durkheim contrat social[1]

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  • mile DURKHEIM (1918)

    Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-MarieTremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep deChicoutimi partir de :

    mile Durkheim

    Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918)

    tude originalement publie aprs la mort de Durkheim par Xavier Londans la Revue de Mtaphysique et de Morale, tome XXV (1918), pp. 1 23 ; et129 161.

    Une dition lectronique ralise partir du livre dmile Durkheim,Montesquieu et Rousseau. Prcurseurs de la sociologie, pages 115 198. Noteintroductive de Georges Davy. Parie : Librairie Marcel Rivire et Cie, 1966.Srie B : Les Classiques de la sociologie. Collection : Petite bibliothque desociologie internationale. 200 pages.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textesMicrosoft Word 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 1 juillet 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 3

    Table des matires

    Le CONTRAT SOCIAL de RousseauPar mile Durkheim (1918)

    L'tat de natureOrigine des socitsLe contrat social et la constitution du corps politiqueDu souverain en gnralDe la loi en gnralDes lois politiques en particulier

    Conclusion

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 4

    mile Durkheim (1918)

    Le Contrat social de Rousseau 1

    Retour la table des matires

    Le problme fondamental du Contrat Social, tel qu'il est formul auchapitre VI du livre 1, peut s'noncer ainsi : trouver une forme d'association,ou comme dit aussi Rousseau, d'tat civil, dont les lois se superposent, sansles violer, aux lois fondamentales de l'tat de nature. Par consquent, pourcomprendre la doctrine de Rousseau, il nous faut : 1 dterminer en quoi con-siste cet tat de nature qui est comme la pierre de touche d'aprs laquelle doitse mesurer le degr de perfection de l'tat civil ; 2 chercher comment leshommes, en fondant les socits, ont t amens sortir de cette conditionpremire ; car, si la forme parfaite d'association est dcouvrir, c'est que laralit n'en offre pas le modle ; 3 alors seulement nous serons en mesure

    1 Cette tude, rdige par Durkheim la suite d'un cours profess l'Universit de

    Bordeaux, a t publie pour la premire fois, aprs sa mort, par Xavier Lon, dans laRevue de Mtaphysique et de Morale, t. XXV (1918), pp. 1-23 et 129-161.

    Nous avons supprim ici les trois premires pages qui ont trait l' histoire dulivre et d'o il rsulte que le Contrat Social est une partie dtache d'un ouvrage plusample, que Rousseau mditait, sur les Institutions Politiques et qui n'a jamais vu le jour.On trouvera toutes les indications bibliographiques ncessaires dans les deux excellentesditions du Contrat par G. BEAUVALON, Rieder, 1903, 3e d., 1922, et par M.HALBWACHS, Aubier, 1943, et dans la thse de M. Robert DERATH, Jean-JacquesRousseau et la science politique de son temps, Bibl. de la Science politique, P.U.F., 1950.

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 5

    d'examiner les raisons pour lesquelles, suivant Rousseau, cette dviationn'tait pas ncessaire et comment est possible la conciliation de ces deux tats, certains gards contradictoires.

    Le Contrat social de Rousseau

    L'tat de nature

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    L'tat de nature n'est pas, comme on l'a dit quelquefois, l'tat o se trouvel'homme avant l'institution des socits. Une telle expression ferait croire, eneffet, qu'il s'agit d'une poque historique, par laquelle aurait rellementcommenc le dveloppement humain. Telle n'est pas la pense de Rousseau.C'est, dit-il, un tat qui n'existe plus, qui n'a peut-tre point exist, qui pro-bablement n'existera jamais (Discours sur l'origine de l'ingalit, prface).L'homme naturel, c'est tout simplement l'homme, abstraction faite de tout cequ'il doit la vie sociale, rduit ce qu'il serait s'il avait toujours vcu isol.Le problme rsoudre ne ressortit donc pas l'histoire, mais la psycho-logie. Il s'agit de faire le partage entre les lments sociaux de la naturehumaine et ceux qui drivent directement de la constitution psychologique delindividu. C'est de ces derniers et d'eux seuls qu'est fait l'homme l'tat denature. Le moyen de le dterminer tel qu'il a d sortir des mains de lanature est de le dpouiller de tous les dons surnaturels qu'il a pu recevoiret de toutes les facults artificielles qu'il n'a pu acqurir que par un longprogrs (ibid. et 1re partie). Si pour Rousseau, comme d'ailleurs pour Mon-tesquieu et presque tous les penseurs jusqu' Comte (et encore Spencerretombe-t-il dans la confusion traditionnelle) la nature finit l'individu, toutce qui est au del lie peut tre qu'artificiel. Quant savoir si l'homme est restun temps durable dans cette situation, ou s'il a commenc s'en carter dsqu'il a commenc tre, c'est une question que Rousseau n'examine pas, carelle n'importe pas son entreprise.

    Dans ces conditions, l'histoire lui est inutile. C'est donc lgitimement qu'ill'carte. Commenons donc par carter tous les faits, car ils ne touchent pas la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peutentrer sur ce sujet pour des vrits historiques, mais seulement pour desraisonnements hypothtiques et conditionnels, plus propres claircir lanature des choses qu' en montrer la vritable origine (ibid., dbut, in fine).Les sauvages eux-mmes ne reprsentent que trs inexactement l'tat denature. C'est faute d'avoir suffisamment remarqu combien ces peuples [lessauvages] taient dj loin du premier tat de nature que plusieurs se sonttromps sur les penchants primitifs de l'homme, qu'on lui a prt par exempleune cruaut native. Sans doute le sauvage est plus proche de la nature ; travers son tat mental il est plus facile certains gards d'apercevoir le fond

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    originel parce qu'il est moins dissimul par les acquts de la civilisation. Maisce n'est dj plus qu'une image altre et qu'on ne doit consulter qu'avecrserve et prcaution. Mais alors, comment procder ? Rousseau ne s'abusepas sur les difficults de sa tentative. Une bonne solution du problme sui-vant ne me paratrait pas indigne des Aristote et des Pline de notre sicle.Quelles expriences seraient ncessaires pour parvenir connatre l'hommenaturel, et quels sont les moyens de faire ces expriences au sens de lasocit ? (ibid., prface). Ces expriences sont impossibles ; par quels pro-cds les remplacer ? Rousseau ne les indique pas expressment. Mais lesprincipaux sont les suivants : 1 Observation des animaux qui sont des exem-ples de ce que peut tre une vie mentale, abstraction faite de toute influencesociale ; 2 L'observation des sauvages, sous les rserves faites prcdem-ment ; 3 Une sorte de dialectique qui a pour objet de rattacher dductivementaux institutions sociales venir (par exemple au langage) tous les lmentsmentaux qui semblent y tre logiquement impliqus.

    Mais pourquoi Rousseau procde-t-il ainsi ? Pourquoi la thorie de l'tatde nature, ainsi dfinie, est-elle la base du systme ? C'est que, rpond-il lui-mme, cette condition primitive est la racine de l'tat civil. Si je me suistendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c'estqu'ayant d'anciennes erreurs et des prjugs invtrs dtruire j'ai cru devoircreuser jusqu' la racine (ibid, 1re partie). En effet, il parat Rousseau detoute vidence que la socit n'a pu tre que la mise en oeuvre des propritscaractristiques de la nature individuelle. C'est donc de celle-ci qu'il faut partiret c'est elle qu'il faut revenir. Pour juger ce qui a t fait, c'est--dire lesformes historiques de l'association, il faut voir ce qu'elles sont par rapport cette constitution fondamentale, si elles en drivent logiquement ou si elles lafaussent ; et pour dterminer celle qui doit les remplacer, c'est l'analyse del'homme naturel qu'il faut demander les prmisses du raisonnement. Mais,pour atteindre cet homme naturel, il est indispensable d'carter tout ce qui, ennous, est un produit de la vie sociale. Autrement, on tournerait dans un cerclevicieux. On justifierait la socit avec elle-mme, c'est--dire avec les idesou les sentiments qu'elle-mme a mis en nous. On prouverait le prjug par leprjug. Pour faire une oeuvre critique vraiment efficace, il faut doncchapper l'action de la socit, la dominer, et reprendre nouveau l'encha-nement logique des choses de par l'origine. Tel est l'objet de l'opration quivient d'tre dcrite. La proccupation constante de Rousseau est de ne pas commettre la faute de ceux qui, raisonnant sur l'tat de nature, y transportentles ides prises dans la socit (ibid, 1re partie). Pour cela, il faut se dbar-rasser de tous les prjugs, vrais ou faux, d'origine sociale, ou, comme il dit, carter la poussire et le sable qui environnent l'difice , pour apercevoirla base inbranlable sur laquelle il est lev (ibid., prface, in fine). Cettebase inbranlable, c'est l'tat de nature.

    On ne peut pas n'tre pas frapp de la ressemblance qu'il y a entre cettemthode et celle de Descartes. L'un et l'autre estiment que la premire opra-tion de la science doit consister en une sorte de purgation intellectuelle, ayantpour effet de mettre en dehors de l'esprit tous les jugements mdiats qui n'ontpas t scientifiquement dmontrs, de manire dgager les propositionsvidentes d'o toutes les autres doivent tre drives. D'un ct comme del'autre, il s'agit de dblayer le sol de toute la poussire inconsistante quil'encombre afin de mettre nu le roc solide sur lequel doit reposer tout

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    l'difice de la connaissance, ici thorique, l pratique. La conception d'un tatde nature n'est donc pas simplement, comme on l'a cru parfois, le produitd'une rverie sentimentaliste 1, une restauration philosophique des anciennescroyances relatives l'ge d'or ; c'est un procd de mthode, quoiqued'ailleurs, en appliquant cette mthode, Rousseau ait pu dnaturer les faitspour les voir de la manire la plus conforme ses passions personnelles. Elleest due, non une reprsentation, optimiste l'excs, de ce que fut rellementl'humanit primitive, mais au besoin de dterminer quels sont les attributsfondamentaux de notre constitution psychologique.

    Le problme tant pos dans ces termes, voyons comment Rousseau l'arsolu. En quoi consiste selon lui l'tat de nature ?

    Ce qui caractrise l'homme dans cette condition - relle ou idale, iln'importe - c'est un parfait quilibre entre ses besoins et les ressources dont ildispose. La raison en est que l'homme naturel est rduit aux seules sensations. Plus on mdite sur ce sujet, plus la distance des pures sensations aux plussimples connaissances s'agrandit nos regards ; et il est impossible deconcevoir comment un homme aurait pu, par ses seules forces, franchir un sigrand intervalle (ibid., 1re partie). Deux considrations ont conduit Rous-seau cette proposition : 1 l'exemple des animaux qui n'ont que dessensations et qui pensent pourtant Tout animal a des ides, puisqu'il a dessens 2 la thorie de Condillac admise par lui sur l'origine des connaissancesgnrales et abstraites ; elles sont impossibles sans le langage ; or le langageest un produit de la vie sociale, On peut donc en toute scurit nier de l'tat denature toutes ces ides qui supposent un systme de signes articuls.

    Cela tant, l'homme ne peut dsirer que les choses qui se trouvent dansson milieu physique immdiat, puisque ce sont les seules qu'il se reprsente. Iln'aura donc que des dsirs physiques et des dsirs trs simples. Ses dsirs nepassent pas ses besoins physiques, les seuls biens qu'il connaisse dans l'uni-vers sont la nourriture, une femelle, et du repos (ibid.). Il ne se proccupemme pas d'assurer par avance, dans l'avenir, la satisfaction de ses apptits.Sa connaissance purement sensible ne lui permet pas d'anticiper l'avenir ; il nepense rien au del du prsent. Ses projets s'tendent peine jusqu' la fin dela journe . De l son imprvoyance bien connue. Or de tels besoins sontaiss satisfaire. La nature y a pourvu. Il est trs exceptionnel que ces chosesqui lui sont ncessaires fassent dfaut. L'harmonie se ralise d'elle-mme ;l'homme a tout ce qu'il dsire parce qu'il ne dsire que ce qu'il a. Ne dsirantque les choses qu'il connat et ne connaissant que celles dont la possession esten son pouvoir... rien ne doit tre si tranquille que son me et rien si born queson esprit . D'ailleurs, quand bien mme les produits de la civilisationseraient mis sa porte, ils le laisseraient indiffrent ; car ils ne peuvent avoirde valeur en dehors de cette civilisation d'o ils rsultent. Supposez que lesinstruments de labourage et l'art de l'agriculture eussent t miraculeusementapports par quelque dieu l'homme primitif, qu'en et-il fait ? Quel intrt

    1 Les dernires lettres du mot ne sont pas formes. Le mot sentimentaliste ne figure

    sans doute pas au dictionnaire de Littr, mais Durkheim n'hsitait pas forger des motspour mieux exprimer sa pense et il n'a pas crit simplement sentimentale [note deXavier LON].

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    eut-il eu cultiver la terre, tant qu'il n'y avait pas de proprit garantie, tantque les produits de son travail ne lui taient pas garantis ? Or l'institutioneffective d'un droit de proprit sanctionn suppose la socit. En rsum,dans cette situation, l'homme est en quilibre avec son milieu, parce qu'il estpurement physique et ne dpend alors que du milieu physique et de lui seul.La nature qui est en lui correspond ncessairement celle qui est au dehors.L'une est l'image de l'autre. Les conditions mmes d'un dsaccord manquentcompltement.

    Dans ces conditions, quels seront les rapports des hommes entre eux ? Cene sera pas l'tat de guerre. Rousseau rejette la thorie de Hobbes qu'il prendtrs souvent partie, non sans violence, tout en vantant son gnie. L'hypo-thse de l'tat de guerre lui parait inadmissible pour deux raisons : 1 Leressort mme de la guerre fait dfaut, savoir le besoin non satisfait. Puisquel'homme a ce qu'il lui faut, pourquoi attaquerait-il autrui ? Hobbes n'est arriv son systme qu'en prtant l'homme naturel la sensibilit complexe ducivilis ; 2 Hobbes a refus tort l'homme primitif tout sentiment de piti.Comme une telle vertu prcde toute rflexion, on n'est pas fond la nierdans l'tat de nature. On en retrouve d'ailleurs des signes chez les animaux.Tout ce qu'implique la commisration, c'est une identification de l'animalspectateur ... avec l'animal souffrant . Or il est vident que cette identifi-cation a d tre infiniment plus troite dans l'tat de nature que dans l'tat deraisonnement .

    On a voulu, il est vrai, voir une contradiction entre ce passage et cet autre,que, l'on trouve dans l'Essai sur l'Origine des Langues (chap. IX) : Com-ment nous laissons-nous mouvoir la piti ? En nous transportant hors denous-mmes, en nous identifiant avec l'tre souffrant... Qu'on songe combience transport suppose de connaissances acquises ! Comment imaginerais-je desmaux dont je n'ai nulle ide ? Comment souffrirais-je en voyant souffrir unautre... si j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui et moi. Celui qui n'a jamaisrflchi ne peut tre ni clment... ni pitoyable... C'est pourquoi les hommesne se connaissant pas comme frres se croyaient, dit-il au mme endroit,ennemis les uns des autres... Ne connaissant rien, ils craignaient tout ; ilsattaquaient pour se dfendre. Comme cet Essai est postrieur aux deuximeDiscours, on s'est demand si la pense de Rousseau n'avait pas vari et s'il nes'tait pas rapproch de Hobbes et de la thorie de l'tat de guerre. Mais ce quidoit faire carter cette interprtation, c'est que, dans le mme chapitre dumme ouvrage, on lit : Ces temps de barbarie taient le sicle d'or... toute laterre tait en paix . Tout ce que veut dire Rousseau dans le passage contro-vers, c'est que pour voir un homme, un semblable, dans tout tre humain,quel qu'il soit, il faut des facults d'abstraction et de rflexion que n'ont pas lesprimitifs. Pour ceux-ci, l'humanit s'arrte leur entourage immdiat, au petitcercle d'individus avec lesquels ils sont en rapport. Ils avaient l'ide d'unpre, d'un fils, d'un frre, et non pas d'un homme. Leur cabane contenait tousleurs semblables... hors eux et leur famille l'univers ne leur tait rien (ibid.).La piti ne pouvait donc s'exercer activement que dans ce petit milieu. Del, les contradictions apparentes qu'on voit entre les frres des nations... desmurs si froces et des curs si tendres ; tant d'amour pour leur famille etd'aversion pour leur espce. Il ne revient donc aucunement sur cette affir-mation que la piti est un sentiment naturel l'homme et antrieur larflexion. Il fait seulement remarquer que la rflexion est ncessaire pour que

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    la piti s'tende toute l'humanit. Tout au plus pourrait-on voir dans l'Essaiune dtermination et une correction partielle de l'ide dveloppe dans ledeuxime Discours. De plus et en tout cas, il continue rejeter formellementle pessimisme prsocial de Hobbes. Si restreint que ft alors le champ d'actionde la piti, il n'en rsultait pas la guerre ; car les hommes ne se rencontraientpas : Les hommes, si l'on veut, s'attaquaient dans leurs rencontres ; mais ilsse rencontraient rarement. Partout rgnait l'tat de guerre, et la terre tait enpaix (mme chapitre).

    Mais de ce que l'homme naturel n'est pas un loup pour ses semblables, ilne suit pas qu'il soit port s'unir eux-par des liens durables et former aveceux des socits proprement dites. En effet, il n'en a ni les moyens, ni lesbesoins. Il n'en a pas les moyens : car, son intelligence, rduite aux sensationsactuelles, ignorante de l'avenir, ne peut mme pas se faire une ide de ce queserait une telle association dont il n'a aucun exemple sous les yeux ; elleseule, l'absence de langage suffit rendre impossibles les relations sociales.En second lieu, pourquoi aspirerait-il une telle existence ? Ses dsirs sontsatisfaits ; partant, il ne peut rien ambitionner au del de ce qu'il a. Il estimpossible d'imaginer pourquoi, dans cet tat primitif, un homme aurait pluttbesoin d'un autre homme, qu'un singe ou un loup de son semblable (2eDiscours, 1re partie). On dit que rien n'et t aussi misrable que l'hommedans une telle condition ; mais d'abord, qu'importe, si la nature l'a fait de tellesorte qu'il n'et aucun dsir d'en sortir. De plus, le mot de misre n'a pas desens s'il ne veut pas dire privation douloureuse. Or, de quoi est priv un tre qui il ne manque rien, dont le cur est en paix et le corps en sant ? Est-ceque le sauvage se plaint de son existence et cherche s'en dfaire ? Il n'enaurait souffert que s'il avait eu l'ide d'un autre tat et si, en outre, cet tat luitait apparu sous un aspect sduisant. Mais grce une providence trs sage,les facults qu'il avait en puissance ne devaient se dvelopper qu'avec lesoccasions de les exercer . Il n'avait que l'instinct, et l'instinct lui suffisait,mais ne l'induisait aucunement la vie sociale. Pour vivre en socit, il luifallait la raison qui est l'instrument d'adaptation au milieu social commel'instinct est l'instrument d'adaptation au milieu physique. Elle vint sonheure ; mais elle n'tait que virtuelle dans le principe 1.

    Il faut donc se reprsenter l'homme naturel errant dans les forts, sansindustrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nulbesoin de ses semblables comme sans nul dsir de leur nuire, peut-tre mmesans jamais en reconnatre aucun individuellement . Il ne faut donc pas direde l'homme considr cette phase de son dveloppement qu'il est insociable,mais qu'il est a-sociable. Il n'est pas rfractaire la socit ; mais il n'y estpas enclin. Il a en lui les germes qui, dvelopps, deviendront les vertussociales, les inclinations sociales ; mais ils ne sont que des puissances. Laperfectibilit, les vertus sociales et les autres facults que l'homme naturelavait reues en puissance ne pouvaient jamais se dvelopper d'elles-mmes .(2e Discours, 1re partie, in fine). De mme, l'homme n'est, dans cette condi-

    1 Lire tout le passage, trs important ; car il montre que la vie sociale n'est pas une

    machination diabolique, mais qu'elle a t voulue providentiellement et que si la natureprimitive n'y mne pas ncessairement, elle contient pourtant en puissance ce qui larendra possible quand elle sera ncessaire [note de Durkheim].

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    tion, ni moral, ni immoral ; il est amoral. Les hommes, dans cet tat, n'ayantentre eux aucune sorte de relation morale ni de devoirs connus ne pouvaienttre ni bons ni mchants et n'avaient ni vices ni vertus (ibid.). La moralitn'a pu natre qu'avec la socit. A cet tat neutre, Rousseau donne souvent lenom d'tat d'innocence.

    Un tel tat est-il l'idal le plus parfait que puissent se proposer les hom-mes ? Il est parfait en son genre, par rapport aux conditions dterminesauxquelles il rpond. Tant que ces conditions ne changent pas, supposerqu'elles aient jamais t donnes intgralement d'une manire durable etgnrale, il n'existe rien de mieux, puisque l'quilibre entre l'tre et ce qu'onappellerait aujourd'hui son milieu ne laisse rien dsirer. Autrement dit, entant que l'homme n'a de rapport qu'avec le milieu physique, l'instinct et lasensation suffisent tous ses besoins. Il ne saurait dsirer rien d'autre et lesaptitudes diffrentes qui sommeillent en lui ne sont aucunement incites s'veiller. Par suite, il est heureux. Mais que les choses changent et les condi-tions de son bonheur ne peuvent plus rester les mmes. Ce sont ces change-ments qui ont donn naissance aux soucis. Il a fallu que l'quilibre existant serompit, ou, s'il n'a jamais exist avec quelque stabilit, il a fallu que dsl'origine quelques causes l'empchassent d'tre complet. Quelles sont cescauses?

    Le Contrat social de Rousseau

    Origine des socits

    Retour la table des matires

    Il arrive un point, dit Rousseau, dans le Contrat Social, o les obstaclesqui nuisent leur conservation (des hommes) dans l'tat de nature l'emportentpar leur rsistance sur les forces que chaque individu peut employer pour semaintenir dans cet tat. Alors cet tat primitif ne peut plus subsister ; et legenre humain prirait s'il ne changeait de manire d'tre (I, 6, dbut).Expliquer la gense des socits, c'est trouver ces forces antagonistes de l'tatde nature. Rousseau reconnat qu'un tel problme ne peut tre rsolu que parvoie de conjectures les vnements que j'ai dcrire ayant pu, dit-il, arriverde plusieurs manires (2e Discours, 1re partie, in fine). Mais, outre que cesconjectures ont dj une grande vraisemblance parce qu'elles se dduisentlogiquement de la dfinition de l'tat de nature, le dtail des vnements quiont pu avoir lieu importe peu aux consquences qui seront tires du systme.

    La socit ne peut natre que si l'homme est empch d'tre tel qu'il vientd'tre dit. Mais il ne peut tre empch que par quelque cause qui lui estextrieure ; et puisque le seul milieu extrieur qui l'affecte alors est le milieuphysique, c'est dans le milieu physique que doit se trouver la cause. Et, en

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 11

    effet, si la terre avait toujours rpondu ses besoins, on ne voit pas commentl'tat de nature aurait pu prendre fin. Supposez un printemps perptuel sur laterre ; supposez les hommes, sortant des mains de la nature, une fois disperssparmi tout cela ; je n'imagine pas comment ils auraient jamais renonc leurlibert primitive et quitt la vie isole, si convenable leur indolence natu-relle (Origine des Langues, IX). Et Rousseau appuie cette proposition surcette remarque que les climats doux, les pays gras et fertiles, ont t lespremiers peupls et les derniers o les nations se sont formes (ibid.). Maisles rsistances que les hommes rencontrrent dans la nature stimulrent toutesleurs facults. Des annes striles, des hivers longs et rudes, des tsbrlants qui consument tout, exigrent d'eux une nouvelle industrie . Le froidleur donna l'ide de se vtir des peaux des btes qu'ils avaient tues, le tonner-re, un volcan, joint la ncessit de se protger l'hiver contre des tempraturesexceptionnelles, leur donna l'ide de conserver le feu, etc. Voil donc quel'intelligence se dveloppe au del de la sensation, que des besoins nouveauxs'veillent, l'quilibre commence se rompre.

    Pour satisfaire ces besoins nouveaux et dj plus compliqus, le concoursd'autrui pouvait tre utile. On ne tarda pas s'en apercevoir. Instruit parl'exprience que l'amour du bien-tre est le seul mobile des actions humaines,il se trouva en tat de distinguer les occasions rares o l'intrt commundevait le faire compter sur l'assistance de ses semblables (2e Discours, IIepartie). Ainsi se formrent d'une manire trs inconsistante encore les pre-miers troupeaux d'tres humains. Mille circonstances, qui sont indiques avecplus de dtails dans l'Essai sur l'Origine des Langues, facilitrent les rappro-chements :

    Les dluges particuliers, les mers extravases, les ruptions des volcans,les grands tremblements de terre, les incendies allums par la foudre et quidtruisaient les forts, tout ce qui dut effrayer et disperser les sauvageshabitants d'un pays, dut ensuite les rassembler pour rparer en commun lespertes communes . - Les sources et les rivires ingalement dispenses sontd'autres points de runion d'autant plus ncessaires que les hommes peuventmoins se passer d'eau que de feu (Essai, IX). De ce premier commerce sortitun commencement de langage. On conoit qu'entre des hommes ainsi rap-prochs et forcs de vivre ensemble, il dut se former un idiome communplutt qu'entre ceux qui erraient librement entre les forts (2e Discours, IIepartie).

    Ainsi, une premire extension des besoins physiques dtermine une lgretendance aux groupements ; ces groupements, une fois constitus, suscitent leur tour des penchants sociaux. Une fois qu'on a pris l'habitude de se rappro-cher, on a besoin de ne plus vivre seuls. On s'accoutuma s'assembler. Aforce de se voir, on ne put plus se passer de se voir encore . De l naquirentdes ides nouvelles, relatives aux rapports des hommes entre eux, devoirs decivilit, devoirs concernant les engagements contracts. Ds lors, une moraleembryonnaire existait. Cet tat est peu prs celui o se sont arrts lessauvages.

    Mais les hommes ne s'y tinrent pas. A mesure qu'ils taient tirs davantagehors de indolence premire, que leurs facults taient surexcites par un

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 12

    commerce plus actif, leur esprit s'ouvrait des notions nouvelles. C'est ainsique le principe de l'agriculture se rvla quelques-uns d'entre eux. Les autresarts en drivrent. L'ide d'utiliser le fer pour les travaux agricoles se prsentanaturellement ; de l une premire division du travail, la mtallurgie d'un ct,le labourage et l'agriculture de l'autre. Puis la culture des terres ncessita leurpartage ; de la proprit une fois reconnue dcoulrent les premires rgles dejustice. La lice tait ds lors ouverte toutes les ingalits. A l'tat naturel, leshommes diffrent peu les uns des autres et surtout: rien ne les incite mettreen saillie les diffrences qui les distinguent, les dvelopper et les accen-tuer. Mais dsormais une prime tait offerte celui qui ferait le plus et lemieux ; la concurrence mettait tous les individus aux prises par cela seul queles convoitises taient allumes. C'est ainsi que l'ingalit naturelle sedploie insensiblement avec celle de combinaison et que les diffrences deshommes, dveloppes par celles des circonstances, se rendent plus sensibles,plus permanentes dans leurs effets et commencent influer dans la mmeproportion sur le sort des particuliers (2e Discours, Ile partie).

    Mais du moment qu'il y eut des puissants et des misrables, des riches etdes pauvres, la socit naissante fit place au plus horrible tat de guerre : legenre humain, avili et dsol, ne pouvant plus retourner sur ses pas ni renon-cer aux acquisitions malheureuses qu'il avait faites... se mit lui-mme laveille de sa ruine (ibid.). Ainsi l'tat de guerre n'est pas l'origine de l'tatsocial, comme le pensait Hobbes, c'en est, au contraire l'effet. Il faut qu'unepremire association ait dchan leurs passions, tendu leur intelligence,rompu en un mot, l'quilibre originel pour qu'ils aient eu la pense de chercher s'assurer un bonheur autre que celui dont ils jouissaient et cela au dtrimentles uns des autres. Mais une fois que cette calamit se fut abattue sur l'huma-nit, le riche, qui, ayant le plus perdre, tait le plus prouv, en vint naturel-lement concevoir le projet le plus rflchi qui soit jamais entr dansl'esprit humain : ce fut d'employer en sa faveur les forces mmes de ceux quil'attaquaient, de faire ses dfenseurs de ses adversaires . Dans cette vue, ilproposa ses compagnons d'instituer des rglements de justice et de paixauxquels tous fussent obligs de se conformer, c'est--dire de runir toutes lesforces particulires en un pouvoir suprme qui protget et dfendit tous lesmembres de l'association. Ainsi se fondrent les lois et les gouvernements.

    Telles sont les origines de l'tat civil. Si l'on songe aux termes danslesquels le problme se posait pour Rousseau, on ne peut pas ne pas admirerl'ingniosit dialectique avec laquelle il s'en tire. Il part de l'individu et sansprter ce dernier la moindre inclination sociale, sans [...] 1 lui attribuerd'inclinations contraires, de nature tout au moins rendre la socit ncessairepar les conflits et les maux qu'elles engendreraient, il entreprend d'expliquercomment un tre, aussi foncirement indiffrent tout ce qui est vie com-mune, a t amen former des socits. C'est comme si, en mtaphysique,aprs avoir pos que le sujet se suffit soi-mme, on entreprenait d'en dduirel'objet. Le problme est videmment insoluble et, par consquent, on peut treassur par avance que la solution propose par Rousseau est grosse decontradictions. Mais il s'en faut qu'elle ne soit pas spcieuse ; et c'est ce qu'ilimporte de comprendre. Pour en bien saisir la suite, il faut d'abord avoir pr-sent l'esprit combien est instable l'quilibre originel. Il ne faut pas oublier,

    1 Mot illisible. [X.L.].

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    en effet, que si la vie sociale n'existe pas dans le principe, les germes en sontds lors donns. Ils sont l'tat d'enveloppement ; mais que des circonstancesfavorables se rencontrent et ils ne pourront pas ne pas se dvelopper. L'hom-me ne sent pas alors le besoin de se perfectionner, mais il est ds lors perfec-tible. C'est mme l, dit Rousseau, la qualit spcifique qui le distingue le plusde l'animal (2e Discours, 1re partie). Il n'est donc pas, comme la bte, fermau changement ; son intelligence et sa sensibilit ne sont pas prises dans desmoules dfinis et immuables. Mais il y a en lui une cause d'instabilit toujourslatente, qu'un rien peut faire passer l'acte. Il faudrait que le milieu resttperptuellement immobile, invariable, pour que l'homme ne varit pas ; ouplutt, il faudrait que tout dans le milieu rpondit exactement l'organisationnaturelle, sans que rien vnt le gner, pour qu'elle restt intacte. Rien donc deplus prcaire. Or, une fois l'quilibre rompu, c'en est fait ; les dsordress'engendrent les uns les autres. Une fois que la borne naturelle est franchie, iln'est plus rien qui contienne la nature dvoye. Les passions s'engendrent lesunes les autres ; elles stimulent l'intelligence, celle-ci vient leur offrir desobjectifs nouveaux qui les excitent, les exasprent. Les satisfactions mmesqui leur sont accordes les rendent plus exigeantes. Le superflu veille laconvoitise ; plus on obtient, plus on dsire (fragment intitul Distinctionfondamentale, extrait des manuscrits de Neufchtel, dition Dreyfus-Brisach,312). C'est ainsi que les hommes se trouvent avoir de plus en plus besoin lesuns des autres, et par cela mme, tombent de plus en plus dans un tat dedpendance mutuelle. C'est ainsi que naturellement on sort de l'tat de nature.

    La formule parat contradictoire ; elle exprime pourtant bien la pense deRousseau. Attachons-nous la comprendre.

    Ce sont des causes naturelles qui, peu peu, amnent l'homme formerdes socits. Mais la socit n'est pas pour cela chose naturelle, parce qu'ellen'est pas implique logiquement dans la nature de l'homme. L'homme n'taitpas ncessit par sa constitution primitive la vie sociale. Les causes qui ontdonn naissance cette dernire sont extrieures la nature humaine ; ellessont d'ordre adventice. Rousseau va mme jusqu' dire qu'elles sont fortuites,qu'elles auraient pu ne pas tre. Aprs avoir montr, dit Rousseau, que lesvertus sociales ne pouvaient jamais se dvelopper d'elles-mmes, qu'ellesavaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes trangres quipouvaient ne jamais natre, et sans lesquelles il ft demeur ternellementdans sa condition primitive, il me reste considrer et rapprocher les diff-rents hasards qui ont pu amener l'homme et le monde au point o nous lesvoyons 2e Discours, 1re partie, in fine). En effet, la socit se constitueparce que les hommes ont besoin les uns des autres ; or, naturellement, cettemutuelle assistance ne leur est aucunement ncessaire. Chacun peut se suffire.Il faut donc que des circonstances extrieures viennent augmenter les besoinset par consquent changer la nature de l'homme.

    Mais ce n'est pas tout, il est encore une autre raison pour dire de la socitqu'elle n'est pas naturelle. Elle est en quelque sorte artificielle au deuximedegr. Non seulement cette interdpendance rciproque, qui est la premirecause motrice de l'volution sociale, n'est pas fonde dans la nature del'homme, mais encore, une fois qu'elle existe, elle ne suffit pas elle seule faire des socits. Il faut qu' cette premire base, qui est dj un produit del'art humain, quelque chose d'autre se surajoute qui vient de la mme origine.

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    En effet, ce commerce, tant qu'il n'est pas rgl et organis d'une maniredfinie, ne constitue pas une socit. Il lui manque cette liaison des partiesqui constitue le tout (Manuscrit de Genve, chap. II, p. 248 de l'ditionDreyfus). Une socit, c'est un tre moral qui a des qualits propres etdistinctes de celles des tres particuliers qui la constituent, peu prs commeles composs chimiques ont des proprits qu'ils ne tiennent d'aucun desmixtes qui les composent. Si l'agrgation rsultant de ces vagues relationsformaient vraiment un corps social, il y aurait une sorte de sensorium com-mun qui survivrait la correspondance de toutes ces parties ; le bien et le malpublie ne seraient pas seulement la somme des biens ou des maux particulierscomme dans une simple agrgation, mais il rsiderait dans la raison qui lesunit ; il serait plus grand que cette somme et loin que la flicit publique fttablie sur le bonheur des particuliers c'est elle qui en serait la source (ibid.,p. 249). Or le seul fait que les hommes ont l'ide qu'ils peuvent se rendre desservices, qu'ils ont pris l'habitude de s'en rendre, joint mme au sentiment qu'ily a entre eux tous quelque chose de commun, qu'ils sont tous membres dugenre humain, tout cela runi ne les groupe pas en une individualit morale,d'un genre nouveau, ayant sa physionomie et sa constitution propre. Ce n'estdonc pas une socit. Ainsi il est certain que le genre humain n'offre l'esprit qu'une ide purement collective qui ne suppose aucune union relleentre les individus qui le constituent .

    Ce remarquable passage prouve que Rousseau avait un sentiment trs vifde la spcificit du rgne social ; il le concevait trs nettement comme unordre de faits htrognes par rapport aux faits purement individuels. C'est unmonde nouveau qui se surajoute au monde purement psychique. Une telleconception est bien suprieure. celle mme de thoriciens rcents, commeSpencer, qui croient avoir fond en nature la socit quand ils ont fait voir quel'homme a une vague sympathie pour l'homme et qu'il a tout intrt chan-ger des services avec ses semblables. De tels sentiments peuvent bien assurerentre les individus des contacts passagers ; mais ces rapprochements intermit-tents et superficiels, auxquels manque, selon le mot de Rousseau, cetteliaison des parties qui constitue le tout ne sont pas des socits. C'est ce qu'acompris Rousseau. Pour lui, la socit n'est rien si elle n'est pas un corps un etdfini, distinct de ses parties. Le corps politique, dit-il ailleurs, pris indivi-duellement peut tre considr comme un corps organis, vivant et semblable celui de l'homme. Le pouvoir souverain reprsente la tte... les citoyens sontle corps et les membres qui font mouvoir, vivre et travailler la machine etqu'on ne saurait blesser en aucune partie qu'aussitt l'impression douloureusene s'en porte au cerveau, si l'animal est dans un tat de sant (conomiePolitique). Seulement, comme il n'y a de rel et de naturel que l'individu, il enrsulte que le tout ne peut tre qu'un tre de raison. Le corps politique n'estqu'un tre de raison (Fragm. Des Dist. fond., dition Dreyfus, p. 308). Cesont les individus qui le crent de leurs propres mains, et comme ils restenttout le substantiel de l'assemblage ainsi constitu, celui-ci n'atteint jamais lemme degr d'unit et de ralit qu'ont les oeuvres de la nature : La diff-rence de l'art humain l'ouvrage de la nature se fait sentir dans ses effets. Lescitoyens ont beau s'appeler membres de l'tat, ils ne sauraient s'unir commede vrais membres le sont au corps ; il est impossible de faire que chacun d'euxn'ait pas une existence individuelle et spare par laquelle il peut seul suffire sa propre conservation (ibid., p. 310). Rousseau ignorait qu'il y a des orga-nismes naturels o les parties ont la mme individualit.

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    Ce n'est pas seulement le corps politique qui est un tre de raison, maisaussi la famille. Elle est bien, si l'on veut, un groupe naturel en ce sens, en tantque les enfants sont unis aux parents par le besoin qu'ils ont d'eux pourpouvoir se conserver. Mais ce besoin ne dure qu'un temps. Quand l'enfant esten tat de se suffire, il ne reste attach ses parents que s'il le veut bien. Il n'ya rien dans l'existence des choses qui l'oblige demeurer associ avec sesascendants. S'ils continuent de rester unis, ce n'est plus naturellement (Contrat,' 1, 2). Mais il rsulte de nombreux passages que cette associationconventionnelle fut la premire qui se forma. Parfois mme 1, il semble laconsidrer comme contemporaine de l'tat le plus primitif.

    En rsum, toute socit est un tre artificiel la fois parce que l'hommen'en a pas naturellement besoin et qu'elle est essentiellement un corps orga-nis, alors qu'il n'y a pas de corps sociaux parmi les corps naturels. Ces deuxides, que nous sommes habitus opposer l'une l'autre, la conception de lasocit comme un tre de raison et la conception de la socit comme unorganisme, se rencontrent toutes deux chez Rousseau, et, bien loin qu'il soitpass de l'une l'autre par suite d'une volution consciente ou inconsciente,qu'il aurait cherch dissimuler au publie et peut-tre lui-mme, elles sonttroitement solidaires dans sa pense. L'une lui parat impliquer l'autre. C'estparce que la socit est un organisme qu'elle est une oeuvre d'art. Car d'unepart, elle est, de ce point de vue, quelque chose de suprieur aux individus,alors qu'il n'y a rien dans la nature au de la des individus. Sans doute, formu-le en ces termes, la thorie peut apparatre contradictoire. Il peut paratre pluslogique de dire que, s'il y a quelque chose au-dessus des individus, il y aquelque chose en dehors d'eux. Mais c'est toujours pour l'esprit un travaillaborieux que celui qui a pour effet d'tendre le cercle des choses naturelles etil recourt toute sorte de subterfuges et d'chappatoires avant de se rsigner modifier aussi gravement le systme des ides. La contradiction est-ellemoindre chez Spencer qui, d'un ct, fait de la socit un produit de la nature,un tre vivant au mme titre que les autres tres, et qui, de l'autre, la dpouillede tout caractre spcifique en la rduisant n'tre qu'une juxtapositionmcanique d'individus ? Rousseau tout au moins s'efforce de rsoudre leproblme sans abandonner aucun des deux principes en prsence : le principeindividualiste qui est la base de sa thorie de l'tat de nature comme labase de la thorie du droit naturel chez Spencer : et le principe contraire, quel'on devrait pouvoir appeler le principe socialiste, si le mot n'avait pas un toutautre sens dans la langue des partis, et qui est la base de sa conceptionorganique de la socit. Nous verrons que la coexistence de ces deux princi-pes explique le double aspect que prsentent non seulement la philosophiesociale de Rousseau, ce qu'on pourrait nommer sa sociologie, mais encore sesdoctrines politiques.

    Mais cela pos, convient-il d'aller plus loin ? tant donn que la socitn'est pas dans la nature, faut-il en conclure qu'elle est contre nature, c'est--dire qu'elle est et ne peut tre qu'une corruption de la nature humaine, lersultat d'une sorte de chute et de dgnrescence ; en un mot, qu'elle est parelle-mme un mal, qu'on peut rduire, non faire disparatre?

    1 Voir passages cits de l'Essai sur l'origine des langues [note de Durkheim].

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    Il faut distinguer. Telle qu'elle est actuellement, elle est certainement unemonstruosit anormale qui ne s'est constitue et ne se maintient que par unconcours de circonstances accidentelles et dplorables. En effet, le dvelop-pement social a suscit des ingalits artificielles qui sont tout fait contraires celles que comporte l'tat de nature. L'ingalit naturelle ou physique estcelle qui consiste dans la diffrence des ges, de la sant, des forces ducorps et des qualits de l'esprit ou de l'me ; l'autre, qu'on peut appeler inga-lit morale ou politique, dpend d'une sorte de convention... [Elle] consistedans les diffrents privilges dont quelques-uns jouissent au prjudice desautres, comme d'tre plus riches, plus honors, plus puissants qu'eux (2eDiscours, dbut). Ces conventions ont pour effet de mettre entre les mainsd'individus, ou de certains groupes d'individus, qui l'tat de nature neseraient pas suprieurs aux autres, parfois mme leur seraient infrieurs, desforces exceptionnelles qui leur confrent, par consquent, une suprioritcontre nature. Il est manifestement contre la loi de nature, de quelquemanire qu'on la dfinisse, qu'un enfant commande un vieillard, qu'un imb-cile conduise un homme sage et qu'une poigne de gens regorge de superflui-ts tandis que la multitude affame manque du ncessaire (2e Discours,dernires lignes). C'est surtout l'institution conventionnelle de l'hrdit qui asuscit ces ingalits artificielles. D'ailleurs, l'tat de nature, c'est peine sil'ingalit existe. C'est l'volution sociale qui en stimule le dveloppement etsurtout elle devient stable et lgitime par l'tablissement de la proprit etdes lois .

    Cette premire violation de la loi de nature en a entran une autre. Parceque les hommes sont devenus ingaux, ils sont tous tombs sous la dpen-dance les uns des autres. La socit, par suite, est faite de matres et d'escla-ves. Et les matres eux-mmes sont esclaves en un sens de ceux qu'ilsdominent. Tel se croit matre des autres qui ne laisse pas d'tre plus esclavequ'eux (Contrat I, 1). La domination mme est servile, quand elle tient l'opinion (mile, II). Car on dpend des prjugs de ceux qu'on gouverneavec des prjugs. Or cette dpendance mutuelle des hommes est contrenature. Naturellement, les hommes sont indpendants les uns des autres. Telest le sens de la fameuse proposition : L'homme est n libre, et partout il estdans les fers . A l'tat naturel, il ne dpend que de la nature, du milieuphysique, c'est--dire des forces impersonnelles, invariables, qui ne sont entreles mains d'aucun individu en particulier, mais qui dominent tous les individusgalement.

    Cette impersonnalit des forces physiques, et la constance qui caractriseleur mode d'action, sont certainement, aux yeux de Rousseau, un des signesauxquels on reconnat ce qui est normal, fond, de ce qui est anormal etaccidentel. Dans sa pense, ce qui est bon doit avoir un certain degr dencessit. Aussi, une des raisons qui lui font regarder comme morbide l'tatsocial actuel, c'est l'extrme instabilit qu'il prsente. Ds qu'un commerce acommenc entre les hommes, naissent, dit-il, des multitudes de rapportssans mesure, sans rgle, sans consistance, que les hommes altrent et chan-gent continuellement, cent travaillant les dtruire pour un qui travaille lesfixer (Manuscrit de Genve, II, dit. Dreyfus, 247). Et dans l'mile : Toutest ml dans cette vie, on n'y reste pas deux moments dans le mme tat. Lesaffections de nos mes ainsi que les modifications de nos corps y sont dans unflux perptuel (II) . C'est que les volonts particulires sont toutes contraires

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 17

    les unes aux autres. Chacune suit son sens et, par consquent, elles se heurtenttoutes tumultueusement. Tantt l'une l'emporte et tantt l'autre ; la maniredont elles se combinent et se subordonnent les unes aux autres est donc chaque instant bouleverse 1. Il y a deux sortes de dpendances : celle deschoses qui est de la nature, celle des hommes qui est de la socit. La dpen-dance des choses ne nuit point la libert et n'engendre pas de vices ; ladpendance des hommes, tant dsordonne, les engendre tous et c'est parelle que le matre et l'esclave se dpravent mutuellement (mile, II). C'estqu'en effet, quand l'homme ne dpend que des choses, de la nature parconsquent, comme ses besoins sont en rapport avec ses moyens, il vit nces-sairement dans un tat d'quilibre stable ; l'ordre se ralise automatiquement.L'homme est alors vraiment libre, car il fait tout ce qu'il veut, parce qu'il neveut que ce qu'il peut. L'homme vraiment libre ne veut que ce qu'il peut etfait ce qui lui plait (mile, II).

    La libert telle que la conoit Rousseau rsulte donc d'une sorte dencessit. L'homme n'est libre que quand une force suprieure lui s'impose lui, condition toutefois qu'il accepte cette supriorit et que sa soumission nesoit pas obtenue par des mensonges et des procds artificiels. Il est libre s'ilest contenu ; tout ce qu'il faut, c'est que l'nergie qui le contient soit relle, etnon de pure fiction comme celle qu'a dveloppe la civilisation. Car c'est cette condition seule qu'il peut vouloir cette domination. C'est pourquoi Rous-seau ajoute : Si les lois des nations pouvaient avoir, comme celles de lanature, une inflexibilit que jamais aucune force humaine ne pt vaincre, ladpendance des hommes deviendrait alors celle des choses (mile, II).

    Mais si l'tat civil, tel qu'il est, viole la loi de nature, en est-il de mme detout tat civil ? Le mal actuel est-il impliqu ncessairement dans touteorganisation sociale, ou bien au contraire rsulte-t-il d'une erreur, susceptibled'tre corrige ? Y a-t-il entre l'tat de nature et la vie en socit une antithseirrductible, ou bien quelque conciliation est-elle possible ?

    On a souvent prt Rousseau cette opinion que la perfection n'taitpossible pour les hommes que dans l'isolement, qu'ils taient condamns secorrompre et dgnrer ds qu'ils se mettaient vivre ensemble. L'ge d'orserait tout entier derrire nous et nous l'aurions perdu sans retour du jour onous aurions renonc la sainte simplicit des temps primitifs. Nous nous encarterions toujours davantage mesure que nous nous engageons davantagedans le rseau des liens sociaux. De ce point de vue, le Contrat Social devientinintelligible. Car si la socit est par elle-mme un mal, il n'y a, semble-t-il, s'en occuper que pour tcher de la rduire son moindre dveloppementpossible, et l'on ne comprend plus tant de soins et d'efforts pour lui donnerune organisation positive. Surtout la part importante qui lui est faite, ainsi qu'la discipline collective, l'troite subordination o est plac, certains gards,l'individu, sont tout fait inexplicables.

    1 Comme rien n'est moins stable parmi les hommes que ces relations extrieures que le

    hasard produit plus souvent que la sagesse et que l'on appelle faiblesse ou puissance,richesse ou pauvret, les tablissements humains paraissent, au premier abord, fonds surdes monceaux de sable mouvant. (Deuxime Discours, prface) [note de Durkheim].

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 18

    Assurment, entre l'tat civil qu'il a sous les yeux et l'tat de nature,Rousseau n'hsite pas et prfre le second ; car c'est un tat de perfection enson genre. Que, parfois mme, il ait pu se laisser entraner des expressions'violentes propos desquelles on peut se demander si elles visent seulementles socits prsentes ou toute socit en gnral, c'est possible. tant donnles difficults de l'entreprise sociale, on conoit qu'il se soit laiss aller regretter les circonstances qui ont rendu impossible l'isolement primitif. Maisrien n'autorise supposer qu' ses yeux cet tat de perfection soit le seulpossible, qu'un autre, d'un genre diffrent, mais de valeur au moins gale, nepuisse tre dfini et institu par rapport la vie en socit. Une premireraison qui ne permet pas de prter Rousseau le pessimisme radical qu'on luia attribu, c'est que le germe de la vie sociale est donn dans l'tat de nature.Pour que l'quilibre originel pt se maintenir indfiniment, il faudrait quel'homme ft rfractaire tout changement, qu'il ne ft pas perfectible. Or, cequi le distingue le plus de l'animal, c'est la facult de se perfectionner, facul-t qui, l'aide des circonstances, dveloppe successivement toutes les autreset rside parmi nous, tant dans l'espce que dans l'individu (2e Discours, 1repartie).

    Il est vrai que cette perfectibilit sommeille dans l'homme naturel tant queles circonstances ne viennent pas la solliciter. Il reste pourtant qu'elle est la-tente ds ce moment ; et par consquent la srie des vnements qui en rsul-tent, ne saurait tre regarde comme ncessairement contre nature, puisqu'elleest dans la nature. Ils peuvent suivre un cours anormal, mais ils n'y sont pasprdtermins par leurs causes. De mme la raison, qui est au milieu social ceque l'instinct est au milieu physique, a t suscite en l'homme par la Provi-dence (2e Discours) ; c'est donc que la vie sociale n'est pas contraire l'ordreprovidentiel.

    D'un autre ct, si l'tat civil actuel est imparfait, il ne laisse pas d'avoirdes perfections qui ne se retrouvent pas dans l'tat de nature. Il ne faut pasoublier, en effet, que si l'homme naturel n'est pas mchant, il n'est pas bon,.que la moralit n'existe pas pour lui. S'il est heureux, il ne connat pas sonbonheur. Leur flicit est insensible aux stupides hommes des temps primi-tifs (Dreyfus, p. 248). Dans le second Discours, Rousseau, tout en mettanten relief les misres qu'engendre la civilisation, telle qu'elle est, n'enmconnat pas la grandeur; il parait seulement hsiter pour savoir s'il y acompensation. Il est propos de suspendre le jugement que nous pourrionsporter sur une telle situation jusqu' ce que, la balance en mains, on aitexamin si le progrs de leurs connaissances est un ddommagement suffisantdes maux qu'ils se font mutuellement mesure qu'ils s'instruisent davantage (1re partie). Mais alors, s'il y a quelque moyen de corriger ou de rendreimpossibles ces imperfections, la grandeur restera seule et l'on pourra se de-mander si cette perfection nouvelle ne sera pas suprieure celle de l'origine.Il restera, il est vrai, que la premire aura t laborieusement acquise, mais ilne semble pas que Rousseau se pose la question de savoir si, dans cesconditions, elle sera trop chrement achete. La question est oiseuse d'ailleurs,car les circonstances qui rendent la socit ncessaire sont donnes. Laperfection hypothtique de l'tat de nature est donc ds lors impossible.

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 19

    Or, que ces vices actuels de l'tat civil ne soient pas ncessaires, c'est ceque Rousseau affirmait ds le second Discours 1. - Comment la Socit peut-elle tre organise de manire assurer notre plus grand bonheur et perfec-tionnement ? C'est ce que le Contrat Social a pour objet de montrer.

    Le Contrat social de Rousseau

    Le contrat social et la constitutiondu corps politique

    Retour la table des matires

    Voyons d'abord, comment, d'aprs ce qui prcde, se 'pose le problme.

    Quand les causes qui empchent la conservation de l'homme l'tat denature se sont dveloppes au del d'un certain point, il faut, pour que nouspuissions nous maintenir, qu'elles soient neutralises par des causes contrai-res. Il est donc ncessaire qu'un systme de forces soit constitu qui agissedans ce sens ; et puisqu'elles ne sont pas donnes dans la nature, elles nepeuvent tre que luvre de l'homme. Mais comme les hommes ne peuventengendrer des forces nouvelles, mais seulement unir et diriger celles quiexistent, ils n'ont plus d'autres moyens pour se conserver que de former paragrgation une somme de forces qui puisse l'emporter sur la rsistance, de lesmettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert. Cette sommede forces ne peut natre que du concours de plusieurs (Contrat, 1, 6). D'o ilsuit que leur socit constitue est le seul milieu o l'homme puisse vivre, unefois que l'tat de nature est devenu impossible.

    Seulement, si la socit, en se formant, viole la constitution naturelle del'homme, le mal vit sera remplac par un autre, qui ne sera pas moindre.L'homme vivra, mais vivra misrable, puisque son genre d'existence froisserasans cesse ces dispositions fondamentales. Il faut donc que cette vie nouvellepuisse s'organiser sans violer la loi de nature. Comment est-ce possible ?

    Rousseau va-t-il, par un vague clectisme, chercher difier, au-dessus dela condition primitive, une condition nouvelle qui s'ajoute la premire sansla modifier ? Va-t-il se contenter de juxtaposer l'homme civil l'homme natu-rel en laissant celui-ci intact ? Une telle entreprise lui parait contradictoire.

    1 Quand on examine de prs les tablissements humains, dit-il, aprs avoir cart la pous-

    sire et le sable qui environnent l'difice, on aperoit la base inbranlable sur laquelle ilest fond et on apprend en respecter les fondements (Deuxime Discours, prface). Etil bnit la Divinit d'avoir, en donnant nos institutions une assiette inbranlable,prvenu les dsordres qui devraient en rsulter et fait natre notre bonheur des moyens quisemblaient devoir combler notre misre (ibid.) [note de Durkheim].

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 20

    Celui qui, dans l'ordre civil, veut conserver la primaut des sentiments de lanature ne sait ce qu'il veut. Toujours en contradiction avec lui-mme... il nesera jamais ni homme ni citoyen (mile, I). Les bonnes institutions so-ciales, dit-il encore, sont celles qui savent le mieux dnaturer l'homme, luiter son existence absolue... et transporter le moi dans l'unit commune .

    La conciliation ne peut donc se faire par voie de juxtaposition extrieure.Une refonte de la nature est ncessaire ; il faut que l'homme change totale-ment pour pouvoir se maintenir dans ce milieu qu'il cre de ses propres mains.Ainsi les attributs caractristiques de l'tat de nature doivent se transformer,tout en tant maintenus. Il n'y a donc d'autre solution que de trouver un moyenqui permette de les ajuster ces nouvelles conditions d'existence sans lesaltrer essentiellement. Il faut qu'ils prennent une forme nouvelle sans cesserdtre. Pour cela, il suffit que l'homme civil, tout en diffrant profondmentde l'homme naturel, soutienne avec la socit le mme rapport que l'hommenaturel avec la nature physique. Comment est-ce possible ?

    Si, dans les socits actuelles, les relations constitutives de l'tat de naturesont bouleverses, c'est que l'galit primitive a t remplace par desingalits artificielles, et que, par suite, les hommes se sont trouvs placssous la dpendance les uns des autres. Mais si la force nouvelle, ne de lacombinaison des individus en socits, au lieu d'tre accapare par desparticuliers et individualise, tait impersonnelle et si, par suite, elle planaitau-dessus de tous les particuliers, ceux-ci seraient tous gaux par rapport elle, puisque aucun d'eux n'en disposerait titre priv et, du mme coup, ils nedpendraient plus les uns des autres, mais d'une force qui par son imper-sonnalit, serait identique, mutatis mutandis, aux forces naturelles. Le milieusocial affecterait l'homme social de la mme manire que le milieu naturelaffecte l'homme naturel. Si les lois des nations pouvaient avoir, commecelles de la nature, une inflexibilit que jamais aucune foi-ce humaine ne ptvaincre, la dpendance des hommes redeviendrait alors celle des choses ; ourunirait dans la rpublique tous les avantages de l'tat naturel ceux de l'tatcivil ; on joindrait la libert qui maintient l'homme exempt de vices, lamoralit qui l'lve la vertu (mile, II). Le seul moyen de remdier aumal, dit-il dans le mme passage, est donc d'armer la loi d'une force relle,suprieure l'action de toute volont particulire .

    Et dans une lettre au marquis de Mirabeau (26 juillet 1767), voici commeil formule ce qu'il appelle le grand problme en politique : Trouver uneforme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l'homme .

    Toutefois ce n'est pas assez que cette force, clef de vote du systmesocial, soit suprieure tous les individus. Encore faut-il qu'elle Soit fondeen nature, c'est--dire que cette supriorit ne soit pas fictive, mais puisse sejustifier devant la raison. Autrement, elle sera prcaire ainsi que ses effets.L'ordre qui en rsultera sera instable ; il n'aura pas cette invariabilit et cettencessit qui caractrisent l'ordre naturel. Il ne pourra se maintenir que grce un concours d'accidents qui, d'un instant l'autre, peut faire dfaut. Si lesvolonts particulires ne sentent pas que cette dpendance est lgitime, cettedpendance ne sera pas assure. Il faut donc la socit des principes qui drivent de la nature des choses et sont fonds sur la raison (Contrat, I, 4).Mme, comme la raison ne peut manquer d'examiner l'ordre ainsi constitu

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    sous le double aspect de la morale et de l'intrt, il faut qu'il y ait harmonieentre ces deux points de vue. Car une antinomie rendrait l'ordre social irra-tionnel et incertain. S'il y avait conflit entre ces deux sortes de mobiles, on nesait jamais lequel l'emporterait. Tel est le sens d'une des premires propo-sitions du livre: Je tcherai d'allier toujours dans cette recherche, ce que ledroit permet avec ce que l'intrt prescrit, afin que la justice et l'utilit ne setrouvent point divises (Contrat, introd.). - On peut tre tonn au premierabord de voir Rousseau, pour qui la socit n'est pas de la nature, dire que laforce sur laquelle la socit repose doit tre naturelle, fonde dans la nature.Mais c'est que, ici, naturel est synonyme de rationnel. Mme la confusionn'est pas sans s'expliquer. Si la socit est oeuvre humaine, elle est faite avecdes forces naturelles ; or, elle sera naturelle, en un sens, si elle emploie cesforces selon leur nature, sans leur faire violence, si l'action de l'hommeconsiste combiner et combiner et dvelopper des proprits qui, sans sonintervention, seraient restes latentes, mais qui ne laissent pas d'tre donnesdans les choses. Voil comment il est possible Rousseau de concevoir, d'unemanire gnrale, que le milieu social, tout en tant autre que le milieuprimitif, n'en soit pourtant qu'une forme nouvelle.

    Ainsi les hommes pourront sortir de l'tat de nature sans violer la loi denature, condition qu'ils puissent se runir en socits. sous la dpendanced'une force ou d'un mme systme de forces qui domine tous les particulierstout en tant fond en raison.

    Ce rsultat peut-il tre atteint, et comment ? Suffirait-il que le plus fort sesoumt le reste de la socit ? Mais son autorit ne sera durable que si elle estreconnue comme un droit ; or, il n'y a rien dans la puissance physique quipuisse donner naissance ni un droit ni une obligation. De plus, si le droitsuit la force, il change avec elle, cesse quand elle disparat. Comme elle variede mille manires, il varie de mme. Mais un droit ce point variable n'estpas un droit. Ainsi, pour que la force fasse le droit, il faut qu'elle soit fonde ;elle n'est pas fonde par cela seul qu'elle est (Contrat, 1, 3).

    Grotius avait pourtant essay de fonder logiquement le droit du plus fort.Posant en principe qu'un particulier peut aliner sa libert, il en concluaitqu'un peuple peut faire de mme. Rousseau rejette cette thorie pour plusieursraisons : 1 Cette alination n'est rationnelle que si elle se fait en change dequelque avantage. On dit que le despote assure ses sujets la tranquillit.Mais cette tranquillit est loin d'tre complte : les guerres qu'entrane le des-potisme la troublent. De plus, la tranquillit en soi et par soi n'est pas un bien :telle la tranquillit des cachots ; 2 On ne peut aliner la libert des gn-rations venir ; 3 Renoncer sa libert, c'est renoncer sa qualit d'homme,et cet abandon est sans compensation possible ; 4 Enfin, un contrat quistipule au profit d'un des contractants une autorit absolue est vain, car il nepeut rien stipuler pour l'autre qui est sans droits. - Grotius allgue que le droitde guerre implique le droit d'esclavage. Le vainqueur ayant le droit de tuer levaincu, celui-ci peut racheter sa vie en change de la libert. Mais : 1 Ceprtendu droit de tuer les vaincus reste prouver. On dit qu'il rsulte de l'tatde guerre. Mais entre particuliers, il n'y a d'tat de guerre chronique et orga-nis en quelque sorte ni dans l'tat civil, o tout est sous l'autorit des lois, nidans l'tat de nature o les hommes ne sont pas naturellement ennemis, oleurs relations n'ont pas assez de constance pour tre ni celles de la guerre ni

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    celles de la paix. Un tat qui n'a pas exist ne peut avoir fond un droit. Laguerre est une relation, non d'homme homme, mais d'tat tat. Veut-onparler de la guerre entre peuples et du droit de conqute ? Mais la guerre nedonne pas au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus ; elle nesaurait donc fonder celui de les asservir. Ds que les dfenseurs de l'tatennemi posent les armes, on n'a plus de droits sur leur vie. C'est seulementquand on ne peut pas soumettre l'ennemi qu'on a le droit de le tuer, ce n'estdonc pas le droit de tuer qui fonde le droit d'assujettir ; 2 D'ailleurs, le contratd'esclavage ne met pas fin l'tat de guerre. En prenant au vaincu l'quivalentde la vie, le vainqueur ne lui fait pas de grce. Il y a acte de force, il n'y a pasautorit lgitime (Contrat, 1, 4).

    Mais il y a plus, et quand mme ce droit du plus fort pourrait tre ra-tionnellement justifi, il ne saurait servir de base une socit. Une socit,en effet, est un corps organis o chaque partie est solidaire du tout, etrciproquement. Or, une foule asservie un chef n'a pas ce caractre. C'est une agrgation, mais non pas une association (Contrat, 1, 5). En effet, lesintrts du chef sont spars de ceux de la masse. C'est pourquoi, que lepremier vienne prir, et la multitude qui n'tait unie qu'en tant qu'elledpendait de lui se disperse. Pour qu'il y ait un peuple, il faut donc avant toutque les individus, qui en sont la matire, soient et se sentent unis entre eux demanire former un tout dont l'unit ne dpende pas de quelque causeextrieure. Ce n'est pas la volont du gouvernant qui peut faire cette unit ;elle doit tre interne. La question de la forme du gouvernement est secondaire; il faut d'abord que le peuple soit, pour qu'il puisse dterminer de quellemanire il doit tre gouvern. Avant donc que d'examiner l'acte par lequelun peuple lit un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est unpeuple . C'est l le vrai fondement de la socit (Contrat, 1, 5).

    Cet acte ne peut videmment consister qu'en une association, et par suitele problme rsoudre s'nonce ainsi : Trouver une forme d'association quidfende et protge de toute la force commune la personne et les biens dechaque associ, et par laquelle chacun, s'unissant tous, n'obisse pourtantqu' lui-mme et reste aussi libre qu'auparavant. Cette association ne peutrsulter que d'un contrat en vertu duquel chaque associ s'aline lui-mmeavec tous ses droits la communaut.

    Par suite de ce contrat, toutes les volonts individuelles disparaissent ausein d'une volont commune, la volont gnrale, qui est la base de la socit.Une force est ainsi constitue, infiniment suprieure toutes celles desparticuliers. Et cette force a une unit interne ; car les lments d'o elle rsul-te ont, en y entrant, perdu, en quelque sorte, leur individualit et leur mouve-ment propre, En effet, comme l'alination s'est faite sans rserves, nul associn'a rien rclamer. Ainsi se trouve abolie la tendance antisociale qui estinhrente chaque individu, par cela seul qu'il a sa volont personnelle. Aulieu de la personne particulire de chaque contractant, cet acte d'associationproduit un corps moral et collectif compos d'autant de membres que l'assem-ble a de voix, lequel reoit de ce mme acte son unit, son moi commun, savie et sa volont (Contrat, I, 6). Peu importe, d'ailleurs, que ce contrat ait trellement pass, et dans les formes ou non. Peut-tre les clauses n'en ont-elles jamais t nonces. Mais elles sont admises partout tacitement, dans lamesure o la socit est normalement constitue (I, 6).

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    Par suite de ce contrat, chaque volont individuelle est donc absorbe dansla volont collective. Cependant cette absorption n'te rien la libert dechacun. Car en se donnant tous on ne se donne personne . Cette volontgnrale n'est pas une volont particulire qui s'assujettit les autres et les metdans un tat de dpendance immorale. Elle a le caractre impersonnel desforces naturelles. On n'est donc pas moins libre parce qu'on s'y soumet. Nonseulement on ne s'asservit pas en lui obissant. mais elle seule peut nousgarantir contre la vraie servitude. Car si, pour qu'elle soit possible, il nous fautrenoncer mettre autrui sous notre dpendance, la mme concession estexige d'autrui. Voil en quoi consiste cette quivalence et cette compensationqui remet les choses en l'tat. Si l'alination que je fais de ma personne estcompense, ce n'est pas, comme on l'a dit (Paul JANET, Histoire de lascience politique, 4e dition, II, 430) parce que je reois en retour la person-nalit d'autrui. Un pareil troc pourrait, bon droit, paratre incomprhensible.Il est mme contraire la clause fondamentale du Contrat Social en vertu delaquelle c'est le corps politique, en tant qu'tre moral sui generis, et non lesindividus dont il est fait, qui reoit la personne de ses membres ( nousrecevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ) (1, 6).Ce que nous recevons, c'est l'assurance que nous serons protgs coure lesempitements individuels d'autrui de toute la foi-ce du corps social. D'ailleurs,mme la concession que nous faisons n'est pas un amoindrissement de notrelibert ; car on ne peut asservir les autres sans s'asservir soi-mme. Lalibert consiste moins faire sa volont qu' n'tre pas soumis celle d'autrui,elle consiste encore ne pas soumettre la volont d'autrui la ntre. Quicon-que est matre ne peut tre libre (8e Lettre de la Montagne). De mme pourl'galit. Elle reste aussi entire qu' l'tat de nature, mais sous une formenouvelle. Primitivement, elle venait de ce que chacun formait une unitabsolue ; maintenant, elle vient de ce que chacun se donnant galement, lacondition est gale pour tous (1, 6). Et de cette galit nat aussi un tat depaix d'un genre nouveau. La condition tant gale pour tous, nul n'a intrtde la rendre onreuse aux autres (ibid.).

    Il y a plus : non seulement la libert et l'galit sont saines et sauves, maiselles ont quelque chose de plus parfait qu' l'tat de nature. D'abord, elles sontplus assures parce qu'elles ont pour garantie non la force particulire dechacun, mais les forces de la cit qui sont incomparablement plus grandesque celles d'un particulier (1, 9). En outre, et surtout, elles prennent uncaractre moral. A l'tat naturel, la libert de chacun n'a pour bornes que lesforces de l'individu (1, 8), c'est--dire que les limites opposes celui-ci parle milieu matriel. C'est donc un fait physique, non un droit. A l'tat civil, elleest limite et rgle par la volont gnrale. Par cela mme, elle se transfor-me. Car au lieu d'tre considre exclusivement comme un avantage pourl'individu, elle est rapporte des intrts qui le dpassent. L'tre collectif,suprieur aux particuliers, qui la dtermine, en mme temps la consacre et luicommunique par cela mme une nature nouvelle. Elle est fonde dsormais,non sur la quantit d'nergie dont chacun de nous peut disposer, mais surl'obligation o se trouve chacun de respecter la volont gnrale, obligationqui rsulte du pacte fondamental. Voil pourquoi elle est devenue un droit.

    Il en est ainsi de l'galit. A l'tat de nature, chacun possde ce qu'il peutpossder. Mais cette possession n'est qu'un effet de la force (I, 8). Le

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    privilge du premier occupant, quoique plus fond moralement que celui duplus fort, ne devient lui aussi un vrai droit qu'aprs l'tablissement du droitde proprit , c'est--dire aprs la constitution de l'tat civil. Chaque membrede la communaut se donne elle avec tous les biens dont il a la possessionde fait ; toutes ces terres runies deviennent le territoire publie. Ce que lasocit a ainsi reu, elle le restitue, ou, tout au moins, peut le restituer auxcitoyens ; mais alors ceux-ci dtiennent les biens qui leur reviennent ainsidans des conditions toutes nouvelles. Ce n'est plus titre priv, c'est commedpositaire du bien public : ce qui transforme l'usurpation en un vritabledroit et la jouissance en proprit (I, 9). Car elle est alors fonde surl'obligation qu'a chaque citoyen de se contenter de ce qui lui est allou. Sapart tant faite, il doit s'y borner pour se conformer la volont gnrale(ibid.). Voil pourquoi le droit du premier occupant, si faible dans l'tat denature, est respectable tout homme civil. On respecte moins dans ce droit cequi est autrui que ce qui n'est pas soi . Sans doute, cela ne suffit pas pourinstituer une galit, de quelque nature qu'elle soit. Si la socit consacrait ledroit de premier occupant sans le subordonner aucune rgle, elle ne ferait, leplus souvent que consacrer l'ingalit. Cette autorisation doit donc tresubordonne de certaines conditions. Il faut : 1 que le terrain soit libre aumoment de l'occupation ; 2 qu'on n'en occupe que la quantit dont on abesoin pour subsister ; 3 qu'on en ait pris possession par le travail et non parune vaine crmonie. Ces trois conditions, surtout la seconde, sauvegardentl'galit. Mais si celle-ci devient un droit, ce n'est pas par la vertu de ces troisprincipes ; c'est essentiellement parce que la communaut lui imprime cecaractre. Ce n'est pas parce que ces trois rgles sont ce qu'elles sont, maisparce qu'elles sont voulues par la volont gnrale que l'gale rpartition desbiens qui en dcoule est juste et que le systme ainsi tabli doit tre respect.C'est ainsi que le pacte fondamental substitue une galit morale et lgitime ce que la nature avait pu mettre d'ingalit physique entre les hommes (Livre I, dernires lignes).

    Le passage de l'tat de nature l'tat civil produit donc dans l'homme unchangement trs remarquable . Il a pour effet de transformer l'ordre de fait enordre de droit, de donner naissance la moralit (1, 8). Les mots de devoir etde droit n'ont de sens qu'une fois que. la socit est constitue. La raison enest que, jusque-l, l'homme n'avait regard que lui-mme , et que main-tenant, il se voit oblig d'agir d'aprs d'autres principes . Il y a au-dessus delui quelque chose avec quoi il est oblig de compter (devoir), et avec quoi sessemblables sont obligs de compter galement (droit). La vertu n'est que laconformit de la volont particulire la gnrale (conomie politique) 1.

    Mais ce serait se mprendre singulirement sur la pense de Rousseau, sil'on entendait cette thorie, comme si, suivant lui, la morale avait pour fonde-ment la plus grande force matrielle qui rsulte de la combinaison des forcesindividuelles. Sans doute, la constitution de cette puissance coercitive n'est

    1 Aussi Rousseau, comparant l'tat civil, ainsi conu, avec l'tat de nature, clbre-t-il les

    avantages du premier qui d'un animal stupide et born fit un tre intelligent et unhomme (ibid.). Il rappelle, il est vrai, dans le mme passage la dplorable facilit aveclaquelle cet tat se corrompt, rejetant l'homme dans une condition infrieure celle qu'ilavait originellement. Il n'en est pas moins vrai que l'humanit proprement dite est pour luicontemporaine de la socit et que l'tat social est le plus parfait, quoique malheu-reusement le genre humain soit trop expos en msuser [note de Durkheim].

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    pas un fait sans importance ; car elle garantit les droits qui prennent naissanceavec l'tat civil, mais elle ne leur donne pas naissance. Ce n'est pas parce quela volont gnrale est matriellement la plus forte qu'elle doit tre respecte,c'est parce qu'elle est gnrale. Pour que la justice rgne entre les individus, ilfaut qu'il y ait en dehors d'eux un tre sui generis qui serve d'arbitre et qui fixele droit. C'est l'tre social. Celui-ci ne doit donc pas sa suprmatie morale sasupriorit physique, mais ce fait qu'il est d'une autre nature que lesparticuliers. C'est parce qu'il est en dehors des intrts privs qu'il a l'autoritncessaire pour les rgler. Car il n'est pas partie dans la cause. Ainsi, cequ'exprime cette thorie, c'est que l'ordre moral dpasse l'individu, qu'il n'estpas ralis dans la nature physique ou psychique ; il doit y tre surajout.Mais, pour qu'il ait un fondement, il faut un tre en qui il se fonde, et, commeil n'y a pas d'tre dans la nature qui remplisse pour cela les conditions nces-saires, il faut bien en crer un. C'est le corps social. Autrement dit encore, lamorale ne dcoule pas analytiquement du donn. Pour que les rapports de faitdeviennent moraux, il faut qu'ils soient consacrs par une autorit qui n'est pasdans les faits. Le caractre moral leur est ajout synthtiquement. Mais alors ilfaut une force nouvelle qui opre cette liaison synthtique : c'est la volontgnrale.

    C'est donc bien tort que certains critiques (JANET, II, 429) ont accusRousseau de s'tre contredit en condamnant d'une part l'alination de la libertindividuelle au profit d'un despote, et en faisant de cette abdication la base deson systme, quand elle se fait entre les mains de la communaut. Si elle estimmorale dans un cas, dit-on, comment ne le serait-elle pas dans l'autre ?Mais c'est que les conditions morales dans lesquelles elle a lieu ne sont pas dutout les mmes. L, elle est proscrite parce qu'elle place l'homme sous ladpendance d'un homme, ce qui est la source mme de toute immoralit. Ici,elle le place sous la dpendance d'une force gnrale, impersonnelle, qui lergle et le moralise sans diminuer sa libert, la nature de la borne qui lelimitait tant seulement change, et de physique devenue morale. L'objectionvient uniquement de ce qu'on a mconnu l'abme qu'il y a, au point de vuemoral, entre la volont gnrale et une volont particulire, quelle qu'elle soit.

    Le Contrat social de Rousseau

    Du Souverain en gnralRetour la table des matires

    Le corps politique, auquel le Contrat Social a donn naissance, en tantqu'il est la source de tous les droits, de tous les devoirs, et de tous les pou-voirs, s'appelle le Souverain. Voyons quels sont les attributs de la souverai-net et la nature des manifestations par lesquelles elle s'affirme.

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    La souverainet est l'exercice de la volont gnrale . C'est le pouvoircollectif dirig par la volont collective. Il faut donc d'abord dterminer enquoi consiste cette dernire.

    La volont gnrale a pour lments toutes les volonts particulires. Elle doit partir de tous (II, 4). Mais cette premire condition ne suffit pas la constituer. La volont de tous n'est pas, ou du moins n'est pas ncessai-rement, la volont gnrale. La premire n'est qu'une somme de volontsparticulires (II, 3). Il faut encore que l'objet auquel s'appliquent toutes lesvolonts particulires soit lui-mme gnral. La volont gnrale, pour trevraiment telle, doit l'tre dans son objet ainsi que dans son essence ; elle doitpartir de tous pour s'appliquer tous (Il, 4). Autrement dit, c'est le produitdes volonts particulires dlibrant sur une question qui concerne le corps dela nation, sur un intrt commun. Mais ce mot lui-mme a besoin d'trecompris.

    On conoit parfois l'intrt collectif comme l'intrt propre du corpssocial. On considre alors ce dernier comme une personnalit d'un genre nou-veau, ayant des besoins spciaux et htrognes ceux que peuvent ressentirles individus. Sans doute, mme en ce sens, ce qui est utile ou ncessaire lasocit intresse les particuliers parce qu'ils sentent le contre-coup des tatssociaux. Mais cet intrt n'est que mdiat. L'utilit collective a quelque chosede spcifique; elle ne se dtermine pas en fonction de l'individu, envisagsous tel ou tel aspect, mais en fonction de l'tre social considr dans sonunit organique. Telle n'est pas la conception qu'en a Rousseau. Pour lui, cequi est utile tous, c'est ce qui est utile chacun. L'intrt commun, c'estl'intrt de l'individu moyen. La volont gnrale donc, c'est celle de tous lesparticuliers en tant qu'ils veulent ce qui convient le mieux, non tel ou teld'entre eux, mais chaque citoyen en gnral, tant donns l'tat civil et lesconditions dtermines de la socit. Elle existe, ds lors que tous veulent lebonheur de chacun d'eux (II, 4) ; et elle a si bien l'individu pour objet qu'ellene va pas sans gosme. Car il n'y a personne qui ne s'approprie ce motchacun et qui ne songe lui-mme en votant pour tous. Ce qui prouve quel'galit de droit, et la notion de justice qu'elle produit, drivent de la prf-rence que chacun se donne, et par consquent de la nature de l'homme (ibid.).

    Aussi, pour que la volont gnrale se dgage, il n'est pas ncessaire nimme utile que toutes les volonts particulires soient en contact dans unedlibration effective : ce qui serait indispensable, si elle tait autre chose queles lments d'o elle rsulte. Car alors, il faudrait bien que ces lmentsfussent mis en rapport et combins entre eux afin que leur rsultante pt sedgager. Tout au contraire, l'idal serait que chaque individu exert sa partde souverainet isolment des autres. Si, quand le peuple inform dlibre,les citoyens n'avaient aucune communication entre eux... la dlibration seraittoujours bonne (II, 3). Tout groupement intermdiaire entre les citoyens etl'tat ne peut tre que nuisible cet gard. Il importe, pour avoir bienl'nonc de la volont gnrale, qu'il n'y ait pas de socit partielle dans l'tatet que chaque citoyen n'opre que d'aprs lui (II, 3). En effet, la volontgnrale, dfinie comme elle vient de l'tre, ne peut tre obtenue que si lescaractres diffrentiels des volonts particulires s'lident mutuellement. Otez de ces volonts les plus et les moins qui s'entre-dtruisent, reste pour

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    somme des diffrences la volont gnrale (ibid.). Si donc, chaque individuvote indpendamment de son voisin, il y aura autant de votants que d'indi-vidus, par suite un trs grand nombre de petites diffrences qui, cause deleur faiblesse, disparatront dans l'ensemble. Cela seul surnagera qui ne tient aucune constitution particulire ; la volont collective ira donc naturellement l'objet qui lui est propre. Mais, s'il se forme des groupes particuliers, chacund'eux aura sa volont collective qui sera gnrale par rapport ses membres,mais particulire par rapport l'tat ; et c'est de ces volonts collectives quedevra se dgager celle du souverain. Or, prcisment parce que ces volontslmentaires sont peu nombreuses, leurs caractres diffrentiels s'lidentmoins facilement. Moins il y a d'lments pour former un type, moins ce typeest gnral. La volont publique risquera donc davantage de dvier vers desfins particulires. Si, enfin, il arrive qu'un de ces groupes devienne prdo-minant, il ne reste plus qu'une diffrence unique; et l'avis qui l'emporte n'estqu'un avis particulier (ibid.). On reconnat dans cette thorie cette horreur detout particularisme, cette conception unitaire de la socit qui est une descaractristiques de la Rvolution.

    En rsum, la volont gnrale, c'est la moyenne arithmtique entre toutesles volonts individuelles en tant qu'elles se donnent comme fin une sorted'gosme abstrait raliser dans l'tat civil. Rousseau pouvait difficilements'lever au-dessus d'un tel idal. Car si la socit est fonde par les individus,si elle n'est entre leurs mains qu'un instrument destin assurer leur conser-vation dans des conditions dtermines, elle ne peut avoir qu'un objet indivi-duel. Mais, d'un autre ct, parce que la socit n'est pas naturelle l'individu,parce que celui-ci est conu comme dou minemment d'une tendancecentrifuge, il faut que la fin sociale soit dpouille de tout caractre indivi-duel. Elle ne peut donc tre que quelque chose de trs abstrait et de trsimpersonnel. De mme, pour la raliser, on ne peut s'adresser qu' l'individu ;il est unique organe de la socit, puisqu'il en est l'unique auteur. Mais, d'unautre ct, il est ncessaire de le noyer dans la masse pour le dnaturer autantque possible et l'empcher d'agir dans un sens particulier ; tout ce qui serait denature faciliter ces actions particulires ne peut tre considr que commeun danger. Ainsi nous retrouvons partout les deux tendances antithtiques quicaractrisent la doctrine de Rousseau: d'une part, la socit rduite n'trequ'un moyen pour l'individu, de l'autre, l'individu plac sous la dpendance dela socit, leve bien au-dessus de la multitude des particuliers.

    Une dernire remarque ressort de ce qui prcde. Puisque la volont gn-rale se dfinit principalement par son objet, elle ne consiste pas uniquement nimme essentiellement dans l'acte mme du vouloir collectif. Elle n'est paselle-mme par cela seul que tous y participent ; il peut se faire que lescitoyens runis prennent en commun une rsolution qui n'exprime pas lavolont gnrale. Ceci suppose, dit Rousseau au chapitre II du livre IV, quetous les caractres de la volont gnrale sont encore dans la pluralit : quandils cessent d'y tre, quelque parti qu'on prenne, il n'y a plus de libert. Lapluralit n'est donc pas une condition suffisante; il faut en outre que lesparticuliers qui collaborent la formation de la volont gnrale, se proposentla fin sans laquelle elle n'est pas, savoir l'intrt gnral. Le principe deRousseau diffre donc de celui par lequel on a voulu parfois justifier ledespotisme des majorits. Si la communaut doit tre obie, ce n'est pas parcequ'elle commande, mais parce qu'elle commande le bien commun. L'intrt

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    social ne se dcrte pas ; il n'est pas par le fait de la loi ; il est en dehors d'elleet elle n'est ce qu'elle doit tre que si elle l'exprime. Aussi le nombre dessuffrages est-il quelque chose de secondaire. Ce qui gnralise la volont estmoins le nombre des voix que l'intrt commun qui les unit (II, 4). Leslongs dbats, les dlibrations passionnes, loin d'tre le milieu naturel au seinduquel doit s'laborer la volont gnrale, annoncent [plutt] l'ascendant desintrts particuliers et le dclin de l'tat (IV, 2). Quand la socit est enparfait tat de sant, tout cet appareil compliqu est inutile la confection deslois. Le premier qui les propose ne fait que dire ce que tous ont dj senti (IV, 1). En d'autres termes, la volont gnrale n'est pas constitue par l'tatoit se trouve la conscience collective au montent o se prend la rsolution ; cen'est l que la partie la plus superficielle du phnomne. Pour le bien com-prendre, il faut descendre au-dessous, dans les sphres moins conscientes, etatteindre les habitudes, les tendances, les murs. Ce sont les murs qui font la vritable constitution des tats (Il, 12). La volont gnrale est donc uneorientation fixe et constante des esprits et des activits dans un sens dter-min, dans le sens de l'intrt gnral. C'est une, disposition chronique dessujets individuels. Et connue cette direction elle-mme dpend de conditionsobjectives ( savoir l'intrt gnral), il s'ensuit que la volont collective elle-mme a quelque chose d'objectif. Voil pourquoi Rousseau en parle souventcomme d'une force qui a la mme ncessit que les foi-ces physiques. Il vajusqu' dire qu'elle est indestructible (IV, 1).

    La souverainet n'est autre chose que la force collective telle que la cons-titua le pacte fondamental, mise au service de la volont gnrale (II, 4,dbut). Maintenant que nous connaissons les deux lments d'oit elle rsulte,il est facile de dterminer la nature de la rsultante.

    1 La souverainet ne peut tre qu'inalinable. Et par l, il faut entendrequ'elle ne peut mme pas s'exercer par voie de reprsentation. Toutes lesfois qu'il est question d'un vritable acte de souverainet, le peuple ne peutavoir de reprsentants (Oeuvres indites, publies par Streckeisen-Moultou,dit. Dreyfus, p. 47, n 2).

    En effet, elle ne pourrait s'aliner que si la volont gnrale pouvaits'exercer par l'intermdiaire d'une ou de plusieurs volonts particulires. Or,c'est impossible : car ces deux sortes de volonts sont de nature trop diffrenteet se dirigent dans des sens divergents. L'une va au gnral, et par consquent, l'galit, l'autre au particulier, et, par consquent, aux prfrences. Sansdoute, un accord momentan peut tre possible accidentellement entre elles ;mais connue cet accord ne rsulte pas de leur nature, rien n'en peut garantir ladure. Le souverain peut bien se trouver vouloir ce que veut aujourd'hui telhomme ; mais qui peut assurer que cette harmonie subsistera demain ?

    En un mot, parce que l'tre collectif est sui generis, qu'il est seul de sonespce, il ne peut, sans cesser d'tre lui-mme, tre reprsent par titi autresujet que lui-mme (II, 4).

    2 La souverainet est indivisible. En effet, elle ne peut se diviser que siune partie de la socit veut pour le reste. Mais la volont du groupe ainsiprivilgi n'est pas gnrale, par consquent le pouvoir dont il se trouvedisposer n'est pas la souverainet. Sans doute le souverain est compos de

  • mile Durkheim , Le CONTRAT SOCIAL de Rousseau (1918) 29

    parties, mais le pouvoir souverain qui rsulte de cette composition, est titi. Ilne petit pas n'tre pas tout entier dans chacune de ses manifestations : car iln'est que si toutes les volonts particulires y entrent comme lments.

    Mais s'il est indivisible dans son principe, ne pourrait-il tre divis dansson objet ? En partant de cette ide, on a quelquefois dit que la puissancelgislative tait une partie de la souverainet et la puissance excutive uneautre, et l'on a mis sur le mme rang ces pouvoirs partiels. Mais c'est commesi l'on disait que l'homme est fait de plusieurs hommes, dont l'un aurait desyeux sans avoir de bras, l'autre des bras sans avoir d'yeux, etc. Si chacun deces pouvoirs est souverain, tous les attributs de la souverainet s'y retrouvent :ce sont des manifestations diffrentes de la souverainet, ce n'en sauraient tredes parties distinctes.

    Cette argumentation prouve que l'unit attribue par Rousseau la puis-sance souveraine n'a rien d'organique. Cette puissance est constitue, non parun systme de forces diffrentes et solidaires, mais par une force homogne,et son unit rsulte de cette homognit. Elle vient de ce que tous lescitoyens doivent concourir la formation de la volont gnrale, et il estncessaire qu'ils y concourent tous pour que les caractres diffrentiels soientlimins. Il n'y a pas d'acte souverain qui n'mane du peuple tout entier, parceque, autrement, ce serait l'acte d'une association particulire. Nous sommesainsi mieux en tat de nous reprsenter dans quel sens Rousseau a pu, commeil le fait trs souvent, comparer la socit un corps vivant. Ce n'est pas qu'illa conoive comme un tout form de parties distincte et solidaires les unes desautres, prcisment parce qu'elles sont distinctes. Mais c'est