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les écrivains étrangers en France de 1919 à 1939 (extrait)

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  • CNRS EDITIONS

    Ralph Schor

    crire en exilLes crivains trangers en France

    1919-1939

    Extrait de la publication

  • Prsentation de lditeur : Fitzgerald, Gary, Hemingway, Ionesco, Mann, Miller, Nabokov, Arendt, Tsvetaeva Des centaines dcrivains trangers choisirent de sinstaller en France dans lentre-deux-guerres. Choix volontaire pour certains, orphelins dune terre natale abandonne par dpit. Choix contraint et forc pour dautres, proscrits pour des raisons politiques ou raciales. Tous ont lexil en commun et la France comme

    terre dadoption, une France vue comme un pays cosmopolite, un pays de culture, un pays de libert. Tous sont captivs par le prestige de Paris, capitale mondiale de lart vivant, le Paris des muses, des thtres, du jazz, des ballets russes, des cafs qui sont les salons des temps modernes, un Paris ouvert et foisonnant o semblent possibles toutes les audaces et les transgressions. Ou encore la Cte dAzur o rsidaient dj des crivains venus chercher dans ce Sud ensoleill un lieu propice leur travail. Ces images idales rsistent-elles la ralit ? Peut-on trouver des constantes dans la diversit des parcours ? Exils volontaires et exils forcs parviennent-ils se rejoindre et partager des valeurs ? Dans quelle langue choisissent-ils dcrire ? Et comment se passe la rencontre avec les artistes franais ? tudiant au plus prs le tmoignage des crivains trangers ayant longuement sjourn en France, Ralph Schor montre les consquences de cet exil, les blocages pour certains artistes, mais aussi, pour beaucoup, la richesse des expriences vcues, les volutions intellectuelles et identitaires, les renouvellements dans le domaine de la cration littraire. Ralph Schor signe une fresque intensment vivante de la vie culturelle dans lentre-deux-guerres.

    Professeur mrite dhistoire contemporaine luniversit de Nice Sophia-Antipolis, Ralph Schor est notamment lauteur de Histoire de limmigration en France (1996), Franais et immigrs en temps de crise (2004), Histoire de la socit franaise au XXe sicle (2004), LAntismitisme en France dans lentre-deux-guerres (2005).

  • crire en exil

    Extrait de la publication

  • Extrait de la publication

  • Ralph Schor

    crire en exilLes crivains trangers en France,

    1919-1939

    CNRS DITIONS15, rue Malebranche 75005 Paris

    Extrait de la publication

  • Ouvrage publi sous la direction de Guy Stavrids

    Illustrations de couverture, de gauche droite et de haut en bas : Hannah Arendt,

    Eugne Ionesco, Romain Gary, Francis Scott Fitzgerald, Vladimir Nabokov, Gertrude Stein,

    Klaus Mann, James Joyce. Roger-Viollet

    CNRS ditions, Paris, 2013ISBN : 978-2- 271-07644-1

    Extrait de la publication

  • Introduction ............................................................................... 7

    Chapitre premier Exil volontaire. Exil forc ............... 19Fuir le conformisme ........................................................... 19Fuir loppression ................................................................ 21Laccueil des rfugis politiques en France ..................... 26

    Chapitre II Une image de la France heureux comme Dieu en France .................................. 31

    Un pays cosmopolite .......................................................... 31Un pays de culture ............................................................. 40Un pays de libert.............................................................. 55

    Chapitre III Une image des Franais les contrastes dune identit complexe ....................................................... 65

    Raison et quilibre ............................................................. 65Un art de vivre ................................................................... 70Des Franais infrieurs leur rputation ......................... 74

    Chapitre IV Les crivains trangers de lopulence lindigence .......................................................................... 85

    Les privilgis de la fortune ............................................. 85Les chemins de la pauvret ............................................... 90Vivre dans la prcarit ...................................................... 96

    Chapitre V Les ambiguts identitaires ........................ 107Impuissance et dsespoir des rfugis .............................. 107Les crispations identitaires des rfugis ........................... 117Les volutions identitaires ................................................. 127

    Sommaire

    Extrait de la publication

  • Chapitre VI La sociabilit de lexil ............................... 143Amitis et rencontres ......................................................... 143Les lieux de rencontre ....................................................... 148Les collaborations ditoriales ............................................ 159

    Chapitre VII Exil et littrature ...................................... 169Lcole de lcrivain .......................................................... 169Les rfugis et le dbat sur une littrature dexil ........... 176Les rfugis et lhistoire : une clef pour le prsent ....... 187

    Chapitre VIII Exil et politique....................................... 193Les divisions idologiques ................................................. 193Pense et engagement antifascistes ................................... 209Les formes de laction antifasciste ................................... 223

    Conclusion ................................................................................. 235Notices biographiques .............................................................. 243Sources ....................................................................................... 317Bibliographie ............................................................................. 325Index ........................................................................................... 333Du mme auteur ....................................................................... 343

    crire en exil

  • Introduction

    Hannah Arendt , Walter Benjamin , Ivan Bounine , John Dos Passos , Lion Feuchtwanger , Scott Fitzgerald , Romain Gary , Ernest Hemingway , Eugne Ionesco , James Joyce , Maurice Maeterlinck , Heinrich Mann , Henry Miller , Vladimir Nabokov , Joseph Roth , Georges Simenon , Marina Tsvetaeva , ces crivains trangers qui sillustrrent dans des genres littraires trs diffrents ne consti-tuent que quelques exemples parmi les centaines dauteurs, potes, romanciers, dramaturges, essayistes, parfois journalistes, pamphl-taires, mmorialistes, qui vcurent en France dans lentre- deux- guerres. Nabokov souligne la qualit de ces auteurs, ici les Russes, qui quittrent leur patrie :

    quelques rares exceptions prs, toutes les forces cratrices des-prit libral potes, romanciers, critiques, historiens, philosophes et autres avaient quitt la Russie de Lnine et de Staline []. Les livres produits in vacuo par des crivains migrs semblent aujourdhui, quels que soient les dfauts propres chacun dentre eux, plus durables et plus dignes dtre lus que ces monologues poli-tiques intrieurs, serviles, curieusement provinciaux et convention-nels qui coulrent durant ces mmes annes des plumes de jeunes auteurs sovitiques quun tat paternel fournissait en encre, en pipes et en chandails1.

    Une telle concentration dartistes en France ne devait rien au hasard. En effet, dans les annes 1919-1939, le phnomne de lexil concerna un nombre considrable de crateurs trangers. Certains dentre eux quittrent volontairement leur pays dans lequel, mal laise et parfois mme dsesprs, ils ne se reconnaissaient pas. Ils cherchaient un ailleurs accueillant o ils espraient spanouir enfin et trouver des conditions favorables laccomplissement de

    1. Vladimir NABOKOV, Autres rivages. Souvenirs, Gallimard, Paris, 1961, p. 287.

  • leur uvre. Dautres crivains partirent de force car ils taient, dans leur patrie, marginaliss pour des raisons politiques ou ethniques, parfois interdits de parole ou menacs physiquement, victimes dun gnocide dans le cas des Armniens. Bertolt Brecht refusait que les membres de cette catgorie, laquelle il appartenait, fussent qualifis dmigrants ; il se sentait expuls, banni, proscrit par une autorit brutale :

    Jai toujours trouv faux le nom quon nous donnait : migrantsLe mot veut dire expatris ; mais nousNe sommes pas partis de notre grPour librement choisir une autre terre ;Nous navons pas quitt notre pays pour vivre ailleurs,Toujours sil se pouvait.Au contraire nous avons fui. Nous sommes expulss, nous sommes des proscritsEt le pays qui nous reut ne sera pas un foyer mais lexil2.

    Ainsi, les exils, volontaires ou contraints, objets de la prsente tude, doivent tre distingus des voyageurs. Ces derniers ne sont gnralement pas en dlicatesse avec leur terre natale. Ils partent motu proprio, en qute dun agrment, dun dpaysement, dun repos, mais avec la perspective dun retour plus ou moins long terme. Fidles leurs racines, ils nenvisagent pas de rupture avec celles- ci. Ce sont des curieux, des visiteurs phmres, des amateurs de sensations nouvelles et de souvenirs qui ne remettent pas en cause leurs appartenances originelles et ne se trouvent pas en conflit ouvert avec les autorits rgissant leur pays.

    Les crivains qui seront ici pris en considration portaient un regard si critique sur leur pays quils prfraient sen loigner ou y taient forcs car le gouvernement les considrait comme des ennemis. Nombre dentre eux dirigeaient leurs pas vers la France pour des raisons prcises. Beaucoup voyaient en cette terre heureuse la patrie de Voltaire et de Victor Hugo, dmile Zola et dAndr

    2. Bertolt BRECHT, Sur le sens du mot migrant, 1937, in Pomes 4, 1934-1941, LArche, Paris, 1966.

    crire en exil8

    Extrait de la publication

  • Gide , le lieu o stait dveloppe la Rvolution de 1789 et o taient apparus les droits de lhomme, un incomparable foyer de culture. Paris faisait figure de capitale culturelle du monde. Ceux qui avaient le privilge de vivre sur ce territoire favoris taient rputs jouir dune exceptionnelle somme de droits et de liberts, comme lavaient expriment nombre de rfugis politiques dans le pass. Ils pouvaient aussi rencontrer une foule dartistes et confronter leurs uvres. Dans ce lieu ouvert et foisonnant qutait la France, toutes les audaces, les exprimentations et mme les transformations identitaires semblaient possibles.

    Aussi faudra- t-il vrifier si les images prconues rsistaient la ralit. Les conditions matrielles de lexil pouvaient influencer le jugement. Les crivains clbres et riches couraient le risque de senfermer dans une bulle confortable et conformiste, de ne subir aucune influence dcisive du milieu, de poursuivre leur carrire comme elle et pu se drouler en tout autre lieu. Quant aux auteurs confronts la pauvret, ils se trouvaient exposs certaines dsil-lusions : vue de prs, la France ne paratrait- elle pas moins belle, moins accueillante, moins exaltante ? Lexil ne se rvlerait- il pas particulirement cruel pour les rfugis politiques brutalement coups de leurs racines culturelles et de leur public ? Les plus politiss ne seraient- ils pas ports reproduire les clivages idologiques forms dans leur pays et prolonger des querelles surannes ? moins que la rupture avec la terre natale nengendrt des volutions sensibles, voire positives dans certains cas. Ainsi, les crivains plongs dans la prcarit pouvaient considrer que ctait le passage oblig pour dcouvrir un autre univers, de nouvelles sources dinspiration, une sociabilit inconnue deux jusque- l. Ceux qui trouvaient confirma-tion du portrait flatteur de la France, qui apprciaient la libert de cration et dexpression, qui souvraient sur les richesses culturelles et humaines offertes par le pays daccueil, taient peut- tre conduits de la sorte sur le chemin dun rel panouissement. Les exils qui prouvaient une dception trouvaient cependant les instruments dune reformulation de leur identit : la distanciation tablie entre eux et leur patrie semblait les rendre plus aptes comprendre cette dernire et peut- tre laccepter.

    Sans doute la diversit des personnalits, des parcours, des choix intellectuels, artistiques, politiques, religieux ne permettra pas dapporter dans tous les cas des rponses globales et imposera de

    Introduction 9

    Extrait de la publication

  • multiples nuances. Un exemple fera mieux comprendre la complexit de la question. On a souvent tendance considrer comme un bloc homogne la gnration perdue amricaine. La formule, attribue Gertrude Stein et place en tte du roman dHemingway Le soleil se lve aussi, sapplique aux nombreux crivains qui dcidrent de quitter leur Amrique natale, juge par eux matrialiste, confor-miste, puritaine. Ces crateurs taient en qute de nouveaux repres et de certitudes quils espraient trouver loin de chez eux, ce qui justifiait quon les dclart perdus pour leur patrie. Mais, la nationalit et la langue mises part, quavaient en commun Henry Miller , jouisseur amoral, gotant tous les plaisirs de Paris, et Louis Bromfield , cultivant paisiblement son jardin Senlis, Scott Fitzgerald , conservateur, fier de ses origines, distant lgard des Noirs, et lAfro- Amricain Claude McKay , communisant, militant pour la renaissance culturelle et les droits des hommes de couleur, Gertrude Stein, dote dun temprament dominateur, voulant imposer ses choix, et Nathalie Barney , rayonnant en raison inverse de sa discrtion et de son clectisme artistique ? En fait, si ces crivains perdus, plongs dans lunivers franais, parvenaient se recons-truire sur de nouveaux fondements, ceux- ci se caractriseraient trs probablement par leur diversit.

    Une dernire question se pose : la lumire de lexprience franaise, les exils volontaires et les exils forcs taient- ils destins former deux catgories totalement distinctes, voire tanches, ou se rejoindraient- ils en partageant certains comportements communs, des choix, des volutions ventuelles ?

    valuer le nombre des crivains trangers ayant vcu en France dans lentre- deux- guerres constitue une tche impossible. Aucun dnombrement global na t effectu en ce domaine. De plus, beaucoup dauteurs dont la postrit na pas retenu le nom se sont noys dans la masse des immigrs et demeurent introuvables. Cependant, quelques observations peuvent tre formules. Au recen-sement de 1931 furent compts 3 millions dtrangers reprsentant 7 % de la population totale. cette date, les nationalits comprenant plus de 45 000 individus se classaient ainsi3 :

    3. Ralph SCHOR, LOpinion franaise et les trangers, 1919-1939, Publications de la Sorbonne, Paris, 1985.

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    Extrait de la publication

  • Nationalit Effectifs% de la population

    trangre totaleItaliens 808 000 27,9

    Polonais 507 000 17,5Espagnols 351 000 12,1

    Belges 253 000 8,7Suisses 98 500 3,4Russes 71 900 2,4

    Allemands 71 700 2,4Britanniques 49 100 1,7

    En ce qui concerne les crivains, les rares valuations portent sur les Allemands qui auraient compris 2 000 personnes4, les Russes 4005, les Amricains avoisinant les 2006. Il apparat que ces chiffres ne concident pas avec limportance numrique des nationalits prsentes en France. Si les crivains allemands forment prs de 3 % des 71 700 migrs du Reich, et mme 7 % par rapport aux 30 000 rfugis politiques recenss, pourcentage important sexpliquant par les perscutions nazies, on attendrait un pourcentage quivalent chez les Italiens victimes du fascisme. Or les littrateurs transalpins reprsentaient, comme dit Pierre Milza, une trs petite fraction de la population rfugie en France7 . De fait, contrairement la politique nazie, le rgime fasciste montrait une relative tolrance lgard des crivains, condition que ceux- ci sabstinssent de critiquer ouvertement la dictature. En outre lantismitisme prit pied en Italie seulement la veille de la Deuxime Guerre mondiale, de sorte que les juifs ne se trouvrent pas contraints lexil avant cette date. Alors que le gouvernement allemand multipliait les actes de rigueur contre les crivains, contrlait leurs associations et syndicats,

    4. Albrecht BETZ, Exil et engagement. Les intellectuels allemands et la France, 1930-1940, Gallimard, Paris 1991.

    5. Nikita STRUVE, Soixante- dix ans dmigration russe (1919-1989), Fayard, Paris, 1996.

    6. Dictionnary of Literary Biography, t. IV, Gale Research Company, Detroit, 1980.

    7. Pierre MILZA in Jacques JULLIARD et Michel WINOCK (dir.), Dictionnaire des intellectuels franais, Le Seuil, Paris, 1996, p. 949.

    Introduction 11

    Extrait de la publication

  • soumettait leurs crits une censure stricte, organisait des autodafs, privait certains auteurs de leur nationalit, alors que lURSS mettait en place une surveillance de mme nature et publiait des listes dauteurs expulss de leur pays, les mussoliniens montraient une tolrance, tactique certes, mais suffisante pour ne pas dclencher un grand mouvement dexil et donner croire que le rgime jouissait dun large consensus.

    Des informations plus prcises sur le monde des crivains peuvent tre apportes par le corpus tabli pour la prsente tude. Ce corpus comprend 311 auteurs sur lesquels des indications relati-vement riches ont pu tre runies. Le choix de ces crateurs fut naturellement dict par la possibilit de trouver une documentation leur sujet. Aussi les grands noms de la littrature, bien tudis par les spcialistes, sont- ils prsents. De nombreux crivains moins connus, voire oublis, ont cependant pu tre intgrs ltude car ils ont publi des uvres, souvent des souvenirs, que certaines bibliothques conservent ; en outre des critiques de lpoque et des historiens de la littrature mentionnent parfois ces auteurs secondaires.

    Les 311 crivains pris en considration se rpartissent en 22 natio-nalits, principalement europennes, dont certaines runissent des effectifs faibles. Trois groupes dominent largement avec 68 % des auteurs : les Allemands (25 %), les Russes (25 %), les Amricains (18 %). La rpartition par sexe donne 80 % dhommes et 20 % de femmes. Ces pourcentages peuvent tre rapprochs de ceux que Gilbert Badia a fournis sur les rfugis allemands Paris la fin de 1933 : il dnombre 89 % dhommes et 11 % de femmes8. Ainsi llment fminin se trouvait mieux reprsent au sein de la corpo-ration littraire que dans un chantillon runissant tous les corps de mtier. Il apparat que lcriture offrait aux femmes une carrire plus accessible que beaucoup dautres. Des prcisions supplmen-taires se dgagent du corpus des 311 auteurs. Les trois nationalits principales rassemblaient 77 % du total des femmes comptabilises. Plus intressant, les femmes formaient 50 % des crivains amri-cains, 18 % des russes et 8 % des allemands. Faut- il en dduire

    8. Archives de la Prfecture de police de Paris, liasse 13 112 J, in Gilbert BADIA, Les Barbels de lexil, Presse universitaires de Grenoble, 1979, p. 15.

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    Extrait de la publication

  • que le Nouveau Monde, en avance sur la socit traditionnelle de la vieille Europe, offrait aux femmes des chances plus grandes de promotion et daccs des carrires culturelles nimbes dune certaine autorit ? Cette interprtation peut tre envisage, mais les Amricains justifiaient souvent leur exil par le fait que les mtiers lis la culture ne bnficiaient daucune considration au pays du dollar. Cette assertion tempre videmment la premire hypothse et pourrait mme conduire penser que, de lautre ct de lAtlan-tique, les femmes taient relgues dans des activits secondaires. En revanche, en Russie et en Allemagne o lautorit des intellectuels tait incontestable, les modestes pourcentages de femmes faisant carrire dans lcriture semblent confirmer la domination masculine dans la socit. On peut aussi penser que les femmes, peu engages en politique par comparaison avec les hommes, furent moins souvent contraintes lexil.

    Autre enseignement que lon peut extraire du corpus, lge moyen des crivains apparat assez jeune. Si lon se place la date mdiane de 1930, on observe que 56 % des auteurs avaient de 20 40 ans et 76 % de 20 50 ans. Dans la classe des moins de 50 ans se trouvaient 64 % des Russes, 70 % des Allemands et 92 % des Amricains. Ainsi laventure de lexil, choisi ou impos, concernait trs majoritairement des hommes jeunes ou mrs. Cette observation est confirme par lenqute de 1933 sur les rfugis allemands de Paris : les trois quarts de ceux- ci taient compris dans la tranche dge entre 25 et 40 ans. Ceux qui avaient plus de 50 ans, en nombre extrmement faible, se dplaaient rarement, les Amricains parce quils taient peu enclins remettre en cause leurs certitudes, les Allemands et les Russes parce que le poids des ans les dissuadait denvisager une migration alatoire.

    Les chapitres qui suivent reposent essentiellement sur le tmoi-gnage, direct ou indirect, des crivains trangers ayant sjourn longuement en France de 1919 1939. Les touristes, mme illustres, comme Katherine Mansfield , Virginia Woolf ou Rudyard Kipling , nont pas t pris en considration car leurs proccupations et la brivet de leur sjour ne concidaient pas avec la condition et les recherches de leurs confrres rsidents de longue dure.

    Les historiens savent depuis longtemps ce quils doivent aux crivains, particulirement ceux qui ont voqu de larges pans de la socit grce des fresques comme La Comdie humaine de

    Introduction 13

    Extrait de la publication

  • Balzac, Les Rougon- Macquart de Zola, La Recherche du temps perdu de Proust , Les Thibault de Martin du Gard , Les Hommes de bonne volont de Jules Romains . On peut citer aussi les tmoi-gnages sur la Grande Guerre laisss par les Dorgels , Barbusse , Genevoix , Remarque et tant dautres. Mikhal Cholokhov a bien fait comprendre lesprit de la collectivisation en URSS avec Terres Dfriches. Alexandre Soljenitsyne a donn un tableau saisissant et fondamental sur la ralit du goulag sovitique avec Une journe dIvan Denissovitch.

    Certains historiens redoutent cependant que le miroir tendu par la littrature ne soit dformant. Ils font ressortir que le tmoignage direct, autobiographie, correspondance, journal intime, roman dans certains cas, est forcment subjectif. Ce tmoignage exprime les choix idologiques de lauteur, ses partis pris, parfois ses obsessions intimes. Balzac apparat comme le porte- parole du lgitimisme, Zola le dfenseur des humbles, Proust le chroniqueur des salons de la Belle poque. Jean- Michel Palmier observe que les autobiographies des anciens communistes allemands comme Arthur Koestler constituent de vritables rglements de comptes lgard de leur pass9 . De plus, le texte littraire peut tre perverti, au plan historique, par les proccupations esthtiques de lauteur, sa tendance modifier la ralit pour produire un effet artistique ou illustrer brillamment une thse. Lcrivain peut grossir les faits, les simplifier ou les taire. Sil crit longtemps aprs les vnements quil relate, sa mmoire peut tre prise en dfaut. Quant aux crateurs de grand talent, ils imposent leur vision du monde, un univers la mesure de leur virtuosit. Une dernire objection, dordre mthodologique, peut tre formule. Lhistoire ambitionne dtre une science fonde sur une documentation objective, rudite, inattaquable, ce qui explique la recherche de sries statistiques, de rapports de police, denqutes officielles, le tout permettant dapprocher la ralit au plus prs, de construire des graphiques, des analyses prosopographiques Or, dans la littrature, limagination domine, les personnages sont gnralement invents de toutes pices, les dialogues ne transcrivent pas des propos rellement tenus.

    Ces rserves ninvalident cependant pas la littrature comme source et doivent plutt tre comprises comme des invitations exercer

    9. Jean- Michel PALMIER, Weimar en exil, t. I, Payot, Paris, 1988, p. 28.

    crire en exil14

  • lesprit critique de lhistorien, esprit critique qui sapplique tout document, quelle quen soit la nature.

    La mise en cause de la subjectivit de lcrivain nest pas toujours fonde. En effet, le lgitimiste Balzac brosse du faubourg Saint- Germain un portrait au vitriol dans La Duchesse de Langeais ; il admire Napolon et prouve de la sympathie pour le socialiste Fourier. Engels constate en 1888 : Sans doute en politique, Balzac tait lgitimiste []. Mais malgr tout cela, les seuls hommes dont il parle avec une admiration non dissimule ce sont ses adversaires politiques les plus acharns, les rpublicains du clotre Saint- Merri et les hommes qui, cette poque (1830-1836), reprsentaient les masses populaires10.

    Balzac est un esprit libre, comme Proust qui nest pas dupe des apparences rgentant les salons o il volue. En fait, condition de cerner nettement les choix idologiques effectus par les crivains, ces derniers offrent lhistorien une ouverture privilgie sur les opinions, les reprsentations collectives, la culture de telle classe ou milieu social. Lcrivain devient un informateur prcieux pour lhistoire culturelle.

    La littrature, outre quelle ouvre des perspectives sur le paysage mental dune poque, offre une foule de renseignements sur la vie quotidienne. Lauteur, sauf sil crit des romans danticipation, propose des descriptions, des dialogues, des personnages vraisem-blables voluant dans un monde crdible. Il transcrit les couleurs de la vie, les bruits, les odeurs, les scnes de rue. Comme le dit Louis Chevalier, lcrivain fait retrouver les apparences qui se sont vanouies, avec les croyances que nous ne comprenons plus [], les couleurs des ciels, les bruits et les formes dun Paris dont nous voyons mal ce quil a pu tre11 .

    La littrature offre ce qui est si rare dans le document darchive, lair du temps, la passion du moment, la chaleur de la vie , comme le disent Pierre Guiral et mile Tmime12. Le premier de ces historiens ajoute que le roman permet de pntrer dans lintimit

    10. Cit par Jean BRUHAT, Europe, janvier- fvrier 1965, p. 86.11. Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses Paris pen-

    dant la premire moiti du XIXe sicle, Plon, Paris, 1958, rd. Hachette, Paris, 1984, p. 73.

    12. Pierre GUIRAL et Emile TEMIME, La Socit franaise travers la littrature, A. Colin, Paris, 1972, p. 5.

    Introduction 15

    Extrait de la publication

  • dune socit, den retrouver latmosphre ou le climat, den dgager le style, den revivre le temps rel13 . En somme, lcrivain plante un dcor fidle et raliste.

    Quant aux hros, ils sont construits partir dobservations plausibles, voire vcues. Ainsi, dans Tendre est la nuit de Scott Fitzgerald , les personnages principaux, Dick Diver et son pouse, constituent une synthse de deux couples authentiques, Scott et Zelda Fitzgerald, Gerald et Sara Murphy . Les hros atteignent parfois une dimension archtypale ; on le verra ici avec des vocations de rfugis politiques dsesprs, dAmricains admirateurs inconditionnels de la France, de jeunes exils cartels entre la fidlit leurs racines et le processus dintgration la culture franaise.

    Le talent de lcrivain et la russite artistique de son uvre ne revtent gure dimportance pour lhistorien. Un auteur mdiocre, oubli juste titre par la postrit, peut donner une moisson documen-taire prcieuse car, dpourvu du souffle puissant qui le conduirait dformer la ralit, il se comporte en photographe communiquant une vision fidle, transcrivant sans retouches les ambiances, les gestes, les fantasmes du pass. Mais le grand artiste, par sa finesse, ses intuitions, son gnie, dpasse la description. Il permet au lecteur de pntrer derrire le dcor et de dcrypter les apparences.

    En vrit, lcrivain, le voudrait- il, ne peut senfermer dans une tour divoire. Dpolitis, il est un spectateur ; engag, il est un acteur ; dans tous les cas, il est un tmoin utile, parfois indispen-sable, pour lhistorien. Les dbats sur la qualit et lauthenticit du tmoignage, les interrogations sur la diffrence entre un texte brut et un texte littraire construit, la distinction entre crits publics et crits intimes ne comptent gure, ds lors que les uvres littraires sont considres comme des sources soumises la critique historique.

    Dun point de vue pratique, les textes littraires, pour tre vrita-blement analyss, doivent tre replacs dans leur contexte sociohis-torique. Seule la connaissance de lespace social, politique, cono-mique, culturel dans lequel ils ont t produits donne accs leur substance fondamentale. De mme, il se rvle essentiel de bien connatre lauteur et le destinataire ventuel, leur formation, leurs choix idologiques, leurs conditions de vie, leur personnalit.

    13. Pierre GUIRAL, La Socit franaise, 1815-1914, vue par les romanciers, Paris, 1969, p. 11.

    crire en exil16

    Extrait de la publication

  • Lindividualit de chaque auteur se reflte dans son uvre. Aussi lintrt dune tude fonde sur un trs petit nombre de livres, a fortiori un seul, risquerait- il dtre limit. Pour viter daboutir des conclusions ponctuelles, reproduisant la subjectivit dun crivain, il faut constituer un ample corpus. Lexprience ou lopinion dun auteur peut revtir une certaine importance, mais si le constat est corrobor par plusieurs autres, lintrt apparat plus grand et lobservation devient plus authentique. Aussi, chaque fois que ce sera possible, des rapprochements seront- ils effectus entre des individus proches ou parfois diffrents par leur origine, leur ge, leur culture, leurs engagements passs et prsents. Lobjectif est de faire apparatre des constantes et des ruptures dans la vie quoti-dienne, la pense, laction des exils. La confrontation des genres, roman, posie, essais, articles de presse, correspondance, souvenirs, pourra ouvrir des perspectives. Ce sera notamment le cas avec la mise en parallle des crits intimes et des uvres de fiction o il conviendra de reprer les chos, fidles ou transposs, de ce que lauteur a ressenti dans son for intrieur. Sur des points particuliers sera brivement sollicit le tmoignage dtrangers autres qucri-vains, des plasticiens comme Chagall et Man Ray , des musiciens tel Stravinsky , des danseurs limage de Serge Lifar , des comdiennes bien reprsentes par Maria Casars , des militants politiques, cela pour mettre en vidence des convergences dans le parcours des htes de la France.

    Lhistoire de lexil littraire se rvle passionnante dans sa complexit car elle touche toutes les facettes de la vie matrielle et de la vie de lesprit, elle montre linteraction de comportements attendus et de forces obscures jaillissant du plus profond de la personnalit. Chez les exils se mettent en mouvement toutes les dynamiques qui constituent les identits individuelles et collectives.

    Introduction 17

    Extrait de la publication

  • Extrait de la publication

    SommaireIntroduction