son homme jusqu sentir sa chaleur. Le petit Jean cria. Urbainsongea :

    Ah ! si le pre tait l !Car il sentait confusment en lui, la fois, leort recul de la race et

    son nouvel lan. Il revit le vieux qui avait tant trim pour amasser, sou sou, largent dune barque, et que la mort avait culbut tout dun coup aufoyer avant quil ait pu voir son rve, ce bateau bleu qui se tenait l-bas,cambr au vent sur ses amarres.

    Les Goustan avaient entonn des churs orgueilleux parmi les hommesqui rclamaient boire. Ctait lheure de la libation rituelle qui consacreles aaires humaines et exalte les victoires. Dj chacun tirait vers la bu-vee quand la Marie-Jeanne poussa un lger cri.

    La boe de passeroses, noue ltrave, venait de tomber leau dansun coup de vent. Elle la regarda, le cur serr, driver sur les courtesvagues. Et bord dun caboteur, une vieille barbe ayant prononc :

    Vla une barque qui commence par un sale temps ! elle prouva de latristesse, et, relevant la tte, elle sonda le ciel o les nuages se pressaientmaintenant, compacts, htifs, en masquant dnitivement le soleil. Alorselle dit son homme :

    Je men vas, cause des enfants et de la soupe.Les deux frres demeurrent seuls et saardrent travailler jus-

    quau noir, sans pouvoir se rsoudre quier cee barque, solide sousleurs pieds et qui tait eux.

    La mer baissa. Le Dpit des Envieux t son trou dans la vase molle etclaire. Le quai le dominait ainsi quun rempart ; une odeur de salure ftidemontait du port sec ; le vent se dchirait dans les mtures.

    Urbain sen alla en laissant Lon de garde bord. Et, comme une heureaprs, il entrait au village par la traverse, derrire chez Viel, une ombresortit dune meule de foin, interrogea dune voix craintive :

    Ton frre ne vient donc pas ?Urbain reconnut Louise Piron qui aendait au rendez-vous quotidien.a te tient dur, rpondit Cot en riant ; not sloop est leau, Lon

    couche bord.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Alors la lle senfona rapidement dans la nuit en reprenant le cheminsuivi par Urbain, les sentiers qui mnent au port de la ville.

    Le Dpit des Envieux tait son mouillage, dans labri de lHerbau-dire. Urbain Cot avait tabli son corps-mort derrire le double rang dechaloupes parallle la jete, et du ct de terre, en sorte que, de sa mai-son, il pouvait avoir sa barque lil. Le vieux canot, avec lequel il pchaitles cancres et la lubine dans les rochers de lle, remis neuf et peint auxcouleurs du sloop, tait amarr son anc, comme un petit serr contreune mre. Et toutes les autres barques avaient galement, autour delles,une ou deux petites embarcations qui jouaient sur les houles sans jamaisscarter.

    La brise douest qui souait le jour du lancement avait forci au dcroitde la mare. Les drapeaux des usines vibraient, sur les drisses arques.La nue, fumeuse, drivait dune masse vers lest et montait sans cesse delhorizon o la mer tait noire. Plus prs, des moutons mlaient son vertprofond leurs cabrioles blanches. La mer remplissait lair de son bruit,criait en cumant dans les rochers de la pointe, bombardait coup devagues la jete sonore, roulait, les barques bout de chanes, ressaquaitau long des cales et venait saplatir, amollie, brise, sur la plage o le ventfaisait courir le sable au ras du sol en grsillant.

    Chez Cot, on travaillait monter des lets tandis que la Marie-Jeanne, en tablier de serpillire, prparait la teinture. Le vent ronait sousles portes, et, dans la cour, du chaume tournait avec un bruit soyeux. Au-dessus du marais, les moulins prudents ne dressaient plus dans lair tu-multueux que larte sans prise de leurs ailes.

    On entendait la mer qui tourmentait la cte et se baait au large. Ilny avait dehors quun groupe de causeurs labri du canot de sauvetage.

    Terrs au foyer ou boire chez Zacharie, dont la buvee ache enleres dun pied la rubrique prtentieuse : Au XX Sicle, les hommesaendaient lembellie pour sortir. Et de temps autre ils venaient lajete, sonder la mer menaante avec de linquitude au ventre et au curaussi, cause des gosses et de la femme.

    De sa fentre, la Marie-Jeanne voyait danser la mture neuve duDpitdes Envieux o clapotait un grement clair ; le pont, ray de coutures, luiapparaissait par intervalle au roulis ; et elle tait re, parce quil ny avait

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    pas, dans le port, une autre barque si propre et si lgre au dos des vagues.A bord la Marie-Jeanne connaissait quatre bonnes paillasses, remplies

    de varech bien sch et mises en place par elle, le jour o Le Dpit des En-vieux prit mouillage lHerbaudire pour la premire fois, quatre bonnespaillasses carreles de gris et de violet, o lon enfonait en se couchant etqui vous tenaient la chair, la serraient, la calaient de tous cts si douillet-tement ! Ntait-elle pas tombe sur lune qui lavait reue comme desbras ouverts lautre soir !. . . Elle tait seule bord, avec son homme quila contemplait arranger les couchees, le corsage dgraf parce quil fai-sait chaud dans le ventre du bateau. Et brusquement voil son Urbain quilempoigne, la roule et se glisse (gliss) sur elle en heurtant son chine auplafond bas. Elle avait cri, cause de sa coie, elle avait ri, et puis mafoi, ctait si bon dtre prise comme a tout dun coup, mange, happecomme qui dirait. . . Elle se rappelait le carr de nuage, perte de vue, quedcoupait le capot au-dessus delle ; les sonorits de la coque ampliantle foueement des drisses ; et quau roulis, de peur de tomber, elle cram-ponnait les reins nerveux de son gars. Ah ! les bonnes paillasses ! le bonsouvenir ! que Cot nommait en riant : le coup du baptme.

    La Marie-Jeanne tait heureuse, parce que son homme penseraitmieux elle dans cee couchee o il lavait fait mourir, parce quelleavait laiss l beaucoup de sa grande joie damour qui demeurerait commeune petite me au cur mme du bateau.

    Et pourtant, la bourrasque persistante linquitait. Depuis son lance-ment, Le Dpit des Envieux navait pu se mesurer avec les autres et barela mer libre pour laquelle il tait fait. Urbain ne souait mot, mais sonvisage se fermait davantage et elle sentait que le temps lui durait terre.Les hommes pouvaient har sa barque, mais la mer, pourquoi ntait-ellepas plus clmente ? La Marie-Jeanne seorait dtre gaie, active, maisquand son homme ne lentendait pas, elle disait volontiers quils na-vaient pas de chance !

    Enn le soleil reparut. Au ciel peu prs neoy, oaient encorede grands nuages fous, comme des oiseaux perdus derrire un vol pass,et leur ombre, sur locan, dplaait des taches sombres, immenses. Dansle matin ple les vareuses bleues se pressrent vers la jete. Les canotsdbordaient, accostaient les chaloupes ; les avirons heurtaient les coques,

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    baaient leau, et dj les sloops appareillaient au cri des poulies. Le soleilbas frappait lintrieur de la digue, allumant les granits blonds qui, commeun mur dor, se retaient dans la mer plate.

    Sur la dune, parmi le vert jaune des joncs courts, une petite femmegueait, la coie lumineuse, du vent dans les jupes. La Marie-Jeanne vou-lait voir partir son homme. Cot sortit un des derniers, et les balises dou-bles, bordant plat sa voilure, il serra le vent la suite des autres barquesqui allaient en caravane, toutes inclines sur le mme bord du ct dusoleil.

    Malgr lombre quelles portaient dans leur creux, les voiles du D-pit des Envieux clataient de blancheur, et, dun mouvement sr, ellesavanaient, tour tour souleves et inclines au tangage, comme dans ungrand salut. Lavant du sloop charruait un peu lourdement la mer qui segonait et bouillonnait lpaule, mais larrire glissait bien dans le sillon,en entranant, comme une auto les feuilles mortes, les bulles phmreset lcume subtile.

    Coup sur coup, Cot dpassa lEspoir en Dieu, lAnge voyageur, le Se-cours de ma vie, et rarapa lentement le Bon Pasteur, la barque noire etblanche o le Nain est pilote.

    Les pcheurs ne parlaient point leur bord ; les hommes de merne sont pas bavards : la pipe occupe leur bouche, locan leur il et leurspenses ; mais tournes vers la nouvelle barque, toutes les faces rudeset boucanes suivaient de prs sa marche et la voir serrer le vent en lesgagnant de vitesse, une mulation jalouse remuait le sang des hommes etdonnait ce dpart de pche une allure de rgate.

    Le Laissez-les dire tenait la tte, au loin, reconnaissable sa hautevoilure bleue, et Perchais, la barre, se retournait par intervalle vers lapyramide blanche qui croissait rgulirement derrire lui sur leau enso-leille.

    Au louvoyage, les sardiniers ports par le jusant sengageaient dans laGrise. Frache, lastique aux voiles, la brise sentait fort la salure du large.Sur la jete, trait noir dans la cte blonde, lil perant de Cot distinguaitencore un point, sa femme srement qui laccompagnait du regard ; et ileut de lorgueil de sa barque, de la Marie-Jeanne et de lui-mme. Le pointseaa, la digue steignit. Il ny eut plus que la bosse confuse de lle

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    embrume et devant lui, la mer innie o les petits bateaux se perdaientparmi les vagues.

    A dix milles dans louest, le Laissez-les dire rencontra la sardine et miten pche. LAimable Clara arrivait son tour, puis tout aussitt ce fut leDpit des Envieux qui avait sem les concurrents en trois heures de route.

    A son bord, Perchais jura un nom de Dieu formidable en houlantdu torse et boant son pont. Double Nerf nen revenait pas de voirCot derrire lui, tandis que la voilure de son frre, marque de lancrepilote, se perdait au loin parmi les tranards.

    Mais bientt le ciel se chargea de nouveau, et louest recommenade lcher des nuages sombres et crevasss au travers desquels tombaientdes raies compactes de lumire dor. Le soleil avait des jambes, commedisent les marins, et ctait mauvais signe. Dj la mer sassombrissait,se creusait, couverte de houpees blanches qui clataient perte de vue,tandis que des glacis sallumaient et steignaient au penchant des vagues.Lhorizon obscurci se fermait comme une muraille au pied de laquellelocan se dtachait en champ clair sur lequel roulait dj la tempte.

    En hte les pcheurs embarquent les lets, amarrent les canots aucul des sloops et tiennent la cape pour rduire leur voilure qui fouee grands coups secs. Et les barques si res au port, si normes au chantier,si colores dans le soleil, cahotent et gmissent, pauvres petites chosesnoires que la mer bouscule aveuglment, et sur lesquelles des hommescramponns sagitent.

    Dinstant en instant le vent force, samplie au point de devenir pal-pable bien quinvisible. Il a du poids et sie. Il pse sur les poitrines,assourdit loreille et, comme la main, crte les vagues pour emporterdans sa course de lcume et du sel.

    Aux bas ris les sloops vitent vent arrire et fuient vers lle dont lephare du Pillier repre la position. Les mts, dresss hauts par-dessus lesvoiles, geignent en ployant, les palans crient, les haubans raidissent parsecousses et les barques dboulent en pousses successives les vallon-nements de la mer. Elles fuient, parfois djauges de lavant, montrant laquille et leurs dessous brillants de coaltar ; parfois tombant au creux dunemontagne deau qui masque lhorizon. Elles fuient, poursuivies sans cessepar les vagues innombrables qui les gagnent, dferlent sur les tableaux,

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    envahissent les ponts o des ruisseaux hsitent, les enlvent pleins dos,seacent devant dautres, qui accourent, gones, baveuses, heurtent lesarrires et passent, pour tre remplaces par dautres encore, aussi m-chantes, aussi normes. Au roulis le coin tremp des grandvoiles montealternativement dans le ciel et sabat dans la mer. A bout de bosses, lescanots, prcipits ou retenus par une lame, mollissent et tendent tour tour leurs amarres en menaant de les rompre. Lcume vole et lembrunfouee en cinglant.

    Arc-bout sur sa barre, cal dans un trou, ras le pont, lhomme veille,les yeux petits, la trogne en avant, le dos rond sous la bourrasque. Cesttout un troupeau de voiles minuscules, bleues, blanches et rousses, re-pouss du large, chass au ras des ots, presque aussi vite que cee fumede nuage que le vent emporte follement sous le ciel obscur.

    Le Dpit des Envieux double le premier la pointe blanche de la Cor-bire, labri de laquelle la mer brise devient plus maniable.

    Le Laissez-les dire le serre avec lintention vidente de lui couper laroute. Mais Cot approche gaillardement les roches, malgr le ressac,pour empcher ladversaire de passer au vent. Les deux sloops naviguentdans les brisants, le bout-dehors du second aiguillonnant le premier. Ilssemblent la merci dune vague qui les culbuterait lun sur lautre. A labarre les hommes gouvernent comme des dieux.

    Il y a des femmes sur la jete, unemain leur coie, lautre agrippe augarde-fou. Cot vire la balise rouge et vient casser son aire dans le port oles rafales, enjambant la digue, soulvent des plaques de frisures. Soudain,derrire lui, Perchais aborde lourdement son canot. Les deux patrons setoisent de toutes leurs faces o les yeux surtout vivent, mchamment.

    Le soir Julien Perchais sen fut chez Zacharie. Il avait besoin de boirepour avaler sa dfaite, de crier pour apaiser la colre qui bouillonnaitdans le core de son thorax. Tous les mcontents taient l : les deuxAquenee, Gaud, Izacar, le mareyeur, Viel le riche, Olichon, des gars Piron et le pre Piron lui-mme qui airait quelques tournes lil. Lalle Zacharie, avec un chignon en casque et une robe lgre, remplissaitles verres deau-de-vie blanche, en penchant sa forte poitrine au ras desvisages. Mais les hommes qui aimaient la aer dhabitude, avec desregards quivoques, lignoraient, le front lourd de soucis, lil xe.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Dehors la mer tumultueuse occupait toute la nuit et le vent secouaitles portes comme un hte oubli. Sous la lampe, les pcheurs faisaient legros dos, serrant prs prs les vareuses festonnes de blanc par les d-pts salins, et leurs rudes trognes sauries o brasillaient les prunelles. Laconversation tait sourde comme un complot. Mais si quelquun avanaitque le Dpit des Envieux naviguait bien au plus prs, Perchais hurlait :

    Du bois neuf pardi ! cest lger comme un bouchon !Et si une autre voix signalait sa rentre le premier, vent arrire, il

    lanait nouveau :Un sabot ! une charree ! tout fout lcamp aux allures portantes !Douze fois la lle de Zacharie remplit les verres. Lalcool ensanglan-

    tait les visages, soulevait les bras en menace dans la fume des pipes.La haine commune entretenait lentente et lorsque la femme de Perchaisemmena son homme de force, les pcheurs se dispersrent, sans se bare,dans les tnbres compactes o criait la mer.

    Deux jours plus tard, son mouillage, le Dpit des Envieux chouasur un grappin qui lui creva le ventre ; le lendemain des cailloux lui en-traient au anc. Cot comprit que des vengeances imbciles et froces letraquaient et sacharnaient bassement contre sa barque. Il fallait faire ttesans insolence, mais avec ddain ; et la satisfaction davoir luer sansmerci excita ses nerfs, gona ses muscles, dilata sa poitrine, bandant toutson tre fort dans un dsir dexpansion victorieuse, la fois sauvage etmeurtrire.

    Lon fut dsign pour coucher bord, de quoi il saccommoda joyeu-sement en songeant Louise. Leurs rendez-vous quotidiens trouvaientun abri confortable, et ds quil eut commenc sa garde. Lon vint chaquesoir la jete chercher la lle, avec son canot.

    Le port est inniment calme dans les nuits de beau temps. Sur leaunoire qui semble opaque et sans profondeur, les chaloupes doubles parlombre sont, ce point, immobiles et hautes, quon stonne de les voirremuer quand on les accoste trop rudement. La pointe des mts monteparmi les toiles. and on les touche, on sent les cordages, les ponts etles voiles suer grosses goues. Le canot quon pousse la godille pa-rat ler trs vite dans des ruelles entre les barques, glisser sans eort surquoi ? Pas de remous, pas de sillage, pas de lueur, pas de bruit ; cest la

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    mer pourtant, mais alourdie de tnbres ; et lorsquon aborde la digue,immense au-dessus de la tte, on a limpression douloureuse de ne pou-voir jamais aller au del.

    elquefois, cependant, la mer sallume au passage du canot, setrousse en minces bourrelets de cristal bleu et dploie larrire un ven-tail de pierres prcieuses o opales, turquoises, et lazulites jonglent au-tour de laviron, clatent, steignent, sombrent, rejaillissent et meurent lair ds quon les soulve avec la rame comme une pellete de lumire.

    Les nuits de lune sontmoins vastes que les nuits obscures, parce quonvoit un horizon, les plages blanches, les maisons blanches, leau glace,le troupeau des sloops la chane et la digue limite, blanche aussi, etlocan dsert mais rvl par son mirage pale, si dlicat ! Le vague etlinni des lments disparaissent avec la lune, parce quil y a un paysage,imprcis vrai dire et fantastique cause de lamplication des chosespar les ombres. Mais le calme est pareil, plus rveur et moins erayant,plus humain et qui sollicite le cur mieux quune musique ou un pome.

    A lchelle, Lon appelait doucement et aendait la Louise qui, brus-quement apparue l-haut, saalait pieds nus le long des chelons. Le garsla recevait pleins bras, la chatouillait pour rire un brin, puis ils dbor-daient en silence.

    Sitt enferms sous le rouf aux moiteurs saumtres, ils streignaient ttons, ce qui donnait lieu de drles de mprises. Elle tait imprgnedes fadeurs de lhuile brasse toute la journe ; il sentait aigrement lasardine.

    Leurs mains rudes et leurs jeunes corps senlaaient avec une belleforce animale qui ployait et faisait craquer leurs membres. Le varech despaillasses grsillait sous eux menu bruit ; la barque close sommeillaitdiscrtement sur leau muee.

    Au petit jour la Louise schappait et rentrait la masure familiale, aurisque daraper la racle. Elle avait dailleurs trouv le moyen dviterles coups de son pre ; sa mre ntait pas dangereuse, molle et alourdiepar une perptuelle grossesse. Le samedi, malgr les menaces, elle gardaitles deux tiers de sa paye et, durant la semaine, elle achetait, loccasion,la grce dune vole.

    Touche-moi pas, tauras dix sous !

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Et le pre Piron, qui prfrait encore cinq goues au plaisir de baresa lle, se calmait, empochait la pice et descendait chez Zacharie. Mais levieux tait vif, Louise gourgandine, et ses conomies ne la menaient pastoujours jusquau samedi ; alors elle navait plus qu garer son derrire.

    Depuis quun homme veillait bord, Le Dpit des Envieux chouait laise, sur le sable, ses beaux ancs intacts. La pche marchait souhaitet Cot, toujours le premier parti, le dernier (premier) revenu, faisait derudes journes. Il se tenait lcart, en famille, ml le moins possibleau village qui schauait lapproche des rgates. Des menaces lui frap-paient encore les oreilles, de temps autre, au passage. Mais brusquementla haine fut suspendue et laention dtourne quand les Sablais parurentsur la mer bretonne.

    La sardine venait de monter terre, jusqu lentre de la Loire, en-tranant les barques o les hommes aams sont en arme.

    La mer stait couverte de voiles rousses, vertes, jaunes, bleues, cla-tantes dans le grand soleil de lt, de voiles dcolores, roses ou rsdas,de voiles si lourdement teintes de cachou quelles pesaient comme destours sur les coques minces. Les petits ports de la cte furent envahis. Lessloops sentassrent quai, ancs contre ancs, si troitement quon en-tendait craquer leur ossature aux basses mers de la nuit ; et des troupeauxentiers demeuraient sur rade, rver, comme de potiques fantmes, lemt dans les toiles.

    La sardine tomba du coup vil prix. Les barques rentraient morte-charge et si nombreuses que, des usines, les refus partirent dune seulevoix, tandis que la concurrence amenait les marchs de misre. Lexploi-tation sorganisa automatiquement, et un tour de vis t crier ces hommesaccourus, les boyaux vides, au seul endroit o ils espraient manger.

    Le premier soir, quinze Sablais vinrent lHerbaudire orir la sar-dine cinq francs. Lusine Rochefortaise et Prval lobtinrent quatrefrancs dumille, mais les matelots neurent pas le temps de la porter au vil-lage. Dj les gars du pays escaladaient la jete par les cales, les chelles ;de grosses chenilles humaines rampaient pic le long du granit ; les qui-pages accostaient force davirons et dans un grand tumulte de galocheset de cris les Noirmoutrains tombrent sur les Sablais.

    Ce fut une mle de vareuses, de salopees bleues, o vibrait le re-

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    troussis rouge des caleons. Des poings senlevaient au-dessus des facesbriques qui roulaient sur les fortes paules. Des sabots lancs rasaient lesgroupes et les paniers volaient sans rpit, lchant une pluie dargent etjonchant le sol de sardines blanches. Le sel cras crpitait sur la diguemacule de sang. Un mousse jet leau regagnait son bord la nage. Onvit Perchais culbuter une civire charge de poissons par-dessus le garde-fou, Double Nerf brandir un aviron bris, et, derrire leurs hommes, lesfemmes aboyer aprs les Sablais, sans songer aux pouses qui vivaient crdit dans laente.

    A leau ! buveurs de sang ! ls de putains ! voleurs ! A leau ! leau !. . .

    Les malheureux neurent que le temps de courir aux canots, et de ral-lier leurs sloops toute godille, traqus par ces hommes qui taient despcheurs comme eux, misrables comme eux, et sauvages comme ils ledeviendraient eux-mmes pour dfendre leur pain quotidien.

    Tout lHerbaudire tait sur la jete en rumeur. Le brigadier Bernardprononait des paroles de paix, aprs la bagarre, indulgent encore pourses pays :

    est-ce que vous voulez ! on est chez nous pas vrai !. . . Faut pasquils y viennent, voil tout !. . .

    Y a donc pus d poissons chez eux quils arrivent fouiller notmer !grognait le patron du Brin damour.

    Et, la pointe de la jete, prs de la cloche de brume, Perchais, lacasquee en arrire, les poings tendus, dchargeait des menaces :

    Et dla route, nom de Dieu ! Foutez-moi l camp !Les sloops, mouills dans le chenal, drapaient leur ancre, reprenaient

    la mer lentement, comme regrets, et sloignaient en silence du ct dusoleil qui se couchait rouge au large incendi. Ils sen allaient sur locancalme, plus clment que les hommes, o ils aendraient dtre encore unefois chasss de terre le lendemain.

    Cot ne stait point ml de laaire. Tranquillement, son canotchou sur la plage, il avait port sa pche chez Prval, pendant la lue.Mais la Gaude qui descendait au port, aire par le vacarme, lavait vurentrer lusine, et maintenant, sur la digue, elle sagitait parmi les coieset les brets, en bousculant les hommes :

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Vous tes l comme des sots feignanter ! y a longtemps que Cota vendu sa pche !

    Les gars avaient oubli le poisson et poursuivaient dun il dur lesgrandes barques qui svadaient sur la mer ardente. Le souvenir de Cotles exaspra. La colre sena vers Le Dpit des Envieux, immobile sur soncorps-mort, la voilure amene, alors que les autres sloops avaient encoreleurs voiles hautes, et le Nain profra :

    Cot est un tratre ! mais son tour viendra !Dans la foule, Zacharie laubergiste semait des conseils, proposant

    une dmarche collective aux usines, pour exiger quil ne soit jamais rienachet aux Sablais, sous peine de grve. Perchais et les Aquenee d-cidrent le mouvement. La cohue se retourna et remonta au village odescendaient les lles curieuses en sabotant.

    Le soir tombait lentement, et, en mme temps que le jour, la mer seretirait, chouant les barques encore voiles, les canots pleins de sardines,tandis que le jusant emportait au large des paniers dont lanse mergeaitparmi les menus reets dargent qui drivaient par milliers.

    Le tumulte roula par les rues, jusquau noir qui entassa les pcheursau XX Sicle, o Zacharie dbita de lalcool par litre. Les tables taientcomme des grappes qui remuaient dune seule pice en grondant. Lesjurons occupaient les bouches, et les verres au cul massif gonaient lespoings. En vain des femmes tentrent de rentrer leurs hommes. Trs avantdans la nuit calme, la lampe rougit le cabaret, et les gueuleries passrentsur le village.

    Chez elle, Marie-Jeanne tremblait la veille, dans la grande chambreo luisaient les meubles propres. Urbain lexhorta :

    Crains rien, va, ils font plus d bruit que d besogne !Il nous arrivera malheur tout de mme, on nous dteste trop. . .Tant mieux, cest a qui donne du courage !Urbain parlait rageusement dans lexaspration de sa volont bute.

    Il citait son pre qui risqua sa vie pour sauver lquipage norvgien : unCot navait jamais recul ! Et blmant ces braillards qui gchaient leurtemps et leur argent, il ajouta :

    Cest jaloux ! a travaille seulement point !

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Il travaillait tant, lui, pour satisfaire son ambition, pour arriver pos-sder plusieurs barques et du bien en terre comme Viel le riche, et sassu-rer, avec sa retraite, une vieillesse paisible. Et prs de la lampe basse oil fabriquait du let sans relche, ses mains sactivaient, faisant craquerle l, tandis que la crispation de ses sourcils fermait dnitivement sonfront ttu.

    Marie-Jeanne ladmirait et reprenait conance devant la puissancesre de ses muscles et lobstination formidable de ce vouloir. A ct delle,dans la pice voisine, les enfants dormaient en ronant doucement ; ellesavait que Lon veillait bord du sloop ; et cee rgularit coutumirede la vie quotidienne lui rassura le cur.

    Le lendemain de la bagarre, six gendarmes et un brigadier arrivrent bicyclee. On les logea par trois dans chaque usine, et le brigadier sins-talla chez Zacharie. Les marins les virent sur la jete en rentrant ; deuxpchaient le mulet la turlue sur les conseils des douaniers ; les autresfumaient des pipes, assis les jambes pendantes, ou appuys au garde-fou.

    La soire fut calme, bien quun grand sloop des Sables, malavis, vintaccoster la cale au coude de la jete.

    Cinquante gaillards arms de triques laccueillirent.A cause des vocifrations, il fallut du temps pour comprendre que les

    Sablais imploraient seulement du pain. Le patron, un haut gars aux traitscoupants, levait bout de bras une pice blanche. Un gendarme apportaune miche, puis, dun seul eort, la pointe des gaes, les hommes re-poussrent la barque. Elle vita dans un geste arrondi de sa grandvoile, etsur ses fargues on lut comme une drision, le nom formidable de Danton.

    Avec le temps, les esprits sapaisrent. Les Sablais demeuraient sur lesbancs et gagnaient, au soir, la cte bretonne ou cdaient leur poisson auxvapeurs qui font le march sur les lieux de pche.

    Le mois daot continuait juillet sans transition. Chaque matin, lemme soleil dor montait de lest, jusquau znith, pour retomber sanshte, rouge, puis carlate, dans locan que lon stonnait de ne pas voirbouillonner en lteignant.

    Les barques envoles laube sur la mer smaragdine rentraient tardsur un ot vermeil, mari au ciel lhorizon.

    Ctait le va-et-vient quotidien du large lle, la pche, la vente, le

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    schage des lets bleus qui oent au long des mts, comme des mousse-lines, autour du lourd chapelet des liges. Ctait la vie, redevenue mono-tone au village quanime, deux fois le jour, la cloche des usines la sortiedes lles aux yeux hardis. Et les rivalits ressaisissaient les hommes l-chs par les haines trangres.

    On avait sans doute oubli de rappeler les gendarmes qui restaient l,faisaient la partie chez Zacharie, discouraient et fumaient avec les vieuxderrire labri du canot de sauvetage, pchaient la ligne, enseignaient labicyclee aux gamins aprs lcole, et, la nuit close, allaient causer unbrin avec les jeunesses dans les dunes de la Corbire.

    Cependant une activit singulire remuait les quipages. Le temps desrgates approchait comme une Pque et les grands sloops lavaient leursrobes et revtaient des grandvoiles neuves, blanches comme du lin. Lesponts rajeunissaient sous la brique et les coques, lisses la grae, lui-saient de black frais. A lauberge, on se sentait les coudes en des concilia-bules sourds et dants.

    Ce fut lpoque o Cot teignit sa voilure en rouge avec son grandche carr qui clata, comme un tendard, au sommet de la mture. Per-chais en sauta ainsi quun taureau, croyant au d. Et la main sur le verre,on lentendit jurer au XX Sicle :

    Si je mange pas Cot aux rgates, jsuis pas un homme !Il avait vent toute la nuit, une bonne petite brise douest qui pas-

    sait amicalement, comme une main frissonnante, sur le dos des maisonsendormies, et agitait la crcelle, installe par le brigadier Bernard, dansson potager, pour erayer les oiseaux. Toute la nuit, cee cliquee avaitbau nerveusement dans le village silencieux, au-dessus du bruit doux dela mer.

    Le matin il venta plus sec quand le soleil parut. Le ciel navait pascee profondeur bleue des beaux jours dt o lazur est dense et colorcomme un autre ocan ; il se dveloppait, ainsi quune gaze blanchtre etlumineuse, dont les plis pesaient en brume sur lhorizon.

    Ctait le grand jour des rgates. A regret la mer baissait sur la plagedor, tandis que les dos gomoneux des roches commenaient mergerle long du chenal, luisants comme des carapaces de tortues marines quiauraient dormi eur deau.

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    Les sloops appareillaient sans hte. Sur la digue ramageaient les va-reuses propres, les caracos clairs, les bonnets blancs, les foulards vertstendres, roses et groseille. Les mousses embarquaient des ballots de voilesqui sentaient la cotonnade et le goudron. On criait, on sappelait, on riait.Les vieilles barbes disaient lavenir de la journe ; les lles sesclaaient toute gorge et jacassaient dune voix pointue ; les hommes plaisantaientavec d et leurs paroles clamaient la lue.

    Beau temps pour saligner les gars !Et de la brise au ot, que j pense, souquer la toile !Le Secours de ma vie dbordait avec la Gaude en sabots blancs et en

    jupons courts, la poitrine magnique dans le corsage carlate. Chargdhommes recruts pour la manuvre, le Laissez-les dire sortit sous lamain de Perchais. Puis, ce fut lAimable Clara o Double Nerf exhibaitses glorieux biceps, parmi lquipage qui chantait en vidant bouteilles :

    Il faut les voir tous ces jolis garons,and ils sen vont tout habills de blanc !Il faut les voir tous ces jolis garons,and ils sen vont tout habills de blanc !. . .

    Sans clat, Urbain Cot glissa dans le sillage de la chanson qui sonnaitsur le cristal des eaux calmes. Dautres churs senlevaient sur dautresbarques. Les sloops prenaient la le le long de la terre blonde ; et djla rade de la Chaise apparaissait peuple de voiles, sous le grand bois dechnes pouss dans la falaise.

    Les barques arrivent, dcrivent dun coup daile un demi-cercle dontla trace persiste, et, leur aire casse, glissent encore, sarrtent, les voilesinertes, comme on meurt aprs un dernier soupir. Ce sont les chaloupesde lEpoids, noires et rondes, aux voiles cambres ; les Pornicaises peinteset les ctres (cotres) des Sables, puissants prs des Noirmoutrains aux culsgrles ; ce sont des Bretons, tnbreux, dressant haut leurs deuxmts sanshaubans, comme des pieux ; et puis des yachts, aux coques glaces, auxponts blancs clairs de cuivres ; des rgatiers fusels, ras leau commedes pirogues, domins dearantes voilures. Des canots, des youyous cir-culent. Les ancres mouillent avec fracas, les poulies chantent en plaintesrythmiques ; des voix hlent des voix ; des chansons, des rires, des jurons

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    passent. Cest tout un tumulte sans violence, dilu dans lair immense,amorti par leau ; un mouvement joyeux qui occupe ladresse et la forcedes hommes ; une cohue dembarcations actives ; ce sont des maillotsbleus, des pantalons blancs, des clats de vernis, de ripolin, et sur la merles reets verts, jaunes, rouges des grandvoiles ployes dans le soleil.Vision magnique de la vie expansive, lumineuse, avec la mer qui palpitecomme une poitrine, avec les gros bouquets de chnes qui poussent versle ciel toute la fcondit dune terre, avec les barques qui sont des tres delue et de misre, avec les hommes vigoureux et souples, entrans pourvaincre.

    Le vent du large roulait la cime du bois en la faisant vivre au-dessusde lestacade qui se chargeait de monde au point de paratre ployer. Destoilees claires remuaient sur le remblai avec la houle lgre des om-brelles. Il y avait des quipages sous la vote de la grande alle, prs desnes de louage qui aendaient patiemment en crasant leur croin.

    Les trois Goustan taient l, accots au garde-fou. Couronn dunfeutre noir, la boutonnire adorne du ruban tricolore, grand-pre ex-hibait des breloques dargent sur son ventre creux. Les gars, en chapeauxde paille et en manchees, lencadraient, et, chaque poigne de main,ils entonnaient dune seule voix :

    Vous lavez vu ?. . .oi ?. . .Not bateau, l dernier quon a fait ?. . . Tenez, l-bas, prs du breton,

    le grand sloop bleu. . . Oui, l. . . Dame ! cest d la belle ouvrage, et amarche que l diable !. . . Il va raer tous les prix !

    Le Dpit des Envieux oscillait doucement de son grand mt avec desairs calmes et entendus, tandis que son long bout-dehors encensait sur leshoules mortes. Une femme embarquait dans le canot accost ; des enfantsfurent passs bout de bras ; et un homme nagea vers lestacade o LouisePiron aendait la Marie-Jeanne.

    Extasis devant leur uvre, les Goustan poursuivaient ingnmentleur rclame admirative, et Franois armait quil ny avait jamais eu otmeilleur bateau, quil courait plus vite que le train, et que, vent arrire,cest point le vapeur qui le raraperait !

    Par instant on entendait grincer la crcelle des loteries o tournent des

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    pyramides de vaisselle devant la convoitise des amoureux qui rvent demnage. Les ptards de la tte de turc clataient coup sur coup en procla-mant la force des gars. Les rires se mlaient aux cris ; la joie montait dansle soleil, avec une poussire blonde, au-dessus de la foule agite dunegrosse rumeur sans pitinement, parce que le sable mangeait le bruit despas.

    Louchon le facteur, eanqu sous la blouse, nait en compagnie duventre de Zacharie. Des gaillards dambulaient vers le bois, un litre souschaque bras et des charcuteries dpassant la poche. Malchauss, qui avaitconstruit hier lestrade du jury et plant six mts, circulait aair, en brasde chemise, suivi dun compagnon, la masse lpaule.

    Sous la tente, les autorits braquaient des jumelles. Autour du fortSaint-Pierre o larticier bourrait les mortiers, deux gendarmes conte-naient les galopins.

    Brusquement, un coup de canon xa la foule. Le remblai mouvant seretourna dune pice vers la mer. Un grand drapeau tricolore descendaitpaisiblement dun mt et une petite fume senlevait jusqu la crte dubois o le vent lemporta.

    Des youyous, des plates dbordent de partout, chargs de gars ro-bustes qui montrent leur poitrine et des bras nus bleuis de tatouages. Lespeaux basanes, fermes sur les muscles durs, les gueules barbues, ruti-lantes, les poings massifs, les reins sangls grouillent tumultueusementsur les pilotis, les chelles et dans les canots secous par le ot vif. Onchante, on jure, on sinterpelle. Des casquees sont brandies et des litresvids mme le goulot. Et sur tout cela du soleil profusion, une atmo-sphre lumineuse et chaude qui excite encore la vie dchane sur ceemer transparente, fconde et gone, vivante aussi.

    Dj les yachts croisent sous voiles, blancs fuseaux qui emmlentleurs sillages autour des chaloupes. Les grands portent haut toute leurvoilure, tarque bloc et si plate quelle se confond avec le mt auxvirements de bord ; les petits ont serr de la toile parce quil vente tou-jours sec hors de labri du bois. Ils voluent srement, prestement, incli-ns sous une rafale, puis redresss avec lenteur, courant sur leur aire lesvoiles baantes, ou fuyant vent arrire, la mture ploye en avant. Cou-chs sur leur pont pour diminuer la rsistance, les hommes immobiles

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    ont par intervalle des gestes forts, prcis, mcaniques, qui changent duncoup lallure du bateau. Lme des hommes et lme des barques est main-tenant la mme. Leur sang bat au del de leurs artres, jusquau fond dela quille tranchante, jusquau sommet du che tendu. Leurs muscles tra-vaillent dans le grement qui crie. Ils voluent avec la barque, penchent,roulent, gmissent avec elle. Il ny a plus quun tre vivant, puissant, auxmultiples yeux contracts daention, qui se meut pour la lue parfoismeurtrire, toujours sans merci.

    Un coup de canon !La fanfare en location dchane ses cuivres dans une Marseillaise vi-

    goureuse. Au fort Saint-Pierre le drapeau est amen. Les grands yachtscoupent la ligne, en paquet, et courent au large, dans le ballonnement lu-mineux de leur voilure, vers lest o parat le point noir de la boue. Leciel est toujours dune blancheur brumeuse, peine brouille dazur ; lamer vert meraude, hache de traits dcume.

    En tte on reconnat les deux hautes silhouees du Mab et de lElga.Successivement les bateaux de plaisance partent en sries distingues parun guidon qui bat leur grandvoile. Des barques moteur jouent sur radeou suivent les petits rgatiers qui fuient la cte, comme desmouches deaulgres et imprudentes.

    Maintenant les rudes chaloupes restent seules, mouilles en rang parle travers. Les Sablais sont en avant et derrire eux salignent les Noir-moutrains avec la coque blanche du Laissez-les dire en tte de le. Depuisle matin, Perchais monte la garde son bord pour empcher son concur-rent de lui voler sa place. Puis viennent Le Secours de ma vie avec sa largeceinture docre rouge, le Bon Pasteur noir et blanc, LAimable Clara vertet rouge o Double Nerf mne un chur de forcens ; puis le Dpit desEnvieux, calme dans sa robe bleue ple rehausse doutre-mer ; puis lescoques grises du Brin dAmour, du Bec sal et dautres, LEspoir en Dieu,le Vas-y-jen viens, lEtendard du Christ, et dautres encore aux couleursvives, luisant sous larrosage des vagues qui les roulent en raidissant leursamarres tires brusquement de leau avec un bruit strident daspiration.

    Les mtures oscillent avec ensemble. Les hommes sont leur poste,pendus aux drisses, la tte nue, immobile dans le vent. Une impatience f-brile exaspre les plus modrs. Les secousses des barques se rpercutent

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  • Le Peuple de la Mer Chapitre I

    dans leur thorax o le cur saute. Des ordres, des jurons brefs partentcomme des balles. On voit le caraco rouge de la Gaude amber sur le Se-cours de ma vie et la stature de Perchais dominer pesamment larrire deson bateau. Les regards mangent la terre, dans laente du signal, et surtoute la chane des sloops, un grand soue de force brute gone claterles poitrines et les coques.

    Un coup de canon !Ho hisse ! Ho hisse !. . . Hardi ptit gars ! Ho hisse !. . .Par grandes peses, les lourdes voilures senlvent, asques, loque-

    teuses, puis ployes brusquement, arrachent les barques du mouillage.Les palans forcs geignent de douleur. Les hommes, accrochs par grappes,tarquent coups de reins. Et les voiles se tendent, saplatissent, crispantleurs empointures, tandis que les hommes se ruent sans cesse grandscris.

    Hardi garon !. . . Ho hisse ! Ho hisse !. . .Le Bon Pasteur tombe sur lAimable Clara et les deux Aquenee sin-

    sultent sauvagement, bord