ebook claude addas ibn arabi et le voyage sans retour

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    Claude Addas

    Ibn Arabet le voyage

    sans retour

    ditions du Seuil

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    Collection dirige

    par Vincent Bardet et Jean-Louis Schlegel

    ISBN 2-02-025126-4

    ditions du Seuil

    1996

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    Table

    1. Faut-il brler Ibn Arab ?Un procs toujours recommenc

    2. La prire du princeUne foudroyante mtamorphose

    3. Fuyez vers Dieu ! Sur les pas du ProphteLe disciple de Jsus

    4. Les seigneurs de la VoieLhrosme des soufis dAndalousieLa Voie du blme et la servitude absolueLa tribu des saints

    5. Le Sceau

    6. Lorsque disparat ce qui na jamais t... Le monde imaginal , terre de contemplationLa vision suprme

    7. A la distance de deux arcs ou plus prs Le voyage nocturne

    Les adieux lOccident

    8. Les illuminations de La Mecque Me voici, Seigneur, tout Toi

    9. Dieu est, et rien nest avec Lui Lunicit de ltreLes exemplaires ternels et la science divine Il ne cesse dtre et tu ne cesses de ntre pas

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    10. O que vous vous tourniez, l est la Face de Dieu

    LAssemble des Noms divins Le cur de Mon serviteur croyant Me contient Ma Misricorde embrasse toute chose

    11. Les deux horizonsErrancesLes hritiers du MatreLa Lettre et la Loi

    Jugements sur Ibn ArabLes auteurs musulmans

    Chronologie

    Orientation bibliographiquetudesTraductions

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    Faut-il brler Ibn Arab ?

    Sil est pote ses heures, Slim Ier nest pas un rveur.Matre de lempire ottoman - aprs avoir sans tats dmesem sur son chemin les cadavres de sa parentle -, le prede Soliman le Magnifique est un conqurant press. Le 28septembre 1516, il entre Damas : la Syrie lui appartient,lgypte est sa prochaine tape. Aprs de durs combatscontre les Mamelouks, il arrive au Caire en vainqueur le 7

    fvrier 1517. Au dbut doctobre, il est de retour Damas etmet aussitt en chantier la construction dune mosque etdun mausole qui, dsormais, abritera le tombeau dIbn

    Arab. Ce tombeau, gisant parmi les herbes folles dans unenclos labandon, il lavait dj pieusement visit lors deson prcdent sjour, un moment o les prparatifs delexpdition en gypte semblaient devoir loccuper tout

    entier. Les travaux, dont il contrle personnellementlexcution, avancent rapidement. Le 5 fvrier 1518, la priredu vendredi est clbre pour la premire fois en prsencedu sultan.

    Le personnage ainsi honor dun hommage imprialntait pourtant pas de ceux dont, lpoque, les notablesdamascnes vnraient la mmoire. Un voyageur marocain,

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    quelques annes auparavant, avait pu grand-peine se faireindiquer lemplacement du cimetire priv des Ban Zak,

    o reposait Ibn Arab : luvre de ce dernier tait alors enSyrie la cible de violentes polmiques et son auteur, frappdanathme, nchappait loubli que par la haine posthumequil suscitait chez la plupart. On sinterroge donc encoresur le motif de la fervente attention que porta Slim unmatre spirituel dont lenseignement tait obscur et dcri :la mtaphysique ntait pas son fort et sa politique navait

    rien y gagner. On attribue Ibn Arab, il est vrai, un crit -parfaitement apocryphe - cens prdire, en termes sibyllins,les hautes destines de la dynastie ottomane et, enparticulier, la conqute de la Syrie. Mais ce grimoire a tmanifestement rdig post eventum et il est fort peuprobable que Selim lait connu. Il nexplique donc pas lasurprenante dvotion du sultan, quimiteront sur ce point la

    plupart de ses successeurs.Juste retour des choses ? Trois sicles auparavant,

    Muhammad b. Al al-Arab al-Htim al-T, surnommMuhy al-dn( le Vivificateur de la religion ), venu de sonAndalousie natale, avait trouv Damas, o il avait choiside stablir au terme de longues prgrinations, laccueil d un minent soufi. Et cest entour de vnration et fort

    paisiblement que, g de soixante-dix-huit annes lunaires,il y avait rendu lme le 8 novembre 1240 (638 de lhgire).Tout aussi paisiblement sa dpouille avait t conduite verssa dernire demeure, sur le mont Qsiyn. A ceux qui lepleuraient ce jour-l, il ne laissait aucun bien - il avaitrenonc, depuis son adolescence, aux biens de ce monde -,mais il lguait une uvre littraire aux dimensions

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    colossales.Quon le considre comme un philosophe ou comme un

    mystique, comme un hrtique ou comme un saint, un faitdemeure incontournable : avec plus de quatre centsouvrages son actif, Ibn Arab figure parmi les crivains lesplus fconds de la littrature arabe. Si certains de ces critsne sont que de brefs opuscules, dautres, en revanche,comptent des milliers de pages. Il y a, par exemple, ce

    Recueil des connaissances divines (Dwn al-Marif),une

    somme potique quIbn Arab a rdige la fin de sa vie envue dy rassembler lintgralit des pomes quil a compossau cours de sa longue existence, soit des dizaines de milliersde vers. Il y a ce commentaire du Coran en soixante-quatre

    volumes - encore est-il inachev ! -, aujourdhui disparu. Il ya aussi et surtout les trente-sept volumes des Futht

    Makkiyya, Les Illuminations de La Mecque.

    La premire version est acheve en dcembre 1231 etdonne en legs son fils, et aprs lui ses descendants et tous les musulmans dOccident et dOrient, sur terre et surmer1 . Cest dire que dans lesprit dIbn Arab, ce quil aconsign dans cette somme nest point seulement destin une poigne drudits. Cest aux musulmans de tous leshorizons, de tous les temps venir, que sadresse son

    message. Je sus alors que ma parole atteindrait les deuxhorizons, celui dOccident et celui dOrient , dclare-t-il la suite dune vision survenue dans sa jeunesse. Lhistoirelui a-t-elle donn raison ? Quand on songe que depuis plusde sept sicles son uvre na cess dtre lue, mdite -

    1Futht Makkiyya(dsormaisFut.), Le Caire, 1329 h., IV, p. 554.

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    attaque aussi, nous y reviendrons - et commente danstoutes les langues vernaculaires de lislam ; quand on sait

    linfluence majeure quelle va exercer sur tout le soufisme - the mystical dimension of islam , selon lexpressiondAnne-Marie Schimmel -, que ce soit dans ses formesrudites ou ses expressions populaires, force est derpondre par laffirmative. En serait-il autrement, dailleurs,que la vindicte des oulmas rencontre dIbn Arab auraitcess depuis longtemps. Si, depuis la fin du XIIIe sicle, ils

    persistent combattre les ides que vhicule sonenseignement, cest quils savent pertinemment queladversaire quils traquent reste invaincu et que, de manireouverte ou couverte, son uvre demeure une rfrencemajeure pour les Hommes de la Voie .

    Bien des facteurs que nous nvoquerons pas ici, dordrehistorique, politique et socioculturel, ont contribu ce

    rayonnement que les polmiques ont t impuissantes teindre. Il rsulte aussi, nen pas douter, du caractreexhaustif de lenseignement expos dans les Futht :ontologie, exgse, cosmologie, hagiologie, prophtologie,eschatologie, jurisprudence, rituel..., il nest pas de questionqui ne trouve une rponse dans ce compendium dessciences spirituelles - quand ce ne sont pas desrponses. Le

    Doctor Maximusa en effet le souci constant, lorsquil traitede questions litigieuses, dindiquer les diverses opinions quiont prvalu. Il nexclut aucune des interprtationsproposes, tout en signalant celle qui a sa prfrence. Audemeurant - et contrairement une opinion courante selon

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    laquelle il taitzhirite2-, Ibn Arab nest rattach aucunecole juridique ou thologique. Cest un penseur

    indpendant, au sens le plus fort de ce terme. Non quilrejette lhritage des matres qui lont prcd et dont sonuvre est, au contraire, totalement solidaire. Ibn Arab,quoi quen disent ses adversaires, nest pas un innovateur, du moins au sens pjoratif quils donnent ce terme. Les

    Futht sont dabord lexpression dune extraordinairesynthse qui ordonne et rassemble les membra disjecta

    dune longue et riche tradition mystique. La formulation estcertes parfois indite, souvent audacieuse, mais ce quelle

    vhicule tait prsent, en germe, bien avant que son auteurvoie le jour.

    La seconde version de cette Summa mystica - dontsubsiste le manuscrit autographe - est acheve en 1238,deux ans avant la mort de lauteur, et offre un tat dfinitif

    et complet de son enseignement. Demble, on observe queles ides majeures qui sy trouvent dveloppes et le

    vocabulaire qui les exprime apparaissaient dj dans sescrits de jeunesse. Au surplus, Ibn Arab a incorpor dansles Futht, pratiquement sans modification, de courtstraits rdigs antrieurement. Aussi bien serait-il vain de

    vouloir retracer une volution de sa pense qui serait

    mettre en rapport avec les tapes de sa biographie : cest un dveloppement homogne de la doctrine partir deprmisses immuables que lon assiste. Et si, sur tel ou tel

    2 Zhirisme : nom dune cole juridique qui ne reconnat commesources du droit que le texte littral (zhir) du Coran et des traditionsprophtiques.

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    point, les crits les plus anciens sont moins explicites queceux qui leur succderont, cela ne signifie pas quIbn Arab

    navait pas dj une vue suffisamment claire du sujet trait :la situation politique en Occident, o commence sa carriredcrivain, lui imposait une certaine rserve. Protg par depuissants personnages, entour dun cercle de disciplesfidles, Ibn Arab sera plus libre de sa plume en Orient. Lencore, nanmoins, il usera de certaines prcautions.Plusieurs de ses ouvrages ne connatront, de son vivant,

    quune diffusion restreinte.Cest dailleurs partir du moment, vers la fin du XIIIe

    sicle, o cette discipline de larcane ne sera plus observeque natront des polmiques destines se poursuivre

    jusqu nos jours. La diffusion des Fuss al-hikam (LesChatons de la sagesse), et les nombreux commentairesquen firent les disciples des premire, deuxime et

    troisime gnrations vont jouer cet gard un rleconsidrable. Beaucoup plus concis que les Futht, cetouvrage, qui, en une centaine de pages seulement,rcapitule lessentiel de la doctrine mtaphysique ethagiologique dIbn Arab, donne davantage prise auxattaques de lecteurs malveillants. Tout dvous quilsfussent leur matre, les disciples - dont les gloses sont

    marques par un langage plus philosophique, et donc plussuspect - ont contribu faire des Fussune cible de choixpour les adversaires dIbn Arab.

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    Un procs toujours recommenc

    On imagine mal un dput franais demandant aujourdhuiau Parlement dinterdire la diffusion des uvres de MatreEckhart en invoquant la bulle In agro dominico de JeanXXII. En gypte, un dput a obtenu de lAssemble dupeuple, en 1979, que les Futht soient retires ducommerce. Cette mesure a t, fort heureusement,

    rapporte par la suite ; elle nen est pas moins significativede la permanente actualit des problmes que posent laconscience musulmane des crits vieux de bientt huitsicles. Vnr par les uns, qui le considrent comme le

    Shaykh al-akbar, le plus grand matre , anathmis pardautres, qui voient en lui un ennemi de la vraie foi, Ibn

    Arab nest indiffrent personne.

    Les premires escarmouches clatrent dans la secondemoiti du XIIIe sicle; il ne sagissait toutefois que de tirsisols, sans grandes consquences. Les attaquessystmatiques contre Ibn Arab et son cole ne sedclenchrent vritablement qu laube du XIVe sicle,quand un docteur de la Loi (faqh)du nom dIbn Taymiyya(m. 1328) entreprit de dmontrer le caractre hrtique de

    sa doctrine. Presque aussi abondant que le Shaykh al-akbar,il rdigea inlassablement dinnombrables responsa (fatw-s), dont ldition publie en Arabie Saoudite comportetrente-sept volumes ; il y dnonce coup de citationsscripturaires les thses quil extrait de luvre dIbn Arab.Du moins a-t-il de cette dernire une assez bonneconnaissance. Si ses critiques portent essentiellement sur

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    les Fuss, il nen a pas moins lu galement les Futht etconvient mme en avoir tir profit. Nombreux seront ceux

    qui limiteront sans avoir toujours ses scrupules. La longueliste des pigones dIbn Taymiyya - que nous pargneronsau lecteur - tmoigne de la continuit dans lespace et letemps de polmiques dont la persistance surprendlobservateur occidental. Signalons pourtant que, invit arbitrer une controverse surgie Alexandrie, le clbre IbnKhaldn dlivra une sentence juridique prescrivant

    lautodaf des livres dIbnArab.Que la prolifration de cette littrature anti-akbarienne

    ne nous abuse pas. Les sentences hostiles au Shaykh al-akbar sont certes nombreuses, mais leur contenu estimmuable. Ce sont, peu de choses prs, les argumentsavancs par Ibn Taymiyya et les textes tmoins quil avaitutiliss, qui sont indfiniment repris. En outre, la virulence

    du discours - rhtorique oblige - masque souvent unjugement plus nuanc quil ny parat de prime abord.Dhahab (m. 1348), lve dIbn Taymiyya, sest prononc maintes reprises contreIbn Arab. Mais ncrit-il pas aussi son propos : Quant moi, je dis que cet homme fut peut-tre un saint...? Troublante rserve, que prcde une dnonciation en

    rgle des Fuss. La remarque suivante nous permet peut-tre de dchiffrer cette position ambigu : Par Dieu, mieux

    vaut pour un musulman vivre ignorant derrire ses vaches[...] que de possder cette gnose et ces connaissancessubtiles3! Cest moins la doctrine dIbn Arab que Dhahab

    3Mizn al-i'tidl, Beyrouth, 1963, vol. III, p. 660.

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    condamne, en dfinitive, que sa diffusion dans la massedes croyants (mma).

    Rien, de surcrot, ne serait plus contraire la ralit quede croire - ou de laisser croire, comme sy emploient les

    wahhabites4 - que tous les oulmas ont condamn IbnArab. Certains soufis se sont opposs lcole dIbn Arab;inversement, beaucoup doulmas, et parmi les plusprestigieux, ont dfendu sa cause. Citons, parmi eux,Frzabd (m. 1414), qui, au Ymen, rdige unefatwdans

    laquelle il svertue dmontrer la saintet dIbn Arab etapprouve le sultan al-Nsir, qui accumule ses uvres danssa bibliothque. Moins dun sicle plus tard, en 1517, KamlPach Zdeh (m. 1534), conseiller trs cout de Slim Ier(lequel, dcidment, est vou jouer un rle dans ladestine posthume dIbn Arab), met une sentencerecommandant au sultan, qui vient de conqurir lgypte,

    de rprimander ceux qui dnigrent le Shaykh al-akbar.voquant les adversaires dIbn Arab, nous avons

    dlibrment pass sous silence la propagande anti-akbarienne diffamatoire que publient rgulirement de nos

    jours les wahhabites saoudiens et leurs mules. Lamdiocrit intellectuelle de cette littrature pamphltairedispense de tout commentaire. Mais, pour malveillant quil

    soit, cet acharnement combattre son uvre soulve tout

    4Wahhabisme: fond au XVIIIe sicle par Muhammad Ibn Abd al-Wahhb, le wahhabisme est un mouvement fondamentaliste qui sestdonn pour but de purifier lislam en liminant notamment lesoufisme et la vnration des saints. La dynastie rgnante la imposen Arabie Saoudite et semploie activement le rpandre dans lemonde musulman.

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    de mme une question : Ibn Arab est-il, conformment lasignification de son surnom traditionnel, un vivificateur

    de la religion (Muhy al-dn) ou, comme prfrent ledsigner ses adversaires, un tueur de la religion (Mumtal-dn)?

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    La prire du prince

    Je nai eu de cesse, ds que je fus en ge de porter desceinturons, de chevaucher des coursiers, de frquenter lesnobles, dexaminer les lames des sabres, de parader dans lescampements militaires5 Personne, parmi ses proches,net sans doute pu prvoir que ce jeune garon quattirait leclinquant des armures allait bientt se vouer aux dures

    ascses des renonants. Tout destinait le jeune Ibn Arab une carrire militaire. LEsprit qui souffle o il veut en avaitdcid autrement.

    La famille dIbn Arab appartient lune des plus vieillessouches arabes de lEspagne musulmane. Ses anctres, des

    Arabes originaires du Ymen, migrrent trs tt vers lapninsule Ibrique ; vraisemblablement lors de la seconde

    vague de la conqute, celle qui, en 712, amena plusieursmilliers de cavaliers ymnites en Andalousie. Du moinssont-ils recenss parmi les grandes familles arabes quioccupent le sol andalou sous le rgne du premier miromeyyade (756-788). Cest dire quils appartiennent la

    5Dwn al-Ma'rif, ras. B. N. 2348, f 36b.

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    khssa,la classe dominante qui dtient les hautes fonctionsdans ladministration et dans larme.

    Fier de son origine arabe, Ibn Arab aime rappelerdans nombre de ses pomes quil descend de lillustre Htimal-T, pote de lArabie ant-islamique dont les vertuschevaleresques devinrent littralement proverbiales. Il faitallusion dautre part, diverses reprises, la positionimportante de son pre, qui, prcise-t-il, comptait parmiles compagnons du sultan6 - expression qui a donn lieu

    de nombreuses conjectures et dont certains biographestardifs ont tir la conclusion quil ne fut pas moins queministre. Un document dit il y a quelques annes permetmaintenant dtre beaucoup plus prcis. Selon son auteur,Ibn Shar (m. 1256), qui a rencontr le Shaykh al-akbar

    Alep le 27 octobre 1237 et la interrog sur sa jeunesse, IbnArab tait dune famille de militaires au service de ceux

    qui gouvernent le pays7

    .vasive, cette formulation nous rappelle que la carrire

    du pre dIbn Arab sinscrit dans le cadre des fluctuationspolitiques qui ont accompagn leffondrement du rgimealmoravide en Andalus.

    Berbres venus du Sahara occidental, les Almoravidesavaient dbarqu dans la Pninsule la demande des

    souverains des Taifas : ces tats autonomes avaient vu lejour la faveur de la chute du califat de Cordoue etsinquitaient de la progression continue des chrtiens, qui

    6Rh al-quds, Damas, 1970, p. 108.

    7Uqd al-jamn, inAl-dirst al-islmiyya, vol. 26, 1991, n 1-2, p.246.

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    avaient pris Tolde en mai 1085. Lcrasante dfaite quilsinfligent aux Castillans moins dun an plus tard Zallqa

    permet aux Almoravides de se prsenter comme lesdfenseurs de lislam andalou. Petit petit, ils annexent lesTaifas pour donner finalement naissance au premier tatandalou-maghrbin, lequel marque une re nouvelle danslhistoire de lEspagne musulmane. Dornavant, son destinpolitique, religieux, culturel, est troitement li celui duMaghreb. A une mosaque dethnies, de langues et de

    confessions se substitue peu peu une socit plushomogne, largement arabise et islamise, mais aussi plusreplie sur elle-mme. Linquitude quont fait natre lessuccs de la Reconquista favorise lintolrance lgard des

    juifs et des chrtiens, qui migrent massivement vers leNord. Mais cette intolrance rsulte aussi de la rigiditdogmatique des juristes mlikites, dont lascendant sur les

    souverains almoravides est considrable. Le puritanismedes Almoravides, limportance quils donnent la

    jurisprudence au dtriment de ltude du Coran et de lasunna, la coutume du Prophte , engendrent unecasuistique sclrosante, qui touffe les nouvelles aspirationsreligieuses dont tmoigne notamment le dveloppement dusoufisme. Il est significatif cet gard que les deux

    principaux soulvements qui vont dstabiliser le rgime seprsentent comme des mouvements de rforme religieuse.

    Aprs un sjour en Orient, o il a pris connaissance desouvrages de Ghazl, Ibn Toumert, un Berbre du Sous,revient prcher au Maghreb un islam plus sobre, centr surle tawhd,laffirmation de lUnicit divine - do le nom demuwahhidn, Almohades, donn ses partisans. Fustigeant

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    les dirigeants almoravides, quil accuse dtre desanthropomorphistes et des infidles, il se proclame le

    Mahd- celui qui doit assister Jsus la fin des temps pourrestaurer la paix et la justice - et prend les armes. A sa mort,en 1130, Abd al-Mumin, lun de ses plus anciens disciples,simpose comme son successeur et poursuit la lutte. Ellesavre longue et ponctue de dfaites ; cependant, laprisede Marrakech en 1147 met un terme la souverainetalmoravide au Maghreb.

    Lannexion de lAndalus, lEspagne musulmane, o lesAlmoravides sont en proie de graves difficults internes etexternes, sera plus rapide. Lautodaf des uvres de Ghazldcrt par les autorits a suscit des remous dans lapopulation, en particulier dans les milieux soufis. Cemcontentement, quaccentuent les checs militaires (les

    Almoravides ont perdu Saragosse en 1118), favorise

    lexpansion de la rvolte des murdn, une espce decongrgation qui sest regroupe dans lAlgarve autour dIbnQas, lequel prtend galement tre lImm, le Guidespirituel et politique de la communaut. Sduit par lapropagande des Almohades, dont il espre le soutien, IbnQas persuade Abd al-Mumin denvoyer des troupes dans laPninsule. Les premires dbarquent en 1146 et, un an plus

    tard, Sville et sa rgion sont sous obdience almohade.Mais la conqute est loin dtre acheve : Grenade reste sousla juridiction des Almoravides ; Almeria est occupe par lesCastillans, tandis quun mirat indpendant voit le jourdans le Levant sous lgide dIbn Mardanish, un chefmilitaire qui installe son tat-major Murcie.

    Cest dans cette ville, o son pre exerce des charges

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    militaires au service dIbn Mardanish, quIbn Arab vient aumonde le 27 juillet 1165 (17 ramadn 560) ou, selon dautres

    sources, le 6 aot (27 ramadn). Moins de trois mois plustard, Murcie est assige par les Almohades. Ces derniersdevront pourtant attendre jusquen mars 1172 poursemparer de la cit. Ibn Mardanish ne survit pas ladfaite; accompagns dune dlgation comprenant leshauts dignitaires de larme, ses fils se rendent Sville etprtent allgeance au calife Abu Ya'qb Ysuf. Le souverain

    almohade, qui a succd son pre en 1163, sempresse dereprendre son service les gnraux dIbn Mardanish, dontil ne connat que trop bien les comptences.

    Le pre dIbn Arab est vraisemblablement du nombre ;cest cette poque, en tous les cas, quil migre Svillepour y poursuivre sa carrire au service des Almohades.Plus rien ds lors ne vient troubler lenfance heureuse et

    insouciante dIbn Arab. Le jeune garon aime chasse8et,nous lavons vu, jouer au soldat. Son destin semble touttrac : linstar de son pre, dont il est lunique fils, ilentrera dans larme.

    Une foudroyante mtamorphose

    Rien, donc, ne laissait prsager a priori que la vie de cetadolescent promis une carrire militaire allait basculer du

    jour au lendemain. Saura-t-on jamais ce qui se produisit et

    8Fut., IV, p. 540.

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    quelle date exactement? Aucun texte connu dIbn Arab nepermet ce jour dapporter une rponse claire et prcise.

    Le clbre texte o il dcrit son entrevue Cordoue avec lephilosophe Averros nous fournit, tout le moins, un reprechronologique : Ibn Arab sy dpeint comme un jeunegaron compltement imberbe mais dot, dj, deconnaissances illuminatives quil a rcemment obtenues aucours dune retraite (voir encadr en fin de chap.).

    On peut dduire de ce rcit quau moment de cet pisode

    il est approximativement g dune quinzaine dannes. Lasuite du tmoignage dIbn Shar nous livre par ailleurs uneinformation prcise et dtaille quant aux circonstances decette brusque et prcoce metanoia: La raison, lui raconteIbn Arab, qui ma conduit quitter larme dune part et entrer dans la Voie dautre part, est la suivante : jtais sortiun jour, Cordoue, en compagnie du prince Abu Bakr [b.]

    Ysuf b. Abd al-Mumin. Nous nous rendmes la grandemosque et je lobservais tandis quil sinclinait et seprosternait dans la prire avec humilit et componction. Jeme fis alors la remarque suivante : si un tel personnage, quinest pas moins que le souverain de ce pays, se montresoumis, humble et se comporte de la sorte avec Dieu, cestque le bas monde nest rien ! Je le quittai le jour mme -

    jamais je ne le revis - et mengageai dans la Voie. Mais ce document soulve presque autant de questions

    quil en rsout. Ibn Shar situe cet pisode en 1184, date laquelle Ibn Arab a dix-neuf ans. Or le portrait quIbn Arab

    brosse de lui-mme dans le rcit de sa rencontre avecAverros, postrieure son engagement spirituel, infirmeune telle hypothse. En outre, de quel prince sagit-il ? Le

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    calife Ysuf a rgn entre 1163 et 1184, mais il na pu setrouver Cordoue cette poque puisquil quitte

    lAndalousie en 1176 pour le Maroc, o il demeure jusquen1184. En mai de cette anne-l, il franchit le Dtroit et serend directement Sville pour passer ses troupes en revue.Peu aprs, le 7 juin, le calife quitte la capitale pour uneexpdition contre le Portugal dont il ne reviendra pas

    vivant. Au demeurant, son patronyme est Abu Yaqb (etnon Abu Bakr), ce qulbn Arab nignore certainement pas. Il

    est vraisemblable dans ces conditions que le prince dontlhumilit dans la prire a proprement boulevers Ibn Arabest lun des fils du calife, Abu Bakr, qui fut lun de sesgnraux.

    En tout tat de cause, une certitude demeure : lincidentsurvenu dans la mosque de Cordoue constitue le point derupture dans le cours, jusque-l paisible, de lexistence du

    jeune Ibn Arab. Le petit grain de sable qui vient de percuterson destin dclenche une prise de conscience aussi brutalequirrversible. Sa dcision est prise : il choisit Dieu.Ladolescent quitte tout, larme, ses compagnons, ses

    biens. Il se retire du monde - dans une caverne situe aumilieu dun cimetire, selon lun de ses biographes - pour unface--face avec lternel dont, dune certaine faon, il ne

    reviendra jamais : Je me suis mis en retraite avant lauroreet je reus lillumination avant que le soleil ne se lve [...]. Jedemeurai en ce lieu quatorze mois et jobtins ainsi lessecrets sur lesquels jcrivis ensuite ; mon ouverturespirituelle, ce moment, fut un arrachement extatique9.

    9Kirb was'il al-sil, M. Profitlich (d.), Fribourg. 1973, p. 21.

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    Une prodigieuse mtamorphose, au sens le plus fort dece mot, sest donc opre chez le jeune garon, qui, au sortir

    de cette rclusion, na de commun que le nom avecladolescent qui caracolait dans les garnisons militaires.Cette rupture radicale entre ce quil tait jusque-l et ce quilsera dornavant, Ibn Arab en rend bien compte lorsque,pour voquer sa vie d avant, il lappelle ma jhiliyya ,terme qui dsigne ltat de paganisme - littralement, dignorance - dans lequel vivaient les Arabes avant la

    rvlation muhammadienne qui inaugurait une re nouvellede leur destine.

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    L'enfant et le philosophe

    Je me rendis un jour, Cordoue, chez le cadi Abu l-Wald Ibn Rushd [Averros] ; ayant entendu parlerde l'illumination que Dieu m'avait octroye, il s'taitmontr surpris et avait mis le souhait de merencontrer. Mon pre, qui tait l'un de ses amis, me

    dpcha chez lui sous un prtexte quelconque. cette poque j'tais un jeune garon sans duvet surle visage et sans mme de moustache. Lorsque jefus introduit, il [Averros] se leva de sa place,manifesta son affection et sa considration, etm'embrassa.

    Puis il me dit : Oui. mon tour, je dis : Oui. Sa joie s'accrut en voyant que je l'avais compris.Cependant, lorsque je ralisai ce qui avait motiv sajoie, j'ajoutai: Non . Il se contracta, perdt sescouleurs, et fus pris d'un doute : Qu'avez-vous donc trouv par le dvoilement etl'inspiration divine? Est-ce identique ce que nousdonne la rflexion spculative ? Je rpondis : Ouiet non ; entre le oui et le non, les esprits prennentleur envol, et les nuques se dtachent !

    Ibn Arab, Futht, I, p. 153-154

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    Fuyez vers Dieu !

    Lblouissante illumination quIbn Arab a exprimente

    aux premires heures de sa retraite relve de ce que, dans lelangage de la mystique musulmane, on nomme ravis-sement (jadhba).Le majdhb,le ravi , est en quelquesorte arrach par Dieu sa condition ordinaire sans passerpar les tapes dune longue et pnible discipline. Cetteforme de ralisation spirituelle, fulgurante et passive, doittre suivie, pour tre complte, de la via purgativa10, la

    voie la plus haute et la plus parfaite selon lmir Abd el-Kader, minent reprsentant de lcole akbarienne au sicledernier. Dsir par Dieu (murd),celui qui bnficie delajadhbadoit devenir dsirant (murd),et parcourir pas pas cette voie de perfection quil a dans un premier tempssurvole.

    Ibn Arab indique en divers passages de son uvre

    quune vision joua cet gard un rle dcisif11. Le rcit leplus complet de cet vnement - qui survint sans doute lors

    10 Selon un schma traditionnel en thologie mystique, cetteexpression dsigne le premier des trois degrs de la voie vers laperfection, celui qui conduit la purification de lme. Les deuxdegrs suivants sont la voie illuminative et la voie unitive .

    11Fut., II, p. 491; IV, p. 172.

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    de cette premire retraite, longue de plus dun an - figuredans la suite du passage du Recueil des connaissances

    divineso il voque ses souvenirs denfance : Je vcus dela sorte jusqu ce que le Misricordieux tourne vers moi Saprovidence et menvoie dans mon sommeil Muhammad,Jsus et Mose, sur eux la grce et la paix ! Jsus mexhorta lascse et au dpouillement. Mose me donna le disquedu soleil et me prdit lobtention de la sciencetranscendentale (al-ilm al-ladunn) parmi les sciences de

    lUnicit (tawhd). Muhammad, lui, mordonna :Cramponne-toi moi tu seras sauf! Je me rveillai enpleurant et consacrai le reste de la nuit psalmodier duCoran. Je pris alors la rsolution de me consacrer la Voiede Dieu12... Cette rencontre en mode subtil avec lesreprsentants des traditions majeures du monothisme -qui prfigure la dimension universelle de lenseignement

    akbarien - marque donc le point zro de ce qui apparatvritablement comme lengagementspirituel dIbn Arab.

    Sur les pas du Prophte

    Linjonction du Prophte est on ne peut plus claire :limitatio prophetaeest la seule voie daccs la perfectionspirituelle. Prcepte fondamental de lhagiologie islamique -qui trouve sa source scripturaire dans le verset 21 de lasourate 33 : Il y a pour vous en lEnvoy de Dieu un

    12Dwn al-Ma'rif, f 36b.

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    exemple excellent -, la conformit au modlemuhammadien nest pas seulement, chez les mystiques

    musulmans, une tape recommande : elle est la conditionsine qua non de toute ralisation spirituelle, dont elle est la fois le moyen et laboutissement. A leurs yeux, leMessager de Dieu, qui apparat un moment prcis delhistoire comme Sceau des prophtes , est aussi, sur leplan cosmique, lHomme Parfait (al-insn al-kmil),autrement dit le paradigme de la saintet, ltre en qui elle

    saccomplit dans toute sa plnitude. Limitation du Prophtene saurait se rduire celle de ses faits et gestes. Elleimplique nanmoins une connaissance approfondie de sa coutume (sunna). Le jeune Ibn Arab, dont le savoirlivresque se limite alors la connaissance du Coran, en aconscience. Aussi bien entreprend-il dtudier auprs desmatres les plus rputs le hadth, cette discipline

    fondamentale de lenseignement religieux qui recense lesactes et les propos du Prophte et dont il poursuivra ltude

    jusqu la fin de ses jours. Limportance quil attache ltude, et plus encore la pratique, de la sunna nest paschez Ibn Arab, soulignons-le, une concession au pieuxconformisme de la socit islamique laquelle il appartient: elle sinscrit dans le droit fil de sa doctrine hagiologique et

    de son enseignement initiatique.Si le thme de la prminence spirituelle de Muhammad

    est largement antrieur lpoque dIbn Arab, cest cedernier toutefois que lon doit un expos rigoureux et prcisde la nature et de la fonction de cette prcellencemuhammadienne. Des donnes essentielles figurent, cesujet, dans le chapitre 337 des Futht consacr la

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    demeure de Muhammad : Le Prophte a reu desprivilges particuliers qui nont t donns aucun autre

    prophte avant lui; mais nul prophte na reu un privilgequi nait t galement octroy Muhammad, car il a reu laSomme des paroles. Il a dit : Jai t prophte alorsquAdam tait entre largile et leau; tandis que les autresprophtes ne sont devenus tels quau moment de leurmanifestation historique. [...] Il est de ce fait celui quiassiste tout Homme Parfait, quil soit gratifi dune Loi

    rvle ou dune inspiration sapientiale [...]. Lorsquilapparut, il fut comme le soleil dans lequel se confond toutelumire [...]. Son rang dans la science embrasse la sciencede tous ceux qui connaissent Dieu parmi les Premiers et lesDerniers [...].Sa Loi embrasse tous les hommes sans exception et samisricorde, en vertu de laquelle il a t envoy, embrasse

    tout lunivers [...]. Sa communaut (umma)englobe tous lestres, vers la totalit desquels il a t missionn; quilscroient ou non en lui, tous les tres en font partie13... Troisides matresses, qui apparaissent dj dans des crits de

    jeunesse tels que Les Ordonnances divines (Tadbrtilhiyya), se dgagent de cet extrait des Futht. Toutdabord, la notion de la prexistence de Muhammad, ou

    plus exactement de la Ralit muhammadienne ;premier tre existenci partir de la materia prima, elleinaugure le processus cosmologique dont elle est la finalit.Les prophtes envoys tour tour aux hommes sont autantde manifestations sporadiques et fragmentaires de la

    13Fut., III, p. 141-144.

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    Ralit muhammadienne , qui ne se dploie intgralementque dans la personne de Muhammad, dont la Rvlation

    embrasse et parfait celles qui lont prcde ; doluniversalit du message muhammadien, qui sadresse tous les hommes sans exception, quils y adhrent ou non.Enfin, le caractre primordial et universel de cette Ralitmuhammadienne inclut celui de sa suprme perfection ;miroir sans tache des perfections divines, elle est la sourceunique en laquelle puise toute saintet et en laquelle elle se

    rsorbe. Lide dune Ralit muhammadienne ,vhicule par les prophtes successifs jusqu son closiontotale en la personne historique de Muhammad, est apparuetrs tt dans le soufisme. Mais, nonce jusque-l demanire plus allusive quexplicite, cest dans les crits dIbn

    Arab que lon en trouve pour la premire fois unelaboration doctrinale dtaille. De ces considrations

    abstraites, Ibn Arab tire des consquences pratiques.Puisque Muhammad est larchtype de la saintet, cest ense conformant strictement sa sunna, en se nourrissant deson exemple, que laspirant parviendra restaurer sa natureoriginelle d'imago Dei.

    Dieu cra Adam selon Sa forme , nonce un hadthfameux. Aussi bien lhomme contient-il virtuellement tous

    les Noms divins qui sont gravs dans largile mme de sontre. Cest en raisonde cette sublime similitude que Dieu ladsign pour tre son khalfa,son locum tenens, sur terre : La lieutenance (khilfa)fut assigne Adam, lexclusiondes autres cratures de lunivers, en raison de ce que Dieula cr selon Sa forme. Un lieutenant doit obligatoirementpossder les attributs de celui quil reprsente ; dans le cas

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    contraire il nest pas proprement parler un lieutenant14. Mais ces deux faveurs accordes exclusivement

    lhomme, sa forme divine et sa magistrature, lexposent auplus grand pril de son existence : lillusion de lasouverainet. La conscience de son thomorphisme originelle conduit oublier quil fut cr dargile - la matire la plushumble, souligne maintes reprises le Shaykh al-akbar -,symbole par excellence de sa servitude ontologique (ubdiyya). Le pouvoir et lautorit que lui confre son

    mandat linduisent se croire autonome.Il sapproprie la souverainet qui nappartient en proprequ Celui quil reprsente et trahit le serment de vassalitquil a prt lorsquil a rpondu Certes, nous entmoignons ! la question Ne suis-Je pas votreSeigneur? (Cor. 7:172).

    Parce quil refuse dassumer son statut de serviteur de

    Dieu (abd Allh),il est dsormais indigne dtre lieute-nant de Dieu (khalfat Allh) : La patrie de lhomme,cest sa servitude ; celui qui la quitte, il lui est interditdassumer les Noms divins15 Pour reconqurir la noblessede son origine, il lui faut ractiver les caractres divinsinscrits dans sa forme primordiale que sa prtention et sonignorance ont oblitrs : Le Prophte a dit : Je suis venu

    parfaire les nobles caractres. Celui qui se conforme auxnobles caractres suit une loi de Dieu mme sil nen a pasconscience [...]; parfaire les caractres, cest les dpouillerde ce qui leur donne ventuellement un statut vil. En effet,

    14Fut., I, p. 263.

    15Fut., I, p. 362,367.

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    les caractres vils ne sont tels que par accident tandis queles caractres nobles sont tels par essence, car ce qui est vil

    na pas de point dappui in divinis [...] au lieu que lescaractres nobles ont un point dappui in divinis. LeProphte a parfait les nobles caractres dans la mesure oil a fix les circonstances o les caractres doivent sexercerde sorte quils dtiennent un statut noble et soient exemptsdun statut vil16.

    Un thme majeur de lenseignement akbarien sous-tend

    ce passage : cest par lobservance la plus stricte et la plusabsolue de la Loi divine que lhomme peut rtablir sonthomorphisme originel. Toute qualit - y compris, parexemple, la colre ou la jalousie - est par essence noble, carchacune a sa racine dans un attribut divin ; elle ne devient ignoble et rprhensible que dans la mesure o elle estdploye en dehors des limites que fixe la Loi. Cest, par

    consquent, en se conformant la sunnadu Prophte et laLoi qui lui a t rvle que lhomme rintgre les caractresdivins qui sommeillent au plus profond de son tre.

    Le disciple de Jsus

    La profonde vnration quIbn Arab tmoigne Jsus -auquel, de surcrot, il assigne un rle capital, nous le

    verrons, dans lconomie de la saintet - paratra sans douteparadoxale chez un matre qui, par ailleurs, ne cesse de cla-

    16Fut., II, p. 562.

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    mer sa qualit de muhammadien parfait et revendiquemme le statut d hritier suprme de Muhammad. Une

    rapide analyse de sa doctrine hagiologique, et de la notionmajeure dhritage prophtique qui la sous-tend,dmontrera sans peine quil ny a l aucune contradiction.En tout tat de cause, la dvotion du Shaykh al-akbar pourla personne de Jsus nest pas ne de quelque spculationabstraite; elle prend sa source dans la relation intime quistablit ds le dbut entre le jeune adolescent en qute de

    Dieu et le Fils de Marie : Il [Jsus] est mon premier matredans la Voie; c'est entre ses mains que je me suis converti.Il

    veille sur moi toute heure et ne me nglige pas uninstant17. Un autre passage des Futht permet decomprendre pourquoi Ibn Arab associe tantt saconversion la vision qui le mit en prsence des troisprophtes, tantt la seule intervention de Jsus: Je lai

    souvent rencontr au cours de mes visions; cest auprs delui que je me suis repenti. [... ] Il ma ordonn de pratiquerlascse et le renoncement18. Si Muhammad lui prescritlitinraire quil doit suivre, cest Jsus qui, au cours dumme pisode visionnaire, se prsente comme son guidedans la longue et prilleuse traverse quil entreprend; cestlui qui, en labsence de matre terrestre, prend en charge

    lducation du jeune mystique qui ignore les dtours et lesprils de la Voie.

    Bien quelle ne soit pas la plus commune, cette forme dedirection spirituelle assure par linflux spirituel dun pro-

    17Fut., III, p. 341.

    18Fut., II, p. 49.

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    phte - ou dun matre dfunt - nest pas exceptionnelle.Dans la terminologie du soufisme, elle confre ceux qui en

    bnficient le statut d'uways- par rfrence au cas dUwaysal-Qaran, qui, contemporain du Prophte, fut instruit parlui sans lavoir jamais rencontr. Les uwaysis constituentdonc une catgorie de saints qui relvent apparemment dunphnomne de gnration spontane puisquils nont pas degnalogie rgulire ; de l proviennent les singularits quelon observe parfois dans certaines chanes initiatiques o

    tel personnage figure comme disciple dun matre mort unsicle avant sa naissance. Bien quil ait rencontr par la suitede nombreux shuykh(plur. de shaykh)et tir profit de leurenseignement, Ibn Arab restera un uways jusqu sondernier souffle.

    Sans quil en ait encore pleinement conscience, le destindIbn Arab est dornavant li plus dun gard celui de

    son invisible protecteur, Jsus, dont il applique la lettre lesrecommandations : Cest ainsi que moi-mme je me suisdpouill de tout ce qui mappartenait. Cependant, cettepoque, je n'avais pas de matre qui confier laffaire etremettre mes biens. Aussi eus-je recours mon pre; aprslavoir consult, je lui remis tout ce que je possdais. Je naifait appel personne dautre car je ne suis pas revenu Dieu

    par lintermdiaire dun matre tant donn quen ce tempsje nen connaissais aucun.Je me suis spar de mes biens comme un mort se sparede sa famille et de ses possessions19. Ibn Arabcommencera, nous le verrons, frquenter des matres en

    19Fut., II, p. 548.

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    1184, lge de dix-neuf ans. Cette dcision est doncintervenue auparavant, lpoque o, sous la tutelle du Fils

    de Marie, il cheminait vers Dieu dans la plus grandesolitude.

    Curieusement, son pre, qui pourtant ne brlait pas cette poque dun zle religieux comparable celui de sonfils, ne semble pas stre oppos ce dsistement radical,lequel pouvait difficilement passer inaperu de ses relations.Il est vrai que les annales familiales comptent dj deux cas

    de conversion spectaculaires. Il y eut dabord, avant la nais-sance dIbn Arab, le cas dun de ses oncles maternels, unprince berbre qui rgna quelque temps sur Tlemcen lpoque almoravide. Lhistoire de cet mir qui, mu par lesrcriminations dun ascte quil avait imprudemment apos-troph, changea sur-le-champ le faste royal contre le frocdes soufis a bien videmment frapp limaginaire populaire.

    On nest gure surpris, en consquence, de retrouver le rcitde sa dramatique conversion - quIbn Arab a consignedans lesFutht20- dans le recueil hagiographique de Tdil(m. 1230) ou dans lhistoire des rois de Tlemcen rdige parle frre du clbre historien Ibn Khaldn.

    Plus mouvante est lhistoire quIbn Arab rapporte, ensappuyant sur ses propres souvenirs denfance, propos de

    son oncle paternel21. Ce dernier coulait une vieillesse pai-

    20Fut., II, p. 18.

    21Al-Durrat al-Fkhira. trad. partielle par R. W. J. Austin, Sufis ofAndalusia, Londres, 1971 : version franaise : Les Soufisd'Andalousie,

    Paris. Albin Michel, 1995. p. 90.

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    sible, lorsquil vint croiser chez un apothicaire un jeunegaron en qute dun remde. Lignorance dsarmante de

    lenfant en matire de pharmacope suscita une malencon-treuse plaisanterie de la part du vieil homme; son jeuneinterlocuteur - qui, souligne Ibn Arab, portait sur lui lesmarques dun pieux adorateur - lui rpliqua que sa mcon-naissance des drogues tait insignifiante compare lin-souciance du vieillard lgard de Dieu : Mon oncle,raconte Ibn Arab, prit cet avertissement cur; il se mit au

    service de lenfant et entra par lui dans la Voie. Au demeurant, le pre dIbn Arab, dont on sait quildsapprouvait les tendances religieuses par trop marquesde son fils, finira au soir de sa vie par se rallier son pointde vue : Le jour o il mourut, il tait alors gravementmalade, il sassit sans prendre appui et me dit : O monenfant, cest aujourdhui le dpart et la rencontre. Je lui

    rpondis : Dieu a inscrit ton salut dans ce voyage et te bnitdans cette rencontre. Il se rjouit de ces paroles et me dit :Que Dieu te rcompense ! mon enfant, tout ce que jetentendais dire et que je ne comprenais pas, et que parfois

    je rprouvais, cest cela ma profession de foi22Bien quil ait pris cette rsolution lpoque o il tait

    encore un adolescent, Ibn Arab na pas rejet son patri-

    moine sous limpulsion dun enthousiasme juvnile et pas-sager. Mrement rflchie, sa dcision dcoule dun simpleconstat : lindigence (faqr) est le statut inamissible de lacrature, celui que lui assigne, entre autres, le verset cora-nique maintes fois cit par lui : hommes ! Vous tes

    22Fut., I, p. 222.

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    indigents envers Dieu ! (Cor. 35:15) Cest pour avoir nicette indigence ontologique que lhomme a t dchu de son

    thomorphisme originel; cest en acceptant de lassumerquil le recouvre. Un autre tmoignage autobiographiqueconfirme que le renoncement dIbn Arab ntait, ses

    yeux, que la stricte application dune loi mtaphysique quigouverne tous les tres : Depuis le moment o jai accd cette station spirituelle (celle de la servitude pure), je naipossd aucune crature vivante, pas mme les vtements

    que je porte car je ne porte que ceux quon me prte et quonmautorise utiliser. Sil marrive de possder quelquechose, je men spare aussitt en loffrant ou, sil sagit dunesclave, je laffranchis. Je pris cet engagement lorsque je

    voulus raliser la servitude suprme lgard de Dieu. Il mefut dit alors : Cela ne te sera pas possible tant quun seultre sera en droit de te rclamer quelque chose ! Je

    rpondis : Dieu Lui-mme ne pourra me rclamer quoi quece soit ! On me rpondit : Comment cela se pourrait-il ?Je rpondis : On ne rclame qu ceux qui nient [leurindigence ontologique], non ceux qui [la] reconnaissent ; ceux qui prtendent possder des droits et des biens, non celui qui dclare : Je nai aucun droit, aucune part quoique ce soit23!

    La comparaison quIbn Arab tablit entre labandon deses biens et la mort nest donc pas quune simple mta-phore. Elle rend compte du sens profond de lengagementspirituel tel quil le conoit : la fuite vers Dieu que prescritaux hommes le verset 50 de la sourate 51, Fuyez vers Dieu

    23Fut., I, p. 196.

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    ! , entrane le plerin vers la mort de l'ego; le voyage quilentreprend est, comme celui du dfunt, un voyage sans

    retour quil doit, lui aussi, accomplir dans la plus radicalenudit.

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    Les seigneurs de la Voie

    Les raids de plus en plus audacieux auxquels se livrent lesgarnisons chrtiennes en Andalus, les pillages quelles fontsubir la population rurale ont cr peu peu un climatdinscurit constant dans la Pninsule. Lexamen dessources hagiographiques de cette priode est de ce point de

    vue fort instructif ; la mention rcurrente des Rm - les

    chrtiens -, le rcit de leurs attaques sur terre et sur mer, ladlivrance miraculeuse de saints captifs entre leurs mainstmoignent de la prcarit dans laquelle vivent les

    Andalous. La dbcle de Santarm en juillet 1184, au coursde laquelle le calife Ysuf est mortellement bless, portelinquitude de la population son comble.

    Pour redresser la situation, cest dabord rtablir

    lordre moral que semploie Yaqb quand il succde sonpre.Ds son accession au trne, il ordonne la saisie des dbitsdalcool, promulgue une loi frappant de mort quiconque enconsommera, dcrte lexpulsion des chanteurs sur les rivesdu Guadalquivir et rend lui-mme la justice au coursdaudiences publiques. Mais il lui faut bientt faire face aux

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    rvoltes qui clatent en Afrique du Nord, o les Almoravidesdes Balares tentent de reprendre le pouvoir; aprs avoir

    rcupr Alger et Bougie, Ya'qb remporte une victoireimportante en 1187. Elle ne suffit pas toutefois mettre unterme la contre-offensive des Almoravides, qui necesseront de provoquer des troubles tout au long desdcennies suivantes. Dans la pninsule Ibrique, ses entre-prises militaires contre les chrtiens connatront davantagede succs et lui vaudront le surnom de Mansur, le Victo-

    rieux . Elles nont pas, malgr tout, le caractre dcisifquont voulu y voir ses contemporains; la victoire dAlarcosen 1195 nendigue que provisoirement linexorable pro-gression de la Reconquista.

    Lhrosme des soufis dAndalousie

    Je devins le compagnon dhommes fidles au pacte quilsavaient conclu avec Dieu, je frquentai des matres qui, delinstant o ils sorientrent vers Lui, ne sen dtournrent

    jamais. En les servant je tirai un grand profit et, grce leurnergie spirituelle, je reus les secrets subtils24. la

    mort du calife Ysuf en 1184, Ibn Arab a tout juste dix-neufans. Cest cette poque, indique-t-il dans lesFutht,quilfait son entre dans la Voie. Le terme tarqdont il use dansce passage - et qui signifie proprement chemin - ne doitpas tre confondu avec celui de ruj', retour, quil

    24Dwn al-Ma'rif, f 36b.

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    emploie propos de sa conversion stricto sensu, laquelle,nous lavons vu, se situe au seuil de son adolescence. Cest

    de la Voie des matres quil est ici question. Autrementdit, au cours de cette anne 1184, Ibn Arab commence frquenter des shuykhet suivre leur enseignement.

    A la solitaire adoration du Dieu Unique succde lacontemplation de Ses thophanies parmi les cratures. Ceretour dIbn Arab vers la socit des hommes inaugure unenouvelle tape de sa destine spirituelle ; elle sera longue et

    riche. Au cours des annes venir, il va ctoyer un nombreconsidrable d'awliy, de saints, frquenter les reprsen-tants les plus illustres du soufisme andalou et maghrbin.Que son uvre porte lempreinte de cet environnementmystique, que sa doctrine puise largement dans la traditionquil hrite de ses matres, cela est incontestable. Mais ilnen demeure pas moins que, au moment o il rencontre ces

    hommes et ces femmes dont il sera le compagnon attentif etdvou, Ibn Arab nest plus, il sen faut de beaucoup, unnophyte. Dans la solitude de ses retraites, dans le silencede ses prires, il a parcouru un long chemin. Et chez le jeunehomme qui se prsente un beau jour dans la demeure dushaykh Uryan, celui qui sera son premier guide terrestre, rayonnent dj les blouissantes connaissances quil

    consignera beaucoup plus tard, enrichies des rencontres etdes expriences multiples qui de Sville La Mecque auront

    jalonn son parcours, dans lesFutht Makkiyya.Conscient des qualits exceptionnelles de ses matres,

    Ibn Arab transcrit, avant mme de quitter le sol natal, lesmoments inoubliables passs en leur compagnie dans unrecueil qui na jamais t retrouv. Mais son arrive en

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    gypte, o il dcouvre pour la premire fois le paysage dusoufisme oriental - lequel prsente de larges diffrences

    avec celui dOccident -, Ibn Arab mesure vraiment ce quelunivers des spirituels andalous et maghrbins quil a laissderrire lui a de merveilleux et dunique. Or, peine a-t-ildbarqu au Caire quun shaykh originaire dIrak lui affirmequil ny a pas de gnostiques authentiques en Occident. Aune rplique verbale immdiate, courtoise mais ferme, ferasuite deux ans plus tard lptre sur lesprit de saintet (Rh

    al-quds), tmoignage vibrant de la haute saintet de sesmatres occidentaux. Puis, comme si cela ne suffisait pas immortaliser le souvenir de ces hros (fityn) que furent ses yeux ces mystiques dOccident, il leur consacrera plustard un troisime ouvrage auquel il donne le mme titrequau premier, dont il est un abrg :La Perle prcieuse (al-

    Durrat al-Fkhira)25.

    Des soixante et onze notices que totalisent les deuxrecueils parvenus jusqu nous se dgage un panorama

    vivant et color du monde des soufis andalous la fin duXIIe sicle. Sources directes, le Rhet laDurratprsententdautant plus dintrt pour lhistoire des ides - qui,sagissant du soufisme proprement andalou, dispose de peude matriaux de premire main - quIbn Arab na pas

    cherch faire uvre dhagiographe. Son propos nest pasddifier le lecteur par une accumulation de prodiges maisde nous rvler la saintet dans son aspect le plus dpouill,le plus insouponn. Et si quelques-uns des saints dont il

    25Le Rh et la Durrat ont t partiellement traduits dans Les Soufisd'Andalousie.

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    brosse le portrait se rencontrent aussi dans les prestigieux dictionnaires biographiques , comme la TakmiladIbn al-

    Abbr (m. 1259), cest parfois en qualit d asctes , maisle plus souvent au titre de leur comptence dans le domainedes sciences religieuses exotriques (leur science du hadthpar exemple), ou parce quils se sont illustrs dans ledomaine littraire (la posie notamment) : enregistrer lesnotables, clbrer les gloires locales, telle est la vocation deces compilateurs. Or la plupart des matres dcrits par Ibn

    Arab sont des individus ordinaires, anonymes, que rien, enapparence, ne singularise de la plbe avec laquelle ils seconfondent. Petits artisans, modestes boutiquiers, indigents: qui souponnerait ces hommes du commun dtre lesinterlocuteurs privilgis de Dieu ? A la lecture des SoufisdAndalousie, on dcouvre, bloui, derrire ces silhouettesobscures, souvent misrables, la saintet la plus simple et la

    plus lumineuse.Uryan, le premier des matres vers lesquels se tourne

    Ibn Arab, est un paysan analphabte; il ne sait ni crire nicompter. Il nen est pas moins capable dimproviser desubtils commentaires sur les sentences des Beauts dessances spirituelles, un ouvrage dIbn al-Arf, clbre soufiandalou mort en 1141. Toutefois, son nom reste attach pour

    Ibn Arab la notion de servitude (ubdiyya) qui taitau centre de son enseignement. Dautres matres, il est vrai,sont plus savants. Mais ce ne sont, en aucun cas, de grandsthoriciens du soufisme. Si leur enseignement nest pasdpourvu de rfrences doctrinales, il met surtout laccentsur la praxis.Mrtul est un lettr - mais il noccupe quunposte d'imm dans une petite mosque - et son recueil de

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    pomes mystiques lui a valu de figurer dans la Takmila.Cest moins, cependant, son talent potique quadmire Ibn

    Arab que sa bouleversante compassion envers sesprochains : Quand un homme tait dans le besoin, il

    vendait un livre de son importante bibliothque pournourrir le malheureux avec le prix de la vente. [...]Quand il les eut tous vendus, il mourut26... De Abu Hasanal-Shakkz, Ibn Arab se souvient quil ne disait jamais moi : Jamais, souligne-t-il, je ne lai entendu prononcer

    ce mot27! Age de quatre-vingt-six ans lorsquil larencontre, Ftima se nourrissait des dtritus que lesSvillans laissaient devant leur porte ; quand elle ne trouvaitni restes ni aumnes, elle scriait : Seigneur ! Commentpuis-je mriter ce haut rang, que Tu te conduises avec moicomme Tu le fais avec Tes bien-aims28? Quant au shaykhal-Qabil, ses prires stendaient toutes les cratures

    des cieux et de la terre, jusquaux poissons de la mer29.On pourrait multiplier les exemples de ce genre tant il

    est vrai que lhumilit, la simplicit et labngation quicaractrisent les spirituels andalous ont fortement impres-sionn Ibn Arab. Sans doute sont-elles ses yeux les vertuscardinales du hros (fat),dans le sens que donne ceterme Qushayr : Le hros, cest celui qui brise les idoles ;

    et lidole de tout homme cest son ego - dfinition quisinspire de lpisode coranique o Abraham, ayant dtruit

    26Les Soufis d'Andalousie, op. cit.,n 8, p. 80.

    27Ibid.,n 12, p. 88.

    28Ibid..n 55, p. 140.

    29Ibid.,n 20, p. 114.

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    les idoles adores par son peuple, est dsign par ce vocable.Dans le chapitre desFuthtconsacr aux hros (fityn,

    plur. de fat)et la gnrosit hroque (futuwwa), leShaykh al-akbar affirme de faon abrupte : Le hroscest celui dont nmane jamais le moindre mouvementinutile30. Ceux qui ont atteint cette station sont desprinces aux apparences desclaves ; de mme que Dieupourvoit la subsistance de limpie, de mme les hros se comportent avec bont envers toutes les cratures,

    quelque tort quelles leur fassent. Et de citer le fameuxhadth : Le matre est au service de ceux dont il est lematre; celui dont la suzerainet, commente Ibn Arab,consiste ainsi servir les autres, celui-l est un pur servi-teur de Dieu (abd mahd).

    La Voie du blme et la servitude absolue

    son degr extrme, la gnrosit hroque nest quunautre nom de la ubdiyya, la servitude , en tant quelleest pleinement assume et actualise par lhomme.

    Il ne sagit pas en effet dacqurir la servitude ; elle

    est le statut imprescriptible de toutes les cratures. Ce quidistingue foncirement le hros du commun descroyants, cest quil a en permanence conscience de sonindigence ontologique, que plus rien en lui ne tend masquer : Rien nest plus loign du seigneur que son

    30Fut., I, p. 242.

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    esclave ; la condition servile nest pas en soi un tat deproximit; mais la connaissance quil a de sa servitude

    rapproche lesclave de son seigneur31. Ibn Arab aime citer ce sujet lhistoire selon laquelle un soufi fameux duIXe sicle, Abu Yazd al-Bistm, demanda Dieu commentil pouvait se rapprocher de Lui. Approche-toi de Moi parce qui nest pas Moi : lhumilit et lindigence , lui fut-ilrpondu.

    Dans laveu de sa servitude, dans lradication de toute

    prtention lautonomie, lhomme atteint la walya,termeque lon traduit communment par saintet mais quisignifie littralement la proximit avec Dieu. Ayant brislidole de l'ego, il dcouvre quil nagit que par Dieu, ainsique lnonce un hadth quds(un propos divin transmispar le Prophte mais qui nappartient pas la rvlationcoranique) quIbn Arab affectionne : Mon serviteur ne

    sapproche pas de Moi par quelque chose que Jaime davan-tage que par les uvres que Je lui ai prescrites. Et il ne cessede sapprocher de Moi par les uvres surrogatoires jusquce que Je laime. Et lorsque Je laime, Je suis son oue parlaquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main parlaquelle il saisit, son pied avec lequel il marche... La seulemtamorphose qui se soit produite, constate Ibn Arab, est

    celle de la perception du serviteur, qui, grce la pratiquedes actes surrogatoires, a dsormais conscience que Dieuest - et na jamais cess dtre - son oue, sa vue...

    Pour sublime que soit ce degr de ralisation spirituelle,il nen demeure pas moins entach dimperfection, dun

    31Fut., II, p. 561.

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    reste de volont propre, qui conduit le serviteur accomplirdes actes surrogatoires, donc choisis par lui ; autrement

    dit, il soctroie encore une part, ft-elle infime, dautonomie.Chez le serviteur pur , la possibilit dun choix a

    disparu. Il sen tient par consquent aux uvres que Dieului impose, au moment o Il les lui impose. L abandon dugouvernement de soi-mme (pour reprendre le titre dunadmirable trait mystique dun saint gyptien du XIVesicle, Ibn At Allh) est son tat permanent. Or,

    paradoxalement, cest par cette abdication des pouvoirs quilsattribuait que lhomme se qualifie pour exercer cetteroyaut sur le monde que Dieu lui a promise en linstituantson lieutenant. En effet, lorsquil parvient cette station,explique Ibn Arab, ce nest plus Dieu qui est son oue, sa

    vue... , cest lui qui, dsormais, est loue, la vue de Dieu. Dieu veut par sa volont sans quil sache que ce quil veut

    est cela mme que Dieu veut; sil en a conscience, cest quilna pas pleinement ralis cette station32.

    Dfinitivement teint lui-mme dans lblouissantePrsence divine, perdu dans la contemplation de Ses noms,il ne sait plus quil est : Lorsque le serviteur sest dpouillde tous ses noms, ceux que lui confre sa servitudeontologique et ceux que lui octroie son thomorphisme

    originel, il ne lui reste plus que son essence sans qualitetsans nom.Alors il est dentre les Rapprochs [...]. Rien ne semanifeste en lui, par lui, qui ne soit Dieu33. A linstardAb Yazd qui lon demandait : Comment es-tu ce

    32Fut., IV, p. 559.

    33Fut., IV, p. 13.

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    matin ? , il rpondra : Je suis sans qualit, je nai nimatin ni soir !

    On nest gure surpris dans ces conditions quIbn Arabassimile les hros aux malmiyya, les hommes du

    blme qui, selon lui, ont revtu le plus haut degr spi-rituel . Les caractristiques quil leur impute dans lechapitre des Futht qui leur est consacr rappellent demanire frappante le profil de ses propres matres : Ils nese distinguent pas des autres croyants par quoi que ce soit

    qui puissent les faire remarquer [...]. Ils se sont reclus avecDieu et ne se dpartissent jamais de leur servitude; ce sontde purs esclaves, dvous leur Matre. Ils Le contemplenten permanence, quils boivent, quils mangent, quils soientveills ou endormis. [... ] Ils semblent dpendre des choses,car en toute chose, quel que soit son nom, ils ne voientquun Nomm : Dieu. Ils sen tiennent intrieurement et

    extrieurement au nom que Dieu leur a donn, qui est celuid'indigent ; ayant constat que Dieu sest occult de Sescratures, de mme ils se cachent delles34 Contrairementaux asctes, dont le renoncement, par les efforts quil leurcote, rvle que le monde a encore du prix leurs yeux,contrairement certains soufis dont les charismes sont trop

    visibles, les malmiyya seffacent dans lanonymat le plus

    obscur, celui qui constitue lpitaphe de tout homme : serviteur de Dieu .

    34Fut., III, p. 35.

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    La tribu des saints

    Les innombrables rfrences et anecdotes relatives auxsoufis andalous dont est parsem le corpus akbarien, et par-ticulirement les Futht, tmoignent assez de la profonde

    vnration quIbn Arab vouait ses matres. Ces spirituelsincarnaient ses yeux le tasawwuf, le soufisme dans sonaspect le plus noble et le plus authentique. Mais elles

    rvlent aussi que, dans son cas, la relation matre-disciplefut plus complexe que de coutume.

    Prenons le cas du shaykh al-Km, qui joua, plus dungard, un rle important dans litinraire dIbn Arab. Enpremier lieu, cest lui qui linitie aux ouvrages de mystique,dont Ibn Arab avoue quil ignorait jusque-l lexistence : Je ne savais mme pas ce que signifiait le terme tasaw-

    wuf.35 Comme beaucoup de uwaysis, Ibn Arab est aussiumm,un saint illettr . Certes, il savait parfaitement lireet crire et nignorait rien de la posie, du Coran et duhadth,quil commena tudier aprs sa conversion. Maisses connaissances spirituelles se nourrissaient exclusive-ment, jusqu sa rencontre en 1190 avec le shaykh al-Km,de ses propres expriences. Dpourvue de tout savoir

    livresque, de toute rfrence intellectuelle, sa perception desmystres divins tait absolument virginale. En second lieu,cest ce matre qui lui inculque les rgles traditionnelles dela Voie : Cest le seul de mes matres qui mait inculqu la

    35Rh, p. 80.

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    discipline , dclare-t-il36. Mais dajouter aussitt : Il maassist dans la discipline initiatique et je lai assist dans les

    tats extatiques ; il tait pour moi la fois un matre et undisciple et jtais de mme pour lui.

    Si intense soit le respect quil prouve pour ses matres,Ibn Arab ne craint pas, le cas chant, de sopposer leurpoint de vue. Ainsi blessera-t-il Uryan qui lui affirmaitavoir reconnu le Mahd chez lun de ses contemporains;convaincu, grce une perception infaillible, quil se

    trompe, Ibn Arab le contredit ouvertement. Sur le cheminqui le reconduit chez lui, un mystrieux inconnu laborde etlui rappelle la rgle sacro-sainte de soumission que ledisciple doit son matre. Ibn Arab sen retourne aussittchez Uryan afin de lui prsenter des excuses. Avant mmequil nait pu profrer une seule syllabe, Uryan linterpelle : Faudra-t-il, chaque fois que tu me contredis, que je

    demande Khadir de te recommander la soumission37?Immortel voyageur -car il a bu la Source de Vie -,

    Khadir est le personnage qui, dans la sourate des Hommesde la Caverne , prouve la sagesse et la patience duprophte Mose et lui dvoile la science de chez-Moi ,celle que Dieu octroie directement certains de Sesserviteurs et dont Mose, rappelons-le, avait prdit

    lobtention Ibn Arab. Mais le rle de Khadir dans lasphre de la saintet ne se limite pas ses interventionsimpromptues dans la vie des saints. Il assume aussi, daprsIbn Arab, une fonction au sein de linvisible hirarchie sans

    36Fut., I, p. 616.

    37Fut., I, p. 186.

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    laquelle lunivers ne subsisterait pas38.Si elle appartient en puissance tous les fils dAdam, la

    lieutenance nest assume en acte que par les saints, qui, tous les degrs et dans toutes les dimensions de luniverscr, sont les agents de lconomie divine. La notion dun Conseil des saints (dwn al-awliy) qui assure, en per-manence, le maintien de lquilibre cosmique nest paspropre Ibn Arab. Mais, sur ce point comme sur beaucoupdautres, cest lui quon doit lexpression la plus complte

    et la plus prcise des donnes de la tradition islamique.Tous ceux qui exercent une fonction dans ce plrme

    suprme appartiennent, affirme-t-il, en vertu de leur degrspirituel, la catgorie des malmiyya, et plus prcisment celle des esseuls (afrd),qui en constituent llite.Les esseuls sont, parmi les hommes, les homologuesdes anges perdus damour dans la contemplation de la

    Majest divine , cest--dire des Chrubins. Nul naautorit sur eux, lexclusion de Dieu, qui se charge Lui-mme de les instruire; do la perplexit de Mose devantltrange comportement de Khadir dans lpisode coraniquevoqu plus haut. Certains des esseuls reoivent, parmandat divin, une de ces fonctions garantes de lordrecosmique. Dautres se sont dfinitivement soustraits au

    regard des hommes. Mais les uns comme les autres ontralis la servitude suprme ; agis par la volont divine, ilssont pareils la pierre qui tombe l o on la jette39.

    38Sur ce sujet, cf. M. Chodkiewicz,Le Sceau des saints. Prophtie etsaintet dans la doctrine d'Ibn Arab, Paris, Gallimard, 1986, chap.IV.

    39Fut., I, p. 710.

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    Aux deux critres prcdents, celui du degr quils ontatteint et celui de la fonctioncosmique quils occupent, qui

    permettent de regrouper les saints dans telle ou telle catgo-rie, sajoute celui du typespirituel, qui caractrise le saint etque dtermine son hritage prophtique . Certains saintssont de type christique , dautres de type abrahamique, mosiaque et ainsi de suite. Il arrive frquemmentquun saint accumule plusieurs hritages prophtiques ;cest le cas, nous le verrons, dIbn Arab. L ascendance

    prophtique dun saint est une sorte de marqueurgntique. Elle dtermine de manire caractristique lanature de ses connaissances spirituelles, ses vertusprdominantes, ses charismes. Ainsi, le saint christique ,au type duquel Ibn Arab ne consacre pas moins de deuxchapitres entiers des Futht, a souvent le pouvoir demarcher sur leau, linstar de Jsus ; il dploie une

    universelle compassion envers les cratures et laprdominance en lui de lattribut divin de misricorde faitquen tout tre il voit ce quil a de meilleur.

    Initialement christique - ce qui, eu gard au rledcisif quil attribue Jsus au dbut de sa vocation, nestgure une revendication surprenante -, Ibn Arab affirmeavoir ensuite reu lhritage de Mose puis de tous les autres

    prophtes et, en dernier lieu, de Muhammad. Il importe derappeler ce propos que, quel que soit le prophte dont unsaint est lhritier, cest toujours, en dernier ressort, deMuhammad quil hrite. La Ralit muhammadienne conjugue en effet toutes les formes de saintet dont chacundes prophtes successifs est minemment le type parcequelle en est la source unique et prenne. Dautre part, Ibn

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    Arab voque dans les Futht sa rencontre avec lun desmembres du Conseil des saints qui lui recommande ins-

    tamment de ne saffilier aucun des matres quil rencontre: Ne taffilie qu Dieu, car aucun de ceux que tu asrencontrs na autorit sur toi ; cest Dieu Lui-mme qui tapris en charge dans Sa Bont40.

    On ne saurait mieux exprimer lindpendance des esseuls , qui, souligne Ibn Arab, sont tous gaux du pointde vue de leur degr de perfection. Tous ont atteint la

    station de la proximit , qui se situe immdiatement endessous de celle de la prophtie lgifrante et quIbn Arabne craint pas dappeler aussi station de la prophtiegnrale. En effet, la mort de lEnvoy de Dieu a scell

    jamais laccs la prophtie lgifrante: nulle Loi sacre nesuccdera la sienne. Mais la walya, la saintet, quimane de la Ralit muhammadienne na pas disparu

    pour autant ; elle continue de rayonner en la personne dessaints et, sous sa forme ultime, celle de la prophtiegnrale,chez les esseuls .

    40Fut., II, p. 573.

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    Le Sceau

    Lhritage muhammadien transmis aux esseuls nest

    jamais totalement complet. Il nappartient qu un seul indi-vidu dans lhistoire de lhumanit de le recevoir dans toutesa plnitude. Cest cet hritier suprme de Muhammad quchoient le privilge et la charge dassumer intgrale-ment la walya,dtre lunique manifestation plnire de laface cache du Prophte, celle de la saintet que voilaitson magistre prophtique. La mort de cet hritier fermera

    dfinitivement laccs direct lhritage muhammadien ; ilest, par consquent, le Sceau de la saintetmuhammadienne : De mme que, par Muhammad, Dieua scell la prophtie lgifrante, de mme par le Sceaumuhammadien Il a scell la saintet qui provient del'hritage muhammadien, non pas celle qui provient delhritage des autres prophtes41 Dornavant il y aura

    encore des esseuls , mais ils ne pourront hriterdirectementde Muhammad.Cependant, il y a aussi, affirme le Shaykh al-akbar, un

    autre Sceau par lequel Dieu scelle la saintet universelle,depuis Adam jusquau dernier des saints, et cest Jsus.

    41Fut., II, p. 49, cit inLe Sceau des saints, op. cit., p. 147.

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    Il est le Sceau de la saintet comme il est aussi le Sceau ducycle du Royaume42 . Ailleurs il spcifie : Lorsquil

    [Jsus] descendra la fin des temps, ce sera en qualit dh-ritier et de Sceau, et il ny aura aprs lui aucun saint quiappartienne la prophtie gnrale43. La station de laproximit sera donc dfinitivement soustraite auxhommes quand il steindra.

    Puis viendra le Sceau des enfants , le dernier homme natre, le dernier saint clairer la Terre : Lorsque Dieu

    aura saisi son me et celle des croyants de son poque, ceuxqui subsisteront aprs lui seront pareils des btes... ilsobiront la seule autorit de la nature animale... et cestsur eux que se lvera lHeure44.

    Avant de poursuivre plus en dtail lanalyse de cettenotion de Sceau de la saintet, rappelons quIbn Arab ne lapas invente. On la trouve formule, au IXe sicle, chez un

    mystique du Khorassn, Hakm Tirmidh, dont louvragemajeur sintitule prcisment Le Sceau de la saintet(Khatm al- walya). Cest moins la question du Sceaupourtant qui occupe la majeure partie de louvrage que celle,plus vaste, de la walya, dont, pour la premire fois, unauteur tente de circonscrire la nature, le rle et les degrs.Hakm Tirmidh est aussi le premier se risquer - au sens

    propre, si lon en juge par les perscutions que, pour cetteraison, lui ont infliges les docteurs de la Loi - noncerque, dun certain point de vue,la saintet est suprieure la

    42Fut., II, p. 9.

    43Fut., II, p. 49, cit inLe Sceau des saints, op. cit., p. 147.

    44Fuss, Beyrouth, Aff, 1980,I, p. 67.

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    prophtie lgifrante. Celle-ci, souligne-t-il, perdra sa raisondtre avec la fin du monde tandis que la walya, la

    saintet, subsistera ternellement en ce monde et en lautre.Il ne sensuit pas cependant que les saints soient suprieursaux prophtes, mais seulement quen chacun de ces derniersla saintet est suprieure la fonction prophtique. DuSceau de la saintet, Tirmidh ne parle quen termes vagueset allusifs, et reste muet quant son identit. Du moins luilaisse-t-il un message et un dfi : cent cinquante-sept

    questions abruptes, souvent sibyllines, auquel seul le Sceauauthentique sera en mesure de rpondre ; nul ne relvera ledfi jusqu Ibn Arab...

    Ce nest pas, paradoxalement, dans La rponse auquestionnaire de Tirmidh (qui constitue la majeure partiedu chapitre 73 des Futht)que lon trouve les donnes lesplus explicites de la doctrine akbarienne relatives au Sceau,

    mais dans plusieurs autres chapitres des Futhtet dans ledeuxime chapitre desFuss.On a vu quIbn Arab distinguetrois Sceaux, et que cest Jsus quil assigne la fonction deSceau de la saintet universelle, amplifiant ainsiconsidrablement le rle eschatologique qui lui est tradi-tionnellement attribu en islam. Concernant le Sceau desenfants , Ibn Arab ne donne quune indication symbolique

    selon laquelle il natra en Chine et viendra au mondeaprs sa sur jumelle. Quant au Sceau de la saintetmuhammadienne, lauteur des Futhtaffirme quil connatson identit : cest un Arabe, de noble lignage, qui vit sonpoque. Ce nom que le Shaykh al-akbar dissimule ici et danstous ses textes en prose, il le rvle maintes reprises danssaposie :cest le sien. Voici, parmi cent, deux exemples :

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    Je suis le Sceau des saints, de mme quil est attest

    Que le Sceau des prophtes est MuhammadLe Sceau particulier, non le Sceau de la saintet gnrale

    Car celui-l est Jsus lassist45.

    ou bien encore :

    Si je ne suis ni Mose ni Jsus ni leurs pareils

    Cela mest gal puisque je suis le totalisateur de cela

    Car je suis le Sceau des saints de Muhammad

    Le Sceau particulier dans les cits et les dserts46.

    A la question qui vient immdiatement lesprit : pour-quoi taire ici ce quil divulgue ailleurs ? Il nous semble quela rponse est chercher dans la fonction capitale et spci-

    fique quIbn Arab assigne sa posie. Certaines indicationsfigurant dans le prologue duRecueil des connaissances divines- dont nous avons pu voir quil contenait de nombreuses etprcieuses rfrences autobiographiques - laissent penserque, dans son esprit, ses pomes, souvent obscurs etnigmatiques, ont pour fonction de vhiculer laspect le plussotrique de son enseignement.

    Cest Cordoue, l mme o, jeune adolescent, il avaitfait subitement le choix de se consacrer Dieu, quIbn Arabapprend, au cours dune vision, quil est destin tre le

    45Dwn, Blq, 1855. p. 293.

    46Ibid., p. 334.

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    Sceau de la saintet muhammadienne. Des divers textes quirelatent cet vnement, cest celui qui figure dans le chapitre

    des Fuss consacr au prophte Hd qui donne des prci-sions sur le lieu et la date : Sache que lorsque Dieu memontra et me fit contempler tous les Envoys et les pro-phtes de lespce humaine depuis Adam jusquMuhammad, lors dune scne laquelle il me fut donnerdassister Cordoue en 586 [1190], aucun deux ne me parla lexception de Hd qui minforma de la raison de leur

    rassemblement47. Il est vrai que, ni dans ce passage nidans aucun autre texte notre connaissance, Ibn Arabnindique expressment que Hd lui rvla alors quil avaitt choisi pour assumer la suprme fonction de Sceaumuhammadien. Mais, sil ne la pas crite, Ibn Araba conficette prcision certains de ses disciples qui, de gnrationen gnration, se sont transmis linformation. Reue par

    Sadr al-Dn Qnaw - lequel, nous le verrons, fut lev dsson plus jeune ge par le Shaykh al-akbar -, elle futcommunique par lui son lve Jand, qui la rapporte dansson commentaire desFuss.

    A cette premire rvlation du rle axial qui doit tre lesien dans la sphre de la saintet succderont tout au longde la vie dIbn Arab dautres vnements visionnaires rela-

    tifs cette lection divine. Prcisons dores et dj quil nesagit pas dune simple rptition de ce message initial : la

    vision de Cordoue annoncecette lection, celles qui suivronten prciseront, selon les cas, la nature, les privilges et lesdevoirs.

    47Fuss, I, p. 110.

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    Lorsque disparatce qui na jamais t...

    De tous ses matres, celui dont le nom revient le plus sou-vent sous la plume du Shaykh al-akbar est, paradoxalement,un spirituel quil na jamais rencontr physiquement :

    Abu Madyan. Surnomm, de son vivant, le Matre desmatres , cet illustre saint andalou a joui tout au long dessicles, et jusqu nos jours, dune immense popularit auMaghreb. Soulignons au passage que sa destine posthume

    prsente certaines analogies avec celle dIbn Arab. Tousdeux figurent dans de nombreuses chanes initiatiques,mais ni lun ni lautre ne sont les fondateurs dune confrrieautonome. Comme cest le cas pour Ibn Arab,lenseignement dAb Madyan a connu une trs largediffusion en Occident et en Orient et son influence a touchaussi bien le soufisme rudit que ses tendances populaires.

    Plusieurs des matres andalous dIbn Arab ont tforms par Abu Madyan. Cest le cas, en particulier, dushaykh al-Km, qui ne cesse de lui vanter les mrites et les

    vertus du saint, lequel vit Bougie. Fascin, Ibn Arabsouhaite ardemment rencontrer Abu Madyan. Mais celui-cilui fait savoir, en 1190, que leur entrevue ne pourra avoir

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    lieu en ce monde48. Trois ans plus tard, Ibn Arab dcide brle-pourpoint de se rendre Tunis afin dy rejoindre,

    prcise-t-il, Abd al-Azz Mahdaw, lun des plus fameuxdisciples dAb Madyan (voir encadr). Et-il encore t dece monde quIbn Arab aurait, nen pas douter, rendu

    visite au saint de Bougie. Le dcs dAb Madyan - quecertains auteurs, notamment Ibn Arab, situent en 589(1192-1193), tandis que dautres le placent beaucoup plustard - a donc vraisemblablement prcd son dpart pour le

    Maghreb.Quoi quil en soit, cest la premire fois quIbn Arab

    saventure hors de lEspagne, et ce priple aura dimpor-tantes consquences sur sa formation doctrinale dune partet sur son cheminement spirituel dautre part. Les soufisandalous quil a frquents privilgiaient, on la vu, la pra-tique des vertus sur lenseignement abstrait. Ibn Arab va

    mettre profit son sjour Tunis, o il demeure prs dunan en compagnie de Mahdaw, pour approfondir ltude desgrands matres penser du soufisme. Il dcouvre en parti-culier luvre dIbn Barrajn (m. 1141), un soufi andalou

    victime de la rpression almoravide pour avoir prtendu limmat, dont il cite diverses reprises le commentaire duCoran. Il rencontre, par ailleurs, le fils dIbn Qas, le chef

    des murdn qui stait insurg contre le pouvoir almora-vide. A lissue de cette entrevue, Ibn Arab porte unjugement favorable sur le rebelle de lAlgarve. Cependant,trente ans plus tard, lorsquil entreprend dexaminer attenti-

    vement son clbre trait,LEnlvement des deux sandales,

    48Les Soufis dAndalousie, op. cit.. n 19. p. 113.

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    pour en donner un commentaire, Ibn Arab conclut lim-posture dIbn Qas.

    Les allusions relativement frquentes dans le corpusakbarien aux thses doctrinales labores par ses prcur-seurs dmontrent quIbn Arab a non seulement lu attenti-

    vement ces auteurs mais quil leur a galement empruntcertaines formulations. Il nen demeure pas moins que lesdeux principales sources qui nourrissent son enseignementsont le Livre sacr dune part - nous y reviendrons -, ses

    propres expriences dautre part. De ce point de vue, cepremier sjour au Maghreb revt une importance capitale.Cest en effet Tunis, en 1190, que le Shaykh al-akbaraccde la vaste Terre de Dieu .

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    Le soufi, le faqh et les chrtiens

    Lorsque qu'il [le shaykh Abd al-Azz Mahdaw] partit au plerinageavec ses compagnons, l'ennemi les surprit durant la traverse en meret le combat s'engagea entre les deux parties. Pendant ce temps, leshaykh pariait ses compagnons des vrits essentielles et [malgr cequi se passait] il ne modifia pas son comportement et fit ses dvotionshabituelles. Parmi les passagers, il y avait un docteur de la Loi (faqh)en proie la peur et la panique. Il commena vilipender le shaykhet critiquer son attitude : Nous sommes en pleine calamit, sur lepoint de succomber, et lui il parle des vrits essentielles ! Le shaykhne lui prta aucune attention. Un peu plus tard, on vint annoncer aushaykh que l'ennemi s'tait rendu matre du navire et qu'ils taientprisonniers. Et alors ? demanda le shaykh. - Tu dois te rendre sur lebateau des chrtiens car nous sommes maintenant leurs captifs. -Dites aux chrtiens de nous rserver un endroit o nous puissionsprier et faire nos rcitations. Les chrtiens firent ce qu'il demandait -par la permission de Dieu, qu'il soit exalt! -, ils l'honorrent et luimontrrent du respect. Quant au docteur de la Loi rcalcitrant, ils lemprisrent et le frapprent. Le shaykh et ses compagnons necessrent d'tre honors; ils purent continuer leurs dvotions jusqu'ce qu'ils arrivent sains et saufs en pays musulman.

    Muhammad al-Wazr, al-Hulalal-sundusiyya

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    Le monde imaginal , terre de contemplation

    Nous possdons deux rcits autobiographiques49 qui dcri-vent de manire trs prcise cet vnement : il accomplissaitla prire derrire limm quand celui-ci vint rciter le ver-set : O Mes serviteurs ! Ma Terre est vaste, adorez-Moidonc ! (Cor. 29:56). Ravi lui-mme, Ibn Arab poussa un

    cri tel que tous ceux qui taient prsents svanouirent. Cefut la seule fois, prcisera-t-il son disciple Ibn Sawdakn,quil lui advint de crier de la sorte au cours de son parcoursspirituel. Sur cette Terre de Dieu , quil appelle aussi la Terre de la Ralit (ard al-haqqa), Ibn Arab a crit un grand livre , malheureusement perdu. Mais le chapitre 8des Futht lui est entirement consacr. Cre partir du

    surplus de largile dAdam, la Terre de la Ralit constitue, explique-t-il, le monde imaginai , listhme quiconjoint, limage de lHomme Parfait, tous les ordres deralits infrieures et suprieures, divines et craturelles.Terre surnaturelle o tout ce qui y rside est incorruptible,

    vit et parle ; terre spirituelle o les corps sont duneconsistance subtile tandis que les intelligibles sont revtus

    dune forme : cest pourquoi les gnostiques ny pntrentque par lespritet laissent leur enveloppe charnelle en ce basmonde . Terre de contemplation enfin, elle est le thtre ose dploient les visions des contemplatifs, o se droulentles rves, o rsident les mes dans lattente du Jugement

    49Fut., I, p. 173 ;K. al-Tajalliyt, Thran, 1988, p. 454.

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    dernier.Cette notion de monde imaginai nest pas propre

    Ibn Arab ; elle est galement prsente dans la gnose chiiteet a fait lobjet de travaux rudits de la part dHenriCorbin50.Dune richesse considrable, ces publications ont incontes-tablement contribu mieux faire connatre la pense dIbn

    Arab en Europe. Force est de constater toutefois que legrand iranologue, qui se fondait sur une connaissance par-

    tielle des textes dIbn Arab, a mconnu certains aspectsdoctrinaux sous-jacents cette notion de monde imaginai et en outre, surestim la fonction que lui assigne le Shaykhal-akbar.

    Dans une section du chapitre 351 des Futhtintitule La servitude , Ibn Arab dclare : Nul nassume pleine-ment la servitude sil ne demeure dans la vaste Terre de

    Dieu qui contient lternel et le contingent. Cette Terre esttelle que celui qui y demeure ralise ladoration pure due Dieu. Jai moi-mme commenc y adorer Dieu en 590[1193] et nous sommes maintenant en 635 [1237]51. Eneffet, le propre de cette Terre, remarque-t-il ensuite, estdtre le rceptacle de la Souverainet divine absolue. cra-sante thophanie, qui pulvrise chez le contemplatif la

    conscience de son thomorphisme originel. Il a, ds lors,une perception directe et sans mlange de sa servitude

    50 L'Imagination cratrice dans le soufisme dIbn Arab, Paris,Flammarion 1977 (2e d.); Corps spirituel et Terre cleste, Paris,Buchet-Chastel, 1979 (2e d).

    51Fut., III, p. 224.

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    ontologique. Qui plus est, celui qui pntre dans la vasteTerre de Dieu y demeure tout jamais. Citant ce sujet

    une parole du Prophte selon laquelle il ny a pas dexilaprs la conqute , Ibn Arab affirme dans un autre texte : Celui que Dieu a illumin Le voit en toute chose52. Pourcelui-l donc, Dieu nest jamais absent. O quil soit, ildemeure dans la Terre de Dieu .

    La vision suprme

    De ces indications, on serait tent de conclure, la suite deCorbin, que le monde imaginai offre lhomme le plushaut degr de contemplation de ltre divin quil puisseconnatre. Une contemplation somme toute imparfaite :

    pour sublime quelle soit, la thophanie sous formeimaginale nen est pas moins formelle et ne saurait, parconsquent, rflchir lIncr. Une remarque, incidemmentinsre dans lexpos du chapitre 351, dmontre cependantquIbn Arab nexclut pas la possibilit de thophaniesinformelles rvlant lEssence divine dans Sa Simplicitabsolue, au-del de toute forme, de toute image : Les

    intelligibles ne se revtent dune forme quen raison delincapacit de certains esprits apprhender ce qui est nonformel. Mais ceux des gnostiques qui sont ancrs dans laconnaissance de Dieu ne peroivent pas les intelligiblesdans les formes, ni les formes dans une autre consistance

    52Fut., III, p. 247.

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    que la leur. Ils apprhendent chaque chose dans la naturequi lui est propre, quelle quelle soit. Une autre remarque,

    situe dans le chapitre 8 des Futht,partiellement traduitpar lui, aurait d veiller les soupons de Corbin : lesthophanies du monde imaginal ont ceci de spcifique,constate Ibn Arab, quelles narrachent pas le gnostique lui-mme, si bien quil conserve la conscience dtre; lesautres thophanies, en