suicide : l'évolution séculaire d'un fait social · resumen suicidio : evolución...

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Monsieur Christian Baudelot Monsieur Roger Establet Suicide : l'évolution séculaire d'un fait social In: Economie et statistique, N°168, Juillet-Août 1984. Sociologie et statistique. pp. 59-70. Citer ce document / Cite this document : Baudelot Christian, Establet Roger. Suicide : l'évolution séculaire d'un fait social. In: Economie et statistique, N°168, Juillet-Août 1984. Sociologie et statistique. pp. 59-70. doi : 10.3406/estat.1984.4884 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1984_num_168_1_4884

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Monsieur Christian BaudelotMonsieur Roger Establet

Suicide : l'évolution séculaire d'un fait socialIn: Economie et statistique, N°168, Juillet-Août 1984. Sociologie et statistique. pp. 59-70.

Citer ce document / Cite this document :

Baudelot Christian, Establet Roger. Suicide : l'évolution séculaire d'un fait social. In: Economie et statistique, N°168, Juillet-Août1984. Sociologie et statistique. pp. 59-70.

doi : 10.3406/estat.1984.4884

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1984_num_168_1_4884

AbstractSuicide: The secular evolution of a social fact - Already at the end of the 19th century, Durkheim hadestablished this fact: suicide statistics allow us to bring to light the constant relations between itsfrequency and certain social variables. These relations are impossible to ascertain by simpleobservation of individual acts of despair. In this way, suicide becomes a social fact. Some of theserelations have been maintained and others modified. While suicide was an urban phenomenon in the19th century, it has now become rather a rural phenomenon. This change reflects a modification offorms of social integration. But one factor does not change: the family is a form of protection. In relationto this factor, age and sex have an influence: men commit suicide more often than women, older peoplemore often than young ones.

RésuméDès la fin du XIXe siècle, Durkheim avait établi ce fait : les statistiques de suicide permettent de mettreen évidence des relations régulières entre sa fréquence et certaines grandeurs sociales, relationsindécelables à la seule observation d'actes individuels de désespoir. Le suicide devient fait social.Certaines de ces relations se sont maintenues, d'autres se sont modifiées. Urbain au XIXe siècle, lesuicide est plutôt rural au XXe siècle. Ce changement renvoie à une modification de formesd'intégration sociale. Mais une donnée permanente demeure, la famille protège. L'âge et le sexeinfluent en relation avec cette donnée : les hommes se suicident plus souvent que les femmes, lesvieux plus que les jeunes.

ResumenSuicidio : evolución secular de un hecho social - Establet Desde fines del siglo 19, Durkheim senalóeste hecho : las estadísticas de suicidios permiten poner de manifiesto vínculos puntuales entre sufrecuencia y algunas magnitudes sociales, relaciones que no se descubren con la mera observación deactos individuales de desesperación. El suicidio llega a ser un hecho social. Algunas de estasrelaciones se fueron manteniendo, otras se modificaron. Urbano en el siglo 19, el suicidio es máspronto rural en el siglo 20. Este cambio refleja una modificación intervenida en las formas deintegración social. Mas perdura un dato permanente : la familia ampara. La edad y sexo influen enrelación con este dato : los varones se suicidan con mayor frecuencia que las mujeres, los mayoresmás que los jóvenes.

Suicide : l'évolution

séculaire d'un fait social

par Christian Baudelot et Roger Establet*

Dès la fin du XIXe siècle, Durkheim avait établi ce fait : les statistiques de suicide permettent de mettre en évidence des relations régulières entre sa fréquence et certaines grandeurs sociales, relations indécelables à la seule observation d'actes individuels de désespoir. Le suicide devient fait social. Certaines de ces relations se sont maintenues, d'autres se sont modifiées. Urbain au XIXe siècle, le suicide est plutôt rural au XXe siècle. Ce changement renvoie à une modification des formes d'intégration sociale. Mais une donnée permanente demeure, la famille protège. L'âge et le sexe influent en relation avec cette donnée : les hommes se suicident plus souvent que les femmes, les vieux plus souvent que les jeunes.

Publié en 1897, Le Suicide d'Emile Durkheim est souvent considéré comme l'acte fondateur de la sociologie; la statistique y occupe une large place puisqu'elle constitue à la fois la matière première et l'instrument principal de l'analyse. Plusieurs raisons expliquent cette union originelle entre sociologie et statistique.

Le suicide offre, par nature, peu de prise à l'observation directe ou à l'entretien. Certes, psychiatres et suicidologues ont parfois interrogé, dans des hôpitaux ou des cliniques, des individus ayant survécu à une tentative de suicide. Mais ces enquêtes ont toujours montré que tentatives et suicides consommés constituaient deux faits distincts; non seulement par le résultat, mais aussi par les caractéristiques des populations concernées : de -beaucoup majoritaires parmi les tentatives de suicide, les femmes et les jeunes sont les catégories qui se suicident le moins. De sorte que les

observations et propos recueillis sur les survivants n'apportent pas nécessairement d'informations pertinentes sur ceux qui succombent.

En matière de suicide, la statistique s'impose donc d'abord de façon négative : le recours au chiffre est, pour le sociologue, la seule prise offerte par un objet qui voue à l'échec d'autres techniques d'observation (graphique I). Mais il y a plus : le chiffre représente aussi un enjeu capital dans la sociologie dûrkheimîenne; il constitue en lui- même un élément théorique de la démonstration. Le propos de Durkheim consiste en effet à montrer que le suicide ne relève pas seulement de la psychologie individuelle; il en relève bien sûr, mais c'est aussi un phénomène collectif, mieux,, un fait^ social. Entre le. suicide de. X ou celui d'Y et un taux de. suicide, existe une différence de nature et non de degré. Le tout ne se réduit pas à la somme des parties. La simple addition de tous, ces suicides imprévisibles et individuels, fait en effet surgir une réalité nouvelle, en tous points différente des événements singuliers qui la composent : douze mille drames se convertissent en un point d'une . courbe continue ; l'imprévisible entre dans l'ordre de la prévision; l'événement échappe, au destin individuel pour s'inscrire, au même titre que la production, de céréales ou le volume des exportations, parmi les grandeurs collectives qui permettent de décrire une société entière. La ventilation de l'ensemble des cas individuels

* Christian Baudelot et Roger Establet enseignent la sociologie, le premier à l'École nationale de la statistique et de l'administration économique, le second à ^Université dlAix-en- Provence {Aix-Marseille /). * * •

Les nombres entre crochetStffî, •renvoient à la-'bibUographie en fin d'article. '■

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Graphique I

Évolution du taux de mortalité par suicide (1827-1982)

Taux pour 100 000 habitants

1830 1850 1900 1950 1971

Source : J.-CI. 'Chesnais, les morts violentes en France, cahier de l'INED, n* 75, Presses Universitaires de France (jusqu'en 1975). Résultats établis i partir des comptes de (a Justke de 1827 i 1905 et des statistiques des causes de décès de 1906 à 1982.

selon de grandes catégories statistiques met en évidence des variations régulières et constantes du taux de suicide à travers le temps et l'espace; on prouve, du même coup, que le suicide ne se réduit pas à un événement psychologique et individuel, puisqu'il existe une relation constante et mesurable entre le phénomène pris dans son ensemble et les grandes caractéristiques de la vie sociale que sont le statut matrimonial, les jours de la semaine, la conjoncture économique ou la religion. Ce fait nouveau, absolument inobservable à l'œil nu, inconcevable sur la base de l'expérience la plus attentive, indécelable à partir des faits individuels connus, seule la statistique, sous sa forme la plus rudimentaire (le comptage et l'addition), pouvait en révéler l'existence. Le chagrin d'amour, la perte d'emploi, le revers de fortune, le remords, le dégoût de la vie, la dépression, la maladie mentale, la souffrance physique sont des motifs individuels ou psychologiques qui peuvent entraîner des individus à se tuer; mais ils ne sauraient, à eux seuls, rendre compte des dimensions collectives du phénomène, de sa constance et des régularités de ses variations. Le recours au chiffre n'est donc pas seulement le résultat d'une contrainte négative : il relève d'un choix délibéré, théoriquement fondé. 66

Durkheim : du suicide comme fait social au concept d'intégration

En fait, dès que sont dressées, au XIXe siècle, les premières comptabilités sérieuses des actions humaines, notamment le Compte Général de la Justice Criminelle, à partir de 1826, le caractère régulier des nombres obtenus en additionnant des actions individuelles indépendantes frappe les observateurs. En 1832, Quêtelet écrit à Villermé [11] :

« Parmi les résultats relatifs à l'homme, un des plus curieux me semble être celui qui concerne la régularité avec laquelle se reproduisent périodiquement des faits de même nature, de manière qu'on est obligé d'admettre, comme dans les faits physique» qui sont entièrement en dehors de l'homme, une dépendance intime entre les effets et les causes... L'homme, comme individu, semble agir avec la latitude la plus grande; sa volonté ne paraît connaître aucune borne, et cependant, comme je l'ai déjà fait observer plusieurs fois, plus le nombre des individus que l'on observe est grand, plus la volonté individuelle

s'efface et laisse prédominer la série des faits généraux qui dépendent des causes en vertu desquelles la société existe et se conserve ».

il faut au XXe siècle, où la multiplication des statistiques risque d'en amoindrir le prix, garder entières les facultés durkheimiennes d'étonnement. En janvier 1970, quelqu'un qui connaissait le nombre des suicides des trois années précédentes pouvait prédire le nombre de suicides en 1970 avec une bonne précision. La moyenne des trois années précédentes est de 7 724 suicides. Le pronostic : « En 1970, le nombre des suicides sera compris entre 7 824 (7 724 + 100) et 7 624 (7 724 — 100) » était exact. Le nombre observé pour 1970 est 7 782.

Cette régularité des effectifs globaux du suicide n'est pas la seule régularité que le recours à la méthode statistique permet à Durkheim d'établir; il en est de beaucoup plus étonnantes qui concernent, cette fois, les relations entre le taux de suicide et d'autres grandeurs sociales.

Voici les principales.

Le taux de suicide croît avec l'âge quels que soient le sexe, le statut matrimonial, le département de résidence. Le taux de suicide est plus fort chez les hommes que chez les femmes, quels que soient l'âge, le statut matrimonial, le département de résidence. Le taux de suicide est plus fort pour les célibataires et les veufs que pour les personnes mariées, quels que soient le sexe, l'âge et le département de résidence. Le taux de suicide est plus fort â Paris qu'en province quels que soient le sexe, l'âge et le statut matrimonial. Entre les pay» européens, les- écarts se maintiennent dans le temps. - .

Entre les régions d'un même pays, les écarts se main» . tiennent dans le temps.. D*une année à l'autre, pour une société donnée, le nombre des suicides et le taux de suicide varient peu et de façon non erratique. A long terme, l'évolution s*inscrit sur des courbes qui s'élèvent ou descendent aux mêmes périodes pour tous les pays européens. Le suicide se commet plus souvent de jour que de nuit. Le suicide croît avec la durée du jour, et l'ordre décroissant des saisons selon le nombre des suicides est le suivant : été, printemps, automne, hiver. Le suicide est plus fort au début de la semaine qu'à la fin. Le taux de suicide est lié à la religion : les protestants se suicident plus que les catholiques, et ceux-ci plu» ■que les juifs. . . : . :.......-.

Le taux de suicide croît avec la taille des agglomérations.

Principaux résultats

Sondage au 1/20 France métropolitaine

Résultat du Recensement de 1982, obtenu par le dépouillement d'un échantillon au 1/20 des questionnaires, cet ouvrage se compose de cinq parties : - une introduction et des notes techniques, qui décrivent les modalités d'exécution du Recensement et définissent les concepts retenus pour les questionnaires et l'exploitation, - un commentaire synthétique des principaux résultats, - une série de tableaux sur les migrations interrégionales de population totale et de population active durant les périodes intercensitaires 1962-1968, 1968-1975, et 1975-1982, . . -. un ensemble de données des recensements de 1962, 1968, 1975 et 1982 présentées sous la forme de séries chronologiques homogènes, - une série de tableaux détaillés tirés du seul recensement de 1982 concernant les principales structures de la population et les caractéristiques de l'habitat.

« Recensement général de la population de 1982 . Principaux résultats du sondage au 1/20 - France métropolitaine », volume broché, 104 pages, 50 F.

CONSULTATION. VENTE : P 591 Dans les observatoires économiques régionaux de l'INSEE (adresses en fin de publication) et chez les libraires spécialisés.

Institut National de la Statistique et des Études économiqyes —

SOCIOLOGIE ET STATISTIQUE 61

Tableau 1 :

Taux de suicide selon le sexe, l'âge et la taille de l'agglomération (1975) Taux pour 100 000

Communes rurales Moins de 10 000 habitants. . . . De 10 000 à 50 000 habitants. . De 50 000 à 100 000 habitants. Au-dessus de 100000 habitants. Paris

Hommes

15*24 ans

14 15 13 12 16 11

25-34 ans

24 20 19 21 19 18

35-44 ans

34 33 32 33 27 21

45-54 ans

54 44 43 44 33 19

55-64 ans

54 49 48 35 41 28

65 ans et plus

86 82 74 82 72 45

Femmes 1

55-64 ans

23 14 16 16 18 18

65 ans et plus

37 26 30 33 28 28

1. En dessous d'un certain âge le suicide féminin est exceptionnel. C'est seulement vers 55 ans que les femmes ont un taux de suicide comparable à celui des adolescents masculins.

Tableau 2

Taux de suicide selon le sexe, l'âge et la catégorie socioprofessionnelle (1968-1978) *

Taux pour 100 000

Agriculteurs Salariés agricoles . . . ". Patrons de l'industrie et du

commerce Professions libérales et cadres

supérieurs Cadres moyens Employés Ouvriers Personnels de service .... Clergé, armée, police .... Inactifs

Hommes

30-35 ans

27 31

17

11 14 30 21 27 17 68

45-50 ans

46 78

29

16 18 36 36 40 33 89

55-60 ans

69 107

41

20 25 41 47 46 46 52

Femmes

55-60 ans

28 38

14

S 13 11 10 16 9

22

* Si le sexe, l'âge et l'état matrimonial sont correctement indiqués dans les statistiques de décès, il n'en va pas toujours de même pour la catégorie socioprofessionnelle. Il arrive qu'un individu soit affecté, dans les statistiques d'état civil, à une catégorie socioprofessionnelle différente de celle qui a été chiffrée à partir de ses déclarations au recensement. La raison en est simple : ceux qui déclarent le décès d'un proche à la mairie ne disposent pas toujours de toutes les informations nécessaires. On attribue alors souvent à un retraité son ancienne

Le concept d'intégration va servir de fil directeur à l'explication de ces résultats, et la famille fournir à Durk- heim le modèle réduit de la société. La famille protège du suicide, puisque les gens mariés se suicident moins que les personnes seules, célibataires, veuves ou divorcées. Mais le lien lui-même entre un homme et une femme n'est pas l'essentiel. Tout tient à la taille de la famille, comme le montre un dossier copieux de statistiques complémentaires. Famille nombreuse, famille solide, famille solidaire, famille cohérente, voilà le noyau de l'intuition durkhei- mienne : la famille relie fortement les uns aux autres les individus qui la composent. Elle les intègre, et, du même coup, les protège. L'intégration est une fonction fondamentale, au sens biologique de ce terme. Une société, et il peut s'agir pour Durkheim aussi bien d'une famille, d'une nation, d'une religion, d'un village, n'existe que dans la mesure où elle maintient son unité contre les différences individuelles. Et une société protège d'autant plus du suicide qu'elle est plus cohérente.

En un siècle, certains des phénomènes observés par Durkheim ont peu varié, d'autres au contraire se sont assez profondément modifiés. Commençons par le changement.

Note du tableau 2 (suite et fin) profession; on déclare volontiers « employé » ceux pour lesquels on manque d'informations précises. De là vient que les taux ici présentés surestiment quelque peu les suicides des employés, mais sous-estiment ceux des ouvriers et des inactifs. Les agriculteurs, les indépendants et les cadres sont les catégories les moins concernées par cette imprécision de la statistique. Cette question a été étudiée en détail par Claude LEVY et Jacques VALLIN : La mortalité par catégorie socioprofessionnelle. Un essai de calcul direct, INED, Population, juillet-octobre 1981.

Carte 1 Carte 2

Le suicide par département il y a un siècle (1866-1876)

Le suicide par département pour les hommes de 45 à 54 ans de nos jours (1968-1978)

Pour 100 000 habitants HBBI 31 <Taux S3 23 =

Taux <18

Pour 100 000 habitants 50<Taux 43<Taux;g50 33<Taux<$43 Taux< 33

Urbain au XIXe siècle, rural au XXe siècle

Tous les indices recueillis en son temps par Durkheim montrent que le suicide est un fait urbain, particulièrement accusé dans les métropoles européennes. En France, la Seine-et-Marne, la Seine-et-Oise, les Bouches-du-Rhône, le Rhône sont parmi les départements les plus touchés. Au xxe siècle, la tendance s'est infléchie sinon inversée. Le taux de suicide est aujourd'hui à son maximum dans les communes rurales, à son minimum à Paris pour toutes les tranches d'âge (tableau 1). Entre ces deux extrêmes, on peut déceler une tendance, faible mais réelle, de décroissance du taux de suicide en fonction de la taille de l'agglomération. Voilà des faits nouveaux : suicide urbain, au xixe siècle, suicide rural, au xxe. A mi-parcours (1930) Maurice Halbwachs constatait une tendance à l'homogénéisation des taux entre les villes et les campagnes [8]. Il était au croisement de deux évolutions séculaires.

Durkheim écrit dans le Suicide : « la misère protège v. Il n'en fournit pas la preuve systématique : à l'égard de la mesure objective des faits de classe, il fait preuve d'une certaine indifférence, comme l'appareil statistique de son temps. Cela dit, les indicateurs qu'il utilise sont assez robustes. Et les tableaux construits par Halbwachs sur la Suisse confirment tout à fait l'impression générale de Durkheim [8]. Voici le second changement : au xxe siècle, le suicide concerne avant tout les couches sociales les plus démunies (tableau 2).

En passant de la ville à la campagne, et de la richesse à la pauvreté, le suicide s'inscrit-il dans une géographie différente? Comparons la carte départementale de Durkheim (1866-1876) à une carte d'aujourd'hui (1968-1978) [cartes 1 et 2]. Cette dernière élimine l'effet de structure lié à l'âge puisque le taux de suicide masculin représenté est celui de la tranche d'âge 45-54 ans. La carte établie par Durkheim pour le XIXe siècle ne l'élimine pas : les taux de suicide y

SOCIOLOGIE ET STATISTIQUE é3

Le suicide par département en 1975 ♦

sont calculés tous âges confondus. Ces deux cartes ne sont Carte 3 donc pas rigoureusement comparables. Examinons alors une carte départementale du taux de suicide global en 1975» tous âges confondus (carte 3). Malgré la différence de» nw- sures, les deux cartes contemporaines se ressemblent beaucoup : la corrélation est très forte (0,75). La mesure neutralisant l'effet de structure accuse les écarts entre les départements (coefficient de variation : 44,8 % au lieu de 27,4 % pour le taux de suicide global). Elle révèle aussi la forte propension au suicide, masquée par une abondance relative de jeunes, de certains départements. Inversement, certains départements âgés régressent dans le classement. Mais ce sont là des exceptions : dans l'ensemble, les départements se classent de la même façon, quelle que soit la mesure.

Une analyse détaillée des recensements de 1896 et de 1901 montre que les départements qui devançaient les autres en matière de suicide à cette époque (Paris, Région parisienne, Midi) ne devaient pas leurs premières places au classement à un excédent des catégories les plus suicidaires (vieilles personnes ou célibataires) : la région parisienne, si elle comporte plus de célibataires que l'ensemble du territoire, compte proportionnellement moins de vieux. Le Midi, quant à lui, compte un peu plus de vieilles personnes mais moins de célibataires.

Une dernière carte résume les hausses et les baisses de chaque département entre les deux dates (carte 4). Afin d'éliminer de cette dernière les erreurs liées à l'enregistrement (encadré p. 68), ce n'est pas la hausse absolue qui c. L est prise en compte (le taux de suicide est passé dans le les taux de suicide Vaucluse de n % à g %) mais la modification du rang. Le Vau cluse classé au XIXe siècle dans le quatrième groupe de dépar- rjy\ tements se classe aujourd'hui dans le sixième : baisse rela- ^ tive. A l'inverse, le Finistère qui se classait dans le qua- V / A 31e au 45e rang trième groupe (et même dans le sixième selon la classifi- | | au de)à du 4ge r cation originelle de Durkheim) est aujourd'hui dans le premier : hausse relative. ♦ Carte tirée de H. Lebras et E. Todd

France, Pluriel, Hachette, 1981.

16e au 30e rang

l'invention de la

France du Nord, France du Sud

Un premier coup d'oeil sur les deux premières cartes (cartes 1 et 2) fait apparaître l'opposition entre le Nord et le Sud. Permanence du xixe siècle au XXe siècle, qui renvoie à une histoire de longue durée : le suicide est septentrional. Mais on peut regarder de plus près. Épargnant le Sud, le suicide ne mine plus les mêmes régions nordiques : il ne siège plus comme au xixe siècle, dans les départements riches. Voilà qui confirme l'analyse par classes sociales. On notera le recul massif de la région parisienne, des départements du Rhône, des Bouches-du-Rhône, des Alpes- Maritimes qui symbolisaient aux yeux de Durkheim l'industrialisation et l'urbanisation de la France. Le suicide, c'était le PLM; ce n'est plus le TGV.

On peut dresser rapidement un bilan séculaire : l'opposition nord/sud se maintient; le suicide recule dans les départements urbains et riches (bassin parisien, façade méditerranéenne); le taux de suicide reste élevé dam le Nord-Est et en Normandie et bas dans le Sud-Ouest; enfin le suicide progresse en Bretagne et dan» les départements du Centre.

Diagramme 1

Axe des permanences et axe des évolutions

N.O. (hausse) N. E. (haut et stable)

S. 0. (bas et stable) S. E. (baisse)

Carte 4

L'évolution du suicide par département en un êiède

Stabilité dans la catégorie II Forte hausse relative : passage de la catégorie III à la catégorie I Hausse relative : passage de la catégorie III à la catégorie II, ou de la catégorie II à la lorie I orte oaisse relative : passage de la catégorie 1 à la catégorie III Baisse relative : passage de la catégorie I à la J catégorie II, ou de la catégorie II à la catégorie III

Les catégories ont été définies pour le XIX siècle (d'après les données de Durkheim) puis pour le XX siècle de la manière suivante : Catégorie I : ceux qui ont un taux de suicide supérieur à la moyenne (32 départements au XIX et 31 au XX).

Catégorie II : ceux qui ont un taux de suicide voisin de la moyenne (1 7 au XIX et 19 au XX).

Catégorie Ml : ceux qui ont un taux de suicide inférieur à ta moyenne (36 au XIX ; 35 au XX).

amme On peut schématiser cette évolution par ie diagr; ci-contre.

Cette analyse historique des évolutions est confirmée par une analyse des correspondances menée sur les départements ruraux français; sont en particulier inclus dans cette analyse le taux de suicide et une batterie de variables fortement correiées au suicide : alcoolisme, morts violentes, fécondité, taux de célibat masculin, structure par âge, proportions de paysans» de cadres supérieurs et d'étrangers...

Un premier axe, qui explique 36 % de la variance totale, distingue les départements comportant la plus forte

portion de personnes nées dans leur départements de résidence de ceux qui, à l'opposé, comportent la proportion la plus forte de personnes nées hors de France. D'un côté, une France vivant sur elle-même, de l'autre au contraire un univers plus ouvert et traversé de mouvements. Et l'on retrouve la différence entre la France de l'Ouest et du Nord-Ouest (Mayenne, Côtes-du-Nord, Flandre, Finistère, Morbihan, Vendée) et la façade méditerranéenne (Alpes- Maritimes, Haute-Garonne, Isère, Hérault, Var, Pyrénées- Orientales, Corse, Vaucluse). Cet axe factoriel coïncide donc assez bien avec l'axe nord-ouest/sud-est des évolutions (suicide en hausse, suicide en baisse).

Le deuxième axe, qui explique 31 % de la variance totale, sépare tout particulièrement les départements jeunes du Nord-Ouest et du Nord-Est de la France (Seine-et-Marne, Aisne, Marne, Oise, Eure, Calvados, Côte-d'Or), des départements du Sud-Ouest et des contreforts méridionaux du Massif central (Creuse, Aveyron, Corrèze, Dordogne, Lot, Haute-Loire, Indre, Corse, Aude). Une France hautement productive que caractérise la juxtaposition de l'agriculture et de l'industrie s'oppose à la paysannerie méridionale. Et l'on retrouve cette fois notre axe des permanences (suicide élevé, suicide faible).

Nouvelles formes d'intégration

Ce bilan xixe-xxe invite à enrichir l'explication proposée par Durkheim en faisant largement sa part à l'évolution des valeurs sociales qui orientent les comportements. Au XIXe siècle, urbanisation et industrialisation se développent dans un univers fondamentalement pénétré de valeurs paysannes. L'urbain est un déraciné; sur le quai de la gare Montparnasse, le Breton perd sa foi et un peu de son identité (l'image est de Gabriel Le Bras). Au xxe siècle, surtout après 1945, c'est une civilisation urbaine qui s'organise autour du foyer, confortable et équipé, des formes modernes de loisir comme le cinéma, puis la télévision, et dee départs en vacances. Alors, le paysan empaysanné devient un marginal; non seulement il ne part pas en vacances, mais il éprouve aussi les plus grandes difficultés à se marier; les villageoises quittent la campagne pour rallier les valeurs dominantes de la civilisation; de nombreux paysans sont condamnés au célibat [3; 9]. Être intégré ne signifie donc pas seulement être relié à ses semblables, mais surtout participer activement à ce qui, dans une société donnée, constitue le foyer de la vie sociale.

Les départements où le suicide a baissé sont les départements industriels et tertiaires, où coexistent toutes les ressources de la sociabilité moderne (université, administrations, loisirs) : Alpes-Maritimes, Rhône, Paris, Bouches- du-Rhône, Isère. On comprend assez bien dès lors que la France du Sud-Ouest, et plus généralement la France méridionale, échappe à la marginalisation de la France paysanne de l'Ouest ou du Centre. Le Midi fait coexister culture paysanne et culture urbaine, et cela depuis toujours. Il a donc eu moins de mai à s'adapter aux traits nouveaux du monde moderne (comme en témoigne la force de la scolarisation) sans perdre ses activités rurales.

SOCIOLOGIE ET STATISTIQUE 65

Le régime du suicide a changé dans la mesure où le régime des valeurs sociales s'est transformé; il n'a changé que dans cette mesure. Mais il ne faut pas oublier ce qui reste le centre de l'explication durkheimienne : la famille.

Dans tous les pays industrialisés, et quelles que soient la date d'observation ou la nature de l'appareil statistique, les faits les plus robustes sont bien ceux qui ont guidé Durkheim dans son explication : le suicide comme fait social relève d'abord d'une microsociologie de la famille (tableau 3).

Même résultat qu'au XIXe siècle : la famille protège. Intégration donc. Mais pourquoi ne pas essayer d'inclure, dans l'explication microsociologique, et le sexe et l'âge? Lorsque des facteurs distincts comme l'état matrimonial, le sexe et l'âge agissent sur le taux de suicide d'une façon aussi régulière et universelle, il est naturel d'être guidé par un principe d'économie, et de rechercher si une même variable sous-jacente n'est pas à l'œuvre dans les trois cas. On peut en effet considérer le sexe et l'âge comme des facteurs d'intégration à la famille, et donc à certains égards, comme des réalités sociales.

Il n'est pas difficile aujourd'hui de mettre à jour ce qu'il y a de social dans les statuts masculin et féminin.

En France, la femme est statutairement plus engagée que l'homme dans les relations familiales. Statutairement plus intégrée. De nombreuses études empiriques réalisées sur la vie familiale et la sociabilité l'ont montré [7; 10; 12; 13]. C'est évident pour la femme mariée et mère de famille, à qui incombe l'essentiel de la socialisation quotidienne des enfants et de la sociabilité du couple (invitations, visites, correspondance). Cela vaut aussi par voie de conséquence pour la veuve ou la femme divorcée. Mais c'est vrai aussi de la femme célibataire. Car la femme est toujours liée avec plus de force que l'homme à la famille dont elle est issue. Dans la sociabilité primaire, c'est-à-dire celle qui concerne les groupes auxquels chacun a individuellement affaire d'une manière quotidienne, dont il connaît tous les membres par un contact direct personnalisé, l'homme est avant tout rattaché aux gens de sa génération et à son univers professionnel — copains d'école, camarades de travail, collègues; la femme assure au contraire la continuité intergénéra- tionnelle : elle n'est jamais déchargée d'obligations de famille. L'autonomie masculine à cet égard comporte en contrepartie plus de risques de solitude et conduit plus souvent au suicide.

Et l'âge? Pas plus que le sexe, l'âge ne se réduit à une réalité biologique ou psychologique; il est aussi le support de statuts sociaux. L'histoire, l'ethnologie, les enquêtes sociologiques [14] sur nos propres sociétés le montrent chaque jour avec plus d'évidence. Mais comment alors rendre sociologiquement compte de l'augmentation du taux de suicide avec l'âge?

La première explication qui vient à l'esprit consiste à invoquer la situation de moins en moins enviable de l'homme ou de la femme qui avance en âge. Vieillir serait diminuer, et le vieillissement social aggraverait la déchéance psychophysiologique. Or, si la relation entre l'âge et le taux de suicide e9t universellement attestée, l'amélioration ou la détérioration du statut social selon l'âge dépend de la

Tableau 3

Taux de suicide selon le sexe, la situation matrimoniale et l'âge (1968*1978)

" Age

15-19 ans 20-24 ans 25-29 ans 30-34 ans 35-39 ans 40-44 ans 45-49 ans 50-54 ans 55-59 ans 60-64 ans 65-69 ans

Hommes Cél

ibataires

10 19 31 46 59 67 73 74 91 86 89

Mai ries

12 14 11 15 19 34 30 33 39 40 50

Veufs

158 127 110 115 142 127

145 Divor

cés

49 65 75 74 65 72 77 68 89

Femmes Cél

ibataires

5 8

14 17 26 21 22 18 25 21

30 Ma

riées

6 5 5 7 8

10 12 15 16 16

20 Veu

ves

19 19 26 23 29 25

36 Divor

cées

14 22 18 15 27 21 16 24 26

classe sociale à laquelle on appartient. Vieillir, dans l'univers des cadres, c'est accroître ses pouvoirs et ses revenus, c'est passer du statut d'emprunteur au statut de propriétaire voire de prêteur. La déchéance sociale est donc loin d'être la règle dans tous les milieux. Or, le taux de suicide croît avec l'âge quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle (tableau 2).

Sacrifier une «quantité d'existence»?

Si l'explication par la régression sociale échoue, c'est qu'elle se fonde sur une illusion d'optique concernant l'âge, illusion qui consiste à le compter à paitir de la naissance. On peut aussi raisonner en espérance de vie, et compter en quelque sorte l'âge d'un homme à partir de sa mort. Un adolescent et un sexagénaire ne sacrifient pas la même quantité d'existence. Le sexagénaire qui met « fin à ses jours » n'apparaîtra plus accablé par le poids social et physique des ans, il aura simplement « abrégé son existence ». Si donc l'on se tue plus facilement quand on est plus âgé, ce n'est point parce que la vie pèse davantage, mais parce que le sacrifice à faire est plus léger. Cette explication consiste à voir dans le suicide non pas le sacrifice de la vie, mais celui d'une certaine quantité d'existence. Elle peut se raccorder à l'ensemble des hypothèses explicatives proposées. Il est fort probable en effet que la quantité d'existence est pensée dans les termes d'expériences affectives à vivre, d'enfants et petits-enfants à naître, d'anniversaires à souhaiter et rappelle ce que P. Bourdieu [3] appelle dans d'autres contextes « l'avenir objectif » de l'individu. Or, la

66

Graphique II Évolution de i960 à 1982 du Unux de suicide selon l'âge et le sexe Suicide : les tendances récentes

Pour les hommes : — l'évolution du suicide au cours des 20 dernières années n'a pas

affecté la hiérarchie des âges; en 1982, comme en 1960 (et comme en 1860), le suicide est d'autant plus fréquent que l'îge est élevé.

— si la hiérarchie demeure inchangée, les écarts entre taux de suicide des différentes classes d'âge ont fortement diminué au cours de ces 20 dernières années; cet écrasement des écarts est le résultat de deux tendances contraires : une forte augmentation surtout depuis 1965, du suicide des plus jeunes; une diminution de celui des plus vieux.

— on observe pour toutes les catégories une forte reprise à partir de 1978, cette reprise s'amorçant dès 1973 pour les moins de 54 ans.

70

60

50

40

30

20

10

0

- Taux pour 100 000 habitants

\^, — ^

.

^ . ■ ^

_—

— 1 ■ ■

HOMMES 66 -74 an»

/

55 -64 ans ^^ V ̂^45- 54 ans _^^*36 - 44 ans / ^^T 25 -34 ans

/

15 -24 ans

* « i 1960 1965 1970 1973 1978 1962 Pour les femmes : — on n'observe pas chez les femmes de forte élévation du taux de

suicide des jeunes. — les écarts "entres les âges tendent à se creuser.

' Taux pour 100 0O0 habitants FEMMES

65 -74 ans

mémoire sociale et la temporalité tout entière d'un individu, avenir compris, s'inscrivent d'abord dans le cadre des événements caractéristiques de son groupe primaire, celui où il effectue les expériences fondamentales de la socialisation. On pourrait ainsi disposer d'un corps d'hypothèses cohérent : face à une situation douloureuse, l'individu n'est pas seulement protégé par son intégration sociale actuelle; il met dans la balance les relations sociales à venir. Et la mise est plus forte à vingt ans qu'à soixante. Sans doute, faudrait-il disposer d'informations plus nombreuses pour décider si cette hypothèse, avancée comme telle, est réellement meilleure que l'autre.

En tant que phénomène social, le suicide relève donc avant tout d'une microsociologie de l'institution familiale. Étendre ce modèle explicatif aux données sociales macroscopiques (régionales, sociales, nationales, religieuses) est tentant, mais bien périlleux. A élargir le concept d'intégration à des groupes larges tels que la religion, la région, la nation, les groupes politiques..., on risque de le vider de tout son contenu explicatif.

C'est ainsi qu'il est difficile d'établir un rapport de causalité direct entre chômage et suicide, ou plus généralement encore entre suicide et crise économique (graphique II). Certes, les deux phénomènes ne sont pas indépendants puisqu'à toute crise économique, à toute montée du chômage correspond dans notre pays un accroissement du suicide : ce fut le cas dans les années trente, ce l'est encore nettement aujourd'hui où, depuis 1976, le taux de suicide ne cesse d'augmenter. Cette relation ne s'observe pourtant pas dans tous les pays : en Angleterre où le chômage a plus que doublé entre 1960 et 1979, le taux de suicide se retrouve au même niveau en fin qu'en début de période; en Italie, où le nombre de chômeurs a été multiplié par 2,5 entre 197G et 1978, le taux de suicide est demeuré constant.

Les différences entre ces trois pays suggèrent que la relation entre chômage et suicide n'est ni simple, ni directe. On peut émettre l'hypothèse qu'elle s'exerce au travers du milieu primaire où se trouvent insérés les individus, la famille en particulier. Le chômage peut contribuer à désintégrer la structure familiale, de même que la solidarité des liens familiaux peut constituer un rempart efficace contre les difficultés économiques et protéger ses membres d'un geste de désespoir. Les caractéristiques microsociologiques du milieu primaire jouent donc le rôle de médiation entre des forces relevant de la macrosociologie (crise économique, chômage, guerre...) et le suicide [4], C'est ainsi que l'exode rural et la reconversion économique des départements bretons au cours des trente dernières années ont exercé sur la famille paysanne traditionnelle des effets de déstructuration certains; la proportion élevée de célibataires en est un signe [9]. De même, doit-on, pour comprendre l'impact indirect de la crise économique sur le suicide, mettre en relation la propension plus grande des célibataires à se suicider, et le lien observé entre le fait de n'être pas marié et celui d'avoir un risque de chômage élevé [15J.

1960 1966 1970 1973 1978 1982 SOCIOLOGIE ET STATISTIQUE 67

L'amélioration de la source statistique, le perfectionnement des techniques d'analyse, les changements intervenus dans notre société n'ont pas altéré le noyau de relations mis au jour par Durkheim, il y a bientôt cent ans, entre le suicide, le sexe, l'âge, le statut matrimonial, la catégorie sociale et la région définie comme un équilibre de grandeurs économiques et démographiques. Le régime du suicide a changé en même temps que s'est transformé le régime des valeurs sociales, et dans cette mesure seulement. L'explication

fournie peut être modifiée et même enrichie à la lumière des changements sociaux et des connaissances nouvelles; elle ne s'en trouve pas bouleversée. Quelque chose dans le suicide dépend bien de manière régulière et intelligible des grandeurs qui caractérisent l'état d'une société. A condition d'en restreindre l'usage aux dimensions microsociologiques des relations de l'individu avec son environnement immédiat et surtout familial, le concept d'intégration conserve toute sa force opératoire.

QUE VALENT LES STATISTIQUES DE SUICIDE?

// existe en France deux sources majeures qui évaluent annuellement le nombre des suicides. La première, mise en œuvre par 1'LN.S.E.R.M. et l'INSEE, sert de base à l'immense majorité des études sociologiques et statistiques sur le suicide. Les chiffres figurant dans cet article et le suivant en sont issus. Le plus souvent connue sous le nom de Statistique des causes médicales de décès (C.M.D.), cette source recense de façon exhaustive tous les décès survenus une année donnée, quelle qu'en soit la cause. L'Administration de la Justice criminelle enregistre elle aussi chaque année les suicides. Elle recueille les données à partir des enquêtes judiciaires ouvertes dès lors que la mort est violente ou suspecte (art. 81 du Code civil). Cette source est de beaucoup la plus ancienne, puisqu'elle remonte à 1826, alors que h série des causes médicales de décès ne commence qu'en 1906. Entre les deuxsources, les différences sont importantes : de 1906 à 1961, les suicides recensés par la Justice sont toujours plus nombreux que ceux des causes médicales de décès. Cette différence s'explique en partie par le fait que les chiffres de la Justice confondent, jusqu'en 1961, suicides accomplis et suicides manques, alors que les statistiques des causes médicales de décès n'ont jamais comptabilisé que les suicides réussis. Cette explication ne rend toutefois pas compte de toute la différence puisque, même après 1961, où suicides accomplis et tentatives manquées font l'objet de comptes séparés, les chiffres de la Justice demeurent supérieurs à ceux de l'LN.S.E.R.M.-I.N.S.E.E. Très légèrement, il est vrai, et de moins en moins. L'écart moyen entre les deux séries est inférieur à 3 %; il était de 0,9 % en 1972. Les statistiques de suicide ont fait, depuis qu'elles existent, l'objet de critiques nombreuses [S]. Le suicide serait un phénomène dont il est impossible de tenir une comptabilité exacte tant sont nombreux et puissants les raisons morales et les moyens matériels de le dissimuler. Forte, la dissimulation serait de surcroît différentielle, certains groupes sociaux échappant, plus que d'autres, à l'enregistrement statistique. En fait, il n'est pas si facile de cacher un mort et de dissimuler les causes de son décès, surtout s'il s'agit d'une mort aussi peu naturelle qu'un suicide. Un homme meurt. Son décès doit être déclaré à la mairie dans les vingt-quatre heures; un bulletin de décès est alors dressé par l'officier d'état civil de la commune où le décès est survenu, sur la base des renseignements fournis par les membres de la famille, proches voisins, services hospitaliers, ou police. Ce bulletin ne comporte que des renseignements d'état civil : sexe, âge, profession, état matrimonial, lieu de décès... Aussitôt informé, l'officier d'état civil donne délégation à un médecin pour aller constater le décès et en déterminer les causes. Ce peut être le médecin traitant, ou un médecin d'état civil. Le médecin doit remplir un imprimé, le certificat de décès, qui se présente sous la forme d'une carte-lettre bleue, comportant deux parties : la première, destinée au service d'état civil, sert en fait de permis d'inhumer (y figurent les nom, prénom, âge et adresse du défunt ainsi que la date, l'heure et la réalité du décès); la seconde, adressée au médecin de la santé publique de la direction départementale de l'Action sanitaire et sociale, contient les causes de décès. Cette dernière partie est close par le médecin : elle ne sera pas ouverte à la mairie afin de respecter le secret médical. Les deux documents, le bulletin et la partie cachetée

du certificat, sont ensuite transmis à I'I.N.S.E.R.M. qui assurera avec l'I.N.S.E.E. le traitement statistique dans le plus strict anonymat. Tel est le circuit normal. Ce circuit est perturbé toutes les fois où le médecin appelé à constater la mort se trouve en présence d'un corps dont il a des raisons de supposer que la mort n'est pas due à une cause naturelle. Confronté à un cas de mort violente (ou qu'il soupçonne pouvoir être tel), le médecin doit, aux termes de l'article 81 du Code civil, refuser de délivrer le certificat de décès (et donc le permis d'inhumer), et prévenir aussitôt les autorités de police et de justice qui ouvriront une enquête. La police est d'ailleurs souvent saisie directement avant même le constat du médecin, par les voisins, les familles, les témoins, les pompiers. C'est en particulier le cas toutes les fois où le suicide survient à l'extérieur du domicile, sur la voie publique, à l'hôpital ou au domicile même, mais sous des formes « publiques » de nature à alerter les voisins ou les passants : gaz, coups de feu, défenestration, pendaison. La dissimulation devient alors très difficile et même risquée. La détermination de la cause de la mort appartient alors à la justice qui mandatera, pour l'établir, des officiers de police judiciaire, des médecins et des médecins-légistes. A noter qu'en l'absence même de toute coloration pénale, les dispositions de l'article 81 présentent une indéniable importance. Il est parfois indispensable que les circonstances d'une mort violente soient déterminées de façon précise : nécessité de distinguer l'accident du suicide pour les contrats d'assurance, les indemnités à verser en cas d'acci- cents du travail, etc. De deux choses l'une, alors : ou bien l'enquête établit rapidement et sans ambiguïté possible que la mort violente est « exclusive de tout prolongement judiciaire » (accident ou suicide par exemple) et dans ce cas le circuit normal est rétabli. Certificat et bulletin de décès suivent alors leurs cours normal jusqu'à I'I.N.SE.R.M. C'est la procédure la plus courante pour les suicides simples. Ou bien la mort violente est suspecte et l'enquête de police est approfondie : le corps est transporté à l'institut médico-légal et le certificat n'est alors pas rempli. Établi par les médecins de l'institut médico- légal et transmis aux autorités judiciaires, le diagnostic final de la cause de mort n'est pas communiqué à l'institution statistique. Les procédures administratives mises en place pour constater les décès et en déterminer les causes sont, on le voit, de nature à restreindre la possibilité matérielle de dissimuler les suicides. Il est quasiment impossible de dissimuler un suicide dès lors qu'il se produit sur la voie publique, au sens large du terme, c'est-à-dire en dehors du domicile privé (hôpitaux, rues, rivières, lieux publics,...). Il est quasiment impossible de dissimuler un suicide intervenu au domicile privé toutes les fois où les circonstances de la mort le font apparaître au grand jour ou contraignent légalement le médecin à respecter les dispositions de l'article 81 du Code civil et à prévenir la police : pendaison, arme à feu, arme blanche, asphyxie et très souvent, empoisonnement. Le suicide est une affaire privée, soit : mait le constat du décès est une affaire publique; dès lors que la mort est violente, le médecin n'est plus seul avec la famille : la police, la justice, les assurances, les pompes funèbres et même l'opinion publique sont là aussi. Que l'édifice de V enregistrement puisse comporter des failles et que ces failles soient sélectives et laissent

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QUE VALENT LES STATISTIQUES D€ SUICIDE ? (suite et fin)

davantage passer certains suicides que d'autres, il ne serait pas sérieux de le nier. Il n'est pas plus sérieux de prêter à cette dissimulation une ampleur que des dispositifs institutionnels et des enjeux économiques, sociaux et judiciaires l'empêchent matériellement d'avoir. Des études statistiques attentives testant la cohérence interne des statistiques de décès [1 ; 2] ont montré que la dissimulation du suicide était limitée; c'est ainsi que noyades et empoisonnement sont plus souvent attribués à des suicides qu'à des accidents; or l'hypothèse de la dissimulation attendait le résultat inverse. Un deuxième grief est souvent retenu à l' encontre des statistiques de suicide : les différentes sources disponibles ne donnent pas du phénomène la même estimation. Cette observation est, de toutes les critiques qu'on a pu porter, la plus fondée, mais aussi la plus facile, à terme, à corriger. Si les effectifs globaux fournis par les deux sources statistiques tendent à converger depuis 1961, il arrive qu'aujourd'hui encore les écarts observés soient localement très élevés. C'est ainsi qu'en 1982, la police judiciaire comptait plus de 200 suicides en Seine-Saint-Denis, alors que l'I.N.S.E.R.M. n'en décomptait pas 100. Une différence de même sens s'observait à Rennes, Lyon, Paris. Globalement inférieures à celles de I'I.N.S.E.R.M., les statistiques policières du suicide s'y révélaient localement parfois très supérieures, surtout dans les grandes villes. La raison en est fort simple : ce n'est que très exceptionnellement que les Parquets transmettent à 1'I.N.S.E.R.M. et aux statisticiens les résultats de leurs enquêtes i. Loin de compter comme on pouvait le supposer, sous la rubrique Suicides, les cas envoyés dans les instituts médico-légaux, les statisticiens de I'I.N.S.E.R.M. se trouvent le plus souvent contraints de répartir ces décès, faute d'informations sûres, entre les « morts violentes avec doute sur l'intention » et les « morts de cause inconnue ». Autant de suicides réels et reconnus soustraits à la comptabilité de 1'I.N.S.E.R.M. Les statistiques de 1'I.N.S.E.R.M. pèchent donc par défaut; le fait est cette fois avéré. Il y a néanmoins des suicides reconnus par la justice dont les certificats parviennent à l'l.N.S.E.R.M.; certains établissements de médecine légale transmettent plus volontiers que d'autres leurs résultats à l'I.N.S.E.RM. Surtout, police et gendarmerie ne semblent pas, en cette matière, se référer à une même doctrine. Lorsqu'elle diligente une enquête ayant trait par exemple à un suicide, la gendarmerie est plus encline que la police à remplir à mesure tous les formulaires nécessaires à assurer le suivi de l'affaire et à transmettre à l'institution statistique le diagnostic final. Or les attributions territoriales respectives de la police et de la gendarmerie ne sont pas les mêmes : les premiers opèrent dans les villes et les seconds en campagne; si bien qu'une grande partie des variations observées du suicide entre la ville et la campagne doivent être attribuées aux différences entre les conduites des gendarmes et des policiers dans l'acheminement des résultats des diagnostics des instituts médico-légaux aux statisticiens de 1'I.N.S.E.R.M. La déperdition de l'information n'est donc pas due ici à la dissimulation mais au fonctionnement d'une organisation administrative divisée en services qui ne communiquent pas entre eux. On peut alors mesurer l'ampleur de la déperdition et, en même temps, la corriger, puisqu'il suffit de faire communiquer les deux sources existantes comptabilisant ici et là des cas de mort reconnus comme des suicides. Comment7. A long terme, la solution consiste à obtenir des instituts médico-légaux qu'ils transmettent à l'I.N.S.E.RM. les résultats de leurs examens. Rien ne s'y oppose et il y a de bonnes raisons d'espérer qu'on y parviendra *. On est réduit, à court terme à procéder à des comptages et à des redressements statistiques. Les premiers comptages de cet ordre ont été opérés en 1982 à Lyon, par un service de 1'I.N.S.E.R.M., et à Paris, par un groupe de travail de 1'E.N.S.A.E. On a procédé, dans les deux cas, à un dépouillement exhaustif des registres des instituts médico-légaux (la « bible ») de

cet deux métropoles sur une année civile; on a ensuite comparé 1a liste des suicidés répertoriés à l'institut médico-légal avec la liste des suicidés déclarés dans la statistique des causes médicales de décès. Les résultats de ces deux comptages, opérés sous le sceau du secret statistique et avec l'autorisation des procureurs généraux des deux Cours d'appel, sont très voisins. A Paris, comme à Lyon, certains suicides figurent dans les deux sources; d'autres, en revanche, figurent dans l'une et pas dans l'autre. H faut donc les additionner ». Ces comptages et ces comparaisons ont permis de calculer des coefficients de correction, par sexe et par tranche d'âge. On a appliqué ceux du Rhône à l'ensemble des décès enregistrés en France au cours de l'année 1980. Opération risquée, mais opération contrôlée : les comptages effectués à Paris par le groupe de travail de I'E.N.SA.E., dans la Seine-Saint-Denis et à Rennes par deux fonctionnaires de police, ont tenu lieu d'observations permettant de contrôler, dans ces trois aires, la validité de l'extrapolation. Ces trois contrôles se sont révélés positifs. Il résulte de ces calculs que le nombre global des suicides se trouve augmenté de près de 25 %, soit environ 2.700 suicides supplémentaires.

Robustesse des relations entre suicides et contexte sochri

La découverte d'une origine précise au sous-enregistrement des suicides nous permet ' 1. de corriger les données et de construire des tableaux ayant trait au suicide dans la France d'aujourd'hui qui neutralisent ce sous- enregistrement. C'est le cas des tableaux 2, 3 et 4; 2. d'effectuer une comparaison des relations entre suicide et contexte social observées avant la correction et après : les principales relations demeurent les mêmes. Avant comme après, le suicide croît avec l'âge, est plus fréquent chez les hommes que chez les femmes, chez les agriculteurs que chez les ouvriers et chez les ouvriers que chez les cadres. Avant comme après, les relations entre suicide et état matrimonial restent les mêmes qu'au temps de Durkheim : la famille protège. Une seule relation est légèrement affectée par la correction : avant, le taux de suicide, toutes choses égales d'ailleurs, décroît à mesure que la taille de l'agglomération augmente. Il n'est pas étonnant que la correction affecte cette relation, dans la mesure où les instances administratives préposées à l'enregistrement sont directement liées à la taille de l'agglomération (police urbaine, gendarmerie rurale). Néanmoins la tendance, bien qu'atténuée, se maintient. Se confirme ainsi l'hypothèse de tous les statisticiens que l'existence d'un sous-enregistrement n'affecte pas la nature et le sens des distributions. Les relations du suicide avec certaines variables sociales sont des relations robustes. Elles sont assez fortes pour que des appareils d'enregistrement statistique de qualité quelquefois insuffisante ne puissent parvenir à les dissimuler. Ce qui change, bien sûr, d'un appareil d'enregistrement à l'autre, c'est le niveau des suicides enregistrés.

1. Cette tradition est ancienne; M. Halbwachs en a déjà fait mention dans une note des Causes du suicide : « On avait [proposé, au moment de la rédaction du Code Napoléon, que, dans les cas de mort violente les procès- verbaux de l'officier de police et du greffier criminel fussent envoyés à l'officier d'état civil pour tenir lieu d'acte de décès. Mais la section du Conseil d'État se prononça contre cette procédure « qui flétrirait sans utilité la mémoire du décédé ». 2. C'est d'ores et déjà le cas à l'institut médico-légal de Lyon, dirigé par le Pr Vedrinne. Un récent colloque tenu i Chambéry (juin 1983) a attiré l'attention des autorités judiciaires, des médecins-légistes et des médecins sur l'utilité de transmettre à I'I.N.S.E.R.M. les résultats des diagnostics. 3. Les résultats de l'étude lyonnaise figurent dans : A. Philippe, Apport d'un institut médico-légal à la mesure du suicide dans uriftépartement, Journaljde toxicologie médicale, Masson, Lyon, décembre 1983.

SOCIOLOGIE ET STATISTIQUE

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

[1] C. Baudelot et R. Establet : Durkheim et le suicide, PUF, collection Philosophies, Paris, 1984.

[2] P. Besnard : « Anti ou Antédurkheimisme », Contribution au débat sur les statistiques officielles du suicide, Revue française de sociologie, juin 1976, p. 313, 341.

[3] P. Bourdieu : Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, Paris-Genève, 1972 ; Célibat et condition paysanne, études rurales, 1964.

[4] J.-C. Chesnais et J. Vallin : « Le suicide et la crise économique », Population et Société, mai 1981, n° 147.

[5] J. D. Douglas : The social meanings of Suicide, Princeton University Press, New-Jersey, 1967.

[6] E. Durkheim : Le suicide, Presses universitaire de France, Paris 1897.

[7] M. Forse : « La sociabilité », Économie et statistique, n° 132, avril 1981.

[8] M. Halbwachs : Les causes du suicide, Félix Alcan, Paris, 1930.

[9] G. Jegouzo et J.-L. Brangeon : « Célibat paysan et pauvreté », Économie et statistique, n° 58, juillet-août 1974.

[10] Y. Lemel et C. Paradeise : « La sociabilité », Document Rectangle, INSEE, 1976.

[11] Texte cité par M. Perrot, dans sa communication au Colloque de Vaucresson (23, 24, 25 juin 1976) sur l'histoire de la statistique. Pour une histoire de la statistique, INSEE, Paris, p. 132-133.

[12] A. Pitrou : « Le soutien familial dans la société urbaine », revue française de sociologie, XVIII, 1977.

[13] L. Roussel et 0. Bourguignon : La famille après le mariage des enfants, PUF, Paris 1976, Cahier de VINED, n° 78.

[14] Actes de la recherche en sciences sociales, numéro spécial consacré à la jeunesse, n° 26-27, mars-avril 1979.

[15] N. Coëffic : « Chômage et famille », Données sociales, édition 1984, INSEE, Paris, p. 81-86.

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