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1 Les sciences sociales en mutation, CADIS, 3-6 mai 2006. Sciences neurales, sciences sociales : de la sociologie individualiste à la sociologie de l’individualisme (De Mauss à Wittgenstein et retour) Alain Ehrenberg CESAMES, CNRS-INSERM-UParis5 NB : Conférence développée et précisée dans l’article à paraître dans les actes du colloque (on y trouvera aussi les références bibliographiques). Cette conférence va discuter la référence au sujet en sciences sociales et en sciences neurales et défendre l’idée que la sociologie est l’étude de l’action humaine en tant qu’elle est humaine et non pas physique, ce qui implique une logique propre (qui n’est pas externaliste [Andler], pas plus qu’internaliste, d’ailleurs) Les émotions, les sentiments moraux, la subjectivité sont aujourd’hui à la fois une question transversale à la biologie et à la sociologie et un thème stratégique, car on y trouverait le secret de la socialité humaine. Dans la première partie de cet exposé, j’indiquerai dans quelle mesure les sciences neurales et les sciences sociales ont pris un tournant subjectiviste face aux transformations de la société individualiste égalitaire. Dans la deuxième partie, je souhaite moins déployer de nouveaux modes d’approches que proposer un retour aux questions sources de la sociologie soulevées par Durkheim et Mauss dont la pensée est très mal comprise aujourd’hui. Quel est l’intérêt d’un tel retour alors que la société d’individualisme de masse et de capitalisme globalisé n’a plus aucun rapport avec celle de 1900 ? Tout simplement parce que tant que l’on n’a pas clarifié ce que l’on désigne quand on parle d’un fait social, je doute fortement à la fois de l’utilité de ces nouveaux modes d’approches et de l’interdisciplinarité sciences neurales— sciences sociales. Cet exposé tente de suivre la démarche du philosophe Vincent Descombes, dont les travaux ont poussé au moins trois sociologues français (Irène Théry, Philipe Urfalino et moi-même) à renouer avec la démarche de Durkheim et surtout de Mauss, mais réformée par la philosophie de Wittgenstein. L’intérêt de cette démarche est de faire comprendre que le fait social est non seulement un fait de relation, mais encore un fait de relation qui n’est pas de nature intersubjective. C’est le fil conducteur de cet exposé qui plaide pour une définition de la sociologie comme science de l’institution, de l’esprit des institutions. Le problème consiste à dénouer le malentendu que soulève la notion d’institution dans les sciences sociales, c’est-à-dire les règles qui gouvernent, dans toute société, la part de l’impersonnel et du personnel : il

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1 Les sciences sociales en mutation, CADIS, 3-6 mai 2006.

Sciences neurales, sciences sociales : de la sociologie individualiste à la sociologie de l’individualisme

(De Mauss à Wittgenstein et retour)

Alain Ehrenberg CESAMES, CNRS-INSERM-UParis5

NB : Conférence développée et précisée dans l’article à paraître dans les

actes du colloque (on y trouvera aussi les références bibliographiques). Cette conférence va discuter la référence au sujet en sciences sociales et en

sciences neurales et défendre l’idée que la sociologie est l’étude de l’action humaine en tant qu’elle est humaine et non pas physique, ce qui implique une logique propre (qui n’est pas externaliste [Andler], pas plus qu’internaliste, d’ailleurs)

Les émotions, les sentiments moraux, la subjectivité sont aujourd’hui à la fois une question transversale à la biologie et à la sociologie et un thème stratégique, car on y trouverait le secret de la socialité humaine. Dans la première partie de cet exposé, j’indiquerai dans quelle mesure les sciences neurales et les sciences sociales ont pris un tournant subjectiviste face aux transformations de la société individualiste égalitaire. Dans la deuxième partie, je souhaite moins déployer de nouveaux modes d’approches que proposer un retour aux questions sources de la sociologie soulevées par Durkheim et Mauss dont la pensée est très mal comprise aujourd’hui. Quel est l’intérêt d’un tel retour alors que la société d’individualisme de masse et de capitalisme globalisé n’a plus aucun rapport avec celle de 1900 ? Tout simplement parce que tant que l’on n’a pas clarifié ce que l’on désigne quand on parle d’un fait social, je doute fortement à la fois de l’utilité de ces nouveaux modes d’approches et de l’interdisciplinarité sciences neurales—sciences sociales.

Cet exposé tente de suivre la démarche du philosophe Vincent Descombes, dont les travaux ont poussé au moins trois sociologues français (Irène Théry, Philipe Urfalino et moi-même) à renouer avec la démarche de Durkheim et surtout de Mauss, mais réformée par la philosophie de Wittgenstein. L’intérêt de cette démarche est de faire comprendre que le fait social est non seulement un fait de relation, mais encore un fait de relation qui n’est pas de nature intersubjective. C’est le fil conducteur de cet exposé qui plaide pour une définition de la sociologie comme science de l’institution, de l’esprit des institutions. Le problème consiste à dénouer le malentendu que soulève la notion d’institution dans les sciences sociales, c’est-à-dire les règles qui gouvernent, dans toute société, la part de l’impersonnel et du personnel : il

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2 Les sciences sociales en mutation, CADIS, 3-6 mai 2006.

n’y a de personnel, donc de subjectif, que parce qu’il y d’abord un monde de significations impersonnelles cohérentes sans lesquelles la subjectivité humaine se perd dans l’innommable de la folie.

La subjectivité au cœur des sciences neurales et des sciences sociales Du côté neurosciences, les innovations en biologie moléculaire et en en

imagerie cérébrale ont conduit à rendre crédible la possibilité de développer une authentique biologie de l’esprit. Par biologie de l’esprit, il faut comprendre une biologie de l’homme total, agissant et pensant, et par authentique, que l’on n’est plus dans la spéculation, mais sur le terrain de la démonstration expérimentale en laboratoire où les neurosciences associent les fonctions mentales les plus élevées au fonctionnement de circuits de cellules nerveuses. Il ne se passe en effet quasiment pas une semaine sans que l’on nous annonce des résultats, pour ne donner que trois exemples parmi les centaines d’articles publiés dans les plus prestigieuses revues internationales, sur « les bases neurales de la punition altruiste (Science, av. 2004), « le système sérotoninergique et les expériences spirituelles » (American Journal of Psychiatry, nov. 2003) ou « la réputation et la confiance dans un échange économique entre deux personnes » (Science, 1er avril 2005). Ces nouvelles prétentions à rendre compte de l’homme social sont un élément essentiel de la popularité inédite des approches naturalistes, en gros, ce que l’on regroupe sous l’étiquette « neurosciences cognitives », voire « sociocognitives », tant dans les revues les plus savantes que dans la presse populaire (d’Antonio Damasio à David Servan-Schreiber). Le cerveau social est en passe de devenir l’élément clef de la compréhension de la socialité humaine, via l’empathie qui est aujourd’hui le sentiment moral identifié à la socialité et fait l’objet de très nombreux travaux (les théories de l’esprit). De là, pour certains, une concurrence, pour d’autres, une complémentarité entre neurosciences et sciences sociales.

La plupart du temps, les débats se situent sur un plan moral. Je me situe sur un plan pratique afin d’évaluer les résultats expérimentaux des neurosciences. Sans pouvoir entrer dans les détails, je propose de distinguer entre un programme grandiose et un programme modéré. Le programme modéré vise à faire progresser la connaissance en matière de troubles neurologiques et à découvrir des aspects neuropathologiques dans les pathologies mentales, comme les schizophrénies. Le programme grandiose identifie connaissance du cerveau et connaissance de soi-même et, sur un plan clinique, vise à la

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fusion de la neurologie et de la psychiatrie et, en conséquence, au traitement des psychopathologies en termes de neuropathologie. De très nombreux articles espèrent mettre fin au grand partage entre pathologies de la fonction et pathologies de lésion qui s’est constituée autour des années 1900.

Je n’ai pas le temps de faire une démonstration et me contenterai d’une remarque. Il y a de très bonnes raisons de maintenir la distinction, car c’est une distinction logique : ce que l’on appelle le fonctionnel n’est pas un fourre-tout dans lequel on place tout ce qui ne serait pas encore explicable sur des bases matérielles (ici cérébrales). Ce type de fait possède une cohérence relationnelle : il a sa logique propre en ce que les pathologies mentales sont des pathologies des idées et des émotions, des pathologies de la vie relationnelle. Par exemple, quand on prétend faire une neuroanatomie du deuil à l’imagerie cérébrale, on ne tient pas compte du caractère relationnel et contextuel du deuil : si ma femme meurt et que j’en suis encore très amoureux est-ce la même chose que si je ne souhaite que la quitter pour épouser ma maîtresse ? La neuroanatomie du deuil ne s’embarrasse pas de ces distinctions contextuelles qui sont pourtant essentielles. Le deuil est toujours le deuil de quelqu’un, ce qui suppose un monde commun avec l’endeuillé, donc un contexte. De même, penser que l’on va trouver le secret de la socialité dans l’empathie, c’est-à-dire dans la capacité à se mettre à la place d’autrui, c’est être aveugle au fait que cette capacité est un trait spécifique de la société individualiste égalitaire, comme la montré Tocqueville, autrement dit de l’esprit social de ces sociétés, et non un trait universel de la socialité humaine.

Conclusion: le programme grandiose est une théorie magique de la science. Du côté sociologie et philosophie sociale, les dénominations comme « le

nouvel individualisme » ou « le retour du sujet », dont l’usage est croissant à partir du début des années 1980, relève d’au moins trois types d’analyse : 1. l’individualisme s’est retourné contre la société : le thème du narcissisme est central : l’individu détruit le lien social qui se venge en infligeant à l’individu des pathologies narcissiques — Narcisse, on le sait, fait société avec lui-même et c’est la cause de son malheur ; 2. les individus gèrent par eux-mêmes des relations intersubjectives car l’institution ne joue plus son rôle traditionnel et que, de toutes les façons, ils ont des dispositions intérieures d’une sorte ou d’une autre qui leur permettent de se construire (comme sujets, acteurs, etc.) en relation avec autrui ; 3. l’individualisme contemporain est l’expression de nouvelles ruses de la domination consistant à contrôler la subjectivité individuelle comme les disciplines contrôlaient les corps : voir le biopouvoir chez les foucaldiens. Dans ces trois cas, bien que de manières différentes,

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l’accent est placé sur la subjectivité individuelle. La notion de soi, et tout particulièrement celle d’estime de soi, est de plus en plus employée en sociologie où elle apparaît comme une entité spirituelle agissante majeure.

La philosophie sociale individualiste, qu’elle soit sociologique ou neuroscientifique, se heurte à la difficulté à penser la vie sociale, la société, le social, peu importent les mots, disons : la socialité de l’homme, le fait que l’homme vit en commun.

Cette confusion a elle-même des raisons sociologiques : elle est largement favorisée par les transformations des valeurs que connaissent nos sociétés depuis trois ou quatre décennies. Je résume grossièrement ce changement de la façon suivante : nous avons assisté au cours du dernier tiers du 20e siècle à la généralisation des valeurs de l’autonomie à l’ensemble de la vie sociale, alors qu’elles relevaient auparavant essentiellement de la sphère politique, et donc à la subordination des valeurs de la discipline qui lui sont désormais hiérarchiquement inférieures. L’autonomie se caractérise par un double idéal de réalisation de soi (valeurs de choix et de propriété de soi) et d’initiative individuelle (la capacité à décider et à agir de soi-même est le style d’action le plus valorisé). L’accent est placée sur l’aspect personnel dans l’ensemble des relations sociales. C’est cet accent qui se manifeste dans le souci récent pour la subjectivité individuelle : dans la vie sociale, la santé mentale et la souffrance psychique en sont les principaux points de focalisation. Ce contexte neuf favorise une conception individualiste de la vie sociale en alimentant un mythe qui se présente sous deux facettes complémentaires : le mythe de l’affaiblissement de la règle sociale ou du lien social (désinstitutionalisation, perte des repères, déclin de la vie publique et privatisation de l’existence) ; le mythe de l’intériorité, cette tendance croissante à se représenter la vie en société en termes de Soi reliés par un moteur interne à autrui.

Ce n’est pourtant pas parce que la vie humaine apparaît plus personnelle aujourd’hui qu’elle est pour autant moins sociale, moins politique ou moins institutionnelle. Elle l’est autrement. Le problème concerne le mot « personnel » qui est identifié à « psychologique », donc à « privé ». J’oppose à cette idée, typiquement individualise, que nous avons affaire à de nouveaux idéaux pour l’action, idéaux impersonnels organisés en référence à la valeur suprême qu’est aujourd’hui l’autonomie. Et c’est la difficulté à penser l’esprit social de l’autonomie qui est le point central. Pour comprendre ce que recouvre l’individualisme, il faut être philosophiquement anti-individualiste.

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Le fait social : la nature descriptive de l’institution et le sujet de l’institution

Durkheim écrivait en 1906 : « Analyser la constitution empirique de

l’homme, et vous n’y trouverez rien de ce caractère sacré dont il est actuellement investi et qui lui confère des droits. Ce caractère lui a été surajouté par la société. C’est elle qui a consacré l’individu ; c’est elle qui en a fait la chose respectable par excellence. L’émancipation progressive de l’individu n’implique donc pas un affaiblissement, mais une transformation du lien social ». En 2006, le propos de Durkheim reste aussi pertinent qu’en 1906, mais il convient de préciser sa pensée. L’individualisme est une création sociale dont l’un des traits majeurs est la dévalorisation de la vie sociale (voir Tocqueville, DA, vol. 2). C’est la contradiction apparente de l’individualisme, et cette contradiction s’est accrue avec la généralisation des valeurs de l’autonomie individuelle, parce que l’autonomie est formulée comme une subordination de soi à soi. La contradiction résulte de la formulation elle-même paradoxale de l’autonomie : je donne un ordre à je, qui l’applique … où non, mais qu’est-ce qui oblige le sujet X à obéir à lui-même ?

Le point délicat est l’autorité de la société, qui est une autorité morale, comme l’a vu Durkheim, et non un déterminisme causal. Cela ne veut pas dire que la société devrait retrouver une autorité qui aurait tendance à disparaître sous les coups de boutoir combinés de l’individualisme des mœurs et du capitalisme globalisé, mais qu’elle possède cette autorité, qu’elle est une autorité, que la société soit individualiste ou non. Nous ne sommes pas dans le cas dans les sciences expérimentales où l’on observe des entités réelles. Une société est composée d’individus, mais n’est pas les individus — c’est le point de départ de Durkheim, qu’il y a des faits qui ne proviennent que de l’association humaine.

Pour dénouer le paradoxe, le nœud de l’affaire est que le problème de l’obligation sociale est un problème d’ordre, mais pas au sens du gendarme (des forces de l’ordre), de l’ordre bourgeois ou de l’ordre symbolique, pas au sens donc d’une contrainte physique exercée sur les individus, mais une contrainte logique : c’est un problème d’ordre portant sur le sens, d’institution du sens, pour reprendre le titre très explicite d’un livre de Vincent Descombes. Institution du sens veut dire que la nature de l’institution est descriptive. Je m’explique en m’appuyant sur une distinction établie par Wittgenstein (et une distinction n’est pas un dualisme).

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Wittgenstein distingue entre le conditionnement causal : si tu mets ta main sur la plaque chauffante, tu te brûles, c’est une expérience ; et le conditionnement logique : tu ne dois pas coucher avec ton frère : c’est un argument d’autorité qui précède toute explication et toute expérience personnelle. On n’a pas besoin de définir ce que c’est que de se brûler, alors qu’il est nécessaire de définir ce qu’est un frère, avant de pouvoir interdire ou permettre quoi que ce soit. Et un frère ne peut être défini que dans et par un système de relations (la parenté) selon une règle qui rend le système signifiant pour tout le monde. L’institution est de nature descriptive parce que c’est seulement lorsque l’on a d’abord défini (ce qu’est un frère, ce qu’est un don, etc.) qu’on peut formuler ce que l’on permet et ce que l’on interdit. C’est la grande erreur des partisans de l’ordre symbolique, qu’ils soient psychanalystes, sociologues ou philosophes, que de penser l’institution en termes de limite, d’interdit, d’un tiers juge ou arbitre qu’il faudrait introduire. C’est la grande erreur également des partisans du programme grandiose en neurosciences, qu’ils soient neuroscientifiques, sociologues ou philosophes, que d’assimiler la relation sociale à un ressenti intérieur (l’empathie).

Quel est le sujet de cette autorité morale, de ce conditionnement logique ? Autrement dit, quel est le sujet de l’institution ? Car il y a bien un sujet. La réponse est pragmatique, c’est-à-dire centrée sur l’action, car le fait premier est que les hommes doivent coordonner leurs actions pour que la vie humaine soit possible, même quand ils sont seuls, car ce n’est pas une question de quantité de gens, mais d’esprit social. Les hommes naissent dans un monde qui est là avant eux, un monde de significations communes et impersonnelles qui guide leur action personnelle et singulière selon des règles qui leur permettent de la coordonner (donner quelque chose à quelqu’un), que la société soit lignagère, de castes ou individualiste égalitaire. De quel genre sont ces règles ? Le pragmatisme distingue l’action physique et l’action humaine. L’action physique se fait sur le mode X entraîne Y (je lâche la pierre, elle tombe, c’est un mécanisme causal), elle implique le chiffre 2. L’action humaine implique le chiffre 3 : dans l’action de donner, dans le don, il y a le donateur A, le donataire B et la chose donnée C. A, B, C sont trois éléments inséparables : ils constituent un fait relationnel, parce que sans la relation (de don), il n’y a ni donateur ni donataire. Pour pouvoir décrire cette opération entre A et B comme un don, et non, par exemple, comme un échange marchand où l’intention est différente, il faut qu’une règle de don soit donnée avant. Ce que nous, sociologues, appelons le social sont les relations intentionnelles (de don, de vente, de meurtre, etc.), mais des

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intentions qui ne sont pas dans la tête (mentaliste, internaliste), mais dans la règle.

Dans le don, nous ne nous trouvons pas dans une situation d’un événement naturel où l’on a deux faits, une action physique de A donnant l’objet C qui cause une action physique de B recevant l’objet C, mais un unique fait, un tout social qui est une relation interne entre A et B, interne veut dire qui les concerne l’un et l’autre comme deux partenaires dans une relation qui fait système et sans laquelle il n’y a plus de partenaire. Une relation sociale est un rapport de complémentarité entre deux partenaires, quand bien même il s’établirait selon des rapports de forces. Il y a donc deux individus, mais un sujet du don : A et B sont chacun « le système [du don] lui-même considéré dans l’un de ses membres ». A est le système considéré du point de vue du donateur et B du point de vue du donataire. C’est ce que Descombes appelle, en reprenant Peirce, une unité dyadique : le sujet de l’institution n’est pas l’individu, mais la dyade.

Le fait social, parce qu’il est relationnel, est un tout, c’est-à-dire que chaque partie (le donateur, le donataire, la chose donnée) est définie en fonction du tout auquel elle appartient selon une règle qui lui donne son sens. Institution, règle, ordre du sens, c’est la même chose, car les entités sociales sont des touts concrets et signifiants, donc relationnels, comme l’a compris Mauss qui a amélioré les représentations collectives sans doute un peu trop causales et « externalistes » (Andler) de Durkheim.

La capacité à coordonner son action avec quelqu’un est l’essentiel de ce que l’on appelle « social », quelles que soient les valeurs de la société considérée, parce que cette coordination suppose des mœurs, des habitudes, des usages, bref ce que des auteurs apparemment aussi différents que Wittgenstein et Mauss appellent des institutions. En 1901, Fauconnet et Mauss proposent de définir la sociologie comme la science des institutions : « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouve préétablies et dont la transmission se fait le plus généralement par l’éducation. Il serait bon qu’un nom spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institutions serait le mieux approprié. Qu’est-ce en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes et d’idées tout institués que les individus trouvent devant eux et qui s’imposent plus ou moins à eux ? Il n’y a aucune raison pour réserver exclusivement, comme on le fait d’ordinaire, cette expression aux arrangements sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ».

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Wittegenstein : « Suivre une règle, transmettre une information, donner un ordre, faire une partie d’échec sont des coutumes (usages, institutions) » (RE, § 199) En un siècle, de l’âge de la discipline à celui de l’autonomie, le conditionnement logique n’a nullement disparu, ce sont nos usages, nos préjugés, nos coutumes, bref l’esprit des institutions qui a changé.

Les sociologies individualistes, dont le programme grandiose des neurosciences, « ne parviennent pas à saisir la priorité de l’impersonnel sur le personnel [qu’elles confondent avec l’externalisme objectif et l’internalisme subjectif] qui est la priorité d’une règle sur ce qu’elle gouverne ». Elles ne parviennent pas à saisir que la société est comme la phrase : elle associe une lourde contrainte d’assemblage des mots, pour être compréhensible, à une grande liberté d’énoncé de l’idée. Ainsi armées d’un outillage permettant de décrire comment il ne peut y avoir de personnel sans impersonnel, les sciences sociales penseraient avec beaucoup plus de cohérence le tournant personnel de l’individualisme sans prendre un tournant subjectiviste qui les égare.

Au lieu d’une discipline de l’obéissance mécanique, nous avons une discipline de l’autonomie, y compris dans l’exécution des ordres. Nous sommes désormais dressés, en bien et en mal, à décider et à agir par soi-même dans les situations les plus diverses de la vie sociale. Là où l’on croit que personnel équivaut à psychologique, donc privé, là où on emploie tout un vocabulaire insistant sur la subjectivité, les affects, les émotions, l’estime de soi, le cerveau social, la nouvelle économie psychique, etc., autant de fictions individualistes, il faut comprendre sociologiquement changement dans la conception de l’action, nouveaux idéaux pour l’action et nouvelles significations de l’action : la socialité de l’autonomie consiste en ce que le patient de l’action doit en être simultanément l’agent. Cette socialité se voit à la combinaison de trois schémas sociaux que l’on retrouve partout : la transformation permanente de soi, le développement de compétences relationnelles et l’accompagnement des trajectoires de vie. L’accompagnement vise la capacité des individus à changer d’eux-mêmes, à se transformer par eux-mêmes, à se motiver, à avoir des projets, à améliorer leurs capacités relationnelles, bref à acquérir les compétences à agir par soi-même dans des situations sociales en nombre croissant, y compris dans les plus contraintes, que ces individus soient schizophrènes, adolescents en difficultés ou guichetiers de banque. Dans une telle société, au niveau de l’idéologie, on a la rhétorique subjectiviste, au niveau de la réalité de la société de l’homme—individu, le développement de schémas sociaux qui

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visent à faire en sorte que le patient de l’action en soit en même temps l’agent. C’est la seule manière de voir les choses sociologiquement, sinon on fait de la psychologie, qu’elle soit neurologique, psychanalytique ou cognitiviste. Ce changement, que j’appelle le tournant personnel de l’individualisme, donne à la subjectivité individuelle cette place centrale

Voilà pourquoi, si les sciences sociales ont à opérer une mutation, elles doivent d’abord renouer avec les questions sources de la sociologie, à sa seule raison d’être, à savoir qu’elle a découvert un niveau de la vie humaine sans laquelle celle-ci est incompréhensible et qui est l’esprit de l’institution.