du portrait chez sainte-beuve au pastiche chez proust : un
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Du portrait chez Sainte-Beuve au pastiche chez Proust
Un parcours historique et poétique
Mémoire
Émilie Turmel
Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M. A.)
Québec, Canada
© Émilie Turmel, 2015
iii
Résumé
Le présent mémoire porte sur la critique littéraire telle que pensée et pratiquée par Charles-
Augustin Sainte-Beuve ainsi que son disciple infidèle Marcel Proust, et ce dans une perspective
poético-historique. Il tente de montrer que la critique proustienne n’est pas radicalement
opposée à la critique beuvienne, qu’elle ne se positionne pas absolument « contre » elle comme
l’ont compris plusieurs lecteurs de Contre Sainte-Beuve, mais qu’elle la prolonge en la corrigeant.
Plus précisément, et pour mettre en évidence cette filiation, ce mémoire compare la forme de
prédilection de la critique beuvienne, le portrait littéraire, à son pendant proustien, le pastiche.
v
Table des matières
Résumé .................................................................................................................................... iii
Table des matières ...................................................................................................................... v
Remerciements ........................................................................................................................ vii
Introduction ............................................................................................................................... 1
1. Sainte-Beuve : le Critique malgré lui .................................................................................. 11
1.1. Mise en contexte : enfance et éducation ..................................................................... 12 1.2. Sainte-Beuve au Globe : la critique classique « élargie » ................................................ 13
1.2.1. Premiers comptes rendus beuviens ..................................................................... 13 1.2.2. Sur les Odes et Ballades de Victor Hugo ................................................................. 14
1.3. Sainte-Beuve au Cénacle : la critique romantique ........................................................ 15 1.3.1. Le Tableau ........................................................................................................... 16 1.3.2. Joseph Delorme ....................................................................................................... 20 1.3.3. À la Revue de Paris : les premiers portraits ............................................................. 22
1.4. Au tournant de la Révolution : la critique transitoire................................................... 27 1.4.1. Chez Saint-Simon, puis Lamennais...................................................................... 27 1.4.2. Critiques et Portraits littéraires : l’intimisme beuvien ................................................. 29 1.4.3. Volupté ................................................................................................................ 31 1.4.4. Désillusions : vers une critique indifférente ......................................................... 35 1.4.5. Portraits de femmes et Portraits contemporains.............................................................. 36 1.4.6. Le Livre d’amour et les Pensées d’août ....................................................................... 44
1.5. Sainte-Beuve après Lausanne : la critique beuvienne ................................................... 45 1.5.1. Port-Royal ............................................................................................................. 47 1.5.2. À la Revue des Deux Mondes : pessimisme littéraire ................................................. 49
1.6. Aux salons : la critique prudente................................................................................. 54 1.6.1. À la Revue Suisse ................................................................................................... 54 1.6.2. Les recueils : éclectisme et dogmatisme ............................................................... 55 1.6.3. Les recueils : psychologie et histoire .................................................................... 59 1.6.4. Sainte-Beuve à Liège : Chateaubriand et son groupe littéraire ...................................... 60
1.7. Causeries du lundi et Nouveaux Lundis : la critique émancipée ......................................... 62 1.7.1. Définition positive de la critique beuvienne ......................................................... 63 1.7.2. Définition négative de la critique beuvienne ........................................................ 65
2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve ................................................................................... 71
2.1. Proust à la rencontre de Sainte-Beuve ........................................................................ 71 2.1.1. Mise en contexte : enfance et éducation .............................................................. 71 2.1.2. Des articles au recueil : Les Plaisirs et les Jours ........................................................ 74 2.1.3. Projet de roman : Jean Santeuil.............................................................................. 80 2.1.4. Traduire Ruskin .................................................................................................. 81 2.1.5. Proust pasticheur ................................................................................................ 88
2.2. Lire Sainte-Beuve ....................................................................................................... 94 2.2.1. Sainte-Beuve : réception contemporaine ............................................................. 94 2.2.2. Sainte-Beuve : réception au tournant du XXe sièce ............................................ 100 2.2.3. Sainte-Beuve : réception proustienne ................................................................ 108
2.3. Contre Sainte-Beuve : la critique selon Proust ............................................................... 113 2.3.1. Composition du Contre Sainte-Beuve .................................................................... 113
vi
2.3.2. Contre Sainte-Beuve : fiction narrative .................................................................. 116 2.3.3. Contre Sainte-Beuve : explication essayistique ....................................................... 124 2.3.4. Proust, disciple infidèle de Sainte-Beuve ........................................................... 139
2.4. Du portrait beuvien au pastiche proustien ............................................................... 142 2.4.1. Jusqu’à Sainte-Beuve, maître portraitiste ........................................................... 142 2.4.2. Jusqu’à Proust, maître pasticheur ...................................................................... 145 2.4.3. Poétique du portrait littéraire ............................................................................ 149 2.4.4. Poétique du pastiche littéraire ........................................................................... 154 2.4.5. La critique idéale : du portrait au pastiche… au roman ..................................... 160
Conclusions ........................................................................................................................... 165
Bibliographie ......................................................................................................................... 177
vii
Remerciements
Je remercie d’abord Marie-Andrée Ricard, professeure à la Faculté de philosophie de l’Université
Laval, pour avoir abordé Contre Sainte-Beuve dans le cours Introduction à l’esthétique, que j’ai suivi
à l’automne 2011. C’est en lisant Proust avec des lunettes philosophiques que j’ai ensuite pu
l’apprécier avec un regard franchement poétique.
Je remercie également Guillaume Pinson, qui a su diriger mes recherches en me laissant la
latitude dont j’avais besoin pour réaliser ce projet. Considérant la masse colossale du corpus ainsi
que l’ampleur de la question, et malgré les proportions thétiques que commençait à prendre mon
mémoire, il n’a cessé de m’encourager dans la voie que j’avais choisi de suivre. Je le remercie
donc pour son écoute, sa patience et surtout pour la confiance qu’il m’a accordée.
Je tiens aussi à remercier mes examinateurs pour leur temps, leur considération et leurs précieux
conseils : Luc Fraisse, professeur de littérature française à l’Université de Strasbourg et directeur
de la collection « Bibliothèque proustienne » aux éditions Classiques Garnier ; Katerine Gosselin,
professeure de littérature contemporaine à l’Université du Québec à Rimouski ; ainsi que
Guillaume Pinson, professeur de littérature française à l’Université Laval.
Je remercie également mon époux, Julien Carbonelli, ainsi que ma famille et mes amis, qui ont su
comprendre les conditions ardues de la rédaction et qui ont su s’adapter aux longues périodes où
j’ai eu besoin de silence et de solitude. Je les remercie surtout d’avoir su briser ce silence et cette
solitude aux moments opportuns.
Enfin, merci à Charles-Augustin Sainte-Beuve et à Marcel Proust, dont les œuvres m’ont
profondément marquée. C’est au contact d’une telle grandeur que j’ai senti la nécessité de créer,
nécessité à laquelle l’achèvement de ce mémoire me permet désormais de répondre pleinement.
ix
La réalisation de ce mémoire a été rendue possible grâce à la bourse de Leadership et développement durable de l’Université Laval (Hydro-Québec), la bourse de maîtrise en Littérature/Recherche-création en littérature du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FQRSC) ainsi que la bourse Joseph-Armand Bombardier du Conseil de Recherche en Sciences humaines du Canada (CRSH).
1
Introduction
Il existe une pléthore de travaux sur la vie et l’œuvre du romancier français Marcel Proust. Cette
production atteint trois sommets distincts, chacun correspondant à une recrudescence d’intérêt
pour l’écrivain et son art. La postérité littéraire de Proust est d’abord attribuable à la publication
des derniers tomes du roman À la recherche du temps perdu1 qui s’est poursuivie jusqu’en 1928, soit
six ans après sa mort. L’entre-deux-guerres est effectivement la première période où les études
critiques sur Proust se multiplient. On ne connaissait alors que la Recherche, les quelques articles et
pastiches que Proust avait publiés ainsi que certaines parties de sa correspondance. En 1947,
l’Exposition Marcel Proust a lieu à la Bibliothèque Nationale de France et on publie un hommage à
l’écrivain dans la revue Plaines et collines. Puis, en 1950, est publié le premier numéro du Bulletin de
la Société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray, société tout juste créée. La réputation de
Proust n’est pas encore celle qu’on lui connaît aujourd’hui ; il faut attendre la publication de Jean
Sauteuil et Contre Sainte-Beuve2, édités par Bernard de Fallois en 1952 et 1954, pour déconstruire
l’image de dilettante qu’on s’était forgée de lui. A cela s’ajoute la publication de nouveaux recueils
de correspondance ainsi que d’une nouvelle édition de son œuvre romanesque ; c’est le second
moment où foisonnent les travaux consacrés à Proust, et le plus important par son ampleur.
D’importants ouvrages biographiques et bibliographiques (George D. Painter, André Maurois,
Philip Kolb) ainsi que maints ouvrages généraux (Germaine Brée, George Cattaui, Léon
Guichard) ont déjà été publiés lorsque les travaux sur Proust et la critique littéraire commencent
à paraître, vers les années soixante. Proust and Literature: The Novelist as Critic, de Walter A. Strauss,
est d’abord publié aux États-Unis en 1957. Cet ouvrage, compte-rendu de tout ce qui se rapporte
à l’activité critique chez Proust, n’est pas suffisant pour comprendre la problématique ici
soulevée, car Strauss y juge l’activité critique comme étant secondaire par rapport à la pratique
artistique de Proust. Une autre publication d’envergure paraît en 1962 : Proust. The Critic-Novelist,
thèse de doctorat soutenue par Marlene Cecilia Foote à l’Université du Texas. Cependant, cette
étude traite davantage de l’influence subie par Proust que de sa vision esthétique de la critique
littéraire, et ne rend pas compte de tous les écrivains à qui Proust s’est intéressé. C’est pour
combler les lacunes de Strauss et de Foote que René de Chantal publie les deux tomes de son
Marcel Proust, critique littéraire3, en 1967. Cet important ouvrage reconnait que l’activité critique de
1 PROUST, Marcel, À la Recherche du temps perdu, texte établi sous la direction de Jean-Yves Tadié d’après l’édition de la
« Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Quarto Gallimard, [1987-1992] 1999. 2 PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, précédé de Nouveaux mélanges, préface de Bernard de Fallois, Paris, Gallimard, 1954, (dorénavant CSB-1954). 3 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, préface de Georges Poulet, Montréal, Presses de l’Université de
Montréal, 1967, 2 tomes.
2
Proust n’est pas secondaire, mais primaire, c’est-à-dire qu’elle est la réflexion qui guide
l’entreprise créatrice proustienne.
Suite à cette publication, une nouvelle version de Contre Sainte-Beuve4 est éditée. Complètement
différente de celle de Bernard de Fallois, l’édition de Pierre Clarac et d’Yves Sandre, parue en
1971, jette un regard neuf sur la composition de l’essai. On y opère un élagage radical, ne
conservant que les fragments essayistiques ayant un rapport direct avec Sainte-Beuve. Plusieurs
études proustiennes sur l’art, la littérature et la critique littéraire, sont ensuite publiées par des
spécialistes préférant la première ou la seconde édition du Contre Sainte-Beuve, selon les intentions
formelles qu’ils prêtent à la rédaction de cet essai.
Il faut savoir que la plupart des recherches qui suivirent bénéficièrent d’informations
supplémentaires. En fait, à partir de 1962, l’équipe « Proust », du Centre d’Analyse des
Manuscrits, futur Institut des Textes et Manuscrits modernes du CNRS, crée le fonds Proust de la
Bibliothèque nationale de France. Visant à réunir les manuscrits de l’auteur, ce groupe de
recherche réalise des inventaires considérables et rend peu à peu accessibles les documents ayant
contribué à la genèse de l’œuvre proustienne. Complété en 1985, ce fonds constitue une
estimable banque d’inédits. Deux ans après que cette collaboration ait porté fruit, l’œuvre de
Marcel Proust entre dans le domaine public, rendant ainsi accessibles ces précieuses informations
à l’ensemble des chercheurs. Troisième apogée des recherches sur l’écrivain, la vague d’intérêt
ainsi soulevée ne rejoint cependant pas les records de publications que la parution du Contre
Sainte-Beuve avait engendrés en 1954. Notons au passage les analyses les plus utiles pour la
rédaction de ce mémoire : Marcel Proust. Théories pour une esthétique (1983) d’Anne Henry, Le
Processus de la création chez Marcel Proust. Le Fragment expérimental (1988) et L’esthétique de Proust
(1995) de Luc Fraisse, Contre Saint Proust ou la fin de la littérature (2006) de Dominique
Maingueneau, Proust et le fait littéraire : réception et création (2010) de Mireille Naturel ainsi que Tout
contre Sainte-Beuve (2013) de Donatien Grau. Bref, certains comme George Poulet voient en
Proust le « fondateur de la critique thématique5 ». Non loin de l’École de Genève, la Nouvelle
critique s’empare en effet du Contre Sainte-Beuve pour en faire un de ses textes phares dans sa lutte
contre l’histoire littéraire.
4 PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition générale établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971 (dorénavant CSB-
1971). 5 POULET, Georges, « Préface », dans René De Chantal, Marcel Proust, critique littéraire, op. cit., p. xiii.
3
Le foisonnement quelque peu excessif des études proustiennes inspire à Antoine Compagnon un
article intitulé « Ce qu’on ne peut plus dire de Proust »6. Double mise en garde contre la
redondance et l’ignorance des nouvelles découvertes, ce texte implique cependant qu’il reste
quelque chose à dire de Proust ; il s’agit d’identifier et d’exploiter ces reliquats. Or, à la première
séance d’un séminaire intitulé « Proust, mémoire de la littérature »7 qu’il présente au Collège de
France en 2006-2007, Compagnon affirme que les recherches proustiennes doivent désormais
s’employer à retracer le contexte culturel et social ayant permis l’émergence de l’œuvre du grand
romancier. Ainsi, si l’on compte renouveler les travaux sur Proust et son œuvre, il faut à présent
se faire historien de la littérature afin d’alimenter une réflexion plus vaste visant à comprendre le
fonctionnement de l’œuvre de Proust en regard des influences sociales et poétiques qu’il a subies.
C’est dans cette perspective que nous nous proposons d’aborder les fragments qui composent le
Contre Sainte-Beuve.
Les chercheurs n’ont d’ailleurs pas encore fait le point sur la nature de cette œuvre et le rôle
qu’elle a joué dans la composition du roman À la recherche du temps perdu. Si Bernard de Fallois,
dans son édition de 1954, a conservé les morceaux qui relevaient davantage de la fiction, Clarac
et Sandre, dans leur édition de 1971 pour la Bibliothèque de la Pléiade, ont cru bon évacuer les
parties relatives à la préparation du roman pour ne conserver que celles concernant directement
l’article sur la méthode de Sainte-Beuve. En 1987, Antoine Compagnon décide néanmoins de
republier l’édition de Fallois, décision critique déjà perceptible dans la nouvelle édition de la
Recherche qui paraît dans la Pléiade deux ans auparavant. Bernard Brun, dans « À la recherche du
Contre Sainte-Beuve »8, cite de nombreuses autres éditions à travers le monde, notamment en
Allemagne et en Espagne, qui témoignent de l’irrésolution des éditeurs quant à la question
suivante : doit-on considérer l’essai critique comme le germe ayant permis le développement du
grand roman ? Selon Brun, « les éditeurs successifs ont transformé [les] brouillons [de Proust] en
textes inédits, empêchant d’appréhender le moment de l’écriture9 ». La publication des
manuscrits, dont soixante-quinze feuillets ont disparu, reste donc au cœur du problème. L’intérêt
est ici de dépasser ce débat en contournant la querelle des généticiens pour mieux retourner à
l’essence même des fragments et observer la conquête, par Proust, de la méthode qui lui a permis
de structurer une œuvre cohérente. Autrement dit, nous interrogerons Proust en tant que
6 COMPAGNON, Antoine, « Ce qu’on ne peut plus dire de Proust », dans Littérature, n°88 « Formes et mouvements – Proust
éditions et lectures » (1992), p. 54-61. 7 COMPAGNON, Antoine, « Proust, mémoire de la littérature », cours du 5 décembre 2006, document audiovisuel, 57 min.,
Collège de France, [en ligne]. http://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/ #|m=course| q=/site/antoine-
compagnon/course-2006-2007.htm|p=../antoine-compagnon/course-2006-12-05-16h30.htm| [Site consulté le 31 décembre 2012]. 8 BRUN, Bernard, « À la recherche du Contre Sainte-Beuve », Item, [en ligne]. http://www.item.ens.fr/ index.php?id=76070 [Site
consulté le 5 janvier 2013.] 9 Ibid.
4
récepteur de la littérature médiatique : lecteur d’articles de journaux et de revues, lecteur de
critique littéraire (par et sur Sainte-Beuve).
Voulant comprendre l’importance de l’activité critique pour le romancier, plusieurs comme De
Chantal et Poulet y voient une pratique essentielle au processus créatif proustien, tant au plan
ontologique que chronologique. D’autres, et ce depuis La Naissance de Minerve de Louis Carette
(Félicien Marceau) en 194310, qui ne disposait alors pas du Contre Sainte-Beuve pour appuyer son
propos, vont jusqu’à suggérer que les liens étroits qui unissent la critique d’auteur11 et l’écriture
romanesque passent inévitablement par la pratique du pastiche littéraire, cette critique en
entéléchie où Proust s’évertue à retrouver le rythme et l’accent de l’auteur qu’il imite. Clarac écrit
d’ailleurs que la rédaction du Sainte-Beuve est le passage que Proust s’oblige à franchir lorsqu’il
veut montrer à ceux qui ne le comprennent pas que ses pastiches sont de la critique à leur
manière12. Vers le mois de mai 1908, Proust commence à se détourner des pastiches, mais ne se
résout pas encore à écrire cet essai. S’il en rédige quelques ébauches à l’été 1909, il n’achèvera
cependant jamais ce texte et, vers la fin de l’année 1909, il s’absorbera tout entier dans l’écriture
de son roman13. Si le pastiche est une critique « en action » et « [qu’il] n’est pas faux d’affirmer
que la Recherche est un gigantesque pastiche du discours social fin de siècle [parce que] son phrasé
imite des styles de vie, des manières d’être à la fois mondaines et artistiques14 », comme le
mentionne Aron, on peut certainement considérer le Contre Sainte-Beuve comme un moment
charnière de l’écriture proustienne. Cette parenté entre les pastiches et la critique littéraire est
aujourd’hui généralement admise ; il n’est pas étonnant que Contre Sainte-Beuve soit publié de
concert avec Pastiches et mélanges. Cependant, aucun des ouvrages consultés n’élabore de réflexion
exhaustive sur le choix formel qu’emprunte la critique d’auteur chez Proust, soit celui du
pastiche. La filiation logique entre ces trois moments d’écriture qui se recoupent par la forme et
le fond mérite par conséquent d’être poussée plus avant. Or pour comprendre ce choix
esthétique tant dans son origine que dans ses retombées, il semble nécessaire, comme le rappelle
Compagnon, de replacer Proust dans son contexte historique, soit en tant qu’héritier des idées
du XIXe siècle, en particulier de celles de Sainte-Beuve. D’où l’intérêt de consacrer un mémoire
aux conceptions beuvienne et proustienne de la critique littéraire, et plus précisément sur
l’évolution poétique qui s’opère entre le portrait beuvien et le pastiche proustien.
10 CARETTE, Louis (MARCEAU, Félicien), Naissance de Minerve, Bruxelles, Éditions du Houblon, 1943, p. 81. 11 Par critique d’auteur, nous entendons une critique faite de l’intérieur, du point de vue du créateur, et donc par quelqu’un qui
possède non seulement un savoir, mais aussi un savoir-faire. 12 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », dans CSB-1971, op. cit., p. 821. 13 Ibid., p. 822. 14 ARON, Paul, Histoire du pastiche : le pastiche littéraire français, de la Renaissance à nos jours, Paris, Presses universitaires
de France (Littéraires), 2008, p. 231.
5
Il est aujourd’hui impossible d’étudier l’histoire de la critique littéraire française sans mentionner
l’influence décisive du Contre Sainte-Beuve. On ne compte plus les travaux qui rappellent que cet
essai est à l’origine d’un changement de paradigme dans le milieu de la critique, qu’il a provoqué
la régression de l’approche biographique et même le recul de l’histoire littéraire en général15.
José-Luis Diaz va jusqu’à qualifier cette publication de « véritable traumatisme16 » pour la
réputation posthume de Charles-Augustin Sainte-Beuve. Les jugements et les arrêts qu’on
retrouve dans le Contre Sainte-Beuve ont effectivement contribué à former le stéréotype de
l’ennemi à combattre, du modèle désuet à dépasser. « Autour de [Sainte-Beuve] se livrent tous les
débats de la critique, tous les efforts de renouvellement consistent à essayer de s’affranchir de
cette obsédante présence17 », écrit Pierre Moreau peu de temps avant que Jean-Pierre Richard
affirme, à l’occasion du colloque Les chemins actuels de la critique, tenu à Cerisy-la-Salle, en 1966,
qu’il est nécessaire de comprendre la pensée beuvienne afin de poser les problèmes de la
Nouvelle critique18.
Depuis lors, le champ de la critique littéraire semble s’organiser autour de cet axe, dont il faut
décider de quel côté se ranger. Beaucoup, après Proust, ont effectivement senti le besoin de
concevoir les bases de leur esthétique en regard de la méthode beuvienne. Pour Sainte-Beuve de
José Cabanis, Pour la critique d’Annie Prassoloff et José-Luis Diaz, Sainte-Beuve contre la madeleine de
Sue K. Williams, Pour ou contre Sainte-Beuve : le Port-Royal (colloque de Lausanne, Genève, 1992),
« Pour ou contre Sainte-Beuve » de Gérald Antoine, dans Sainte-Beuve ou l’invention de la critique
(colloque de Cerisy-la-Salle, 1994), Contre Saint Proust de Dominique Maingueneau et Tout contre
Sainte-Beuve de Donatien Grau, sont autant d’exemples que recense partiellement Roxana M.
Verona19, qui revient elle-même, à l’instar de Wolf Lepenies20, sur la précarité du jugement
proustien à l’égard de Sainte-Beuve. À leur suite, Gérald Antoine écrit: « Laver le lundiste des
accusations que Proust et ses émules ont portées contre lui n’est pas suffisant. Il faut encore […]
examiner de façon positive en quoi son œuvre critique est riche de contenu, porteuse de
nouveautés, et à bien des égards jusqu’à nos jours insurpassée.21 »
15 FRAISSE, Luc, « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la correspondance », dans Robert Kopp [dir.], La
biographie, modes et méthodes : actes du deuxième colloque international Guy de Pourtalès, Université de Bale, 12-14 février 1998, Paris, Champion (Cahiers Guy de Pourtalès), 2001, p. 105. 16 DIAZ, José-Luis, « Aller droit à l’auteur sous le masque du livre », dans Romantisme, revue du dix-neuvième siècle, SEDES,
n°109 « Sainte-Beuve ou l'invention de la critique », 2000, p. 45. 17 MOREAU, Pierre, La critique selon Sainte-Beuve, Paris, SEDES, 1964, p. 8. 18 RICHARD, Jean-Pierre, « Sainte-Beuve et l’expérience critique », dans POULET, Georges [dir.], Les chemins actuels de la
critique, actes du colloque tenu au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle du 2 au 12 septembre 1966, Paris, Union générale d’éditions, 1968. 19 VERONA, Roxana M., Les « salons » de Sainte-Beuve : le critique et ses muses, préface de Gérald Antoine, Paris, H.
Champion (Romantisme et modernités), 1999, p. 16. 20 LEPENIES, Wolf, Sainte-Beuve au seuil de la modernité, traduit de l'allemand par Jeanne Étoré et Bernard Lortholary, Paris,
Gallimard, 2002. 21 ANTOINE, Gérald, « Pour ou contre Sainte-Beuve ? », dans Romantisme, revue du dix-neuvième siècle, op. cit., p. 39.
6
Les spécialistes de la question sont donc constamment confrontés au défi de réhabilitation que
pose la disgrâce beuvienne. Certains des plus éminents chercheurs sont aussi des défenseurs de
Sainte-Beuve : André Bellessort pense que rien, dans les littératures anciennes ou modernes, ne
saurait égaler l’œuvre du critique22 et André Billy croit qu’il a été l’un « des plus nourrissants, des
plus substantiels, des plus français23 », bref, des plus importants écrivains du XIXe siècle. D’autres
se cantonnent, à la grande surprise de Gérald Antoine, du côté des détracteurs : « Comment la
critique – tous les critiques réunis ont-ils pu ignorer […] les véritables objectifs de Sainte-Beuve ?
Selon toute vraisemblance parce qu’ils n’ont pas pris le temps de regarder de près la suite des
Lundis, Nouveaux Lundis, Portraits contemporains, etc.24 »
La portée effective du Contre Sainte-Beuve est incalculable, mais son origine surprend par sa
modestie. Il ne s’agit en réalité que d’un ensemble de fragments, brouillons rédigés entre octobre
1908 et septembre 190925 en vue de composer un article dont le projet fut abandonné, et qui
demeura donc inédit du vivant de son auteur. À en croire la correspondance de Proust, c’est dans
une lettre de 190126 qu’apparaît pour la première fois l’idée générale qui servira de ressort au
Contre Sainte-Beuve, à savoir la thèse selon laquelle il existe en nous une part essentielle et une part
accidentelle, qu’il faille donner préséance à la première et que la deuxième ne doit nous intéresser
que dans la mesure où elle est une trace, reproduite sur une multiplicité de plans, de la première.
Il y a là les premiers balbutiements de la célèbre doctrine des deux moi (profond et social) que
Proust emprunte plus à Henri Bergson et dont il sera question au second chapitre de ce
mémoire. Mais avant que sa pensée ne se construise grâce à l’influence du philosophe, Proust est
d’abord marqué par la lecture d’un roman : Le Cas étrange du Dr Jekyll, de Robert Louis Stevenson.
Luc Fraisse relève cette information dans une lettre adressée par Proust à son ami Gabriel de La
Rochefoucauld, en 190427. Cette année correspond d’ailleurs au centenaire de la naissance de
Sainte-Beuve.
Les travaux de Sainte-Beuve avaient déjà été élevés au rang de référence absolue par ses disciples
les plus fervents, Ernest Renan et Hippolyte Taine, qui croyaient comme lui que le
développement des sciences naturelles ou positives était gage de progrès. Les célébrations du
22 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, cours professé à la Société des conférences, Paris, Perrin, 1927, p. 2. 23 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, Paris, Flammarion, [1952] 1971, p. 8. 24
ANTOINE, Gérald, « Sainte-Beuve et l’esprit de la critique dite « universitaire », dans Sainte-Beuve et la critique littéraire
contemporaine : actes du colloque tenu à Liège du 6 au 8 octobre 1969, Paris, Les Belles Lettres (Bibliothèque de la faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège), fascicule CXCVIII, vol. 63, 1972, p. 119. 25 DE FALLOIS, Bernard, « Préface », dans CSB-1954, op. cit., p. 17. 26 FRAISSE, Luc, « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la correspondance », loc. cit., p. 106. Luc Fraisse base son analyse sur la Correspondance de Marcel Proust, éditée en vingt et un volumes, de 1970 à 1993, chez Plon par Philip
Kolb. 27 Ibid., p. 107.
7
centenaire de naissance de l’« oncle Beuve28 » eurent pour effet de l’introniser. Sainte-Beuve entre
dans la postérité telle une « véritable icône, une image qu’il [faut] révérer29 », il devient à la fois le
père et le prince30 de la critique française, « sorte de divinité tutélaire de l’humanisme scolaire et
universitaire31 ». Cette consécration officielle32 et la pluie d’éloges l’accompagnant ont pu irriter
Proust et lui inspirer cette fameuse affirmation de son article Sur la lecture33, dans lequel il s’en
prend pour la première fois publiquement au lundiste : « […] Sainte-Beuve a méconnu tous les
grands écrivains de son temps.34 ».
En effet, le centenaire de la naissance de Sainte-Beuve contribue aussi à revigorer le débat
méthodologique sur la critique littéraire. Bien que jamais définie par Sainte-Beuve de manière
systématique35, l’approche esthétique dont attestent ses publications, telles que les Causeries du
Lundi et les Nouveaux Lundis, témoigne de l’importance capitale que ce dernier accorde à
l’élaboration minutieuse de la biographie et de la bibliographie des auteurs qu’il étudie36. En fait,
selon Sainte-Beuve, l’œuvre d’art est directement tributaire de la vie de son créateur. Ce postulat
lui permet entre autres de formuler son projet de classification des écrivains par « famille
d’esprits ».
Des différentes attaques menées contre le lundiste, les reproches les plus fréquents concernent
surtout son manque de méthode. En fait, Sainte-Beuve cumule les fonctions : glissant du métier
d’écrivain à celui de critique, puis de celui de journaliste à celui de professeur, il brouille les pistes
et devient ainsi inclassable, selon G. Antoine37 et R. M. Verona38. Polyvalent et versatile, il
échappe à toute catégorisation. Sainte-Beuve est instable, il change d’opinions et « [joue] de
plusieurs manières et de plusieurs méthodes39 »; sa personnalité est un véritable « amas de
contradictions40 », car il pratique une critique de métamorphoses, se faisant caméléon,
empruntant les couleurs des textes qu’il examine. Cependant, et malheureusement, cette
particularité est considérée par les détracteurs du critique comme une lacune, un manque de
28 NORDMANN, Jean-Thomas, La critique littéraire française du XIXe siècle (1800-1914), Paris, Livre de poche (Références), 2001, p. 80. 29 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, Paris, Grasset & Fasquelles (Figures), 2013, p. 64. 30 BRUNEL, Pierre, La Critique littéraire, Paris, PUF (Que sais-je ?), 2001, p. 4. 31 NORDMANN, Jean-Thomas, La critique littéraire française du XIXe siècle (1800-1914), op. cit., p. 80. 32 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », dans PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 819. 33 Publié le 15 juin 1905 dans La Renaissance latine, cet article devient la préface de la traduction proustienne de l’œuvre de John Ruskin, Sésame et les lys, qui paraît en 1906. Voir CSB-1971, op. cit., p. 160-194. 34 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit.,., p. 190. 35 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les « Lundis » : essai sur la formation de son esprit et de sa méthode critique, Fribourg, Libraire de l’Université, et Paris, Librairie A. Fontemoing, 1903, p. VI. 36 MOREAU, Pierre, La critique selon Sainte-Beuve, op. cit., p.12-13. 37 ANTOINE, Gérald, « Pour ou contre Sainte-Beuve ? », loc. cit., p. 41. 38 VERONA, Roxana M., Les « salons » de Sainte-Beuve, op. cit., p. 20. 39 ANTOINE, Gérald, « Sainte-Beuve et l’esprit de la critique dite « universitaire », loc. cit., p. 108. 40 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 7.
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spécialisation et de rigueur, ce qui lui vaut l’étiquette « d’amateur et d’amuseur41 ». Son
inconstance, défaut s’il en est un – Billy y voit le caractère le plus humain de tous les grands
esprits de son temps42 –, entraîne certaines difficultés de recherche.
Les charges qui pèsent contre la pensée du critique remontent à ses contemporains, et la querelle
se perpétue au XXe siècle par l’entremise de Ferdinand Brunetière, Gustave Lanson, Maurice
Barrès et bien d’autres. Proust n’a donc pas jeté la première pierre, il n’a fait que prendre position
dans un débat qui a marqué son époque et qui faisait déjà rage au cœur des disciplines que sont la
création et la critique littéraires. En condamnant lui aussi les tendances positivistes de la critique
beuvienne ainsi que l’engouement de celle-ci pour un certain psychologisme, Proust saisit
l’occasion de formuler sa propre théorie esthétique. Le Contre Sainte-Beuve, à la frontière entre
l’essai et la fiction – les réflexions théoriques y étant livrées par le biais d’une conversation entre
le narrateur et sa mère – se sert du renversement des méthodes beuviennes afin de se ressaisir
des questions portant sur la légitimité ainsi que sur les formes idéales de la critique littéraire. De
là naissent les articulations logiques permettant à Proust de conclure que la critique d’auteur, plus
précisément le pastiche, qu’il considère comme de la critique « en action43 » et qui consiste en
une « imitation des qualités ou des défauts propres à un auteur ou à un ensemble d’écrits44 »,
mérite le titre de forme critique par excellence. Pressé d’élaborer ses thèses personnelles,
l’écrivain ira même jusqu’à affirmer que « [la] méthode de Sainte-Beuve n’est peut-être pas au
premier abord un objet si important45 ».
Toutefois, malgré l’absence de système, qui rend plus complexe l’étude de la pensée beuvienne,
ce qui exige de notre examen une attention minutieuse aux détails, la connaissance des méthodes
et des influences de Sainte-Beuve paraît nécessaire à la compréhension de l’esthétique
proustienne, tant pour en montrer les taches aveugles et les jugements erronés que pour en
révéler, au final, la parenté. Il faut passer les œuvres du lundiste au peigne fin pour
éventuellement émettre l’hypothèse œdipienne que Verona esquisse brièvement et selon laquelle
« chez Proust se mêlent à la fois l’admiration et le rejet de ce qui pourrait rappeler un désir
inconscient de "tuer le père" [Sainte-Beuve-Laïos] pour s’assurer une place, en tant que critique
d’abord, et comme créateur ensuite46 ». Persuadé qu’une telle filiation existe, Donatien Grau
compare d’ailleurs les biographies et les démarches artistiques de Sainte-Beuve et de Proust dans
41 VERONA, Roxana M., Les « salons » de Sainte-Beuve, οp. cit., p. 20. 42 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 7. 43 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, op. cit., p. 18. 44 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p.5. 45 PROUST, Marcel, CSB-1954, op. cit., p. 59. 46 VERONA, Roxana M., Les « salons » de Sainte-Beuve, οp. cit., p.19.
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son récent ouvrage Tout contre Sainte-Beuve : L’inspiration retrouvée, où « tout contre » signifie « en
contact direct », « collé sur ». Nous suivrons une démarche similaire.
La question des influences proustiennes, en ce qui a trait au choix esthétique qu’est la défense de
la critique d’auteur, sera abordée par le biais de l’histoire poétique et de la généalogie médiatique.
Et notre recherche sera balisée par L’histoire littéraire, ouvrage méthodologique d’Alain Vaillant.
Dans un premier chapitre, nous exposerons les principes de la critique littéraire de Charles-
Augustin Sainte-Beuve. Nous aborderons en priorité les œuvres qui témoignent des grandes
transformations esthétiques de sa critique afin d’en dégager les idées et les pratiques les plus
influentes et les plus novatrices. Pour ce faire, nous nous appuierons sur des ouvrages généraux
sur la critique littéraire du XIXe siècle ainsi que des travaux spécialisés sur l’œuvre beuvienne
(Bellessort, Billy, Bonnerot, Diaz et Prassoloff, Lepenies, Michaut, Moreau, Verona).
Le second chapitre a pour but d’exposer la méthode beuvienne telle que conçue par Marcel
Proust, c’est-à-dire la façon dont ce dernier se la réapproprie, principalement dans son Contre
Sainte-Beuve. Nous tenterons de voir quand et de quelle manière commence à germer l’intérêt de
Proust pour Sainte-Beuve. Pour ce faire, nous étudierons les œuvres proustiennes qui précèdent
la création de l’essai qui nous intéresse. Nous porterons une attention particulière aux incursions
de Proust dans le domaine de la critique littéraire, où il est presque impossible d’ignorer
l’obsédante présence du lundiste. Nous retracerons les retombées esthétiques de la méthode de
Charles-Augustin Sainte-Beuve, et plus précisément les jugements contemporains et posthumes
de la critique beuvienne ayant pu influencer Proust. Grâce à la correspondance proustienne, au
Carnet de 1908 ainsi qu’au manuscrit qui contient la genèse de Contre Sainte-Beuve, nous pensons
obtenir un aperçu du corpus beuvien auquel Proust s’est intéressé, c’est-à-dire la sélection qu’il a
opérée volontairement ou non à travers l’œuvre de son prédécesseur. S’ensuivra une analyse de la
partie fictive et de la partie essayistique du Contre Sainte-Beuve. Le but de cette démarche étant de
comprendre l’élaboration « négative » de l’esthétique proustienne, laquelle se forge à même les
réfutations de la méthode beuvienne, nous interpréterons le texte en nous aidant d’ouvrages
spécialisés sur l’œuvre de Proust (De Chantal, Fiser, Fraisse, Henry, Naturel, Schulte Nordholt,
etc.). De cette manière, nous pensons parvenir d’une part à la conclusion selon laquelle Proust
considère la critique d’auteur comme la critique littéraire par excellence ; et d’autre part à
l’hypothèse selon laquelle le pastiche proustien, à la fois prolongement et correction du portrait
beuvien, serait la forme idéale pour accomplir ce travail. Dans cette dernière partie, nous nous
baserons entre autres sur l’étude spécialisée de Jean Milly, Les Pastiches de Proust, ainsi que des
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ouvrages plus généraux sur la poétique du portrait (Dufour) et du pastiche (Aron, Dousteyssier-
Khoze, Genette).
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1. Sainte-Beuve : le Critique malgré lui
Un grand ciel morne, un profond univers roulant, muet, inconnu, où, de temps en temps, par places et par phases s'assemble, se produit et se renouvelle la vie ; l'homme éclosant un moment, brillant et mourant avec les mille insectes, sur cette île d'herbe flottante, dans un marais ; voilà, mathématiques ou pyrrhonisme de forme à part, la grande solution suprême. Tout ce que Montaigne y a prodigué de riant et de flatteur au regard, n'est que pour faire rideau à l'abîme, et, comme il le dirait, pour gazonner la tombe.
Charles-Augustin Sainte-Beuve
Port-Royal
La compréhension des principes et des procédés beuviens est directement liée à la connaissance
des circonstances et des événements de la vie de Sainte-Beuve. Cependant, puisque la présente
étude concerne la filiation entre le lundiste et l’auteur de la Recherche, et que ceux-ci n’ont pu se
rencontrer que par le biais de la lecture, nous concentrerons nos efforts de recherche sur les
œuvres à partir desquelles Proust a pu fonder les jugements qu’il formule dans le Contre Sainte-
Beuve et qui participent à forger sa conception et sa pratique de la critique littéraire. Pour le détail
biographique, nous invitons le lecteur à se référer aux ouvrages suivants : Sainte-Beuve avant les
Lundis et Sainte-Beuve de Gustave Michaut, Sainte-Beuve et le XIXe siècle d’André Bellessort, Sainte-
Beuve, sa vie et son temps d’André Billy, Portrait de Sainte-Beuve de Maurice Allem et Sainte-Beuve de
Maurice Regard.
Nous aborderons les étapes déterminantes de la formation de sa méthode critique par l’entremise
des œuvres les plus représentatives de celle-ci : Sainte-Beuve au Globe rationaliste et l’article sur
les Odes et ballades de Victor Hugo ; au Cénacle, avec la publication du Tableau de la poésie française
au XVIe siècle (1828), de Joseph Delorme (1829), des Consolations (1830) ainsi que des premiers
portraits à la Revue de Paris (1829) ; au Globe saint-simonien (1831-1833), puis à la Revue des Deux
Mondes (1831-1848) ainsi que les publications de Critiques et Portraits littéraires (1831-1839) et du
roman Volupté (1834) ; au salon de l’Abbaye-aux-Bois, avec la série des Portraits littéraires et des
Portraits de femmes (1844) ainsi que celle des Portraits contemporains (1846) ; à Lausanne (1837-1838)
et son cours sur Port-Royal (1867) ; à Liège (1848) et son cours sur Châteaubriand (1861) ; et enfin,
au Constitutionnel (1849-1869) et toute la suite des Causeries du lundi (1851-1862) ainsi que des
Nouveaux Lundis (1864-1869).
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1.1. Mise en contexte : enfance et éducation
Orphelin de père, Charles-Augustin (1804-1869) est élevé dans une atmosphère pieuse à
Boulogne-sur-Mer, par sa mère et sa tante. Très tôt, l’histoire et les mémoires de guerre le
fascinent. Doté d’une intelligence précoce et d’une grande sensibilité, c’est un lecteur avide. En
1818, insatisfait de la formation académique qu’il reçoit à l’Institut Blériot, il convainc sa mère de
l’envoyer à Paris, au lycée Charlemagne. Il entre alors à la pension Landry. Là-bas, la liberté dont
il jouit lui permet d’assister aux cours de chimie, d’histoire naturelle et de physiologie que donne
le groupe de l’Athénée, auquel l’introduit l’un des derniers représentants des Idéologues du
XVIIIe siècle, Pierre Daunou47. Tranquillement, il s’initie au sensualisme et se détache de la
religion. Cette dernière est remplacée par une sorte de mysticisme romantique issu de ses lectures
d’adolescence : René de Chateaubriand, Oberman de Senancour et Werther de Goethe. Mais la plus
grande influence qu’il subit à cette époque est sans doute celle de son professeur Jean-Philibert
Damiron. Cet historien des idées fut le premier à publier un cours de philosophie en français et à
rapprocher l’histoire, et la philosophie de l’histoire. Éclectique, Damiron pensait qu’on n’accédait
à la pensée des philosophes qu’en entrant dans le détail des circonstances de leur vie. Maxime
Leroy et André Billy voient dans ce que Damiron appelle « la biographie appliquée à la critique
philosophique48 », un intérêt pour la psychologie des grands penseurs qui a tout de « beuvien
avant Sainte-Beuve49 ».
En juillet 1823, Sainte-Beuve termine ses études secondaires et s’inscrit à la faculté de médecine.
Il prétendra plus tard avoir gardé certains principes de cette discipline : « C’est à elle que je
dois l’esprit de philosophie, l’amour de l’exactitude et de la réalité physiologique, le peu de bonne
méthode qui a pu passer dans mes écrits, même littéraires.50 » Sentant que la médecine n’est pas
sa véritable vocation, Sainte-Beuve va chercher conseil auprès de son ancien professeur Dubois,
qui vient tout juste de fonder le journal Le Globe51. Il lui expose les tensions qui l’habitent et qui
47 Pierre Charles François Daunou (1761-1840), ancien oratorien ordonné prêtre en 1787, avait d’abord enseigné la philosophie théologique à l’Oratoire avant d’en arriver progressivement à la philosophie matérialiste des Idéologues. Lorsque Sainte-Beuve
fait sa connaissance, il est alors âgé de soixante-quatre ans et vient tout juste d’être nommé professeur d’histoire au Collège de
France. Voir Maurice ALLEM, Portrait de Sainte-Beuve, Portrait de Sainte-Beuve, Paris, Albin Michel, 1954, p. 34. André Billy ajoute : « Héritiers de Diderot, de d’Holbach, d’Helvétius, esprits modérés et enclins à l’opportunisme, Tracy et Daunou
rejetaient les dogmes et, à l’exclusion de toute métaphysique, n’admettaient comme valable que la connaissance de l’homme et
de l’histoire. Résolument fermé aux innovations politiques, philosophiques et littéraires, Daunou ne jurait que par Boileau, les Encyclopédistes et La Harpe… » Voir Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 48. 48 LEROY, Maxime, La pensée de Sainte-Beuve, Paris, Gallimard NRF, 1940, p. 147. 49 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 44. 50 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « De la liberté de l’enseignement », dans Premiers Lundis, III, troisième édition, Paris,
Calmann Lévy, 1886, p. 281. 51 Pierre Leroux, alors prote à l’imprimerie de Lachevardière, convainc ce dernier ainsi que Dubois d’opposer au Mémorial catholique (recueil conservateur fondé par les abbés Gerbet, de Salinis et Lamennais, dont le premier numéro parut le 15 janvier
1824) et à l’ultramontanisme qu’il soutient, un organe libéral qui aurait encore plus de succès. Le Globe voit donc le jour. Il
paraît alors trois fois par semaine. Voir Maurice ALLEM, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 38.
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le font hésiter entre une carrière littéraire et un avenir en science. Dubois lui propose alors une
tâche de journaliste au Globe afin que l’écriture le soulage de ses tourments. Sainte-Beuve accepte.
1.2. Sainte-Beuve au Globe : la critique classique « élargie52 »
1.2.1. Premiers comptes rendus beuviens
Du 15 octobre 1824 au 1er janvier 1825, Sainte-Beuve publie neuf articles qui témoignent de son
philhellénisme. Puis, en 1825, il en publie une vingtaine sur des thèmes qui piqueront sa curiosité
tout au long de sa vie : les mémoires, les correspondances et les récits historiques. Selon
Bellessort, ces premiers articles ne sont dignes d’intérêts que parce qu’ils sont de Sainte-Beuve53 ;
le premier qui soit réellement important et où Sainte-Beuve marque enfin son autorité paraît en
juillet 1826. Le Cinq Mars d’Alfred de Vigny y est sévèrement critiqué sous le couvert de
l’anonymat. Douze autres articles seront publiés par Sainte-Beuve cette année-là. À partir de
cette époque, plus spécifiquement des études sur Mignet (28 mars 1826)54 et Thiers (ceux des 10
et 19 janvier 1826)55, Sainte-Beuve commence à reconnaître la valeur critique de ses articles56.
Avant 1827, Sainte-Beuve comme tous les autres critiques du Globe, marche dans les traces de
Villemain57 dont il suit les cours à la Sorbonne. Même si les Globistes aspirent à écrire une
critique scientifique basée sur la psychologie et l’histoire, les premiers articles beuviens n’ont rien
de novateur. Sainte-Beuve se préoccupe exclusivement du contenu des œuvres qu’il étudie et
accorde énormément d’importance à la précision des renseignements matériels qu’il récolte. Il ne
s’intéresse pas encore à l’écrivain, et pour cause : Dubois lui commande des comptes rendus. Il
se contente donc de reproduire le schéma de l’ouvrage pour y indiquer les faits saillants. Il fait de
l’analyse littéraire et se concentre sur la définition du genre, tentant de vérifier si les œuvres qu’il
critique correspondent bien à la catégorie dont elles se revendiquent. « Au fond, on le voit, c’est
l’ancienne critique, mais un peu élargie, fondée sur l’observation non plus seulement des anciens,
mais aussi des modernes et des étrangers ; c’est l’ancienne méthode, un peu rajeunie et déguisée,
52 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 126. Infra, p. 13. 53 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 26. 54 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. Mignet », dans Premiers lundis, I, op. cit., p. 101-110. 55 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. Thiers », dans Premiers lundis, I, op. cit., p. 77-85 et 86-94. Trois autres articles
beuviens sur les tomes subséquents de L’Histoire de la Révolution française de Thiers paraissent en 1827. 56 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Ma biographie », dans Nouveaux Lundis, XIII, Paris, Michel Lévy Frères (Librairie Nouvelle), 1870, p. 7. Jules Troubat, le secrétaire de Sainte-Beuve, publie également cette biographie dans Souvenirs et
Indiscrétions, son volume personnel. Cette biographie est datée de 1862 et s’arrête à l’année 1861. Roxana M. Verona indique
que ce texte, « Un mot sur moi-même » fut aussi annexé à l’édition de 1863 des Portraits. Voir Les « salons » de Sainte-Beuve, op. cit., p. 23. 57 « Le cours de Villemain, qui élargissait le domaine de la littérature en l’annexant à celui de l’histoire, où les peintures
historiques et les études littéraires s’éclairaient les unes par les autres, enchantaient le public et avaient pris une immense influence. », « La nouveauté de l’enseignement de Villemain [alors en pleine gloire sorbonnienne] séduisait [Sainte-Beuve] ;
mais qu’il y eût après lui autre chose à faire, c’est ce qu’il a exprimé dans une de ces images qui sortent de sa prose comme des
eaux vives […]. » Voir André BELLESSORT, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 27-28.
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pour ainsi dire, honteuse58 », commente Michaut. Même si Sainte-Beuve n’a pas encore de
méthode personnelle, ses études classiques, notamment ses cours de rhétorique, lui ont inculqué
le goût des déductions et des développements logiques rigoureusement conduits. Son procédé
est professionnel.
Durant les trois premières années de sa collaboration au Globe, Sainte-Beuve pratique et peaufine
cette critique rationnelle et d’abord impersonnelle, si bien qu’elle s’infléchit graduellement selon
ses tendances et ses goûts. Ses études sur Mignet et sur Thiers sont ses premiers articles
originaux, car elles abordent non seulement le contenu des œuvres, mais également l’auteur, et ce
dans une perspective historique. Si les deux historiens traitent de la Révolution française, Sainte-
Beuve s’occupe de la manière dont le premier aborde son sujet, tandis qu’il s’attarde aux
doctrines exposées par le second. Ainsi, il observe comment deux esprits différents ont traité le
même fait, comment deux témoins ont fait le récit des mêmes événements. L’évolution de cette
critique doctrinaire légèrement teintée d’histoire et de psychologie atteint son apogée en même
temps qu’elle est stoppée avec la parution, les 2 et 9 janvier 1827, de deux articles sur les Odes et
Ballades de Victor Hugo. Ces écrits, recueillis par Jules Troubat dans les Premiers lundis59,
constituent un moment charnière de la formation de la méthode beuvienne. Michaut y voit « les
deux innovations fondamentales de Sainte-Beuve en ce temps-là[,] le type le plus complet, le plus
achevé de ce qu’est sa critique en cette première période60 » (1824-1827). Il convient de les
analyser de plus près.
1.2.2. Sur les Odes et Ballades de Victor Hugo
Dans ces articles, Sainte-Beuve introduit son sujet en deux temps : d’abord historiquement, puis
biographiquement. En rappelant l’évolution de la Muse française puis en y insérant Hugo, telle une
pièce cruciale du casse-tête romantique, il prend soin d’encadrer la description de l’homme par
celle de son milieu tout en évitant de l’y subordonner. Il étudie donc pour la première fois
l’auteur en lui-même, sa manière, son esprit. Cette description factuelle n’est cependant pas
systématique, car le portrait du poète y est tracé par à-coups. Sainte-Beuve collectionne les détails
plutôt qu’il ne les organise, il brosse son analyse par « petites touches successives61 », en se
concentrant davantage sur les défauts que sur les qualités de l’artiste. Les articles de Sainte-Beuve
sur les Odes et Ballades contiennent en effet d’importantes réserves quant au style hugolien. Ces
reproches concernent surtout l’usage de la force en poésie :
58 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 126. 59 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Victor Hugo. Odes et Ballades. 1831 », I et II, dans Premiers lundis, I, op. cit., p. 164-174 et 175-188. 60 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 131. 61 Ibid., p. 132.
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[Si] on la laisse faire, elle abuse de tout ; par elle, ce qui n’était qu’original et neuf, est bien près de devenir bizarre ; un contraste brillant dégénère en une antithèse précieuse. L’auteur vise à la grâce et à la simplicité, et il va jusqu’à la mignardise et la simplesse ; il ne cherche que l’héroïque, et il rencontre le gigantesque ; s’il tente jamais le gigantesque, il n’évitera pas le puéril.62
En critiquant Hugo de la sorte, Sainte-Beuve ne se contente pas d’expliquer son œuvre : il joue
les correcteurs et les conseillers, ce que ses prédécesseurs classiques plus prescriptifs (Boileau, La
Harpe, Villemain) auraient approuvé.
Mais ce qui distingue essentiellement ces articles des autres productions beuviennes et même de
la critique contemporaine, c’est l’intérêt qu’ils portent à la nature individuelle du talent hugolien.
« [L]a trempe de son âme63 », voilà ce que Sainte-Beuve cherche dans les Odes et Ballades d’Hugo,
voilà ce qu’il croit trouver lorsqu’il écrit que dès le premier volume, le poète « s’y [montre] tout
entier64 ». Bien qu’ils relèvent encore de la critique doctrinaire, ces articles sont un premier pas
décisif vers l’histoire et la psychologie. Sainte-Beuve délaisse peu à peu le compte rendu, car
depuis quelques temps déjà, il ne s’intéresse plus uniquement aux contenus des œuvres. Ce qu’il
veut analyser, désormais, ce sont les origines toutes particulières et circonstancielles de ces
contenus, l’émergence des idées philosophiques ou littéraires dans l’esprit des auteurs.
Cette nouvelle méthode critique aurait pu évoluer dans le cadre classique et doctrinaire du Globe
rationaliste, mais une rencontre déterminante s’apprête à dévier les tendances esthétiques de
Sainte-Beuve.
1.3. Sainte-Beuve au Cénacle : la critique romantique
Lors de sa parution, le premier des deux articles (non signés) que nous venons d’analyser
brièvement est remarqué de Goethe65, qui y voit une victoire pour Hugo et l’influence de
l’idéalisme allemand. Cette réflexion contribue à renforcer la réputation « romantique » du Globe,
laquelle est récusée par ses membres qui se méfient en réalité – Sainte-Beuve y compris – de
l’enthousiasme romantique, de son individualisme abusif, et surtout de son mysticisme royaliste.
Maurice Regard affirme tout de même « [qu’il] n’est pas excessif de penser que cette publication
fut un moment de la bataille romantique66 ». Également reconnaissant, Victor Hugo se rend au
Globe pour remercier Dubois de l’appui de son journal. Le directeur lui apprend alors que l’auteur
62 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Victor Hugo. Odes et Ballades. 1831 », II, loc. cit., p. 179. 63 Ibid., p. 169. 64 Ibid., p. 170. 65 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Notes et Pensées : CCVI », dans Causeries du Lundi, XI, troisième édition, Paris, Garnier Frères, 1851-1862, p. 532. Sainte-Beuve raconte que Goethe avait noté dans son Journal les réflexions qu’il avait
partagées avec Eckermann, le jeudi soir 4 janvier 1827. 66 REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, Paris, Hatier (Connaissance des lettres), 1959, p. 19.
16
des articles habite à deux pas de chez lui. Hugo décide donc de rendre visite à Sainte-Beuve, qui
est absent. Le poète laisse sa carte à l’intention du critique, qui se rend chez lui le lendemain.
Bien qu’il démente la rumeur selon laquelle il aurait offert à Hugo de mettre le Globe à sa
disposition67, Sainte-Beuve confirme que cette rencontre l’aura fait « dériver […] de cette côte un
peu sévère et sourcilleuse du Globe, vers l’île enchantée de la Poésie68 ». Jusqu’à ce moment, le
critique-journaliste était resté silencieux sur ses propres créations poétiques, mais le bourgeon de
Joseph Delorme69 existe déjà secrètement, et il ne va pas tarder à éclore. De fait, Sainte-Beuve
confie tous ses vers à Hugo, en qui il reconnaît la qualité de « juge véritable70 ». Les deux
littéraires se lient d’amitié. Bien vite, Sainte-Beuve deviendra le théoricien et le « héraut71 » du
Cénacle et de son programme esthétique, philosophique et politique : il sera le panégyriste du
romantisme.
1.3.1. Le Tableau
Alors que son amitié avec Victor Hugo se développe et que le Cénacle gagne ses faveurs, Sainte-
Beuve poursuit le travail que lui a inspiré le thème du concours de l’Académie. Au mois d’août
1826, Daunou avait conseillé à Sainte-Beuve de concourir au prix d’éloquence que l’Académie
annonçait pour 1827 et qui prendrait la forme d’un discours sur l’Histoire de la Langue et de la
Littérature françaises depuis le commencement du XVIe siècle jusqu’à 1610. Peut-être voyait-il en son
compatriote un talent de critique à révéler ou peut-être voulait-il simplement rendre celui-ci
moins assidu à son travail pour le Globe, dont il n’appréciait pas les vues72. Toujours est-il que
tout en restant attaché au journal, Sainte-Beuve commençait déjà à se documenter en vue du
concours.
Le 28 juin 1827, grâce à Hugo, Sainte-Beuve est placé sous le patronage de Jean-Charles-
Emmanuel Nodier, qui aide le critique à se documenter73. Attiré vers la poésie, c’est sur ce genre
qu’il concentrera ses recherches. Il dépouille les bibliothèques et lit sans arrêt. Son projet prend
tant d’ampleur qu’il ne l’achève pas à temps pour remporter le prix, mais il poursuit son immense
fresque. De toute façon, cette étude aurait été à la fois incomplète et trop vaste pour
correspondre aux exigences du sujet proposé pour le concours. Cette année-là, sur les quinze
articles qu’il publie dans le Globe, dix sont des chapitres de l’ouvrage qu’il est en train de bâtir. Le
30 avril 1828, il publie le onzième. Puis, le 19 juillet, la somme des articles sur lesquels Sainte-
67 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Ma biographie », loc. cit., p. 7. 68 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Notes et Pensées : CCVI », loc. cit., p. 533. 69 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, nouvelle édition très augmentée, Paris, Michel
Lévy Frères, [1829] 1863. 70 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Notes et Pensées : CCVI », loc. cit., p. 532. 71 LEROY, Maxime, La pensée de Sainte-Beuve, op. cit, p. 57. 72 ALLEM, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 39. 73 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 64.
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Beuve planchait avec l’aide de Nodier, complétée par des Conclusions, est éditée chez les libraires
A. Sautalet et Cie et Alexandre Ménière. C’est ainsi que les deux volumes du Tableau historique et
critique de la poésie française et du théâtre français du XVIe siècle74 voient le jour.
Cette œuvre permet d’observer les nouveaux caractères de la méthode beuvienne. D’abord, le
Tableau accorde une place primordiale aux recherches historiques et aux travaux d’érudition. Afin
de le composer, Sainte-Beuve n’a pas uniquement lu les œuvres des auteurs qu’il étudie. Il fouille
en périphérie, cherche des informations dans les correspondances et les articles, dans les
témoignages et les registres. Dans la dédicace, Sainte-Beuve témoigne de l’évolution de sa
méthode. Avec le temps, l’utilisation des preuves que lui fournissent ses fouilles
archivistiques s’améliore :
Ce livre a été mon début en littérature ; quand je l’ai commencé, j’étais étudiant en médecine, et j’avais vingt-trois ans : voilà mon excuse pour les incertitudes et les ignorances des premières pages. Ce que je savais le moins, c’était mon commencement. J’avais bien, en général, le goût et l’instinct de l’exactitude ; je n’en avais ni la méthode, ni surtout ces scrupules continuels qui en sont la garantie, et qui ne viennent qu’avec le temps, après les fautes commises.75
Ainsi, il amasse les renseignements nécessaires à ses démonstrations sans les entasser, car il
prétend avoir le sens de la mesure et des proportions.
L’érudition de Sainte-Beuve est non seulement balisée par le goût, qu’il définit comme « l’art de
discerner et de choisir76 », mais aussi par son « sentiment de la différence77 ». Il sent que le fait de
replacer les productions littéraires dans leur contexte et de les apprécier d’après le point de vue
de l’époque de leur publication permet de mieux comprendre et de mieux juger les œuvres en
elles-mêmes. Il adopte dès lors une méthode de classification permettant de relativiser la valeur
des innovations poétiques. Cela signifie que le rôle de la critique n’est plus uniquement
d’apprécier la littérature et d’y apposer ou non le sceau de son autorité : il lui incombe à présent
de la rendre intelligible pour le lecteur contemporain, de l’adapter à ses propres catégories de
compréhension. Sainte-Beuve reconnaît d’ailleurs lui-même qu’il doit se faire le guide, le
traducteur et « l’interprète78 » des œuvres littéraires. Bref, il montre que la critique historique est
une critique explicative :
74 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, édition définitive précédée de la vie de
Sainte-Beuve par Jules Troubat, Paris, Alphonse Lemerre, 1876, 2 tomes. 75 Ibid., I, p. 1. 76 Ibid., p. 70. 77 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 156. 78 Ibid., p. 158.
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Sur ces classifications un peu arides, mais exactes autant que des formules peuvent l’être, si le lecteur, maintenant riche en souvenirs, consent à répandre cet intérêt qui s’attache aux hommes et aux œuvres, ce mouvement qui anime la naissance, la lutte et la décadence des écoles, en un mot, cette couleur et cette vie sans lesquelles il n’est pas d’intelligence du passé, il concevra de la poésie du XVIe siècle une idée assez complète et fidèle. Peut-être alors, reportant ses regards sur des époques déjà connues, il découvrira des aperçus nouveaux dans des parties jusque-là obscures ; peut-être l’âge littéraire de Louis XIV gagnera à être de la sorte éclairé par derrière, et toute cette scène variée, toute cette représentation pompeuse, se dessinera plus nettement sur un fond plus lumineux. Peut-être aussi pourra-t-il de là jaillir quelque clarté inattendue sur notre âge poétique actuel et sur l’avenir probable qui lui est réservé. Nous-mêmes, en terminant, nous hasarderons à ce sujet, quelques façons de voir, quelques conjectures générales, avec la défiance qui sied lorsqu’on s’aventure si loin.79
Sainte-Beuve, dans la ligne du Globe, se fait véritablement historien, car le Tableau prend la forme
d’un panorama. « [En] son esprit est né ce sens de la continuité, du développement évolutif80 »,
remarque Michaut. En effet, le critique montre le mouvement de succession des différents
courants en retraçant chaque « filiation littéraire81 ». Sainte-Beuve retourne aux racines pour
mieux goûter les fruits. Les faits historiques qu’il comptabilise comme autant d’éléments
scientifiques fournissent une base de données objective à cette critique qui préfigure la théorie de
l’évolution des genres. Sainte-Beuve y entrevoit même la possibilité de faire ses propres
prédictions littéraires.
Mais le Tableau n’est qu’une étape de l’apprentissage de Sainte-Beuve et sa méthode n’y est pas
encore déployée consciemment ni complètement. De fait, le pan historique qui permet de
remettre l’œuvre d’un écrivain en perspective n’est abordé par Sainte-Beuve que dans la
conclusion des articles qui composent ce recueil. Il ne s’agit d’ailleurs que d’histoire littéraire, et
les développements artistiques ne sont jamais confrontés à l’ordre social, politique ou
philosophique de l’époque de laquelle ils sont issus. De plus, Sainte-Beuve n’y traite que de la
forme. Il ne s’intéresse pas au contenu des œuvres82, mais uniquement aux questions de
grammaire et de langue, d’expression et de versification, qui font l’originalité des poètes de la
Pléiade face à leurs prédécesseurs. Ces taches aveugles ou ces angles trop restreints sont peut-
être dus à la double vocation du Tableau, qui se veut à la fois un travail historique et une œuvre
de polémique littéraire.
Certains contemporains voient effectivement le Tableau de Sainte-Beuve comme une sorte de
manifeste romantique. Il faut dire que le second tome a tout pour enchanter les tenants de ce
79 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, II, op. cit., p. 33. 80 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 152. 81 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, I, op. cit., p. 180. 82 Aborder les idées d’ordre politique ou philosophique (sur lesquelles il ne tombait pas entièrement d’accord avec les membres
du Cénacle) présentait un risque, celui de décevoir Hugo et de devoir renoncer à son amitié, si précieuse pour le poète que
Sainte-Beuve sentait naître en lui.
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courant, car il ressuscite un poète que la postérité avait dédaigné, Pierre de Ronsard. En effet,
Boileau avait scellé la réputation de la Pléiade ; depuis lors, on voyait les poètes qui la
composaient comme des vautours méprisant les œuvres moyenâgeuses et dépeçant celles des
Anciens. Selon Bellessort, Sainte-Beuve avait très bien vu que les romantiques se trouvaient dans
une situation analogue à celle de Ronsard et de son groupe, démolissant les dernières ruines des
monuments de littérature classique qui subsistaient autour d’eux afin d’imiter les poètes étrangers
: « Dante, les dramaturges espagnols, Shakespeare, Milton, Walter Scott, Byron, les poètes
allemands révélés par Madame de Staël leur produisaient le même effet d’enthousiasme que les
Grecs ressuscités à la Pléiade.83 » Or le Tableau est non seulement une tentative de reconstituer la
filiation du romantisme en la faisant remonter jusqu’à la littérature ancienne, mais il est
également un avertissement, une invitation à la prudence et au discernement, que Sainte-Beuve
lance au Cénacle dont les membres ne possèdent pas l’éducation suffisante pour modérer leur
enthousiasme.
Si le futur lundiste entreprend effectivement ses recherches avec l’assistance de Daunou, et donc
dans un esprit classique, sa rencontre avec Hugo, survenue au cours du processus de rédaction,
l’éloigne non seulement de son collègue boulonnais, mais aussi du Globe. « [Il] a changé son ordre
de bataille pendant la marche84 », illustre Michaut. Il profite de la réforme que la Pléiade avait fait
subir à la versification, la libérant de contraintes trop restrictives, pour louer la révolution que les
romantiques proposent en ce qui concerne la strophe et le rythme. En somme, Sainte-Beuve
« couronne Hugo sur la tête de Ronsard85 ».
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer et malgré sa sympathie, son admiration et son
affection pour le Cénacle, Sainte-Beuve reste aussi un peu à l’écart du mouvement romantique,
qu’il intègre de manière marginale. Se croyant révolutionnaire, Sainte-Beuve n’est pas persuadé
par le royalisme de son nouvel ami ; et encore matérialiste, il n’est pas convaincu par le
catholicisme que Lamennais inspire à Hugo ; mais, tout en se désintéressant de la médecine86, il
suit les cours de Jouffroy, un éclectique, ce qui l’assouplit au moins du côté de la religion. Le
spiritualisme agira d’ailleurs comme une étape intermédiaire entre le scepticisme qui l’habite et le
catholicisme qu’il ne tardera pas à adopter. En fait, les métamorphoses de Sainte-Beuve agissent
sur lui comme autant de couches successives qui s’impriment sur sa pensée : il est tout à la fois et
83 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 42. 84 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 166. 85 Ibid., p.169. 86 Maurice Allem fait état de son parcours à la faculté : « De novembre 1823 au premier trimestre de 1827, [Sainte-Beuve] avait
pris quatorze inscriptions, puis, dit le docteur Georges Morin, "il avait laissé passer deux semestres sans faire acte de scolarité" ;
il prit cependant une quinzième inscription en décembre 1827. Ce fut la dernière. » Voir Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 41.
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à des degrés différents selon les circonstances le bon élève de l’Athénée, le critique-journaliste du
Globe ainsi que le critique-poète du Cénacle.
Sainte-Beuve avait approuvé jusqu’ici la nouvelle ligne directrice du Globe, devenu un journal
politique, philosophique et littéraire, qui s’attaquait désormais à la Restauration. Mais une rupture
lente s’est amorcée entre Sainte-Beuve et son ancien maître Dubois. En 1828, le critique ne
fournit au Globe que six articles. Il faut chercher l’origine de cet attiédissement dans un conflit
d’ordre esthétique : devenu poète, Sainte-Beuve est dorénavant personnellement impliqué dans
l’art qu’il critique et bientôt, du rôle de simple théoricien, il passe à celui de polémiste.
1.3.2. Joseph Delorme
La Vie de Joseph Delorme, biographie rapportée par Sainte-Beuve, n’est nulle autre que le récit
de sa propre vie à peine masquée par des changements de date et de lieu. Ce type de texte est
dans l’air du temps : mémoires, confessions et autobiographies sont à la mode. Mais la prose et la
poésie beuviennes s’en distinguent par l’accent. Sainte-Beuve, à travers Delorme, revendique le
droit du pauvre à la mélancolie, il réclame la démocratisation de la tristesse poétique. Il présente
toutes les misères de la vie humaine et tente d’en donner une représentation réaliste ; la maladie,
l’agonie, la mort, toutes ces souffrances que la médecine a pu lui faire voir, il les décrit sans
artifice et sans satire. « C’est [Sainte-Beuve] qui le premier a inauguré ce genre de poésie morbide
ou parfois malsaine87 », ajoute encore Michaut.
Mais ce recueil n’est pas qu’une incursion au cœur des sentiments journaliers, il est aussi une
sorte de manifeste de critique littéraire. Joseph Delorme est effectivement le tremplin qui permet
enfin au critique de juger l’art de l’intérieur, du point de vue du créateur. À partir de la
publication de Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, qui parurent non signées, le 4 avril 1829,
chez Delangle frères, Sainte-Beuve se considère en droit de pratiquer une critique d’auteur. Ce
faisant, il s’empêtre dans son intellect. Certaines pièces servent en effet de prétexte à la mise en
application d’idées esthétiques qui se sont imposées à son esprit à lui suite de lectures
philosophiques. « Ainsi, l’intelligence chez lui a le pas sur la sensibilité et l’imagination. C’est
fâcheux pour un poète lyrique, car en somme, l’intelligence est la moins lyrique des facultés, étant
en nous la moins personnelle88 », note Michaut. Selon ce dernier, l’érudition un peu pédante à
laquelle Sainte-Beuve s’abandonne parfois imprudemment, les pastiches savants qu’il parsème çà
et là, et les questions de forme qu’il aborde sont autant de signes que Sainte-Beuve est avant tout
un critique ; et que s’il est poète, ce n’est pas par nature, mais plutôt par désir. Par ailleurs,
87 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 172. 88 Ibid., p.176.
21
Bellessort estime que si les rêves d’amour et de vie familiale dont sont empreints la majorité des
poèmes du recueil ne sont que fantasmes, les morceaux où Sainte-Beuve se retrouve le plus en
accord avec sa sensibilité, le plus près de sa propre vérité, sont ceux où sa nature de critique et de
lecteur ressurgit : « C’étaient ses vers les plus familiaux, car sa bibliothèque était sa vraie famille.
Ils n’ont pas l’accent romantique. Plus légers et moins scrupuleusement rimés, ils pourraient être
signés d’un Gresset ou d’un Ducis.89 » C’est bien à la fin de ce recueil, dans les Pensées, qu’il faut
chercher si l’on veut comprendre la doctrine littéraire de Sainte-Beuve à cette époque : influencé
par le Cénacle, il y expose quelques théories nouvelles auxquelles il adhère comme à un Art
poétique. Et l’une des premières images qu’il emploie à titre de critique marquera toute sa
carrière littéraire :
L’esprit critique est de sa nature, facile, insinuant, mobile et compréhensif. C’est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres et des monuments de la poésie, comme autour des roches, des forteresse, des coteaux tapissés de vignobles et des vallées touffues qui bordent ses rives. Tandis que chacun des objets du paysage reste fixe en son lieu et s’inquiète peu des autres, que la terre féodale dédaigne le vallon et que le vallon ignore le coteau, la rivière va de l’un à l’autre, les baigne sans les déchirer, les embrasse d’une eau vive et courante, les comprend, les réfléchit, et, lorsque le voyageur est curieux de connaître et de visiter ces sites variés, elle le prend dans une barque, elle le porte sans secousse et lui développe successivement tout le spectacle changeant de son cours.90
À travers ces buts qu’il confère à la critique littéraire, soit celui de traduire l’essence même des
œuvres en regard de tout ce qui les contient, puis celui de guider le lecteur à travers ce décryptage
de la nature humaine et du monde extérieur, Sainte-Beuve est tout à fait romantique. Mais
puisqu’il ne discrédite aucune partie de l’univers, puisqu’il s’intéresse à tous les aspects de la vie
sans effectuer le tri qu’opèrent les romantiques, Sainte-Beuve est résolument original. S’il ouvre
la poésie à tous les sujets, s’il accepte tous les contenus et fouille tous les fonds, il attribue
conséquemment toute la valeur littéraire d’une œuvre à sa forme. Ainsi, à une partie des
rédacteurs du Globe, et plus précisément l’ « école genevoise », qui suit les préceptes modérateurs
de Madame de Staël, Sainte-Beuve opposera la théorie d’un art essentiellement formel.
L’importance qu’il donne désormais au style, doublée de son doute quant à la possibilité
d’atteindre la vérité, brise le lien qui existait entre lui et les philosophes éclectiques du Globe.
« [Ils] veulent tout expliquer, ils suppriment, ou réduisent et interprètent l’inexplicable ; [ils]
"n’ont pas le sentiment de la vie à vif", ils ont bien la vérité, mais "la vérité froide et nue",
incomplète91 », écrit Sainte-Beuve dans une lettre adressée à Barbe. Depuis qu’il fréquente le
Cénacle, depuis qu’il a choisi la voie de l’art et de la sensibilité plutôt que celle du raisonnement,
89 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 76-77. 90 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Pensée XVII », dans Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, op. cit., p. 167-168. 91 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 188-189.
22
le critique reproche beaucoup de choses à la philosophie du XVIIIe siècle, mais il ne cessera
jamais complètement d’être influencé par l’Idéologie.
1.3.3. À la Revue de Paris : les premiers portraits
Le lendemain du lancement de Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme parait le premier numéro de
la Revue de Paris, fondée par le docteur Louis Véron. Recommandé par Hugo, Sainte-Beuve
accepte d’y collaborer pour des raisons monétaires (le journal payait 200 francs la feuille). Le 5
avril 1829 est publié le tout premier des portraits littéraires beuviens, soit un article sur Boileau,
dont il entend « causer librement92 » avec les lecteurs. Ce texte, ainsi que les articles de Sainte-
Beuve sur Racine, Madame de Sévigné et La Fontaine, sont classés par Véron sous la rubrique
Littérature ancienne plutôt que sous celles de Littérature étrangère ou moderne, ce qui fait réagir le camp
des classiques. Or traiter ces auteurs comme des anciens, tel que l’avait récemment proposé
Victor Cousin93, ne consistait pas à les reléguer aux oubliettes, mais plutôt à s’assurer que leurs
œuvres deviennent l’objet d’éditions érudites, soignées et rigoureuses, complétées de lexiques et
de commentaires savants. Depuis le Tableau, Sainte-Beuve voit l’importance de tels travaux de
recherche qui permettent une compréhension plus informée des œuvres et des circonstances de
leur création, mais il met en garde contre ces étalages minutieux, car l’accumulation de détails
n’est pas suffisante pour garantir une meilleure acuité littéraire. La capacité de sentir ou de goûter
une époque littéraire tient plutôt, selon lui, du domaine de la perception et de l’intuition ; le
concept seul est impuissant à rendre l’épaisseur et la profondeur d’une œuvre. C’est pourquoi il
privilégie déjà le ton nuancé et modulable de la causerie à celui, froid et rigide, de l’exégèse
académique.
En fait, la méthode de Sainte-Beuve est déjà perceptible dans les articles de la Revue de Paris, qui
se présentent sous forme de portraits et recherchent une certaine tonalité orale. Et cette
souplesse de ton, cette liberté dans le choix des sujets, c’est le format de la revue qui la lui
confère. De plus, contrairement au journal, la Revue de Paris s’adresse à un public plus restreint,
mais plus durable, car elle risque davantage d’être conservée. Sainte-Beuve, tout en ayant carte
blanche, adopte alors une attitude plus sérieuse et plus appliquée : il rédige ses articles avec
l’espoir que les nouvelles idées qu’il y expose s’inscriront dans la longévité. De ce fait, il est aussi
plus méthodique. Les articles qu’il publie alors sont d’ailleurs les premiers morceaux que Sainte-
Beuve jugera dignes d’êtres recueillis et qu’il republiera, plus tard, sous les titre de Critiques et
92 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Boileau », dans Portraits littéraires, I, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Garnier
Frères, [1832-1839] 1862-1864, p. 5. 93 Maurice Allem raconte : « Dans une note qu’il a rédigée pour l’édition de 1844 de se Portraits littéraires, Sainte-Beuve, à
l’article sur Boileau rappelle que Victor Cousin venait alors de soutenir "au sein de l’Académie" et à propos de Pascal, "qu’il
était temps de traiter les auteurs du siècle de Louis XIV comme des anciens". » Voir Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 55.
23
Portraits littéraires. Il est donc primordial d’identifier les différentes influences qui modèlent alors
cette méthode.
D’une part, comme dans le Tableau, Sainte-Beuve se donne ici trois missions : « introduire,
légitimer et formuler le romantisme94 ». D’abord, en considérant les auteurs classiques comme
faisant partie d’une classe à part, celle de la littérature ancienne, il réaménage le champ littéraire
afin que la nouvelle poésie puisse y être introduite sans avoir à détruire l’ordre préexistant.
Lorsqu’il accomplit ce travail, Sainte-Beuve se considère comme un « ingénieur95 » militaire
faisant de la critique « agressive, entreprenante du moins, de la critique d’invasion 96». Ensuite, il
ajoute à la Pléiade l’influence de Régnier et, plus récente, celle de Chénier, afin de compléter
l’arbre généalogique de l’école romantique. « Cette généalogie nationale est la découverte propre
de Sainte-Beuve97 », affirme Michaut. Il fut le seul à comprendre que le Cénacle ne pouvait
attribuer la paternité de son esthétique à des étrangers ou à des génies contemporains, et qu’il
fallait conséquemment fonder le programme romantique dans l’histoire française. Et puis, il est
aussi celui qui explique aux romantiques ce qu’ils sont réellement. Il leur enseigne leur différence
et leur originalité : l’importance de révéler la personnalité d’un « moi » vivant dans leurs œuvres
lyriques ou dramatiques.
Cette série d’articles rédigés avant 1830, où il partage l'idéal romantique et en défend la doctrine,
forment selon le mot de Sainte-Beuve, « une première série, une intention littéraire plus
systématique, une investigation théorique sur divers points de l’art beaucoup plus marquée que
dans les suivants98 ». Et en effet, le but de ces articles s’inscrit dans un programme, celui du
Cénacle. Mais la méthode que Sainte-Beuve emploie pour parvenir à ce résultat n’a rien de
systématique. Au contraire, elle préfigure, en quelque sorte, la critique impressionniste : « […]
l’impression qu’une dernière et plus fraîche lecture a laissée en nous, impression pure, franche,
aussi prompte et naïve que possible, voilà surtout ce qui décide du ton et de la couleur de notre
causerie99 », explique Sainte-Beuve.
Ne cherchant point à instaurer des dogmes, comme la critique classique d’un La Harpe ou la
critique moderne et scientifique d’un Taine, la critique romantique de Sainte-Beuve se tient
94 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 195. 95 Sainte-Beuve écrit rétrospectivement (5 mai 1845) : « Je ne puis mieux comparer la critique d’alors qu’à ces ingénieurs et à ces officiers du génie qu’on envoie d’avance pour frayer le chemin, établir une chaussée à une armée qui les suit et qui fait une
halte forcée. Les ingénieurs étaient donc à l’œuvre ; on essayait de tracer à la moderne bande des novateurs dramatiques une
route qui tournât les temples de Racine et de Corneille, et qui n’en fût pas écrasée ; car les vieux critiques, logés dans ces temples, en faisaient des espèces de forteresses d’où ils tiraient sur les nouveaux venus et croyaient leur barrer le passage. » Voir
« LXXIX », dans Chroniques parisiennes, Paris, Michel Lévy et Frères, [1843-1845] 1876, p. 318-319. 96 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Ma biographie », loc. cit., p. 2. 97 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 197. 98 Ibid., p. 209. Michaut cite un passage des cahiers de 1832 qui n’était pas encore recueilli en 1903. 99 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « La Fontaine », dans Portraits littéraires, I, op. cit., p. 51.
24
quelque part entre ces deux extrêmes. « [La critique classique] reste en deçà de l’homme. La
critique scientifique, au contraire, va au delà de l’homme100 » : la première s’assure que l’œuvre
réponde aux lois qu’elle formule pour chaque genre et néglige l’auteur ; la seconde s’intéresse
plutôt aux lois générales ayant configuré l’auteur. L’une comme l’autre ne mettent pas le « moi »,
si cher aux romantiques, au premier plan de leur étude. C’est d’abord ce à quoi Sainte-Beuve
pallie. D’un côté, il ne s’intéresse jamais à l’œuvre prise isolément, il replace toujours celle-ci dans
le cadre biographique de son auteur. Il cherche le poète dans l’œuvre et l’homme dans le poète.
De l’autre côté, il ne prétend pas atteindre jusqu’aux causes profondes et universelles dont résulte
le poète. Comme on l’a vu, la rupture d’avec le courant éclectique qui régnait chez les Globistes
est due, en partie, à ce qu’il ne soutient plus leurs opinions matérialistes et déterministes ; Sainte-
Beuve est sceptique face à la possibilité d’atteindre une vérité philosophique objective. Il
s’intéresse pourtant à la fameuse méthode tainienne du « milieu » et du « moment » et reconnaît
son efficacité à expliquer certaines figures politiques ou autres, mais il garde ses réserves quant à
l’application de cette méthode à des hommes de lettres. C’est que les poètes et les artistes, les
hommes de génie, sont plus souvent l’exception à la règle que la règle elle-même. Bref, à mi-
chemin entre La Harpe et Taine, ce que Sainte-Beuve tente d’accomplir, c’est une critique
d’intropathie, une critique de résurrection. « Ce qui l’intéresse, c’est ce moi, original puisqu’il est
unique, vrai puisqu’il est réel ; c’est de recréer ou de permettre à l’imagination du lecteur de
recréer cette âme disparue101 », affirme Michaut. Il veut donner un portrait vivant de l’homme
derrière le littéraire afin que chacun puisse en juger comme d’un contemporain et ainsi mieux
apercevoir ce que son œuvre a de particulier et de personnel. Sainte-Beuve veut que le lecteur
puisse pénétrer jusque dans l’intimité de l’auteur, dans sa vie privée (où il est souvent autre chose
qu’un artiste), afin de surprendre son œuvre comme un aveu involontaire, une révélation
inconsciente de sa nature la plus profonde :
En fait de critique et d’histoire littéraire, il n’est point, ce me semble, de lecture plus recréante, plus délectable, et à la fois plus féconde en enseignements de toute espèce, que les biographies bien faites des grands hommes : non pas ces biographies minces et sèches, ces notices exiguës et précieuses, où l’écrivain a la pensée de briller, et dont chaque paragraphe est effilé en épigramme ; mais de larges, copieuses, et parfois même diffuses histoires de l’homme et de ses œuvres : entrer en son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers ; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû faire ; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant que l’on peut ; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véritable sur lequel ils ont pied, d’où ils partent pour s’élever quelque temps, et où ils retombent sans cesse.102
100 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 210. 101 Ibid., p. 211. 102 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Corneille », dans Portraits littéraires, I, op. cit., p. 29.
25
En peignant de tels portraits, il outille l’intuition des lecteurs, qui peuvent dès lors comprendre
l’œuvre et l’artiste malgré les siècles qui les en séparent, et ce, par une faculté plus près de
l’expérience, et donc de la connaissance, que l’intelligence. Cette tâche est celle d’un artiste et
Sainte-Beuve pratique alors une critique d’art ou d’auteur ; il ne fait pas qu’observer des âmes
sous la loupe de l’histoire, il les recrée, il les fait vivre. Comme il y a de la critique dans sa poésie,
il y a de la poésie dans sa critique. Il ne faut cependant pas oublier que le portrait beuvien n’a pas
que des visées nobles ; son aspect revivifiant vise aussi à divertir par la mise en scène, il cherche à
plaire à un certain public, à le « délecter », voire à le fasciner. Bref, cette critique pique et nourrit
la curiosité mondaine.
D’autre part, en tentant de dégager les différents éléments qui composent le caractère et l’esprit
des hommes qu’il étudie, Sainte-Beuve s’est aperçu qu’il devait davantage s’intéresser à la période
durant laquelle se forment les caractéristiques et les facultés de la personnalité de l’artiste, soit
l’enfance ou les débuts littéraires. Ainsi, bien qu’il paraisse s’en détacher, Sainte-Beuve réintroduit
dans sa critique les préceptes des Idéologues. Villemain, Damiron, Condillac103 et Cabanis
pensent en effet que « [l’]artiste s’explique par ses origines, par les milieux qu’il a traversés, par le
public auquel il s’adresse104 », etc. Bien que modérée, leur théorie est bien présente dans la
critique beuvienne. Sainte-Beuve cherche effectivement à identifier le premier point de
convergence entre les circonstances, l’éducation et le génie d’un homme, celui ayant permis la
création de son premier chef-d’œuvre. Il pense que si l’on est en mesure de dégager les
motivations profondes, les raisons de cette nécessité d’écrire, de cette première urgence
artistique, alors on possède la clé de l’œuvre et de la vie entière du poète. Les circonstances et
l’éducation – ou dans les termes employés par Taine, le moment et le milieu – sont effectivement
des influences que Sainte-Beuve étudie. Mais il les relègue au second plan. En effet, ces forces
proviennent de l’extérieur et ne peuvent expliquer que partiellement les productions géniales.
« [Il] y a bien une poussée du dehors sur le dedans et, sans aucun doute, elle [doit] exercer une
action ; mais, cette action n’est point la seule, car il y a […] une réaction intérieure et celle-là reste
imprécise, impossible à mesurer scientifiquement105 », résume Michaut. La poésie est issue d’une
source indépendante, c’est un mouvement possédant sa propre trajectoire dont la direction peut
être déviée par l’action d’influences externes. C’est pourquoi l’histoire est une discipline
complémentaire et indispensable, mais non exclusive ni prédominante, dans le domaine de la
103 Dans son Essai sur les Origines des Connaissances humaines, Condillac avait exposé ce problème que Maurice Regard
rapporte : « L’ouvrage d’un homme étant donné, déterminer le caractère et l’étendue de son esprit, et dire en conséquence non seulement quels sont les talents dont il donne les preuves, mais encore quels sont ceux qu’il peut acquérir : prendre, par exemple,
la première pièce de Corneille, et démontrer que, dans le poète la composant, il [y] avait déjà, ou du moins il [y] aurait bientôt
tout le génie qui lui a mérité de si grands succès. » Sainte-Beuve avait justement commenté ce problème. Voir Sainte-Beuve, op. cit., p. 42. 104 REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, op. cit., p. 41. 105 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 214.
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critique littéraire. Et une fois le tableau panoramique réalisé, une fois le portrait exécuté, Sainte-
Beuve ne cherche pas à forcer les liens logiques entre les deux peintures. Il laisse ce soin et cette
liberté au lecteur, qui dégagera pour lui-même un certain nombre de constatations subjectives.
En effet, au delà du moment, du milieu et de l’individu, il n’est point de loi générale qui puisse
être découverte, selon Sainte-Beuve. Partant, il faut les laisser coexister, les comprendre sans
prononcer de jugement définitif, sans conclure absolument.
Or l’outil par excellence du critique littéraire qui intègre l’histoire à son jugement, c’est la
comparaison. Condillac avait d’ailleurs déjà suggéré que l’artiste ne pouvait être cerné que par des
rapprochements, et Sainte-Beuve suit ce conseil. Ayant atteint l’individu et ne pouvant le
dépasser, le critique confronte néanmoins sa nature aux autres natures qu’il lui a été donné de
découvrir. Il dégage les similitudes et les différences entre les auteurs qu’il étudie et, ce faisant, il
parvient à les replacer dans l’ordre des influences littéraires comme on retrace un arbre
généalogique. Selon Michaut, cette tendance au classement était, à cette époque, bien plus un
dérivé imprécis et inconscient de sa méthode (encore toute imprégnée d’individualisme
romantique) que l’essence de sa méthode elle-même ; c’était « [l’]expression imparfaite de la
théorie des "familles d’esprits" à laquelle il aboutira plus tard106 ».
Mais plus que cette habitude de classement, les Idéologues ont transmis à Sainte-Beuve l’idée
selon laquelle le corps et l’esprit, ou plutôt le physique et le moral, seraient interdépendants.
Selon eux, le sentiment laisse sa marque sur la physionomie. C’est pour cette raison que Sainte-
Beuve porte ses premières recherches du côté de l’homme, l’homme en tant qu’être vivant, en
tant que filtre matériel du réel. C’est aussi pour cela qu’il privilégie la forme du portrait. « Pour les
contemporains, cette critique fut une révélation107 », affirme Regard. Vigny fait d’ailleurs l’éloge
de la méthode physiologique beuvienne, en décembre 1829.
En plus de cette nouvelle piste interprétative fort séduisante, Sainte-Beuve enrichit et
personnalise son approche critique. Ses articles prennent la forme d’un dialogue où se succédent
impressions, jugements et confidences. S’adressant davantage au lecteur, Sainte-Beuve suit le
même procédé, la même logique de progression : d’abord, il amène son sujet grâce à un
développement général (théories littéraires, exposé des intentions de l’article, tableau du milieu,
thèse des familles, etc.) ; puis, il peint chronologiquement la vie de l’auteur concerné, tout en la
parsemant de digressions de différentes sortes (sur Dieu, l’art, l’amour, la nature, les sentiments,
les mérites et les défauts de l’artiste) ; enfin, il expose les circonstances de la mort de cet auteur
106 Ibid., p. 215. 107 REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, op. cit., p. 44.
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pour terminer son article sans conclure. On voit donc à nouveau qu’il ne se sert pas de la
biographie et de l’histoire à des fins supérieures, qu’il ne les emploit pas tels des outils lui
permettant de bâtir une philosophie générale ; mais qu’il s’en tient à l’individu et diffuse ses
jugements dans le texte en entier plutôt que d’en imposer la somme à la toute fin.
1.4. Au tournant de la Révolution : la critique transitoire
1.4.1. Chez Saint-Simon, puis Lamennais
Les Journées de Juillet 1830 eurent un grand impact sur la carrière de Sainte-Beuve. Après la
dissolution du Cénacle, ce dernier se retrouve délié de tout groupe : il est brouillé avec Hugo108 et
il vient de se battre en duel avec le directeur du Globe, son ancien maître Dubois. Les Trois
Glorieuses éveillent ses ardeurs éthiques et politiques. Sainte-Beuve part alors à la recherche
d’une doctrine conforme à ses idéaux. Cette doctrine, pour lors, c’est le saint-simonisme109.
Saint-simonien, L’Organisateur, journal du progrès et de la science sociale siégeait dans le même édifice
que l’équipe du Globe. Pierre Leroux, cofondateur de ce dernier journal et ami de Sainte-Beuve,
sympathisait avec ses voisins. Sous l’impulsion de Leroux, qui effectua la transaction, le Globe
libéral de Dubois devient le Journal de la doctrine saint-simonienne. Le caractère religieux et charitable
de cette doctrine ainsi que son souci pour le pauvre peuple et les déshérités ont attirué Sainte-
Beuve. Bien qu’il se défendra plus tard de n’avoir jamais prêché le saint-simonisme, Sainte-Beuve
rédige une « Profession de foi110 » (que Leroux signa) dans le premier numéro du nouveau Globe,
paru le 18 janvier 1831. Dans cet article, le critique se dit déçu du gouvernement mis en place
suite aux Trois Glorieuses, car celui-ci n’a pas encore émancipé la classe ouvrière et tarde à
attribuer les richesses selon le mérite plutôt que selon le rang. Il en profite pour rappeler la ligne
directrice du Globe, soit la défense de la liberté, liberté qui doit être accomplie dans tous les
domaines et dans toutes les strates de la société. Mais cette liberté a un but nouveau : le bonheur
social. Or, selon Sainte-Beuve, la philosophie est incapable de parvenir à ce but, car elle isole
l’homme de la matière alors qu’il y est naturellement attaché ; elle n’a pas de pouvoir sur sa
108 Sainte-Beuve était amoureux d’Adèle, la femme d’Hugo. Un long échange épistolaire témoigne des reproches, des représailles, puis des regrets et des raccommodements, toujours plus lâches, plus frêles, plus amers, entre les deux amis qui n’en
furent bientôt plus. Littérairement, ils dépendaient l’un de l’autre ; la réputation du poète reposait sur le talent et les
recommandations du critique, et vice-versa. Dans tout ce qu’elle avait de public, donc, la rupture de leur relation était risquée pour les deux hommes. 109 Le saint-simonisme est une doctrine religieuse inspirée par Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, qui confie son œuvre à
ses disciples lors de sa mort, en 1825. Dans les dernières années de son existence, Saint-Simon publie Parabole, un pamphlet dans lequel il prédit la formation du prolétariat et prétend que les associations sauveront la société. Complètement désintéressé
du problème politique, il ne défend que la cause sociale ; il ne croit pas à l’égalité et souhaite plutôt établir une hiérarchie fondée
sur le mérite et la compétence. Pour aider la science à réorganiser la société, Saint-Simon invente le Nouveau Christianisme. Cette doctrine ne recommandait pas l’ascétisme ; Saint-Simon conseillait plutôt de se purifier dans le labeur et le plaisir,
accordant son importance au corps. Après son décès, ses successeurs (Rodrigues, Bazard, Enfantin et d’autres) lancent un
journal, le Producteur, dans lequel ils développent cette doctrine, avant d’acheter le Globe. Sainte-Beuve et certains de ses amis (dont Béranger) assistaient aux réunions de cette Église qui connut deux papes : Bazard et Enfantin. Voir André Bellessort,
Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 133-142. 110 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Profession de foi », dans Premiers lundis, III, op. cit., p. 352-363.
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croyance et son désir d’une harmonie universelle où serait réalisée l’amélioration des conditions
humaines, car elle n’en a pas sur ses sens. C’est pourquoi il réfute, dans trois autres articles111, le
spiritualisme et l’éclectisme cousiniens de Jouffroy.
Le 11 octobre 1830, dans le Globe réformé, Sainte-Beuve publie un article dans lequel il revient
sur la théorie d’un art essentiellement formel qu’il avait défendue dans certains portraits où il
était question de langue, de grammaire et de style. Ces préoccupations d’ordre formel paraissent
désormais bien vaines au critique qui propose alors un nouveau programme. Dans « Espoir et
Vœu du mouvement littéraire et poétique après la Révolution de 1830112 », il somme les artistes
de sortir des sphères où ils se confinent et de s’intéresser au sort de l’humanité. Il souhaite la
venue d’un art populaire ; il assigne un rôle pragmatique et éducateur à l’art :
La mission, l’œuvre de l’art aujourd’hui, c’est vraiment l’épopée humaine ; c’est de traduire sous mille formes, et dans le drame, et dans l’ode, et dans le roman, et dans l’élégie […], c’est de réfléchir et de rayonner sans cesse en mille couleurs le sentiment de l’humanité progressive, de la retrouver telle déjà, dans sa lenteur, au fond des spectacles philosophiques du passé, de l’atteindre et de la suivre à travers les âges, de l’encadrer avec ses passions dans une nature harmonique et animée, de lui donner pour dôme un ciel souverain, vaste, intelligent, où la lumière s’aperçoive toujours dans les intervalles des ombres.113
En tant que critique, il estime qu’il est de son devoir de faire en sorte que ce but soit accompli.
Bref, pour lui, l’art doit être utile et la critique est donc un dispositif permettant d’améliorer la
société. Cette conception de la littérature est presque celle sur laquelle il arrêtera son choix, car
elle tient de sa nature première, moyenne et modérée, qu’il retrouve après son excursion dans les
eaux tumultueuses du romantisme.
Le début de l’année 1831 marque l’apogée de l’allégeance que Sainte-Beuve voue au saint-
simonisme. Peu de temps après les premiers articles qu’il publie pour en défendre la cause, le
critique commence à se convertir à nouveau. Les conflits internes de l’Église saint-simonienne
précipitent son changement de cap114. Mais son esprit est encore agité et il a besoin d’un guide.
Dans cet état de vulnérabilité et d’inconstance, il rencontre Lamennais. Avec ce dernier, il discute
de réformes radicales : de l’émancipation des femmes et de la possibilité de dissoudre le mariage,
de la séparation de l’Église et de l’État, de la liberté d’expression et d’action, ainsi que de la
111 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Jouffroy : Cours de philosophie moderne », I, II et III, dans Premiers lundis, II, op. cit.,
p. 1-49. 112 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Espoir et Vœu du mouvement littéraire et poétique après la Révolution de 1830 », dans
Premiers lundis, I, op. cit., p. 394-406. 113 Ibid., p. 406. 114 À la mort de Bazard, l’un des deux papes de cette Église, il ne resta qu’Enfantin. Or ce dernier poussa la révolution morale du
mouvement saint-simonien dans des excès juvéniles, des manifestations mystiques excentriques et des délires orgiaques. Sainte-
Beuve fut donc bien vite désillusionné et, vers la fin de l’année, il commença à s’éloigner de la doctrine saint-simonienne.
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démocratisation de la religion115. Si les Saint-simoniens sont outrés devant de telles propositions,
Sainte-Beuve, lui, est ouvert à cette nouvelle vision des choses. Il dit d’ailleurs lui-même n’avoir
jamais été complètement converti au saint-simonisme ; qu’il s’en est suffisamment approché
pour observer la formation et la fondation d’une religion, mais qu’il n’y a jamais réellement pris
part116.
1.4.2. Critiques et Portraits littéraires : l’intimisme beuvien
En 1831, Sainte-Beuve fait paraître, chez Renduel, son premier recueil d’articles, Critiques et
Portraits littéraires. Ces portraits sont divisés en deux séries. Boileau, Madame de Sévigné, Corneille, La
Fontaine, Racine, Jean-Baptiste Rousseau, Le Brun, Mathurin Régnier et André Chénier, sont les sujets de
la première série, plus systématique, tandis que Georges Farcy, Victor Hugo en 1831, Diderot, l’abbé
Prévost, Des soirées littéraires ou les poètes chez eux, Oberman et l’abbé de Lamennais, sont des articles qui
témoignent d’un certain souci moral117. Sur ce recueil, le National publie une critique – signée N,
mais probablement rédigée par Sainte-Beuve lui-même – qui « [met] l’accent sur ce que l’auteur
révélait de lui-même en parlant des autres118 ». Le passage de la première à la seconde série est
effectivement révélateur du changement qui s’opère dans la critique beuvienne : alors même qu’il
paraît momentanément revenir à la critique lyrique et panégyriste, il récuse sa partialité et avoue
son incapacité à perdurer une fois son but accompli. Il lui tire définitivement sa révérence dans
son article sur Victor Hugo en 1831 (Les Feuilles d’Automne)119, où il proclame même le successeur
de cette critique élégiaque et apologétique :
[Il] reste encore à la critique, après le triomphe incontesté, universel, du génie auquel elle s’est vouée de bonne heure, et dont elle voit s’échapper de ses mains le glorieux monopole, il lui reste une tâche inestimable, un souci attentif et religieux : c’est d’embrasser toutes les parties de ce poétique développement, d’en marquer la liaison avec les phases qui précèdent, de remettre dans un vrai jour l’ensemble de l’œuvre progressive, dont les admirateurs plus récents voient trop en saillie les derniers jets. Mais elle doit elle-même se défier d’une tendance excessive à retrouver tout l’homme dans ses productions du début, à le ramener sans cesse, des régions élargies où il plane, dans le cercle ancien où elle l’a connu d’abord, et qu’elle préfère en secret peut-être, comme un domaine plus privé…120
Sainte-Beuve fait ses derniers adieux au romantisme afin de pouvoir embrasser une critique
réfléchie et lente, qui ressemble à la critique érudite qu’il condamnait peu de temps auparavant, et
qui s’en distingue cependant selon qu’elle ne s’applique pas uniquement aux Anciens, mais
également et surtout à ses contemporains. Il passe de la dissection à la vivisection, plus
115 ALLEM, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 81. 116 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Notes et pensées : CXXXIII », dans Causeries du Lundi, XI, op. cit., p.494. 117 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 156. 118 Ibid. 119 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Victor Hugo. 1831. (Les Feuilles d’Automne.) », dans Portraits contemporains, I,
nouvelle édition revue, corrigée et très augmentée, Paris, Calmann-Lévy, 1889, p. 416-430. 120 Ibid., p. 419-420.
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révélatrice des mécanismes internes. Malgré la difficulté d’une telle entreprise, cette critique
explicative aurait l’avantage d’être impartiale121. Impartial, Sainte-Beuve l’est dans le choix des
œuvres et des auteurs qu’il étudie ; il ne se fie plus aux recommandations, aux parrainages ou aux
consécrations officielles. Sa poésie témoigne d’ailleurs déjà de ce goût des laissés pour compte.
Mais plus encore, il cherche à révéler l’homme (ou la femme) derrière l’œuvre. La biographie
n’est plus simplement un moyen pour comprendre les écrits d’un auteur, elle est l’objectif final
de la critique littéraire, ou plutôt de cette critique philosophique et psychologique que Sainte-
Beuve adopte alors. Ce qu’il cherche plus spécifiquement, ce sont les intentions de l’artiste, sa
doctrine morale. Peut-être cherche-t-il en fait sa propre philosophie éthique.
Les origines de l’inspiration, la vérité philosophique et morale qui habite chaque écrivain et agit
comme le moteur de ses œuvres, Sainte-Beuve pense les trouver en confessant les hommes, en
sondant les profondeurs de leur intimité. Il dessine une succession de planches d’anatomie
morale, il suit l’évolution des auteurs afin de cerner ce qui motive leurs actions, dont celle de la
création artistique. En 1832, il rédige un article intitulé « Du roman intime », qui ne fait pas le
portrait d’un individu réel, mais plutôt d’un personnage romanesque et du genre littéraire dont il
relève. « [C]’est la première fois peut-être qu’il était question de ce genre et de ce mot roman
intime, dont on a tant abusé depuis122 », note-t-il par rapport à ce titre d’article, réédité parmi ses
Portraits de femmes. Les romans intimes, selon lui, « […] sont des livres qui ne ressemblent pas à
des livres, et qui quelquefois même n’en sont pas ; ce sont de simples et discrètes destinées123 »
que l’on rencontre sous diverses formes. En effet, Sainte-Beuve déclare que l’écrin dans lequel
l’auteur place ces « productions nées du cœur124 » importe peu, tant qu’il n’en étouffe pas le fond,
c’est-à-dire tant qu’il n’altère pas le naturel et la pureté du sentiment amoureux éprouvé. « Le
mieux […] est de s’en tenir étroitement au vrai, et de viser au roman le moins possible, omettant
quelquefois avec goût, mais se faisant scrupule de rien ajouter125 », conclut-il quant à la forme et
au contenu. Bref, le genre que Sainte-Beuve décrit ici pour la première fois se trouve quelque
part entre l’Histoire et l’histoire. Il s’agit en quelque sorte d’une « histoire altérée, mais que sous
le déguisement des apparences une vérité profonde anime126 ». Tant du côté du roman que de
celui de la critique, c’est cette authenticité que Sainte-Beuve désire atteindre par-dessus tout.
C’est une étude du sentiment.
121 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 259. 122 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Du Roman intime », dans Portraits de femmes, nouvelle édition, revue et corrigée, Paris,
Garnier Frères, 1886, p. 22. 123 Ibid. 124 Ibid., p. 23. 125 Ibid., p. 23-24. 126 Ibid., p. 23.
31
Sa poésie et sa critique se rejoignent donc ici encore une fois, puisqu’elles sont issues des mêmes
tendances, des mêmes goûts beuviens pour les humbles, pour l’intime, pour les révélations. Mais
Sainte-Beuve craint d’être à jamais relégué au rang de parrain et non de père des œuvres127. Il se
rassure néanmoins en affirmant que sa production poétique lui confère un avantage par rapport
aux autres critiques :
Quand on a soi-même des portions de l’artiste, qu’on l’a été un moment ou du moins qu’on a désiré le devenir à quelque degré, la vigilance sur les créations naissantes est extrême. […] Quand elle a quelque fond d’artiste en elle, [la critique] est promptement avertie par un tact chatouilleux de ce qui se remue de poétique alentour ; qu’elle se réjouisse donc d’avoir à le dire ; qu’elle mette sa gloire à saluer la première ; sa consolation comme son devoir est de ne se lasser jamais.128
Cherchant une croyance sur laquelle s’appuyer et pensant avoir enfin trouvé une morale
satisfaisante du côté du mennaisianisme, redoutant l’infériorité de son talent artistique et se
résignant presque à accepter définitivement son rôle de critique ; telles sont les dispositions de
Sainte-Beuve alors qu’il rédige Volupté.
1.4.3. Volupté
Le 19 juillet 1834, La Bibliographie de la France annonce la parution imminente de Volupté129.
Lorsqu’il en discute avec Lamennais, Sainte-Beuve qualifie son œuvre à venir d’individuelle,
c’est-à-dire de « […] personnelle, œuvre où la personnalité de l’auteur [est] directement en cause,
présentée, analysée sous le voile de la fiction130 ». En fait, ce roman met en scène Amaury, un
jeune prêtre ayant lu les Confessions de Saint-Augustin et qui relate l’histoire de ses erreurs
juvéniles à un de ses amis131. Or sous la forme d’un examen de conscience, Sainte-Beuve y
confesse sa propre expérience amoureuse. Volupté est une autobiographie à peine déguisée, c’est
l’une des premières œuvres d’autofiction. Il y brosse une série de portraits, ceux de ses amis, de
ses relations, de son Adèle, et avant tout, de lui-même. D’ailleurs, Sainte-Beuve « [l]ui-même
nous fait remarquer que "presque tous les romanciers se sont mis eux-mêmes dans leurs
127 Ibid., p. 279. 128 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. Alfred de Musset », dans Portraits contemporains, II, op. cit., p. 200-201. 129 Sainte-Beuve avait confié à Lamennais, le mois précédent, qu’il souhaitait remplacer le titre par quelque chose de plus adéquat, mais lorsqu’il souhaita en changer pour Une vie morale, le titre Volupté avait déjà été annoncé. Voir Maurice Allem,
Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 93. 130 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 195. 131 Amaury fait des courses à cheval. Le soir, il se promène dans un verger fleuri avec Amélie, près de l’enclos, à la ferme où elle
habite. Il remarque un petit anneau au doigt de la jeune fille et l’essaye au sien. Il lui va. Il réalise alors qu’il ne peut choisir
d’épouser Amélie, car cela anéantirait toutes les autres possibilités que la vie lui réserve. Il ne se sent pas fait pour la tranquillité du mariage. Plus tard, lors d’une partie de chasse, il rencontre le marquis de Couaën (Victor Hugo), qui l’invite à son Manoir où
il rencontre sa femme, Madame de Couaën (Adèle Hugo). Amaury devient un ami intime du couple. Puis, un jour, il ressent de
la jalousie à l’égard du marquis, ce qui lui confirme son amour pour la femme de ce dernier. Afin de ne pas succomber à la tentation, Amaury décide de s’éloigner et, après avoir rencontré Monsieur Caron (Lamennais, doublé de Saint-Martin et de
Monsieur Hamon), il se convertit au catholicisme. Madame de Couaën tombe malade et lui demande de venir la confesser sur
son lit de mort. Amaury lui donne l’extrême onction, puis elle meurt sans avoir succombé à son amour pour Amaury.
32
romans"132 ». Désormais près de Lamennais, le critique se confesse en fait de la légèreté qui
l’habitait jadis, de la mollesse de sa volonté et de son inclination vers les plaisirs faciles.
Toutefois, ce projet de roman, bien qu’il soit un morceau de littérature intime, et donc une petite
bête d’égotisme, avait d’abord pour but de servir de dérivatif. Rappelons le premier article publié
par Sainte-Beuve dans le National : s’incluant dans la masse, le critique y condamnait le vice
auquel toute sa génération semblait succomber, celui de l’indécision et de l’indifférence morale.
Or l’intention du romancier est similaire ; Volupté est bien un « essai d’ "apologétique
expérimentale"133 ». En écrivant sa propre histoire, en la publiant, Sainte-Beuve tente de se guérir
du mal qui le ronge, mais également d’aider ses pairs en leur fournissant une voie à suivre, celle
de la conversion finale d’Amaury :
Se perfectionner et se guérir, c’est apprendre à guérir les autres et déjà même, par l’exemple, par « l’action autour de soi », commencer à les guérir ; la vraie charité sort de la vraie pureté : les sources du bien, même du bien général, les racines de l’arbre universel remuent et sont en jeu jusque dans les plus secrètes portions du moi ; « tâcher de guérir intimement, c’est déjà songer aux autres, c’est leur faire du bien, ne fût-ce qu’en donnant plus de vertu aux prières du cœur qu’on adresse pour eux ».134
Malheureusement, le roman n’a pas l’effet escompté. Plutôt que de le considérer comme une
invitation à la vie morale, les contemporains de Sainte-Beuve voient Amaury comme un membre
de la famille des René, des Werther ou des Oberman. Les lecteurs n’adhèrent pas au dénouement,
qu’ils jugent moins vraisemblable que la description de la corruption des passions du personnage
principal. Amaury est plus touchant et plus original que ses confrères : « René, c’était le jeune
romantique beau ; Amaury est le jeune romantique, sinon laid, du moins qui s’est cru laid et peut-
être n’a cessé de se croire laid, et dont, pour comble de disgrâce, une anomalie physique accroît la
timidité et aggrave les refoulements135 », explique Billy avant de rappeler que Sainte-Beuve était
hypospade136. Cette infirmité a pu décupler la sensibilité du romancier comme la perte de la vue,
par exemple, augmente l’acuité des autres sens. Ainsi, Volupté est le roman d’un sensuel qui va
parfois jusqu’à la synesthésie, selon le mot de Maurice Regard137. Sainte-Beuve, à travers son
personnage, se plait à décrire les sensations (particulièrement les différentes lumières et parfums)
que lui rappellent les paysages et les gens qui peuplent ses souvenirs, « [c]ar le passé est déjà pour
lui ce prisme merveilleux dont Proust tirera de chatoyants reflets138 ». Et ce que sa mémoire
132 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 280. Michaut cite les Lundis, V, p. 278. 133 Ibid., p. 288. 134 Ibid., p. 289. 135 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 197. 136 L’hypospadias est une malformation des organes génitaux masculins. Chez les hommes qui en souffrent, l’ouverture de l’urètre se situe sur la face intérieure du pénis au lieu d’être à l’extrémité du gland. 137 REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, op. cit., p. 74. 138 Ibid., p. 75.
33
ressuscite, c’est l’histoire de ses échecs, ce qui fait dire à Gustave Planche que Volupté est « le
roman du fiasco139 ». En effet, Amaury recherche constamment, de manière un peu masochiste, à
raviver ses insatisfactions, parce que ces états d’attente et de désir lui révèlent l’étendue et la
profondeur de son âme. Tel est également Sainte-Beuve :
Décidément, [il] est trop intelligent. Il a commencé à s’étudier pour se guérir ; et il a continué pour le plaisir de s’étudier, de se rendre compte à lui-même des origines de son anémie morale, des sources lointaines de sa faiblesse, des répercussions en son âme trop tendre des multiples influences subies. Il s’est trop bien expliqué quel il était ; et, pour se l’être exprimé, il s’est excusé d’abord, il s’est ensuite persuadé qu’il ne pouvait lutter efficacement contre sa nature même, contre ses instincts, contre tout ce qui est inné en lui, sans qu’il y soit pour rien. Et enfin, se prenant comme objet de ses méditations, il s’est aimé ; il s’est trouvé plus riche en émotions subtiles, plus fécond en complexités captivantes, plus abondant en perplexités dramatiques, qu’il ne l’avait peut-être supposé ; il s’est complu à voir germer et grandir en lui les végétations luxuriantes et malsaines des passions, des désirs, des voluptés, des séductions tortueuses ; il a pris plaisir à contempler en son âme la floraison des fleurs du mal.140
Sous les airs de piété et de charité qu’ont pu lui insuffler Saint-Augustin, les jansénistes de Port-
Royal, Madame de La Fayette, Jean-Jacques Rousseau ou Chateaubriand, Sainte-Beuve fait donc
déjà préfigurer une littérature se rapprochant de la décadence et du symbolisme. Volupté a
influencé les romantiques : on reconnaît dans le dénouement du récit « les deux motifs que
traiteront, deux ans et vingt ans après Sainte-Beuve, Lamartine et Flaubert, les deux scènes
célèbres dans notre littérature de la mort de Laurence confessée par Jocelyn et de l’extrême-
onction donnée à madame Bovary141 ». La place que Sainte-Beuve accorde à l’enfance et aux
premières expériences amoureuses inspire également à Flaubert la création de L’Éducation
sentimentale. Marcel Proust s’est aussi réapproprié ce mythe littéraire dans Un amour de Swann.
Parmi les contemporains de Sainte-Beuve, Chateaubriand, Michelet, Villemain, Nisard, Brizeux,
Magnin, Desbordes-Valmores et George Sand commentent favorablement son roman. Mais
Volupté n’eut que cette gloire limitée. Balzac reprend à son tour l’intrigue tricotée par Sainte-
Beuve dans Le Lys dans la vallée. On raconte que le romancier réaliste avait entrepris de rédiger ce
roman en 1823, mais qu’il l’avait abandonné, puis qu’il l’avait repris suite à sa lecture de Volupté,
afin d’y opposer une version améliorée. Balzac n’aime pas le style de Sainte-Beuve et le Lys, en
tant que « roman de la réussite sociale142 », se veut une réplique au « roman du moi143 » qu’est
Volupté. Il pensait également que la fin du récit manquait de réalisme.
139 Ibid., p. 71. 140 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 293. 141 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 116. 142 REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, op. cit., p. 78. 143 Ibid.
34
Balzac n’est pas le seul à avoir constaté les défauts de Volupté. Ce roman n’atteint pas son objectif
parce que son auteur ne croit pas au dénouement qu’il a inventé (avec la collaboration de
Lacordaire) ; parce que lui-même ne se convertira jamais, parce qu’il est trop amoureux d’Adèle
pour renoncer à son espoir de la faire céder ; parce qu’il est trop homme de lettres pour sacrifier
entièrement la forme à la vocation pédagogique de son roman ; parce qu’il y a mis trop
intelligence et que les lecteurs ne peuvent faire autrement que de remarquer tout ce que cette
œuvre comporte d’artifice, de système, de recherche. Bref, Volupté est un roman raté, mais un
roman digne d’intérêt de par son originalité, qui est de se présenter comme une « étude d’un cas
psychologique144 ». Pointilleuse, minutieuse, portraitiste, cette étude des désirs humains passera à
la postérité. En effet, le souci anatomique qu’on y retrouve a pu servir d’exemple aux avant-
gardes, dont Marcel Proust, qui y a certainement vu un modèle, selon Henri de Régnier145. En
fait, selon André Bellessort, « il serait impossible d’écrire l’histoire du roman français au dix-
neuvième siècle sans tenir compte de Volupté146 ». Henry Bremond y voit presque l’un des chefs-
d’œuvre de la littérature religieuse française, ce qui ne fait pas l’unanimité : à la mort du critique,
le public conclut, à l’instar de Jules Levallois, son ancien secrétaire, que le libéralisme et
l’anticléricalisme auxquels adhérait Sainte-Beuve en fin de vie étaient incompatibles avec la foi et
la dévotion qu’il avait mises de l’avant dans son roman147. Mais souvenons-nous que l’esprit de
Sainte-Beuve est en constante métamorphose et qu’il a pu, durant quelques années, espérer que
son Salut lui serait apporté par la religion, et plus spécifiquement par l’entremise du
mennaisianisme.
Et Sainte-Beuve aurait souhaité en rester là, car il a trouvé chez Lamennais, ce prêtre anti-
individualiste, des échos à ses penchants libéraux et démocratiques : une sympathie similaire à la
sienne pour le peuple, l’espoir que la religion puisse le sauver de la volupté et enfin, la conviction
que le pouvoir appartiendrait un jour aux âmes moyennes comme la sienne. Mais les
circonstances en décidèrent autrement. Il ne déserte pas cette doctrine comme il avait renoncé au
romantisme ou comme il avait laissé le saint-simonisme ; c’est plutôt elle qui s’éloigne de lui148.
144 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 120. 145 Ibid., p. 120-121. 146 Ibid., p. 97. 147 ALLEM, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 93-94. 148 En 1832, l’Avenir attirait déjà l’attention des évêques et des politiciens, qui ne le voyaient pas d’un bon œil et voulaient en
faire cesser la publication. Au lieu de laisser les choses se calmer, Lamennais, sur un mot du jeune et fougueux Lacordaire, s’était rendu à Rome pour exposer le conflit au pape. Sachant qu’il devrait le condamner s’il le recevait en audience, Grégoire
XVI refusa d’entendre Lamennais. Ce dernier comprit ce refus comme un accord tacite et continua de publier son journal. Or le
15 août 1832, le pape condamne ouvertement le libéralisme ainsi que la séparation de l’Église et de l’État en signant l’encyclique Mirari vos. Les idées de Lamennais, que l’on retrouvait dans l’Avenir, y sont sévèrement critiquées, bien que ni
Lamennais ni le nom de son journal n’y soit mentionnés. En décembre, malgré le choc de cette attaque officielle et contre ses
croyances profondes, Lamennais avait décidé de se ranger du côté de l’institution qui le condamnait. Sainte-Beuve avait alors jugé cette soudaine obéissance comme étant incompatible avec tout ce que le mennaisianisme avait défendu jusque là. Mais
Lamennais préparait sa vengeance. En avril, il confiait un manuscrit à Sainte-Beuve et lui donnait carte blanche quant à sa
publication. Ayant convaincu Lamennais de signer son papier, Sainte-Beuve s’était rendu chez Renduel qui accepta de
35
Lorsque Lamennais finit par capituler et se retirer définitivement de l’Église, Sainte-Beuve se
désole de voir qu’on puisse ainsi, contre toute logique et même à l’encontre de tout idéal moral,
renier ses propres écrits et ses doctrines les plus chères. Désillusionné du catholicisme socio-
libéral qui avait failli emporter son ultime adhésion, Sainte-Beuve se proclame désormais
« républicain rationaliste149 ». Cependant, son rationalisme n’a rien de métaphysique ; il
s’apparente davantage au bon sens, à l’opinion communément admise, vraisemblable. En fait,
Sainte-Beuve commence à s’affranchir de toutes les écoles dont il a été le disciple et le porte-
parole. Il délaisse la philosophie. Plus encore, il se désole de constater que la critique ne se soit
pas suffisamment émancipée et légitimée. Il se sent marginal, isolé, voire impuissant et inutile.
1.4.4. Désillusions : vers une critique indifférente
Redevenu sceptique, Sainte-Beuve fréquente l’Abbaye-au-Bois avec le détachement de
l’observateur, personnellement désintéressé de toutes les théories qui y circulent. Il adopte cette
figure de l’homme de lettres indépendant, capable de s’adapter à tous les milieux. En spectateur,
Sainte-Beuve entreprend d’annoter, dans le fameux Cahier vert (extrait de la collection Louvenjoul
et édité par Raphaël Molho), ses impressions sur ces après-midi de causerie dont Juliette
Récamier est l’instigatrice, la modératrice et l’arbitre. Ce Cahier vert, selon Verona, remplit à la fois
les rôles « [d’a]ide-mémoire et de journal intime150 » ; certains des extraits qu’il contient sont les
ingrédients primaires des portraits que Sainte-Beuve fera de Madame de Staël, Madame de
Récamier, Chateaubriand et d’autres figures contemporaines. Tout en y collectionnant les
anecdotes, il adopte une posture cynique vis-à-vis de la critique littéraire qu’il juge comme étant
une activité secondaire de peu d’importance.
L’Abbaye est aussi l’épicentre d’un réseau de relations sociales et politiques dont Sainte-Beuve
compte tirer profit. Il a besoin du parrainage de la petite cour de Madame Récamier. Ces
contacts lui permettront effectivement d’obtenir un poste à la Bibliothèque Mazarine, et plus
tard, ils catalyseront son accession à l’Académie. En d’autres termes, l’Abbaye contribuera à
légitimer le statut de critique de Sainte-Beuve. En retour, ce dernier contribuera à la gloire et à la
postérité du salon, en rédigeant des articles ou en publiant les portraits de Madame de Récamier
et de ses amis. Bref, la fréquentation des salons lui permet de se retrouver dans un univers clos et
l’imprimer, mais refusa d’y apposer son nom, et pour cause : il s’agissait d’un pastiche de l’Évangile! « [C]’était la première fois
qu’un grand écrivain, un chef de parti, se livrait, avec une gravité prophétique, à cette sorte de mystification littéraire148 », note
Bellessort. Ce pieux mensonge à tonalité apocalyptique, intitulé Paroles d’un Croyant, était un violent réquisitoire contre l’indifférence religieuse. Et Sainte-Beuve, dans l’article de la Revue des Deux Mondes qu’il lui a dédié, tentait d’en minimiser
l’impact négatif en atténuant les propos de Lamennais, car bien qu’il fût rassuré de voir que ce dernier n’avait pas complètement
abandonné son idéal démocratique, le critique voyait le danger d’une éventuelle rupture avec Rome. À partir de ce moment, Sainte-Beuve doute de la direction que prend Lamennais et commence à se chercher d’autres guides spirituels. 149 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 274. 150 VERONA, Roxana M., Les « salons » de Sainte-Beuve, op. cit., p. 58.
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sécurisant, une sorte d’alcôve où il observe la dynamique des mondanités, où il analyse les
différentes figures dont il peuplera ses Portraits de femmes et ses Portraits contemporains.
1.4.5. Portraits de femmes et Portraits contemporains
À cette époque, la critique beuvienne est toute en simplicité et en indulgence. Curieuse et
intelligente, elle cherche à connaître et à comprendre plus qu’elle ne juge. En se distanciant de
l’art utile, et même de l’art essentiellement formel, puisqu’il s’intéresse d’abord à l’homme,
Sainte-Beuve évite le côté superficiel et égocentrique d’une critique d’amateur. Le 24 juin 1833, il
écrit dans le National :
[Hors de la mauvaise critique], en face ou pêle-mêle, il y a la bonne, il y a celle des esprits justes, fins, peu enthousiastes, nourris d’études comparées, doués de plus ou moins de verve ou d’âme et consentant à écrire leurs jugements à peu près dans la mesure où ils les sentent. Cette espèce de critique est le refuge de quelques hommes distingués qui ne se croient pas de grands hommes, comme c’est trop l’usage de chaque commençant aujourd’hui ; qui ne méconnaissent pas leur époque, sans pour cela l’adorer ; qui, en se permettant eux-mêmes des essais d’art, de courtes et vives inventions, ne s’en exagèrent pas la portée, les livrent, comme chacun, à l’occasion, au vent qui passe, et subissent, quand il le faut, avec goût, la nécessité d’un temps qu’ils combattent et corrigent quelquefois, et dont ils se rendent toujours compte.151
La critique est ici décrite comme une analyse, non plus comme une résurrection. Reléguée au
second rang, après les œuvres littéraires, elle semble perdre aux yeux de Sainte-Beuve son
pouvoir recréant. « Réservons l’admiration pour les œuvres de poésie et d’art, pour les
compositions élevées : la plus grande gloire du critique est dans l’approbation et dans l’estime des
bons esprits », écrit-il à George Sand, en septembre 1833, par rapport à son article sur Sénancour
ayant servi de préface à Oberman. Cette critique ne donne donc plus la vie, mais l’explique de
l’extérieur. Se bornant à observer et à sentir, elle devient cependant plus libre, plus naturelle, plus
fluide. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le 8 juillet 1833 Sainte-Beuve reprenne cette description
de la critique qu’il avait déjà placée dans son Joseph Delorme :
L’art qui médite, qui édifie, qui vit en lui-même et dans son œuvre, l’art peut se représenter aux yeux par quelque château antique et vénérable que baigne un fleuve, pas un monastère sur la rive, par un rocher immobile et majestueux ; mais, de chacun de ces rochers ou de ces châteaux, la vie, bien qu’immense, ne va pas à tous les autres points, et beaucoup de ces nobles monuments, de ces merveilleux paysages, s’ignorent en quelque sorte les uns des autres ; or, la critique, dont la loi est la mobilité et la succession, circule comme le fleuve à leur base, les entoure, les baigne, les réfléchit dans ses eaux, et transporte avec facilité, de l’un à l’autre, le voyageur qui les veut connaître.152
151 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Loève Veimars », dans Premiers lundis, II, op.cit., p. 202-203. 152 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Adam Mickiewicz », dans Premiers lundis, II, op.cit., p. 227-228.
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C’est donc une critique ouverte et compréhensive que Sainte-Beuve prône alors, une critique
descriptive et impartiale qui s’abstient de conclure.
De plus en plus sceptique, Sainte-Beuve prend conscience des résultats que cette liberté
philosophique lui permet d’atteindre. En avril 1834, à la Revue des Deux Mondes, le critique publie
un article sur les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Grâce à ce papier, sorte d’échange de
services, il entre dans les bonnes grâces de Madame Récamier et gagne en assurance. Le 15
septembre de la même année, toujours pour complaire à l’Abbaye-aux-Bois, il y publie le portrait
de Ballanche. Cet article fût « une sorte d’événement153 » dans la carrière littéraire de Sainte-Beuve.
Certains rédacteurs du National lui reprochèrent rudement le ton et les propos tenus dans
l’article, car il semblait bien que Sainte-Beuve fut du même avis que Ballanche dont la position
religieuse et politique était fort éloignée de celle du journal. Mais le critique n’avait que trop bien
appliqué sa première méthode, signe qu’il n’avait pas encore totalement renoncé à la critique
d’intropathie :
En écrivant cet article et pour être plus sûr de comprendre comme il le fallait un auteur éminent, mais très-particulier et assez difficile, j’avais songé avant tout à me placer au point de vue de cet auteur et à le considérer, comme on dit aujourd’hui, dans son milieu. Je m’étais, pour le moment, transporté avec lui dans son monde, dans les régions d’idées ou d’opinions qu’il avait traversées, et je m’étais comme transformé en lui. Ç’a été volontiers de tout temps mon habitude et ma méthode de critique : je cherchais à m’effacer, à m’oublier ; je n’étais plus chez moi, j’étais chez un autre pour une quinzaine, ou mieux, j’étais cet autre même et l’on m’aurait pu prendre pour son second.154
En se mettant dans la peau de l’auteur qu’il analysait, en se rangeant de son point de vue, le
critique arrivait au degré d’impartialité et d’objectivité qu’il souhaitait atteindre. Il arrivait à ne pas
faire interférer sa propre subjectivité avec celle qu’il mettait de l’avant. Sainte-Beuve définit
désormais son but comme suit : « Préparer à la lecture de notre auteur, c’est là, en général, dans
les essais que nous esquissons, et ce serait dans celui-ci en particulier, notre plus entière
récompense.155 » La tâche du critique est donc de guider le lecteur, de lui fournir un itinéraire,
une sorte de carte touristique de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur étudié. L’objectif de la critique
littéraire est ainsi pensé de manière intrinsèque, car il sert directement la littérature et non un but
extérieur. Mais Sainte-Beuve ne peut se résigner à n’être qu’un guide qui doive s’effacer derrière
les panoramas et les portraits qu’il présente. Il berce encore des ambitions d’artiste et de savant ;
il voudrait que sa critique soit reconnue pour sa forme poétique et il sent que sa méthode
pourrait donner naissance à une nouvelle science.
153 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. Ballanche » [1834], dans Portraits contemporains, II, op. cit., p. 46. 154 Ibid. 155 Ibid.
38
Alors qu’il semblait y renoncer en 1833, il est à présent en train de fonder les principes
historiques de la biographie psychologique, méthode critique qui aspire au statut d’œuvre d’art.
Ces principes, nous les retrouverons expliqués dans un article que Sainte-Beuve publie en
décembre 1835 : Du génie critique et de Bayle156. Selon le critique, Bayle est le meilleur exemple d’un
esprit qui soit parfaitement adapté à la critique littéraire, qui se distingue autant des dogmes
artistiques que philosophiques. Effectivement, selon lui, le génie critique pur ne doit admettre
aucune loi, car travailler selon des catégories, c’est déjà imposer aux faits un biais, un jugement
partial. Selon Sainte-Beuve, le critique par excellence se doit d’accueillir tout ce que le monde lui
donne à voir et à sentir sans tenter de les faire cadrer avec ses propres concepts :
Ce génie, dans son idéal complet (et Bayle réalise cet idéal plus qu’aucun autre écrivain), est au revers du génie créateur et poétique, du génie philosophique avec système ; il prend tout en considération, fait tout valoir, et se laisse d’abord aller, sauf à revenir bientôt. Tout esprit qui a en soi une part d’art ou de système n’admet volontiers que ce qui est analogue à son point de vue, à sa prédilection. Le génie critique n’a rien de trop digne, ni de prude, ni de préoccupé, aucun quant à soi. Il ne reste pas dans son centre ou à peu de distance ; il ne se retranche pas dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son académie ; il ne craint pas de se mésallier ; il va partout, le long des rues, s’informant, accostant ; la curiosité l’allèche, et il ne s’épargne pas les régals qui se présentent. Il est, jusqu’à un certain point, tout à tous, comme l’Apôtre, et en ce sens il y a toujours de l’optimisme dans le critique véritablement doué.157
Bref, le génie critique est avant tout sceptique158. S’il doit faire preuve d’ouverture au moment de
comprendre l’œuvre, l’auteur et l’homme, il doit également s’assurer d’être neutre lorsqu’il les
explique. « Une des conditions du génie critique dans la plénitude où Bayle nous le représente,
c’est de n’avoir pas d’art à soi, de style159 », précise Sainte-Beuve. Le bon critique doit être
entièrement désintéressé, c’est-à-dire qu’il ne doit pas avoir d’agrément personnel à trouver une
œuvre belle. Il ne doit pas non plus chercher à plaire en polissant sa manière d’écrire, en forçant
le trait. Le critique est en outre cet être mobile et souple, nuancé à l’extrême, c’est un caméléon
affranchi de son intelligence et de ses passions. Si ses opinions paraissent se contredire donc, ce
n’est que parce qu’il applique parfaitement ce principe d’intropathie qui guide sa méthode. En
somme, « [Sainte-Beuve] s’est fait d’une indifférence systématique une méthode littéraire, comme
Descartes s’était fait du doute provisoire une méthode philosophique160 », explique Michaut.
Et tout en tirant le meilleur de l’esthétique de Bayle, Sainte-Beuve remédie à ses lacunes. En
1836, Sainte-Beuve publie le second tome des Critiques et Portraits littéraires. Dans la préface, il
156 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Du génie critique et de Bayle », dans Portraits littéraires, I, op. cit., p. 364-388. 157 Ibid., p. 370-371. 158 Le scepticisme de Bayle n’est cependant pas un scepticisme scientifique comme celui que Kant hérite de Pyrrhon et
d’Énésidème ; c’est un scepticisme érudit hérité de Lucien et de Montaigne, bien que s’en démarquant selon plusieurs aspects, dont l’absence de style propre et concerté. 159 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Du génie critique et de Bayle », loc. cit., p. 376. 160 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 334.
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expose clairement comment ses articles présentent des « avantages [compensant] les gênes
nombreuses et les inconvénients du genre [de la critique journalistique]161 ». Les études
beuviennes ont d’abord la prérogative de s’intéresser aux contemporains. Le critique pense
effectivement qu’il est plus facile d’atteindre la vérité intime qui anime les écrivains vivants ; pour
étudier les auteurs morts, l’intuition du critique aurait besoin d’être rééduquée, d’être initiée aux
codes d’une autre époque, afin de vraiment connaître la circonstance ayant vu naître leur talent.
« En parlant des morts, on est plus véridique par rapport à soi […] ; on dit tout ce qu’on sait ; mais
on sait moins, et ainsi l’on est souvent peut-être moins vrai par rapport à l’objet, que lorsque,
sachant plus, on ne dit qu’avec le sous-entendu des amitiés et des convenances162 », explique
Sainte-Beuve. Loin de se leurrer, il reste d’ailleurs sceptique quant à la possibilité d’atteindre cette
vérité. Le seul moyen, selon lui, est d’observer longuement et attentivement les débuts et les
développements de son sujet jusqu’à ce que se révèle, sous le masque des apparences, le détail
involontaire. D’ailleurs, la critique beuvienne s’écrit et se lit de la même manière : il faut chercher
entre les lignes, derrière les éloges, pour trouver l’infime indice accusateur. Sainte-Beuve avoue
lui-même sa manière de critiquer par insinuations :
La bienveillance donne le ton général à la plupart des morceaux, et à cet égard je me suis dit quelquefois que c’était une transformation de l’Éloge académique que je tentais. Mais cette bienveillance, et l’on veut prendre la peine d’en peser l’expression et d’en démêler la pensée, ne semblera pas aussi complaisante qu’on le croirait d’un premier coup d’œil, et elle ne va jamais, je l’ose dire, jusqu’à fausser et altérer la vérité. Au milieu de tant de mesures glissantes que nous avions à garder, et de la séduction de l’art même, qui n’est pas le moindre écueil, le vrai est resté notre souci principal.163
Par souci de délicatesse et avec tact, Sainte-Beuve juge donc à mi-voix la valeur morale des
hommes qu’il étudie. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas choisis au hasard. Lorsqu’il réalise ses
portraits individuels, Sainte-Beuve a déjà en tête l’idée d’en faire une galerie. Il les « [écrit] comme
devant former une espèce de tout, et comme ayant peut-être à gagner à ce rapprochement164 ».
Consciemment, le critique compile les données historiques et amasse les matériaux d’une science
à venir. « [Historiquement] parlant, ce qu’on appelle la mémoire des hommes tient souvent en
littérature au rôle attentif et consciencieux de quelque écrivain contemporain dont le témoignage
est consulté165 », fait-il remarquer. C’est cet aède qu’il souhaite devenir.
Pour marquer son rôle et affirmer son identité propre en tant que critique littéraire, Sainte-Beuve
rédige deux portraits où il compare implicitement sa méthode à celle de Villemain (janvier
161 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Deux préfaces », dans Premiers lundis, II, op. cit., p. 297-298. 162 Ibid., p. 298. 163 Ibid., p. 301-302. 164 Ibid. 165 Ibid., p. 299.
40
1836)166, puis à celle de Nisard (novembre 1836)167. Ces premières définitions par la négative
permettent à Sainte-Beuve de formuler une version positive de son esthétique et de sa méthode
critique.
De Villemain à Sainte-Beuve, il y a de multiples similitudes. Comme son maître, Sainte-Beuve
s’était distancié des doctrines de La Harpe et s’était intéressé au contexte socio-historique des
œuvres, ce qui était fort novateur pour l’époque. Les travaux de Villemain témoignent de ce legs.
Mais son influence ne fut pas transmise uniquement par la lecture. Sainte-Beuve distingue deux
types de littérature : « […] une littérature officielle, écrite, conventionnelle, professée,
cicéronienne, admirative ; l’autre orale, en causeries du coin du feu, anecdotique, moqueuse,
irrévérente, corrigeant et souvent défaisant la première, mourant quelquefois presque en entier
avec les contemporains168 ». Or c’est à travers la seconde que Villemain fit sa marque, selon lui :
L’originalité de M. Villemain dans sa critique professée, ce qui lui constitue une grande place inconnue avant lui et impossible depuis à tout autre, c’est de n’avoir pas été un critique de détail, d’application textuelle des quatre ou cinq principes de goût à l’examen des chefs-d’œuvre, un simple praticien éclairé […] ; c’est de n’avoir pas été non plus un historien littéraire à proprement parler, et dans ce vaste pays mal défriché, dont on ne connaissait bien alors que quelques grandes capitales et leurs alentours, de ne s’être pas choisi un sujet circonscrit, tel ou tel siècle antérieur, y suivant pied à pied ses lignes d’investigation, y élargissant laborieusement son chemin, y instituant une littérature historique, scientifique en quelque sorte, ne reculant pas devant l’appareil de la dissertation, […] comme doivent faire et font les jeunes et savants professeurs qui, succédant dans la carrière à M. Villemain, veulent être originaux et utiles après lui. Son procédé est autre et tout complexe. […] M. Villemain, nourri de l’histoire, de l’antiquité et des littératures modernes, de plus en plus attentif à n’asseoir son jugement des œuvres que dans une étude approfondie de l’époque et de la vie de l’auteur, et en cela si différent des critiques précédents qui s’en tiennent à un portrait général au plus, et à des jugements de goût et de diction, ne diffère pas moins des autres appliqués et ingénieux savants ; sa manière est libre en effet, littéraire, oratoire, non asservie à l’investigation minutieuse et à la série de faits, plus à la merci de l’émotion et de l’éloquence. L’histoire, chez lui, prête sa lumière à l’imagination, le précepte se fond dans la peinture.169
Ce que le jeune critique admire avant tout chez son ancien professeur, comme on l’a vu, ce sont
ses talents de causeur et de portraitiste. Il y a plus d’art que de science dans une telle critique.
D’ailleurs, cela révèle peut-être sa nostalgie de l’ancien monde littéraire, des sociabilités et des
mondanités du XVIIIe siècle, d’une littérature conversée, qui se retrouve menacée par le nouvel
166 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Villemain en 1836 », dans Portraits contemporains, II, op. cit., p. 358-396. 167 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Nisard en 1836 », dans Portraits contemporains, III, op. cit., p. 328-357. 168 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Villemain en 1836 », loc. cit., p. 374. 169 Ibid., p. 380-381.
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âge de l’imprimé et de la presse écrite, cet âge de la littérature silencieuse et « distante » à laquelle
il est contraint de participer170.
Sainte-Beuve, tout en rendant hommage à Villemain pour ses talents de composition, ne manque
cependant pas de rappeler que si ce dernier n’a pas réellement mis son programme en
application, s’il « n’a pas fondé d’école, à proprement parler171 », c’est parce qu’il lui manque la
profondeur et la rigueur que confère une méthode. C’est aussi sans doute parce qu’il lui manque
cette indépendance de doctrine et de caractère nécessaire pour aborder les œuvres et les auteurs
mineurs, pour oser avancer une opinion allant contre le consensus populaire. Les défauts de
Villemain, Sainte-Beuve pense les corriger par son scepticisme et son impartialité, éléments de sa
méthode critique.
Quant à Nisard, Sainte-Beuve lui adresse plusieurs reproches. Tout d’abord, il n’a rien de
l’historien, mais il n’a pas non plus le sens de la nouveauté et le goût du progrès. Et puis, il
n’étudie que les œuvres en elles-mêmes, de préférence les œuvres exceptionnelles. Sainte-Beuve
décèle là une contradiction : comment peut-on apprécier les talents géniaux alors même qu’on
est le gardien de la tradition ? comment défendre à la fois l’exception et la règle ? Car Nisard est
bien ce critique qui lutte « pour la littérature française contre les littératures étrangères, pour les
grands siècles et les gloires établies contre les usurpations récentes, pour la prose non poétique
contre les vers et la forme vivement exaltés172 ». En d’autres mots, Sainte-Beuve reproche à Nisard
de ne pas prendre en considération la mouvance et les nuances des œuvres qu’il étudie, variations
qui sont dues à la nature humaine. Il lui reproche également de n’être qu’un pédagogue, c’est-à-
dire d’enseigner des règles, de faire comprendre la littérature à travers des lois. « Il n’y a pas
d’originalité réelle, selon nous, dans son système173 », déclare Sainte-Beuve. En résumé, la critique
de Nisard, bien que solidement construite, est trop étroite.
Les articles que Sainte-Beuve rédige contre Villemain et Nisard prouvent que Sainte-Beuve ne
doute plus de tout ou, comme le dit Michaut, « qu’il [a] au moins foi en son scepticisme comme
méthode critique174 ». Ce nouveau fondement modifie la portée de certains principes que Sainte-
Beuve appliquait déjà intuitivement.
170 Voir la thèse de Guillaume Pinson, qui rend compte de ce glissement de la mondanité à l’âge médiatique qui survient au tournant du siècle : Fiction du monde : de la presse mondaine à Marcel Proust, Montréal, Presses universitaires de Montréal,
2008. 171 Ibid., p. 393. 172 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Nisard en 1836 », loc. cit., p. 335. 173 Ibid., p. 350. 174 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 342.
42
La critique, telle que conçue par Sainte-Beuve, ne sert pas à édifier des monuments historiques
ou à créer une hiérarchie des genres ou des auteurs, pas plus qu’elle ne sert à confirmer les
théories esthétiques classiques ou à proposer une programme dogmatique reposant sur la
tradition. La critique littéraire beuvienne de cette époque est d’abord analytique et explicative. Le
premier but qu’elle se donne est celui de comprendre l’être humain dans toute sa complexité.
C’est une critique psychologique, voire même éthique et philosophique, que pratique Sainte-
Beuve. Mais ce dernier ne se fie pas uniquement à son jugement rationnel, il laisse volontiers son
intellect de côté afin d’aborder l’homme qu’il étudie grâce à une autre faculté, l’intuition. Tel un
caméléon, Sainte-Beuve conforme sa sensibilité à celle de son sujet, il s’identifie à lui, se calque
sur ses habitudes et ses désirs, se replace dans le même contexte qui a vu naître ses idées, qui l’a
inspiré. Mais pour exercer cette critique d’intropathie, Sainte-Beuve doit choisir des sujets à sa
mesure. En d’autres termes, il ne peut étudier que les auteurs auxquels il est capable de
s’identifier. Si la différence de stature est trop grande, si le génie de l’écrivain le dépasse
incommensurablement, il préfère ne pas s’y attaquer. Il se reconnaît davantage chez les âmes
moyennes, et les comprend plus aisément. La critique littéraire telle qu’il l’entend n’a donc pas
pour mission de révéler les aberrations ou les exceptions que sont les égos démesurés des artistes
magistraux, mais plutôt la règle générale, le cours normal d’une vie modeste où la création et
l’inspiration occupent une place importante.
Dans le but de comprendre l’homme derrière l’œuvre, Sainte-Beuve s’attribue le rôle de critique-
moraliste. Cependant, pour révéler la vraie nature de l’écrivain qu’il étudie, il ne peut s’attaquer
uniquement à l’individu, il doit aussi s’intéresser au moment et au milieu. Il n’est pas nouveau de
voir Sainte-Beuve affirmer qu’il est crucial d’observer la formation d’un esprit à ses débuts175, car
cette période d’apprentissage va se refléter sur l’entièreté de son existence. Il est également
primordial de connaître les circonstances de l’évolution de sa pensée, c’est-à-dire de savoir dans
quels groupes littéraires il a évolué, à quelle époque, dans quel pays, sous quel régime politique,
etc. Lorsqu’on a saisi les origines, le point de départ d’un parcours artistique, la moitié du travail
est achevée. En effet, Sainte-Beuve pense que le premier chef-d’œuvre d’un auteur contient
énormément d’informations sur ses motivations esthétiques et donc, sur lui-même. Mais il ne
faut pas s’arrêter là. On doit observer l’évolution ou la maturation des idées et des sentiments de
l’auteur dont on a saisi un cliché de jeunesse. La comparaison dans le temps est en effet un outil
indispensable de la critique beuvienne. Cet avant-après révèle les manquements de certains
portraits que Sainte-Beuve s’empresse de corriger. Son jugement reste donc toujours ouvert,
175 Nous avons remarqué que Sainte-Beuve utilise très fréquemment l’expression « de bonne heure » pour situer le moment des débuts. Une étude plus systématique de l’emploi de cette formule pourrait révéler un tic langagier propre au critique. Que penser
alors de l’incipit de la Recherche : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » ? Hommage ? Ironie ? Proust aurait-il placé
la totalité de son roman sous patronage beuvien ? C’est une hypothèse qu’il faut approfondir.
43
comme en suspens, tant que l’auteur qu’il étudie n’est pas décédé ou tant que toutes les
informations sur son compte n’ont pas été cumulées.
Le nombre et la précision des renseignements que Sainte-Beuve recueille doivent être à la
hauteur de sa minutie et de son goût pour l’exactitude. En fait, il ne trouve ce qu’il cherche, la
vérité intime qui motive et anime toute la vie d’un homme, qu’à travers les détails que ce dernier
n’a pas réglés, ces matériaux restés bruts et qui dévoilent l’inconscient et l’inconditionné. Sainte-
Beuve pratique, d’une certaine manière, une critique d’enquête policière. Il cherche l’indice laissé
derrière par inadvertance, la preuve incriminante :
On s’enferme pendant une quinzaine de jours avec les écrits d’un mort célèbre, poète ou philosophe ; on l’étudie, on le retourne, on l’interroge à loisir, on le fait poser devant soi ; c’est presque comme si l’on passait quinze jours à la campagne à faire ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe ; seulement on est plus à l’aise avec son modèle, et le tête-à-tête, en même temps qu’il exige un peu plus d’attention, comporte beaucoup plus de familiarité. Chaque trait s’ajoute à son tour, et prend place de lui-même dans cette physionomie qu’on essaie de reproduire ; c’est comme chaque étoile qui apparaît successivement sous le regard et vient luire à son point dans la trame d’une belle nuit. Au type vague, abstrait, général, qu’une première vue avait embrassée, se mêle et s’incorpore par degrés une réalité individuelle, précise, de plus en plus accentuée et vivement scintillante ; on sent naître, on voit venir la ressemblance ; et le jour, le moment où l’on a saisi le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux déjà clair-semés, – à ce moment l’analyse disparaît dans la création, le portrait parle, on a trouvé l’homme.176
Il ne peut pas se contenter d’amasser des faits ; il doit surtout être en mesure de les interpréter
avec justesse.
La seule limite que Sainte-Beuve imposera à son amour de l’authenticité et de la réalité, c’est le
bon goût. Sainte-Beuve est un homme délicat. Récemment, il est même devenu un homme du
monde. Il se fait un devoir de ne pas froisser et de ne pas choquer la sensibilité de ses lecteurs, et
peut-être surtout de ses lectrices. Ainsi, par retenue et par sobriété, il omet quelques éléments
inconvenants. Le goût est effectivement la seule infidélité qu’il ait commise par rapport à la
morale. Il faut aussi se rappeler que Sainte-Beuve aime les voiles et les demi-teintes, les secrets et
les confidences. Si elle ne parvient pas à exprimer une chose ouvertement, sa critique se charge
au moins de la suggérer, de l’insinuer. C’est ainsi que fonctionne son jugement esthétique : il
propose plutôt qu’il n’impose. Cette manière de procéder est similaire à celle de Daunou, l’ancien
maître de Sainte-Beuve. Après être avoir essayé plusieurs chapeaux, ce dernier semble finalement
en revenir à ses premières influences, celles des Idéologues.
176 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Diderot », dans Portraits littéraires, I, op. cit., p. 239-240.
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En somme, la critique littéraire beuvienne devient à la fois et paradoxalement plus personnelle et
plus impersonnelle. D’abord, c’est une critique particulière qui lui appartient en propre
puisqu’elle ne prend désormais plus appui sur des doctrines et des idéaux étrangers. À partir de
ce moment, Sainte-Beuve a confiance en sa méthode individuelle. Mais cette méthode a quelque
chose d’impartial et d’objectif, voire d’indifférent. Étant exclusivement littéraire, elle ne s’occupe
ni de religion ni de politique, elle est comme coupée du monde. Sainte-Beuve met de l’avant une
critique désintéressée, car il ne prend plus le risque d’y mêler ses sentiments et ses émotions : « Sa
critique avait été critique-lyrique, critique-confession, d’un poète passionné, d’un amoureux
fervent, d’un croyant enthousiaste : elle devient critique pure d’un pur "génie critique".177 »
1.4.6. Le Livre d’amour et les Pensées d’août
Les principes critiques de Sainte-Beuve se sont répercutés jusque dans sa poésie. En effet,
lorsqu’on lit le Livre d’amour, recueil composé pendant sa période de transformation, soit entre
1831 et 1837, et les Pensées d’août178, recueil rédigé à la toute fin de cette évolution, on remarque
les changements qui se sont opérés tant chez le critique que chez le poète.
Encouragé par la réussite que Volupté avait connue dans son cercle d’amis, Sainte-Beuve rédige le
Livre d’amour. À l’instar de ses œuvres précédentes, ces nouvelles poésies ont des allures de
journal intime. Les quarante-et-une pièces du recueil179 prennent la forme d’un aveu ou d’une
confession, celle de son aventure avec la femme d’un homme marié. Tout y est raconté : la
rencontre, la séduction, la jalousie passagère d’Adèle, les obstacles, les promenades et les rendez-
vous, la possibilité que la fille d’Adèle soit son enfant, la liaison de Victor avec Juliette Drouet,
etc. Et les motifs de Joseph Delorme et des Confessions y reviennent, inlassables, comme l’air de
Volupté, celui-là même qu’il entonnera en rédigeant Madame de Pontivy, en 1837 : mélancolie,
nostalgie, jalousie, rêves de bonheur et de douceur, chastes délectations amoureuses, etc. C’est
d’ailleurs pour reconquérir Adèle que Sainte-Beuve rédige Madame de Pontivy180, nouvelle
autofictionnelle. Mais sans succès.
À partir de cette rupture, Sainte-Beuve décide de ne plus mêler sa vie intime à ses œuvres
littéraires. André Billy le confirme : « Il cessa […] d’être romancier comme il cessa d’être poète :
177 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 352. 178 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Les Pensées d’août », dans Consolations, Pensées d’août, Notes et sonnets, Un dernier
rêve, op. cit., p. 129-285. 179 Quarante-cinq si l’on compte les quatre morceaux non numérotés. 180 Composée à l’automne 1836, cette nouvelle, qui est le récit transposé de l’aventure entre Adèle et Sainte-Beuve, parut dans la
Revue des Deux Mondes le 15 mars 1837. Cette nouvelle est aussi comme une petite suite ou un écho à Volupté. Mais la fin diffère, quoiqu’elle soit tout autant fantasmée que dans le roman. En effet, le dénouement présente Madame de Pontivy et son
amant s’avouant la réciprocité et la survivance de leur amour malgré les années et les circonstances. Et Sainte-Beuve, des années
plus tard, insérera ce texte à la fin d’un recueil majoritairement composé d’essais, intitulé Portraits de femmes.
45
parce qu’il cessa d’aimer.181 » Dès lors, les vers qu’il produit sont issus d’une autre source que
celle du sentiment, ils proviendront de son « goût inné de la réalité commune182 ». Ainsi, les
Pensées d’août, parues le 30 septembre 1837 chez Renduel sans nom d’auteur, ont une tonalité plus
analytique. Si son cœur est moins investi dans sa poésie, sa tête l’est davantage. Les deux poèmes
qui ouvrent le recueil, Pensées d’août et Monsieur Jean, sont rédigés dans un style narratif sans éclat
qui, selon la critique de l’époque, manque de naturel183. Ces morceaux témoignent de la curiosité
intellectuelle qui habite Sainte-Beuve. Il écrit, dans un morceau adressé à Eustache Barbe :
Je vais donc et j’essaie, et le but me déjoue, Et je reprends toujours, et toujours, je l’avoue, Il me plaît de reprendre et de tenter ailleurs, Et de sonder au fond, même au prix des douleurs : D’errer et de muer en mes métamorphoses ; De savoir plus au long plus d’hommes et de choses, Dussè-je, au bout de tout, ne trouver presque rien : C’est mon mal et ma peine, et mon charme aussi bien. Pardonne, je m’en plains, souvent je m’en dévore, Et j’en veux mal guérir… plus tard, plus tard encore !184
Si les positions esthétiques de Sainte-Beuve se sont raffermies depuis qu’il a exposé sa méthode
critique, ses opinions politiques et religieuses demeurent incertaines ; il se « plaît » même à en
changer, par pur désir de connaissance. Bref, le critique cherche encore des réponses. et c’est à
Lausanne en étudiant Port-Royal qu’il espère cette fois les trouver.
1.5. Sainte-Beuve après Lausanne : la critique beuvienne
Le cours que Sainte-Beuve professe à Lausanne et duquel sortira Port-Royal185, ouvrage sur lequel
il planche depuis au moins trois ans, débute le 6 novembre 1837 et prend fin le 25 mai 1838,
après quatre-vingt-une leçons d’une heure, dispensées les lundi, mercredi et vendredi entre trois
et quatre heures de l’après-midi186. Pendant sept mois, Sainte-Beuve vit cloîtré, ne sortant que
pour donner son cours, puis pour aller passer la soirée chez des amis, les Olivier. Lorsqu’il rentre
à Paris, en juin 1838, il reprend son train de vie et, au travers, poursuit la rédaction de Port-Royal,
qui comptera cinq tomes publiés sur une période de plus de vingt ans187.
181 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 205. 182 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 355. 183 REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, op. cit., p. 94. 184 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Les Pensées d’août », loc. cit., p. 247. 185 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Port-Royal, Paris, L. Hachette et Cie, [1840-1859] 1859-1860, 5 tomes. 186 Ibid., p. 110. 187 Le premier tome paraît chez Renduel en avril 1840. L’imprimeur cède le droit de vente à Hachette le 9 janvier 1841. Le
second tome paraît le 19 février 1842 ; le troisième, qui porte spécifiquement sur Pascal, ne paraît qu’en 1848 ; le quatrième et le
cinquième, en 1859.
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Chaque leçon qu’il élabore est une brique de plus à l’édifice qu’il est en train de construire, le
livre d’histoire littéraire qu’il projette depuis si longtemps de publier, l’ouvrage monumental qui
obligerait enfin ses contemporains à le reconnaître. Cette construction érudite et minutieuse n’a
toutefois rien pour séduire un auditoire. « Sans doute l’expression parfois n’est pas sans mollesse
et l’action languit dans ce style à facettes dont le manuscrit montre la naissance par images
surimposées ; dans cette composition qui se promène et se perd, il y a quelque chose de
proustien188 », estime Maurice Regard. Et malheureusement, intimidé par cette première charge
d’enseignement et loin de posséder les talents d’un bon orateur, Sainte-Beuve lit ses notes.
Chacune de ses faiblesses est sévèrement critiquée. Mais il aura tôt fait de remettre Port-Royal et
ses représentants jansénistes à la mode. Avant que le critique ne s’y intéresse, tout ce que
l’imaginaire social véhiculait sur l’abbaye janséniste provenait de l’Abrégé de Racine, paru en 1767,
soit soixante-huit ans après la mort du tragédien189. Après l’intervention beuvienne, Port-Royal
évoquera une multitude de personnages riches et complexes, d’âmes devenues presque
contemporaines et même familières.
Outre la requête de Guizot qui avait exigé de Sainte-Beuve qu’il lui fournisse un ouvrage afin
d’appuyer sa nomination pour le remplacement d’Ampère, les raisons pour lesquelles le critique
s’est intéressé spécifiquement à Port-Royal sont révélatrices de sa personnalité. « Toute sa nature,
à vrai dire, son itinéraire spirituel, le poussait vers Port-Royal190 », estime Maurice Regard. Déjà,
en 1829, il avait écrit les Larmes de Racine191 et fantasmé « Port-Royal et son doux rivage, / Son
vallon calme dans l’orage, / Refuge propice aux devoirs : / Ses châtaigniers aux larges ombres ; /
Au dedans, les corridors sombres, / La solitude des parloirs.192 ». La même encre janséniste était
sortie de la plume de l’auteur des Consolations et de Volupté. « [L]es vies obscures, les abnégations
muettes, les sacrifices dont on ne soupçonne la flamme qu’à l’odeur d’encens qui monte vers le
ciel193 » : Port-Royal comprenait tout ce qui lui plaisait dans ses œuvres antérieures et dans la
poésie en général. L’étude d’une telle galerie de personnages pouvait très facilement lui faire
entrevoir la diversité des portraits qu’il aurait à peindre, la multitude de caractères dont il pourrait
dégager une constante, un trait commun. « Et disons-le une fois pour toutes, quand Port-Royal
188 REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, op. cit., p. 103. 189 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 178. 190 REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, op. cit., p. 89. 191 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Les Consolations », loc. cit., p. 84-88. 192 Ibid., p. 87. 193 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 211.
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ne serait pour nous qu’une occasion, une méthode pour traverser une époque, et qu’on s’en
apercevrait, l’inconvénient ne serait pas grand194 », avoue Sainte-Beuve dès le premier tome.
1.5.1. Port-Royal
En tant que critique, Sainte-Beuve mène Port-Royal de manière semblable aux portraits qu’il
exécute déjà. Michaut énumère les traits beuviens que l’on retrouve dans cette étude d’ensemble :
son goût pour la précision et la vérité, son scepticisme historique, sa méfiance envers la nature
humaine et son malin plaisir à la mettre à nu, son souci des origines et son intérêt pour les aveux
involontaires ainsi que son sens de la continuité entre les époques et les genres195. « Au fond, il
applique à Port-Royal tout entier la méthode qu’il a toujours appliquée : et ainsi, c’est le portrait
général d’un groupe, en même temps qu’une galerie de portraits individuels196 », estime le
spécialiste. Mais le critique évite de figer sa prise, il construit son image par petites touches
successives, disséminées çà et là, permettant au lecteur de se faire sa propre idée du modèle.
Sainte-Beuve conserve cette liberté, car il n’est pas plasticien, mais poète, voire même
dramaturge. Il se fait conteur, narrateur et guide, sa manière est plus artistique que scientifique,
même si son fond est empirique :
C’est toujours du plus près possible qu’il faut regarder les hommes et les choses : rien n’existe définitivement qu’en soi. […] Qu’on se rappelle l’expérience : dans les choses de cette vie actuelle et contemporaine, combien de fois ne se trompe-t-on pas […] en jugeant de loin des hommes, des nations, des villes, des paysages, qu’on s’étonne ensuite, quand on les approche et qu’on les parcourt en détail, de trouver tout autres qu’on ne se les figurait ! À combien plus forte raison doit-il en être ainsi dans l’histoire du passé ! Seulement là, le plus souvent, la vérification dernière est impossible, et l’approximatif seul fait la limite extrême de notre observation. Au moins quand des tableaux, des récits naïfs se présentent, profitons-en pour éclairer certains coins de mœurs et certains caractères de personnages, pour tâcher de nous les peindre dans rien d’abstrait ni de factice, et comme ils étaient, avec leur bon et leur mauvais, dans ce mélange qui est proprement la vie.197
Sainte-Beuve donne dans la digression comme il l’a toujours fait, et ouvre des parenthèses sur
Boileau, La Bruyère, La Fontaine, Madame de Sévigné, Vauvenargues, Fénélon, etc. C’est en
moraliste qu’il les interroge, car ce qu’il cherche dans cette abbaye janséniste, ce sont les pères et
les mères d’Amaury et de Lélia. Cette quête distingue Port-Royal des autres travaux critiques
beuviens.
194 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Port-Royal, I, op. cit., p. 156. Cette antiphrase euphémisante fait d’ailleurs penser à
l’introduction du CSB où Proust écrit : « [la] méthode de Sainte-Beuve n’est peut-être pas au premier abord un objet si
important. » Voir CSB-1954, op. cit., p. 59. 195 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p.393-396. 196 Ibid., p.395. 197 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Port-Royal, I, op. cit., p. 81-82.
48
Dans son nouvel ouvrage, Sainte-Beuve innove. Il tire profit du fait d’étudier un regroupement
complexe plutôt qu’un individu ou qu’une école purement littéraire et devient un critique plus
complet. D’une part, il applique sa méthode historique avec davantage de patience et de minutie,
ce qui donne plus de profondeur à ses enquêtes198. Il aiguise également son sens de
l’interprétation : en tant que critique littéraire, il s’attarde à faire ressortir les traits significatifs des
sujets qu’il observe afin de construite une unité psychologique vraisemblable199. D’autre part,
Port-Royal est l’occasion pour Sainte-Beuve de théoriser certains aspects de sa méthode critique,
certaines idées qu’il mettait déjà en œuvre, mais qu’il n’avait jamais formulées auparavant.
Premièrement, sans en élaborer les fondements comme le fera Taine par la suite, il énonce la
théorie de la faculté-maîtresse, cette « aptitude exceptionnelle et dominatrice qui caractérise
certains hommes200 », qui agit telle une prédestination de la nature humaine. « J’aime à saisir le
premier éveil d’une vocation, le déchiffrement de l’instinct […] ce jeu de la faculté première201 »,
écrit Sainte-Beuve. Ce faisant, il reste sur ses gardes, car il sait trop bien que l’homme est parfois
double, voire triple, et que cette saillie ne doit pas occulter le reste des caractéristiques qui
composent chaque portrait.
Deuxièmement, de l’étude des facultés humaines et de leurs différentes combinaisons découle un
constat important : il existe des types généraux, des sortes d’hommes :
Les familles véritables et naturelles des hommes ne sont pas si nombreuses ; quand on a un peu observé de ce côté et opéré sur des quantités suffisantes, on reconnaît combien les natures diverses d’esprits, d’organisations, se rapportent à certains types, à certains chefs principaux. […] C’est absolument comme en botanique pour les plantes, en zoologie pour les espèces animales. Il y a l’histoire naturelle morale, la méthode (à peine ébauchée) des familles naturelles d’esprits. Un individu bien observé se rapporte vite à l’espèce qu’on n’a vue que de loin, et l’éclaire.202
Ainsi, pour le critique, classer les esprits n’est pas une fin en soi, mais plutôt un instrument qui
lui permet de pénétrer les âmes que son expérience personnelle n’atteint pas. En rapportant ce
qu’il connaît de ses contemporains, qu’il dissèque avec attention, aux traces laissées par les
Anciens, qu’il analyse tel un archéologue, il se fait une idée plus nette de ce qui a bien pu inspirer
les idées et les doctrines littéraires du passé, mais aussi celles de son temps. Bref, il applique le
principe biologique de l’évolution, l’idée de génération, à la littérature.
198 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 404-405. 199 Ibid., p. 405-406. 200 Ibid., p. 408. 201 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Port-Royal, III, op. cit., p. 499. 202 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Port-Royal, I, op. cit., p. 58.
49
Troisièmement, « ce que Sainte-Beuve doit à Port-Royal, c’est d’avoir réappris à porter un
jugement littéraire sur les œuvres et les hommes dont il parle203 ». Depuis qu’il a abandonné le
romantisme, il flotte entre plusieurs doctrines politiques et religieuses qui relèguent l’art au
second plan. Il ne s’est donc pas fixé de critères esthétiques depuis un bon bout de temps. Or en
étudiant les œuvres qu’a inspirées Port-Royal, des œuvres possédant toutes le même fond moral
et idéologique, Sainte-Beuve est charmé à des degrés différents. Si le fond est sensiblement le
même, c’est que la forme doit peser son poids dans la balance artistique. Et par conséquent, il est
possible de départager les œuvres bonnes et belles des œuvres quelconques. Pour ce faire, Sainte-
Beuve se base sur le critère du goût, au sens classique du terme. Ce barème arbitraire et subjectif
est heureusement informé par l’intelligence du critique, qui a également le souci du vrai. Cette
association de la bienséance et du réalisme n’est pas nouvelle chez le critique, mais la nécessité
d’en faire impérativement un critère de jugement littéraire l’est.
Le critique ressort de Port-Royal moins religieux et plus anti-chrétien que jamais. Si ces années
d’écriture, d’assemblage et de corrections prennent l’allure d’une faillite de la foi, elles ont
néanmoins apporté beaucoup à Sainte-Beuve sur le plan intellectuel. En effet, Port-Royal est
probablement l’épicentre de sa vie littéraire, son chef-d’œuvre par excellence :
C’est là qu’il a, pour la première fois, parfaitement uni les diverses tendances, heureusement hiérarchisé les diverses aptitudes de son talent. C’est là que son inspiration poétique, renonçant à se creuser un lit séparé, que sa vocation de romancier, renonçant à se faire un cours distinct, sont venues se jeter, s’absorber, se fondre dans sa critique. C’est là que ses dons de psychologue et ses dons d’historien ont contracté une indissoluble alliance. C’est là enfin qu’il s’est révélé à lui-même, qu’il a révélé aux autres l’ampleur, la plénitude, la souplesse de son esprit.204
En d’autres termes, Port-Royal est l’œuvre qui fournit la mesure du critique ainsi que les éléments
clés de sa méthode.
1.5.2. À la Revue des Deux Mondes : pessimisme littéraire
À Lausanne, Sainte-Beuve était parti chercher la foi, il ne l’a pas trouvée, et ne la cherchera plus.
D’ailleurs, aucun de ses nouveaux articles ne touche la question religieuse, ce qui contraste avec
ses écrits antérieurs. Son désintérêt pour le christianisme est doublé d’une résignation au
girondisme et d’une prise de distance par rapport au romantisme. Il finira même par délaisser
Pascal au profit de son opposant, Montaigne, considérant ce dernier comme la mesure naturelle
des hommes, une jauge qui lui ressemble, celle du scepticisme. Et ce scepticisme est l’une des
couches profondes du processus de sédimentation de sa pensée, couche qui se dépose
203 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 411. 204 Ibid., p. 415.
50
définitivement à son retour de Lausanne, alors que le critique se retrouve face aux vestiges de ses
allégeances politiques, religieuses, esthétiques et amoureuses.
Au printemps 1839, toujours triste et désœuvré, le critique part en solitaire pour l’Italie. Il
reviendra à la fin de l’été, en passant d’abord par Lausanne. Lorsque Sainte-Beuve rentre à l’hôtel
de Rouen et retrouve son poste de journaliste à la Revue des Deux Mondes et à la Revue de Paris, une
nouvelle déception s’ajoute à ses désillusions idéologiques : sa situation sociale et pécuniaire n’est
pas à la hauteur de son mérite ; il le sait, et il envie les titres et les fonctions auxquels ses anciens
amis ont accédé. La seule fierté de Sainte-Beuve consiste à « sauvegarder son indépendance
sauvage, former le projet de "faire le condottière, le pirate critique infatigable" affranchi de toute
loi extérieure205 ». Bref, il cherche à la fois à se définir et à instaurer son autorité critique. Mais il
voit la difficulté d’accomplir ces tâches alors que la littérature est en pleine décadence.
Pessimiste quant à sa condition, il publie alors « De la littérature industrielle »206. Paru le 1er
septembre 1839, dans la Revue des Deux Mondes, cet article dénonce la montée d’une littérature
commerciale : les écrivains préférant la fortune et la célébrité à leurs devoirs esthétiques et
moraux; l’écriture passant du statut de vocation à celui de métier à cause du « démon de la propriété
littéraire207 » ; la critique-publicité s’infiltrant dans les journaux et les librairies, rendant presque
impraticable toute critique impartiale, laquelle pourrait nuire aux ventes. Autrement dit, cet
article est dirigé contre le roman-feuilleton, publié dans la grande presse quotidienne. Sainte-
Beuve constate amèrement que, suite aux Trois Glorieuses, les Globistes ont fait défection à la
littérature, qu’ils ne se sont pas ralliés pour contrer ce nivèlement vers le bas et que désormais, la
jeunesse littéraire n’a plus de groupe auquel se rallier. « [La] police extérieure ne se fait plus208 »,
regrette le critique, dénonçant la complaisance sinon la disparition des critiques devant la licence
de la presse. Morceau de polémique, l’article de Sainte-Beuve est une première invitation « à
réaliser entre esprits mûris, expérimentés, une union pour la défense en littérature des idées justes
et saines ; une ligue "de bon vouloir et de bon sens"209 », dont les romantiques, trop excentriques,
sont exclus. Faire passer la critique de l’exaltation poétique à l’accalmie morale, voilà ce que
propose Sainte-Beuve dans sa réforme. « De la littérature industrielle » est l’un des premiers pas
qu’il fait afin de se distancier de cette critique lyrique, égotiste et collaboratrice qui lui vient de
son incartade romantique. Sainte-Beuve est effectivement pris entre l’arbre et l’écorce : défenseur
d’une littérature de qualité, il publie néanmoins ses articles en revues qui, bien qu’intellectuelles et
205 Ibid., p. 431. Michaut cite une lettre de Sainte-Beuve à Olivier, datée du 22 juin 1839. 206 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « De la littérature industrielle », dans Portraits contemporains, II, op. cit., p. 444-471. 207 Ibid., p. 448. 208 Ibid., p. 452. 209 ALLEM, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 121.
51
prestigieuses, participent à cette culture médiatique qu’il dénonce. La solution beuvienne
s’incarne donc dans une critique littéraire à mi-chemin entre la rigueur et le divertissement, entre
l’Histoire et l’anecdote, ce que permet de faire le genre du portrait, très en vogue depuis les
années 1830210.
Pour lors, l’Histoire l’emporte sur l’anecdote et la critique beuvienne se fait davantage
psychologique, analytique et moraliste211 : après avoir collectionné des bouts de miroir, Sainte-
Beuve réunit à présent des lamelles de microscope, il ausculte des spécimens. Mais plus que le
caractère spécifique des hommes, il cherche leur différence individuelle. Il se hasarde par-delà la
science, fouille les contradictions et les imperfections de l’esprit humain, tout en demeurant très
nuancé par rapport à sa théorie de la « faculté-maîtresse » (car il sait que les lois et les systèmes
tordent la nature, trop capricieuse pour se laisser mater).
La parution d’un article sur « La Rochefoucauld »212 marque précisément le moment de cette
transition de la poésie à la psychologie, puis à la morale. Il s’agit d’un « parfait miroir de sa
trente-cinquième année213 », estime Regard. Le 15 janvier 1840, dans la Revue des Deux Mondes,
Sainte-Beuve se présente comme l’émule du prince de Marcillac, sceptique et pessimiste, voire
misanthrope. Il est désormais du côté de Hobbes et de Machiavel et ne croit plus en la bonté
naturelle des hommes. Il se mettra bientôt à étudier les sceptiques comme Daunou, Leopardi et
Naudé, car leur approche instinctive et empirique l’apaise. En l’honneur de La Rochefoucauld, il
va même jusqu’à pasticher son style214 et clôture son papier d’une série de maximes personnelles
dont le nombre augmentera de trente-deux à cinquante au fil des rééditions. La première résume
bien l’intention de cette publication, rupture définitive d’avec le romantisme : « Dans la jeunesse,
les pensées me venaient en sonnets ; maintenant c’est en maximes.215 » Dans l’édition de 1869
des Portraits de femmes, recueil dont l’article sur La Rochefoucauld occupe les pages centrales,
Sainte-Beuve explique l’importance capitale de cet écrit :
Cet article sur La Rochefoucauld […] indique une date et un temps, un retour décisif dans ma vie intellectuelle. Ma première jeunesse, du moment que j’avais commencé à réfléchir, avait été toute philosophique, et d’une philosophie positive en accord avec les études physiologiques et médicales auxquelles je me destinais. Mais une grave affection morale, un grand trouble de sensibilité était intervenu vers 1829, et avait produit une vraie déviation dans l’ordre de mes idées. Mon recueil de poésie, les Consolations, et d’autres écrits qui suivirent, notamment Volupté, et les premiers volumes de Port-Royal, témoignaient assez de
210 L’ouvrage suivant d’Adeline Wrona retrace cette évolution du portrait, devenu un genre journalistique : Face au portrait : de
Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann (Cultures numériques), 2012. 211 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 437. 212 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. De La Rochefoucauld », dans Portraits de femmes, op. cit., p. 288-321. 213 REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, op. cit., p. 107. 214 Il le fait chaque fois qu’il critique un auteur, mais de manière plus allusive. L’ajout des maximes à la fin de cet article est son
premier pastiche annoncé comme un hommage. 215 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. De La Rochefoucauld », loc. cit., p. 312.
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cette disposition inquiète et émue qui admettait une part notable de mysticisme. L’étude sur La Rochefoucauld annonce la guérison et marque la fin de cette crise, le retour à des idées plus saines dans lesquelles les années et la réflexion n’ont fait que m’affermir.216
L’étude sur La Rochefoucauld permet aussi de constater que c’est bien l’homme que Sainte-
Beuve cherche derrière l’auteur. Il faut circonscrire le caractère de l’écrivain en tant qu’homme,
puis encenser ou récuser ses actes et ses écrits selon leur valeur morale. Ainsi, à cette critique
morale prenant la littérature comme prétexte, se greffe tranquillement une critique
dogmatique217.
Toutefois, cette critique de jugement, qu’il estime nécessaire, ne peut être fondée sur les seuls
critères de goût et de bon sens si elle prétend s’élever au rang de méthode. Sainte-Beuve se
retrouve alors face à une impasse. En effet, une doctrine ne peut se baser sur des principes aussi
vagues et subjectifs que les siens : lorsque Sainte-Beuve porte un jugement, « c’est toujours au
nom du goût, sans donner nulle part des raisons de son goût, une définition précise de ce qu’il
faut entendre par "bon goût". Comme sa morale est la morale des honnêtes gens – sans plus, son
goût est le goût des "connaisseurs", – sans autre explication218 ». La bienséance régissant la
pensée de La Rochefoucauld ne suffit pas. Et pourtant, Sainte-Beuve est déterminé à développer
sa méthode critique individuelle et il est persuadé que celle-ci se doit de juger selon le bien et le
mal. Il commence dès lors à chercher une assise solide sur laquelle bâtir cette critique du juste
milieu.
La critique historique, qu’il pratique encore à tâtons, lui permettra de combler certaines lacunes
de cette critique dogmatique essentielle, mais quasi-impossible à fonder. Jusque-là, Sainte-Beuve
ne s’occupait d’histoire qu’en comparatiste, confrontant le présent et le passé afin de faire
ressortir les changements sociopolitiques et d’encadrer ses propos esthétiques. Il se méfie du
manque d’objectivité de certains récits historiques et doute que la mémoire puisse lui fournir
quelque donnée empirique que ce soit. Cependant, il commence à considérer la réminiscence des
faits comme une partie constitutive des individus qu’il tente de comprendre. Effectivement,
Sainte-Beuve découvre que « les événements pénètrent les gens et deviennent des "souvenirs-
force"219 ». Par l’étude de Port-Royal, il constate également que ces souvenirs historiques peuvent
être partagés, qu’un groupe de personnes possède une individualité propre, et donc qu’il est
possible de peindre le portrait d’ensemble d’une école ou d’un courant. Plus encore, il reconnaît
que la connaissance d’une époque est nécessaire au jugement des œuvres qui en sont issues, car
216 Ibid., p. 321. 217 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 441. 218 Ibid., p. 443-444. 219 Ibid., p. 446.
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seule la compréhension des faits comme d’un tout permet de mesurer l’importance relative des
créations littéraires. Bref, la critique beuvienne s’élargit et se complète graduellement.
Pour faire l’inventaire des connaissances qu’il a acquises et afin de dégager les règles de sa
conduite future en tant que critique littéraire, il publie un article rétrospectif. C’est ainsi que le 1er
mars 1840, « Dix ans après en littérature »220 paraît dans la Revue des Deux Mondes. Si l’article sur
La Rochefoucauld avait des airs de « profession de foi philosophique », celui-ci est une
« profession de foi critique221 ». Grâce à cet article, Sainte-Beuve inaugure une nouvelle période
de sa vie littéraire. Il invite à nouveau les hommes de lettres à se rallier, non seulement pour
contrer les effets pervers de l’industrialisation de la littérature, comme il l’avait fait dans « De la
littérature industrielle », mais également afin de rendre à la critique littéraire réformée son rang
éminent :
L’instituer largement et avec ensemble en littérature, l’appuyer à des exemples historiques positifs qui la fertilisent et la fassent vivre, la mêler sans dogmatisme, à une morale saine, immédiate, décente, ce serait, dans ce débordement trop général d’impureté et d’improbité, rendre un service public et, j’ose dire, social.222
Après une décennie, Sainte-Beuve estime que le talent des hommes de lettres s’est mué en
expérience et qu’ils sont désormais prêts à s’entendre, grâce à leurs vues ajustées, sur un certain
« fonds commun223 ». C’est maintenant aux artistes de 1830 de faire la critique de 1840, c’est
même leur devoir.
Un dernier article de ce type vient marteler la position de Sainte-Beuve. Le 1er juillet 1843,
toujours dans la Revue des Deux Mondes, il publie « Quelques vérités sur la situation en
littérature »224, où il reprend sensiblement la même démonstration que dans « Dix ans après en
littérature ». Il déplore toujours qu’on ait laissé les bonnes lettres à l’abandon, ou plutôt à la merci
de la fatuité, de la cupidité et des exagérations que couvre un soi-disant épicurisme. Trois ans
après son premier appel à l’unification, il se désole de ne voir aucune école ni aucune cause
honnête émerger de toute cette instabilité :
Ce hasard et cette fougue dans les impulsions, cette absence de direction et de conviction dans les idées, jointe au besoin de produire sans cesse, amènent de singulières alternatives de disette [ou plutôt de stérile abondance] et de concurrence, des revirements bizarres dans
220 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Dix ans après en littérature », dans Portraits contemporains, II, op. cit., p. 472-494. 221 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 447-448. 222 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Dix ans après en littérature », loc. cit., p. 487. 223 Ibid., p. 474. 224 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Quelques vérités sur la situation en littérature », dans Portraits contemporains, III, op.
cit., p. 415-441.
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les entreprises, un mélange d’indifférence pour les sujets à choisir et d’acharnement inouï à les épuiser.225
Les écrivains et les éditeurs, ne pensant plus qu’à leur profit personnel, ne considèrent même
plus la postérité. La littérature est devenue une production, un objet de consommation. Tout en
réitérant son appel aux déserteurs, Sainte-Beuve revoit le programme de sa critique littéraire :
Trop longtemps, jeune encore, elle [la critique] a mêlé quelque peu de son vœu, de son espérance à ce qu’elle voulait encore moins juger qu’expliquer et exciter. […] Le temps est venu de refaire ce qui a vieilli, de reprendre ce qui a changé, de montrer décidément la grimace et la ride là où l’on n’aurait voulu voir que le sourire, de juger cette fois sans flatter, sans dénigrer non plus, et après l’expérience décisive d’une seconde phase. Je me suis dit souvent qu’on ne connaissait bien un homme d’autrefois que lorsqu’on en possédait au moins deux portraits.226
Le critique annonce son entreprise comparative : il compte compléter ses recueils, qui
comprennent surtout des portraits de jeunesse, avec des portraits de maturité. Les hommes ont
changé ; sa méthode également. Sainte-Beuve ne s’adonnera plus uniquement à la critique
d’intropathie. Il se rendra toujours « chez » l’auteur qu’il étudie, mais en ressortira pour mieux le
juger de l’extérieur et laisser entendre sa propre voix. Un petit bémol s’impose cependant.
1.6. Aux salons : la critique prudente
En 1840, quitte à perdre une certaine partie de sa liberté d’action et d’expression, Sainte-Beuve
avait accepté un poste au Ministère de l’Instruction publique comme Conservateur de la
Bibliothèque Mazarine. Caressant l’espoir d’entrer à l’Académie, et espérant s’attirer les bonnes
grâces de gens haut-placés, Sainte-Beuve courtise les mondains. À l’automne 1843, il commet
cependant une légère bévue en faisant imprimer quelques exemplaires (deux-cent-quarante, selon
son testament227) de son Livre d’Amour. Après cet incident, Sainte-Beuve continuera à donner des
vers à la Revue des Deux Mondes, mais ses publications de poésie et de fiction se feront de plus en
plus rares. Il bercera d’ailleurs le projet d’écrire un roman qui servirait de pendant à Volupté et qui
s’intitulerait Ambition, mais il abandonnera bientôt toute tentative romanesque ou poétique.
1.6.1. À la Revue Suisse
De retour dans un milieu chrétien et conservateur, pourvu d’un poste dans la fonction publique,
aspirant à être élu à l’Académie, il a appris à ses dépens qu’il doit désormais peser ses mots. Sa
critique devient alors insinuante, se rangeant prudemment du côté d’une indifférence qu’il avait si
vertement critiquée. Ce calme de surface, cette tempérance apparente, il les doit en partie à la
225 Ibid., p. 434. 226 Ibid., p. 438. 227 ALLEM, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 149.
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Revue Suisse. À son retour à Paris, Sainte-Beuve ressent le besoin de publier sa « critique
parlée228 », cette critique de conversation, débarrassée de l’hypocrisie de la presse. « [Il] est bon
quelquefois d’écrire comme on cause et comme on pense229 », avait-il déclaré en 1839, dans son
article sur la littérature industrielle. Or depuis tout récemment, Olivier dirige la Revue Suisse, et
Sainte-Beuve y voit la possibilité d’en faire « la meilleure revue critique, la critique n’existant plus
à Paris230 » puisque soumise aux lois du marché. Le critique enverra donc à Olivier des articles
sincères et indépendants, mais surtout sévères, où il pratique cette critique libérée et
rafraîchissante. Le directeur de la revue les modifiera à peine avant de les publier, suffisamment
pour permettre à Sainte-Beuve de garder cet anonymat dont il a besoin pour causer ouvertement
des œuvres et des hommes. Bref, entre le 18 février 1843 et le 5 juillet 1845, c’est là, dans les
Chroniques parisiennes231, qu’il faut chercher la pensée intime de Sainte-Beuve. Sous le couvet de
l’anonymat, il décrit sa pratique habituelle, celle qu’on retrouve dans les revues et les journaux de
Paris : « On peut dire que si sa louange a été extérieure, sa critique a été intestine.232 » Ces
Chroniques sont en effet une sorte de crachoir, un premier pas vers la liberté d’expression, qui
permet au critique de continuer de mener sa « campagne » académique tout en gardant intacte
son intégrité littéraire et morale.
1.6.2. Les recueils : éclectisme et dogmatisme
En 1844, Sainte-Beuve fait paraître la première édition de ses Portraits littéraires, qu’il a cru bon
séparer de ses Portraits de femmes. À côté de sa galerie féminine, le critique organise sa collection
d’auteurs défunts. « Chaque publication de ces volumes de critique est une manière pour moi de
liquider en quelque sorte le passé, de mettre ordre à mes affaires littéraires233 », note-t-il dans la
préface. Il en profite d’ailleurs pour corriger les défauts de ses tendances romantiques et annoter
ses portraits. Ces corrections transparaissent surtout dans le premier article, qui porte sur Boileau
dont « il s’affirme dès lors le disciple et l’émule comme critique littéraire et comme moraliste234 ».
Le 15 août 1845, Sainte-Beuve signe l’avertissement de la première édition de ses Portraits
contemporains235, qui paraîtront en 1846. Il continue de nuancer sa position par rapport à la critique
collaboratrice qu’il a d’abord pratiquée :
On peut par là marquer les deux temps de ma manière critique, si j’ose bien en parler ainsi : dans le premier, j’interprète, j’explique, je professe les poètes devant le public, et suis tout
228 Ibid., p. 143. 229 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « De la littérature industrielle », loc. cit., p. 444. 230 ALLEM, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 142. 231 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Chroniques parisiennes, Paris, Michel Lévy et Frères, [1843-1845] 1876. 232 Ibid., p. 303. 233 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Préface », dans Portraits littéraires, I, op. cit., p. 1. 234 ALLEM, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 144-145. 235 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Avertissement de la première édition », dans Portraits contemporains, I, op. cit., p. 3-6.
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occupé à les faire valoir. Je deviens leur avocat, leur secrétaire, ou encore leur héraut d’armes, comme je me suis vanté de l’être souvent. Dans le second temps, ce point gagné, je me retourne vers eux, je me fais en partie public, et je les juge. [Dans] cette manière, que je nomme ma première, et qui a un faux air de panégyrique, la louange (prenez-y garde) n’est souvent que superficielle, la critique se retrouverait dessous, une critique à fleur d’eau : enfoncez tant soit peu, et déjà vous y touchez.236
Peu de temps après, surtout soutenu par les intellectuels du parti classique, il sera reçu à
l’Académie237. Tentant de concilier classicisme et romantisme, Sainte-Beuve devient éclectique.
Cet éclectisme est une sorte d’intermédiaire entre deux voies dont il réprouve les extrêmes, mais
dont il garde certains éléments de valeur. Dans son portrait de « Mademoiselle Bertin238 », Sainte-
Beuve reconnaît que l’école poétique moderne perdure. Il en dresse donc le bilan. Il condamne
toujours les « débordements et [les] faussetés historiques, [l’]absence d’étude, [le] gigantisme, [la]
fausseté des sentiments et des passions [ainsi que] le barbare239 » du romantisme. Mais il conserve
les résultats de sa réforme formelle, car les romantiques ont excellé dans « le lyrique, c’est-à-dire
dans l’ode, dans la méditation, dans l’élégie, dans la fantaisie, dans le roman même, en tant qu’il
est lyrique aussi et individuel, […] en tant qu’il rend l’âme d’une époque, d’un pays240 ». Et puis, il
sait qu’il doit son style personnel à la liberté prise et assumée par le romantisme, à l’importance
que celui-ci accorde au sentiment intime. Toutefois, il regrette que le Cénacle ait voulu abolir les
grands classiques. Il admire Corneille, Molière et Racine, insurpassés par l’école poétique
moderne, qui « n’a rien fait en art dramatique qui ajoute à notre glorieux passé littéraire241 ». Par-
dessus tout, il admire le sérieux et la discipline dont les Anciens faisaient preuve. Lucide,
connaissant les écueils de l’émulation, il défend pourtant aux écrivains d’imiter leurs œuvres.
C’est ainsi qu’à partir des acquis de chaque courant déchu, il enjoint ses contemporains à penser
un programme nouveau. En espérant former une ligue régulée par le bon sens et la délicatesse, il
en appelle cependant davantage au classicisme. « [J’aimerais] de grand cœur à croire à un dix-
septième siècle futur plutôt qu’à un Du Bartas242 », écrit-il. Sainte-Beuve semble alors retrouver
son premier fond.
En plus de ce compromis entre tradition et innovation, l’éclectisme beuvien se caractérise par
l’union de la critique et de la poésie. En littérature, Sainte-Beuve a abandonné ses projets de pure
création et s’est résigné à la pratique exclusive de la critique. Cette transition va à l’encontre de
236 Ibid., p.4-5. 237 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 221. 238 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Mademoiselle Bertin », dans Portraits contemporains, III, op. cit., p. 307-327. 239 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 477. 240 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Mademoiselle Bertin », dans Portraits contemporains, III, op. cit., p. 324. 241 Ibid., p. 323. 242 Ibid., p. 326.
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ses premiers désirs et pour s’en consoler, il tâche de montrer que critique et poésie sont
indissociables :
Le poète, sous le critique, se retrouve et ne fait qu’un avec lui par l’esprit et par la vie, et le sens propre qu’il découvre et rend aux choses à chaque moment. Cette intelligence secrète et sentie, que n’ont pas eue tant d’estimables historiens pourtant réputés à bon droit critiques, ce don, cet art particulier dont la sobre magie se dissimule à chaque pas, qui ne convertit pas tout en or, mais qui rend à tout ce qu’il touche la qualité propre et la vraie valeur, tient de très-près à l’esprit poétique, modéré et corrigé comme je l’entends. […] On arriverait naturellement à cette conséquence assez singulière, que, sous une telle forme sobre et dissimulée, l’esprit poétique, intime, précis, en tant qu’il touche aux racines mêmes, existe plus peut-être que dans d’autres manières bien autrement brillantes et spécieuses.243
Sainte-Beuve tente de se convaincre que le choix de la critique est une progression, une
amélioration, une maturation poétique. Il mêle d’ailleurs les genres en clôturant son recueil des
Portraits de femmes par deux nouvelles, « Madame de Pontivy » et « Christel » ; un apologue, « Les
Fleurs » ; et un poème, « Maria »244 ; comme si l’écriture de fiction et la poésie pouvaient éclairer
rétrospectivement les morceaux de critique, et vice-versa. Après quelques temps, il admet
cependant que la critique tient davantage du « refuge245 » et même du « naufrage246 », qu’elle est le
renoncement à la vie d’artiste, le sacrifice ultime. Il écrit : « Chez la plupart de ceux qui se livrent
à la critique et qui même s’y font un nom, il y a, ou du moins il y a eu une arrière-pensée
première, un dessein d’un autre ordre et d’une autre portée. La critique est pour eux un prélude
ou une fin, une manière d’essai ou un pis-aller.247 »
Mais ce pis-aller est salutaire à la littérature : quelqu’un doit accepter ce fardeau afin d’instruire et
de guider les lecteurs et les auteurs à travers leur entreprise de lecture ou d’écriture. « [C’est] de
cette façon empressée que je conçois le mieux le rôle de la critique marchant, comme Minerve,
en avant ou à côté de Télémaque248 », avait-t-il écrit le 29 mai 1843, dans la Revue Suisse. Afin que
son rôle de conseiller soit efficace, afin que ses avis soient compris et écoutés, Sainte-Beuve veut
pratiquer une critique claire et pertinente, juste et franche, vraie, directe. Ç’en est fini des verdicts
faciles et rapides, des reproches virulents, des insinuations tortueuses, des sous-entendus et des
détours hypocrites. Désormais, la critique beuvienne se veut formelle et explicite. Sainte-Beuve
attaque de front. De cette manière, il coopère activement au processus de création littéraire dont
il est exclu malgré lui.
243 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « J.-J. Ampère », dans Portraits contemporains, III, op.cit., p. 363-364. 244 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Portraits de femmes, op. cit., p. 492-542. 245 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 503. 246 Ibid. 247 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Charles Magnin », dans Portraits contemporains, III, op. cit., p. 389. 248 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « XIV », dans Chroniques parisiennes, op. cit., p. 58.
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Cependant, ce rôle de directeur de pensée implique la connaissance préalable de la direction à
prendre. Autrement dit, afin de légitimer sa position et ses jugements, Sainte-Beuve doit les faire
reposer sur des principes indépendants de son opinion personnelle. Il doit baser sa réflexion sur
des critères esthétiques. Ces critères ne sont pas encore ceux de la Faculté de juger, d’Emmanuel
Kant. Michaut croit que les théories kantiennes, trop peu répandues à l’époque, n’ont pas
influencé la critique beuvienne249. Sainte-Beuve ne se revendique pas de ses impressions ; il s’appuie
sur des idéaux qu’il croit objectifs, sans pour autant tenter de les ériger en système.
La doctrine beuvienne, dans cet éclatement éclectique, se construit en négatif, c’est-à-dire qu’elle
se dégage des reproches qu’adresse Sainte-Beuve à ses contemporains. Michaut les regroupe en
deux catégories : les censures morales et les censures littéraires250. La plus grave accusation
morale concerne l’épicurisme, duquel découle la négligence, la fatuité, l’industrialisme, le
charlatanisme et l’immoralité : à vouloir jouir de tous ses droits et de soi-même, on en oublie ses
devoirs ainsi que la modestie, on cherche la gloire avant le mérite, on privilégie la popularité au
détriment de la qualité de l’œuvre, on raconte n’importe quoi, tant que cela garantit le succès
monétaire et la sécurité matérielle. Les accusations littéraires concernent la transgression de la
vérité et du bon goût : l’écrivain doit respecter la réalité et la bienséance, il ne doit pas heurter
l’esprit sain et la délicatesse. Bref, Sainte-Beuve après bien des détours artistiques, politiques et
religieux, armé de la psychologie et de l’histoire, et donc d’une méthode différente, est revenu à
la doctrine classique de Boileau, ainsi énoncée par Michaut : « L’écrivain doit s’attacher à la
vérité, à la réalité ; son premier soin doit être d’étudier la nature et la nature humaine, et d’en
donner un fidèle tableau : c’est pour lui à la fois un devoir moral et un devoir littéraire.251 » Et
selon Sainte-Beuve, toute littérature doit se consacrer à bien présenter cette vérité, c’est-à-dire à
sélectionner et à préparer ce qu’on doit en présenter :
[L]’art a été donné et inventé précisément pour aider au départ de ce qui est mêlé, pour réparer et pratiquer la perspective, pour orner et recouvrir de fresques plus ou moins recréantes le mur de la prison. On peut avoir par devers soi bien des observations concentrées et comme à l’état de poison ; délayez et étendez un peu, vous en faites des couleurs ; et ce sont ces couleurs qu’il faut offrir aux autres, en gardant le poison pour soi. La philosophie peut être aride et délétère, l’art ne doit l’être jamais. Même en restant fidèle, il revêt et anime tout ; c’est là sa magie ; il faut qu’on dise de lui : C’est vrai et pourtant que ce ne le soit pas.252
Dans cette doctrine à la Boileau, réside un problème majeur qui entraîne à sa suite nombre de
contradictions : le bon goût demeure un critère vague et intuitif qui résiste à toute définition
249 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 514. 250 Ibid., p. 515-517. 251 Ibid., p. 518. 252 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Eugène Sue », dans Portraits contemporains, III, op. cit., p. 97-98.
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universelle. Parfois il se confond avec la morale, parfois il s’y oppose. Il relève de la sensibilité et
non du raisonnement. Par conséquent, il ne se communique pas par la théorie, ce qui en
complique l’apprentissage, voire ce qui le rend impossible. Dès lors, comment Sainte-Beuve
peut-il prétendre instruire les lecteurs et les auteurs par le biais d’une critique fondée en partie sur
le bon goût si le bon goût n’est pas un savoir transmissible ? Le critique semble éluder la
question, mais bien vite, il ajoute une nuance : le jugement esthétique comporte sa part de
relativité, car il s’intéresse à des productions humaines.
1.6.3. Les recueils : psychologie et histoire
Sainte-Beuve sait, mieux que tout autre, que son objet d’étude est difficile à saisir parce que la
nature de l’homme est mobile et mouvante, qu’elle se transforme, se métamorphose. Il est
conscient que les portraits qu’il peint ont été « faits à une certaine date, à un certain âge ; [qu’]ils
nous rendent aussi fidèlement [qu’ils le peuvent] les originaux, tels qu’ils étaient à ce moment, ou
tels qu’ils [lui] parurent253 ». Sainte-Beuve reconnaît la part de subjectivité d’une telle entreprise, il
voit les failles de cette méthode empirique. Il sait que ses sens peuvent le tromper, l’induire en
erreur, le confondre dans l’illusion. Il avait d’ailleurs décrit ce danger en ces termes, dans le
premier tome de Port-Royal :
[Les] hommes marquants et qualifiés d’un beau don, pour être véritablement distingués, et surtout grands, pour ne pas être de sublimes automates et des maniaques de génie, doivent avoir et ont le plus souvent les autres qualités humaines, non seulement moyenne, mais supérieure encore. Seulement, s’ils ont une qualité décidément dominante [leur faculté-maîtresse], le reste s’adosse alentour comme au pied de cette qualité. De loin, et du premier coup d’œil on va droit à celle-ci, à leur cime, à leur clocher pour ainsi dire : c’est comme une ville dont on ne savait que le lointain ; en s’approchant et en y entrant, on voit les rues, le quartier, et ce qui est véritablement la résidence ordinaire.254
Il dénonce encore les défauts de l’observation dans son portrait de « M. de Rémusat »255, publié
le 1er octobre 1847 :
À voir ce que deviennent sous nos yeux certains personnages historiques célèbres, et comme tout cela se grossit et s’enlumine, se dénature ou (disent les habiles) se transfigure à l’usage de cette masse confuse et passablement crédule qu’on appelle la postérité, on se sent ramené, pour peu qu’on ait le sentiment du juste et du fin, à des sujets qui en dehors des tumultueux concours, offrent à l’observation désintéressée un fond plus calme, un sérieux mouvement d’idées et le charme infini des nuances. Les nuances se confondent et s’évanouissent à mesure qu’on s’éloigne. Que reste-t-il alors de cet ensemble de
253 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Portraits contemporains, I, op. cit., p. 1. 254 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Port-Royal, I, op. cit., p. 258-259. 255 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. de Rémusat », dans Portraits littéraires, III, op. cit, p. 310-363.
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particularités vraies qui distinguaient une physionomie vivante et qui la variaient dans un caractère unique, non méconnaissable?256
Conscient de la relativité de la connaissance empirique, balisée comme les facultés de notre
jugement par le cadre spatiotemporel, Sainte-Beuve comprend l’importance de l’histoire.
« L’essentiel en critique, c’est de bien marquer le temps257 », écrit-il dans la Revue Suisse, le 18 avril
1843. Mais l’histoire littéraire ne doit pas abuser des preuves qu’elle récolte. Elle ne doit pas
déduire tout un siècle des traces dites « positives » que le hasard a permis de retrouver. Sainte-
Beuve, souhaitant garder la mesure et la juste proportion des souvenirs, met les critiques en
garde contre l’exagération. Fuyant ainsi les tares de l’érudition comme les lois et les systèmes, il
pense que l’histoire est un art intuitif qui demande tact et finesse :
[Il est] des impressions profondes, ineffaçables, de ces impressions qui ne devraient jamais être séparées de l’histoire, et sans lesquelles elle n’est que froide et morte, toujours plus ou moins menteuse. Et on ne la comprend, l’histoire, que quand on la revivifie avec ces impressions devinées, ressaisies dans le passé, à l’aide de celles que nous éprouvons nous-mêmes dans le présent.258
Conçue de cette manière, l’histoire aide à comprendre le passé, éclairé par le présent, et vice-
versa. Posséder ces connaissances permet de mieux juger l’ensemble et ses productions. C’est
donc ainsi que Sainte-Beuve soude la critique historique à ses prétentions dogmatiques.
Psychologique et historique, la critique beuvienne l’était devenue justement parce qu’elle se faisait
un devoir de juger. Mais comme on l’a vu, Sainte-Beuve confond, faute de doctrine, le vrai, la
morale et le goût. Parfois, en effet, il perd de vue sa tâche de juge. C’est Minerve voyageant à la
suite de Télémaque, s’arrêtant en chemin pour photographier le paysage…
1.6.4. Sainte-Beuve à Liège : Chateaubriand et son groupe littéraire
Le 30 octobre 1848, Sainte-Beuve prononce son discours d’ouverture et annonce deux cours : le
premier, adressé aux universitaires, se propose d’étudier la littérature française à partir de ses
origines ; le second, ouvert à tous, se donne comme objectif de passer en revue la littérature de la
première moitié du XIXe siècle. Sainte-Beuve voulait en fait savoir quelle était la part de
responsabilité de Chateaubriand, quel était son legs à cette postérité décadente.
256 Ibid., p. 310. 257 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Chroniques parisiennes, op. cit., p. 31. 258 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. le comte Molé », dans Portraits littéraires, III, op. cit., p. 203.
61
Le critique attendra 1861 avant de publier les notes du second cours dans son Chateaubriand et son
groupe littéraire259. Sainte-Beuve y met en pratique la même méthode critique qui se dégage de ses
autres ouvrages récents. On retrouve son souci de la psychologie et de l’histoire, le ton de sa
causerie, les traits de sa délicatesse et de son atticisme, sa défense du goût, de la morale, et
surtout de la vérité. Pour Sainte-Beuve, ce dernier critère est encore le plus important. Il ne
pardonne pas à Chateaubriand de s’en être peu préoccupé. « Par-dessus tout, il lui en veut, à lui,
dont l’influence a été souveraine, de ne pas avoir aimé le vrai260 », note Bellessort. Dans cet
ouvrage, on retrouve aussi le penchant de Sainte-Beuve pour la critique poétique. « [Il] est mieux
qu’il y ait dans le critique un poète : le poète a le sentiment plus vif des beautés et il hésite moins
à les maintenir261 », pense-t-il. Deux petites différences se font cependant sentir. « Le Cours que
je reproduis dans ce volume ne paraîtra pas rentrer dans ma manière habituelle, qui jusqu’ici était
plutôt de peindre que de juger. Cette fois je n’ai voulu faire que de la critique judicieuse : cela a l’air
d’un pléonasme, c’est pourtant une nouveauté262 », déclare Sainte-Beuve d’entrée de jeu. Cette
innovation n’en est pas une ; la critique dogmatique est déjà présente dans ses écrits. Seulement,
ici, sa nécessité se fait plus vivement ressentir. Sainte-Beuve la pratique donc ouvertement. Un
autre changement est que la critique beuvienne des défauts, déliée de toute contrainte, se fait plus
sévère : « J’ai profité de l’indépendance littéraire qu’on trouve à la frontière (elle n’existe pas à
Paris) pour développer mon jugement en toute liberté et sans manquer à ce que je crois les
convenances.263 » Il fait sentir dans son Chateaubriand, toute la rancune qu’il a contre l’école
romantique, qui a corrompu les bonnes lettres.
Sainte-Beuve tient à remettre le talent et la gloire des romantiques en perspective. Il pense que
leurs mérites ont été grossis parce qu’il est plus facile de connaître et donc d’aimer les
contemporains que de comprendre les anciens. Il est décidé à rectifier le tir, à rétablir l’ordre et la
justice dans la hiérarchie littéraire. C’est ainsi, effectivement, qu’il décrit son rôle de critique :
L’écrivain (je parle surtout de l’écrivain critique, de celui qui traite à peu près des mêmes matières que le professeur) est libre, indépendant ; il n’a, dans la variété de sa course, à suivre, s’il le veut, que son instinct individuel et ses goûts divers. Éclaireur avancé, armé à la légère, il pourra sortir souvent de la route tracée pour tenter l’aventure, pour reconnaître ce qui a pu échapper au gros de l’armée, pour accroître, s’il se peut, le butin commun. Quoique, dans ce genre d’histoire qui s’applique aux monuments de l’esprit, le hasard ait moins de part que dans les résultats de l’histoire générale, il y entre aussi pour quelque chose : les livres et les auteurs ont leurs destinées, comme le reste. Il s’agit donc, pour l’écrivain critique doué de curiosité et enclin à l’investigation, de réviser parfois les arrêts sévères, de corriger les préférences trop inégales, […] de disserter à propos de certains
259 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire : cours professé à Liège en 1849-
1849, Paris, Garnier Frères, 1861, 2 tomes. 260 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 249. 261 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Chateaubriand et son groupe littéraire, II, op. cit., p. 117. 262 Ibid., I, p. 16. 263 Ibid.
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jugements consacrés, et d’amener ainsi des explications qui rendent les classements plus justes, les conclusions plus larges et plus compréhensives.264
Ce rôle, il le compare à celui de professeur, qu’il s’apprête également à remplir. L’enseignement
confère une autorité et des responsabilités ; le professeur ne jouit donc pas de la même liberté
que le critique littéraire. Il se garde d’être partisan et doctrinaire, et ne porte aucun jugement
absolu. Selon Sainte-Beuve, le professeur doit informer et suggérer sans imposer ses vues
personnelles265. Pourtant, à la fin de l’ouvrage, on sent bien que les deux sont inextricablement
mêlés, que Sainte-Beuve est devenu un critique-professeur. « Le vrai critique devance le public, le
dirige et le guide ; et si le public s’égare et se fourvoie (ce qui lui arrive souvent), le critique tient
bon dans l’orage et s’écrie à haute voix : Ils y reviendront266 », écrit-il dans sa vingt-et-unième et
dernière leçon. Bref, il caresse toujours l’espoir un peu vain d’éduquer, de former le goût du
public, de juger à la fois selon des critères personnels et des idéaux incommunicables.
1.7. Causeries du lundi et Nouveaux Lundis : la critique émancipée
Après une année d’enseignement, Sainte-Beuve rentre à Paris. Immédiatement, le docteur Véron
lui offre de rédiger, tous les lundis, une chronique littéraire pour son journal, Le Constitutionnel. Le
critique accepte. Le 1er octobre 1849 paraît le premier portrait de la suite des Causeries du Lundi,
qui sera recueillie à partir de 1851. En 1852, Véron vend le Constitutionnel et Sainte-Beuve passe
au Moniteur. Il y reste jusqu’en 1861, puis reprend sa production hebdomadaire au Constitutionnel,
où il produit la suite des Nouveaux Lundis.
Sainte-Beuve commente ses débuts de lundiste :
Au fond, c’était mon désir. Il y avait longtemps que je demandais qu’une occasion se présentât à moi d’être critique, tout à fait critique comme je l’entends, avec ce que l’âge et l’expérience m’avaient donné de plus mûr et aussi peut-être de plus hardi. Je me mis donc à faire pour la première fois de la critique nette et franche, à la faire en plein jour, en rase campagne.267
Après sa critique polémique et sa critique analytique était venu le temps de la « dictature
littéraire268 ». Il tranche enfin, et le public en redemande ! Sainte-Beuve obtient la gloire dont il
rêve depuis toujours. Ses morceaux de critique littéraire ont tant de succès qu’il décide de
poursuivre au Constitutionnel une aventure sensée ne durer qu’un an. La quantité de travail que
cela représente a des retombées bénéfiques sur son style. Et il en prend conscience :
264 Ibid., p. 22-23. 265 Ibid., p. 23. 266 Ibid., II, p. 119. 267 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Préface », dans Causerie du lundi, I, op. cit., p. 2. 268 REGARD, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 145.
63
J’avais une manière ; je m’étais fait à écrire dans un certain tour, à caresser et à raffiner ma pensée ; je m’y complaisais. La Nécessité, cette grande muse, m’a forcé brusquement d’en changer : cette Nécessité qui, dans les grands moments, fait que le muet parle et que le bègue articule, m’a forcé, en un instant, d’en venir à une expression nette, claire, rapide, de parler à tout le monde et la langue de tout le monde : je l’en remercie.269
En un mot, la forme de la critique beuvienne à partir des Lundis est celle d’une causerie directe.
Sainte-Beuve a finalement accepté de concilier le littéraire et le médiatique.
1.7.1. Définition positive de la critique beuvienne
Évoluant toujours dans le cadre fixe des portraits littéraires, sa méthode critique est celle qu’on
voit se renforcer depuis Port-Royal. Il en donne la définition la plus explicite dans un article en
deux parties, paru les 21 et 22 juillet 1862, et intitulé « Chateaubriand jugé par un ami intime en
1803270 ». Il répond en fait à ceux qui reprochent à sa critique « de n’avoir point de théorie, d’être
tout historique, tout individuelle271 ». Sa critique n’est effectivement pas doctrinaire, et il admet
qu’elle a subi de nombreuses variations selon le choix de ses sujets. Jusque là, la critique était
pour Sainte-Beuve une activité secondaire, c’est pourquoi elle a tant fluctué, c’est pourquoi elle
s’est même contredite. Maintenant que la critique est son activité principale, il est temps pour
Sainte-Beuve de révéler au public la nature, l’essence, le propre de sa méthode :
La littérature, la production littéraire, n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ; et je dirais volontiers : tel arbre, tel fruit. L’étude littéraire me mène ainsi tout naturellement à l’étude morale.272
Il décrit plus loin les aboutissants de cette critique moraliste :
L’observation morale des caractères en est encore au détail, aux éléments, à la description des individus et tout au plus de quelques espèces […]. Un jour viendra […] où la science sera constituée, où les grandes familles d’esprits et leurs principales divisions seront déterminées et connues. Alors le principal caractère d’un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres. Pour l’homme, sans doute, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou pour les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce qu’on nomme liberté et qui, dans tous les cas, suppose une grande mobilité de combinaisons possibles. Quoi qu’il en soit, on arrivera avec le temps, j’imagine, à constituer plus largement la science du moraliste ; elle en est aujourd’hui au point où la botanique en étant avant Jussieu, et l’anatomie comparée avant Cuvier, à l’état, pour ainsi dire, anecdotique. Nous faisons pour notre compte de simples monographies, nous amassons des observations de détail ; mais j’entrevois des liens, des rapports, et un esprit plus étendu, plus lumineux, et
269 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Notes et pensées : XXXV », dans Portraits littéraires, III, op. cit., p. 550. 270 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », I et II, dans Nouveaux Lundis, III, op. cit., p. 1-33. 271 Ibid., p. 13. 272 Ibid., p. 15.
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resté fin dans le détail, pourra découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux familles d’esprits.273
Malgré la tangente scientifique de ce projet, Sainte-Beuve rappelle la dimension artistique de la
critique historique :
Mais même, quand la science des esprits serait organisée comme on peut de loin le concevoir, elle serait toujours si délicate et si mobile qu’elle n’existerait que pour ceux qui ont une vocation naturelle et un talent d’observer : ce serait toujours un art qui demanderait un artiste habile […].274
À cet artiste, Sainte-Beuve donne plusieurs conseils. D’abord, il lui faut choisir son sujet, un
homme supérieur, et étudier sa race et son milieu : ses origines, sa parenté immédiate, son
éducation et ses études, ses premiers amis et les groupes de contemporains au milieu desquels
son talent a germé. Car « […] c’est le groupe, l’association, l’alliance et l’échange actif d’idées, une
émulation perpétuelle en vue de ses égaux et de ses pairs, qui donne à l’homme de talent toute sa
mise en dehors, tout son développement et toute sa valeur275 », estime Sainte-Beuve. Cette étude
des conjonctures permet de mieux juger les œuvres :
Chaque ouvrage d’un auteur vu, examiné de la sorte, à son point, après qu’on l’a replacé dans son cadre et entouré de toutes les circonstances qui l’ont vu naître, acquiert tout son sens, – son sens historique, son sens littéraire, – reprend son degré juste d’originalité, de nouveauté ou d’imitation, et l’on ne court pas risque, en le jugeant, d’inventer des beautés à faux et d’admirer à côté, comme cela est inévitable quand on s’en tient à la pure rhétorique.276
Passée l’étude de la race et du milieu de l’écrivain, le critique doit ensuite s’attarder à comprendre
les débuts de sa carrière (la génération de son talent), puis le moment où il en dévie (la
corruption de son talent). Comparer un esprit dans sa prime jeunesse au même esprit vieilli et
comme désabusé permet d’en montrer les traits immuables, la substance. Après cela pourtant, on
n’a pas épuisé son sujet et il reste encore à faire. « On ne saurait s’y prendre de trop de façons et
par trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit277 », ajoute
Sainte-Beuve.
Une fois que les données ont été compilées, le critique doit trouver la définition juste de
l’écrivain dont il brosse le portrait, son genre et sa différence spécifique, et ce afin de le classer.
Cette définition permet en effet de déceler l’appartenance de l’écrivain à une lignée, une famille,
273 Ibid., p. 16-17. 274 Ibid., p. 17. 275 Ibid., p. 23. 276 Ibid. 277 Ibid., p. 28.
65
une espèce. Reconnaître cette filiation, reconnaître ses successeurs et ses héritiers, ses ennemis et
ses détracteurs, c’est encore une manière de connaître l’écrivain, et vice-versa. C’est ainsi que se
dessine l’écosystème littéraire, avec ses antagonismes et ses compagnonnages, et que s’écrit
l’histoire naturelle de la littérature. Mais Sainte-Beuve n’est pas un classificateur. Sa critique n’est
pas celle de Taine.
1.7.2. Définition négative de la critique beuvienne
La méthode tainienne et la méthode beuviennes sont cependant fort similaires. Si bien que les
articles sur Hyppolite Taine parachèvent, par la négative, la définition de la critique historique
que Sainte-Beuve a finalement décidé d’adopter et de défendre. Les 9 et 16 mars 1857, il fait
paraître ses deux articles sur « Divers écrits de M. H. Taine278 ». Puis, le 30 mai et les 6 et 13 juin
1864, paraissent ses trois articles intitulés « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine279 ». C’est
dans ces écrits que nous chercheront les dernières précisions, les dernières nuances, de la
méthode critique de Sainte-Beuve.
Le lundiste reconnaît le talent de son homologue, il l’admire même, surtout dans ses débuts. De
bonne heure, Taine est allé droit au but. Il est arrivé sur le champ de guerre tout équipé, près à
exprimer sa pensée, déjà formée. Sainte-Beuve envie à Taine son assurance, sa droiture et
constance :
Si l’on est critique, si l’on veut rester dans les voies de la science et de l’histoire littéraire, on paraîtra complet dès le début ; on ne sera pas de ceux qui se jettent dans la mêlée à l’improviste et ont dû achever de s’armer vaille que vaille tout en combattant ; on aura sa méthode, son ordre de bataille, son art de phalange macédonienne à travers les idées et les hommes.280
C’est ce qu’aurait fait Sainte-Beuve s’il ne s’était d’abord et avant tout senti poète. Mais l’origine
de ce sang-froid, de cet aplomb, Sainte-Beuve ne l’approuve pas encore ; la confiance et la
fermeté de Taine lui viennent du fait que sa critique est systématique. Sainte-Beuve la décrit
ainsi :
La méthode de M. Taine est tout le contraire de la manière discursive, de ces promenades dans le goût de Montaigne, où l’on a l’air d’aller tout droit devant soi à l’aventure et au petit bonheur de la rencontre. Ici tout prend la régularité d’une science positive, d’une analyse
278 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Divers écrits de M. H. Taine», I et II, dans Causeries du lundi, XIII, op. cit., p. 204-218
et 219-232. 279 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine », I, II et III, dans Nouveaux Lundis,
VIII, op. cit., p. 66-88, 89-113 et 114-137. 280 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Divers écrits de M. H. Taine», I, loc. cit., p. 206.
66
exacte et rigoureuse, dominée et couronnée par une logique inexorable ; si l’on observe et si l’on recueille les détails, ce n’est que pour y démêler des lois.281
Or le lundiste reconnaît que Taine excelle dans cette méthode qui consiste à étudier d’abord les
circonstances, à déduire l’auteur de la race, du milieu et du moment où il a vécu. Cette étude
historique et sociologique permet de mieux comprendre les œuvres d’un écrivain, de les mettre
en rapport avec les autres productions littéraires d’une époque, d’en saisir la portée, d’en prendre
la mesure. Plus encore, la méthode tainienne permet de voir dans l’œuvre ce que l’auteur y a mis
inconsciemment, par l’influence de son environnement. De cette manière, le critique informe et
avertit l’écrivain, il le corrige même. « Là (si on y réussissait) serait la gloire suprême du critique ;
là, sa part légitime d’invention282 », estime Sainte-Beuve qui prône la critique collaboratrice, celle
qui promeut le bon goût et le vrai.
Toutefois, quelque chose échappe à l’analyse de Taine. Foncièrement scientifique, « naturiste par
principes283 », ce dernier semble passer à côté de l’essentiel, du « […] comment de la création ou de
la formation284 ». Sainte-Beuve formule son reproche majeur en conclusion de la première partie
de son article :
M. Taine a le bonheur d’être savant, et ce qui est mieux, d’avoir l’instrument, l’esprit scientifique joint au talent littéraire ; tout s’enchaîne dans son esprit, dans ses idées ; ses opinions tiennent étroitement et se lient : on ne lui demande pas de supprimer la chaîne, mais de l’accuser moins, de n’en pas montrer trop à nu les anneaux, de ne pas trop les rapprocher, et, là où dans l’état actuel de l’étude il y a lacune, de ne pas les forger prématurément. Il procède trop par voie logique et non à la façon des sciences naturelles. Si l’on peut espérer d’en venir un jour à classer les talents par familles et sous de certains noms génériques qui répondent à des qualités principales, combien, pour cela, ne faut-il pas auparavant en observer avec patience et sans esprit de système, en reconnaître au complet, un à un, exemplaire par exemplaire, en recueillir d’analogues et en décrire !285
La seconde partie de cet article servira quant à elle à placer le bémol beuvien sur la théorie
tainienne de la faculté-maîtresse. Cette innovation critique est accueillie par Sainte-Beuve à la fois
avec enthousiasme et prudence. Il avait lui-même esquissé cette idée, sans se donner les moyens
de l’accomplir pleinement. Maintenant qu’un autre tente de la mettre en pratique, le lundiste est
plein de réserves et de doutes :
Le dernier mot d’un esprit, d’une nature vivante ! certes il existe, mais dans quelle langue le proférer ? […] J’admets volontiers (et, dans les nombreuses études critiques et biographiques auxquelles je me suis livré, j’ai eu plus d’une fois l’occasion de le pressentir et
281 Ibid., p. 208. 282 Ibid., p. 211. 283 Ibid., p. 213. 284 Ibid., p. 214. 285 Ibid., p. 218.
67
de le reconnaître) que chaque génie, chaque talent distingué a une forme, un procédé général intérieur qu’il applique ensuite à tout. Les matières, les opinions changent, le procédé reste le même. Arriver ainsi à la formule générale d’un esprit est le but idéal de l’étude du moraliste et du peintre de caractères. C’est beaucoup d’en approcher, et, comme on est ici dans l’ordre du moral, c’est quelque chose déjà d’avoir le sentiment de cette formule. Cela anime et dirige dans l’examen des parties et dans le détail de l’analyse. Efforçons-nous de deviner ce nom intérieur de chacun, et qu’il porte gravé au dedans du cœur. Mais, avant de l’articuler, que de précautions ! que de scrupules ! Pour moi, ce dernier mot d’un esprit, même quand je serais parvenu à réunir et à épuiser sur son compte toutes les informations biographiques de race et de famille, d’éducation et de développement, à saisir l’individu dans ses moments décisifs et ses crises de formation intellectuelle, à le suivre dans toutes ses variations jusqu’au bout de sa carrière, à posséder et à lire tous ses ouvrages, – ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais à deviner plutôt que de me décider à l’écrire ; je ne le risquerais qu’à la dernière extrémité. C’est presque s’attribuer la sagacité souveraine et usurper la puissance universelle que de dire d’un être semblable à nous : « Il est cela, et, tel point de départ étant donné, telles circonstances s’y joignant, il devait être cela, ni plus ni moins, il ne pouvait être autre chose. »286
En somme, Sainte-Beuve redoute le déterminisme qui pointe à travers l’œuvre tainienne, lui pour
qui la liberté humaine est chose si précieuse. Sainte-Beuve ose espérer cependant que l’esprit
humain soit explicable, descriptible, bien qu’il ne soit en rien réductible. Par conséquent, il
accepte que le but de la critique idéale soit de cataloguer les différentes natures morales, les
différentes incarnations du talent littéraire.
En espérant que ce rêve se réalise, le lundiste se contente de préparer les éléments qui serviront à
l’élaboration de la science critique à venir. Il ne se commet pas lui-même, car il a trop le
sentiment de l’individualité pour marquer les écrivains au fer rouge. En 1864, il attend donc
toujours l’émergence du critique qui saura mettre cette critique idéale en application :
Le jour où viendrait un critique qui aurait le profond sentiment historique et vital des lettres comme l’a M. Taine, qui plongerait comme lui ses racines jusqu’aux sources, en poussant d’autre part ses verts rameaux sous le soleil, et en même temps qui ne supprimerait point, – que dis-je ? qui continuerait de respecter et de respirer la fleur sobre, au fin parfum, des Pope, des Boileau, des Fontanes, ce jour-là le critique complet serait trouvé ; la réconciliation entre les deux écoles serait faite. Mais je demande l’impossible, on voit bien que c’est un rêve.287
Ce qui manque à Taine, Sainte-Beuve l’insinue dans cet extrait. C’est la délicatesse, le goût du
littérateur. Ces qualités, chez lui, se cachent trop souvent derrière la philosophie et la science.
Dans ses trois articles sur Taine et son Histoire de la littérature anglaise, Sainte-Beuve relève d’autres
défauts de la méthode tainienne. Le reproche le plus important qu’il oppose à l’étude de la race,
du milieu et du moment est sans doute de diminuer la portée de l’individualité. « [Il] lui échappe
286 Ibid., p. 222-223. 287 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine », III, loc. cit., p. 115-116.
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le plus vif de l’homme, ce qui fait que de vingt hommes ou de cent, ou de mille, soumis en
apparence presque aux mêmes conditions intrinsèques et extérieures, pas un ne se ressemble, et
qu’il en est un seul entre tous qui excelle avec originalité288 », note Sainte-Beuve. Cependant, en
limitant ainsi l’influence du génie sur les productions d’un homme de talent, il devient du même
coup plus facile à cerner et à définir : en montrant tout ce que cette exception géniale n’est pas,
on imagine plus précisément ce qu’elle pourrait être. Le lundiste met néanmoins son condisciple
en garde contre les déductions excessives. « [Lorsqu’on] dit et qu’on répète que la littérature est
l’expression de la société, il convient de ne l’entendre qu’avec bien des précautions et des
réserves289 », dit-il. Il ne faut pas croire que les caractéristiques d’un écrivain et de son œuvre sont
directement tributaires du siècle qui les a vu naître ; que la délicatesse, par exemple, est le propre
du XVIIe siècle et qu’elle ne se trouve chez aucun artiste après ce temps. Certains talents ont des
qualités bien spécifiques et imprévues ou, autrement dit, indépendantes des circonstances. Selon
Sainte-Beuve, c’est là le défaut principal de la critique tainienne :
Il reste toujours en dehors, jusqu’ici, échappant à toutes les mailles du filet, si bien tissé qu’il soit, cette chose qui s’appelle l’individualité du talent, du génie. Le savant critique l’attaque et l’investit, comme ferait un ingénieur ; il la cerne, la presse et la resserre, sous prétexte de l’environner de toutes les conditions extérieures indispensables : ces conditions servent, en effet, l’individualité et l’originalité personnelle, la provoquent, la sollicitent, la mettent plus ou moins à même d’agir ou de réagir, mais sans la créer. Cette parcelle qu’Horace appelle divine (divinae particulam aurae), et qui l’est du moins dans le sens primitif et naturel, ne s’est pas encore rendue à la science, et elle reste inexpliquée. Ce n’est pas une raison pour que la science désarme et renonce à son entreprise courageuse.290
Cette erreur est peut-être due à une tare de l’éducation de Taine. Pour avoir l’intuition et le
sentiment de l’individualité, il faut préalablement l’avoir observée sous différentes formes et dans
divers milieux, mais Taine préfère la réflexion large, les conversations érudites et les formules
générales aux détails, aux finesses et aux complexités de la vie elle-même :
Il est d’une génération qui n’a pas perdu assez de temps à aller dans le monde, à vaguer çà et là et à écouter.291 S’il a interrogé (et il aime à le faire), ç’a été d’une manière pressée, avec suite et dans un but, pour répondre à la pensée qu’il avait déjà. Il a causé, disserté, avec des amis de son âge, avec des artistes, des médecins ; il a échangé, dans de longues conversations à deux, des vues infinies sur le fond des choses, sur les problèmes qui saisissent et occupent de jeunes et hautes intelligences : il n’a pas assez vu les hommes eux-mêmes dans diverses générations, des diverses écoles et des régimes contraires, et ne s’est pas rendu compte, avant tout, du rapport et de la distance des livres ou des idées aux personnes vivantes et aux auteurs tout les premiers. Cela ne se fait pas en un jour, ni en
288 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine », I, loc. cit., p. 69. 289 Ibid., p. 86. 290 Ibid., p. 87. 291 Nous ne pouvons nous empêcher d’envisager que Proust ait voulu être ce Taine « revu et amélioré », ce critique qui trouverait les lois du génie individuel, qui pourrait réellement reconstituer les familles d’esprits, parce qu’il aurait cette sensibilité, cette
ouverture et cette délicatesse que Sainte-Beuve ne reconnaît pas au scientifique ; et donc que le titre de son chef-d’œuvre soit
inspiré de ce reproche adressé à Taine.
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quelques séances, mais au fur et à mesure, et comme au hasard : souvent le mot décisif qui éclaire pour nous une nature d’homme, qui la juge et la définit, n’échappe qu’à la dixième ou la vingtième rencontre.292
Selon Sainte-Beuve, Taine n’est donc pas suffisamment observateur. Il ne s’est pas laissé
impressionner, en ce sens qu’il n’est pas assez ouvert, hospitalier, qu’il n’accueille jamais l’altérité
en elle-même. Il attend la réalité, armé de ses catégories, prêt à les faire coïncider coûte que
coûte. En bref, il n’a peut-être pas la sensibilité suffisante, le sens artistique assez développé,
pour contrebalancer ses prétentions philosophiques et psychologiques.
En somme, Sainte-Beuve insiste sur le fait que la critique n’est pas une science exacte, issue de
l’intelligence pure. C’est une composition, un mélange complexe, d’art et de science
(psychologique et historique). L’art est une partie intégrante de la méthode beuvienne, portrait
aux accents naturels de causerie. Il n’est plus tant dans ses sujets eux-mêmes – de moins en
moins littéraires, de plus en plus historiques –, que dans sa manière de les aborder et de les faire
revivre.
292 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine », I, loc. cit., p. 79-80.
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2. Proust « tout contre293 » Sainte-Beuve
Victor Hugo dit : / Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. / Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ».
Marcel Proust
Le Temps retrouvé
2.1. Proust à la rencontre de Sainte-Beuve
Commençons par voir, avant l’écriture du Contre Sainte-Beuve, ce qui a pu amener le jeune Proust à
se mêler de critique littéraire, domaine où l’on ne peut ignorer l’omniprésence obsédante
de « l’oncle Beuve ». Pour ce faire, nous suivrons de près l’ouvrage Marcel Proust : biographie294,
rédigé par Jean-Yves Tadié, que nous complèterons par les études plus spécifiques de Luc Fraisse
(La Petite Musique du style : Proust et ses sources littéraires295), Donatien Grau (Tout contre Sainte-
Beuve296), Nathalie Mauriac Dyer [dir.] (Proust face à l’héritage du XIXe siècle : tradition et
métamorphose297) et Thanh-Vân Ton That (Proust avant la Recherche : Jeunesse et genèse d’une écriture au
tournant du siècle298).
2.1.1. Mise en contexte : enfance et éducation
Marcel Proust est né à Auteuil le 10 juillet 1871, soit presque deux ans après la mort de Sainte-
Beuve, survenue en octobre 1869. Marcel n’a jamais rencontré Charles-Augustin Sainte-Beuve,
pas plus qu’il n’a vécu sous le régime impérial ; c’est un enfant de la IIIe République. Il entrera
donc en contact avec les mutations économiques, politiques, sociales et littéraires du début du
XIXe siècle par le biais de lectures et de témoignages.
Marcel est né dans une famille aisée. Son père, Adrien Proust, menait une brillante carrière de
médecin. Comme Sainte-Beuve de sa formation universitaire, Proust hérite donc d’un regard
293 Emprunté au titre de l’ouvrage de Donatien Grau, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, Paris, Grasset & Fasquelles (Figures), 2013. 294 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, Paris, Gallimard (Biographies), 1996. 295 FRAISSE, Luc, La petite musique du style : Proust et ses sources littéraires, Paris, Classiques Garnier, 2011. 296 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, op. cit. 297 MAURIAC DYER, Nathalie, Kazuyoshi YOSHIKAWA et Pierre-Edmond ROBERT [dir.], Proust face à l’héritage du XIXe siècle :
tradition et métamorphose, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012. 298 TON-THAT, Thanh-Vân, Proust avant la Recherche : Jeunesse et genèse d’une écriture au tournant du siècle, Bern, Peter
Lang (Modern French Identities), vol. 56, 2012.
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anatomique et médical sur le monde. « [T]out y est pathologie, symptômes, et toute description
devient un diagnostique299 », estime Tadié. La vie et la nature humaine sont pour lui des mystères
qui font signe et qu’il faut décoder, déchiffrer, ce que Gilles Deleuze expose clairement dans son
ouvrage Proust et les signes300. De son côté, la mère de Marcel, née Jeanne Weil, a probablement
légué à son fils le sens de l’humour ainsi que la culture romantique, libérale et sociale qu’elle a
elle-même hérité de sa mère301. Mais Tadié reconnaît que ce ne sont là que des hypothèses, car il
existe très peu d’informations sur l’enfance de Marcel Proust mis à part ses écrits d’autofiction
(Jean Santeuil, Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs).
Marcel fait également montre d’une « précocité originale et vertigineuse302 », selon les mots de
Robert Dreyfus. Dreyfus se souvient des auteurs et des artistes auxquels Proust tentait de
l’initier : « Racine, Hugo, Musset, Lamartine, Baudelaire et Leconte de Lisle, […] Mounet-Sully
ou […] Sarah Bernhardt303 ». À ces lectures s’ajoutent celles que Tadié a pu relever304 malgré la
rareté des allusions aux titres de livres dans la correspondance du jeune Marcel. Dès son jeune
âge, Marcel admire les grands hommes et leurs chefs d’œuvres littéraires et historiques. De fait,
dans le questionnaire d’Antoinette Faure, à la question « For what fault have you most toleration? »,
Marcel répond : « Pour la vie privée des génies »305. C’est déjà, bien avant l’heure, le programme
du Contre Sainte-Beuve.
À l’âge de dix ans, Marcel entre en cinquième au lycée Condorcet qu’avait également fréquenté
Charles-Augustin Sainte-Beuve, au temps du Collège Bourbon. Plusieurs de ses travaux sont des
devoirs d’imitation, des dissertations « à la manière de… » ; l’apprentissage classique reposant sur la
maîtrise de la mimésis antique. Ces exercices montrent déjà le don de Marcel pour le pastiche. Ils
lui inculquent l’habitude de reproduire avant de créer. Parmi les narrations retrouvées306, Marcel
tente de calquer sa manière sur celle de Guy de Maupassant, Tacite, Eugène Burnouf, Gustave
299 Ibid. p. 55. 300 DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, quatrième édition, Paris, Presses Universitaires de France (Quadrige : Grands textes), [1964] 2010. 301 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 31-39. 302 Ibid., p. 67. Tadié cite Robert Dreyfus, « M. P. aux Champs-Élysées », dans Ramon Fernandez (dir.), Hommage à Marcel Proust, Gallimard (Les Cahiers Marcel Proust), n° 1, 1927, p. 22-23. 303 Ibid. 304 Ibid., p. 75-76, puis 68. Ce sont : les livres d’étrenne de P.-J. Stahl ; des romans de Jules Verne (probablement tirés des Voyages extraordinaires, car il en lit une imitation avec son frère : Les Voyages imaginaires) ; Tour du monde, Nouveau Journal
des voyages (1860-1894), un hebdomadaire populaire dédié aux explorateurs ; quelques livres d’Edgar Allan Poe et d’Arthur
Gordon Pym (tous deux non loin de Jules Verne) ; Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier, dont il préfère le phrasé aux péripéties narrées ; sa lecture d’enfance préférée, l’Histoire d’un merle blanc d’Alfred de Musset ; les œuvres de Robert F.
Stevenson, qu’il lit à la plage avec son frère ; puis, à l’adolescence, son amour pour les vers de Déroulède, un roman de Xavier
Saintine, Picciola, et les Mille et Une Nuits. À cette liste s’ajoute l’historien Augustin Thierry, dont Marcel lit les œuvres vers 1885, et qu’il cite à deux reprises dans le questionnaire de l’album d’Antoinette Faure, petit jeu de confessions écrites alors très à
la mode qu’on faisait remplir par ses amis. Tadié insiste également sur l’amour de Marcel pour le théâtre, lui qui rêvait devant la
colonne Morris du boulevard Malesherbes en regardant les affiches des représentations à venir. 305 Ibid., p. 69. 306 Ibid., p. 83. Tadié cite les papiers scolaires conservés au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France
(BN, n. a. fr. 16611).
73
Flaubert, Anatole France, Plutarque et Sainte-Beuve. Proust a effectivement raconté le sac de
Corinthe par les Romains sur un canevas du lundiste.
Outre ces productions écrites, Marcel rédige des articles pour les revues du lycée. Il publiera
quelques textes dans Le Lundi, revue littéraire et artistique dont le titre est un hommage évident à
Sainte-Beuve. Cette revue est englobée par une « Revue de seconde », où Proust tient une
chronique de critique littéraire à la manière de Sainte-Beuve et de son disciple Jules Lemaître307.
Il fondera également avec ses camarades Daniel Halévy, Robert Dreyfus et Jacques Bizet une
Revue verte et une Revue lilas. Celles-ci paraissent à la rentrée 1888 : la première en octobre, la
seconde en novembre. Un des jugements que Proust publie dans la Revue verte laisse présager les
personnages de Swann, de Jean Santeuil et même du Narrateur de la Recherche : il écrit, au sujet de
« Georges Royer », une nouvelle de Jacques Bizet : « L’histoire d’un raté est un des motifs les
plus mélancoliques qu’il y ait. Mais c’est aussi un des plus profondément humains, un des plus
difficiles à comprendre, un des plus mystérieusement impénétrables.308 » De la Revue lilas,
Dreyfus a gardé trois textes de Proust : un portrait « antiquisant » où il s’identifie à Glaukos, une
narration où il glisse l’assertion d’assonance kantienne « Je suis le centre des choses » ainsi qu’une
chronique théâtrale où il évoque Jules Lemaître, dont il lit les critiques de théâtre dans Le Journal
des débats309. En plus de ces publications, Marcel prodigue de sévères leçons de stylistique à ses
amis. Lui qui, comme Sainte-Beuve, a un goût prononcé, voire excessif, pour les confessions, les
déclarations, les causeries et les rendez-vous, reproche à ses camarades de ne pas livrer
entièrement leur pensée dans leurs écrits. Leur prose et leur poésie, il les voudrait sincères,
fidèles, claires et vraies. Il refuse la décadence et témoigne d’une culture tout à fait classique.
« Lisez Homère, Platon, Lucrèce, Virgile, Tacite, Shakespeare, Shelley, Emerson, Goethe, La
Fontaine, Racine, Villon, Théophile, Bossuet, La Bruyère, Descartes, Montesquieu, Rousseau,
Diderot, Flaubert, Sainte-Beuve, Baudelaire, Renan, France310 », leur conseille-t-il.
1888 est également l’année où Proust entre en philosophie. Il a comme professeur le kantien
Alphonse Darlu, qui contribue à pourvoir le jeune homme d’une philosophie idéaliste et
rationaliste. Proust gardera de cet enseignement la croyance aux lois et aux systèmes311. Darlu est
également un admirateur d’Anatole France, dont Proust lit les feuilletons depuis que celui-ci
collabore à la revue Le Temps, c’est-à-dire depuis le 21 mars 1886312. Ce sont ces articles qui
307 Ibid., p. 92. Tadié cite les numéros du Lundi qu’il a consulté et qui sont conservés dans une collection privée. 308 Ibid., p. 113. Tadié cite Marcel Proust, Écrits de jeunesse 1887-1895, édition d’A. Borrel, Institut Marcel Proust International, 1991, p. 118. L’unique exemplaire de cette revue ne lui est jamais parvenu. Tadié cite donc le procès verbal de la réunion de son
comité. 309 Ibid., p. 114. 310 Ibid., p. 115. Tadié cite Marcel Proust, Écrits de jeunesse 1887-1895, op. cit., p. 157-167. 311 Ibid. 312 Ibid., p. 122.
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seront plus tard recueillis dans La Vie littéraire. Malheureusement, Marcel doit remettre à plus
tard sa licence en lettres et philosophie qui, selon sa famille, ne mène pas à une carrière
suffisamment sérieuse. Le 11 novembre 1889, il se porte volontaire et s’engage pour le service
militaire, qu’il terminera en août 1890. Par la suite, il s’inscrit en droit et en sciences politiques
(section diplomatique). Pendant trois ans, il étudie la sociologie et la philosophie de l’histoire
politique sous l’égide d’Albert Sorel qui croit, à l’instar de Montesquieu et de Tocqueville, que
sous les faits se cache une logique et donc des lois313.
2.1.2. Des articles au recueil : Les Plaisirs et les Jours
Tout en poursuivant ses études, Marcel collabore à la revue Le Mensuel (1890-1891). Ce sont les
premiers textes qu’il publie hors-institution. Plus souvent sous le couvert de pseudonymes, il
signe une chronique sur la vie mondaine, des critiques de mode, des études de salons et des
portraits contemporains ; des comptes rendus d’événements artistiques comme des expositions,
des music-halls, des café-concert ; des critiques d’œuvres littéraires et artistiques et des
chroniques théâtrales ; ainsi que des fictions appartenant à tous les genres, dont la narration
« Souvenirs »314 qui prend la forme de la confession d’une jeune fille à son meilleur ami. Les
morceaux qu’il publie sont autant d’essais, de tentatives et d’exercices lui donnant l’occasion
d’exposer sa pensée sur la critique littéraire et l’esthétique. Il s’intéresse d’ailleurs particulièrement
aux jugements des critiques, dont Jules Lemaître, contre lequel il écrit :
Ce qui peut être réduit en formules parce que cela est soumis à des lois, ce qui est objet de science, en un mot, ce sont précisément les manifestations les plus physiques, les plus matérielles, de notre activité, tandis que l’art, en ses créations les plus hautes, échappe absolument, par son essence quasi divine, aux investigations scientifiques.315
Ainsi il est impossible pour Lemaître, contrairement à ce que ce dernier prétend, de théoriser,
d’établir les règles de composition du théâtre ou de la musique. Ce qu’il faut surtout noter ici,
c’est que la préparation de Proust concerne autant la littérature que le discours sur cette
littérature ; avant de la faire, il faut apprendre à en parler.
Une seconde revue donnera à Proust l’occasion de pratiquer sa plume : Le Banquet, fondée en
1892 par un groupe d’étudiants de Condorcet. Grossièrement, la ligne éditoriale de cet organe
consiste à opposer l’éclectisme barrésien à l’hermétisme des symbolistes et au tolstoïsme316. Alors
313 Ibid., p. 139. 314 PROUST, Marcel, « Souvenir », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, édition établie par Pierre Clarac avec
la collaboration d’Yves Sandre, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971, p. 171-173. Ce texte est attribué à Pierre de
Touche (pseudonyme), mais le ton est très près de celui de la nouvelle « Avant la nuit » qui paraitra dans la Revue blanche, ce qui fait penser à Tadié qu’il est de Proust. 315 Ibid., p. 149. Tadié cite Marcel Proust, Écrits de jeunesse 1887-1895, op. cit., p. 127. 316 Ibid., p. 165.
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que les amis de Proust en profitent pour faire connaître Nietzsche, les positions critiques du
futur romancier s’affermissent. Gagnant en assurance, il traite de tout et montre l’étendue de son
érudition. Avant ses grandes réalisations artistiques, Proust assoit sa doctrine esthétique. Il écrit
par exemple « [qu’]au-dessus de l’intelligence, il y a "une raison supérieure une et infinie comme
le sentiment, à la fois objet et instrument" des méditations des philosophes [et que la] poésie,
c’est l’œuvre de "ce sentiment mystérieux et profond des choses"317 ». À côté de ces morceaux
philosophiques, Marcel peint plusieurs portraits de femmes, certains à la manière de La Bruyère
ou de Paul Bourget. Le Banquet accueille aussi sa première nouvelle véritable, « Violante ou la
mondanité »318, qu’il dédie à Anatole France. Dans cette courte fiction, Proust se dédouble et se
métamorphose, se prolongeant à la fois dans le personnage de Violante (aux prises avec la même
« maladie de la volonté319 » et vivant le même rapport à l’amour que lui) et dans le Narrateur. Ce
dédoublement, Proust l’a également mis en scène dans « Souvenir » (Le Mensuel) et la réitèrera
bientôt dans « Avant la nuit »320 (Revue blanche). Ainsi, tant dans ses esquisses de portraitiste que
dans ses fictions, Marcel s’intéresse à la psychologie féminine, un peu comme le faisait Sainte-
Beuve, évoquant Tirésias en exergue de ses Portraits de femmes :
— Avez-vous donc été femme, Monsieur, pour prétendre ainsi nous connaître? — Non, Madame, je ne suis pas le devin Tirésias, je ne suis qu’un humble mortel qui vous a beaucoup aimées. (Dialogue inédit.)321
Or France, à qui Proust dédie sa nouvelle, n’avait pas manqué de rappeler, dans la préface de sa
Vie littéraire (1888) : « Nous ne pouvons pas, ainsi que Tirésias, être homme et nous souvenir
d’avoir été femme.322 » Simple coïncidence? Rappelons que ce recueil beuvien avait la
particularité d’allier portraits, nouvelles et poésie, comme si la fiction éclairait rétrospectivement
la critique323. Proust serait-il en train de tenter semblable entreprise? Ce n’est d’ailleurs pas la
dernière fois que Marcel s’adonnera à l’art du portrait, car il rédigera aussi, en 1895, une série de
« Portraits de peintres »324 et une série de « Portraits de musiciens »325, tous versifiés. Est-ce un
clin d’œil aux morceaux de critique poétique de Sainte-Beuve, comme Les Larmes de Racine? Si ces
tableaux sont à rapprocher des portraits-poèmes de Montesquiou, des « Phares » de Baudelaire
317 Ibid., p. 171. Tadié cite le comte rendu que Proust fait de Tel qu’en songe d’Henri de Régnier, et qui paraît dans La Banquet, n°6 (novembre 1892). 318 PROUST, Marcel, « Violante ou la mondanité », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, op. cit., p. 25-37. 319 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 217. 320 PROUST, Marcel, « Avant la nuit », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, op. cit., p. 167-171. 321 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Portraits de femmes, op. cit., p. 1. 322 FRANCE, Anatole, « Préface », dans La Vie littéraire, op. cit., p. iv. 323 Supra, p. 56. 324 PROUST, Marcel, « Portraits de peintres », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, op. cit., p. 80-81. 325 PROUST, Marcel, « Portraits de musiciens », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, op. cit., p. 82-84.
76
ou des « Transposition d’art » de Gautier, comme le fait remarquer Tadié326, nous pouvons à tout
le moins affirmer qu’ils sont indirectement tributaires de l’œuvre du lundiste.
Ce qu’il commence en 1892 à la revue du Banquet, Proust le poursuit à La Revue blanche en 1893.
Notons qu’entre temps il rédige un essai sur la satire française327. Destiné à la première revue, ce
texte demeurera inédit jusqu’en 1954. Comme Tadié, gardons à l’esprit que Proust est bien
« l’hériter de la vieille satire française, en même temps que de son esprit et de son rire328 ». Dans
ce sens, sous les hommages ou les reproches proustiens, il est toujours possible de trouver
quelque ironie ou quelque blague d’initié. Et Proust est toujours sur le mode de l’imitation
littéraire. C’est un peu sa manière de faire de la critique intestine, qui n’est pas étrangère au
lundiste... À La Revue blanche, donc, il affute encore sa plume, publiant articles essayistiques et
fictions littéraires. Une esthétique générale s’en dégage : contre les naturalistes et les matérialistes,
il accorde une place importante à la pensée dans l’art, car elle y assure un ordre, elle y donne un
sens. Mais Proust demeure lucide face aux excès de la réflexion et du raisonnement : trop
d’analyse tue l’impression de la vie.
En 1893, il écrit « Contre l’obscurité »329, article se dressant contre la décadence et proclamant un
néoclassicisme qui s’incarnerait dans un « Baudelaire disciple de Racine330 » que La Revue blanche
refuse de le publier. Tadié estime que ce texte est un important morceau de critique
proustienne331. Proust y admet que « […] comme tous les mystères, la Poésie n’a jamais pu être
entièrement pénétrée sans initiation et même sans élection332 », mais il estime que cette nature
propre à la poésie, l’obscurité de la vie en elle-même, n’excuse pas l’obscurité des idées et des
images, du langage et du style, que les jeunes poètes décadents font passer pour de la nouveauté.
En d’autres mots, en se rangeant du côté de France contre Mallarmé, Proust récuse
l’inintelligibilité des œuvres symbolistes et se préserve ainsi des excès de l’avant-garde. Mais le
futur romancier ne se détache pas complètement de Mallarmé : « Marcel restera toujours plus
proche de Baudelaire que de l’auteur du sonnet du Cygne. C’est pourtant ce sonnet que le
Narrateur inscrit sur le yacht d’Albertine, et Marcel sur l’avion d’Agostinelli.333 » Bref, en gardant
la nuance, il suggère aux poètes de la relève de s’inspirer davantage de la nature, qui révèle plus
qu’elle ne dissimule, sans toutefois tomber dans le piège vulgaire du matérialisme.
326 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 262. 327 PROUST, Marcel, « [La satire et l’esprit français] », dans CSB-1971, op. cit., p. 338-341. 328 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 182. 329 PROUST, Marcel, « Contre l’obscurité », dans CSB-1971, op. cit., p. 390-395. 330 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 217. 331 Ibid., p. 221. 332 PROUST, Marcel, « Contre l’obscurité », loc. cit., p. 390. 333 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 309.
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À côté de sa production prosaïque, Proust publie dans La Revue blanche une nouvelle intitulée
« Mélancolique villégiature de Mme de Breyves »334. Tadié fait remarquer que ce texte s’ouvre sur
une citation du Phèdre de Racine et se termine par une phrase baudelairienne tout en reprenant
La Femme abandonnée de Balzac335. On y trouve aussi, en exergue de la cinquième partie, une
citation de Théocrite semblant répondre à l’exergue racinienne. L’intertexte de cette nouvelle
enchevêtre donc à peu près les mêmes références que l’essai que Proust vient d’écrire et dont on
lui a refusé la publication. Parmi les autres textes de fiction qu’il publie à La Revue blanche, trois
études présentent aussi une forme d’intertextualité, relevant davantage du roman social et
mondain à la manière de La Bruyère ou du pastiche du style flaubertien. Ce sont respectivement
« Contre la franchise »336 et « Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet »337 (en deux
parties). Tadié relève ces occurrences pour mieux comprendre la nature des connaissances
littéraires de Proust, mais aussi pour montrer à quel point il aimait imiter et railler. En parlant de
« Mélomanie », il écrit : « Jamais Marcel n’avait poussé si loin le sens de l’imitation ironique, de la
dérision extravagante, et même l’affirmation de principes esthétiques sérieux sous des dehors
burlesques. Un grand auteur comique est en train de naître.338 » Ainsi, chez Proust, la création ou
plutôt la re-production est mêlée à la critique, qui est mêlée au rire. Son goût pour la satire, ses
habitudes de citation et ses talents de pasticheur témoignent de l’aptitude mimétique de Proust
qui est encore supérieure, chez lui, au don de créateur. Pour l’instant, il n’invente rien, il recrée,
un peu comme Sainte-Beuve s’employait à ressusciter les auteurs dont il brossait le portrait.
Mais à partir de « La mort de Baldassare Silvande »339, nouvelle écrite en octobre 1894 et qui
s’apparente à La Mort d’Ivan Ilitch (1884) de Tolstoï, « […] Proust ne s’adonne plus à la simple
copie, il a parfaitement assimilé et recréé l’un de ses écrivains préférés340 », estime Tadié.
D’ailleurs, à l’automne 1894, Proust a écrit presque tous les textes qui composeront Les Plaisirs et
les Jours, et il songe déjà à les recueillir pour les publier. C’est donc qu’il considère ces textes
comme étant complémentaires et pouvant être agencés suivant une architectonique particulière.
Ce principe de composition, on l’a vu, Sainte-Beuve le partage également.
La collaboration de Marcel à ces différentes revues (Le Lundi, absorbé par la « Revue de
seconde », la Revue verte et la Revue lilas, Le Mensuel, Le Banquet, puis La Revue blanche) nous permet
334 PROUST, Marcel, « Mélancolique villégiature de Mme de Breyves », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, op.cit., p. 66-79. 335 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 209. 336 PROUST, Marcel, « Contre la franchise », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, op. cit., p. 46-47. 337 PROUST, Marcel, « Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les
Jours, op. cit., p. 57-65. 338 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 235. 339 PROUST, Marcel, « La mort de Baldassare Silvande », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, op. cit., p. 9-
28. 340 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 243.
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de constater sa polyvalence et sa versatilité. La variété des thèmes abordés et des formes
pratiquées dévoile un élément capital de l’esthétique proustienne : « […] pour l’artiste véritable, il
n’y a pas de sujet inintéressant, pas de genre mineur341 ». Tout est dans le regard, le rendu du
phénomène, la subjectivité faite lumière sur le donné empirique. Les articles que Proust publie
dans les revues nous permettent aussi d’observer la formation de l’esthétique proustienne, qui
restera toujours ferme et constante au fil de son évolution. Cette esthétique, avant de la formuler
contre Sainte-Beuve, Proust la mesure à celles d’autres auteurs, dont Racine, Musset, Verlaine,
Balzac, Flaubert, Baudelaire, Edmond de Goncourt, Alphonse Daudet, Jules Lemaître, Anatole
France, Montesquiou, Oscar Wilde et Henri Bergson. Dans ses essais et ses pastiches, nous
l’avons vu, Proust rend hommage à Racine, Musset, Verlaine, Balzac, Flaubert et Baudelaire, qui
figurent parmi ses auteurs préférés, avec Anatole France, duquel il commence pourtant à se
détacher. Les Goncourt, Daudet et Lemaître quant à eux, servent de repoussoir ; Proust fonde
son esthétique contre le matérialisme, le réalisme et le naturalisme auxquels ils adhèrent. Ces
courants semblent dégénérer en idolâtrie et pousser Balzac, Goncourt, Daudet, Wilde et
Montesquiou à confondre la vie et la littérature et à vouloir faire de leur propre existence une
œuvre d’art, ce que Proust récuse puisqu’il ne croit pas que la beauté soit dans la matière342. L’art
du portrait, dont il se réclame d’ailleurs, réside ainsi à la fois dans le peintre et dans le critique,
dans l’émetteur et dans le récepteur, et non dans le modèle physique qui sert uniquement de
medium, de messager. C’est déjà opérer un décalage entre l’apparence et la vie intérieure, entre le
donné empirique et le phénomène reçu. Là-dessus, Proust se rapproche de l’Essai sur les données
immédiates de la conscience (1889) de Bergson. Ce livre, qui expose la théorie des deux Moi,
représente selon Tadié « l’univers mental d’une génération343 ». On a d’ailleurs vu que cette idée
planait déjà dans les milieux intellectuels de la fin de l’Empire à propos même de Sainte-Beuve.
Proust n’a donc rien inventé ; il s’insère plutôt dans le courant psychologique dominant.
Une bonne partie de ces théories lui viennent d’ailleurs de sa formation philosophique. De
l’automne 1893 au printemps 1895, Proust s’était réinscrit à la licence de lettres, en philosophie, à
la Sorbonne. Comme au lycée, il sera souvent absent et suivra les leçons particulières de Darlu en
plus des cours de Victor Egger. Tadié relève les sujets d’examens, qui nous informent sur le
contenu des cours alors dispensés : « Unité et diversité du moi » (Janet) et « Opinion de
Descartes sur quelques anciens » (Boutroux)344. Proust est également influencé par la philosophie
de Séailles, Lachelier, Bergson et Ravaisson. « Il faut que l’esprit soit plus qu’un phénomène.
L’idée d’un phénomène est déjà une donnée plus que phénoménale. L’unité n’est pas donnée
341 Ibid., p. 282. 342 Ibid., p. 200. 343 Ibid., p. 332. 344 Ibid., p. 250.
79
dans le phénomène345 », argumente-t-il dans l’un de ses devoirs. Proust croit à l’existence d’une
chose en soi à l’origine du donné phénoménal346. Cette croyance lui vient entre autres de Darlu.
D’ailleurs, dans un autre questionnaire, qu’il intitule « Marcel Proust par lui-même »347, Proust
écrit que Darlu et Boutroux sont ses « héros dans la vie réelle348 ». Outre l’idéalisme kantien,
Darlu transmet à Marcel un « spiritualisme sans Dieu349 » ainsi que les principes moraux en
découlant. C’est probablement par l’intermédiaire de ce professeur que le jeune homme aborde
l’écrivain satiriste et historien britannique Thomas Carlyle ainsi que le philosophe et poète
américain Ralph Waldo Emerson. C’est chez ces auteurs de langue anglaise, selon Tadié, qu’il
faut chercher la source de la pensée proustienne sur l’artiste, et non chez les philosophes
allemands350.
Proust découvre Carlyle en 1895, par l’entremise d’une série de conférences intitulée On Heroes,
Hero-Worship and the Heroic in History (1841) et traduite en français sous le titre Les Héros. Le Culte
des héros et l’héroïsme dans l’histoire (1888). La pensée de Carlyle est tributaire de celle de Fichte, à qui
il emprunte le concept de « poète-prophète ». Bidimensionnel, l’artiste ainsi compris pénètre à la
fois les mystères esthétiques et moraux de l’univers qu’il a traduit en musique351. Pour Fichte,
l’artiste par excellence (Goethe selon lui) est donc l’homme qui révèle la Nature. C’est par
Carlyle, à travers Fichte, que Proust est lié à Schopenhauer. C’est aussi grâce à Carlyle (et
Emerson) qu’il aimera Ruskin. Proust découvre Emerson en 1895. En lisant son Essai de
philosophie américaine, il prend connaissance de sa théorie du génie : Emerson voit en l’artiste génial
(pour lui Swedenborg) « le traducteur […] des symboles de l’univers352 ». Très enthousiasmé par
ces thèses, Proust les critiquera ensuite. Il reproche entre autres aux deux auteurs de ne pas
« différencier assez profondément les divers modes de traduction353 », qu’il s’agisse des diverses
formes d’art ou des divers genres d’une même forme. Il leur reproche aussi de voir en Goethe la
traduction intégrale de la Nature, alors que le dix-huitième siècle dont il est issu avait tendance à
tout anthropomorphiser et à ne s’intéresser qu’à l’Homme. Reste que la prochaine œuvre
proustienne tentera d’égaler à la fois Goethe et Balzac, et ce par le biais du roman de formation
que sera Jean Santeuil.
345 Ibid., p. 253. 346 Contrairement à ce que croit Sainte-Beuve, cette chose en soi n’est pas matérielle, selon Proust. 347 PROUST, Marcel, « Marcel Proust par lui-même », dans CSB-1971, op. cit., p. 336-337. 348 Ibid., p. 337. 349 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 251. 350 Ibid., p. 413. 351 Ibid., p. 415. 352 Ibid., p. 417. 353 PROUST, Marcel, « John Ruskin », dans CSB-1971, op. cit., p. 112.
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2.1.3. Projet de roman : Jean Santeuil
Jusqu’en 1896, année de la parution des Plaisirs et les Jours, Proust avait privilégié les formes
brèves comme le poème, le portrait, le compte rendu, l’étude, la chronique ou la nouvelle. Il y
était sans doute contraint par le format des revues dans lesquelles il avait d’abord publié ces
morceaux. Avec Jean Santeuil, tentative romanesque dont la genèse débute en 1895 et qui sera
avortée en 1899, l’écriture proustienne prend de l’ampleur. Mais la méthode reste la même :
Proust travaille des fragments isolés qu’il additionne. Ainsi, « ce livre [est] plus riche en portraits
qu’en intrigues, plus statique que romanesque354 ». Jean Santeuil tient davantage de la succession
d’impressions que de la suite d’événements. Pourtant, Proust tente d’imiter Balzac. En 1896, au
Mont-Dore, Proust lit Dumas, La Cousine Bette de Balzac, Par les champs et par les grèves de Flaubert
ainsi que la correspondance de Goethe et Schiller ; puis, il se rend à Fontainebleau avec Léon
Daudet et il lit « La Du Barry » des Goncourt, réclame plusieurs livres de Balzac à sa mère, dont
La Rabouilleuse, La Vieille Fille et Les Chouans, ainsi que Jules César et Antoine et Cléopâtre de
Shakespeare, Wilhelm Meister de Goethe et Middlemarch de Geroge Eliot355. En 1897, Montesquiou
fait lire à Proust Le Curé du village de Balzac (dont il lui apprend à aimer les œuvres se démarquant
du cursus scolaire), les Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand, L’Éducation sentimentale de
Flaubert et La Chartreuse de Parme de Stendhal ; l’été de la même année, à Réveillon, chez
Madeleine Lemaire, Raynaldo Hahn lit Sainte-Beuve, dont il est un grand admirateur, ainsi que
les travaux de Séailles sur Da Vinci356. Qu’il l’ait lu ou qu’il en ait discuté avec Hahn, c’est vers
cette période que Proust s’indigne des erreurs de Sainte-Beuve sur Balzac. Ce dernier « pénètre
[…] toute la vie de Proust, ou plutôt celui-ci vit en lui [Balzac], plaisante grâce à lui357 », note
Tadié. Pas étonnant donc que Marcel ait reçu les injustices commises par le lundiste comme des
attaques personnelles. Et l’on sent déjà les réponses se formuler sous sa plume :
« Si je pouvais avoir cela, dit Balzac dans une de ses nouvelles, je n’écrirais pas de romans, j’en ferais. » Et pourtant chaque fois qu’un artiste, au lieu de mettre son bonheur dans son art, le met dans sa vie, il éprouve une déception et presque un remords qui l’avertit avec certitude qu’il s’est trompé. En sorte qu’écrire un roman ou en vivre un, n’est pas du tout la même chose, quoi qu’on en dise. Et pourtant notre vie n’est pas absolument séparée de nos œuvres. Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. Comment donc pouvaient-elles valoir moins comme scènes de la vie que comme scènes de mon livre? C’est que, au moment où je les vivais, c’est ma volonté qui les connaissait dans un but de plaisir ou de crainte, de vanité ou de méchanceté. Et leur essence intime m’échappait. J’y eusse fixé les yeux avec force qu’elle m’eût échappé de même.358
354 Ibid., p. 347. 355 Ibid., p. 324-331. 356 Ibid., p. 355. 357 Ibid., p. 359. 358 PROUST, Marcel, Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, op. cit., p. 490.
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Ce passage suit deux autres fragments traitant directement de Balzac et où l’on sent poindre une
défense proustienne contre Sainte-Beuve. Dans le premier, intitulé par l’éditeur « Dans la
bibliothèque de Réveillon. – Réflexions à propos de Balzac »359, Proust compare deux attitudes
de Balzac, similaires à son Moi social, celui de la conversation et de la correspondance, et à son
Moi profond, celui de la création artistique. Dans le second, intitulé par l’éditeur « L’auteur juge
de son œuvre »360, Proust discute de la valeur des œuvres d’un auteur relativement à sa
perception ou à celle de ses lecteurs. Il évoque, non sans penser à Kant, le plaisir esthétique
comme critérium de la beauté, cette « joie » qui prouve que la vérité de l’art n’est pas dans l’objet,
mais dans l’esprit du sujet.
À l’été 1895, Proust obtient une charge non rémunérée au dépôt légal de la bibliothèque
Mazarine. Déçu d’être affecté à ce service, qui se trouve rue de Grenelle et non pas quai Conti, il
évoquera des raisons de santé pour changer de place avec d’autres attachés. N’y réussissant pas, il
obtiendra congé de maladie sur congé de maladie jusqu’en 1900, où il sera réputé avoir
démissionné. Donatien Grau estime que les démarches de Proust pour entrer à la Mazarine
étaient symboliques, qu’il avait voulu y « travailler » pour inscrire son nom à la suite de France,
Leconte de Liste et bien entendu Sainte-Beuve, qui y avait été conservateur361. Entre 1895 et
1899, Proust n’occupe pas réellement d’emploi ; il est tout à l’écriture de son roman. À la fin de
cette période, son esthétique est formée. Il est alors prêt à lire et traduire Ruskin.
2.1.4. Traduire Ruskin
En octobre 1899, Proust lit Ruskin et la religion de la Beauté, de Robert de La Sizeranne. À peine
quelques mois plus tard, le 20 janvier 1900, Ruskin meurt. Proust lui consacre alors deux articles
nécrologiques : « John Ruskin »362 paraît le 27 janvier, dans La Chronique des arts et de la curiosité,
puis « Pèlerinages ruskiniens en France »363, dans Le Figaro du 13 février. Mais il travaillait déjà
sur l’écrivain anglais depuis quelques temps. Dans sa correspondance avec Douglas Ainslie, on
retrouve des allusions à Ruskin à partir de 1897364, année de publication de l’ouvrage de La
Sizeranne. Mais Yves Sandre estime que Proust a connu Ruskin par le Bulletin de l’Union pour
l’Action morale, qui publia la traduction de fragments ruskiniens entre 1893 et 1903365. Le 5
décembre 1899, il confie à Marie Nordlinger qu’il planche depuis une quinzaine de jours sur
Ruskin et certaines cathédrales366. Il s’agit des articles qu’il publiera dans La Gazette des Beaux-Arts
359 Ibid., p. 485-488. 360 Ibid., p. 488-490. 361 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, op. cit., p. 86. 362 PROUST, Marcel, « John Ruskin », dans CSB-1971, op. cit., p. 439-441. 363 PROUST, Marcel, « Pèlerinages ruskiniens en France », dans CSB-1971, op. cit., p.441-444. 364 SANDRE, Yves, « Notice, notes et choix de variantes », dans CSB-1971, op. cit., p. 719. 365 Ibid., p. 718. 366 Ibid.
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le 1er avril et le 1er août 1900 : « Journées de Pèlerinage : Ruskin à Notre-Dame d’Amiens, à
Rouen, etc. »367 et « John Ruskin »368. Il publiera également, dans La Chronique des arts et de la
curiosité, des comptes rendus sur des ouvrages à propos de Ruskin : « John Ruskin, sa vie et son
œuvre : Étude critique par Marie de Bunsen » paraît le 7 mars 1903, « Charlotte Broicher, John
Ruskin und sein Werk… », le 2 janvier 1904 et « John Ruskin, Les Pierres de Venise : Traduction de
Mme Crémieux », le 5 mai 1906. Entre temps, Proust voyage (il va deux fois à Venise, puis il
visite la Belgique et la Hollande) et, principalement aidé par sa mère et Marie Nordlinger, il
traduit les œuvres de Ruskin, en commençant par La Bible d’Amiens dont la première version est
prête en décembre 1901, puis Sésame et les lys qu’il publiera en 1906 et dont il publie la préface
« Sur la lecture » en 1905.
L’esthétique proustienne, déjà considérablement formée, possède de nombreuses affinités avec
les doctrines ruskiniennes. Ruskin, comme Proust et La Sizeranne, condamne le réalisme. Il lui
oppose une sorte d’idéalisme platonicien, et fait de la métempsychose369 (ou ressouvenir)
l’élément central de cette théorie. L’artiste, selon Ruskin, est celui dont la mémoire et la
sensibilité sont assez aiguisées pour découvrir, sous l’apparence des choses terrestres, la vérité
supérieure dont elles sont le signe. Cette vérité, l’artiste la reconnaît et s’en souvient grâce aux
sensations et aux émotions (plaisir ou déplaisir) que lui procurent les différentes formes de la
nature. Interprète, l’artiste est aussi traducteur, et son travail consiste à rendre ses impressions le
plus fidèlement possible et dans la plus grande sincérité afin de révéler la beauté qui se cache
sous les phénomènes les plus banals. Ainsi, toute l’attention est mise sur le vécu, et non sur le
donné empirique. Bref, comme le fait remarquer Yves Sandre, Proust et Ruskin s’entendent sur
plusieurs points : « […] importance de la mémoire et de la sensation, effet amortissant de
l’habitude sur nos perceptions et le sentiment du beau, effet stimulant de l’absence sur
l’imagination, mission révélatrice de l’écrivain370 ».
À travers les articles de Proust sur Ruskin, se dégage selon Tadié « une véritable philosophie de la
critique et de la lecture371 ». Dans une des nombreuses notes en bas de page372 de l’article
367 PROUST, Marcel, « Journées de Pèlerinage : Ruskin à Notre-Dame d’Amiens, à Rouen, etc. », dans CSB-1971, op. cit., p.69-
105. 368 PROUST, Marcel, « John Ruskin », dans CSB-1971, op. cit., p. 105-141. 369 Platon explique la métempsychose (ressouvenir) dans le Phèdre pour résoudre le paradoxe épistémologique de Ménon. Selon
cette allégorie, l’âme quitterait le corps et donc la réalité empirique durant les périodes de sommeil, mais aussi après la mort, pour rejoindre le monde des Formes (ou des Idées). Après avoir repris place dans le corps, au réveil ou en se réincarnant, l’âme
rapporte avec elle les Idées, mais elle ne s’en souvient pas. Le savoir, déjà contenu en chacun, s’obtiendrait donc grâce à la
mémoire : apprendre consisterait en fait à se ressouvenir de ce que l’âme a aperçu dans le monde des Idées. Ainsi, la vérité ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Elle ne se communique pas, elle ne se transmet pas, mais se découvre de manière
individuelle. 370 SANDRE, Yves, « Notice, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 718. 371 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 433. 372 Tadié fait remarquer l’abondance de ces notes dans l’article. Il affirme que la digression est un des traits de Proust qui s’est
accentué au contact de Ruskin. La multiplication des renvois témoigne également de la volonté encyclopédique et érudite de
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« Journées de Pèlerinage », Proust donne sa conception de la critique littéraire. Cette critique
s’articule en deux temps : premièrement, « pourvoir le lecteur comme d’une mémoire
improvisée373 », c’est-à-dire, l’aider « à être impressionné par [les] traits singuliers [d’une œuvre],
placer sous ses yeux des traits similaires [ceux d’une autre œuvre du même auteur] qui lui
permettent de les tenir pour les traits essentiels du génie d’un écrivain374 » ; deuxièmement,
« reconstituer ce que pouvait être la singulière vie spirituelle d’un écrivain hanté de réalités si
spéciales375 », c’est-à-dire étudier les sources de son inspiration, de son talent et de sa moralité.
Cette démarche, qui n’est pas sans rappeler celle du jeune Sainte-Beuve, vise à rendre « la
perception exacte d’une nuance juste376 », et ce, dans le but ultime de « [donner] le désir de
lire377 ». En d’autres mots, le critique doit sentir et faire sentir, mais il doit aussi éveiller la
curiosité, l’envie de connaître. Car en effet, pour Proust, le devoir du critique est de se soumettre
à ses maîtres et de faire perdurer leur œuvre. Ruskin « tient la liberté pour funeste à l’artiste et
l’obéissance et le respect pour essentiels, [faisant] de la mémoire l’organe intellectuel le plus utile
à l’artiste378 », et Proust n’en sépare pas le critique. Lui-même se fait le légataire, le fils spirituel de
Ruskin. Proust croit, comme Carlyle et Emerson par lesquels il aime Ruskin, que l’artiste est aussi
un prophète, et que « [la] littérature […] est une "lampe du sacrifice" qui se consume pour
éclairer les descendants379 ». (Cette abnégation pourra aussi être rapprochée de l’attitude
beuvienne380.) Et lorsque la lampe s’éteint, comme Ruskin vient de mourir, c’est à ses héritiers de
reprendre le flambeau. La voix et l’enseignement des grands artistes et des hommes de génie,
« [c]’est aux générations de les reprendre en chœur381 », de les ressusciter, conclut Proust. Or,
dans cet article, Proust ne fait pas que reprendre sèchement les théories ruskiniennes, il emmène
son lecteur dans l’univers de Ruskin, il lui fait voir ce que l’auteur a vu, et ce qu’il a vu lui-même
par l’entremise de cet auteur. Proust met donc le lecteur sur une piste en lui montrant la trace,
l’empreinte profonde, que Ruskin a laissée en lui. Et c’est bien cela, la lecture : être mis par
d’autres sur sa propre piste, prendre conscience de sa propre intériorité en tentant de recréer ce
que d’autres ont senti. Bref, toute lecture féconde est une révélation au sens sacré du terme,
levant le voile sur le mystère du monde. Toute lecture est herméneutique. Et toute
herméneutique doit être proactive. Une lecture vraiment critique doit être suivie d’une écriture
Proust ainsi que de son besoin de trouver le sens profond, sous-jacent, des propos de Ruskin, soucis que l’on retrouve également
dans roman futur. Ibid., p. 432-433. 373 PROUST, Marcel, « Journées de Pèlerinage : Ruskin à Notre-Dame d’Amiens, à Rouen, etc. », loc. cit., p. 76. 374 Ibid. 375 Ibid. 376 PROUST, Marcel, « Journées de Pèlerinage : Ruskin à Notre-Dame d’Amiens, à Rouen, etc. », loc. cit., p. 76. 377 Ibid. 378 Ibid., p. 103. 379 Ibid., p. 104. 380 Supra, p. 56. 381 PROUST, Marcel, « Journées de Pèlerinage : Ruskin à Notre-Dame d’Amiens, à Rouen, etc. », loc. cit., p. 105.
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vivifiante, d’une renaissance. Voici comment Proust, dans son second article, décrit le processus
critique ruskinien :
L’objet auquel s’applique une pensée comme celle de Ruskin et dont elle est inséparable n’est pas immatériel, il est répandu çà et là sur la surface de la terre. […] Une telle pensée qui a un autre objet qu’elle-même, qui s’est réalisée dans l’espace, qui n’est plus la pensée infinie et libre, mais limitée et assujettie, qui s’est incarnée en des corps […], est peut-être moins divine qu’une pensée pure. Mais elle nous embellit davantage l’univers, ou du moins certaines parties individuelles, certaines parties nommées, de l’univers, parce qu’elle y a touché, et qu’elle nous y a initiés en nous obligeant, si nous voulons les comprendre, à les aimer.382
Cette méthode, Proust la ressaisit en « [descendant] jusqu’au fond de [lui]-même pour en saisir la
trace, pour en étudier le caractère383 ». C’est qu’elle est mêlée d’une « infirmité essentielle à l’esprit
humain384 », du « péché intellectuel favori des artistes et auquel il en est bien peu qui n’aient
succombé385 », et donc d’un écueil que Proust peine à éviter : l’idolâtrie. Proust attribue
également ce défaut du jugement ruskinien à Montesquiou. Il en dégage la cause, qui est
affective :
L’amour qui nous fait découvrir tant de vérités psychologiques profondes, nous ferme au contraire au sentiment poétique de la nature, parce qu’il nous met dans des dispositions égoïstes […]. L’admiration pour une pensée au contraire fait surgir à chaque pas la beauté parce qu’à chaque moment elle en éveille le désir.386
Pour éviter le dangereux piège de l’idolâtrie, donc, il faut être désintéressé, mais pas totalement
indifférent, c’est-à-dire qu’il ne faut pas prendre d’avantage personnel à la possession ou à la
contemplation d’une belle chose, autre que le plaisir esthétique qu’elle procure. Ce qu’il faut
désirer, ce n’est ni la montagne, ni la fleur ni la femme que décrit un auteur, mais plutôt
l’impression et la réflexion que suscitent en nous ces mêmes réalités ; ne pas manger des
madeleines après avoir lu Proust, mais tenter de recréer en soi ce qu’il a vécu, et sentir son
propre sens critique infiniment accru, sa capacité de comprendre et de percevoir décuplée. Bref,
ne pas accumuler les symboles creux, mais remplir de sens notre existence en se laissant guider
par la pensée d’un génie. « Aussi cette servitude volontaire est-elle le commencement de la
liberté387 », estime Proust. Ainsi, pas d’innovation sans tradition, pas de créateur sans modèle, pas
d’inspiration sans nécessité extérieure, pas de réponse sans appel d’un objet qui s’impose à
l’artiste et qui le prie d’en traduire l’essence. « Et c’est en soumettant son esprit à rendre cette
382 PROUST, Marcel, « John Ruskin », loc. cit., p. 138. 383 Ibid., p. 137-138. 384 Ibid., p. 134. 385 Ibid., p. 136. 386 Ibid., p. 139-140. 387 PROUST, Marcel, « John Ruskin », loc. cit., p. 140.
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vision, à approcher de cette vérité, que l’artiste devient vraiment lui-même388 », poursuit Proust.
Faire voir ce que l’on a vu, faire sentir ce que l’on a senti ; imiter non la vie, mais le vécu ; tout
cela passe par un art où la création de soi comme sujet passe par la reproduction d’autres
subjectivités. Et Proust commence à le constater pour lui-même : « J’ai encore deux Ruskin à
faire et après j’essaierai de traduire ma pauvre âme à moi, si elle n’est pas morte dans
l’intervalle.389 »
Après la traduction de La Bible d’Amiens et avant même qu’elle ne paraisse (en mars 1904) Proust
a entamé celle de Sésame et les lys dont la préface, « Sur la lecture » (Renaissance latine, 15 juin 1905)
est l’un des écrits esthétiques les plus importants qu’il ait publié avant d’écrire Contre Sainte-Beuve.
Cet article, intitulé « Journées de lecture »390 dans Pastiches et mélanges, s’ouvre sur la reconstitution
des circonstances, la description des journées que Marcel, enfant, passait à lire : « [le] matin, en
rentrant du parc […] dans la salle à manger391 » ; « après le déjeuner […] dans sa chambre392 »,
puis « au parc, […] après le jeu obligé, […] dans certains fonds assez incultes et assez
mystérieux393 » ; et enfin, « à la maison, dans [son] lit, longtemps après le dîner394 ». Proust
s’évertue à recréer l’expérience de la lecture et les réactions naturelles qu’elle suscite en nous. Il
parle, par exemple, du deuil que l’on doit faire des personnages à la fin d’un récit, ou encore des
souvenirs que nous laissent ces moments de rêverie, souvenirs qui n’ont bien souvent rien à voir
avec les idées contenues dans le livre. Bref, en bon critique, il s’efforce de fabriquer pour son
lecteur cette « mémoire improvisée », première étape essentielle de tout jugement esthétique, et
ce, en « [recréant] dans son esprit l’acte psychologique original appelé Lecture, avec assez de force
pour pouvoir suivre maintenant comme au-dedans de lui-même les quelques réflexions qu’il [lui]
reste à présenter 395». Et c’est justement les thèses ruskiniennes sur l’expérience de la lecture qu’il
s’apprête à analyser.
Pour Ruskin comme pour Descartes, que Proust cite ici, « la lecture de tous les bons livres est
comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les
auteurs396 ». Or, Proust ne partage pas cette idée. Selon lui, la lecture est, au contraire, « au
rebours de la conversation397 », c’est-à-dire qu’elle est une sorte de communication, certes, mais
qui s’accomplit dans la solitude, et donc dépouillée de tous les codes et les embarras des relations
388 Ibid., p. 141. 389 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 519. Tadié cite Correspondance, t. IV, p. 93. 390 PROUST, Marcel, « Journées de lecture » (Renaissance latine, 15 juin 1905), dans CSB-1971, op. cit., p. 160-194. 391 Ibid., p. 161. 392 Ibid., p. 164. 393 Ibid., p. 168. 394 Ibid., p. 169. 395 Ibid., p. 172. 396 Ibid., p. 173. 397 Ibid., p. 174.
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humaines réelles. « Entre la pensée de l’auteur et la nôtre [le silence, propre à la lecture]
n’interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires de la pensée, de nos égoïsmes
différents398 », écrit Proust. La lecture, est selon lui une discussion avec les morts ou les absents
qui permet à l’esprit de travailler tout en demeurant concentré et en disposant entièrement de sa
puissance intellectuelle. C’est un dialogue sans interférence mondaine. De cette définition, la
lecture tire à la fois son rôle et ses limites. Proust considère en effet la lecture comme une activité
essentielle à l’esprit, car les grands et beaux livres initient le lecteur au monde des idées. « Nous
sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il
nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs399 », écrit-
il. Ainsi, de sa nature même, la lecture tire à la fois sa justification et sa restriction. La lecture des
œuvres marquantes n’est qu’un dévoilement partiel des mystères du monde, ce n’est qu’une piste
qui éveille notre curiosité. « La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y
introduire : elle ne la constitue pas400 », poursuit Proust. Les auteurs et leurs œuvres sont donc
des initiateurs. Ils exercent une pression extérieure qui engendre une réaction intérieure chez le
lecteur. À partir de cet éveil, c’est au lecteur de poursuivre seul la quête de la vérité, car il ne la
trouvera pas chez d’autres, mais bien en lui-même.
Le danger, explique Proust, est de s’arrêter avant et de considérer la lecture, voire le livre comme
le tout de l’acte intellectuel. Pour illustrer cet écueil, qu’il a expliqué ailleurs, notamment dans ses
« Pèlerinages ruskiniens », Proust imagine le voyage en Hollande d’un érudit qui cherche la vérité
dans les « feuillets d’un in-folio jalousement conservé dans couvent de Hollande401 », dans les
rayons d’une bibliothèque située près d’Utrecht. Voilà le péché d’idolâtrie : chercher le vrai dans
la matérialité des choses, et non en soi comme il le faudrait. Proust a fait un tel séjour dans un
couvent hollandais, mais le thème de la quête érudite lui a été inspiré par un voyage de Sainte-
Beuve que raconte Léon Séché dans son récent ouvrage. Rappelons que le critique était parti à
Lausanne pour écrire Port-Royal, puis à Liège pour son Chateaubriand. C’est lors de ce dernier
voyage que Sainte-Beuve avait obtenu de Monsieur Karsten de pouvoir fouiller les archives
d’Amersfoort. Proust condamne ce genre de fétichisme littéraire dérivé de l’érudition. Or le
péché d’idolâtrie et l’érudition, bien que très proches, ne doivent pas être confondus. Proust note
leur corrélation avec les facultés de l’esprit :
Il semble que le goût des livres croisse avec l’intelligence, un peu au-dessous d’elle, mais sur la même tige, comme toute passion s’accompagne d’une prédilection pour ce qui entoure son objet, a du rapport avec lui, dans l’absence lui parle encore. Aussi, les plus grands
398 Ibid., p. 187. 399 Ibid., p. 176. 400 Ibid., p. 178. 401 Ibid., p. 181.
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écrivains, dans les heures où ils ne sont pas en communication directe avec la pensée, se plaisent dans la société des livres. N’est-ce pas surtout pour eux, du reste, qu’ils ont été écrits ; ne leur dévoilent-ils pas mille beautés, qui restent cachées au vulgaire?402
Érudit, Proust l’est. Mais il n’est pas bibliophile et se garde des excès. Il n’accorde pas
d’importance à la possession matérielle des livres et tente de combattre l’idolâtrie en illustrant ses
pires conséquences, comme le démontrent ses plus récents articles. C’est que « [si] le goût des
livres croît avec l’intelligence, ses dangers […] diminuent avec elle. Un esprit original sait
subordonner la lecture à son activité personnelle403 », estime Proust. La lecture est donc un
moyen. Et c’est un outil qu’il faut bien choisir. Voilà pourquoi Proust enchaîne avec une
réflexion sur la littérature ancienne. Selon lui, puisqu’elles sont plus surprenantes par leur altérité
et qu’elles aident ainsi « à sortir de soi, à voyager404 », ce sont les formes et le langage révolus des
tragédies grecques ou latines, des pièces de Racine ou des Mémoires de Saint-Simon, qu’il faut
privilégier avant toute autre lecture. C’est cette tradition aux sonorités étrangères qu’il faut se
réapproprier afin de retourner à la source de sa propre inspiration. Bref, pour Proust, l’érudition
est un atout dont il ne faut pas abuser et dont il faut connaître les possibles dérapages.
Dans le même ordre d’idée, deux mois après la publication de la préface de Sésame et les lys, paraît
un second article d’égale importance : « Un professeur de beauté »405 (15 août 1905). Dans ce
texte, qui est une sorte de portrait de Montesquiou parsemé de digressions sur Ruskin, Proust
revient sur le don de lecture et de sensibilité, ce même don d’interprétation pouvant dériver, il l’a
déjà expliqué, en surinterprétation et en idolâtrie. Cette fois-ci, il insiste sur le caractère
indispensable de cet instrument critique qu’est l’érudition, dont Ruskin et Montesquiou font
d’ailleurs montre ; indispensable car il fournit au lecteur cette « mémoire improvisée » nécessaire
au jugement esthétique : « L’érudition de l’auteur fait que toute chose évoque pour lui des
souvenirs…406 ». L’érudit voit, distingue et nomme tout, il est le centre névralgique d’une
multiplicité de descriptions et d’associations. Grâce à la mémoire du critique, tout donné de
conscience devient prétexte à métaphore, tout vécu devient littéraire. Il ne lui reste qu’à accueillir
les sujets qui lui font signe, à faire preuve d’hospitalité envers les formes élues par la nature pour
l’initier à son mystère.
402 Ibid., p. 184. 403 Ibid., p. 189. 404 Ibid., p. 191. 405 PROUST, Marcel, « Un professeur de beauté », dans CSB-1971, op. cit., p. 506-520. 406 Ibid., p. 517.
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2.1.5. Proust pasticheur
Le 26 septembre 1905, la mère de Proust meurt et celui-ci devient orphelin (son père était mort
le 26 novembre 1903). Pendant plus d’un an, le futur romancier est en deuil ; il cesse de travailler
et d’écrire. Tadié estime que l’inaction a dû augmenter le nombre de ses lectures, mais la
correspondance de Proust n’en laisse que peu d’indications407. Avant cette période creuse, outre
ses devoirs beuviens de lycéen, quelques morceaux flaubertiens de son recueil Les Plaisirs et les
Jours, et certains passages balzaciens de Jean Santeuil, Proust avait aussi pastiché Saint-Simon dans
un texte intitulé « Fête chez Montesquiou à Neuilly (Extraits des Mémoires du duc de Saint-
Simon) »408. Le principal intéressé, content du portrait qu’on faisait de lui et de sa petite cour,
avait d’ailleurs publié ce pastiche dans Le Figaro du 18 janvier 1904, sans en connaître l’auteur409.
À l’été 1905, avant la mort de sa mère, Proust avait aussi envisagé de répondre aux pastiches que
Jules Lemaître avait fait paraître dans En marge des vieux livres410. Un an plus tard, on retrouve des
traces de son activité d’imitateur dans sa correspondance :
[Il] écrit à Raynaldo […] des vers de mirliton, dont la fin pastiche Baudelaire […]. Puis ce sont plusieurs pastiches de la comtesse Greffulhe, une « chanson », un air qui rime en ac, parodie de la ballade de Kleinzach au prologue des Contes d’Hoffmann d’Offenbach et un pastiche de Mme de Sévigné, de sa lettre à Coulanges sur le mariage de Lauzun, en s’appuyant « d’un côté sur l’étrier d’une mémoire branlante, et de l’autre côté sur l’étrier de l’inspiration reconstructive », comme il dit plaisamment, définissant ainsi sa technique de pasticheur.411
Ainsi, en lisant et en assimilant plusieurs auteurs qu’il pastichera bientôt plus sérieusement,
Proust met en pratique la première étape de la critique littéraire telle qu’il la définissait dans ses
articles sur Ruskin, à savoir comme le don d’une « mémoire improvisée » par la reproduction (et
l’exagération) des traits essentiels des œuvres qu’il lit.
Au début de l’année 1907, Proust emménage sur le boulevard Haussmann. Il sort alors peu à peu
de la torpeur du deuil. En janvier, il recommence même à écrire. Son article, intitulé « Sentiments
filiaux d’un parricide »412, paraît dans Le Figaro du 1er février. Dans ce morceau, Proust s’inspire
d’un fait d’actualité (le meurtre d’une mère par son fils) et le compare aux exemples de la
mythologie grecque (Œdipe, Ajax, Oreste) – qu’il connaît non grâce à Freud, mais par le Cours de
407 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 564. 408 PROUST, Marcel, « Fête chez Montesquiou à Neuilly : (Extraits des Mémoires du duc de Saint-Simon) », dans CSB-1971, op.
cit., p. 710-713. 409 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 521. 410 Ibid., p. 549. 411 Ibid., p. 562. 412 PROUST, Marcel, « Sentiments filiaux d’un parricide », dans CSB-1971, op. cit., p. 150-159.
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littérature dramatique de St-Marc-Girardin413. Il illustre le motif de la faute (qu’il rappelle en
mentionnant Les Frères Karamazov de Dostoïevski) par une confession finale :
Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. [L’homme qui saurait] voir dans un corps chéri le lent travail de destruction poursuivi par la douloureuse tendresse qui l’anime […], reculerait devant l’horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil pour mourir tout de suite. Chez la plupart des hommes, une vision si douloureuse (à supposer qu’ils puissent se hausser jusqu’à elle) s’efface bien vite aux premiers rayons de la joie de vivre. Mais quelle joie, quelle raison de vivre, quelle vie peuvent résister à cette vision? D’elle ou de la joie, quelle est vraie, quel est « le Vrai »?414
Proust la ressent profondément, cette espèce de faute ou de péché originel du progrès, de la
succession des générations, du « Ceci tuera cela » hugolien. Il se sent coupable de la mort de ses
parents et estime de son devoir de les ressusciter par la narration comme il se sent obligé de
perpétuer la pensée des auteurs dont il est le successeur, l’héritier. Il avait d’ailleurs déclaré, dans
une lettre à Georges Goyau, en 1905 : « […] je crois que chacun de nous a charge des âmes qu’il
aime particulièrement, charge de les faire connaître et aimer…415 ». Ainsi l’immortalité est
garantie par la mémoire, mémoire de la pensée plutôt que du corps, spirituelle et non matérielle.
Dans « Sentiments filiaux d’un parricide » se trouve un épisode de lecture qui sera repris tel un
motif proustien et qui annonce non seulement son prochain article « Journées de lecture », qui
est un pastiche de Sainte-Beuve, mais également le début de Contre Sainte-Beuve ainsi que l’épisode
d’Albertine disparue lors duquel Mme Verdurin prend plaisir, pendant la guerre, à lire des
catastrophes dans le journal en mangeant son croissant. Dans ce premier texte, Proust écrit avec
une délicieuse ironie :
[…] je voulus jeter un regard sur Le Figaro, procéder à cet acte abominable et voluptueux qui s’appelle lire le journal et grâce auquel tous les malheurs et les cataclysmes de l’univers pendant les dernières vingt-quatre heures, les batailles qui ont coûté la vie à cinquante mille hommes, les crimes, les grèves, les banqueroutes, les incendies, les empoisonnements, les suicides, les divorces, les cruelles émotions de l’homme d’État et de l’acteur, transmués pour notre usage personnel à nous qui n’y sommes pas intéressés, en un régal matinal, s’associent excellemment, d’une façon particulièrement excitante et tonique, à l’ingestion recommandée de quelques gorgées de café au lait. Aussitôt rompue d’un geste indolent, la fragile bande du Figaro qui seule nous séparait encore de toute la misère du globe et dès les premières nouvelles sensationnelles où la douleur de tant d’êtres « entre comme élément », ces nouvelles sensationnelles que nous aurons tant de plaisir à communiquer tout à l’heure à ceux qui n’ont pas encore lu le journal, on se sent soudain allègrement rattaché à l’existence qui, au premier instant du réveil, nous paraissait bien inutile à ressaisir.416
413 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 575. 414 PROUST, Marcel, « Sentiments filiaux d’un parricide », loc. cit., p. 158-159. 415 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 517. Tadié cite Correspondance, t. IV, p. 399. 416 PROUST, Marcel, « Sentiments filiaux d’un parricide », loc. cit., p. 154.
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Chaque fois que Proust met en scène l’acte de lire, il réaffirme les thèses qu’il supporte contre et
après Ruskin. Chaque reconstitution de ce type est pour lui l’occasion de critiquer la lecture, et par
là de critiquer la critique. Dans le passage tout juste cité, on sent bien la distance entre le réel et la
réaction qu’il suscite, entre la vision d’horreur présentée par le texte et l’indifférente joie de vivre
du lecteur. Ici, ni catharsis, ni expérience du sublime. Le problème est-il donc dans la forme sous
laquelle est présenté le message? Le type d’article de journal qu’il évoque est-il trop éloigné – par
son intention ou ses prétentions – de la mimésis?
Dans « Journées de lecture »417 (Le Figaro, 20 mars 1907), Proust étaye encore sa position. Il
montre combien les gens préfèrent causer plutôt que de lire et qu’empêchés de se voir, ils
s’appellent au téléphone, et qu’empêchés de s’appeler, ils se résolvent enfin à plonger dans un
livre, mais pas n’importe lequel : celui-là même qui imite les conversations de salon et qui
« comme les Mémoires de Mme de Boigne418, […] donnent l’illusion que l’on continue à faire des
visites419 ». Cette lecture peut paraître futile, mais Proust montre que la frivolité ne vient sans
doute ni de l’auteure420, ni d’un lecteur intelligent qui saura tirer son miel de cette « trame de
frivolités, poétique pourtant, parce qu’elle finit en étoffe de songe, pont léger jeté du présent
jusqu’à un passé déjà lointain, et qui unit, pour rendre plus vivante l’histoire, et presque
historique la vie, la vie à l’histoire421 ». Ainsi la qualité d’une lecture ne dépend-elle pas de celle de
l’œuvre lue, mais de celle de son lecteur. Plus loin, Proust avoue que le titre de cet article aurait
dû être « Le Snobisme et la Postérité », titre qu’il révise après avoir si peu parlé de ces sujets.
Belle ironie, puisque tout l’article s’emploie à illustrer, sous d’apparents détours, ce qui demeure
et perdure grâce à la littérature par-delà les illusions de la mondanité ; que sous tel détail à prime
abord insignifiant survit tout un monde. Et Proust l’illustrera bientôt dans la Recherche, qui
regorge de ces petits traits de la vie quotidienne. En somme, et pour en revenir à la fois aux
théories de la lecture et à la philosophie proustienne de l’histoire, l’indifférence ou le snobisme
face au texte résulteraient donc plutôt d’une sensibilité défaillante de la part du récepteur que
d’un manque de talent de la part de l’émetteur. Toute lecture fournit un matériau à traiter, une
substance à juger ou à réutiliser ; si seulement le lecteur se montre apte à saisir cette essence et à
la révéler… même si ce n’est que pour en rire!
417 PROUST, Marcel, « Journées de lecture » (Le Figaro, 7 mars 1907), dans CSB-1971, op. cit., p. 527-533. 418 L’exemple n’est pas fortuit ; Sainte-Beuve était un des habitués du salon de la comtesse de Boigne. 419 Ibid., p. 530. 420 Il écrit, dans un passage coupé par Le Figaro : « Tout de même j’imagine que la postérité, même pour le snobisme, sera plus
exigeante et ne se contentera pas de si peu ; que même pour arriver à ne lui donner qu’une impression de frivolité, beaucoup de
sérieux aura été nécessaire, ce sérieux spécial qui, dans un salon, sentit si désagréablement le pédantisme et la cuisine. La pure frivolité est impuissante à éveiller aucune impression, même celle de la frivolité. Un ouvrage frivole est encore un ouvrage, et
c’est tout de même un auteur qui l’écrit. » Voir « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 927. 421 PROUST, Marcel, « Journées de lecture » (Le Figaro, 7 mars 1907), loc. cit., p. 532.
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La lecture, comme la critique, est pour Proust une question d’impression. Et cela, il le montre
encore dans son compte rendu du recueil « Les Éblouissements : par la comtesse de Noailles »422 (Le
Figaro, 15 juin 1907). Il écrit : « Elle [Mme de Noailles] sait que la pensée n’est pas perdue dans
l’univers, mais que l’univers se représente au sein de la pensée.423 » Et, dans un passage coupé,
racontant sa propre expérience, il ajoute : « La vie n’était pas hors de moi dans le monde ; elle
était en moi. Je n’étais pas perdu dans l’univers ; l’univers était perdu dans mon cœur infini où je
m’amusais dédaigneusement à le jeter dans un coin.424 » Pour Proust, la force du recueil de la
comtesse réside dans sa composition : grâce aux artifices de la métaphore et de la comparaison,
la poétesse arrive non pas à reconstruire le réel, mais à en faire renaître l’impression chez son
lecteur. L’esthétique proustienne est aussi basée sur cette « résurrection de ce que nous avons
senti (la seule réalité intéressante)425 », sur cet « impressionnisme littéraire426 » que Proust relève
chez Mme de Noailles.
Pas étonnant d’ailleurs, qu’après avoir passé l’été 1907 à Cabourg, Proust publie « Impressions de
route en automobile »427 (Le Figaro, 19 novembre 1907), morceau qui contient déjà en germe bon
nombre de passages de la Recherche. Suivant son mécanicien et chauffeur Agostinelli tel un guide
(qui éclaire ingénieusement la cathédrale de Lisieux avec les phares de sa voiture afin qu’on
puisse la voir malgré la noirceur de la nuit), Proust observe les clochers d’église. La promenade
rappelle étrangement une comparaison que Sainte-Beuve fait, dans Port-Royal, entre la faculté-
maîtresse d’un auteur et les clochers d’une ville vue de loin, tous deux occultant le reste du
paysage428 comme s’ils étaient « seuls, s’élevant du niveau informe de la plaine et comme perdus
en rase campagne429 ». Proust compare ces clochers aux monastères qui n’occupent qu’une place
toute relative au reste des éléments dans les tableaux de Turner, mais qui pourtant leur donnent
leur nom. N’en va-t-il pas de même pour la faculté-maîtresse et la formule générale que Taine
aimerait en faire découler, ce fameux « dernier mot de l’esprit » que Sainte-Beuve ne se résout
point à attribuer aux auteurs dont il brosse le portrait430?
Les prochaines publications proustiennes répondent à cette question. Il s’agit de la série de
pastiches qu’inspire à Proust l’Affaire Lemoine et dont le but n’est pas de rapporter des faits
422 PROUST, Marcel, « Les Éblouissements : par la comtesse de Noailles », dans CSB-1971, op. cit., p. 533-545. 423 Ibid., p. 540. 424 PROUST, Marcel, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 931. 425 PROUST, Marcel, « Les Éblouissements : par la comtesse de Noailles », loc. cit., p. 542. 426 Ibid., p. 543. 427 Initialement publié sous le titre « Impressions de route en automobile » dans Le Figaro du 19 novembre 1907, ce texte est repris par Proust dans Pastiches et Mélanges. Voir « Les églises sauvées. Les clochers de Caen. La cathédrale de Lisieux :
Journées en automobile », dans CSB-1971, op. cit., p. 63-69. 428 Supra, p. 58. 429 PROUST, Marcel, « Les églises sauvées. Les clochers de Caen. La cathédrale de Lisieux : Journées en automobile », loc. cit.,
p. 64. 430 Supra, p. 65.
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réels, mais bien plutôt de recréer les perceptions individuelles d’un même fait, de faire sentir les
impressions des auteurs à travers leur style personnel afin de faire ressortir et de rendre plus
évidentes les facultés propres à chacun. Tadié le confirme :
Depuis ses travaux sur Ruskin, Proust utilisait la lecture pour aborder le monde réel. Cette lecture devenait de plus en plus critique, à la fois parce que son caractère passif était dénoncé dans la préface de Sésame et les lys, et parce que les théories de Ruskin étaient réfutées par son traducteur. C’est donc autour de la critique de la lecture, et de la lecture critique, que les travaux de 1908 doivent être compris ; par eux, Proust se libère des auteurs qui l’obsèdent, non sans leur avoir arraché leurs secrets. Le pastiche reconstitue en le condensant ce qu’il a senti en lisant les œuvres de ses maîtres ; la critique analyse clairement la technique de ces écrivains, de sorte que pastiches et critique se complètent.431
En effet, 1908 est à la fois l’année des pastiches et du Contre Sainte-Beuve, moments indissociables
de l’esthétique proustienne.
Le 9 janvier éclatait l’Affaire Lemoine : l’ingénieur Lemoine, financé par le gouverneur de la
compagnie De Beers, Julius Wernher, avait fait construire une usine à diamants, prétendant en
avoir découvert le secret de fabrication (par cristallisation de carbone), mais il retardait sans cesse
l’inauguration, ce qui finit par mettre la puce à l’oreille de ses commanditaires qui intentèrent une
poursuite contre lui et démasquèrent la supercherie432. Ce fait divers inspire à Proust une série de
pastiches qui paraîtront entre le 22 février et le 21 mars 1908, en première page de ce qu’il
appelle l’ « avant-goût de l’éternel oubli433 », le supplément littéraire du Figaro du samedi. Le futur
romancier prétend avoir choisi ce cadre anecdotique « tout à fait au hasard434 » ; il n’accorde
d’ailleurs que très peu d’importance à la rectitude des faits historiques. Il est néanmoins amusant
de constater qu’une histoire de faussaire sert de trame narrative à une série d’imitations, voire de
contrefaçons littéraires. Quand au choix de cette forme435, Jean Milly fait remarquer que si Proust
avait quelques prédispositions pour le pastiche, comme nous avons eu l’occasion de le voir, les
circonstances ont pu l’inciter à « écrire des imitations suivies et plus ambitieuses436 ». Paul
Reboux, Charles Müller et Fernand Gregh publiaient déjà des pastiches dans Les Lettres ; les deux
premiers venaient même de lancer leur célèbre recueil À la manière de…, qui contenait une
quinzaine de ces exercices stylistiques que sont les pastiches d’auteurs classiques et
contemporains437. Ces exemples ont peut-être incité Proust à donner, lui aussi dans ce format, sa
critique du style. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : « Quand aux pastiches, Dieu merci, il n’y en a
431 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 604. 432 MILLY, Jean, Les pastiches de Proust, Paris, Armand Colin, 1970, p. 16-17. 433 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 580. Tadié cite Correspondance, t. VII, p. 107 (17 mars 1907, à
Mme de Noailles). 434 PROUST, Marcel, « Pastiches », dans CSB-1971, op. cit., p. 7 (note). 435 Nous reviendrons plus en profondeur sur le choix formel du pastiche au troisième chapitre de ce mémoire. 436 MILLY, Jean, Les pastiches de Proust, op. cit., p. 18. 437 Ibid.
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plus qu’un. C’était par paresse de faire de la critique littéraire, amusement de faire de la critique
littéraire "en action". Mais cela va peut-être au contraire m’y forcer, pour les expliquer à ceux qui
ne les comprennent pas438 », écrit Proust à Robert Dreyfus, le 18 mars 1908. Les pastiches ne
sont pas qu’un jeu pour Proust, qui accorde une très grande importance à l’équilibre et au
« dosage439 » de leur publication dans la presse et qui accordera une importance tout aussi grande
à leur ordre lorsqu’il envisagera de les recueillir en livre440. Il précise alors son dessein initial dans
une lettre à Ramon Fernandez :
Vous m’avez deviné par votre « Critique et actes » car j’avais d’abord voulu faire paraître ces pastiches avec des études critiques parallèles sur les mêmes écrivains, les études énonçant d’une façon analytique ce que les pastiches figuraient instinctivement (et vice versa), sans donner la priorité ni à l’intelligence qui explique ni à l’instinct qui reproduit. Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice naturel d’idolâtrie et d’imitation.441
Les pastiches servent donc une visée esthétique identique à celle des articles de Proust sur
Ruskin. Seulement, ils ne revêtent pas la même forme. Là est précisément l’innovation
proustienne, comme le relevait déjà Barrès en 1908 : « Avec vos pastiches si bien créés, vous êtes
au bord d’une délicieuse forme de critique littéraire que vous devriez saisir et qui prouverait
aisément ce que savait Buffon : qu’il n’y a pas à distinguer le fond de la forme ; écrire d’une
certaine manière, c’est penser et sentir d’une certaine manière.442 » Avec le pastiche, Proust se
rapproche en effet d’une critique intuitive et impressionniste dont le format rend justice aux
principes esthétiques qui la soutiennent.
Quatre pastiches, ceux de Balzac, Faguet, Michelet et Goncourt, paraissent le 22 février ; deux le
14 mars, ceux de Flaubert et Sainte-Beuve ; puis un le 21 mars, celui de Renan. À ces sept textes
s’ajouteront les pastiches de Régnier et de Saint-Simon443 que Proust placera dans le recueil de
1919, présentant alors la série suivante : Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve, Régnier, Goncourt,
Michelet, Faguet, Renan et Saint-Simon. Quelques textes du même type resteront inédits du
vivant de leur auteur : trois pastiches sur l’Affaire Lemoine (Sainte-Beuve, Chateaubriand et
Maeterlinck), un pastiche de Ruskin ainsi qu’un pastiche de Pelléas et Mélisande. À peine Proust
achève-t-il sa première série de pastiches qu’il s’en lasse déjà, comme en témoigne le
438 Ibid. Milly cite Correspondance, t. IV, p. 227. 439 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 603. Tadié cite Correspondance, t. VIII, p. 58. 440 Cette volonté de faire un livre est déjà présente chez Proust en 1909. Il entreprend d’ailleurs des démarches auprès de
quelques éditeurs, mais aucun ne veut de son recueil. 441 DE CHANTAL, René, Marcel Proust : critique littéraire, op. cit., p. 18. De Chantal cite Le Divan, octobre-décembre 1948,
p. 433. Selon l’éditeur, cette lettre serait datée de 1919. 442 Ibid. De Chantal cite une lettre de Barrès, recueillie et présentée par Charles Briand dans Combat, 17 septembre 1949, p. 4. Il suppose que cette lettre est antérieure au 6 mars 1909, car Proust en parle dans une lettre à Lauris que Kolb date « peu après le 6
mars 1909 ». 443 Sainte-Beuve se dit déjà la tête pleine d’un « Saint-Simon » en 1909, mais il ne travaillera sur ce pastiche qu’en 1918-1919.
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commentaire qu’il fait à Dreyfus. L’année d’après, il explique à Lemaître : « Il importe peu qu’un
pastiche soit prolongé s’il contient les traits générateurs qui, en permettant au lecteur de
multiplier à l’infini les ressemblances, dispensent l’auteur de les additionner!444 » Apparemment,
Proust a interrompu son entreprise de critique en acte. Mais le mimétisme est comme une seconde
nature pour lui, ce qui fait dire à Milly que le pastiche est une « activité permanente de
Proust445 », et que l’Affaire Lemoine « ne fait que cristalliser une tendance permanente de son
esprit446 ». Milly va jusqu’à affirmer que les lettres de Proust à Reynaldo Hahn forment une sorte
de « pastiche continu447 » de toute l’actualité artistique et mondaine de leur époque. Dans ses
devoirs comme dans sa correspondance et ses articles, de ses débuts littéraires à sa mort, Proust
se prête constamment au jeu de l’imitation, que ce soit pour railler les défauts d’auteurs
contemporains ou encore pour rendre hommage à un de ses amis ou de ses maîtres. Cette
activité critique n’est pas moins présente dans la Recherche et s’y retrouve « intacte448 », selon Milly.
Elle y est seulement moins évidente, moins plaquée. Contre Sainte-Beuve n’échappe pas non plus à
ce processus proustien. Cependant, ce texte possède un statut particulier puisqu’il s’agit à la fois
d’un essai et d’une fiction : c’est le moment charnière entre l’utilisation apparente et comme
instrumentale du pastiche et son intégration, son assimilation, dans le roman. Il convient donc à
présent de s’intéresser davantage à la genèse de ce projet de critique publié à titre posthume.
2.2. Lire Sainte-Beuve
Il est d’abord utile de savoir ce que les contemporains de Sainte-Beuve et ce que la postérité de la
fin du long XIXe siècle ont dit du lundiste si l’on tient à avoir un portrait plus juste de la
réception qu’a pu en faire Marcel Proust.
2.2.1. Sainte-Beuve : réception contemporaine
Commençons par interroger ceux qui ont directement connu Sainte-Beuve et qui ont laissé
quelque témoignage, quelque impression sur sa méthode critique. Appelons d’abord Barbey
d’Aurevilly à la barre. Ce dernier reproche à Sainte-Beuve le caractère journalistique de sa
critique :
M. Sainte-Beuve […], qui serait le plus profond des critiques, si son talent, comme le coton filé trop fin, ne cassait pas en entrant dans la profondeur, n’a point de critique avec les
444 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 605 (note). Tadié cite Correspondance, t. IX, p. 63 (mars 1909, à
Jules Lemaître). 445 MILLY, Jean, Les pastiches de Proust, op. cit., p. 13. 446 Ibid. 447 Ibid. 448 Ibid.
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qualités les plus sensibles du critique, parce qu’il n’a point de doctrine. On le résume en deux mots : anecdotes et détails.449
Les deux critiques, incompatibles par nature, sont très opposés. Prassoloff et Diaz notent les
sobriquets caricaturaux que Barbey d’Aurevilly emploie pour parler de Sainte-Beuve : « galantin »,
« Tartuffe », « caméléon », « matou », « vieille dame à chauferette »450. En outre, un article de
Barbey d’Aurevilly sur les « Entretiens de Goethe et d’Eckermann », paru dans Le Pays du 21
octobre 1862 est entièrement dirigé contre Sainte-Beuve, qui vient d’écrire maints articles sur le
même ouvrage. Offensé, le lundiste aurait fait renvoyer son congénère du Pays451.
Les frères Goncourt n’ont pas manqué de rapporter ce type d’anecdotes littéraires dans leur
Journal. Le 5 janvier 1865, ils sont des plus virulents. « Sainte-Beuve a vu une fois le premier
Empereur. C’était à Boulogne : il était en train de pisser. N’est-ce pas un peu dans cette posture-
là, qu’il a vu et jugé depuis tous les grands hommes452 », écrivent-ils. Puis, le 3 août 1867,
toujours aussi antipathiques à l’égard du critique :
Eudore Soulié déclarait aujourd’hui très justement qu’il y avait deux Sainte-Beuve : le Sainte-Beuve de sa chambre d’en haut, du cabinet de travail, de l’étude, de la pensée, de l’esprit ; et un tout autre Sainte-Beuve : le Sainte-Beuve du rez-de-chaussée, le Sainte-Beuve dans sa salle à manger, en famille, au milieu de la manchote sa maîtresse, de Marie sa cuisinière et de ses deux bonnes. Dans ce milieu bas, Sainte-Beuve devient un petit bourgeois, fermé à tous les grands côtés de sa vie d’en haut, une espèce de boutiquier en goguette, l’intellect rapetissé par les ragots, les âneries, les rabâchages imbéciles des femmes.453
Si Soulié fait une distinction entre le critique littéraire et l’homme, les frères Goncourt, sous le
couvert de l’ironie, semblent voir une certaine continuité de l’un à l’autre.
De son vivant, Sainte-Beuve a aussi été attaqué par Balzac ainsi que par Alfred de Vigny. Le 25
août 1840, le romancier rabroue la méthode du critique en publiant un article dans la Revue
parisienne, qu’il dirige. Balzac y écrit ces lignes mordantes :
La muse de M. Sainte-Beuve est de la nature des chauves-souris et non de celle des aigles. Elle […] aime les ténèbres et le clair-obscur ; rendons-lui justice, elle laisse le clair et cherche l’obscur : la lumière offense ses yeux. Sa phrase molle et lâche, impuissante et couarde, côtoie les sujets, se glisse le long des idées, elle en a peur ; elle tourne dans l’ombre comme un chacal ; elle entre dans les cimetières historiques, philosophiques et particuliers ; elle en rapporte d’estimables cadavres qui n’ont rien fait à l’auteur pour être ainsi remués [...]
449 Ibid., p. 17. Pierre Moreau cite un article de Barbey d’Aurevilly paru dans Le Réveil, le 2 janvier 1858 [et non 1859, comme
l’écrit Moreau] : « Notre critique et la leur », dans Les hommes et les œuvres. Critiques diverses, Paris, Lemerre, 1909, p. 90. 450 PRASSOLOFF, Annie, DIAZ, José-Luis, Sainte-Beuve. Pour la critique, Paris, Gallimard, 1992, p. 12. 451 PETIT, Jacques, YARROW, Philip John, Barbey d’Aurevilly, journaliste et critique : bibliographie, Paris, Belles Lettres
(Annales littéraires de l’Université de Besançon), 1959, p. 76-77. 452 GONCOURT, Edmond de, GONCOURT, Jules de, Journal. Mémoires de la vie littéraires, II, Paris, G. Charpentier et E.
Fasquelle, [1862-1865] 1851-1896, p.239. 453 Ibid., III [1866-1870], op. cit., p. 153.
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Souvent les os lui restent dans le gosier, ainsi qu’il lui arrive avec saint François de Sales dans cette Histoire de Port-Royal.454
Et, un peu plus loin :
Il a vu, dans le vallon de Port-Royal des Champs, à six lieues de Paris, à Chevreuse, un petit cimetière où il a déterré les innocentes reliques de ses pseudo-saints, les niais de la troupe, des pauvres filles, des pauvres femmes, des pauvres hères bien et dûment pourris. Sa blafarde muse, si plaisamment nommée résurrectionniste, a rouvert les cercueils où dormait et où tout historien eût laissé dormir la famille entêtée, vaine, orgueilleuse, ennuyeuse, dupée et dupeuse des Arnauld !455
Balzac n’accorde donc aucune valeur à la tentative de revivification critique que prône Sainte-
Beuve. De son côté Vigny, mort en 1863, avait laissé ses cahiers intimes à Louis Ratisbonne, son
exécuteur testamentaire et héritier littéraire, qui les publie en 1867 dans Journal d’un poète. On y lit
les griefs suivants, adressés à la critique beuvienne et que Sainte-Beuve rapporte lui-même dans la
note de son portrait de Vigny, réédité en 1868 dans les Portraits contemporains :
Il ne faut disséquer que les morts : cette manière de chercher à ouvrir le cerveau d’un vivant est fausse et mauvaise. Dieu seul et le poète savent comment naît et se forme la pensée. Les hommes ne peuvent ouvrir ce fruit divin et y chercher l’amande. Quand ils veulent le faire, ils la retaillent et la gâtent.456
Cette remarque s’ajoute à celles où Vigny reproche à Sainte-Beuve de ne pas avoir su juger son
œuvre, ni les sources de son inspiration, et de s’être trompé sur les détails de sa vie personnelle.
Charognard et pilleur de tombes pour Balzac, adepte de la vivisection pour Vigny, Sainte-Beuve
est attaqué pour les tendances historiques et psychologistes de sa méthode.
Flaubert est également contre cette méthode. Moins sévère que Barbey d’Aurevilly, Balzac ou
Vigny parce qu’il admire Sainte-Beuve – il s’est inspiré de Volupté pour écrire Madame Bovary et a
écrit L’Éducation sentimental en partie pour le lundiste457 –, Flaubert a néanmoins quelques
réticences face à la critique beuvienne. Il partage son avis avec George Sand, dans une lettre
datée du 2 février 1869 :
Du temps de La Harpe on était grammairien ; du temps de Sainte-Beuve et de Taine, on est historien. Quand sera-t-on artiste, rien qu’artiste mais bien artiste ? Où connaissez-vous un critique qui s’occupe de l’œuvre en soi, d’une façon intense ? On analyse très finement le
454 BALZAC, Honoré de, « À Madame la Comtesse E. Sur M. de Sainte-Beuve, à propos de Port-Royal », dans Revue parisienne, dirigée par M. de Balzac, Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 200. 455 Ibid., p. 207. 456 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. de Vigny », dans Portraits contemporains, III, op. cit., p. 79. Sainte-Beuve cite le Journal d’un poète, Paris, Michel Lévy Frères, 1867. 457 PRASSOLOFF, Annie, DIAZ, José-Luis, Sainte-Beuve. Pour la critique, op. cit., p. 7. Prassoloff et Diaz citent une lettre de
Flaubert à sa nièce, citée par André Guyaux dans son édition de Volupté, Paris, Gallimard (Folio), 1986, p. 45-46.
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milieu où elle s’est produite et les œuvres qui l’ont amenée ; mais la poétique insciente ? d’où elle résulte ? sa composition, son style ? le point de vue de l’auteur ? Jamais. Il faudrait pour cette critique-là une grande imagination et une grande bonté : je veux dire une faculté d’enthousiasme toujours prête, et puis du goût, qualité rare, même chez les meilleurs, – si bien qu’on n’en parle plus du tout.458
Puis, après la mort du lundiste, Flaubert écrit à la même correspondante : « Est-ce que la critique
moderne n’a pas abandonné l’Art pour l’Histoire ? La valeur intrinsèque d’un livre n’est rien dans
l’école de Sainte-Beuve, Taine. On y prend tout en considération, sauf le talent.459 » Bref,
lorsqu’on ne reproche pas à Sainte-Beuve son manque de méthode, on lui reproche la direction
que prend sa méthode.
Hyppolite Taine est le premier à employer ce mot de « méthode » pour parler de la critique
beuvienne. Dans son article sur « Sainte-Beuve460 », paru le 17 octobre 1869 (quatre jours après la
mort du lundiste) il écrit que le critique a « vécu pour penser », pour « mesurer l’esprit humain et
son propre esprit461 ». Il considère donc l’intelligence comme étant la faculté-maîtresse de son
maître, mais il pose un bémol : « Sans doute jamais il n’a exposé un système ; un critique comme
lui a peur des affirmations trop vastes et trop précises ; il craindrait de froisser la vérité en
l’enfermant dans des formules. Mais on pourrait extraire de ses écrits un système complet.462 »
Taine considère en effet Sainte-Beuve comme l’inventeur d’un système à révéler, celui de
l’évolution des esprits. « Il a importé dans l’histoire morale les procédés de l’histoire naturelle ; il
a montré comment il faut s’y prendre pour connaître l’homme463 », écrit-il. Ce procédé,
semblable à une « analyse botanique pratiquée sur les individus humains464 », est la clé de voûte
capable de faire tenir ensemble les conclusions des sciences morales et des sciences positives.
Taine y voit un progrès pour la littérature et pour l’histoire. Ces formules célèbres ont pu
cristalliser l’idée selon laquelle Sainte-Beuve pratiquait, à l’image de Taine, une critique trop
positiviste.
À l’époque, toutefois, ce préjugé n’est pas encore ancré dans les esprits. Zola et Nietzsche, par
exemple, ne reprochent pas à Sainte-Beuve son intelligence, mais plutôt son côté sentimental. Le
9 février 1867, dans la section « Marbres et plâtres » du Figaro, Émile Zola brosse un portrait
admiratif du lundiste. Voici ce qu’il pense alors de la critique beuvienne :
458 MOREAU, Pierre, La critique selon Sainte-Beuve, op. cit., p. 8. Moreau cite une lettre de Flaubert à Sand datant du 2 février 1869. Voir Œuvres complètes de Gustave Flaubert : Correspondance, sixième série : 1869-1872, nouvelle édition augmentée,
Paris, Louis Conard, 1930, p.8-9. 459 Ibid. Moreau cite les Œuvres complètes de Gustave Flaubert : Correspondance, op. cit., p. 295. 460 TAINE, Hippolyte, « Sainte-Beuve », dans Derniers essais de critique et d’histoire, troisième édition revue et augmentée,
Paris, Hachette et Cie, 1903, p. 91-98. 461 Ibid., p.92. 462 Ibid., p.92-93. 463 Ibid., p.96. 464 Ibid., p.97.
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[Sainte-Beuve] a appliqué, en critique, la méthode anatomique dont il avait appris l’usage pendant ses études médicales. Il dissèque les intelligences, il interroge l’homme pour connaître l’œuvre et il interroge le milieu pour connaître l’homme. Ce ne sont plus les jugements secs et étroits de La Harpe ; ce sont, en quelque sorte, des résurrections d’époques et d’individus. On dit qu’il a fait de la critique biographique, et on entend dire par là qu’il a étudié la vie des auteurs en étudiant les caractères des œuvres. Un ouvrage, une production de l’esprit humain n’est pas pour lui un fait isolé qu’il faut fouiller et analyser à part ; un homme a vécu cet ouvrage, cette production, et, pour savoir la vérité exacte et entière, il est nécessaire de pénétrer dans la vie de cet homme et de suivre en lui l’enfantement de son œuvre. C’est en obéissant à ces préceptes que M. Sainte-Beuve a innové, ou tout au moins appliqué largement une critique vivante et rationnelle dont M. Taine est venu plus tard formuler les lois.465
Une dizaine d’années plus tard, dans un article intitulé « Sainte-Beuve »466, le jugement de Zola se
corse. Bien qu’il loue la souplesse d’intelligence du lundiste, il récuse son tempérament
« féminin467 ». Ce trait de caractère explique, selon Zola, les hésitations et les esquives, les
insinuations et la prudence excessive de ses jugements. « Toute rigueur positiviste le blessait,
parce qu’elle introduisait des éléments fixes dans les plaisirs flottants de son esprit468 », écrit-il.
C’est pourquoi le lundiste cause plus qu’il ne démontre. Aux yeux du romancier réaliste, la
causerie était une manière pour le lundiste de se dérober à la rigueur scientifique. Zola pense que
la modernité, le tumulte des temps nouveaux effrayait Sainte-Beuve. Ce serait en partie pour
cette raison qu’il aurait méconnu ses contemporains ; car Zola le proclame avant Proust : « Lui
[Sainte-Beuve] qui se piquait de tout goûter et de tout pénétrer, il n’a justement ni goûté les
grands romancier modernes, ni pénétré l’influence décisive qu’ils allaient avoir sur le siècle.469 »
Balzac, Stendhal, Flaubert, il les a donc mal jugés. Non pas par excès d’intelligence, mais à cause
d’un défaut de sa sensibilité. Malgré le fait qu’il recherchait ardemment la vérité, il la déguisait
bien souvent par « besoin de plaire470 ». Il faut dire qu’à l’époque, la presse était plus surveillée
qu’au temps de Zola, et que bien des jugements pouvant paraître tièdes aux yeux du romancier
étaient alors reçus comme des arrêts incendiaires. Toujours est-il que le naturaliste voit dans la
psychologie de Sainte-Beuve (désir d’être aimé, désir d’être poète), dans les échecs intimes du
lundiste, l’explication des tendances de la méthode beuvienne. Cette analyse, menée à partir des
articles et de la correspondance du critique, font même dire à Zola : « Quelle belle étude
humaine, quel beau cas à disséquer !471 » Ainsi, bien avant le Contre Sainte-Beuve, l’idée d’une
465 ZOLA, Émile, « Marbres et plâtres : M. Sainte-Beuve », dans Le Figaro, n°86 (9 février 1867), p. 3. 466 ZOLA, Émile, « Sainte-Beuve », dans Œuvres complètes illustrées, XXXII : Œuvres critiques, t. II, édition « ne varietur », Paris, Eugène Fasquelle, [1877] 1906, p. 436-453. 467 Ibid., p. 438. 468 Ibid., p. 440. 469 Ibid., p. 451. 470 Ibid. 471 Ibid., p. 438.
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fiction au sujet du lundiste avait été esquissée : « Oui, voilà un roman que je voudrais écrire, une
simple biographie, l’analyse d’un homme.472 »
À l’instar d’Émile Zola, Friedrich Nietzsche pense que Sainte-Beuve sous-estime le pouvoir de
l’intelligence et de la raison. En 1880, le philosophe lit une sélection des Causeries du lundi traduite
en allemand. Il conseillera la lecture de ce livre à ses amis et reconnaîtra en Sainte-Beuve un
analyste subtile. « Ce sont de merveilleux portraits, et St. B. est un grand peintre. Mais je vois, au-
dessus de chaque personnage encore, une courbe qu’il n’a pas vue, et c’est ma philosophie qui
me donne sur lui cette avance473 », note-t-il. Le lundiste ne fait donc pas un usage suffisant de
son intellect, selon Nietzsche. Cette critique s’endurcit quelques années plus tard. Le philosophe
allemand, plus sévère, accuse Sainte-Beuve de ne pas avoir de doctrine, de ne suivre aucun
principe au nom de son soi-disant méthodique désintérêt :
Sainte-Beuve, poète manqué qui s’est adonné à flairer les âmes et qui voudrait bien dissimuler qu’il n’a plus aucun point d’appui ni dans sa volonté ni dans la philosophie ; voire, ce qui n’est pas étonnant après cela, qu’il n’a pas non plus de goût fixe in artibus et litteris. En fin de compte, on s’aperçoit qu’il tâche de tirer de cette lacune une sorte de principe et de méthode de neutralité critique, mais trop souvent son dépit le trahit, soit qu’il s’irrite d’avoir une fois ou deux parlé de certains livres et de certains hommes, non pas avec neutralité, mais avec enthousiasme – il voudrait rayer de sa vie ces terribles « petits faits », les nier – soit qu’il s’irrite de ce grand fait, beaucoup plus désagréable, que tous les grands connaisseurs d’hommes, en France, ont eu par surcroît leur caractère et leur volonté propre, de Montaigne, de Charron, de La Rochefoucauld à Chamfort et à Stendhal. Envers tous ceux-là, Sainte-Beuve n’est pas exempt de jalousie, en tout cas il n’a pour eux ni prédilection ni sympathie.474
Les fautes de jugement commises par Sainte-Beuve viendraient, selon Nietzsche, de son
indifférence envieuse. Le lundiste rêve d’assumer ses opinions, mais il n’a pas la fermeté
nécessaire ; alors qu’il feint le désintérêt, le critique est en fait soumis à ses passions.
Trop positiviste pour les uns, pas assez pour les autres, Sainte-Beuve est critiqué de toutes parts
parce qu’il symbolise la transition entre la critique classique et la critique scientifique, il est cette
zone grise, cette frontière mouvante qu’il faut à présent fixer. Au tournant du XXe siècle, le
centenaire de la naissance du lundiste offrira cette occasion aux littéraires.
472 Ibid., p. 437. 473 LEPENIES, Wolf, Sainte-Beuve au seuil de la modernité, op. cit., p. 19. Lepenies cite une lettre datée du 20 août 1880, de
« Nietzsche de Marienbad à Heinrich Köselitz à Venise », Sämtliche Briefe, VI, édition établie par Giogrio Colli et Mazzino Montinari Munich-Berlin-New York, Deutscher Taschenbuch Verlag/de Gruyter, 1986, p. 37-38. 474 Ibid., p. 18. Lepenies cite NIETZSCHE, Friedrich, « Fragments posthumes (automne 1884-automne 1885) », dans Œuvres
philosophiques complètes, XI, Paris, Gallimard, 1974, p. 333-334.
100
2.2.2. Sainte-Beuve : réception au tournant du XXe sièce
Une vingtaine d’années après la mort du critique, Anatole France publie la première des quatre
séries qui formeront La Vie littéraire. Dans la préface475, il ne manque pas de louer Sainte-Beuve à
haute voix tout en soulignant subtilement ses défauts. France donne sa définition de la critique
idéale :
[Elle] est, comme la philosophie et l’histoire, une espèce de roman à l’usage des esprits avisés et curieux, et tout roman, à le bien prendre, est une autobiographie. Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre.476 Il n’y a pas plus de critique objective qu’il n’y a d’art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu’eux-mêmes dans leur œuvre sont dupes de la plus fallacieuse illusion. La vérité est qu’on ne sort jamais de soi-même. […] Nous ne pouvons pas, ainsi que Tirésias, être homme et nous souvenir d’avoir été femme.477
Ce dernier commentaire vise directement le portraitiste qui évoque Tirésias dans l’exergue de son
recueil des Portraits de femmes. Ainsi, pour France, la prétention beuvienne d’atteindre la réalité, la
vérité empirique, par l’observation et la collecte de témoignages n’est que vaine entreprise.
Cependant, il va jusqu’à affirmer que Sainte-Beuve est « […] le docteur universel, le saint
Thomas d’Aquin du XIXe siècle478 » et qu’il « vénère sa mémoire479 ». En fait, il reconnaît que
Sainte-Beuve, parfois inconsciemment, s’est mis dans les portraits qu’il a peints : « Sans sortir de
lui-même, [Sainte-Beuve] fait l’histoire intellectuelle de l’homme.480 » C’est dire que même si sa
critique cherche à tort l’impartialité et l’objectivité, la résultante n’en est pas moins intéressante,
car elle reste un point de vue, une perception de la réalité, un carrefour d’impressions,
comparable à celui du narrateur d’un roman. Et cette caractéristique est d’autant plus présente
dans les premières œuvres beuviennes, où le critique laissait davantage entrer sa personnalité, et
ce même s’il pratiquait le portrait par intropathie.
Maurice Barrès regrette que la critique de Sainte-Beuve ait évolué vers l’indifférence scientifique.
En 1889, il publie Un homme libre, ouvrage à l’intérieur duquel il insère une « Méditation spirituelle
sur Sainte-Beuve481 ». Ce morceau a pour objectif de corriger une réception biaisée : Barrès ne
supporte pas qu’on sacrifie le jeune âge de Sainte-Beuve à ses années de maturité482. C’est dans
ces années, entre vingt et trente ans, qu’il admire le plus la sensibilité beuvienne. Il déplore que
l’inspiration du critique se soit tarie avec le temps: « […] la sècheresse [l]’envahit parce [qu’il était]
475 FRANCE, Anatole, « Préface », dans La Vie littéraire, première série, Paris, Calmann-Lévy, 1888, p. i-ix. 476 N’est-ce pas ce que fera Proust dans la Recherche ? A-t-il donc construit ce chef-d’œuvre avec en tête l’objectif d’être le
critique idéal ? On sait, en tous cas, qu’il a lu cet article (Infra, p. 72). 477 Ibid., p. iv. 478 Ibid. 479 Ibid. 480 Ibid., p. v. 481 BARRÈS, Maurice, « Méditation spirituelle sur Sainte-Beuve », dans Un homme libre, Paris, Perrin et Cie, 1889, p. 108-123. 482 Ibid., p. 110.
101
trop intelligent.483 » Ce défaut, selon Barrès apparaît lorsque Sainte-Beuve tente d’appliquer sa
critique de manière désintéressée et impersonnelle, lorsqu’il décide de ne plus parler de lui à
travers ses portraits. « C’était fini de [ses] merveilleux frissons qui [lui] valent mon
attendrissement ; [il] ne [fut] désormais que le plus intelligent des hommes484 », se plaint-il
encore. De frissonnante et minutieuse, exaltée et érudite, sincère et sentimentale, l’intelligence
beuvienne devient, selon Barrès, un instrument ordinaire et plat lorsque, sous l’effet de la paresse
et de l’ambition, elle se contente de plaire à tout le monde par ses simples productions
hebdomadaires, les Lundis485. Bref, lorsque le poète capitule et laisse le critique l’emporter.
Quelques années plus tard, Gustave Lanson publie Hommes et livres. L’avant-propos486 de cet
ouvrage de critique littéraire attaque directement Sainte-Beuve. Plusieurs passages sont encore
cités aujourd’hui pour montrer les vices de la méthode beuvienne. Lanson reconnaît la
contribution de Sainte-Beuve à sa discipline, il sait les avantages de l’étude biographique. Mais il
pose les balises de cette analyse de psychologue et de moraliste lorsqu’il pointe l’erreur du
lundiste. « [Sainte-Beuve] en est venu à faire de la biographie presque le tout de la critique487 »,
écrit-il. Et plus loin : « […] au lieu d’employer les biographies à expliquer les œuvres, il a
employé les œuvres à constituer des biographies.488 » Dans une autre formule célèbre :
« L’homme, dans ses études, masque l’œuvre : l’œuvre se subordonne à l’homme, et c’est le
contraire qui est juste…489 » En somme, Lanson ne supporte pas que Sainte-Beuve ait perdu de
vue l’objet même de la critique littéraire, qu’il ait abandonné son but ultime, à savoir la quête de
la qualité intrinsèque de l’œuvre, de son originalité propre, de sa valeur esthétique. Il déplore
également que le lundiste se soit surtout intéressé aux écrivains de second ordre et qu’il ait trop
souvent omis de les juger. L’œuvre que Lanson introduit prétend corriger la plupart de ces
faiblesses, tout comme le font les œuvres de Taine et de Brunetière, qu’il considère comme les
continuateurs de la méthode beuvienne. En 1901, Lanson signe l’article sur « Sainte-Beuve
(Charles-François de) [sic] »490, qui paraît dans La Grande Encyclopédie. Mise à part cette confusion
avec le prénom de son père, il lui rend pleinement justice. Il souligne ses forces et ses faiblesses
en rappelant néanmoins son principal regret : « […] tandis que la critique se faisait
483 Ibid., p. 113. 484 Ibid., p. 116. 485 Ibid., p. 110. 486 LANSON, Gustave, « Avant-propos », dans Hommes et livres : études morales et littéraires, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1895,
p. V-XVIII. 487 Ibid., p. VII. 488 Ibid., p. VIII. 489 Ibid., p. IX. 490 LANSON, Gustave, « Sainte-Beuve (Charles-François de) [sic] », dans La Grande Encyclopédie : inventaire raisonné des
sciences, des lettres et des arts par une société de savants et de gens de lettres, t. XXIX, sous la direction de MM. Berthelot et
al., Paris, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, 1901, p. 125-129.
102
philosophique, il la faisait psychologique et physiologique491 » ; « […] il était purement historien,
biographe, psychologue [:] c’était la vie qu’il cherchait, non plus l’art.492 » Bref, Lanson estime les
chefs-d’œuvre de Sainte-Beuve – surtout Port-Royal –, mais il aurait préféré que le lundiste serve
pour unique cause la littérature. La conférence qu’il donnera à l’occasion du centenaire de la
naissance de Sainte-Beuve montre bien cette profonde estime, déjà perceptible dans son titre,
« Sainte-Beuve. Ce qui fait de lui le maître de la critique et le patron des critiques »493.
Entre les publications de Lanson paraît celle de Charles Maurras. Dans Trois idées politiques,
Maurras consacre une section à « Sainte-Beuve ou l’empirisme organisateur494 ». Rédigé suite à
l’érection du buste de Sainte-Beuve au Jardin du Luxembourg, en 1898, ce texte rappelle la devise
beuvienne qu’on y a inscrite : « Le vrai, le vrai seul.495 » C’est parce qu’il recherche avidement la
vérité, selon Maurras, que Sainte-Beuve s’introduit dans tous les cénacles contemporains, puis les
quitte, n’y ayant trouvé que du faux et de l’illusoire. Vers la fin de sa vie, libéré de tout, même de
ses passions, son étude est d’envergure encyclopédique : « […] à défaut d’une doctrine formulée,
[il] laisse au monde son répertoire de réalités bien décrites, ses leçons d’analyse et l’idée de traiter
des œuvres de l’esprit en naturaliste et en médecin.496 » Maurras défend ce principe d’analyse que
trop jugent comme une dissection improductive. Selon lui, « [l]’analyse fournit les éléments d’une
recomposition497 » et non uniquement d’une décomposition. Ce n’est pas le travail de
démembrement d’un charognard ou d’un pilleur de tombe, mais la tâche minutieuse de
l’archéologue et du conservateur. Empirique, la critique se fait ici créatrice et organisatrice. C’est
l’anarchie du divers, perçu par la sensibilité, puis ordonné par l’intelligence, faculté première du
critique selon Maurras498.
Un autre hommage à Sainte-Beuve se trouve sous la plume d’Émile Faguet, qui brosse le portrait
du lundiste dans un chapitre499 de Politiques et moralistes du XIXe siècle. Il profite également de cet
article pour affirmer que Sainte-Beuve « […] n’a pas eu d’idées générales et n’a presque pas eu de
491 Ibid., p. 128. 492 Ibid., p. 129. 493 LANSON, Gustave, « Sainte-Beuve. Ce qui fait de lui le maître de la critique et le patron des critiques », dans Essais de
critique, de méthode et d’histoire littéraire, textes rassemblés et présentés par Henry Peyre, Paris, Hachette, 1965, p. 427-441.
Ce texte est initialement paru dans la Revue de Belgique du 15 janvier 1905 et dans la Revue universitaire, XIV, 1905, p. 119-132. 494 MAURRAS, Charles, « Sainte-Beuve ou l’empirisme organisateur », dans Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet,
Sainte-Beuve, cinquième édition, Paris, Honoré et Édouard Campion, [1899] 1912, p. 29-45. 495 Ibid., p. 31. 496 Ibid., p. 34-35. 497 Ibid., p. 36. 498 Ibid., p. 39. 499 FAGUET, Émile, « Sainte-Beuve », dans Politiques et moralistes du XIXe siècle, III, Paris, Ancienne librairie Lecène, Oudin et
Cie, 1900, p. 185-235.
103
méthode500 ». L’intuition et l’instinct mènent plutôt sa critique littéraire, car Sainte-Beuve est un
sceptique et l’a toujours été, selon Faguet :
Cette disposition est très forte chez Sainte-Beuve et permanente. Il se défie des croyances jusqu’à se délier extrêmement des idées générales. Les idées générales de son temps étaient l’idée du progrès, l’idée de la philosophie de l’histoire, l’idée que la philosophie pourrait remplacer la religion comme puissance dirigeante de l’humanité. Ces idolu temporis sont regardés par Sainte-Beuve de très mauvais œil ou d’œil très dédaigneux. C’est en 1833, notez la date, qu’il écrit tranquillement : « Et puis, nous l’avouerons, comme science, la philosophie nous affecte de moins en moins ; qu’il nous suffise d’y voir toujours un noble et nécessaire exercice, une gymnastique de la pensée que doit pratiquer pendant un temps toute vigoureuse jeunesse. La philosophie est perpétuellement à recommencer pour chaque génération depuis trois mille ans, et elle est bonne en cela ; elle replace sur nos têtes les questions éternelles ; mais elle ne les résout et ne les rapproche jamais… Dans la prétention principale qui la constitue, la philosophie n’aboutit pas. Aussi je lui dirai à peu près ce que Paul-Louis Courier disait de l’histoire : "Pourvu que ce soit exprimé à merveille et qu’il y ait bien des vérités de détail, il m’est égal à bord de quel système et à la suite de quelle méthode tout cela est embarqué." »501
Dans l’article sur Jouffroy que Faguet cite ici, Sainte-Beuve s’emploie d’ailleurs à rappeler les
limites de l’intelligence, faculté-maîtresse de son sujet d’étude. Émile Faguet insiste aussi sur le
fait que Sainte-Beuve s’est opposé aux théories de Taine et de Guizot, qu’il en a immédiatement
vu les écueils et qu’il a continué à peindre des individualités plutôt que de commencer à bâtir des
systèmes. « Conscience sympathique, curiosité infatigable et intelligente, loyauté presque raffinée,
tel fut "l’esprit critique" dans Sainte-Beuve ; c’est ainsi qu’il a suppléé au défaut de sa méthode,
ou peut-être, c’est parce qu’il avait ce qui y supplée si bien que de méthode il n’a eu cure502 »,
ajoute Faguet. Pour lui, Sainte-Beuve n’est pas un raisonneur, mais plutôt un lettré romanesque,
un « demi-créateur503 ». C’est justement pour cette raison qu’il commet certaines erreurs dont on
l’accuse. Envieux du succès de ses contemporains romanciers ou poètes, rancunier quant à leur
progrès social, Sainte-Beuve ne leur ménagera jamais l’espace qui leur revient dans sa critique.
Malgré cette injustice commise envers ses pairs, le lundiste ne perd pas l’admiration de Faguet
qui voit en lui le fondateur d’une « école de psychologie504 » et l’instigateur de la « renaissance du
roman psychologique505 », tout comme il est – un peu malgré lui – le pionnier de la critique
naturaliste et de la théorie de l’évolution des genres.
Le débat concernant la critique beuvienne est donc déjà lancé lorsqu’arrive le centenaire de
l’anniversaire de naissance du lundiste, en 1904. Cette année-là, Léon Séché publie plusieurs
500 Ibid., p. 198. 501 Ibid., p. 202. Faguet cite un article publié par Sainte-Beuve dans la Revue des Deux Mondes en décembre 1833 : « M.
Jouffroy », dans Portraits littéraires, I, op. cit., p. 304. 502 Ibid., p. 214. 503 Ibid., p. 217. 504 Ibid., p. 233. 505 Ibid., p. 234.
104
ouvrages sur Sainte-Beuve : Honoré de Balzac et ses démêlés avec Sainte-Beuve à propos de Port-Royal506,
Correspondance inédite de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier507 et Études d’histoire romantique :
Sainte-Beuve, son esprit, ses idées, ses mœurs508. La préface de ce dernier livre nous semble bien
résumer la pensée de Séché à l’égard du critique. En fait, l’auteur rédige cette étude pour vérifier
et corriger, le cas échant, certaines idées préconçues que lui-même avait contractées puis
répandues au sujet de Sainte-Beuve. Séché veut savoir si le lundiste mérite réellement la mauvaise
réputation personnelle qui fait ombre à sa méthode. On l’a accusé d’inconstance, de fausseté, de
traîtrise et de tromperie, on l’a traité de « girouette509 » en politique et en religion comme en
littérature et en amitié. Or Séché pense que si le cœur de Sainte-Beuve est constant et bon, son
« esprit [vaut] beaucoup moins510 ». Corrompu par un excès de curiosité, par un goût déplacé
pour les commérages ainsi que par sa jalousie envers ses pairs, cet esprit, selon Séché est
véritablement mouvant. Sainte-Beuve veut tout voir et tout dire et c’est là son défaut comme sa
qualité. « [Ce] genre de critique défie toute concurrence et toute comparaison, quels que soient
d’ailleurs les défauts de la méthode511 », pense Séché. Ainsi est la critique de Sainte-Beuve selon
lui : monument imparfait, mais gigantesque et saisissant.
À l’occasion du centenaire de naissance du lundiste paraît également le Livre d’or de Sainte-Beuve.
Cet hommage, qui n’est d’ailleurs pas une oraison funèbre, ne fait alors que raviver et répandre
les diverses positions des intellectuels de l’époque. Le « Discours de M. F. Brunetière »512, faisant
office de préface, s’ouvre d’ailleurs sur une pointe d’ironie fort sévère : « Il serait facile d’être
souverainement injuste envers l’homme éminent dont nous célébrons aujourd’hui le premier
centenaire, et il ne faudrait pour cela que lui appliquer à lui-même les procédés opératoires dont
il usa si librement à l’égard de ses contemporains.513 » Suivant Lanson, il accuse Sainte-Beuve
d’avoir pratiqué une critique biographique dont le défaut est de substituer l’objet littéraire par un
objet psychologique. Il reproche aussi au lundiste de s’être dépeint à travers plusieurs de ses
portraits et d’avoir laissé transparaître son style, bref d’avoir été artiste et critique à la fois. Il
concède néanmoins que l’œuvre de Sainte-Beuve est originale et novatrice, diverse et féconde. Si
Brunetière estime que les Nouveaux Lundis sont les plus beuviens des textes du critique et que les
Causeries du lundi sont ses morceaux les plus admirés, il leur préfère, pour sa part, les tomes de
506 SÉCHÉ, Léon, Honoré de Balzac et ses démêlés avec Sainte-Beuve à propos de Port-Royal, Paris, Société du Mercure de
France, 1904. 507 SÉCHÉ, Léon, Correspondance inédite de Sainte-Beuve avec M.et Mme Juste Olivier, Paris, Société du Mercure de France, 1904. 508 SÉCHÉ, Léon, Études d’histoire romantique : Sainte-Beuve I. Son esprit, ses idées II. Ses mœurs, Paris, Société du Mercure de
France, 1904, 2 tomes. 509 Ibid., p. 6. 510 Ibid., p. 7. 511 Ibid., p. 10. 512 BRUNETIÈRE, Ferdinand, « Discours de M. F. Brunetière », dans Livre d’or de Sainte-Beuve, publié à l’occasion du centenaire
de sa naissance (1804-1904), Paris, Fontemoing, 1904, p. iii-xxi. 513 Ibid., p. iii.
105
Port-Royal, où Sainte-Beuve a réussi a « [faire] entrer dans cette chose morte qu’était la critique
classique un principe de rénovation et de vie514 ». Il le considère comme le précurseur de Taine et
Renan, comme son propre prédécesseur : un critique à respecter, mais à dépasser. Ainsi conclut-
il son discours :
Ne regrettez rien, ô Joseph Delorme, et ne vous montrez pas ingrat envers votre fortune : elle a su ce qu’elle faisait, en vous tirant du côté de la critique, et en vous détournant du chemin où vos rivaux s’avançaient en triomphateurs, pour vous diriger dans la voie où l’on avancera qu’en mettant les pieds dans vos traces et où l’on ne vous dépassera qu’en commençant par vous suivre et vous imiter.515
Parmi les articles qui forment le corps du Livre d’or, divisé en deux parties (l’œuvre et l’homme),
les premiers, d’ordre plus général, retiennent davantage notre attention. Ces textes, qui portent
sur la méthode critique et l’esprit beuviens, sont signés par Paul Bourget, Jules Lemaître, Jean
Bourdeau et Gustave Michaut.
Dans « Sainte-Beuve poète »516, Bourget étudie l’évolution de la carrière artistique – ou plutôt de
l’inspiration poétique – du critique dont il reconnaît déjà en Baudelaire le descendant direct. De
la poésie intimiste de Joseph Delorme aux Lundis, il y a continuité, selon Bourget : « Le voilà déjà
tout tracé, le programme de métamorphose systématique, de sympathie dispersée, d’inlassable
renouvellement par l’intelligence que Sainte-Beuve devait résumer plus tard dans sa formule de
"botanique morale".517 » Entre ces deux pôles de la vie littéraire de Sainte-Beuve, la poésie et la
critique, la lyre s’est cassée. « Il n’y a […] pas de faculté plus contraire à l’état lyrique et, par suite,
à la poésie que l’esprit d’analyse518 », estime Bourget. Or Sainte-Beuve s’observait sentir, il se
regardait écrire, il réfléchissait à son art tout en le pratiquant, contribuant du même coup à tuer la
muse. En vieillissant, il a cessé de chanter et s’est mis à causer : « Il est visible que le mystique est
mort en lui, visible que la vie des sens a été reléguée à une place qui n’est plus la première. Cette
première place appartient tout entière à l’intelligence.519 » Mais est-ce donc bien l’intellect, la
faculté-maîtresse de Sainte-Beuve? Les spécialistes semblent toujours débattre de cette assertion.
Bourget continue néanmoins d’admirer la méthode du lundiste. Dans le Figaro du 7 juillet 1907, il
louera encore ce « miracle inégalé de génie inductif520 » dont le seul successeur véritable, selon lui,
est le monographiste Charles Spoelberch de Lovenjoul. Toutes les autres tentatives d’imiter
Sainte-Beuve restent imparfaites, selon Bourget : « Ils [les admirateur du lundiste] se sont
514 Ibid., p. vii. 515 Ibid., p. xxi. 516 BOURGET, Paul, « Sainte-Beuve poète », dans Livre d’or de Sainte-Beuve, op. cit., p. 15-29. 517 Ibid., p. 23. 518 Ibid., p. 26. 519 Ibid., p. 28. 520 BOURGET, Paul, « IX. Charles de Spoelberch de Lovenjoul », dans Pages de critique et de doctrine, I, Paris, Plon, 1912,
p. 296. Cet article parut initialement dans Le Figaro, le 7 juillet 1907, à l’occasion de la mort de Spoelberch.
106
confinés, un Taine dans la psychologie ethnique et collective, un Weiss, un Jules Lemaître, dans
un impressionnisme exquis mais sans intention objective, un Brunetière, un Faguet, un Maurras,
dans des problèmes de rhétorique, de morale ou de sociologie.521 » Il faut également compter
Bourget lui-même, qui était un véritable disciple de la critique beuvienne.
Si la question de l’intelligence comme faculté-maîtresse de Sainte-Beuve ne semble toujours pas
réglée, un autre débat concerne la jalousie beuvienne. À la question « Sainte-Beuve fut-il
envieux? »522, Jules Lemaître donne une réponse différente de celle qui commence alors à
s’ancrer dans les esprits à cause de l’article paru dans la Grande Encyclopédie. Dans cet ouvrage
conférant une certaine autorité à son propos, Lanson avait écrit :
C’est le petit côté de Sainte-Beuve : ses échecs de poète et de romancier lui ont laissé de l’aigreur au cœur, et un peu de désir inconscient de trouver de petits hommes dans les très grands génies. Cette malignité, cette « jalousie », si l’on veut employer ce mot, il l’a eue à l’égard de Vigny comme de Chateaubriand. Il avait la dent mauvaise, on le voit par ses notes intimes. Il n’a pas rendu une pleine justice, ni de cœur joyeux, à Hugo, à Lamartine, à Balzac.523
Est-ce donc l’image que la postérité doit retenir du lundiste ? Lemaître ne le croit pas. Il pense au
contraire que les jugements beuviens pouvant être interprétés comme aigris, envieux ou jaloux,
sont au fond des réactions sensées face à la popularité et au succès disproportionné de certains
auteurs. Sainte-Beuve réagit contre le faux progrès, contre cette modernité qui se croit meilleure
parce que nouvelle. Bref, le critique est irrité « […] soit en face de ce qui [répugne] trop à son
goût, à son tempérament, à sa philosophie, soit devant certains contrastes par trop forts entre les
réputations et les hommes, soit enfin devant l’excessive intrusion du hasard dans la distribution
des renommées524 », estime Lemaître. Reste que Lemaître reconnaît les erreurs de son
prédécesseur et maître. En 1913, il publiera à ce sujet un ouvrage intitulé Les Péchés de Sainte-
Beuve525, dans lequel il identifie les défaillances de la pensée beuvienne. Mais cette pensée, cette
« philosophie », quelle est-elle ? Là encore, les interprètes ne s’entendent pas.
Cet autre sujet de polémique nous mène à l’article de Jean Bourdeau sur « La psychologie et la
philosophie de Sainte-Beuve »526. Tous s’accordent pour dire que Sainte-Beuve n’eut jamais de
système, presque tous admettent qu’il n’a pas non plus de méthode critique. Le lundiste suivait
néanmoins une direction générale et il est possible, selon Bourdeau, de « dégager une
521 Ibid. 522 LEMAÎTRE, Jules, « Sainte-Beuve fut-il envieux ? », dans Livre d’or de Sainte-Beuve, op. cit., p. 69-75. 523 LANSON, Gustave, « Sainte-Beuve (Charles-François de) [sic] », loc. cit., p. 128. 524 LEMAÎTRE, Jules, « Sainte-Beuve fut-il envieux ? », loc. cit., p. 75-75. 525 LEMAÎTRE, Jules, Les Péchés de Sainte-Beuve, Paris, Dorbon-Aîné, 1913. 526 BOURDEAU, Jean, « La psychologie et la philosophie de Sainte-Beuve », dans Livre d’or de Sainte-Beuve, op. cit., p. 79-99.
107
infrastructure philosophique dans l’œuvre de Sainte-Beuve527 ». En étudiant les œuvres de sa
maturité, on observe que le critique se base sur un « empirisme moniste528 », c’est-à-dire qu’il
explique la réalité à partir de ses composantes sensibles, pour lui indissociables de l’esprit et de
l’âme ou, à plus grande échelle, de Dieu. Au niveau de l’humain, « [bien] avant que les
psychologues de profession […] aient parlé de la pluralité des moi, Sainte-Beuve saisit et décrit les
aspects bizarres, multiples, contradictoires de ses modèles529 », affirme Bourdeau. Il pense que
l’immense variété des individualités dépend d’un facteur commun à tous : la liberté de choix et
d’action. Mais selon Bourdeau, Sainte-Beuve ne croit pas que cette liberté soit absolue. Selon le
critique, l’homme a l’illusion de la liberté, car il ne constate que les combinaisons quasiment
infinies qui en résultent, incapable de remonter à leur cause première. Ainsi, à la base de cette
mouvance apparente, de cette évolution perpétuelle, il y aurait un déterminisme impossible à
connaître. C’est dire que Sainte-Beuve est agnostique. Réaliste et sceptique, le critique se
contente donc de noter les faits : il pratique l’histoire comme une « psychologie en action530 ».
Voilà tout ce qu’il peut espérer extraire de la vie confuse et mêlée, voilà la seule vérité à laquelle il
pense pouvoir toucher, celle de décrire les phénomènes tels qu’il les a sentis, tels qu’il pense
qu’ils ont été perçus par d’autres. Du moins, c’est ainsi que le dépeint Bourdeau :
« L’homme n’est qu’une illusion des plus fugitives au sein de l’illusion infinie. » Telle est la conclusion « bouddhiste » de l’histoire de Port-Royal et de la pensée de Sainte-Beuve. Sainte-Beuve s’est appliqué à comprendre et à décrire merveilleusement ces « illusions » dans leur variété et leurs moindres reflets.531
Cette description jure un peu avec celle que Michaut donne dans « La confession de Sainte-
Beuve »532. Sainte-Beuve était-il persuadé que ce qu’il s’évertuait à décrire ne tenait que de
l’illusion? Il fut certes pessimiste à la manière de Hobbes, de Machiavel et de La Rochefoucauld,
mais désespéra-t-il jamais d’atteindre la vérité? Laissons à Michaut, dont nous connaissons déjà la
thèse pour l’avoir suivie tout au long de ce chapitre, le soin d’apporter la dernière touche au
portrait que nous avons de Sainte-Beuve en cette fin de siècle :
La curiosité du moraliste avide du vrai, combinée avec le goût d’un épicurien passionnément voluptueux, mais délicat, unie à cette forme de sensibilité voilée que Sainte-Beuve appelle « chrétienne », c’est bien, me semble-t-il, ce qui caractérise et explique à la fois en lui et l’œuvre et l’auteur et l’homme.533
527 Ibid., p. 80. 528 Ibid., p. 99. 529 Ibid., p. 88. 530 Ibid., p. 92. 531 Ibid., p. 99. 532 MICHAUT, Gustave, « La confession de Sainte-Beuve », dans Le Livre d’or de Sainte-Beuve, op. cit., p. 49-67. 533 Ibid., p. 67.
108
Ce portrait du Sainte-Beuve de la postérité ne saurait toutefois être complet sans la touche
proustienne. C’est d’ailleurs cette vision, cette interprétation qui nous intéresse plus
particulièrement dans le cadre de ce mémoire. Il donc temps d’étudier la rencontre de ces deux
grands esprits que sont ceux de Charles-Augustin Sainte-Beuve et Marcel Proust.
2.2.3. Sainte-Beuve : réception proustienne
Luc Fraisse, dans son article « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la
Correspondance », estime que l’idée qui sous-tend l’essai de Contre Sainte-Beuve, la doctrine des deux
moi, apparaît pour la première fois sous la plume de Proust dans une lettre datée de 1901534. Il
affirme que cette théorie provient d’une lecture que Proust mentionne dans une lettre, en
1904535 : Le Cas étrange du Dr Jekyll de Robert Louis Stevenson. Sans nier la thèse de Fraisse, nous
soutenons l’hypothèse émise par Donatien Grau selon laquelle Proust aurait également pris cette
idée du côté des Goncourt ou plutôt d’Eudore Soulié, qu’ils citent dans leur Journal536. Déjà, en
1867, Soulié observait cette dualité du moi créateur et du moi social chez nul autre que Sainte-
Beuve lui-même. Mais plus encore, nous risquons l’hypothèse que cette idée de dualité a été
ébauchée dans les écrits du lundiste et que c’est aussi une source possible de la théorie
proustienne. Dans le Tableau, Sainte-Beuve parle déjà de ces « contradictions, dont le cœur
humain abonde537 ». Puis, dans Volupté, il décrit le « […] cœur humain contradictoire et
changeant, dont il faut dire, comme le poète a dit de la poitrine du Centaure, que les deux natures y
sont conjointes538 ». Il reprendra l’idée de cette « incurable duplicité539 » du cœur humain dans Port-
Royal. Et il peindra plus en détails le dédoublement d’une personnalité sensible, près de celle de
l’artiste, dans son Chateaubriand :
Quand on est René, on est double ; on est deux êtres d’âge différent, et l’un des deux, le plus vieux, le plus froid, le plus désabusé, regarde l’autre agir et sentir ; et, comme un mauvais œil, il le glace, il le déjoue. L’un est toujours là qui empêche l’autre d’agir tout simplement, naturellement, et de se laisser aller à la bonne nature.540
Cette description rappelle non seulement l’épisode de l’article du Figaro, qui constitue l’une des
parties essentielles du Contre Sainte-Beuve, mais également l’attitude du narrateur envers le
protagoniste de la Recherche, le premier étant la version vieillie du second. Certes, les théories de la
« pluralité des moi » avaient récemment été mises à la mode par les psychanalystes, mais Bourdeau
534 FRAISSE, Luc, « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la Correspondance », loc. cit., p. 106-107. 535 Ibid., p. 107. Luc Fraisse cite la Correspondance (IV, 144) de Proust. 536 Supra, p. 93. 537 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, II, op. cit., p. 312. 538 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Volupté, op. cit., p. 126. 539 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Port-Royal, I, op. cit., p. 276. 540 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Chateaubriand et son groupe littéraires, I, op. cit., p. 336.
109
rappelle, dans Le Livre d’or de Sainte-Beuve, que ce dernier était déjà conscient des contradictions
qui habitaient les différentes personnalités qu’il analysait541, surtout en ce qui a trait aux génies :
Plus l’individu a de facultés de ressorts intérieurs, quand la religion n’y tient pas la main, plus le faux et le juste se mêlent en lui, coexistent bizarrement et s’offrent à la fois l’un dans l’autre. La corruption, la contradiction de la nature spirituelle déchue est plus visible en ces grands exemples, tout ainsi que les bouleversements de la nature physique se voient mieux dans les pays de volcans et de montagnes. Quel chaos! que d’énigmes! quelles mers peu navigables que ces âmes des grands hommes!542
La duplicité qui intéresse Sainte-Beuve se rapproche davantage du dédoublement de personnalité
du protagoniste de Stevenson, basé sur une dichotomie entre le bien et le mal, que de la théorie
bergsonienne qui précisa la pensée de Proust à ce sujet. Le génie, chez Sainte-Beuve, se présente
comme une bizarrerie, une anomalie effrayante, tout comme Hyde est le monstre qui surgit des
profondeurs de Jekyll. Agacé par cette marginalisation beuvienne du génie artistique et
aiguillonné par les cours de Gabriel Séailles, son professeur d’esthétique à la Sorbonne, qui
jugeait que le génie était « loin d’être une névrose543 », Proust a donc adapté la formule à sa
propre doctrine544. Ainsi par un habile renversement, l’homme mondain associé au Dr Jekyll,
devient ce moi social quelque peu grotesque et insignifiant, tandis que l’homme de l’intériorité, le
génie monstrueux associé à Hyde, devient le moi profond, la partie spirituelle et authentique de
l’artiste.
La date à laquelle Proust mentionne le roman de Stevenson à son ami Gabriel de La
Rochefoucauld coïncide avec l’année du centenaire de la naissance de Sainte-Beuve. Jean
Bonnerot accorde d’ailleurs une grande importance à cette date, qui figure dans le titre d’un de
ses ouvrages, Un demi-siècle d’études sur Sainte-Beuve : 1904-1954545. Il y expose entre autres la liste
de toutes les commémorations d’anniversaire546 qui eurent lieu en l’honneur de Sainte-Beuve
durant cette période. Les cent ans de la naissance de Sainte-Beuve sont célébrés dès 1903 avec
l’inauguration d’un buste, installé au Jardin du Luxembourg et portant la devise « Le vrai, le vrai
seul ». Cette année-là paraît également l’imposante thèse de Gustave Michaut, Sainte-Beuve avant les
« Lundis » : essai sur la formation de son esprit et de sa méthode critique, qui est toujours considérée
comme une référence indispensable. Michaut n’hésite d’ailleurs pas à affirmer qu’il voit en
541 Supra, p. 105. 542 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Volupté, op. cit., p. 261. 543 SÉAILLES, Gabriel, Essai sur le génie de l’art, Paris, Alcan, 1883, p. 263. Séailles a aussi écrit que « le génie n’est pas un monstre » (p. VIII) et qu’il « est la santé de l’esprit, son retour à la nature » (p. 264). Anne Henry révèle l’influence de cette
lecture sur Proust dans Marcel Proust. Théories pour une esthétique, Klincksieck, 1981. 544 FRAISSE, Luc, « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la Correspondance », loc. cit., p. 108. 545 BONNEROT, Jean, Un demi-siècle d’études sur Sainte-Beuve, 1904-1954, publié avec le concours du Centre National de la
Recherche scientifique, Paris, Les Belles Lettres, 1957. 546 Ibid., p. 42-52.
110
Sainte-Beuve le critique par excellence, le plus complet d’entre tous ses prédécesseurs et ses
contemporains, incluant du Bellay, Malherbe, Boileau, Bayle, La Harpe, Villemain et Taine547.
Puis, en 1904, on organise plusieurs fêtes et cérémonies officielles à l’occasion desquelles sont lus
de nombreux discours dont la conférence de Gustave Lanson, intitulée « Sainte-Beuve. Ce qui
fait de lui le maître de la critique et le patron des critiques ». Bonnerot estime que cette
allocution, probablement de par ses prétentions élevées, eut de grandes répercussions sur le
milieu littéraire548. Les cérémonies du centenaire servirent également de prétexte à la publication
d’un Livre d’or549, à l’apposition de plaques commémoratives ainsi qu’à la parution de numéros
spéciaux, de dossiers et d’articles dans les revues universitaires françaises et même un peu à
l’étranger.
Proust a lu la plupart de ces publications et en a laissé des traces çà et là, confirme Grau550.
Autant de manifestations publiques ont pu l’énerver, pense Pierre Clarac, éditeur du Contre Sainte-
Beuve (1971) : « Dans la Revue universelle de janvier 1905 Fernand Bournon assure que Sainte-
Beuve est entré "définitivement dans cette immortalité où il n’y a plus de place pour les querelles
littéraires… ". Des éloges de ce type ont pu inspirer à Proust le désir d’une protestation.551 » Le
futur romancier a effectivement « beaucoup lu de et sur Sainte-Beuve552 », mais « […] rares
étaient ceux qui, comme le sagace directeur de la Nouvelle Revue française Jacques Rivière, avaient
compris, du vivant de Proust, combien [il] était intéressé et irrité par son illustre précurseur553 ».
Ses devoirs de lycéen, et surtout ses chroniques littéraires à la manière de Sainte-Beuve montrent,
selon Grau, « l’admiration sans limites que vouait Proust à son prédécesseur554 ». Dans sa
jeunesse, il avait espéré que le lundiste soit infaillible. C’est peut-être pourquoi sa désillusion est
si grande. Proust s’était même identifié à Sainte-Beuve. En effet, de Joseph Delorme et Volupté aux
Plaisirs et les Jours et à Jean Santeuil, il existe plusieurs similitudes: les deux auteurs commencent par
quelques articles de critique (portraits, salons, chroniques mondaines) et abordent la littérature
par le biais de la poésie avant de connaître l’échec de leur premier roman. « [La] pratique [de
Proust] est exactement celle de Sainte-Beuve555 », affirme Grau. Jusque-là, l’écriture proustienne
est effectivement une sorte de palimpseste beuvien. Non seulement Proust s’identifie-t-il au
lundiste, mais il se met en scène à travers lui. « Proust se voit comme un autre Sainte-Beuve556 »,
547 Ibid., p. 2. 548 BONNEROT, Jean, Un demi-siècle d’études sur Sainte-Beuve, 1904-1954, op. cit., p.43. 549 Le livre d’or de Sainte-Beuve, publié à l’occasion du centenaire de sa naissance 1804-1904, Paris, Fontemoing, 1904, 462 p. 550 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, op. cit., p. 69. 551 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 819. 552 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, op. cit., p. 72. 553 Ibid., p. 62. 554 Ibid., p. 84. 555 Ibid., p. 87. 556 Ibid., p. 91.
111
assure Grau lorsqu’il commente la composition du premier article où celui-ci attaque son
prédécesseur.
Le 15 juin 1905, dans La Renaissance latine, Proust porte le premier coup au lundiste avec son
article « Sur la lecture », qui deviendra, en 1906, la préface de Sésame et les lys et qui sera repris
sous le titre de « Journées de lecture557 », en 1919, dans Pastiches et mélanges. Ce texte, dont nous
avons déjà analysé les ressorts esthétiques, condamne le péché intellectuel par excellence,
l’idolâtrie. Or Proust et Sainte-Beuve sont semblables sur ce point : tous deux possèdent une
immense étendue de connaissances. Et Proust craint de tomber dans l’excès. En attaquant le
lundiste, c’est donc comme s’il posait ses propres limites. Il écrit : « […] Sainte-Beuve a méconnu
tous les grands écrivains de son temps. […] Cette cécité de Sainte-Beuve, en ce qui concerne son
époque, contraste singulièrement avec ses prétentions à la clairvoyance, à la prescience.558 » Cette
note soutient l’argumentaire selon lequel les grands écrivains, même ceux considérés comme
romantiques, sont en réalité toujours classiques ; ils préfèrent lire les œuvres du passé plutôt que
les œuvres modernes. Et tel est le cas, selon Proust, des Lundis de Sainte-Beuve (bien qu’il ne
considère pas ce dernier comme un grand écrivain) et de la Vie littéraire d’Anatole France559, qui
accordent une place prépondérante à la littérature ancienne. Aux yeux de Proust, Sainte-Beuve
est être un piètre critique des vivants (puisqu’il se laisse berner par le snobisme et la mondanité,
les apparences sociales), mais un bon lecteur des morts. Il écrit, dans la note suivante :
[Les] classiques n’ont pas de meilleurs commentateurs que les « romantiques ». Seuls, en effet, les romantiques savent lire les ouvrages classiques, parce qu’ils les lisent comme ils ont été écrits, romantiquement, parce que, pour bien lire un poète ou un prosateur, il faut être soi-même, non pas érudit, mais poète ou prosateur. Cela est vrai pour les ouvrages les moins « romantiques ».560
Proust semble accuser Sainte-Beuve du péché d’idolâtrie en ce qui concerne ses contemporains
tout en reconnaissant son érudition quant aux anciens. Mais il y a plusieurs Sainte-Beuve. À
commencer par celui de la jeunesse, de Joseph Delorme, de Volupté, des débuts de Port-Royal, ainsi
que celui de la maturité et des Lundis. En fait, comme on l’a vu, Sainte-Beuve est devenu critique
un peu malgré lui. Il a été poète, il a été prosateur, mais découragé il n’a pas poursuivi sa carrière
de créateur et s’est cantonné du côté des lecteurs et des spectateurs. Or se contenter de la
critique, faire de l’érudition sa propre fin, voilà l’insuffisance selon Proust ; lire pour lire, voir
pour voir, savoir pour savoir, voilà le Veau d’or. Outre la dichotomie auteur/critique, Sainte-
Beuve possède d’autres personnalités. On a vu au premier chapitre qu’il glissait d’une pratique à
557 PROUST, Marcel, « Journées de lecture », loc. cit., p. 160-194. 558 Ibid., p. 190. 559 Ibid., p. 189. 560 Ibid., p. 190.
112
une autre, d’un groupe à un autre, tel un caméléon, passant par exemple du Globe rationaliste au
Cénacle romantique ou de la fonction de journaliste à celle de professeur. Chez Sainte-Beuve,
toutes ces activités semblent compartimentées et chacune possède sa forme littéraire appropriée ;
nulle fiction ne doit entrer dans un portrait historique, par exemple. Et pourtant, nous avons vu
que la scission est moins évidente qu’elle n’y paraît et que l’écriture beuvienne porte déjà en elle
le germe, la volonté d’une œuvre totale et unifiée, volonté qui se trouve au centre de l’entreprise
proustienne. Sainte-Beuve, comme Proust, avait le souci de la composition. Il prêtait une grande
attention à l’architectonique de ses recueils, car il avait déjà l’intuition que l’ensemble valait
davantage que la somme de ses parties. Port-Royal témoigne d’ailleurs de cet effort et Grau
considère cet ouvrage comme étant l’équivalent, « le monument rival561 » de la Recherche (rival
parce qu’il repose sur le présupposé épistémologique selon lequel l’homme aurait accès à une
connaissance objective du monde). « Sainte-Beuve louait en La Fontaine "la gloire d’être créateur
inimitable dans un genre qu’on croyait usé", selon la pratique antique de la variatio, c’est-à-dire de
la "reprise décalée", qui est autant un renouveau qu’un hommage562 », explique Grau. Or cet
exercice mimétique issu de la rhétorique latine et récupéré par Sainte-Beuve, Proust l’applique
aussi, comme on l’a vu, dans son activité permanente qu’est le pastiche. Bref, Sainte-Beuve est un
modèle pour Proust, mais un modèle qu’il faut dépasser dans l’espoir de fertiliser, grâce à la
création, une critique devenue stérile à cause de ses fondements épistémologiques.
En décembre 1908, Proust annonce à Georges de Lauris qu’il « [va] écrire quelque chose sur
Sainte-Beuve563 ». Il lui expose déjà les deux formes possibles que pourrait prendre cet article sur
(et non contre) Sainte-Beuve, soit l’essai et la conversation fictive avec sa mère. À la fin de l’année,
il n’a toujours pas commencé à rédiger ce Sainte-Beuve564, mais tout est écrit dans sa tête depuis
« l’année dernière565 » et il se prépare à la transcription en lisant abondamment et en prenant des
notes, ce qui, selon Clarac, est contraire à son habitude566. Proust, qui n’accorde habituellement
guère d’importance à la possession physique des livres, « [demande] qu’on lui envoie de
nouveaux volumes [de Sainte-Beuve], et […] les détient en quatre, cinq exemplaires pour chaque
livre567 ». Le futur romancier lit et relit donc les œuvres beuviennes depuis un bon moment (plus
sérieusement du moins, depuis le pastiche qu’il en a fait au début de l’année 1908) : « […] cette
561 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, op. cit., p. 163. 562 Ibid. 563 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 822. Clarac cite la Lettre XLIII, probablement datée de décembre 1908. 564 Clarac ne considère ici que les Cahiers, que Proust fait acheter à la fin de 1908. Mais Proust, selon Tadié, avait entamé la
rédaction de son Sainte-Beuve en novembre si ce n’est plus tôt. La correspondance semble effectivement en avance sur les brouillons qui subsistent, car en mai 1908, il écrivait : « J’ai en train […] un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert… »
(Correspondance, t. VIII, p. 112-113). Voir Tadié, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 613. 565 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 601. Tadié cite Correspondance, t. VIII, p. 320 (à Georges de Lauris, décembre 1908). Il s’agit de la même lettre que cite Clarac ci-haut. 566 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 823. 567 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, op. cit., p. 52-53.
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malle plein au milieu de mon esprit me gêne et [il] faut se décider à partir ou à la défaire…568 »,
écrit-il encore à Lauris. L’article que Paul Bourget avait fait paraître dans Le Figaro du 7 juillet
1907 à l’occasion de la mort de Spoelberch de Lovenjoul569 et que Proust cite au début du Contre
Sainte-Beuve semble avoir été le catalyseur de ce projet. Mais on a vu que Proust s’intéressait à
Sainte-Beuve bien avant cette date et que d’autres circonstances, en partie reliées au centenaire de
naissance du lundiste, ont pu donner l’idée à Proust de publier une étude et un pastiche de
longue haleine sur ce critique qu’il avait aimé et dont il devait à présent s’émanciper. De par sa
nature profondément mimétique, Proust passe immanquablement par un médiateur afin
d’accoucher de ses idées ; « [il] aura toujours besoin d’intercesseur, qu’on le mette sur la voie,
mais alors il ira plus loin que personne570 », écrit Tadié. Sainte-Beuve est l’un de ces géants qu’il
doit apprivoiser, il représente l’une des étapes essentielles, voire la plus importante étape qu’il
doit franchir afin de fonder son esthétique et d’écrire son roman, l’un n’allant pas sans l’autre.
2.3. Contre Sainte-Beuve : la critique selon Proust
2.3.1. Composition du Contre Sainte-Beuve
Avant de nous intéresser au contenu du Contre Sainte-Beuve, penchons-nous d’abord sur les
brouillons qui nous permettent de reconstituer la genèse de cette grande entreprise. L’analyse
génétique du Contre Sainte-Beuve se base sur trois groupes de documents : soixante-quinze feuillets
de très grand format, le Carnet de 1908571 (ou « Carnet 1 ») ainsi que les Cahiers572.
Du premier groupe de preuves, qui a disparu, ne reste que le témoignage de Bernard de Fallois,
éditeur du Contre Sainte-Beuve (1954), qui les a eus entre les mains et qui en a publié deux extraits.
Selon Fallois, ces feuillets contenaient « six épisodes, qui seront tous repris dans la Recherche : la
description de Venise, le séjour à Balbec, la rencontre des jeunes filles, le coucher de Combray, la
poésie des noms et les deux côtés573 ». Proust en dresse la liste dans le Carnet de 1908, mais
bizarrement Fallois ne reprend pas les titres de cette énumération. Toujours selon l’éditeur, ces
feuillets seraient de même dimension et de même calligraphie qu’une « étude d’une centaine de
pages, qui est l’essai sur Sainte-Beuve574 ». Il s’agirait en fait de « Proust 45 »575, des liasses de
feuillets reliés comportant des notes et des fragments annonçant le projet critique. La
568 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 823. Clarac cite la Lettre XLIX. 569 Supra, p. 104. 570 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 451. 571 PROUST, Marcel, Le Carnet de 1908, texte établi et présenté par Philip Kolb, Paris, Gallimard (Cahiers Marcel Proust
nouvelle série), 1976. 572 PROUST, Marcel, Cahiers, Bibliothèque nationale de France (Paris), Fonds Marcel Proust, ms. 16637, Gallica, [en ligne].
http://gallica.bnf.fr/ [Site consulté le 3 janvier 2013]. 573 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 610. Tadié cite CSB-1954, op. cit., p. 14. 574 Ibid., p. 611. Tadié cite CSB-1954, op. cit., p. 14. 575 Ces documents sont conservés à la Bibliothèque nationale de France (BN, n. a. fr., 16 636). Ils ont été publiés par Clarac sous
le titre « Projets de préface », dans CSB-1971, op. cit., p. 211-232.
114
ressemblance physique des documents porte à croire qu’ils ont été rédigés à la suite, d’où la
décision de Clarac de les placer au début de Contre Sainte-Beuve.
Le second ensemble de documents, Le Carnet de 1908 (ou « Carnet 1 »), contient quant à lui
plusieurs notes datées de 1908 à 1909, deux datant de 1910 et une de 1912. Il ne s’agit pas d’un
manuscrit suivi, mais bien de fragments de trois natures distinctes : des indications concernant le
double projet de roman et d’étude sur Sainte-Beuve et d’autres écrivains, des commentaires de
lecture des œuvres de Balzac, Chateaubriand, Barbey d’Aurevilly et Nerval ainsi que des
paragraphes entiers à l’état de brouillons576.
Enfin, le troisième groupe est composé des Cahiers. À la fin de l’année 1908, Proust fait acheter
des cahiers d’écolier comme ceux qu’on utilisait à Condorcet. La Bibliothèque nationale en
possède quatre-vingt-quinze dont dix577 sont consacrés à Contre Sainte-Beuve; trente-deux auraient
été détruits par Céleste Albaret sur l’ordre de son maître. Selon Tadié, le jour où Proust passe des
feuillets aux cahiers, son travail s’en trouve métamorphosé : il passe des bribes éparses, preuves
de son sentiment d’impuissance, à un programme de longue haleine, signe qu’il a trouvé son idée
directrice, son principe organisateur578. Pourtant, les sept-cent pages manuscrites des dix cahiers
rédigés avant août 1909 ne forment pas un tout : ce sont des pastiches, des portraits, des études,
des descriptions et des souvenirs présentés indépendamment les uns des autres.
En regard du travail d’édition de Bernard de Fallois et de Pierre Clarac, Tadié estime que la
méthode la plus prudente pour reconstituer l’intention de Proust consiste à suivre les indications
que celui-ci donne au directeur du Mercure de France, Alfred Vallette, lorsqu’il lui demande de
publier son texte, c’est-à-dire de considérer la juxtaposition du roman (qui paraitrait en
feuilletons dans la revue) et de la critique (qui sortirait en volume). « "Contre Sainte-Beuve.
Souvenir d’une matinée" est un véritable roman579 », écrit Proust. Pour lui, la partie romancée est
comme la mise en œuvre de la conclusion esthétique qui porte sur Sainte-Beuve, « sorte de
préface […] mise à la fin580 ». Toute étude de Contre Sainte-Beuve doit donc tâcher de comprendre
et d’expliquer conjointement ces deux moments puisqu’ils sont intimement liés. Du côté de la
fiction, voici la trame qui se dégage des cahiers du Contre Sainte-Beuve selon Tadié :
Un héros, qui dit « je », ne peut s’endormir et attend le matin, et sa mère. Il se souvient alors de deux endroits différents, de la campagne et de la mer, de Combray, lieu de son enfance,
576 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 611-612. 577 Ibid., p. 622. 578 Ibid. 579 Ibid., p. 623. Tadié cite Correspondance, t. IX, p. 155-157 (Lettres de M. Proust à A. Vallette, publiée par F. Callu, Bulletin
de la Bibliothèque nationale, mars 1980, p. 12-14). 580 Ibid.
115
où il a vécu le drame du coucher et le plaisir des promenades des deux côtés opposés, où il a rencontré Swann, et de Querqueville, premier nom de Balbec, où il séjourne à l’hôtel avec sa grand-mère et Mme de Villeparisis, et se lie d’amitié avec Montargis, futur Saint-Loup. Au réveil, la mère du Narrateur lui apporte un journal où a paru un article de celui-ci. D’autre part, il entend les bruits de la rue, contemple les rayons du soleil sur le balcon. Il se rappelle le voyage qu’il a fait à Venise avec sa mère. Le héros est amoureux de la comtesse, qui habite au fond de la cour. Swann, lui, aime Sonia. On voit aussi passer des jeunes filles qui suscitent le désir, certaines plus précisément : la femme de chambre de la baronne de Picpus, Mlle de Quimperlé ou de Caudéran, une paysanne à Pinsonville. On voit aussi apparaître le clan Verdurin, qui comprend déjà un pianiste, un médecin, une cocotte. Le peintre est inspiré par Whistler, Vuillard, Helleu ; la première manière de son œuvre ressemble à celle de Gustave Moreau. Le marquis de Guercy, futur Charlus, est l’ « homosexuel » dont Proust a parlé à Vellette : il permet de découvrir la « race maudite » des invertis, à laquelle se joint le fleuriste Borniche, dont le marquis est amoureux.581
Et quant au côté plus essayistique, Proust l’y adjoint à la fin : « Le livre se serait terminé par la
conversation avec la mère sur Sainte-Beuve et d’autres écrivains, dont Balzac, Baudelaire, Nerval
; cette conversation aurait également regroupé les textes esthétiques épars dans les dix
cahiers.582 » Voici le contenu et la structure de ce texte sur Sainte-Beuve qui, de manière évidente,
porte le germe du grand roman à venir. Mais comme l’essai fait office de conclusion, il sera
dissipé au moment de la réécriture. Dans la Recherche, les allusions au lundiste sont donc
dispersées : le portrait de Sainte-Beuve a été réparti entre plusieurs personnages (Mme de
Villeparisis, Bloch, M. de Norpois et le Narrateur même) ; une quinzaine de renvois directs aux
œuvres et au style beuviens sont parsemés au travers de la narration ; des évocations indirectes se
retrouvent dans les références à Balzac, Baudelaire, Chateaubriand et Nerval ; et des contre-
exemples dans plusieurs personnages d’artistes comme Vinteuil. Si les premiers écrits proustiens
sont surchargés de considérations esthétiques, la Recherche les repoussera majoritairement dans sa
dernière partie. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est justement ce concentré de critique
proustienne qu’est le Contre Sainte-Beuve. Afin de l’analyser, nous nous réfèrerons à l’ensemble des
textes compris dans les deux éditions du Contre Sainte-Beuve, celle de Bernard de Fallois (1954) et
celle de Pierre Clarac (1971). Le premier éditeur présente les textes dans cet ordre :
Préface I. Sommeils II. Chambres III. Journées IV. La comtesse V. L’article dans Le Figaro VI. Le rayon de soleil sur le balcon VII. Conversation avec Maman VIII. La méthode de Sainte-Beuve
IX. Gérard de Nerval X. Sainte-Beuve et Baudelaire XI. Sainte-Beuve et Balzac XII. Le Balzac de M. de Guermantes XII. La race maudite XIV. Noms de personnes XV. Retour à Guermantes XVI. Conclusion
581 Ibid., p. 625-626. 582 Ibid., p. 626.
116
On observe donc que Bernard de Fallois, tentant de respecter le plan de Proust, a conservé les
morceaux relevant de la fiction et qu’il a inséré, en plein centre, l’essai sur Sainte-Beuve. Il a
donné des titres aux différents chapitres en s’inspirant des notes qui figuraient dans les
manuscrits proustiens. Il a également complété les citations de Sainte-Beuve, à peine esquissées
pour la plupart. De son côté, Pierre Clarac n’a conservé que les sections se rapportant
directement au lundiste :
Projets de préface
La méthode de Sainte-Beuve
Gérard de Nerval
Sainte-Beuve et Baudelaire Fin de Baudelaire
Sainte-Beuve et Balzac Notes complémentaires Ajouter au Balzac de M. de Guermantes
À ajouter à Flaubert
Notes sur la littérature et la critique Romain Rolland Moréas
Cette présentation permet de mieux relever les attaques contre Sainte-Beuve, mais elle ignore un
fait important : que la critique proustienne passe aussi par le pastiche, et donc par la fiction. Par
conséquent, tous ces fragments sont à considérer comme un ensemble indissociable, une
réfutation à la fois logique et intuitive, explicative et représentative, de la méthode beuvienne. Et
puisque Proust voulait faire de la conversation avec sa mère et de l’essai sur Sainte-Beuve la
conclusion de son roman, considérons-les à la suite des passages fictifs. Logiquement, la
condamnation des péchés commis par Sainte-Beuve est la dernière étape du projet proustien ;
chronologiquement, il s’agit de la première. Ce n’est cependant pas un hasard si Proust choisit
d’insérer l’essai à la fin de sa composition. Nous suivrons donc l’ordre proposé par l’auteur, en
commençant par analyser les morceaux narratifs.
2.3.2. Contre Sainte-Beuve : fiction narrative
Dans « Sommeils » et « Chambres », que Bernard de Fallois place en tête de Contre Sainte-Beuve
(1954), Proust décrit l’état de rêve éveillé ou de demi-sommeil qui lui permet de revivre, par
l’intermédiaire de sensations réelle ou imaginées, certains souvenirs d’enfance enfouis dans
l’inconscient. Avec « Journées », il décrit les impressions et les souvenirs que provoquent en le
rayon de soleil filtrant à travers les rideaux de sa chambre. Il prédit même la température grâce à
l’intériorisation de ses sensations ; il recrée le beau temps en lui-même. Proust écrit :
117
Qu’importait que je fusse couché, les rideaux fermés! À une seule de ses manifestations de lumière ou d’odeur, je savais que l’heure était, non pas dans mon imagination, mais dans la réalité présente du temps, avec toutes les possibilités de vie qu’elle offrait aux hommes, non pas une heure rêvée, mais une réalité à laquelle je participais, comme un degré de plus ajouté à la vérité des plaisirs.583
C’est dire que par l’intermédiaire de la sensation, notre corps nous apprend que nous sommes
toujours dans le cadre spatiotemporel auquel il nous confine. L’homme éveillé, conscient, est
prisonnier de son enveloppe corporelle. Et le narrateur de ces fragments l’est d’autant plus qu’il
est alité, emmuré, puisque malade. Nostalgique et mélancolique, il voudrait pouvoir revivre sa
jeunesse, il voudrait pouvoir rejoindre ceux qui vivent dehors, rencontrer ces êtres inconnus dont
la beauté est comme une promesse d’idéal et de bonheur, d’infinies possibilités de vie. Mais la
véritable originalité n’est pas dans les faits ; elle réside plutôt dans les impressions, qui
transforment les faits, selon Proust584. Et ainsi se mêlent les désirs par le biais ses sensations,
rendant indissociables le souvenir de tel pays et celui de telle femme.
Proust parle ensuite de « La comtesse », et la compare à ces objets qui perdent, pour leur
possesseur, toute leur poésie. Cette femme est l’occasion pour Proust d’illustrer la déception du
réel face à l’imagination. « Un visage qui nous plaît, c’est un visage que nous avons créé avec tel
regard, telle partie de la joue, telle indication du nez, c’est une des mille personnes, qu’on pouvait
faire jaillir d’une personne585 », écrit-il. Trop empirique, la connaissance d’une chose ou d’une
personne perd en vérité, selon Proust. Ainsi en s’éloignant de l’impressionnisme, l’art qui tente
de reproduire la vie, l’art réaliste et naturaliste, « supprime la seule chose précieuse586 ». Le monde
extérieur cache un mystère, mais il est illusoire de croire que c’est dans la matérialité des choses
que nous le découvrons. La physionomie de la comtesse, dont ses proches partagent les traits,
fascine le narrateur qui croit que connaître sa famille, ce serait un peu comme la connaître elle,
goûter son essence587. Il cherche à l’apercevoir dans ses déplacements, à cueillir l’anecdote
mondaine à la manière de Sainte-Beuve.
Le chapitre qui suit sert aussi à pasticher l’attitude beuvienne. En effet, « L’article dans Le Figaro »
met en scène la réception d’un texte par son auteur, une tentative d’autocritique. Dans cette
section, Proust évoque le souvenir de la publication de son premier article, paru en première
page du Figaro. Sa mère, sachant que quelque chose de « prodigieux588 » se produira lorsque son
fils lira les cinq colonnes signées de sa main, laisse celui-ci seul dans sa chambre avec une copie
583 PROUST, Marcel, CSB-1954, op. cit., p. 78. 584 Ibid., p. 83. 585 Ibid., p. 89. 586 Ibid., p. 90. 587 Ibid., p. 92. 588 Ibid., p. 95.
118
qu’elle lui a apportée. La négligence inhabituelle avec laquelle elle lui donne le journal, tentant par
le fait même de ne pas gâcher la surprise, fournit tout de suite l’indice nécessaire au narrateur
pour appréhender l’événement exceptionnel qui est sur le point de se produire. Comme quoi les
signes extérieurs émis involontairement trahissent parfois leur intention, tandis que ceux
manifestés volontairement ne traduisent pas toujours le message qu’ils sont sensés transmettre.
Par ce petit épisode anodin, Proust préfigure déjà le thème de ses réflexions sur la réception d’un
texte. Devant ses propres colonnes, le narrateur tente effectivement de se placer dans une
posture de lecteur. Il joue le jeu d’une approche naïve, tant au niveau de la facture visuelle que du
contenu de son article. « [Cette] feuille qui est à la fois une et dix mille par une multiplication
mystérieuse, tout en la laissant identique et sans l’enlever à personne589 », entre dans les maisons
de lecteurs potentiels, tombe sous les yeux d’hommes et de femmes à peine éveillés, d’esprits
plus ou moins cultivés, instruits, intelligents. À la première relecture, Proust se lance des fleurs.
« Réellement, il me paraît impossible que les dix mille personnes qui lisent en ce moment l’article
ne ressentent pas pour moi l’admiration que j’éprouve pour moi-même590 », écrit-il. D’abord
auteur, ensuite lecteur, il a recouvert d’une seconde couche sémiotique les colonnes de son
article. Un superbe palimpseste s’offre à son regard! Mais n’avait-il pas d’abord voulu le lire avec
cette « indifférence de lecteur non averti591 » ? On assiste de fait à l’échec d’une première
tentative d’intropathie. « Ces images que je vois sous mes mots, je les vois parce que j’ai voulu les
y mettre ; elles n’y sont pas592 », avoue le narrateur. C’est la révélation valéryenne. Envoyé,
corrigé, dactylographié, imprimé, multiplié, distribué, digéré, interprété, ressassé, morcelé,
démembré, ignoré ; son article ne lui appartient plus. Les mots qui s’y trouvent sont des vases,
des vases qu’il avait remplis de toute son individualité d’auteur et qui seront remplis (ou laissés
vides) par dix mille lecteurs, dix mille individus dont pas un n’a la même personnalité. Le
remplissage que ces derniers effectueront dépendra de leurs ressources, de leur tempérament, de
leurs connaissances, de leur sensibilité, de leur jugement, de leur expérience, bref, de la somme
de ces choses qui participent à la construction de leur être, de la plus humble architecture
spirituelle à la majestueuse cathédrale psychologique. Avec cette nouvelle perspective
phénoménologique, Proust donne à repenser le pouvoir des mots. Pour comprendre ce que cette
théorie de la réception a de phénoménologique, il faut retourner aux influences philosophiques
de Proust et plus particulièrement à Henri Bergson. Il faut savoir que ce philosophe, sans être
entièrement engagé dans la veine phénoménologique (encore piqué de certains tics d’un
psychologisme que contestera ultérieurement Merleau-Ponty), place l’intuition au premier rang.
589 Ibid., p. 96-97. 590 Ibid., p. 97. 591 Ibid., p. 96. 592 Ibid., p. 98.
119
Pour lui, ce n’est que par une visée intuitive que nous est rendue accessible l’Essence des choses.
En d’autres termes, nous ne saisissons jamais la Vérité qui gît au creux du principe même des
êtres, constamment en mouvement, mais nous en éprouvons l’impression fugitive. Proust
phénoménologue, Proust intuitif, Proust impressionniste : équivalences qui indiquent que le
référent est pour l’écrivain quelque chose d’impénétrable. L’impossibilité de connaître les choses
en soi, il faut l’admettre de concert avec l’épistémologie kantienne, embryon de la
phénoménologie (et Proust a lu Kant avec Darlu). C’est alors que nous comprenons la volonté
d’assentiment qui se cache derrière le langage et la littérature. Puissants moteurs d’imagination,
les mots ne sont qu’un moyen d’exprimer l’Essence, la Vérité, l’Idée. Le travail d’interprétation,
le déchiffrage des signes, la traduction de ces hiéroglyphes est précisément une besogne à la fois
dionysiaque et titanesque, c’est-à-dire une tâche qui incombe à l’homme parce qu’il est pris dans
cette dualité naturelle, entre son corps et son esprit, entre ses sensations et ses réflexions. Dans
cette volonté de communion des esprits, de partage des connaissances, de compréhension
universelle se cache une vérité humaine universelle : ego cogito. La pensée révèle à l’homme son
individualité, elle fait signe vers son imperfection, cette limitation fondamentale que seule la
littérature (langue, communication) paraît pouvoir surmonter. Proust s’empresse alors de se
procurer d’autres exemplaires du Figaro qui lui permettent de « toucher du doigt l’incarnation de
[sa] pensée en ces milliers de feuilles humides593 » et qu’il devra distribuer à ses amis et
connaissances afin de sonder leur opinion et de recueillir leur témoignage (la méthode beuvienne
n’étant jamais bien loin). Il interroge d’abord sa servante Félicie (Françoise, dans la Recherche). Il
lui demande ce qu’elle a pensé du « passage sur le téléphone594 ». Or, il existe bel et bien un
article publié dans Le Figaro, signé de la plume de Marcel Proust, dont une importante partie est
consacrée aux opératrices téléphoniques : il s’agit de « Journées de lecture ». Ce passage sera
presque intégralement repris dans Le côté de Guermantes lors de l’épisode de la conversation
téléphonique entre le narrateur et sa grand-mère595. En voici un extrait :
Je disais qu’avant de nous décider à lire, nous cherchons à causer encore, à téléphoner, nous demandons numéro sur numéro. Mais parfois les Filles de la Nuit, les Messagères de la Parole, les Déesses sans visage, les capricieuses Gardiennes ne veulent ou ne peuvent nous ouvrir les portes de l’Invisible, le Mystère sollicité reste sourd, le vénérable inventeur de l’imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur, – Gutenberg et Wagram ! – qu’elles invoquent inlassablement, laissent leurs supplications sans réponse ; alors, comme on ne veut pas faire de visites, comme on ne veut pas en
593 Ibid., p. 100. 594 Ibid., p. 106. 595 PROUST, Marcel, À la Recherche du temps perdu, op. cit., p. 848.
120
recevoir, comme les demoiselles du téléphone ne nous donnent pas la communication, on se résigne à se taire, on lit.596
C’est dire que pour la majorité des gens, la lecture vient seulement après la mondanité. On
comprend mieux pourquoi Proust annonce, vers la fin de son article, que ce dernier devait
d’abord s’intituler « Le Snobisme et la Postérité ». Et puis, en retournant au corpus d’ensemble
que forme le Contre Sainte-Beuve (1954), il paraît évident que Proust y dénonce le ton de la
causerie, propre à l’écriture journalistique beuvienne. Ce reproche va suivre jusque dans la
Recherche, où le narrateur affirme que « [l’artiste] qui renonce à une heure de travail pour une
heure de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n’existe
pas…597 ». Selon Proust, en effet, la mondanité et la superficialité du bavardage corrompent la
littérature. Ainsi va le constat proustien du cinquième chapitre du Contre Sainte-Beuve (1954) : « Je
voudrais penser que ces idées merveilleuses pénètrent à ce même moment dans tous les
cerveaux, mais aussitôt je pense à tous les gens qui ne lisent pas Le Figaro, qui peut-être ne le
liront pas aujourd’hui, qui vont partir pour la chasse, ou ne l’ont pas ouvert.598 » Que valent donc
les témoins de la vie d’un écrivain? Que vaut la méthode beuvienne? La survie d’une idée, la
transmission d’un savoir par le texte dépend de sa lecture, de sa critique ; si cette dernière n’est
pas effectuée correctement, ou pis encore, si elle n’est pas du tout réalisée, l’idée sera à jamais
perdue pour la postérité. Dès lors, comment partager une impression, un jugement artistique?
Proust s’apprête justement à tenter l’expérience en rapportant une conversation fictive avec sa
mère décédée!
« Le rayon de soleil sur le balcon » fait le pont entre le chapitre sur l’article du Figaro et la
conversation annonçant l’essai sur Sainte-Beuve. Proust rejoint sa mère, dans sa chambre, afin de
sonder son opinion à propos de sa publication. Là, sur le balcon, il revoit le rayon d’aube qui agit
comme un fil conducteur depuis le début de Contre Sainte-Beuve (1954) :
[Des] innombrables souvenirs indistincts les uns derrière les autres jusqu’au fond de mon passé ressentaient l’impression de ce rayon de soleil en même temps que mes yeux d’aujourd’hui, et donnaient à cette impression une sorte de volume, mettaient en moi une sorte de profondeur, de plénitude, de réalité faite de toute cette réalité des journées aimées, consultées, senties dans leur vérité, dans leur promesse de plaisir, dans leur battement incertain et familier. Sans doute, […] mon impression d’aujourd’hui est vieille et fatiguée. Mais toutes ces impressions la renforcent, lui donnent quelque chose d’admirable. Peut-être aussi elles me permettent cette chose délicieuse : avoir un plaisir d’imagination, une plaisir irréel, le seul vrai plaisir des poètes ; dans une minute de réalité, elles me permettent une des rares minutes qui ne soit pas décevante. Et de cette impression et de toutes se semblables, quelque chose qui leur est commun se dégage, quelque chose dont nous ne saurions pas
596 Ibid., p. 850. 597 Ibid., p. 2269. 598 PROUST, Marcel, CSB-1954, op. cit., p. 99.
121
expliquer la supériorité sur les réalités de notre vie, celles mêmes de l’intelligence, de la passion et du sentiment. Mais cette supériorité est si certaine que c’est à peu près la seule chose dont nous ne pouvons douter. Au moment où cette chose, essence commune de nos impressions est perçue par nous, nous éprouvons un plaisir que rien n’égale, pendant lequel nous savons que la mort n’a aucune espèce d’importance.
Parmi les souvenirs que ce rayon superpose dans sa mémoire, Proust raconte l’apprivoisement de
la jeune inconnue dont il était amoureux. Il se représente pénétrant l’intimité de l’autre, la
possédant enfin ; il illustre le désir réalisé, assouvi… tué. La mort, pour Proust, ne concerne en
effet que les choses matérielles. Et le désir tarissable est une sorte de faux désir, un intérêt pour
les détails concrets, un appétit des choses terrestres. Proust donne à penser qu’il vaut donc mieux
pourchasser le beau idéal, celui sans cesse renouvelé de nos impressions, celui qui se cache sous
la somme de ces désirs et des souvenirs qui nous habitent à cause d’eux, car seul le désir
métaphysique est éternel.
Proust poursuit, dans « Conversation avec Maman », sa description d’un autre souvenir ranimé
par le soleil, celui de Venise. Ce voyage, il l’avait fait avec sa mère. Elle est donc inextricablement
imbriquée dans ses souvenirs vénitiens. Cette mère, avec qui il a une conversation fictive, est
pourtant morte. Et le narrateur ne peut se résoudre à la quitter, comme s’il allait la perdre à
jamais. Il va finalement se coucher. Elle l’embrasse, puis s’en va. Proust conçoit alors l’idée d’un
papier dont le sujet serait « contre la méthode de Sainte-Beuve599 » et sollicite encore l’opinion de
sa mère. Afin qu’elle puisse la lui donner, il lui déballera tout son article : « La méthode de Sainte-
Beuve ». Sorte de préambule au morceau essayistique, la discussion entre Proust sa mère, Pierre
Clarac la situe dans « Projets de préface », directement après le texte que Bernard de Fallois met
en « Préface » de Contre Sainte-Beuve (1954), et qui est comme une explication de tout ce que
Proust illustre dans les fragments narratifs du début. Nous y retrouvons les premières ébauches
des célèbres passages de réminiscence proustienne : celui de la madeleine (ici biscotte), celui des
pavés inégaux de Venise, celui des arbres d’Hudismesnil. Clarac y ajoute quelques paragraphes de
réécriture, absents de l’édition de Fallois. Proust dit à sa mère qu’il « [voudrait] faire un article sur
Sainte-Beuve, [qu’il voudrait] montrer que sa méthode critique qu’on admire tant, est absurde,
que c’est un mauvais écrivain, et peut-être cela [le] mènerait-il à dire des vérités plus
importantes600 ». Or c’est à peu près ce qu’il écrit dans la préface :
La méthode de Sainte-Beuve n’est peut-être pas au premier abord un objet si important. Mais peut-être sera-t-on amené, au cours de ces pages, à voir qu’elle touche à de très
599 Ibid., p. 129. 600 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 218.
122
importants problèmes intellectuels, peut-être au plus grand de tous pour un artiste, à cette infériorité de l’intelligence dont je parlais au commencement.601
Le texte s’ouvre en effet sur un réquisitoire contre la primauté de l’intelligence (que nous citons
ici à la suite du morceau beuvien duquel il se rapproche). Sainte-Beuve avait écrit, dans un article
du Jouffroy paru en 1833 : « Et puis, nous l’avouerons, comme science, la philosophie nous
affecte de moins en moins ; qu’il nous suffise d’y voir toujours un noble et nécessaire exercice,
une gymnastique de la pensée que doit pratiquer pendant un temps toute vigoureuse jeunesse. »
Proust, quant à lui, dit :
Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom du passé n’est pas lui.602
Puis :
À côté du passé, essence intime de nous-mêmes, les vérités de l’intelligence semblent bien peu réelles. Aussi, surtout à partir du moment où nos forces décroissent, est-ce vers tout ce qui peut nous aider à le retrouver que nous nous portons, dussions-nous être peu compris de ces personnes intelligentes qui ne savent pas que l’artiste vit seul, que la valeur absolue des choses qu’il voit n’importe pas pour lui, que l’échelle des valeurs ne peut être trouvée qu’en lui-même.603
Et plus loin :
Mais d’une part les vérités de l’intelligence, si elles sont moins précieuse que [les] secrets du sentiment […], ont aussi leur intérêt. […] Et cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir. Car si l’intelligence ne mérite pas la couronne suprême, c’est elle seule qui est capable de la décerner. Et si elle n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première.604
En visant Sainte-Beuve, Proust prétend donc attaquer le représentant de l’intelligence par une
étude intellectuelle ; il lui sert sa propre médecine, ce qui n’est pas très éloigné du mécanisme du
pastiche. Ce Sainte-Beuve, c’est celui de la maturité et non celui de la jeunesse, comme on vient
de le voir. Proust semble alors adopter la même posture que Maurice Barrès qui, on l’a vu,
admire Sainte-Beuve en tant que poète et romancier, en tant que critique sensible et intuitif, mais
601 PROUST, Marcel, CSB-1954, op. cit., p. 59. 602 Ibid., p.53. 603 Ibid., p. 58. 604 Ibid., p. 59.
123
déteste la critique du lundiste, asséchée par l’intelligence605. Le futur romancier termine d’ailleurs
son essai sur Sainte-Beuve par l’affirmation suivante : « Apparence, les Lundis. Réalité, ce peu de
vers. Les vers d’un critique, c’est le poids à la balance de l’éternité de toute son œuvre.606 » De
fait, les sentiments de Proust à l’égard du critique sont ambivalents ; il est à la fois son disciple et
son détracteur.
Mais avant de voir les affinités et les antagonismes de Proust et de Sainte-Beuve, terminons
d’analyser les séquences narratives présentées par Bernard de Fallois dans son édition de 1954.
En excluant tous les fragments repris par Clarac en 1971, sorte de noyau essayistique, il faut
encore étudier « La race maudite », « Noms de personnes » et « Retour à Guermantes ».
Dans le premier texte, Proust est invité à une soirée mondaine à laquelle il redoute d’assister, par
timidité paranoïaque. Il y rencontre M. de Quercy (futur baron de Charlus) et découvre son
homosexualité, ce qui entraîne toute une série d’observations morales et psychologiques sur la
nature des sodomites. C’est l’individu confronté à sa race. Dans le second, il est question de la
lignée des Guermantes, des types qui la composent. Proust passe ensuite à une réflexion sur les
Noms, catalyseurs d’imagination, récipients d’une altérité qui n’a pas encore été perturbée par le
déterminisme des noms communs. Avant l’intervention de l’intelligence, avant la connaissance et
la catégorisation, les noms propres ne sont que sonorités, syllabes colorées, ouvertures poétiques
des possibles. Or les noms des familles nobles proviennent souvent du lieu dont elles sont
originaires : ils évoquent à la fois les traits de leur arbre généalogique et les images de châteaux,
de campagnes, de bois ou de montagnes, selon leur référence géographique. Ces considérations
permettent à Proust d’opposer l’individualité au milieu. Enfin, dans le troisième et dernier
chapitre, on devine que Proust traitera du moment, et ce toujours par contraste avec l’individuel.
Et de fait, il est question d’histoire. Proust écrit : « L’instant où vivent les choses est fixé par la
pensée qui les reflète. À ce moment-là, elles sont pensées, elles reçoivent leur forme. Et leur
forme, immortellement, fait durer un temps au milieu des autres.607 » Toute perception, toute
impression est temporelle. Plus encore, toute impression est toujours actuelle. Seul le
ressouvenir, déclenché par hasard dans l’inconscient grâce à une sensation déjà vécue, ressuscite
les impressions perdues et fait revivre le passé. L’histoire n’est donc pas une science, mais une
fiction. Elle doit ainsi se transmettre dans une œuvre éternelle et universelle, une œuvre créée par
la partie profonde et immortelle de l’esprit humain, par la subjectivité pure. Ce chapitre se
termine d’ailleurs sur deux fragments relatifs à la mère de Proust : le premier raconte son départ
605 Supra, p. 99. 606 PROUST, Marcel, CSB-1954, op. cit., p. 156. 607 Ibid., p. 287.
124
en train et la frustration de son petit frère d’avoir à quitter son chevreau ; le deuxième reprend la
conversation entâmée plus tôt et traite de la tristesse qu’avait Marcel à voir partir sa mère
lorsqu’il était enfant. Voulant la rassurer, il lui avoue faire le deuil des gens qu’il aime en huit
jours et que, par la suite, il sait se passer d’eux pendant des mois et des années, voire pour
toujours. Il achève pourtant sa narration sur cette note :
J’ai dit : toujours. Mais le soir, à propos de tout autre chose je lui ai dit que contrairement à ce que j’avais cru jusqu’ici les dernières découvertes de la science et les plus extrêmes recherches de la philosophie ruinaient le matérialisme, faisaient de la mort quelque chose d’apparent, que les âmes étaient immortelles et étaient un jour réunies…608
Or Proust ne vient-il pas de ressusciter sa mère dans une conversation? Ne vient-il pas de les
réunir, elle et lui, dans une œuvre de fiction? Cette scène finale semble en effet boucler la boucle
du cycle narratif qui prépare l’essai sur Sainte-Beuve. Cet essai s’appliquera à expliquer
logiquement ce que Proust vient ici de représenter intuitivement.
2.3.3. Contre Sainte-Beuve : explication essayistique
Dans cette partie, nous baserons notre analyse sur l’édition de Pierre Clarac, qui complète les
fragments essayistiques présentés par Bernard de Fallois de quelques morceaux choisis au travers
des manuscrits proustiens.
2.3.3.1 Attaquer Sainte-Beuve D’entrée de jeu, dans le fragment intitulé « La méthode de Sainte-Beuve », Proust énonce son
intention :
Il me semble que j’aurais ainsi à dire sur Sainte-Beuve, et bientôt beaucoup plus à propos de lui que sur lui-même, des choses qui ont peut-être leur importance, qu’en montrant en quoi il a pêché, à mon avis, comme écrivain et comme critique, j’arriverais peut-être à dire, sur ce que doit être la critique et sur ce qu’est l’art, quelques choses auxquelles j’ai souvent pensé.609
L’exposé de sa propre esthétique passe d’abord par la démonstration et la réfutation de
l’esthétique beuvienne. Son plan s’articule en trois temps : 1) critiquer Sainte-Beuve et « le
[prendre] comme occasion de parler de certaines formes de vie610 » ; 2) critiquer « quelques-uns
de ses contemporains sur lesquels [il a] aussi quelque avis611 » ; 3) « dire ce qu’aurait été pour [lui]
l’art612 ». Nous traiterons pour l’instant des deux premières parties, qui consistent en une
608 Ibid., p. 300. 609 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 219. 610 Ibid. 611 Ibid. 612 Ibid.
125
élaboration de la critique idéale par la négative, pour ensuite traiter la troisième, qui en est
l’explication positive.
Se référant à l’article de Bourget et faisant allusion aux critiques du même type, que nous avons
eu l’occasion d’étudier brièvement à la fin du chapitre précédent, Proust fait la description de la
méthode beuvienne :
Avoir fait l’histoire naturelle des esprits, avoir demandé à la biographie de l’homme, à l’histoire de sa famille, à toutes ses particularités, l’intelligence de ses œuvres et la nature de son génie, c’est là ce que tout le monde reconnaît comme son originalité, c’est ce qu’il reconnaissait lui-même, en quoi il avait d’ailleurs raison.613
Proust concède au moins au lundiste l’innovation qui lui revient de droit. Il admet même que
Taine s’empara de ce projet pour le systématiser et le codifier davantage, entreprise dont Sainte-
Beuve redoutait les écueils. La grande différence entre le maître et l’émule, est que Taine voulait
faire de la critique littéraire une science, alors que Sainte-Beuve la considérait encore comme un
art. Le lundiste rêve pourtant d’établir les lois du génie, il a foi en une espèce de progrès
scientifique qui permettrait de découvrir les paramètres de l’évolution littéraire. Mais ce qui
dérange vraiment Proust, dans la méthode beuvienne, c’est qu’elle fait dépendre l’œuvre de
l’homme, qu’elle interroge les conditions matérielles de la création afin d’en révéler l’essence.
« [Cette] méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous
apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestions dans nos
habitudes, dans la société, dans nos vices614 », ajoute-t-il. En d’autres mots, il reproche à Sainte-
Beuve de chercher à l’extérieur ce qu’il ne peut trouver qu’à l’intérieur de lui-même.
L’une des conséquences de ce défaut est que Sainte-Beuve a mal jugé ses contemporains. Proust
l’avait déjà énoncé dans son article « Sur la lecture » et il le répète encore ici en prenant d’abord
l’exemple de Stendhal, à propos duquel il a émis des jugements étroits et sévères. S’il ne rend pas
justice à ses congénères, ce n’est pas tellement, comme plusieurs l’ont pensé, à cause de l’envie et
de la jalousie que Sainte-Beuve éprouvait à leur égard, pense Proust, qu’à cause de sa curiosité
malsaine pour les cancans et les anecdotes ainsi que parce qu’il avait une conception superficielle
de l’inspiration artistique et du travail littéraire. Il écrit : « Il ne faisait pas de démarcation entre
l’occupation littéraire où, dans la solitude, faisait taire ces paroles qui sont aux autres autant qu’à
nous, et avec lesquelles, mêmes seuls, nous jugeons les choses sans être nous-mêmes, nous
tâchons d’entendre, et de rendre, le son vrai de notre cœur, – et la conversation!615 » Le problème
613 Ibid., p. 220. 614 Ibid., p. 221-222. 615 Ibid., p. 224.
126
avec la conception beuvienne de l’intime, selon Proust, est qu’il se vit sur le mode de la
confession. Sainte-Beuve s’adresse toujours à quelqu’un. Il rédige donc en réfléchissant à
l’impression que ses mots laisseront chez le lecteur. Le moi qui crée ses œuvres se met « en
scène », il joue pour un public ; il n’est pas le « moi profond qu’on ne retrouve qu’en faisant
abstraction des autres et du moi qui connaît les autres, qu’on sent bien le seul réel, et pour lequel
seuls les artistes finissent par vivre, comme un dieu qu’ils quittent de moins en moins et à qui ils
ont sacrifié une vie qui ne sert qu’à l’honorer616 ». Sans faire de lui le débutant qui lit son premier
article paru dans Le Figaro, Proust compare Sainte-Beuve à celui qui lit ses propres mots dans le
journal en imaginant leur impact sur ses amis et ses relations mondaines. « Aussi son œuvre,
écrite avec l’inconsciente collaboration des autres, est-elle moins personnelle617 », conclut Proust.
Celui-ci a d’ailleurs en horreur le style beuvien, cette « délicieuse mauvaise musique qu’est le
langage parlé, perlé, de Sainte-Beuve618 ». Précieuse et maniérée, son écriture trahit son désir de
plaire, lui qui attache trop d’importance à l’influence des cours et des salons, ainsi que son
indifférence face à la postérité à laquelle il lègue, en « pâtissier » littéraire dilettante, non pas une
critique « pain de ménage », mais une critique « friandise »619. Bref, rien de substantiel.
En d’autres termes, Proust reproche à Sainte-Beuve la forme et le ton de sa critique littéraire (le
portrait et la causerie) parce que ceux-ci trahissent les défaillances du fond esthétique qui les
sous-tend. Fondamentalement, l’erreur de Sainte-Beuve est, selon Proust, de « [voir] la littérature
sous la catégorie du temps620 ». Pour le lundiste, qui fait preuve de relativisme historique, les
lettres sont une chose d’époque. Et son jugement, selon la période et selon le régime politique en
place, semble d’ailleurs changer, dévier, voire se contredire. S’adapter ainsi aux circonstances,
selon Proust, c’est être servile, ce n’est pas être libre. Et peut-on dire la vérité lorsqu’on n’est pas
libre? Pour Proust, la critique beuvienne est une sorte de « jeu de l’esprit » qui approche les
hommes et les choses « de biais avec mille adresses et prestiges621 ». Sa critique littéraire est
mensongère. Il l’oppose en cela à sa poésie, qu’il juge sincère et authentique. Lorsque la forme
diffère, le fond semble suivre, comme si la première imposait sa loi au second… Qui cherche la
vérité, selon Proust, doit passer par la poésie, par la fiction, par ces reproductions et ces créations
réalisées en soi et pour soi.
616 Ibid. 617 Ibid., p. 228. 618 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, op. cit., p. 71. De Chantal cite Marcel Proust, Chroniques, 35e édition,
Paris, Gallimard, 1949, p. 206. 619 Ibid., p. 74. De Chantal cite Marcel Proust, Chroniques, op. cit., p. 170. Cette allusion à la pâtisserie n’est pas sans rappeler le fameux mot de Sainte-Beuve selon lequel la manière d’un auteur est comme un gaufrier, un moule qui s’imprime sur tout,
comme chez lui la causerie donne le ton de toute sa critique : « Un de mes amis qui s’entend à analyser les styles, quand il a une
fois saisi le procédé et la manière d’un de ces écrivains de parti-pris, a coutume de dire en posant le livre : "Oh! toi, je connais maintenant ton gaufrier." » Voir Port-Royal, t. 2, p. 80 (note ajoutée à la quatrième édition, en 1878). 620 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 228. 621 Ibid., p. 231.
127
Dans la seconde partie de son exposé, toujours sous la forme d’une conversation avec sa mère
(ou plutôt d’un monologue écouté par sa mère), Proust parle de quelques contemporains du
lundiste. « Gérard de Nerval », « Sainte-Beuve et Baudelaire », « Sainte-Beuve et Balzac » et « À
ajouter à Flaubert » complètent les attaques contre la méthode beuvienne.
Proust semble aborder le premier auteur pour montrer en quoi Sainte-Beuve a mal jugé ses
contemporains. Dans ce cas-ci, le lundiste a carrément omis de parler de Nerval et de son œuvre
Sylvie. Proust lui consacre quelques pages de critique et répare ainsi la bévue du lundiste tout en
illustrant le propos qu’il vient de tenir dans le chapitre précédent, à savoir que Sainte-Beuve est
trop intelligent, trop rationnel, pas assez sensible et inspiré, et que les œuvres géniales sont donc
hors de sa portée. Le lundiste n’a probablement pas parlé de Nerval parce qu’il ne l’a pas
compris, parce qu’il ne se sentait pas la force d’attaquer ce génie « à pic ».
La cécité de Sainte-Beuve se remarque également dans son refus d’accorder à Baudelaire l’article
qu’il sollicite. Dans le second fragment, Proust déplore que « le plus grand poète du XIXe siècle,
et qui en plus était son ami, ne figure pas dans les Lundis622 » où figurent tant de personnages
secondaires. Le nom de Baudelaire est cependant inclus dans le recueil de Sainte-Beuve. Après
avoir refusé de lui accorder un portrait, le lundiste écrit une lettre afin de défendre Baudelaire des
accusations qui pèsent sur lui. Cette lettre, faible éloge de l’homme, sera reprise dans les Causeries
du lundi. Sainte-Beuve précisera qu’elle avait été rédigée pour la défense de Baudelaire, ce qui en
diminue encore la portée. Sur son œuvre, presque rien, que des compliments qui pourraient aussi
bien être des critiques voilées. Le lundiste fait souvent cela : flatter la personnalité des auteurs
qu’il étudie afin d’adoucir ou de pallier à la rudesse ou au manque de commentaires sur leurs
œuvres. Les éloges de Sainte-Beuve à l’égard de ses amis irritent Proust qui aurait souhaité que le
lundiste s’intéresse davantage à leurs créations qu’à leur personne morale. Il écrit : « […]
l’homme qui vit dans un même corps avec tout grand génie a peu de rapport avec lui, […] c’est
lui que ses intimes connaissent, et […] ainsi il est absurde de juger comme Sainte-Beuve le poète
par l’homme ou par le dire de ses amis.623 » La grande injustice que commet le lundiste à l’égard
de Baudelaire s’explique par ce que Proust a déjà expliqué en décrivant sa méthode critique :
Sainte-Beuve, soucieux de sa réputation, considère la littérature comme une chose d’actualité. Il
reste donc sur ses gardes, ne voulant pas choquer les personnages haut placés dont il dépend. Et
il ne parle que des écrivains qui ont la cote, c’est-à-dire qu’il prend en considération leur
renommée dans la société française. Or Baudelaire n’était pas connu, ce qui pourrait expliquer le
silence et la prudence du critique. Afin de réparer cette erreur du lundiste (comme il vient de le
622 Ibid., p. 243. 623 Ibid., p. 248.
128
faire pour Nerval), Proust donne à la suite de ces considérations, sa propre critique de la poésie
baudelairienne, une critique prenant appui sur l’œuvre elle-même et la citant abondamment.
Dans « Sainte-Beuve et Balzac », Proust explique en quoi le critique a méconnu le romancier
réaliste. Ce réalisme d’ailleurs, Proust en expose le principal défaut : « il [explique] au lieu de
suggérer624 ». Balzac, selon lui, compose ses œuvres comme il construit sa vie ; son écriture est si
près du réel qu’elle n’a pas de style personnel. Plutôt que de livrer ses impressions, il donne des
détails précis ; il définit le monde au fur et à mesure qu’il le présente au lecteur, plutôt que de le
laisser être interprété. Cette absence de style est néanmoins profitable lorsque Balzac met en
scène des conversations, car n’y ajoutant rien qui lui appartienne, il arrive à reproduire le naturel
du langage de chaque personnage. Or c’est justement à travers ses personnages que Balzac
innove. Le fait de conserver toujours la même galerie permet à l’auteur de comparer les
psychologies, mais également de leur donner un relief, une histoire, des souvenirs. « C’est l’idée
de génie de Balzac que Sainte-Beuve méconnaît là625 », indique Proust. Ces personnages, en effet,
viennent lier toutes les parties de l’œuvre balzacienne. Ils sont comme le rayon de lumière qui
traverse Contre Sainte-Beuve, une sorte de constante, de fil d’Ariane. Ils permettent à l’auteur
d’organiser, d’unifier « l’immensité même de son dessin, […] la multiplicité de ses peintures, [que
Sainte-Beuve] appelle […] un pêle-mêle effrayant626 ». Proust réprouve également les autres
critiques beuviennes à l’égard de Balzac, tant sur son style que sur ses intentions esthétiques.
Sainte-Beuve avait effectivement reproché à Balzac ses « délices de style [et ses] fautes de
goût627 », qui se traduisent surtout, selon lui, par des flatteries adressées à un public ciblé comme
les résidents des villes qu’il cite ou les femmes du même âge ou de la même condition que celles
qu’il met en scène dans ses œuvres. Proust pense qu’il n’y a rien de plus absurde que ces
présomptions. Selon lui, le projet de Balzac ne consistait pas uniquement à plaire à la société
dont il se voulait le peintre : « Ses livres résultaient de belles idées, d’idées de belles peintures si
l’on veut, car il concevait souvent un art dans la forme d’un autre, mais alors d’un bel effet de
peinture, d’une grande idée de peinture.628 » Et Proust ajoute, quant au principe qui gouvernait la
création balzacienne : « […] toujours c’était une idée, une idée dominante, et non une peinture
préconçue comme le croit Sainte-Beuve.629 » En d’autres mots, le dessein de Balzac est bien plus
haut et bien plus profond que ce que s’imagine le lundiste. Cela, Proust le remarque encore en
disant que « Sainte-Beuve, avec Balzac, fait comme toujours. Au lieu de parler de la femme de
624 Ibid., p. 270. 625 Ibid., p. 274. 626 Ibid., p. 275-276. 627 Ibid., p. 275. 628 Ibid., p. 276. 629 Ibid.
129
trente ans de Balzac, il parle de la femme de trente ans en dehors de Balzac630 ». Ainsi le critique
tente-t-il de rapporter l’œuvre à l’homme, à la société, au réel. Selon Proust, il juge en « […]
simple amateur qui ne réalise pas, qui ne produit pas, qui ne comprend pas qu’il faut se donner
tout entier à l’art pour être artiste631 ». Les défaillances du jugement beuvien sont donc une
affaire de point de vue : au lieu de juger de l’intérieur, en créateur, il juge de l’extérieur, en
académicien. C’est exactement pour cette raison, estime Proust, que Balzac a mieux compris
Homère que ne l’a fait Sainte-Beuve :
Que les conditions extérieures de la production littéraire aient changé au cours du dernier siècle, que le métier d’homme de lettres soit devenu chose plus absorbante et exclusive, c’est possible. Mais les lois intérieures, mentales, de cette production n’ont pas pu changer. […] On est plus près de comprendre les grands hommes de l’antiquité en les comprenant comme Balzac qu’en les comprenant comme Sainte-Beuve.632
Le lundiste n’est pas un authentique créateur, selon Proust ; il est incapable de réelle intropathie
et ne peut se mettre dans la peau de celui qui écrit afin de le juger. Suite à ces considérations sur
les griefs injustes de Sainte-Beuve contre Balzac, Proust présente quelques lecteurs (fictifs) de
l’auteur réaliste : l’érudit et bibliophile comte Henri de Guermantes, l’indiscrète et moraliste
marquise de Villeparisis et la mesurée comtesse de Guermantes. Ces trois types représentent à
leur manière chacun des défauts que Proust a décelé chez Sainte-Beuve : le pêché d’idolâtrie, la
tendance biographique et l’argument du goût. Et Proust s’identifie particulièrement au premier,
car il avoue avoir « […] pendant toute [son] enfance […] lu de la même manière633 ». Ses
premiers articles sur Ruskin ne témoignent-ils pas de cette volonté d’éviter les écueils de
l’érudition que Proust partage avec lui et Montesquiou? Si Proust se reconnaît dans la figure du
comte de Guermantes comme lecteur de Balzac, c’est qu’il se voit aussi, en quelque sorte, dans
les défauts de la critique beuvienne. Ses attaques contre cette dernière ont donc quelque chose de
purgatoire ; sa sévérité à l’égard du lundiste n’ayant d’égal que son propre sentiment de
culpabilité.
« À ajouter à Flaubert » clôt la seconde partie du plan de Proust sur les contemporains de Sainte-
Beuve. Ce fragment est inachevé634. Ici comme dans les trois textes précédents, Proust s’emploie
à redresser le jugement beuvien, car le lundiste n’avait pas reconnu l’innovation flaubertienne, qui
réside dans l’originalité syntaxique et grammaticale (révolution kantienne du sujet de la phrase,
630 Ibid., p. 278. 631 Ibid. 632 Ibid. 633 Ibid., p. 295. 634 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 859.
130
usage du parfait et d’un participe présent, symétries de substantifs et adjectifs opposés, etc.).
Bref, Proust se fait encore justicier littéraire.
En somme, en se positionnant par rapport à la méthode de Sainte-Beuve, Proust pose les
fondations de son esthétique. Ce qui les distingue essentiellement, et qui permet à Proust de
réfuter la thèse beuvienne, c’est leur conception de la réalité. En calquant la méthode propre aux
sciences naturelles, Sainte-Beuve endosse la proposition selon laquelle le monde empirique existe
a priori et qu’il est garant d’objectivité et de vérité. Même s’il a parfois eu l’intuition, la tentation
de faire de la critique impressionniste, le lundiste demeure résolument matérialiste. La thèse
proustienne, quant à elle, ne dépend pas d’une telle proposition. Au contraire, un peu comme le
fait Husserl par rapport à Brentano, Proust se range contre le positivisme et le psychologisme
que prône Sainte-Beuve. Il effectue donc, à sa manière, la mise entre parenthèses suggérée par la
phénoménologie : « [une] perception extérieure n’apparaît jamais toute seule, elle est soudée
intimement à son écho intérieur. Toute sensation est un mouvement d’âme; elle ne peut jamais
être la donnée immédiate de la conscience.635 » Ainsi, non seulement toute connaissance du
monde se résume-t-elle à une impression, mais cette impression supplante éventuellement le réel
même, et la réalité intérieure du sujet devient plus vraie et plus importante que celle du monde
extérieur. En d’autres termes, tout contact avec l’environnement est médiatisé par le corps et
l’esprit, qui agissent comme des filtres et ne permettent jamais de connaître les choses en elles-
mêmes ; tout donné de conscience passe par un vécu spatiotemporel. Selon Proust, l’expérience
du monde est bien une expérience subjective, personnelle, individuelle : « L’instant où vivent les
choses est fixé par la pensée qui les reflète. À ce moment-là, elles sont pensées, elles reçoivent
leur forme. Et leur forme, immortellement, fait durer un temps au milieu des autres.636 » C’est
dire qu’il existe autant de conceptions du monde que d’individus qui y évoluent, voire que de
personnalités différentes qui se succèdent dans la même personne au cours d’une vie.
Après avoir réfuté le principe sur lequel la critique beuvienne repose, Proust montre l’absurdité
de la méthode en découlant. Si tous les sujets diffèrent entre eux, mais également en eux-mêmes,
il s’avère effectivement impossible de classer systématiquement les auteurs selon leur famille
d’esprit, comme Sainte-Beuve souhaite le faire. Proust reconnaît que le lundiste fut moins
systématique que son successeur, Taine. Mais même en négligeant cette volonté de classifier les
auteurs, d’en faire la généalogie, l’arborescence, Sainte-Beuve demeure coupable du pêché
d’idolâtrie aux yeux de Proust. De fait, la méthode beuvienne, dont la forme idéale est le portrait,
635 FISER, Emeric, L’esthétique de Marcel Proust, préface de Valery Larbaud, réimpression de l’édition de Paris, Genève,
Slatkine Reprints, [1933] 1990, p. 23. 636 PROUST, Marcel, CSB-1954, op. cit., p. 281.
131
qui repose sur l’enquête biographique, est inconcevable en un second sens. Si nous ne tirons de
la réalité qu’une impression personnelle et que cette impression varie au fil du temps, tout
témoignage est biaisé et s’éloigne plus ou moins de la vérité. Or qu’est l’histoire, qu’est la
biographie sans le témoignage des contemporains? Proust montre qu’il est impossible de se baser
sur le jugement des autres ou sur son propre jugement pour accéder à une version objective de la
vie d’un auteur et par là, en tracer le profil ou expliquer son œuvre. Tout ce que ces instruments
fournissent sont des points de vue subjectifs. Compris de cette manière, le réel offre une grande
variabilité d’impressions et donc une multiplicité de possibles. C’est, selon Proust, ce qui a
provoqué tant de contradictions dans les critiques du lundiste qui tantôt louent tel auteur, tantôt
le calomnient.
La conception proustienne du réel a également des conséquences sur l’apprentissage, la
transmission du talent et de l’inspiration. Puisque le monde se présente à chacun de manière
différente, l’artiste ne peut s’appuyer sur ses prédécesseurs dans la création de son œuvre. Pour
Proust, le progrès artistique n’existe pas :
Tout dans l’individu, chaque individu recommence, pour son compte, la tentative artistique ou littéraire; et les œuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité acquise, dont profite celui qui suit. Un écrivain de génie aujourd’hui a tout à faire. Il n’est pas beaucoup plus avancé qu’Homère.637
Étrangement, ce passage du Contre Sainte-Beuve entre en résonnance avec un passage que Sainte-
Beuve avait publié en 1833, dans un article sur Jouffroy : « La philosophie est perpétuellement à
recommencer pour chaque génération depuis trois mille ans, et elle est bonne en cela ; elle
replace sur nos têtes les questions éternelles ; mais elle ne les résout et ne les rapproche
jamais… » L’art et la littérature pour l’un, la philosophie pour l’autre ; chaque individu pour l’un,
chaque génération pour l’autre ; les innovations proustiennes s’incarnent sur fond de tradition
beuvienne grâce au pastiche. Ainsi pour Proust, chaque esprit doit se réapproprier le réel par le
biais d’impressions personnelles, puis réorganiser ce vécu afin d’en extraire une œuvre d’art.
Admettons un instant que Sainte-Beuve ait réussi à brosser le portrait d’un auteur grâce à ses
seules impressions, sans avoir recours au témoignage des contemporains ou à quelque lecture de
mémoires d’abbayes. Même là, Proust estime que la peinture serait fausse. Il ne s’agirait pas de la
représentation de la vie intime de l’écrivain, mais plutôt de son apparence en société. En effet, les
seules informations qu’on puisse recueillir sur un homme sont des faits mondains, car il est
impossible, en tant qu’ego, de se mettre à la place d’un autre, de lire ses pensées, de deviner ses
637 Ibid., p. 124.
132
désirs les plus secrets, de revivre son passé comme lui seul peut le faire. Ainsi, Proust explique
que « [la méthode de Sainte-Beuve] méconnait ce qu’une fréquentation un peu profonde avec
nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous
manifestions dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices638 ». En fait, rien ne sert de faire
le portrait d’un auteur pour comprendre son œuvre, car l’homme qu’il présente au reste du
monde, son moi social, n’est pas le même qui crée l’œuvre d’art, son moi profond. Ici se pose la
question qui guide toute l’esthétique proustienne, à savoir : quelle est la relation entre la réalité et
l’artiste, entre l’artiste et son œuvre d’art?
2.3.3.2 L’art et la critique littéraires selon Proust Proust répond aux questions esthétiques restées en suspend suite à la réfutation de la méthode
beuvienne dans la conclusion de son projet d’essai que Pierre Clarac intitule « Notes sur la
littérature et la critique ». Il explique que son don pour le pastiche, pour l’imitation du style d’un
autre auteur, provient de la sensibilité dont il fait preuve lorsqu’il lit. Cette sensibilité supérieure
lui permet de sentir l’harmonie, les liens, les associations qui existent entre des idées ou des
sensations. La partie de lui-même qui arrive à sentir cette unité et qui prend plaisir à la trouver est
distincte du reste de son être ; elle ne vit que dans le général et meurt dans le particulier, explique
Proust639. Plus loin, il stipule que dans tout homme de génie cohabite un homme médiocre. C’est
la théorie des deux moi640, essentielle pour comprendre l’esthétique proustienne.
La dualité de l’homme, on l’a vu, est une conception connue du temps de Proust. Qu’il en ait eu
l’intuition grâce au roman de Stevenson, au Journal des Goncourt ou encore en lisant Sainte-
Beuve lui-même, nous n’en avons point de certitude. Cependant, Proust élabore cette théorie en
se basant sur les travaux de son cousin Henri Bergson. Le moi social est cette personnalité
superficielle et mondaine, ce caractère apparent, cette carapace qu’on revêt en société et qui se
répand en conversations, en politesses et en cérémonies. En fait, la fréquentation de la société
oblige l’homme à se travestir en monsieur, à se projeter vers l’extérieur de lui-même ; la
mondanité est une espèce d’interférence entre l’homme et son âme, sa vie intérieure. Ainsi, « [il] y
a donc un temps perdu et un temps retrouvé […] pour l’écrivain : [il] perd, à vivre facilement, un
temps qu’il pourrait retrouver en écrivant au prix d’un effort641 ». La dualité entre le moi social et
le moi profond est analogue à celle qu’on retrouve entre le corps et l’âme : l’un empêche
l’élévation de l’autre en le contraignant par divers besoins inférieurs, mais essentiels. Le passage
de la personnalité sociale à la personnalité profonde, comme un replis subjectif, permet à l’artiste
638 Ibid., p. 127. 639 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 303-304. 640 641 FRAISSE, Luc, L’esthétique de Marcel Proust, Paris, SEDES (Esthétique), 1995, p. 17.
133
de retrouver son matériel de création et de renouer avec une réalité rendue plus vraie et plus
éclatante par l’art.
Mais si la mémoire est capable de ressusciter le temps oublié et de renouer avec le moi profond,
ce n’est pas dans n’importe quelles conditions ni de n’importe quelle manière. S’il faut « briser de
toutes nos forces la glace de l’habitude et du raisonnement qui se prend immédiatement sur la
réalité et fait que nous ne la voyons jamais [afin de] retrouver la mer libre642 », on ne peut le faire
que par hasard. En effet, le moi profond n’est atteignable qu’involontairement. Selon Proust,
puisque l’intelligence est subordonnée à l’instinct, tout effort conscient de se réapproprier le moi
profond est vain et la volonté de se souvenir ne renvoie qu’à une version floue et tronquée du
passé. Proust condamne ainsi le naturalisme au profit de l’impressionnisme. Rappelons-nous ses
mots : « Cette vérité des impressions de l’imagination, si précieuse, l’art qui prétend ressembler à
la vie, en la supprimant, la seule chose précieuse…643 ». C’est dire que la connaissance du monde
évacue toute poésie qui pourrait s’y trouver. Puisqu’il ne peut en faire la démonstration
scientifique, ce qui entraînerait un paradoxe au sein même de son esthétique, Proust n’a d’autre
choix que de présenter sa thèse par le biais de l’art, de la rendre vivante pour la faire comprendre.
De cette manière, pour montrer le processus de réminiscence qui lui permet de revivre le passé,
Proust donne l’exemple du rêve. « Marcel Proust était malade, la maladie l’a dirigé vers le rêve, et
le rêve lui ouvrit l’horizon immense du monde et de l’homme644 », estime Emeric Fiser. Les
songes remplissent toutes les exigences d’accès au moi profond : ils s’effectuent dans la solitude,
la noirceur, le silence, l’immobilité, l’inconscience et ils permettent de revivre un passé
présentifié. Ils sont à l’artiste ce que la chambre noire est au photographe, un lieu où développer
les sensations captées. La métaphore qu’on a pu observer dans les deux premiers textes de Contre
Sainte-Beuve (1954), soit « Sommeils » et « Chambres », compare le mécanisme du ressouvenir
avec celui du dormeur à moitié réveillé qui analyserait son rêve sans briser le frêle équilibre qui le
garde à moitié endormi. Cependant, l’accès à cet équilibre est restreint, car il dépend de la
chance. En effet, bien qu’il accorde la primauté des impressions sur le réel, Proust ne considère
pas moins que ces impressions sont d’abord issues de sensations provoquées par le réel. Mais les
goûts, les sons, les odeurs sont rapidement pris en charge par nos impressions et si l’artiste est
disposé, tel le rêveur à moitié endormi, à revivre le temps dont est chargé l’objet qui a créé cette
sensation, alors seulement il aura accès à son moi profond. Mais la difficulté du processus de
réminiscence ne réside pas que dans la rareté de ses épisodes ; elle réside aussi dans le fait de
devoir se couper de toutes les habitudes qui nous attachent au monde extérieur. La première
642 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 304. 643 FISER, Emeric, L’esthétique de Marcel Proust, op. cit., p. 80. 644 Ibid., p. 20.
134
étape de la création artistique est si douloureuse que Proust la compare à une descente aux
Enfers645. Dans le cas de Proust, il serait davantage question d’une catabase que d’une nékuia, car
l’artiste n’invoque pas volontairement les défunts, mais il descend en lui-même et les y rencontre.
Cette symbolique est importante puisque dans la mythologie, la catabase se fait dans des
conditions semblables à la réminiscence proustienne : ce périple s’effectue seul dans le noir, il est
pénible, il permet parfois de ressusciter les morts et le héros en ressort changé. En fait, ce voyage
nécessite un sacrifice personnel de la part du héros. Selon Proust, l’artiste doit abdiquer son moi
social pour se tourner entièrement vers sa vie intérieure. Prouver que le centre de l’activité
créatrice est le moi profond, c’est condamner à nouveau la méthode de Sainte-Beuve :
Et pour ne pas avoir vu l’abîme qui sépare l’écrivain de l’homme du monde, pour n’avoir pas compris que le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres, et qu’il ne montre aux hommes du monde (ou même à ces hommes du monde que sont dans le monde les autres écrivains, qui ne redeviennent écrivains que seuls) qu’un homme du monde comme eux, il inaugurera cette fameuse méthode […] qui consiste à interroger avidement pour comprendre un poète, un écrivain, ceux qui l’ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire comment il se comportait […] sur tous les points où le moi véritable du poète n’est pas en jeu.646
Et, selon Proust, il faut entièrement vouer sa vie à ce moi profond, car non seulement l’art vaut-il
mieux que la réalité, mais il serait faux de penser qu’on puisse constamment faire l’aller-retour
entre un moi social et un moi profond sans que le premier ne corrompe le second. Aussi est-ce
une difficulté supplémentaire et le sacrifice ultime à l’art.
Il est donc compréhensible que l’activité artistique ne soit pas accessible à tous. Effectivement,
bien que l’homme moyen possède également deux personnalités, son moi social et son moi
profond, il ne possède ni la force ni la sensibilité pour accéder à la partie centrale de son âme. En
fait, il possède une vision floue et vague du réel tandis que l’artiste est capable de contemplation
intense et de réceptivité aiguë. C’est cette capacité extraordinaire d’attention et de concentration,
ainsi que l’aptitude à recréer les impressions réelles dans sa mémoire pour ne vivre finalement
qu’à l’intérieur de lui, qui distingue l’artiste du commun des mortels. « Le talent est comme une
sorte de mémoire qui leur permettra de finir par rapprocher d’eux cette musique confuse, de
l’entendre clairement, de la noter, de la reproduire, de la chanter647 », illustre Proust.
Une fois le siège de l’activité artistique trouvé et l’artiste brièvement défini, il est capital de poser
la question suivante : pourquoi l’œuvre d’art? Puisque la réminiscence, le retour au moi profond,
exige une parfaite solitude et une parfaite quiétude, pourquoi l’artiste, ayant atteint ce stade où il
645 PROUST, Marcel, CSB-1954, op. cit., p. 48. 646 Ibid., p. 133. 647 Ibid., p. 307.
135
est coupé de son moi social, voudrait-il créer une œuvre qui le renvoie vers la société? Ce qu’il
faut surtout remarquer ici, c’est justement que, pour Proust, l’œuvre d’art n’est jamais créée en
vue d’une réception éventuelle, car cette considération du monde extérieur impliquerait à la fois
le recours à l’intelligence et au moi social. « Ainsi [l’œuvre], écrite avec l’inconsciente
collaboration des autres, est-elle moins personnelle648 », explique Proust. L’œuvre d’art est donc
créée à partir de soi et pour soi uniquement, c’est un travail parfaitement individuel. Il ajoute :
« […] il n’y a qu’une manière d’écrire pour tous, c’est d’écrire sans penser à personne, pour ce
qu’on a en soi d’essentiel et de profond649 ». Mais la question de l’œuvre d’art reste en suspens.
On pourrait penser que la seule introspection, le seul temps retrouvé, la seule communion avec le
moi profond soit suffisante. En effet, ce que l’on trouve d’abord dans cette activité, c’est l’accès
au réel. Et cette redécouverte du monde, qui apparaît grâce aux impressions dans toute sa
complexité et sa magnificence, procure un plaisir immense à l’artiste. Proust, pour son compte,
estime que ce plaisir lui épargne la déception de la réalité. En fait, « [le] rêve n’est jamais achevé,
il est plus riche que la réalité; le rêve, en se détachant de l’action, dissolvant la réalité, la dilate, la
grandit jusqu’à l’infini650 ». À plusieurs reprises, chez Proust, on retrouve cette notion de
déception face au monde, car jamais le monde ne se conforme ni ne s’élève au degré où
l’imagination peut le porter. Ainsi, le plaisir de l’artiste est avant tout celui d’avoir atteint quelque
chose de supérieur à la réalité et de pouvoir communier avec la beauté que cette vérité contient.
Proust n’est peut-être pas en accord avec la totalité de la définition platonicienne du Beau, mais
sans doute s’accorderait-il avec la proposition selon laquelle on désire posséder durablement ce
qui est beau. En effet, même si, pour lui, la beauté est fondamentalement individuelle et qu’il
n’existe que des choses belles, toutes ces choses sont autant de promesses de bonheur et de
possibilités de vies. Et même si la possession de ces choses ainsi que leur connaissance entraînent
inévitablement une déception dans le monde réel, il n’en reste pas moins qu’à chaque fois qu’on
rencontre une belle chose, on désire la posséder durablement. Or, pour Proust, cette possession
durable relève de l’imagination et de la mémoire. C’est parce qu’une chose a été vue et considérée
subjectivement qu’elle existe dans le moi profond d’un homme, qu’elle y reste gravée. Mais
puisque l’accès à ce moi profond est éphémère dans la vie de l’auteur et puisqu’il s’évanouira
totalement avec la mort de celui-ci, il y a nécessité de trouver un refuge pour ce moi profond,
pour toutes ces beautés que nous voulons immortaliser. Et ce refuge, c’est l’œuvre d’art « qui les
renferme, qui les préserve de la destruction, qui leur assure la survivance, qui les mène vers
648 Ibid., p. 139. 649 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 308. 650 FISER, Emeric, L’esthétique de Marcel Proust, op. cit., p. 22.
136
l’éternité, vers le temps retrouvé651 ». Voilà une première raison de créer une œuvre d’art. Par
surcroît, pour Proust, les critiques, « s’ils se contentent de dire qu’ils entendent un air délicieux,
ils n’indiquent rien aux autres, ils n’ont pas de talent652 ». Le vrai critique, le lecteur vraiment
sensible, est un artiste. En cela, il doit produire une œuvre, poursuivre la chaîne de la création.
Ainsi l’œuvre n’est pas tant une pure création qu’un perfectionnement, qu’une re-présentation.
Effectivement, l’art réalise ou actualise l’esprit, le moi profond de l’artiste, mais celui-ci n’invente
rien puisqu’il se base sur ses impressions du réel. Au mieux, il précise et enrichit ses impressions :
il re-crée le monde, mais ne le crée pas. « Cette œuvre, il s’agira moins de la créer ex nihilo, que
de la dégager de ce qui n’est pas elle, comme un sculpteur façonne une statue dans le marbre
grossier653 », ajoute Fraisse. L’originalité n’est donc pas tant dans le fond, qui peut être le même
pour plusieurs génies contemporains (même réalité, mêmes idées), que dans la forme. Elle seule
révèle l’irréductible individualité, le principe unique et personnel dont l’œuvre est issue.
Mais pourquoi privilégier l’art plutôt que la philosophie ou les sciences? En effet, on pourrait
penser que l’art n’est rien de plus qu’un substitut à la philosophie puisqu’ils ont le même but, soit
montrer la vie éclaircie, l’essence des choses. Cependant, une distinction essentielle s’impose
entre l’artiste et le philosophe. En fait, l’artiste n’énonce ni n’explique les lois de la réalité comme
le fait le philosophe, mais il les met en scène, il les présentifie, il les fait revivre. Fraisse le formule
ainsi :
L’image du poète, le personnage du romancier, transmettent au lecteur un plus riche héritage que les maximes des philosophes. Quoique dégageant la signification générale de toute chose, l’art commence et finit son œuvre en prise directe avec la réalité vivante. L’art est une approche intuitive des données de la vie, qui court-circuite l’abstraction.654
C’est justement cette particularité exceptionnelle qui fait que l’art a une relation bien plus étroite
avec son spectateur ou son lecteur que la philosophie ou la science. Il est ici question du lecteur,
car la question de la réception de l’œuvre, bien qu’elle doive être totalement évacuée de l’esprit
de l’artiste, n’est pas un aspect banal de l’activité artistique. Bien que le travail de création
artistique soit subjectif et que l’œuvre se compose d’impressions profondément personnelles,
celle-ci contient tout de même sa part d’universalité. Si l’œuvre emprisonne le moi profond de
l’artiste et le garde à l’abri du temps, il n’y a que le lecteur – qu’il s’agisse de l’artiste lui-même ou
de tout autre lecteur – qui soit capable de lui redonner vie. On trouve là une raison
supplémentaire de condamner la méthode beuvienne, car le seul accès possible au moi profond
651 Ibid., p. 155. 652 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 312. 653 FRAISSE, Luc, L’esthétique de Marcel Proust, op. cit., p. 89. 654 Ibid., p.58-59.
137
de l’auteur se trouve précisément dans l’œuvre et non dans l’homme qui l’a écrite. Au moment
où la tâche de l’auteur se termine, c’est le lecteur qui doit prendre le relais. Ce nouveau sujet, le
lecteur, peut reconnaître dans l’œuvre la justesse des sensations, la force des impressions, la
beauté des images ainsi que, rarement et ultimement, la vérité qui s’incarne dans la réalité et s’y
trouve éclairée. En fait, pour arriver au cœur de l’œuvre et saisir le moi profond de l’auteur, il
faut avoir la sensibilité nécessaire pour se laisser gagner par les impressions privilégiées que
véhiculent les phrases, les métaphores. Chaque artiste crée un univers à son image, différent de
celui de tous les autres artistes ; chaque artiste recrée le monde et le présente à sa manière. Cette
différence ni extérieure ni accessoire est, à proprement parler, le style, véhicule privilégié de la
mémoire involontaire, du moi profond de l’écrivain. Et c’est par l’approfondissement des
particularités propres au style de chaque auteur que le lecteur découvre le bagage essentiel de
l’œuvre et qu’il peut accéder aux vérités qu’elle contient, ou du moins à la beauté des impressions
qui y sont gravées.
Selon Proust, Sainte-Beuve n’est pas le lecteur idéal, car il sort de l’œuvre. Ainsi, non seulement
faut-il se concentrer sur l’étude de l’œuvre en soi, puisqu’elle est le seul accès au moi profond de
l’artiste et aux vérités qu’il contient, mais il faut également avoir la capacité de percevoir ce moi
dans l’œuvre, c’est-à-dire qu’il faut être un récepteur idéal. Et ce lecteur idéal, selon Proust, est un
autre artiste, un alter ego chez qui l’activité de la reconnaissance, l’intersubjectivité, serait à son
apogée. Effectivement, si les artistes sont ceux, parmi les hommes ordinaires, qui ont une acuité
et une capacité d’attention largement supérieures aux impressions que le monde réel leur donne,
ils sont également les mieux placés pour recevoir les impressions que contiennent les mots d’une
œuvre littéraire, le moi profond de l’auteur inscrit dans son style propre. Bref, si le lecteur idéal
est un artiste, le critique idéal, qui est le lecteur par excellence, est forcément un autre auteur :
Cette critique idéale s’oppose à la critique journalistique, en ce qu’elle n’est pas liée à l’actualité, comme les « Lundis » de Sainte-Beuve, mais vise à approfondir les œuvres, à en découvrir l’énigme. Proust se fait ainsi une conception aristocratique ou oligarchique de la critique, qui ne pourrait être pratiquée sur un auteur que par ses pairs. Seules les lectures d’un écrivain formeraient une fertile critique littéraire, ce qu’on nomme la critique d’auteur.655
Et la critique idéale ne se trouve pas dans un essai prosaïque, puisque l’intellect est subordonné à
l’instinct, mais dans une œuvre littéraire. Cela explique sans doute le choix de Proust concernant
la forme de Contre Sainte-Beuve. En effet, il doit momentanément faire usage de l’intelligence pour
couronner l’art, comme il l’explique dans la préface, mais il ne lui abdique pas tout, car au lieu
655 FRAISSE, Luc, L’esthétique de Marcel Proust, op. cit., p. 173.
138
d’écrire des articles critiques sur Sainte-Beuve, Nerval, Baudelaire et Balzac, il les présente dans
une longue conversation avec sa mère, ce qui en fait de la fiction et qui livre les impressions de
Proust sur ces hommes, plutôt que ses prétentions objectives sur leur personnalité et leurs
œuvres.
Plus encore, la critique n’est autre chose que la lecture de soi à travers les œuvres des autres.
Guidé par une sensibilité supérieure, l’artiste sait que ce qu’il lit, ce qu’il reçoit, ne correspond
jamais parfaitement à ce qui a été déposé dans la phrase par son auteur. Il reconnaît néanmoins,
dans le style, une tentative de dire le monde, une vision plus ou moins près de la sienne. Les
défauts et les qualités de cette vision se révèlent au lecteur lorsque celui-ci tente de les reproduire,
de les imiter pour les apprendre. Le pastiche est donc le premier outil essentiel du critique, qui a
tout à refaire pour lui-même depuis Homère. Ce mimétisme purgatoire permet au critique
(auteur en devenir) de se ressaisir de son individualité, de ce qui le différencie essentiellement des
autres, de qui caractérise son style, sa manière de percevoir le réel. Subséquemment, la lecture est
une activité féconde ; la critique, une étape vers la création. Le lecteur idéal, le critique par
excellence, sait cela. Et il ne s’arrête pas au stade de l’érudition, mais poursuit une finalité plus
grande par la production d’une œuvre d’art. Le vrai critique, selon Proust, sait qu’il ne doit pas
sacrifier son activité personnelle à celle des autres, car il n’y a qu’elle qui soit vrai, tout le reste ne
nous étant pas vraiment accessible.
La dualité entre le moi social et le moi profond se solde, chez l’artiste, par une victoire du second
sur le premier. Mais ce triomphe a son prix et la création artistique ne s’effectue que dans des
conditions rigoureuses. Cependant, les difficultés et la souffrance de l’artiste sont rapidement
atténuées par le plaisir intense que procure le passé ressuscité, cet instant de réalité qui porte en
son sein beauté et vérité. Et l’art en est le véhicule privilégié, puisqu’il présentifie et illustre cette
réalité éclaircie plutôt que d’en expliquer les lois, ce qui permet une communion plus intime avec
la beauté présentifiée. La réception a donc son importance, bien que l’artiste ne doive s’en
soucier en aucun cas. Aussi le lecteur idéal doit-il posséder le même degré de sensibilité que
l’artiste. Il en va de même pour le critique idéal qui doit transposer ses impressions de lecture
dans une œuvre fictive plutôt que de les livrer froidement dans un article en prose. Cette
esthétique ainsi développée a pour point de départ la méthode critique de Sainte-Beuve et a pour
but de montrer son invalidité. Or, on a exposé les failles de ce procédé, soit l’incapacité
d’atteindre une critique objective, l’impossibilité de connaître un auteur en passant par la soi-
disant connaissance de son moi social, l’absurdité de chercher la personnalité de l’auteur dans sa
figure sociale, l’impuissance à fixer des familles d’esprits et leurs divisons du fait de la variabilité
de celles-ci, l’inaptitude de l’intelligence pour effectuer un tel travail, etc. Bref, Contre Sainte-Beuve
139
peut être considéré comme le coup d’envoi de l’esthétique proustienne, car il en contient les
germes, sinon quelques fleurs. Et les narrateurs respectifs de ces deux œuvres, confondus à tort
avec leur auteur – serait-ce un clin d’œil de Proust à la tentation beuvienne habitant chaque
lecteur ? – ne ressentent la nécessité d’écrire qu’au moment où surgit la peur de mourir ou de
perdre leur talent sans avoir placé leur moi profond à l’abri du temps, dans un récit. Voici
d’ailleurs les propos qui servent de conclusion à son Contre Sainte-Beuve :
Il arrive un âge où le talent faiblit comme la mémoire, où le muscle mental qui approche les souvenirs intérieurs comme les extérieurs n’a plus de force. Quelques fois cet âge dure toute la vie, par manque d’exercice, par trop rapide satisfaction de soi-même. Et personne ne saura jamais, pas même soi-même, l’air qui vous poursuivait de son rythme insaisissable et délicieux.656
Serait-ce donc le but de la critique, absorbée dans l’art grâce au pastiche : faire connaître cette
musique personnelle, révéler cette nappe souterraine ainsi que ses nombreuses sources?
Autrement dit, s’agit-il pour l’artiste d’exprimer son identité à travers sa propre généalogie
esthétique? L’œuvre d’art doit-elle rendre compte de ses influences, doit-elle signaler la tradition?
L’artiste doit-il attirer l’attention du lecteur sur les autres œuvres ayant contribué à former sa
sensibilité? Proust ne répond pas explicitement à ces questions, mais l’on peut considérer la
Recherche comme une réponse implicite. Le caractère encyclopédique du grand roman proustien
témoigne en effet d’une certaine volonté de classification, sinon d’archivage. La Recherche est aussi
un panorama, une œuvre d’histoire. Et le dessein de Proust, lorsqu’il la bâtit, n’est pas si éloigné
de celui de Sainte-Beuve lorsqu’il rédigeait Port-Royal : faire revivre une époque, une circonstance,
afin de ne pas en oublier l’essence. Du portrait au pastiche, puis au roman, y aurait-il continuité?
Serait-il possible que Sainte-Beuve et Proust appartiennent en fait à la même « famille d’esprit »?
C’est ce qu’il reste à vérifier.
2.3.4. Proust, disciple infidèle de Sainte-Beuve
Les reproches que Proust fait au lundiste, et qui lui permettent de fonder son esthétique par la
négative, sont parfois exagérés et radicaux. L’interprétation proustienne de la méthode critique
de Sainte-Beuve n’est d’ailleurs pas tout à fait juste. Il l’emprunte aux articles ayant cristallisé le
débat sur la critique autour du centenaire de naissance de Sainte-Beuve. Or, comme le souligne
Donatien Grau, « […] ce qui, chez Sainte-Beuve, était inconscient et pragmatique devient, chez
ses épigones dont Proust, figé et conceptuel657 ». Les attaques de Proust n’ont effectivement rien
de bien original ; elles étaient déjà dans l’air du temps. Il s’agit de comprendre pourquoi ces
questions d’ordre esthétique l’ont atteint de cette manière, pourquoi Proust s’est senti concerné
656 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 312. 657 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 70.
140
par cette querelle littéraire. Grau donne à peu près les mêmes réponses que De Chantal avait
esquissées en 1967658 : 1) le futur romancier est angoissé à l’idée que l’intérêt biographique des
critiques puisse se retourner contre lui et contre sa propre œuvre ; 2) Proust s’identifie en
quelque sorte à Sainte-Beuve et reconnaît ses propres tendances dans les péchés du lundiste659.
En réalité, plusieurs éléments appuient cette dernière hypothèse (sans invalider la première).
Proust serait donc plus près de Sainte-Beuve qu’il ne veut bien l’admettre.
Comme Sainte-Beuve, Proust est un bourgeois mondain : il aime les salons et évolue auprès de
personnalités connues du milieu littéraire. Malgré son rejet du snobisme et son dédain pour
l’ambition et l’ascension sociale, Proust s’adonne à ce genre de jeux sociaux et aime surtout les
décrire. Nous avons vu qu’il tenait, dans sa jeunesse, des chroniques de mode et qu’il faisait le
compte rendu d’événements courus dans les hautes sphères françaises. Il s’est même adonné à
l’art du portrait! C’est dire que Sainte-Beuve et Proust sont deux critiques-journalistes, et même
deux écrivains-journalistes, au sens où l’entend Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, qui a bien
décrit certains parcours de ces « mutants des lettres » qui se multiplient à la fin du siècle660.
Quelques-uns des devoirs de lycéen de Proust sont de parfaits palimpsestes beuviens. Proust
partage également avec Sainte-Beuve sa curiosité psychologique. Tous deux sont friands de
confessions et poussent leurs relations à livrer leurs secrets les plus intimes. Proust aime
l’anecdote et le fait divers, qui sont des genres médiatiques. Il a cet instinct d’enquêteur que le
lundiste avait. De plus, tous deux sont de grands érudits. Leurs œuvres en témoignent largement.
Ils ont le goût du détail, de l’information trouvée puis archivée.
Proust et Sainte-Beuve ont également plusieurs affinités dans leur rapport à l’écriture. Le premier
reproche au second d’abuser des métaphores alors que la Recherche est remplie de ces figures de
style. Les métaphores proustienne emploient, de surcroît, des thèmes chers à Sainte-Beuve : l’eau
et les symboles marins, les comparaisons militaires, les traits de physionomie, etc. Proust
reproche aussi au lundiste son langage précieux, son ton « perlé ». Or la phrase proustienne n’est
pas exempte d’enjolivures et de sinuosités ludiques visant à plaire à un certain public. Proust joue
sur les connaissances du lecteur : il s’adresse souvent, sous le couvert de l’ironie, à des initiés.
Cette tonalité est toute mondaine. Tous deux partagent également le plaisir des noms propres et
un certain goût pour l’étymologie. Ajoutons à cela que Sainte-Beuve, comme Proust, avait le goût
des digressions et des parenthèses. En effet, la composition de ses articles n’était pas toujours
linéaire et Sainte-Beuve, la majeure partie du temps, s’abstenait de conclure. De même Proust
658 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, op. cit., p. 117-127. 659 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 80. 660 MELMOUX-MONTAUBIN, Marie-Françoise, L’Écrivain-journaliste au 19e un mutant des lettres, Saint-Étienne, Éditions des
Cahiers intempestifs, 2003.
141
préfère la contigüité à la continuité : il crée en ajoutant à la trame narrative de son roman des
morceaux isolés (souvent théoriques) comme autant de fragments précieux. Ce processus résulte,
selon Luc Fraisse, d’un réseau d’influences : les Maximes de La Rochefoucauld, la correspondance
de Mme de Sévigné, le collage nervalien, la conception baudelairienne de la littérature, le
symbolisme relayé par la crise du roman661. Il provient également de l’idolâtrie ruskinienne et
beuvienne, et sera représenté par le personnage de Bergotte, dans la Recherche.
Et puis, du côté de la critique, nous avons vu que Proust reproche à Sainte-Beuve d’adresser des
critiques trop complaisantes à ses amis ; mais Proust aussi a usé de flatterie dans quelques-uns
des comptes rendus qu’il a rédigés pour les siens. Si bien que « "Marcel Proust flagorneur"
pourrait servir de sous-titre à l’étude sur Marcel Proust critique littéraire662 », pense Luc Fraisse. À
côté, Proust reproche à Sainte-Beuve de trop s’intéresser aux écrivains de second ordre, de ne
pas avoir su juger le génie de ses contemporains. Or la Recherche met en scène bon nombre de
personnages médiocres, les rendant aussi intéressants et attachants, sinon plus que les autres
personnages. Et même lorsqu’il reproche à Sainte-Beuve d’expliquer l’œuvre par l’homme,
Proust ne peut pas lancer la première pierre. Lui-même, pour expliquer les défauts de la critique
beuvienne, fait référence au moi social du lundiste. Enfin, lorsqu’il condamne l’histoire naturelle
de la littérature dont rêvait Sainte-Beuve, Proust n’est pas non plus totalement innocent. Il a lui
même avoué qu’aucun homme n’est si différent des autres qu’il puisse échapper à toute
classification. Il a lui-même tenté de prouver à maintes reprises, en peignant des portraits de
personnages dans la Recherche, que certains esprits sont comme consanguins. Dans son roman,
effectivement, il s’évertue à décrire des types universels et à dégager des lois générales ; la
généalogie y est très présente. Combien de fois, aussi, Proust s’est-il mis en scène à travers le
critique? De ses devoirs de jeunesse, à son article « Sur la lecture », puis à la Recherche, en passant
par Contre Sainte-Beuve et les pastiches, Proust n’a cessé de se présenter comme un autre Sainte-
Beuve. Tous deux ont commencé par publier un recueil de poésie, puis un roman quasiment
autobiographiques ; deux échecs littéraires. Tous deux ont porté plusieurs chapeaux : celui de
journaliste, de critique, de poète, de romancier. Sainte-Beuve fût professeur ; Proust aurait pu
l’être. Ils étaient d’agiles caméléons ayant une capacité d’adaptation extraordinaire, un fort
instinct de mimétisme.
Proust reconnaissait certaines qualités beuviennes, dont la pénétrante intelligence du critique, à
laquelle il rend hommage par deux fois. Il admirait réellement le lundiste. Et lorsque les lettrés de
661 FRAISSE, Luc, Le processus de la création chez Marcel Proust : le fragment expérimental, publié avec le concours du Centre
National de la Recherche Scientifique, Paris, José Corti, 1988, p. 332-333. 662 Ibid, p. 324.
142
son époque l’ont attaqué, il ne pouvait qu’admettre les défauts de Sainte-Beuve et les reconnaître
en lui-même, lui qui avait été son émule. « Il se pourrait […] qu’il faille voir dans l’hostilité de
Proust à l’égard de Sainte-Beuve, cette répugnance instinctive que l’on éprouve pour ses propres
défauts quand on les découvre chez autrui663 », pense De Chantal. Sainte-Beuve n’est donc pas
un contre-modèle, mais un modèle à contrer, à dépasser, comme le suggère également Grau664.
Et ce dépassement ne s’effectue pas par la rupture, comme le titre Contre Sainte-Beuve le laisse
entendre, induisant en erreur des générations de littéraires ; il s’effectue plutôt par la relecture, la
réinterprétation d’un héritage qui est la critique beuvienne. Il ne s’agit pas d’abolir le
commentaire beuvien, d’éradiquer le portrait et la causerie, mais plutôt de les intégrer à un
ensemble plus vaste, à une œuvre d’art totale ; l’unification, la redisposition du réel n’était
possible que par le biais de la fiction. « D’une certaine façon, après avoir essayé de voir si l’essai
pouvait être romanesque, ou plus justement : fictionnalisé, Proust s’est rendu compte que c’était
le roman qui constituait une structure suffisamment malléable pour intégrer en lui les éléments
divergents des poétiques de la pensée665 », explique Grau. En d’autres termes, afin de faire passer
Sainte-Beuve à la postérité, Proust doit faire subir à la matrice critique une altération générique
essentielle : du portrait non-fictif, il passe au pastiche, puis au roman. Voyons à présent comment
s’opère cette métamorphose dialectique et en quoi elle est salutaire à la critique littéraire, bien
qu’il ne semble pas en être ainsi à prime abord.
2.4. Du portrait beuvien au pastiche proustien
Jusqu’à présent, nous n’avons que brièvement abordé les questions de forme en ce qui concerne
les critiques littéraires beuvienne et proustienne. Il convient premièrement de voir que Sainte-
Beuve et Proust se servent du portrait et du pastiche pour véhiculer leurs jugements critiques et
qu’ils portent ces formes à leur point culminant au cœur de la littérature médiatique. Afin de
comprendre les implications idéologiques et poétiques de ces deux pratiques devenues
autonomes, nous les comparerons d’un point de vue poétique. Ceci nous permettra de mieux
comprendre le dépassement de l’esthétique beuvienne par l’esthétique proustienne, qui s’articule
d’abord autour des pastiches et de Contre Sainte-Beuve, puis qui se concrétise dans la Recherche.
2.4.1. Jusqu’à Sainte-Beuve, maître portraitiste
Il faut attendre la seconde moitié du XVIIe siècle, selon Hélène Dufour, pour que Mademoiselle
de Montpensier lance la mode du portrait écrit et que celui-ci passe du statut de simple ornement
663 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, op. cit., p. 117-124. 664 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 93. 665 Ibid., p. 161.
143
à celui de pratique indépendante666. À l’époque, grâce à elle, « portraiturer » ses amis ou sa propre
personne devient un divertissement mondain des plus en vogue. Rapidement, ce genre de
peintures précieuses passe mode. Le portrait mondain perdure néanmoins tout au long du
XVIIIe siècle, et ce jusqu’à la Restauration667, en étant intégrés dans des œuvres plus vastes. Ils
sont surtout présents dans les récits et les relations de voyage, les correspondances et les
mémoires, ainsi que dans les romans de cour. À titre d’exemple, on peut penser à la
correspondance entre Madame de Sévigné et sa fille Madame de Grignan, aux portraits de
société écrits par Madame de Rémusat et quelques autres (que Sainte-Beuve cite lui-même668),
aux Mémoires du duc de Saint-Simon ou à ceux du duc de La Rochefoucauld, aux Caractères de La
Bruyère ou encore à La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette. On a d’ailleurs vu, au
premier chapitre, que tous ces modèles ont profondément marqué le lundiste. « À la différence
du portait "galant", le portrait de mémorialiste présente des descriptions précises et réalistes, il
devient – et nous retrouverons cette dimension dans les recueil de portraits au XIXe siècle – un
véritable instrument historique669 », remarque Hélène Dufour.
Le début du XIXe siècle est effectivement marqué par l’approfondissement des connaissances
anatomiques et physiologiques du corps humain, d’où l’avènement de la « […] phrénologie et [de
la] physiognomonie [qui] contribuent à faire du portrait l’expression d’une science de l’homme,
et non pas seulement un art d’agrément670 », ajoute-t-elle. Sainte-Beuve est influencé par ces
développements que l’on doit aux Idéologues du XVIIIe siècle671. De plus, le portrait littéraire ne
jouit plus du même support : avec le développement de la presse, il n’est plus réservé à une élite
mondaine, mais se partage largement ; il passe d’abord par le filtre de la chronique journalistique
avant d’être recueilli en volume. Sainte-Beuve mène le genre du portrait à son apogée en lui
octroyant une place de choix dans la littérature médiatique. Et puis, dans le journal, grâce aux
progrès de la lithographie (entre autres techniques), les portraits sont de plus en plus
accompagnés de reproductions picturales, ce qui fait dire à Dufour que « [les] portraits littéraires
ne font donc que s’inscrire dans un mouvement plus général d’accession à sa propre image et à
celle d’autrui672 ». C’est dans ce contexte matérialiste et industriel, en pleine montée de
666 DUFOUR, Hélène, Portraits en phrases : les recueils de portraits littéraires au XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de
France, 1997, p. 4. 667 DUFOUR, Hélène, Portraits en phrases, op. cit., p. 5-6. 668 « La mode des portraits de société, qui n’avait jamais entièrement cessée, semblait revivre comme au beau temps de
Mademoiselle. Après celui de Mme d’Houdetot par Mme de Rémusat, je pourrais citer d’elle encore le portrait de Mme de
Vintimille et celui de M. Pasquier, lequel, à beaucoup d’égards, nous paraîtrait d’hier, tant les facultés aimables, que la société exerce, accompagnent sans peine jusqu’au bout les mérites solides. » Voir SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Madame de
Rémusat », dans Portraits de femmes, op. cit., p. 473. 669 DUFOUR, Hélène, Portraits en phrases, op. cit., p. 7. 670 Ibid., p. 8. 671 Supra, p. 25. 672 DUFOUR, Hélène, Portraits en phrases, op. cit., p. 9.
144
l’individualisme, que Sainte-Beuve commencera à pratiquer le portrait littéraire comme un art
autonome. C’est d’ailleurs le lundiste lui-même « qui a mis au point la formule673 ».
En 1829, lorsqu’il publie son premier portait dans la Revue de Paris du docteur Véron, nous
l’avons vu, Sainte-Beuve inaugure une nouvelle forme littéraire. Les séries de portraits littéraires
qu’il fera suivre contribueront à revivifier l’ancienne critique dogmatique, issue de la rhétorique,
qui tombait alors dans les généralités et manquait de s’ancrer dans le réel. En retournant à
l’homme, en menant ses enquêtes de détails, il centre l’intérêt sur la subjectivité de l’auteur, sur
les particularités de son caractère, sur l’individualité de son esprit. Ce faisant, il opère un retour
vers le portrait « en pièce détachée674 », né au XVIIe siècle. Sainte-Beuve utilise l’appellation pour
la première fois en 1832, avec la parution de son recueil de Critiques et portraits littéraires. En 1836,
Gustave Planche est le premier à reprendre le terme de « Portrait littéraire » ; Théophile Gautier,
Désiré Nisard, Théodore de Banville, les Goncourt, Barbey d’Aurevilly, Zola, Verlaine, Wyzewa,
Mallarmé, Remy de Gourmont, Anatole France, Jules Lemaître et pratiquement tous les écrivains
du XIXe siècle suivront son exemple. Grâce à ce renouvellement, et grâce à la reproductibilité de
l’imprimé, le portrait se démocratise et devient une forme si populaire qu’Hélène Dufour parle
du XIXe siècle comme du « siècle des portraits675 ». Ce n’est qu’à la fin de cette période, alors que
la mode décroît, que l’on prend véritablement conscience de cette pratique et de la place qu’elle a
tenue dans la littérature au cours des dernières décennies. De fait, la presse fait tranquillement
place au reportage photographique rendu possible grâce au progrès de la technologie, et délaisse
le portrait littéraire et mondain. Cependant, durant l’adolescence de Proust, plus précisément de
1883 à 1898, maints recueils de portraits voient le jour chaque année676. Ces dernières tentatives
sont significatives puisqu’elles ont pour objectif de dépasser le travail du lundiste, de prendre sa
relève et d’entrer au temple de la renommée littéraire. Le plus intéressant de ces recueils, selon
Hélène Dufour, s’intitule Portraits du prochain siècle (1894) ; en 1893, la revue Essais d’art libre avait
lancé un appel afin de recueillir des portraits d’auteurs. Publier un article dans ce volume, « […]
c’était entrer en littérature : s’affirmer comme écrivain en composant un portrait et être reconnu
comme écrivain en étant pris comme modèle677 ». Sainte-Beuve représente donc déjà cette figure
incontournable et obsédante, cette ombre dont les artistes doivent s’affranchir pour accéder à la
notoriété. Et plusieurs s’y emploient en tentant de peindre le portrait du portraitiste par
excellence, nul autre que Sainte-Beuve lui-même. Ainsi, dépasser Sainte-Beuve en employant les
673 Ibid., p. v. 674 Ibid., p. 16. 675 Ibid., p. 9. 676 Ibid., p. 18. 677 Ibid., p. 22.
145
moyens et la manière de Sainte-Beuve n’est pas une innovation proustienne. Proust, comme bon
nombre de ses contemporains, s’est lui aussi adonné à ce genre d’exercice.
2.4.2. Jusqu’à Proust, maître pasticheur
Au XVIIIe siècle, la reconnaissance du pastiche comme pratique autonome passe entre autres par
les travaux de l’abbé Claude Sallier, grand érudit qui « rassemble pour le première fois en France
l’essentiel des réflexions que suscite l’art de la parodie678 ». La définition qu’il en donne inclut
celle du pastiche. En fait, Sallier est le premier à préciser la finalité de cette pratique, qui est de
contribuer activement à la critique littéraire. « [Il] faut qu’elle imite fidèlement sans avoir rien de
servile ni de contraint ; qu’elle soit sévère sans aigreur, simple et sans bassesse, modeste,
équitable, et qu’en un mot, sa plus grande attention soit de joindre l’utile à l’agréable679 », écrit-il.
Ainsi la parodie et le pastiche ont-ils pour but de plaire au lecteur ou au spectateur tout en
l’instruisant. Certains textes y parviennent, d’autres pas. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
tente d’établir la distinction entre bonne et mauvaise parodie ; la première pouvant élever les
esprits fins, sensés et polis, la seconde n’étant destinée qu’à faire rire la populace680. L’évolution
de ce contraste donnera lieu à la première définition explicite des qualités du pastiche. Dans
l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke (1781), Marmontel l’associe au côté technique de la
parodie positive agissant comme saine critique : « Ce mot s’emploie par translation, pour
exprimer en littérature une imitation affectée de la manière et du style d’un écrivain681 », écrit-il.
À partir de là, on distingue l’imitation créatrice de la pure copie. Ces définitions nourrissent en
effet les débats sur la nature et la quantité des emprunts opérés par les textes de fictions comme
le conte, mais aussi par la traduction. Et la question de l’imposture refait surface. Le pastiche
n’est considéré comme légitime que s’il s’en tient à reproduire la forme, les qualités superficielles
d’une œuvre. Bien qu’il soit relégué au second rang en tant que pratique littéraire, il met l’accent
sur la singularité de ces qualités et donc sur l’individualité de chaque auteur pastiché, ce qui
annonce (paradoxalement) un changement de paradigme esthétique important.
Le début du XIXe siècle est marqué par le culte de l’originalité. Or les premiers romantiques,
pour affirmer leur originalité, ont tendance à gommer les traces de leurs influences, à renier la
tradition et les sources auxquelles ils puisent. Ceci a pour effet de reléguer le pastiche encore plus
loin dans le rang, lui qui avait pourtant rendu possible la prise de conscience et par là
l’épanouissement de la singularité artistique. Et puis, le système d’éducation est ébranlé par la
678 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p. 97. 679 Ibid., p. 98-99. Aron cite l’abbé Sallier, « Discours sur l’origine et sur le caractère de la parodie », dans Histoire de
l’Académie royale des inscriptions et belles lettres, vol. VII, 1733, p. 398-410. 680 Ibid., p. 99. 681 Ibid., p. 100. Aron cite « Pastiche », dans Éléments de littérature, Œuvres complètes, Paris, Verdière, 1818, t. XIV, p. 507. Il
note qu’une première version de ce texte a paru dans l’Encyclopédie méthodique de 1786, publiée à Liège, chez Plomteux.
146
Révolution : la formation classique est remplacée par une instruction plus concrète, plus
scientifique. Le style n’est plus quelque chose qui s’enseigne, comme on l’avait longtemps fait en
grammaire, en rhétorique et en poétique ; les génies redeviennent inimitables, même dans ce
qu’ils ont de plus superficiel. À cette époque, on définit d’ailleurs la propriété littéraire, fixant
légalement les limites de l’imitation. Mais existe-t-il une seule œuvre dont l’innovation ne prenne
appui sur la tradition? Dès lors, comment distinguer ce qui relève de l’emprunt légitime et ce qui
relève du vol? Se basant sur la notion de préjudice, la loi prévoit la punition du plagiat, qui porte
atteinte à l’auteur, mais permet toutefois le pastiche et la parodie, qui ont pour fonction de louer
ou de blâmer et ne nuisent pas à la pièce originale.
Les ambigüités de cette loi entrainèrent une querelle sur la contrefaçon. Charles-Guillaume
Étienne, nommé censeur de la presse par Napoléon, avait été accusé de plagiat par Jean-Antoine
Lebrun-Tossa, un fonctionnaire qui avait découvert la source d’inspiration de sa pièce de théâtre
dans une œuvre du XVIIIe siècle682. Nodier, dans Questions de littérature légale (1812), soutiendra
Étienne tout en élaborant la théorie des différentes formes d’imitation littéraire. Sensé simplifier
et clarifier la législation, cet ouvrage aura pour conséquence de complexifier le détail juridique
concernant les pratiques de l’écriture et de la publication. Nodier y distingue néanmoins le
pastiche du plagiat, tant par leur objet que par leurs intentions. Le pastiche étant selon lui un
« jeu d’esprit683 », il vise à faire rire et repose donc sur la reconnaissance du modèle. Le plagiat,
lui, vise à créer un faux qui ne doit pas être reconnu comme tel. De plus, le pastiche ne concerne
que l’aspect formel du style, tandis que le plagiat en pille également le fond. Il est à noter que
pour Nodier, le style n’est pas uniquement superficiel et ne concerne pas seulement l’élocution ;
il concerne aussi la composition, qui est la part essentielle de l’œuvre. Aussi le pastiche doit-il être
bref, puisqu’il imite le phrasé, et ne se substitue ni à l’architecture ni à la trame idéologique de
l’œuvre. Nodier contribue grandement à faire reconnaître le pastiche comme une pratique
proprement littéraire et non plus scolaire. « Dès lors, selon Paul Aron, le pastiche devient la
"pierre de touche" du talent d’un écrivain ; il est "l’épreuve" de son génie. Le pastiche conscient
et ludique s’adresse aux plus grands auteurs dont il sait qu’il ne reprend que la part triviale de
leurs écrits.684 » Nodier redécouvre ce que Boileau avait révélé : que le pastiche est un instrument
de consécration. Sa propre pratique littéraire témoigne d’ailleurs largement de ce fait, car elle est
une sorte de réécriture de sa bibliothèque personnelle. En ce sens, estime Aron, « [le] pastiche
682 Ibid., p. 110-111. 683 NODIER, Charles, Questions de littérature légale. Du plagiat. De la supposition d’auteurs, des supercheries qui ont rapport aux livres. Ouvrage qui peut servir de suite au Dictionnaire des anonymes et à toutes les bibliographies, édition définitive
établie par Jean-François Jeandillou, Genève, Droz, [1828] 2003, p. 89. 684 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p. 115.
147
sert de ressort à la dynamique de l’antiroman685 », c’est-à-dire que l’imitation des grandes œuvres
peut donner naissance à une création originale. Par là, le romantisme s’apparente donc à un
certain classicisme. Élu à l’Académie en 1833, Nodier contribua à officialiser sa notion du
pastiche, qui repose sur la notion non négligeable de jeu :
Ses textes ambigus sont formulés d’une manière telle que tous les lecteurs ne peuvent les comprendre de la même façon. Certains sauront décoder les signes du jeu ou de l’emprunt, tandis que d’autres resteront à l’écart de la complicité qu’ils instituent. Le pasticheur jouit du piège qu’il tend, et les initiés se réjouissent de sa jouissance. Il en va de même lorsque le pasticheur suit des modèles rares ou peu connus de la majorité des destinataires. Entre le lecteur et l’auteur apparaît une sorte de contrat de pastiche, une connivence fondée sur le sentiment de supériorité que procure toute initiation.686
C’est grâce à cette dimension de ruse ludique, grâce au rire qui discrimine l’initié du néophyte,
que le pastiche acquiert son indépendance générique. Le pastiche se lit comme une carte aux
trésors. La trace laissée par le pasticheur fait signe d’énigme à déchiffrer ; les codes du paratexte
procurent bien souvent le premier indice d’un mystère à dévoiler, d’un intertexte à relever et d’un
hypotexte à découvrir. Suite aux travaux de Nodier, le Dictionnaire de l’Académie française (1835)
précise encore sa définition : « PASTICHE, en littérature, Un ouvrage où l’on a imité les idées et le
style de quelque écrivain célèbre.687 » Cette définition est généralement acceptée aujourd’hui dans
les dictionnaires contemporains.
Durant la première moitié du XIXe siècle, la pratique du pastiche se diversifie et atteint un public
encore plus large par l’entremise de la presse, où l’on en fait différents usages comme des
reprises satiriques, des condensés parodiques, des pastiches en interstices ou des discours
attribués, pour relever la classification de Paul Aron688. Ces morceaux d’imitation stylistique ont
surtout pour but de guider la réception des grandes œuvres contemporaines. Ils sont des
instruments critiques qui accompagnent le public dans ses lectures, attirant son attention sur les
qualités et les défauts des œuvres. Même s’il s’agit d’une pratique autonome, il est donc toujours
relégué au second rang, il est un commentaire sur la littérature, complément du portrait.
Paul Aron affirme que les écrivains professionnels s’emparent plutôt de cet outil dans la seconde
moitié du XIXe siècle, faisant du pastiche une véritable technique de création689. D’abord, dans
l’enseignement de la rhétorique, dont l’étude des textes français est devenu l’un des objectifs
depuis le début du siècle, le pastiche est employé comme exercice d’écriture : les élèves doivent
685 Ibid., p. 117. 686 Ibid., p. 122. 687 « Pastiche », dans M. P. Lorain [dir.], Abrégé du Dictionnaire de l’Académie française d’après la dernière édition publiée en 1835, t. 2, Paris, Firmin-Didot, 1836, p. 266. 688 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p. 148-164. 689 Ibid., p. 187.
148
imiter et parfois comparer les modèles (Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Musset, Vigny) qu’on
leur propose en les intégrant à divers contextes historiques. Proust, on l’a vu, a produit ce genre
de devoirs. Après la réforme de 1902, avec la suppression de la rhétorique, ces exercices
d’imitation seront supplantés par la dissertation. Mais la transition s’opère graduellement, ce qui
permet à Paul Aron d’écrire que
[la] plupart des bacheliers en lettres formés entre 1880 et les années 1920 possèdent […] la compétence requise pour produire des pastiches, estime Paul Aron. Ils sont capables d’analyser un texte, de repérer les traits propices à sa reproduction mimétique, et ils partagent un ensemble de références littéraires, largement mémorisées, qui leur donnent un bagage suffisant pour identifier et apprécier des écritures secondes fondées sur le corpus littéraire classique et moderne.690
Ce talent n’est cependant pas donné à tout le monde. Se revendiquer de l’art du pastiche est alors
l’indice d’un certain conservatisme face à l’évolution des modèles pédagogiques où l’utilitarisme
l’emporte tranquillement sur l’humanisme. Les auteurs qui s’y adonnent ont ceci en commun
qu’ils utilisent le pastiche à titre de ferment créatif, ils incorporent des emprunts dans des textes
plus larges dont la vocation n’est pas uniquement d’imiter la manière d’autres auteurs. Le
pastiche s’intègre dans un enchevêtrement référentiel, il se mêle aux diverses couches de
l’hypertexte ; il est désormais une incarnation parmi d’autres de l’ironie littéraire. Par conséquent,
il revient au lecteur d’en dégager la signification. Même si, au tournant du siècle, l’ensemble des
bacheliers français peut théoriquement déchiffrer le pastiche, plusieurs auteurs gardent ce plaisir
pour leur correspondance privée, adressant ce jeu à un public restreint. Parallèlement à la
publication d’articles et de recueils, le pastiche redevient ainsi un divertissement de bon goût
destiné à un esprit raffiné. On sait comme Proust était friand de ces private jokes. Or le premier
écrivain mondain à intégrer publiquement cette activité d’imitateur à sa pratique littéraire en tant
que noble divertissement est Jules Lemaître, un critique que Proust admire. Paul Aron fait
d’ailleurs remarquer que Lemaître pasticheur emprunte le ton de la causerie, de la conversation
de salon691, ce qui n’est pas sans rappeler Sainte-Beuve, que Lemaître admirait. Ses pastiches sont
parfois des chroniques, voire des critiques littéraires. Cependant, les morceaux auxquels elles
sont intégrées valent en eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils ne deviennent pas désuets lorsque le
travail critique du pastiche est accompli puisqu’ils ne visent pas uniquement à aider à la lecture
des œuvres imitées. À la suite de Lemaître, Aron cite de nombreux auteurs qui pratiquent le
pastiche non pas comme une pratique de second ordre, un simple moyen, mais bien comme un
mode de création à part entière ; il observe l’épanouissement de la pratique, son entrée dans la
doxa. Et l’exemple par excellence de cette utilisation du pastiche est nul autre que Marcel Proust,
690 Ibid., p. 195. 691 Ibid., p. 217.
149
selon Paul Aron : « Jamais avant lui le pastiche ne s’était trouvé si près du cœur d’un projet
littéraire692 », écrit-il.
Bref, nous sommes en présence des deux plus grands maîtres du portrait et du pastiche, et
certainement de deux très grands critiques littéraires. En quoi leur pratique diffère-t-elle
essentiellement et donc formellement, c’est ce que l’étude de la poétique s’apprête à nous révéler.
Peut-être nous conduira-t-elle également à comprendre le pastiche proustien comme le parricide
du portrait beuvien.
2.4.3. Poétique du portrait littéraire
Le Dictionnaire de l’Académie françoise (1694) définit ainsi le verbe portraire : « Tirer la ressemblance,
la figure, la représentation d’une personne au naturel, avec le pinceau, le crayon, etc.693 » et le
nom portrait : « Image, ressemblance d’une personne par le moyen du pinceau, du burin, du
crayon694 » dont on accepte aussi cette signification : « La description qu’on fait d’une personne,
tant pour le corps que pour l’esprit695 ». Quant à l’Encyclopédie (1751-1772) de Diderot et
d’Alembert, elle considère le portrait, l’image, la figure et l’effigie comme des synonymes qu’elle
distingue cependant ainsi :
L’effigie est pour tenir la place de la chose même. L’image est pour en représenter simplement l’idée. La figure est pour en montrer l’attitude et le dessein. Le portrait est uniquement pour la ressemblance. On pend en effigie les criminels fugitifs. On peint des images de nos mystères. On fait des figures équestres de nos rois. On grave les portraits des hommes illustres.696
Le portrait peint y est ensuite traité séparément du portrait prosaïque ou poétique, que le
Chevalier de Jaucourt définit comme « [l]’art de bien peindre les qualités particulières de l’esprit
et du cœur d’une personne697 » et qui consiste à « caractériser l’air qui forme la ressemblance698 ».
S’ensuit une liste d’exemples cités et comparés entre eux ainsi que quelques prescriptions sur la
manière de réaliser un portrait littéraire, en prose ou en vers : « […] il faut savoir peindre
fortement et en peu de mots699 » ou encore « […] la qualité des objets ne fait rien à la chose, dès
qu’on la peint avec tous les traits qui lui conviennent700 ». À en croire ces définitions, la principale
692 Ibid., p. 221. 693 Le dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy, t. 2, Paris, Vve J. B. Coignard et J. B. Coignard éditeurs, 1692, p. 586. 694 Ibid. 695 Ibid. 696 D. J., « Portrait, image, figure, effigie », dans DIDEROT, Denis, D’ALEMBERT, Jean Le Rond [dir.], Encyclopédie ou
Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de lettres, t. 13 (1765), Paris, éditeurs : Le Breton, Durand, Briasson et Michel-Antoine David, 1751-1772, p. 153. 697 JAUCOURT, Chevalier de, « Portrait (prose et poésie) », dans DIDEROT, Denis, D’ALEMBERT, Jean Le Rond [dir.],
Encyclopédie, op. cit., p. 155. 698 Ibid. 699 Ibid. 700 Ibid., p. 157.
150
fonction du portrait littéraire est de présenter ce qui est absent, autrement dit de substituer le
représenté par le représentant (description d’une personne).
Il est important de distinguer le portrait biographique ou historique, qui décrit une personne
réelle, et le portrait fictif, qui décrit un personnage inventé ; ainsi que les combinaisons possibles
entre ces deux types de représentation. Sainte-Beuve a pratiqué ces deux types de portraits, mais
en tant que critique littéraire, il n’a retenu que le premier701. En effet, les auteurs qu’il étudie sont
des personnes ayant existé. Ses portraits sont basés sur des modèles historiques ou
contemporains. La question du modèle est d’ailleurs une problématique importante du portrait
littéraire, qui participe surtout de la fonction référentielle, car elle met en cause la relation entre
l’auteur, le monde (réel ou imaginaire) et l’écrit. Sainte-Beuve prétend décrire la réalité
biographique. Le portrait beuvien repose donc sur un pacte référentiel ; son authenticité dépend
de l’adéquation entre la description de la personne peinte (issue d’une observation empirique ou
d’un témoignage), le modèle même, ainsi que l’horizon d’attente du lecteur (sa propre expérience
du modèle ou de modèles semblables, ses préjugés, etc.). De ce fait, le portrait dépend également
de la fonction impressive (ou conative) puisque son efficacité dépend de la reconnaissance du
modèle par le lecteur, de l’acceptation du portrait comme reproduction vraisemblable ; il tente de
lui montrer, de lui apprendre quelque chose. Afin de parvenir à ce résultat, le portraitiste dispose
de plusieurs moyens descriptifs.
D’abord, pour définir la personne qu’il veut faire connaître, il peut user de deux types de
descriptions : la prosopographie et l’éthopée. La première figure de style consiste à décrire les
caractéristiques physiques d’une personne ou d’un personnage, tandis que la seconde consiste à
décrire ses qualités morales et/ou psychologiques. Sainte-Beuve tente de comprendre l’esprit
humain, le génie littéraire, les sources secrètes de l’inspiration ; il utilise davantage l’éthopée.
Influencé par les théories physiognomoniques des Idéologues, il s’adonne aussi à la
prosopographie. Afin de mettre en œuvre ces deux outils du portraitiste, Sainte-Beuve doit
disposer de preuves lui permettant de bâtir la ressemblance physique ou morale du modèle
choisi. Ces preuves sont les différents témoignages secondaires qu’il recueille (correspondance,
notices, etc.), les œuvres de l’artiste, ainsi que son expérience personnelle (sa connaissance de
l’homme en société : son apparence, son caractère, etc.). Ainsi le portrait se construit bien
comme une transposition littéraire du monde empirique par le prisme de l’éthopée et de la
prosopographie. Cette combinaison est d’ailleurs merveilleusement traduite par sa quête de la
701 L’exception réside dans son article « Du roman intime » (Supra, p. 29), où il fait le portrait d’un personnage de roman afin de
définir un genre plutôt que de peindre une personne réelle.
151
« ride intime »702. Sainte-Beuve ne fait cependant pas que des descriptions statiques. Celles-ci
viennent plutôt interrompre la course d’un récit, celui de la vie de l’auteur qu’il étudie. Nous
l’avons vu, Sainte-Beuve retrace les origines et la jeunesse des écrivains, jusqu’à leur premier chef
d’œuvre703. Il aborde ensuite leurs œuvres en se permettant maintes digressions704 (du type de
l’éthopée) sur ce que ces auteurs pensent des thèmes généraux comme l’amour, l’art, la mort, etc.
Souvent même, lorsqu’il peint un portrait, il emprunte le style de son modèle. Bref, Sainte-Beuve
ne fait pas que décrire, il raconte et il imite ; ses portraits tiennent donc davantage de
l’hypotypose. Cela contribue à augmenter l’effet de réel. Le défi du portraitiste consiste
effectivement à faire voir ce qu’il a vu, à faire connaître l’inconnu en le ramenant au connu du
lecteur, à présenter l’Autre grâce aux catégories du Même. Le portrait beuvien sollicite
l’imagination du lecteur, il lui permet de se figurer l’auteur étudié, de se représenter sa vie comme
une scène pittoresque. Il fournit les outils nécessaires au lecteur pour qu’il puisse apprécier une
œuvre ancienne comme si elle était contemporaine705.
Mais Sainte-Beuve va plus loin. Grâce à l’introspection, le portraitiste s’observe lui-même ; il
rapporte sa propre expérience subjective à celle de ses modèles et arrive ainsi à tirer des
conclusions sur l’individu qu’il étudie et sur l’esprit humain en général. En effet, le portrait
véhicule des informations, il a pour but d’enseigner et de renseigner. Le portrait est une
description dont la fonction est testimoniale, mais aussi rhétorique. Conséquemment, en tant que
critique littéraire, le portraitiste doit se soucier de la réception, surtout s’il veut guider et
conseiller les artistes et le public. Le portrait s’adresse au pathos du lecteur ; au moyen de
l’hypotypose, il parvient à le convaincre sans nécessairement recourir à une démonstration
logique. Il donne à voir plutôt qu’il n’impose à penser. De fait, Sainte-Beuve s’emploie à
ressusciter les figures du passé et à les laisser vivre... à les re-présenter. L’art du portrait, laissant
la liberté d’interprétation au lecteur, s’apparente ainsi à celui de la suggestion et de l’insinuation,
armes efficaces du discours argumentaire. Cet effet persuasif est peut-être dû à la dimension
narrative du portrait. Contrairement à l’explication purement scientifique, ce type de description
littéraire permet au critique d’introduire sa voix dans le texte sans que celle-ci ne soit
nécessairement perçue comme un jugement dogmatique. L’exégèse académique suppose une
approche extradiégétique et hétérodiégétique, voire un regard qui n’admet aucune diégèse, tandis
que la critique du portraitiste peut profiter du spectre narratif en entier et même jouer des
différents niveaux de focalisation. Pas étonnant que le portrait beuvien soit né du temps de la
période romantique de Sainte-Beuve.
702 Supra, p. 42. 703 Supra, p. 24. 704 Supra, p. 25. 705 Supra, p. 23.
152
En portraiturant les auteurs qu’il étudie, Sainte-Beuve se met aussi en scène comme lecteur et
utilise donc des procédés d’énonciation qui trahissent son identité, même s’il tente parfois de
disparaître derrière son sujet. « Le portrait modifie la relation critique en introduisant une
dimension intersubjective706 », atteste Hélène Dufour. En peignant d’autres sujets, le portraitiste
se peint de biais : sa personnalité se révèle sous le masque des auteurs qu’il représente. Sainte-
Beuve l’avait lui-même admis707. En conséquence, la fonction poétique (ou stylistique) est également
mise à contribution. Dufour ajoute :
C’est le même, l’identique à soi, que le critique poursuit chez les autres, chaque portrait nous livre en fait deux profils : celui du modèle et, derrière, en ombre grise portée, celui du portraitiste. Cette projection de l’auteur dans ses portraits est un trait permanent […]. À la recherche de lui-même dans les autres, le choix de ses modèles par le portraitiste [est révélateur].708
Puisque le portrait est une transposition du monde empirique dans le langage, il est inévitable d’y
déceler la trace de celui qui effectue cette transposition et agit comme un filtre. Il est
effectivement impossible d’imiter directement le réel dans un texte, même réaliste. Le style de
Sainte-Beuve est donc très présent dans son œuvre, tant au niveau formel qu’au niveau
thématique et idéologique. En effet, le choix du modèle et le rapport qu’entretient le portraitiste
avec celui-ci sont symptomatiques de la conception que se fait ce dernier de la littérature. Le
lundiste, lui, s’intéressait surtout aux hommes de lettres, plus particulièrement aux auteurs
mineurs (dont quelques femmes), comme nous l’avons vu. Il préféra d’abord parler des anciens
plutôt que de ses contemporains, mais il accorda éventuellement leur place à ses derniers. La
postérité prit donc de plus en plus les vivants pour modèles. Toujours est-il que Sainte-Beuve
brossa le portrait des personnes qui étaient à sa portée, celles qu’il avait la capacité de décrire,
mais aussi de suivre et d’imiter.
Du côté de la publication, les portraits, après avoir paru dans la presse, sont souvent recueillis en
« galeries » suivant certaines classifications. Ainsi chaque portrait, considéré comme un morceau,
est mis en relation avec d’autres peintures afin de former une collection plus ou moins
harmonieuse selon les talents de composition du portraitiste. Sainte-Beuve avait un grand souci
d’architectonique, conférant une unité d’intention et de méthode aux divers fragments
rassemblés et ordonnés. La logique derrière cette organisation témoigne elle aussi des allégeances
esthétiques du portraitiste. Sainte-Beuve, par exemple, ne classe pas ses portraits par ordre
chronologique de naissance ou de mort des auteurs étudiés, mais par ordre chronologique de
706 DUFOUR, Hélène, Portraits en phrases, op. cit., p. 26. 707 Supra, p. 28. 708 DUFOUR, Hélène, Portraits en phrases, op. cit.,., p. 30.
153
lecture, créant une sorte d’histoire de ses impressions personnelles. C’est accorder toute
l’importance à son jugement critique, à sa conception de la littérature. La mise en valeur de
certains portraits est aussi révélatrice. On n’a qu’à penser au portrait de La Rochefoucauld, placé
en plein milieu du recueil des Portraits de femmes comme pour symboliser le pôle subjectif qu’est le
critique littéraire, prisme moral par lequel passe chaque modèle féminin figurant dans le
recueil709. Autre caractéristique des recueils de portraits, selon Dufour : il s’agit d’œuvre ouvertes,
c’est-à-dire de galeries pouvant toujours être complétées par d’autres portraits, qu’il s’agisse de
l’énième portrait d’un même modèle ou du portrait d’un nouveau modèle710. De fait, ces recueils
sont essentiellement inachevés. « Les galeries de portraits ont pour tentation la totalisation de la
diversité des figures du réel, mais c’est bien davantage un horizon inaccessible qu’une réalité, elles
s’avouent fragmentaires711 », estime Dufour.
De par leur inachèvement assumé, les portraits s’éloignent des notices biographiques que
contiennent les dictionnaires et les encyclopédies. Bien qu’il y ait des recoupements de
vocabulaire et de méthode entre ces deux pratiques, le portrait n’a pas la même finalité que la
notice. « [Le] portrait ne redit pas ce qui est connu de tous, mais cerne la "physionomie" de
l’homme, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus individuel, il fixe son essence au-delà des accidents
historiques712 », explique Dufour. Le portrait rend les contradictions de la vie, il s’intéresse à
l’individu dans toute sa complexité. La notice n’essaye pas de ressusciter l’homme en le
représentant, en le présentifiant, ce que le portrait tente de faire par les différentes figures de la
description (éthopée, prosopographie, hypotypose, etc.). Car c’est bien de cela qu’il s’agit :
l’anatomie d’un esprit et d’un corps. Le portrait participe donc davantage à la fonction
mimétique que ne le fait la notice biographique ; il est bien plus un art, bien moins une science. Il
s’inspire d’ailleurs des autres arts, notamment de la peinture à laquelle il est intimement lié, mais
aussi à la sculpture, proposant parfois des portraits plus amples ou « en pied » et des portraits
plus concentrés, plus succincts, comme des bustes ou des « médaillons »713. Sainte-Beuve, on l’a
vu, préfère les analyses minutieuses et copieusement documentées714. Il est le sculpteur de frises
et de colonnes, mais aussi de statues colossales. Le portrait beuvien s’apparente effectivement à
la critique érudite. Truffé de comparaisons et de digressions, il accorde une importance capitale à
l’exactitude de l’information qu’il collige. De l’ordre du commentaire, il n’est toutefois pas figé ;
709 Supra, p. 50. 710 DUFOUR, Hélène, Portraits en phrases, op. cit., p. 72-73. 711 Ibid., p. 74. 712 Ibid., p. 79. 713 Hélène Dufour emprunte cette distinction à une série mallarméenne intitulée Quelques Médaillons et portraits en pied. Ibid.,
p. 109-110. 714 Supra, p. 23.
154
la narration beuvienne, s’armant des figures de la description, lui confère toute sa vitalité715, sa
pertinence et son efficacité critique. Il faut toutefois concéder que les premiers portraits beuviens
touchent davantage au pathos du lecteur que les morceaux plus tardifs, qui jugent bien plus et
s’adressent particulièrement au logos ; Sainte-Beuve ayant échoué comme poète et endossé
définitivement le rôle du critique. En effet, s’il a posé les bases de cette pratique littéraire, le
lundiste ne l’a pas exploitée pleinement ni en parfaite adéquation avec ses intentions. D’autres
comme Balzac, voulant repousser les limites du portrait, préfèrent aux études touffues les récits
anecdotiques, sortes de clichés ou d’instantanés de vie. Chez ceux-ci, la monstration prend le pas
sur la démonstration. D’autres inventent des portraits de toutes pièces, donnant ainsi naissance à
des personnages de fiction. Le cadre référentiel devient alors celui du monde de l’œuvre dans
laquelle ces figures apparaissent. D’autres encore préfèrent les médaillons, brefs exercices de
style, souvent présentés sous forme d’épigrammes, dont le but est davantage de divertir que
d’instruire. Le portrait commence donc à pencher du côté de la parodie, de cette littérature « au
second degré » selon l’expression de Genette. Certains vont jusqu’à remplacer l’homme par
l’œuvre et la description par l’imitation, ce qui donne lieu à des portraits de style, des morceaux
« à la manière de… ». Nous atteignons ici l’une des formes limites du portrait littéraire.
Regardons-la de plus près afin d’en comprendre la genèse et la valeur critique.
2.4.4. Poétique du pastiche littéraire
Comme le terme portrait, celui de pastiche s’apparente à une technique propre aux arts
picturaux. Le terme apparaît aussi pour la première fois dans le Dictionnaire de l’Académie française
de 1694. Paul Aron en relève l’origine :
Le pasticcio, mot italien qui précède le terme français, est un « pâté », un mélange d’aliments. […] Dans les ateliers de peinture, dès la Renaissance, le même mot caractérise la copie des tableaux de maîtres, voire une composition originale dans laquelle se reconnaît la « manière » d’un ou de plusieurs modèles.716
Gérard Genette, dans Palimpsestes : la littérature au second degré717, définit quant à lui la pratique
imitative qu’est le pastiche littéraire en la distinguant des autres formes apparentées à la parodie
et en précisant sa fonction particulière ou, comme il l’appelle, son régime. Des cinq catégories
perméables de la transtextualité, le pastiche relève de l’hypertextualité : il est un type
715 Supra, p. 17, 20, 57 et 59. 716 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p. 7. Cette première définition alimentaire du pastiche-pâté est sans doute issue du Dictionnaire National de Bescherelle (1846), ouvrage de référence des auteurs du XIXe siècle, où il est écrit : « de l’ital.
Pasticcio, pâté, parce qu’ordinairement un pâté est composé de différentes viandes », ce qui n’est pas sans rappeler le bœuf en
gelé qui est la spécialité culinaire de Françoise et dont le narrateur parle dans la Le Temps retrouvé, « ce bœuf mode […] dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée », comme si Proust en faisait un indice de son propre
processus de création, le pastiche. 717 GENETTE, Gérard, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
155
d’hypertexte, c’est-à-dire un texte dérivant d’un autre texte préexistant, que Genette nomme
l’hypotexte718. Ce dernier identifie deux sortes de dérivations, soit la transformation, qui consiste
en une transposition simple et directe de l’action d’un texte, et l’imitation, qui consiste à en
reconstituer indirectement certaines caractéristiques essentielles préalablement reconnues (la
manière, par exemple)719. Genette attribue l’origine de l’hypertextualité à la parodie :
étymologiquement « ôdè, c’est le chant ; para : "le long de", "à côté" ; parôdein, d’où parôdia, ce
serait (donc ?) le fait de chanter à côté, donc de chanter faux, ou dans une autre voix, en
contrechant – en contrepoint –, ou encore de chanter dans un autre ton : déformer, donc, ou
transposer une mélodie720 ».
Genette distingue trois types de manipulation possibles : détourner l’objet d’un texte, changer le
style d’un texte en laissant intact son objet, emprunter le style d’un texte pour traiter d’un tout
autre objet721. Les deux premiers types relèvent de la transformation et s’apparentent davantage à
la parodie et ses dérivés, tandis que la dernière relève de l’imitation et concerne le pastiche et ses
dérivés. Les différentes dérivations dépendent de l’intention de ces manipulations, autrement dit
du régime emprunté qu’il soit ludique, satirique ou sérieux. En classant les formes de
manipulations selon leur relation avec l’hypotexte (transformation ou imitation) et leur fonction
(ou régime), Genette obtient le tableau suivant722 :
Régime
Relation Ludique Satirique Sérieux
Transformation Parodie
(Chapelain décoiffé)
Travestissement
(Virgile travesti)
Transposition
(Le docteur Faustus)
Imitation Pastiche
(L’affaire Lemoine)
Charge
(À la manière de…)
Forgerie
(La suite d’Homère)
Le pastiche, qui est la forme ludique de l’imitation stylistique, se décline ainsi en charge, dont
l’intention est satirique, et en forgerie, dont l’intention est sérieuse. Genette admet que ces
régimes peuvent être combinés pour donner les suivants : ironique (entre ludique et satirique),
humoristique (entre ludique et sérieux) et polémique (entre satirique et sérieux). Il reconnaît donc
la possibilité de pratiques mixtes. De surcroît, il emploie toute une section de son ouvrage à
718 Ibid., p. 13. 719 Ibid., p. 15-16. 720 Ibid., p. 20. À la lumière de cette étymologie, que penser des noms de ces personnages de la Recherche : Odette et Swann (la
petite ode et le cygne déformé ; chant du cygne), surtout si l’on considère Du côté de chez Swann comme un clin d’œil au roman beuvien Volupté? 721 Ibid., p. 22-23. 722 Ibid., p. 45.
156
expliquer en quoi la distinction de ces régimes est difficile à effectuer dans le cas de la relation
imitative à l’hypotexte, autrement dit dans le cas du mimotexte.
Voyons d’abord ce que Genette entend par mimotexte. Reprenant la définition de Fontanier, il se
concentre sur l’imitation stylistique, qui est la reprise « [d’]un tour, [d’]une construction » et qui
affecte ainsi seulement « l’assemblage et l’arrangement des mots dans le discours »723. Or il existe
uniquement trois manières de perturber cet assemblage, soit en supprimant (ex. : ellipse,
zeugme), en ajoutant (ex. : apposition, pléonasme) ou en déplaçant (ex. : inversion, hyperbate) les
mots qui le composent, ce qui donne lieu à plusieurs figures. Mais l’imitation n’est pas une figure
en soi, elle est la valeur mimétique accordée à une figure ; l’imitation n’est pas non plus un
emprunt fait au texte (qui relève plutôt de la dette intertextuelle comme la citation, le plagiat ou
l’allusion), mais un emprunt fait au modèle, modèle que le pasticheur doit d’abord caractériser
afin d’en dégager des lois qu’il pourra lui-même appliquer par la suite. « L’imitation est donc aux
figures (à la rhétorique) ce que le pastiche est aux genres (à la poétique). L’imitation, au sens
rhétorique, est la figure élémentaire du pastiche, le pastiche, et plus généralement l’imitation
comme pratique générique, est un tissu d’imitations724 », explique Genette. Aussi, afin de clarifier
la nomenclature, tout hypertexte procédant de l’imitation d’un style – aussi mimologie ou
mimétisme – (le pastiche et ses dérivés) est-il, selon le mot de Genette, un mimotexte725. Il va
même jusqu’à affirmer que la pratique du pastiche pose implicitement le postulat de
l’impossibilité d’imiter un texte en soi, ce pourquoi il s’en tient exclusivement à l’imitation du
style, c’est-à-dire un genre726. En effet, afin de mimer un texte, le pasticheur doit extraire les
caractéristiques de son modèle et les généraliser, en faire des lois, une matrice. En d’autres termes,
il doit identifier « l’idiolecte du corpus imité727 » afin de pouvoir s’en servir indéfiniment. Il y a
donc médiation dans le processus mimétique, qui ne peut être direct ; imiter n’est pas recopier,
acte sans valeur significative. Bref, le mimotexte est nécessairement la reproduction d’un genre
stylistique reconnu par le pasticheur dans un corpus plus ou moins vaste et varié.
Suite à cette définition plus générale, Genette prend soin de distinguer les différentes sortes de
mimotexte selon le régime duquel ils participent :
[Le] pastiche est l’imitation en régime ludique, dont la fonction dominante est le pur divertissement ; la charge est l’imitation en régime satirique, dont la fonction dominante est
723 Ibid., p. 96-97. Genette cite Fontanier, Les Figures du discours (1821-1827), Flammarion, 1968. 724 Ibid., p. 104. 725 Ibid., p. 106. 726 Ibid., p. 106. 727 Ibid., p. 109.
157
la dérision ; la forgerie est l’imitation en régime sérieux, dont la fonction dominante est la poursuite ou l’extension d’un accomplissement littéraire préexistant.728
Cette dernière s’apparente à la création d’apocryphe, c’est-à-dire à l’imitation discrète et mesurée
ne visant pas à être reconnue comme une imitation. Par conséquent, elle n’attire pas l’attention
sur ses mécanismes mimétiques afin que le lecteur, même compétent, ne puisse pas déceler la
présence de mimotexte. Les deux premières formes, quant à elles, doivent être perçues comme des
imitations pour être efficaces et susciter le rire. Elles useront donc de l’exagération ou de la
stylisation (saturation, selon Genette) afin d’annoncer plus ou moins subtilement leur caractère
mimétique729. La distinction entre charge et pastiche n’est cependant pas facile à faire. Souvent
subjective, elle réside plutôt dans la réception du mimotexte. En effet, il revient au lecteur de rire
du modèle (comique tendancieux, satirique) ou bien du pasticheur ou même de l’imitation en
elle-même (comique pur, gratuit). « Ainsi l’opposition entre ces deux pratiques est-elle
essentiellement d’ordre pragmatique (affaire de situation plus de que performance), métatextuelle
et idéologique730 », explique Genette. Leur opposition idéologique est sans doute la plus
marquée. « Il y a, sous-jacente à la pratique et à la tradition de la charge, selon Genette, une
norme stylistique, une idée du "bon style", qui serait cette idée (simple) que le bon style est le
style simple.731 » En fait, pour que la charge parvienne efficacement à railler son modèle, celui-ci
doit être reconnaissable (donc connu, célèbre) et imitable (posséder des tics d’écriture). Cela
signifie qu’une charge imite uniquement les auteurs ayant une manière d’écrire bien particulière et
qu’elle ne s’attaque pas aux grands génies, dont le style est inimitable puisqu’il ne déborde pas.
Pratiquer la charge, c’est donc implicitement reconnaître chez certains modèles, un idéal
stylistique de clarté, de concision et de justesse dont l’imitation n’aurait aucun effet comique
puisque ces qualités ne peuvent être exagérées ou saturées.
Le pastiche, au contraire de la charge, n’a pas cette portée idéologique. D’abord, il ne s’agit pas
d’une attaque agressive ou vulgaire, mais plutôt d’une moquerie bien souvent accompagnée d’un
hommage équivalent ou plus important. Cette pratique est une plaisanterie, au sens où le
pasticheur et le lecteur en tirent un réel plaisir. Cette conception implique de choisir des modèles
à la fois imitables et révérés. Les auteurs qui pratiquent le pastiche conçoivent par conséquent
que le style des génies est quelque chose d’individuel qui peut être caractérisé, généralisé, et donc
imité. Pour eux, il n’y a pas qu’une seule technique idéale et inimitable, mais plusieurs grandes
visions qui déterminent différentes manières d’écrire. Par conséquent, à la différence de la
728 Ibid., p. 112. 729 Ibid., p. 114-115. 730 Ibid., p. 116. 731 Ibid., p. 126.
158
charge, le pastiche s’intéresse non seulement à la manière purement formelle, mais aussi au
thème du texte qu’il imite, car les thèmes choisis par un auteur sont révélateurs de sa perception
de la réalité. « La singularité d’un "nouvel" artiste, écrit Genette, […] est toujours dans les
rapports nouveaux qu’il sait établir entre les choses.732 » L’originalité d’un auteur réside
effectivement dans les associations qu’il crée et des impressions qui en résultent. Pour le
pasticheur, le style n’est pas qu’une affaire de technique, et le cas de Proust le montre bien.
La pratique imitative de Proust oscille entre le pastiche et la charge, entre le régime ludique et le
régime satirique ; il se situe ainsi dans le spectre du régime ironique. C’est que le mimotexte
proustien vise à la fois à rendre hommage ainsi qu’à redresser certains jugements erronés, à
critiquer ces mêmes modèles qu’il vénère. Proust, on l’a vu, est le genre d’émule qui entretient
une relation amour/haine avec ses mentors : réalisant que son admiration, moteur de son
érudition, le porte naturellement au péché d’idolâtrie, il finit toujours par se braquer contre ceux
qui la suscitent. Or le pastiche lui permet de révéler leurs qualités comme leurs défauts de langue.
Proust avoue d’ailleurs ce que ces exercices ont de purgatif733 pour son propre style. « Au lieu de
faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos
contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour
redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans734 », écrivait-il à Ramon
Fernandez, en 1919. En plus de mettre son goût à l’épreuve, cette pratique lui permet également
de former sa plume. Mondain et professionnel, c’est un double exercice de lecture et d’écriture.
En fait, en tant que pasticheur, Proust « cherche la performance littéraire735 » ; il s’occupe autant
de production que de réception. Mais le pastiche proustien ne cherche pas à plaire. Son but n’est
pas de faire rire, il ne vise pas l’effet comique et s’éloigne autant qu’il peu de la parodie. Ce que
ne fait pas, par exemple, le À la manière de… de Reboux et Müller. Le pastiche proustien s’inscrit
déjà dans l’esthétique kantienne ; il s’adresse au jugement désintéressé du lecteur et lui pose déjà
la fameuse question du Temps retrouvé :
[Je] ne leur [les lecteurs] demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même).736
732 Ibid., p. 143. 733 Supra, p. 91. 734 MILLY, Jean, Les pastiches de Proust, op. cit., p. 37. Milly cite une lettre de Proust parue dans Le Divan, octobre-décembre 1948, p. 433. 735 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p. 229. 736 PROUST, Marcel, À la Recherche du temps perdu, p. 2390.
159
De la même manière que le sera la Recherche, les pastiches de Proust sont ces sortes de « verres
grossissants737 », instruments sensés améliorer la vision, la perception de la réalité comme celle du
style d’un auteur. En ce sens, ils sont bien ce que Proust appelle de la « critique en action »
puisque tout en étant une relecture d’un modèle, ils en fournissent les clés et aident ainsi à mieux
discerner, à mieux juger de ce modèle.
Cela s’explique par le fait que « [la] fonction du langage mise en œuvre de façon prépondérante
dans le pastiche est la fonction référentielle738 », comme l’explique Jean Milly. Le fonctionnement
du pastiche s’articule en effet selon deux référents : celui de la diégèse, qui est direct, et celui du
modèle stylistique imité, qui est indirect. Fixer le premier référent (l’Affaire Lemoine, dans le cas
de Proust) permet de mettre en relief le second : le fond devient ainsi une constante, tandis que
la forme devient une variable. Or cette variable, selon Milly, invoque les fonctions métalinguistique,
impressive (ou conative selon Jakobson) et poétique (ou stylistique selon Riffaterre)739. La première est
intimement liée à la fonction référentielle du pastiche, car elle concerne le modèle pastiché, soit
l’orientation esthétique (contenu) et le système d’expression (forme) que le pasticheur dégage de
l’ensemble d’œuvres qui lui sert d’hypotexte. La fonction impressive, quant à elle, concerne la
reconnaissance du modèle par le destinataire et donc l’ensemble des procédés employés afin de
faire sentir la dimension imitative du pastiche et, au final, susciter le rire. Nous avons vu, avec
Genette, que ces procédés s’apparentent aux figures de l’exagération. Dans le pastiche, cette
fonction l’emporte le plus souvent sur la fonction métalinguistique, car elle met en valeur la
manière du modèle grâce à un concentré d’imitation, ce qui est le but de l’exercice. Dans la
critique analytique (qui accompagne parfois le portrait littéraire), la fonction métalinguistique
l’emporte sur la fonction impressive, car cette pratique repose davantage sur l’explication des
référents esthétiques (l’œuvre, ses thèmes, etc.) et stylistiques (tics d’écriture). Ceci permet à Milly
d’affirmer que ces deux pratiques sont complémentaires740. Enfin, la fonction stylistique se divise
également sur deux plans, à savoir le style imité (lié à l’aspect formel des fonctions référentielle,
métalinguistique et impressive) et le style du pasticheur lui-même. Comme nous l’avons vu, la
reconnaissance de l’hypotexte passe par l’accentuation de ses caractéristiques. Il est possible
d’attirer l’attention sur un élément en le concentrant ou alors en opérant un décalage, c’est-à-dire
en changeant le contexte de son utilisation. Dans le cas du langage, le pastiche use de deux
stratégies :
737 Ibid. 738 MILLY, Jean, Les pastiches de Proust, op. cit., p. 25. Milly a défini le genre du pastiche dans « Les Pastiches de Proust :
structures et correspondances », dans Le français moderne, vol. 35, n°1 (janvier 1967) et n°2 (avril 1967). Il se base sur les
travaux de Roman Jakobson (Linguistics and Poetics, 1960) et de Michaël Riffaterre (« Vers une définition linguistique du style », dans Word, 1961, p. 318-344 et The Stylistic Function, 1962). 739 Ibid. 740 Ibid., p. 28-29.
160
[Lorsqu’il] y a renforcement des marques formelles par exagération ou concentration, la démarche est synecdochique ; le nouveau signifié est un accroissement du premier ; lorsque, sur des schémas formels identiques, se produit une substitution de contenu, l’opération est de type métaphorique […].741
Entre d’autres termes, le pasticheur crée le « style-limite742 » de ses modèles à partir de figures
qu’il invente suite à l’ingestion puis à la digestion des emprunts qu’il fait au cours de sa lecture.
Le pastiche se situe bien quelque part entre la simple copie et la création originale. En effet, les
synecdoques et les métaphores nouvelles contribuent à la fois à imiter le style du modèle qu’à
forger celui du pasticheur, duquel dépend le deuxième versant de la fonction stylistique. De par
sa nature même, le pastiche tend donc à devenir plus qu’une littérature de second degré puisqu’il
développe chez celui qui le pratique une certaine autonomie stylistique lui permettant de
s’émanciper de cette pratique (du moins dans sa forme déclarée), ce que Proust fera en devenant
romancier.
2.4.5. La critique idéale : du portrait au pastiche… au roman
On a vu que le portrait et le pastiche littéraires ont suivi des évolutions distinctes mais
semblables, liées de manière plutôt intime avec l’histoire même de la critique littéraire. Ces deux
pratiques partagent également quelques ressorts poétiques, ce qui nous permet de dire que le
savoir-faire du portraitiste n’est pas absolument différent de celui du pasticheur. Observons ces
liens fonctionnels.
Tout d’abord, contrairement aux dissertations scientifiques ou philosophiques, le portrait et le
pastiche ne visent pas à donner de définition. Ils prennent tous deux pour modèles des exemples
individuels, qu’il s’agisse d’un auteur ou de son style. Ils visent effectivement à révéler leur
originalité, à déceler les origines de l’inspiration créatrice. Même s’il ne traduisent pas cette
individualité par l’entremise de concepts, l’écriture du portrait et du pastiche nécessitent
néanmoins une analyse préalable : la collecte et l’interprétation de données empiriques et de
témoignages concernant un auteur pour le portrait, la déduction de la matrice stylistique à partir
des œuvres de cet auteur pour le pastiche. On remarque ainsi que ces deux pratiques littéraires
mettent en jeu la fonction référentielle. En effet, le portrait et le pastiche visent tous deux à la
ressemblance et donc à la reconnaissance. Seulement, le référent n’est pas le même dans les deux
cas. D’un côté, le portrait tâche de transposer les traits particuliers d’une personne (réelle ou
fictive) dans un médium littéraire par le biais de la description des qualités physiques ou
psychologiques (éthopée, prosopographie, hypotypose). Le pastiche, de l’autre côté, imite les
741 Ibid., p. 33. 742 Ibid.
161
traits particuliers de la manière d’un écrivain dans le même médium, lui aussi littéraire, par le biais
de l’accentuation des tics d’écriture (synecdoque, métaphore). Ceci permet de constater que le
portrait est une pratique opérée à distance, puisque la description diffère de l’imitation en ce
qu’elle est plus explicative, plus superficielle, et qu’elle tente de reproduire quelque chose qui lui
est étranger. Ceci nous permet également d’observer que la fonction impressive n’est pas sollicitée
de la même manière dans l’une comme dans l’autre pratique puisque la reconnaissance du
portrait est basée sur une expérience sociale (connaissance empirique), tandis que la
reconnaissance du pastiche est basée sur une expérience de lecture, une expérience déjà textuelle
(connaissance littéraire). Ainsi, dans le pastiche, puisqu’il s’agit d’une imitation, la fonction
métalinguistique est également sollicitée, tandis que dans le portrait, qui est une transposition vers
un autre médium, elle ne l’est pas (ou alors seulement pour les informations issues d’autres
textes, comme des témoignages). Pour apprécier un portrait littéraire, le lecteur n’a effectivement
pas besoin d’une culture préalable ; il n’a pas besoin d’être initié à quelque source littéraire que ce
soit. Par contre, pour apprécier un pastiche, c’est-à-dire reconnaître l’imitation et pouvoir en rire
de concert avec les autres initiés, le lecteur doit posséder un certain degré de culture, il doit avoir
effectué certaines lectures préalables. En fait, le pastiche force (consciemment ou non) le
pasticheur mais aussi le lecteur à produire le métatexte (qui est la matrice, le code du style de
l’auteur), alors que les portraits, étant eux-mêmes des métatextes, n’y contraignent que les
portraitistes et donc, produisent une lecture plus passive, moins inclusive. En d’autres termes, le
portrait est un outil critique plus passif, mais plus démocratique, tandis que le pastiche est un
outil critique plus actif, mais souvent réservé à une élite intellectuelle, ou du moins à la partie
cultivée de la population.
Cette distinction renvoie à la notion même de lecture. Dans sa forme idéale de critique, afin
d’instruire, elle devrait susciter des désirs chez le lecteur : désir de lire davantage et ailleurs, désir
d’imiter donc d’écrire, de créer. Or le portrait, écrit dans un registre sérieux, se suffit à lui-même ;
le lecteur peut simplement le recevoir et en jouir de manière passive. La plupart du temps, le
portrait beuvien fournit même son propre cadre référentiel. Il comble ainsi la curiosité mondaine
de son lecteur. Lire les œuvres de l’auteur étudié n’est utile qu’au portraitiste qui en dégagera les
grands traits de caractère de l’auteur pour les donner, déjà digérés, au lecteur. Les portraits
peuvent ainsi porter le lecteur à accorder davantage d’importance à l’auteur qu’à ses œuvres, car
la focalisation du portraitiste, son objet, n’est pas le bon. Le critique portraitiste prétend juger
l’art en donnant un aperçu objectif du créateur, alors que l’inspiration provient de sa dimension
subjective. Le pastiche, quand à lui, est un objet fuyant, incomplet, qui requiert une participation
active du lecteur. Écrit dans un registre ludique, satirique ou ironique, il éveille la curiosité
162
intellectuelle. Lire les œuvres de l’auteur pastiché, c’est être initié au clan supérieur des initiés,
ceux qui ont le privilège de rire. Cela contribue à améliorer l’expérience de lecture du pastiche. Le
secret de cet outil de critique littéraire réside dans le mécanisme de reconnaissance propre au rire.
Le rire de quelques-uns peut effectivement éveiller l’envie de plusieurs ; ne pas comprendre une
blague, c’est ne pas être inclus, ne pas être dans le coup. Or pour joindre le groupe, pour rire
aussi, il faut comprendre la blague ; et pour la comprendre, il faut connaître le référent qu’elle
distord. Le pastiche pousse ainsi à la lecture des sources en même temps qu’il suscite le désir de
poursuivre la tradition. C’est un puissant catalyseur critique et un instrument résolument
classique. Proust l’intègrera d’ailleurs dans la Recherche.
Toujours en ce qui concerne la lecture, il faut admettre que le portrait, parce qu’il est descriptif et
explicatif, impose ses catégories de compréhension au lecteur. En effet, il peut se baser sur
l’expérience personnelle du critique ou sur des témoignages qu’il a récoltés. Ces derniers
documents (correspondances, factures, etc.) ne sont pas aussi accessibles que les œuvres des
auteurs étudiés. Ainsi, le lecteur n’a souvent d’autre choix que de faire confiance au critique ; il ne
peut pas vérifier par lui-même si la ressemblance est véridique, si le portrait est juste, surtout en
ce qui concerne les auteurs décédés. De plus, le portraitiste prétend transmettre une vision
objective, une peinture juste et vraie du modèle. Mais tout portrait, même historique, est toujours
une reconstitution, un collage de souvenirs plus ou moins personnels, plus ou moins directs : une
fiction. Tout fait réel, tout témoignage passe par le biais de la subjectivité du portraitiste, même si
celui-ci prétend être historien. Le portrait n’est néanmoins pas dénué d’intérêt pour ce qui est de
révéler la psychologie humaine. Seulement, il doit réviser ses prétentions à l’objectivité et
accepter sa dimension fictive. Ceci a également pour effet d’atténuer, chez le lecteur, la tendance
au péché d’idolâtrie ; sachant que le personnage est fictif, le lecteur n’aura plus le même intérêt
pour sa vie privée ; il ne s’émerveillera que devant ce qui lui apporte une vérité sur la psyché
humaine. Plus encore, faire le portrait de personnages fictifs dont on soupçonne qu’ils ont été
créés à partir de vraies personnes mettra en relief ce vice naturel, car cela éveillera le désir du
lecteur à connaître le ou les modèles. Ce que Proust fera dans la Recherche.
En fait, la critique littéraire trouve peut-être sa forme idéale dans le roman proustien, qui
conjugue à la fois le portrait et le pastiche, et qui participe donc, de manière subversive, à
l’activité critique. Si Proust a définitivement donné la palme à l’intuition contre et grâce à
l’intelligence, dans Contre Sainte-Beuve, s’il a couronné le pastiche comme instrument critique idéal,
il n’a pas totalement renié l’art du portrait. En effet, le portrait et le pastiche possèdent une
qualité commune qui en font, pour Sainte-Beuve comme pour Proust, des pratiques littéraires
indispensables : ils sont des genres de survivance. Le portrait et le pastiche, le dernier plus
163
efficacement que le premier, permettent la diffusion et la survie des sources littéraires. Le portrait
renvoie aux figures historiques, tandis que le pastiche renvoie aux chefs-d’œuvre eux-mêmes, et
tous deux contribuent à perpétuer une certaine vision de la réalité comme des idées. Sainte-
Beuve et Proust partageaient cet objectif classique de transmission de la tradition ; l’un a voulu
fournir le matériau d’une future science naturelle de l’évolution des esprits ; l’autre a retracé les
ramifications de son propre arbre d’influences artistiques. Proust a reconnu cette tentative
beuvienne, il a même voulu la poursuivre, l’améliorer. Nous croyons en effet que la Recherche est
l’œuvre d’un disciple infidèle qui regrettait de voir que son maître n’ait pas suivi la voie qu’il
aurait pu suivre s’il avait évolué plus près de l’esprit romantique, ou s’il avait été influencé par
l’idéalisme kantien. Cette œuvre magistrale est le roman d’un critique littéraire génial, pratiquant
non pas une critique stérile, mais une critique active véhiculant le désir de lire les œuvres qu’elle
aborde :
En vérité, après avoir lu la Recherche, écrit René de Chantal, on ne peut que souscrire à l’opinion de Jacques-Émile Blanche qui disait : « Dans son œuvre gigantesque, ciselée, laquée, comme un cabinet chinois aux tiroirs secrets, on trouverait épars de quoi faire des volumes d’articles par le plus original des critiques littéraires, par un bien curieux critique d’art. »743
« Curieux »? Sans doute ; pour qui n’aurait pas compris que le pastiche est l’instrument critique le
plus efficace qui soit, selon Proust.
743 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, op. cit., p. 29. De Chantal cite Jacques-Émile Blanche, Mes modèles.
Souvenirs littéraires. Maurice Barrès, Thomas Hardy, Marcel Proust, Henry James, André Gide, George Moore, Paris, Stock,
1929, p. 139.
165
Conclusions
Le présent mémoire nous permet de tirer plusieurs conclusions quant aux conceptions et aux
pratiques critiques de Marcel Proust après Charles-Augustin Sainte-Beuve et d’après son essai
Contre Sainte-Beuve. Retracer l’évolution poético-historique du portrait beuvien au pastiche
proustien nous a effectivement permis de constater que la critique impressionniste de Proust
prolonge et corrige la critique mi-mondaine mi-médiatique de Sainte-Beuve, et cela sans
radicalement la supprimer.
Dans le premier chapitre, nous avons vu comment Sainte-Beuve est devenu critique littéraire
malgré lui, c’est-à-dire malgré son désir d’être d’abord reconnu comme poète et romancier. Du
Globe rationaliste au Cénacle romantique, nous avons vu sa critique passer du compte rendu
classique et dogmatique au portrait recréant et intuitif d’une critique d’auteur polémique et
collaboratrice. L’étude du Tableau, de Joseph Delorme et des premiers portraits parus dans le Revue
de Paris nous l’a montré.
Suite aux conséquences de la Révolution de Juillet sur le Cénacle, la critique beuvienne entre
dans une période transitoire. Rejoignant successivement les rangs du saint-simonisme, puis du
mennaisianisme, sa critique délaisse le lyrisme au profit d’un art utile. Sa critique devient alors
plus réfléchie et vise à éduquer et guérir le peuple de ses vices moraux. Son recueil de Critiques et
Portraits littéraires ainsi que son roman Volupté sont les exemples parfaits de cette critique
intéressée par la vie intime des hommes.
Mais bientôt, désillusionné par Saint-Simon puis par Lamennais, Sainte-Beuve se désintéresse de
la philosophie, de la politique et de la religion, et commence à fréquenter le salon de Madame
Récamier. Devenue indifférente, la critique beuvienne se fait dès lors plus prudente, et donc
insinuante. Le scepticisme devient le propre de cette critique qui se targue d’être impersonnelle et
objective, tant par le fond que par la forme. En rédigeant ses Portraits de femmes et ses Portraits
contemporains, Sainte-Beuve campe le rôle du critique observateur.
Le critique entreprend ses recherches jansénistes dans le même état d’esprit. Le panorama
historique que constitue Port-Royal lui permet d’ébaucher l’idée de la faculté-maîtresse ainsi que
celle de classement par familles d’esprits, et par conséquent de lui faire entrevoir la théorie de
l’évolution des genres littéraires, près de l’histoire naturelle. Mais plus encore, en comparant les
différents portraits de cette galerie janséniste, Sainte-Beuve prend conscience des différences de
166
talent entre des auteurs poursuivant le même but ; il se convainc de la nécessité de juger des
bonnes et des mauvaises œuvres.
Après son séjour à Lausanne, Sainte-Beuve vit une période pessimiste. Une décennie après les
Trois Glorieuses, il se désole de l’état de la littérature et publie coup sur coup des articles
dénonçant l’industrialisation et la licence de la presse ainsi que les conséquences néfastes de
l’épicurisme. Son article sur La Rochefoucauld annonce sa guérison du romantisme et signe le
début d’une critique dogmatique qu’il croit nécessaire depuis ses travaux sur Port-Royal.
Psychologue et analyste, Sainte-Beuve devient de plus en plus moraliste : il ne s’intéresse aux
œuvres qu’à titre de preuves lui permettant de cerner l’homme derrière l’auteur, et ce dans le but
de juger sa conduite. Or ses seuls critères de jugement sont (depuis toujours) le vrai et le bon
goût, ce qui pose plusieurs problèmes de méthode puisque ces critères sont à peu près
indéfinissables et ne s’enseignent donc pas. Ces jugements, il les livre alors sous le couvert de
l’anonymat à la Revue Suisse d’Olivier. La critique beuvienne commence dès lors à s’émanciper.
Libérée de la censure parisienne, Sainte-Beuve peut s’adonner à une prose plus près de l’oralité :
écrire comme il cause et il pense. Tout en pratiquant cette critique littéraire plus sévère et plus
franche, il recueille et publie ses Portraits de femmes et ses Portraits contemporains, auxquels il apporte
quelques rectifications. Il tente alors de conjuguer les innovations formelles du romantisme aux
préceptes classiques qu’il défend, ce qui fait de lui un éclectique. De plus, n’ayant pas renoncé à
participer au processus créatif, il devient le directeur de pensée des auteurs. Afin que ses conseils
soient compris, la critique beuvienne délaisse les insinuations au profit d’un discours clair et
direct. Elle s’écrit de plus en plus sur et pour l’homme derrière l’auteur. Sainte-Beuve en oublie
même parfois l’aspect littéraire, ce qu’on lui reproche d’ailleurs.
Chateaubriand et son groupe littéraire suit les mêmes principes. Sainte-Beuve s’évertue à rééquilibrer la
gloire des Modernes face à celle des Anciens. Son but est de redresser les jugements du public,
mais aussi de les devancer : Sainte-Beuve veut former le goût des lecteurs. Il pense que cette
tâche est l’une des plus importantes du critique, car elle met en garde le public contre l’attrait et
la séduction de la nouveauté.
Gagnant en confiance, Sainte-Beuve entre au Constitutionnel et devient une espèce de dictateur
littéraire. La série des Causeries du lundi et des Nouveaux Lundis témoigne effectivement d’une
critique de moraliste dogmatique, d’une critique qui s’intéresse surtout à l’homme et à sa faculté-
maîtresse, d’une critique rêvant de classification par famille d’esprit et de généalogie littéraire.
Sainte-Beuve demeure tout de même lucide puisqu’il voit que la liberté humaine l’empêche de
167
réduire l’activité littéraire à une formule scientifique. Il se distingue de Taine, qui déduira une
méthode systématique de l’œuvre beuvienne pour bâtir sa théorie de la race, du moment et du
milieu.
En somme, il faut surtout retenir que Sainte-Beuve n’a pas eu qu’une seule méthode critique bien
définie. Sa pratique du portrait s’est peaufinée selon les influences esthétiques, philosophiques,
religieuses et politiques qu’il a subies avant de s’émanciper pour se rapprocher davantage de son
premier fond, à savoir celui des Idéologues du XVIIIe siècle. Sainte-Beuve est effectivement
retourné à une critique de causerie, une critique mondaine dont les principaux critères sont le
vrai et le bon goût. Délicate, cette critique juge de la qualité morale des sujets qu’elle étudie tout
en reconnaissant leur individualité propre. Néanmoins, les portraits beuviens sont résolument
modernes puisqu’ils tentent d’arrimer une littérature d’Ancien Régime à une culture médiatique
en plein essor ; ils cherchent à perpétuer la mémoire des auteurs du passé en les ressuscitant, à
rétablir la hiérarchie littéraire en les donnant à lire comme des contemporains ; il veulent former
le jugement du public tout en le divertissant, c’est-à-dire joindre l’utile à l’agréable. Bref, la
critique beuvienne est bien « au seuil de la modernité », tant idéologiquement que
formellement744.
Dans le second chapitre, dédié à l’influence de Sainte-Beuve sur Proust, et plus spécifiquement à
l’élaboration « négative » de l’esthétique proustienne, il nous a été donné de voir comment le
romancier s’est familiarisé avec l’œuvre du critique pour ensuite la digérer puis la dépasser. Initié
à la critique beuvienne par divers devoirs d’imitation, Proust publie plusieurs articles rendant
hommage au lundiste dans des revues de lycée. Recueillis dans Les Plaisirs et les Jours, ces papiers
témoignent d’une esthétique d’ores et déjà fondée contre le matérialisme et le naturalisme, d’une
esthétique qui redoute les excès de l’érudition et le péché d’idolâtrie. Ces théories sont à
rapprocher de celles de Kant, Carlyle, Emerson et Ruskin.
Influencé par ces penseurs, Proust élabore sa propre conception de l’artiste et de la critique
littéraire. Ses lectures ruskiniennes lui font concevoir la critique et la création littéraire (la lecture
et l’écriture) comme des pratiques intimement liées. Leur but est non seulement de décrypter
l’Essence des choses et de la traduire dans une œuvre, mais également de susciter le désir de lire.
Pour ce faire, la critique s’opère en deux temps, soit fournir au lecteur une mémoire improvisée,
puis recréer la vie spirituelle de l’écrivain auquel elle s’intéresse. Alors que Ruskin conçoit la
lecture comme une conversation, Proust exige que cette pratique soit débarrassée de toutes les
744 C’est d’ailleurs la thèse que défend Wolf Lepenies dans son ouvrage Sainte-Beuve au seuil de la modernité, traduit de
l'allemand par Jeanne Étoré et Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2002.
168
interférences mondaines qui pourraient nuire à la réflexion réelle et profonde sensée résulter de
l’acte de lire. On comprend que pour Proust, la lecture et l’érudition sont des outils pour accéder
à la vie spirituelle, qui s’accomplit dans la création. Or faire de cet outil une fin en soi, voilà le
péché d’idolâtrie. Muni de cette théorie de la lecture, Proust la met en œuvre dans ses pastiches.
Il croit que l’artiste a le devoir d’immortaliser dans une œuvre les âmes dont il a la charge. Mais il
voit bien que la survie de celles-ci dépend autant du talent de l’écrivain que de la sensibilité du
lecteur puisque la réception d’un texte n’est jamais immédiate : c’est une question d’impression,
de subjectivité.
Voilà le point de contact entre Proust et Sainte-Beuve : si Proust tâche d’imiter l’acte subjectif, la
catégorie de compréhension, plutôt que la matière qui passe par ce filtre, peut-être le lecteur
pourra-t-il s’y reconnaître peu importe la réalité décrite… au lieu de brosser le portrait d’un
écrivain, au lieu de décrire le monde et l’auteur dedans, il décide donc de reproduire les traits de
son style, sa manière de voir, de sentir le monde. Cela permet de mettre en évidence le
mécanisme impressionniste, commun à tous les hommes, plutôt que l’impression résultante,
différente chez chacun. Proust n’est pas le premier à pratiquer le pastiche, mais il est
certainement l’un des seuls à l’avoir fait dans une optique sérieuse de « critique en acte ».
Hommage ou raillerie, cette pratique correspond à toutes les exigences de la critique littéraire
telle que conçue par Proust, qui la réemploie, comme nous le savons, dans le Contre Sainte-Beuve et
dans la Recherche.
Tout en composant ses pastiches, Proust emmagasine en effet un certain nombre de reproches à
adresser à la méthode critique beuvienne. Depuis le centenaire de la naissance de Sainte-Beuve,
on sent son agacement envers ce dernier. Nous avons montré que, contrairement à ce qu’on
pourrait penser, la réaction de Proust n’est pas exclusivement allergique ; l’écrivain a longtemps
admiré le critique et il lui ressemble sur plusieurs points. Il est peut-être temps pour lui de se
soulager du poids qui pèse sur ses épaules, poids de l’émulation, poids de l’aversion des défauts
partagés. Il jette donc Contre Sainte-Beuve sur des feuillets et dans des cahiers, comme pour donner
du leste à son écriture et à son style.
Compte tenu des différentes éditions posthumes de Contre Sainte-Beuve (1954 et 1971), nous
avons choisi d’en analyser le contenu en deux temps : d’abord les morceaux appartenant
davantage à la fiction narrative, puis les morceaux relevant de l’essai, bien que la distinction
formelle entre ces textes ne soit pas aussi claire. Les premiers avaient surtout pour fonction
d’illustrer ce que les théories contenues dans les seconds avaient pour objectif d’expliquer.
169
L’esthétique proustienne s’articule aussi en deux grandes étapes : le rejet de la méthode
beuvienne, puis l’explication de l’idéologie qui découle de cette opposition.
En ce qui concerne la première étape, les reproches que Proust adresse à Sainte-Beuve sont :
l’impossibilité épistémologique d’assoir un quelconque jugement objectif ou de cumuler des
preuves empiriques garantissant la véracité de la critique littéraire ; c’est-à-dire, l’impossibilité de
connaître un auteur en passant par la soi-disant connaissance de son moi social, l’absurdité même
de chercher la personnalité de l’auteur dans sa figure sociale, et donc la vanité du classement par
familles d’esprits. On a aussi vu que Proust condamne sévèrement la primauté qu’accorde Sainte-
Beuve à l’intelligence. Nous avons ainsi compris que Sainte-Beuve et Proust ne possèdent pas la
même conception de la réalité ; le premier admet l’existence du monde empirique a priori ainsi
que la possibilité épistémologique d’en dégager une vérité objective ; tandis que le second
constate l’impossibilité de comprendre le monde hors de sa propre subjectivité et ne considère
comme réelles que les impressions déclenchées par le donné empirique.
Chez Proust, on a vu que ce constat se traduit entre autres par la théorie de la dualité entre le moi
social et le moi profond, ce dernier étant le pôle de l’inspiration et révélant la nature intime de
l’artiste. Mais l’accès à cette partie enfouie de l’être ne s’effectue pas sans difficultés. On a vu que
l’art pour Proust, comme la critique pour Sainte-Beuve, est un sacrifice. Effectivement, l’accès au
moi profond s’effectue de manière semblable à la métempsychose platonicienne : il s’agit d’une
réminiscence déclenchée par le monde terrestre, qui permet éventuellement de s’en détacher.
L’accès durable au moi profond n’est ultimement rendu possible qu’après la suppression du moi
social ; c’est dire que la création implique la solitude. Cependant, c’est peu cher payé par rapport
à l’incommensurable joie qu’éprouve l’artiste devant le passé ressuscité en lui-même. Or cette
réalité éclaircie, cette clé du mystère, afin de la préserver, l’artiste doit l’extraire de son moi
profond et la placer dans une œuvre.
Nous avons également vu que selon Proust, l’écrivain ne doit pas se soucier du lecteur ; il ne doit
pas chercher à plaire par l’écriture. Mais la réception d’une œuvre (sa lecture au sens stricte) a une
importance : il faut qu’une œuvre soit lue pour participer à révéler le monde. C’est ici que Proust,
dans le Contre Sainte-Beuve, aborde la notion de critique littéraire. Nous avons vu que selon lui, le
lecteur idéal doit avoir une sensibilité aussi aiguisée, sinon plus que l’auteur. Il en va de même
pour le critique idéal puisque ce dernier doit également transposer ses impressions de lecture
dans une œuvre. Et cette œuvre, on l’a vu, doit être narrée, car cela permet de poser les limites
spatiotemporelles de la connaissance, cela fait sentir la nature subjective du jugement. La critique
proustienne n’est donc pas une science, mais un art.
170
Bref, le Contre Sainte-Beuve s’arrime à l’objectif des pastiches que Proust rédige tout juste avant : il
explique en quelque sorte les principes théoriques qui supportent cette critique en action. Il est le
couronnement, par l’intelligence, de la critique intuitive, celle qui imite le style d’un auteur et
laisse au lecteur le soin d’en juger. En d’autres termes, bien que le Contre Sainte-Beuve vienne après
les pastiches, ceux-ci sont la conclusion pratique de l’essai. Et la production proustienne le
prouve puisque Proust se lance alors dans l’écriture de la Recherche, qui regorge de pastiches.
À la fin de Contre Sainte-Beuve, le lecteur peut avoir l’impression que les conclusions esthétiques de
Proust, à savoir que le pastiche est la forme critique idéale, sont totalement opposées à la
méthode beuvienne, qui emploie plutôt le portrait. Mais on a vu que Proust est plus près de
Sainte-Beuve qu’il ne veut bien l’admettre. S’il l’attaque si sévèrement, c’est qu’il craint que
l’intérêt biographique des critiques puisse se retourner contre lui, d’une part ; et parce qu’il
s’identifie lui-même aux défauts du lundiste, d’autre part. Avec Sainte-Beuve, en effet, nous
avons vu que Proust partage les caractéristiques du bourgeois mondain friand de confessions et
de l’érudit curieux. Du côté de l’écriture, tous deux emploient des métaphores travaillées et des
tournures de phrases précieuses. Ils aiment les digressions et rédigent par fragments. En critique,
plus précisément, Proust commet lui-même plusieurs des bévues qu’il reproche au lundiste :
excès de complaisance, intérêt pour les natures secondes, tentative de classification et de
formulation de lois générales. Nous avons aussi constaté les ressemblances entre certains
événements de leur vie personnelle et artistique. Proust a peut-être même tenté de les reproduire,
comme l’entrée en poste à la Mazarine. Dans la vie comme dans l’écriture, il s’est plus d’une fois
mis en scène à travers le lundiste. C’est donc qu’il l’admirait, il avait été son émule. Pour nous,
cette relation amour/haine est l’indice qu’il existe une continuité et non pas une rupture franche
entre leurs formes critiques de prédilection, soit le portrait et le pastiche.
Dans le contexte d’industrialisation du début du XIXe siècle, influencé par la physiognomonie
(issue des Idéologues) et l’essor de la presse, nous avons vu que Sainte-Beuve fait du portrait
littéraire un art autonome. Sa pratique est si différente des autres œuvres critiques (rhétoriques et
dogmatiques) et des autres portraits (divertissements mondains) qu’il inaugure une forme
nouvelle, une espèce d’hybride entre l’essai et la peinture. Presqu’un siècle plus tard, Proust
cristallise quant à lui l’art du pastiche.
En ce qui concerne la poétique du portrait littéraire, nous avons vu que sa principale visée était
d’évoquer la ressemblance, c’est-à-dire de représenter ce qui est absent en créant une adéquation
entre une description et son modèle. Il fait ainsi appel à la fonction référentielle. Or cette
adéquation passe par l’horizon d’attente du lecteur, sa propre expérience de la réalité. Le portrait
171
repose donc aussi sur la fonction impressive, puisqu’il s’agit d’un témoignage cherchant
l’approbation du lecteur. Afin d’y parvenir, nous avons vu que le portraitiste pouvait user de
différentes figures descriptives comme l’éthopée, la prosopographie ainsi que l’hypotypose.
Pour faire connaître au lecteur ce qui lui est inconnu, Sainte-Beuve pratique en fait le portrait par
intropathie : il rapporte sa propre expérience à celle de son modèle et parvient à lui redonner vie.
En effet, on a vu que le portrait s’adresse au pathos du lecteur ; il veut le convaincre de la véracité
d’une description sans recourir à la démonstration logique. Lorsque l’authenticité du portrait est
acceptée par le lecteur, les thèses qui y sont greffées s’insinuent alors plus aisément dans l’esprit
du lecteur. On aura compris que la dimension narrative du portrait est un élément persuasif, car
elle permet plusieurs niveaux d’implication et de focalisation et donc plusieurs niveaux
d’identification. À côté de cela, nous avons aussi vu que la fonction stylistique était présente dans
le portrait beuvien. Sainte-Beuve se met toujours en scène dans ses portraits, même si ce n’est
parfois que par le choix de son modèle. En ce qui concerne la composition, on a constaté que les
portraits littéraires étaient souvent publiés dans la presse avant d’être recueillis en galeries. Et ces
recueils sont essentiellement inachevés, puisque les portraits qu’ils contiennent sont ouverts à
l’ajout de nouvelles preuves et de nouvelles descriptions. De plus, ils ne peuvent contenir et
classer qu’un échantillon restreint de modèles, ce qui en fait des œuvres fragmentaires.
Comme on l’a vu, l’ensemble de ces caractéristiques permet de distinguer le portrait de la notice
biographique, qui ne prend pas en compte les subtiles contradictions des êtres et qui ne tente pas
de les ressusciter. Le portrait imite et raconte, alors que la notice explique, ce qui prouve
l’appartenance du premier à l’art et de la seconde à la science. Sainte-Beuve, qui préfère les
études érudites, se situe à mi-chemin entre les deux. Il s’évertue à s’en tenir à la première forme,
plus vivante et intuitive, mais déborde parfois vers la seconde, froide et intellectuelle. Ceci nous
fait dire que Sainte-Beuve n’a peut-être pas toujours exploité le portrait littéraire en parfaite
adéquation avec ses intentions critiques. Selon nous, Sainte-Beuve est véritablement portraitiste
lorsque sa critique est intuitive, lorsqu’elle donne à voir plus qu’elle n’impose ses propres
jugements. Après cette période teintée de romantisme, comme l’estiment Barrès et Bourget, nous
pensons que l’intelligence corrompt la critique beuvienne. Sainte-Beuve est donc le père du
portrait, car il assure la survivance du genre, le faisant passer de la littérature mondaine à la
littérature médiatique. Mais il sera dépassé par d’autres portraitistes comme Balzac, puis par des
pasticheurs comme Proust.
Alors que le portrait littéraire s’arme de figures descriptives pour peindre et critiquer un auteur, le
pastiche littéraire lui, s’arme des procédés de l’imitation pour peindre et critiquer son style. Nous
172
avons vu que le pastiche est un mimotexte puisqu’il dérive d’une imitation et non d’une
transformation comme la parodie. Or nous savons que le pasticheur doit préalablement
généralisé les tics d’écriture de l’auteur pour en constituer le genre, la matrice. Par conséquent, le
pastiche est une imitation médiatisée. Ce médium, c’est la sensibilité du pasticheur en tant que
lecteur, en tant que critique.
On a vu que contrairement à la forgerie, le pastiche et la charge sont susceptibles d’être utilisés
pour véhiculer une critique littéraire. En effet, le caractère mimétique de la forgerie passe
inaperçu ; cette forme ne porte aucun jugement implicite sur le style imité. C’est pourquoi la
pratique proustienne s’apparente davantage aux deux premiers régimes et les combine parfois, ce
qui donne une tonalité ironique à ses pastiches. La distinction entre ces deux formes n’est
toutefois pas évidente, car elle dépend de la réception qu’on en fait. La charge raille son modèle à
condition qu’on en reconnaisse les tics d’écriture et qu’on les compare à une norme stylistique
généralement acceptée. Cette forme ne peut prendre les génies pour modèles puisqu’ils sont
inimitables, l’exagération de la perfection résultant en perfection. À l’inverse, le pastiche n’a pas
cette portée idéologique. Il peut donc choisir des modèles à la fois géniaux et imitables. Son but
n’étant pas de les railler, mais plutôt de leur rendre hommage. De plus, le pastiche à proprement
parler n’imite pas que l’aspect formel du style ; il s’intéresse aussi à la composition et aux
thématiques abordées par l’auteur puisque celles-ci sont révélatrices de sa vision du monde. Le
pastiche est l’imitation de cette vision.
À mi-chemin entre la charge et le pastiche, on a vu que la pratique proustienne vise à purger son
propre style du vice d’imitation (au sens stricte de copie). Elle vise aussi à révéler les défauts et
les qualités des styles qu’elle imite afin de livrer au lecteur, sous forme condensée, la vision de
l’auteur. Il s’agit tout à la fois d’un exercice d’écriture et de lecture, bref d’un acte critique. C’est
que la principale fonction du pastiche est la fonction référentielle. En effet, nous avons vu que le
succès du pastiche dépend de deux référents, soit celui de la diégèse, qui est direct, et celui du
modèle stylistique, qui est indirect. Pour critiquer un auteur, le premier doit être fixé comme
constante, tandis que le second doit être utilisé comme variable. C’est cette variable qui
convoque les autres fonctions : métalinguistique, impressive et stylistique. La première concerne
la matrice ou le genre que le pasticheur déduit d’un texte ou d’un ensemble de textes, c’est-à-dire
son esthétique (idéologie, thématiques) et son système d’expression ; la deuxième concerne
l’ensemble des procédés mis en œuvre pour que le lecteur reconnaisse l’acte mimétique en lui-
même ; et la troisième concerne le style pastiché et le style propre au pasticheur.
173
L’analyse des poétiques respectives du portrait et du pastiche littéraires français nous a permis de
déceler une certaine continuité entre ces deux formes, continuité qui se poursuit jusque dans le
roman. La première similitude est que le portrait et le pastiche, contrairement aux formes
scientifiques, ne cherchent pas à donner de définition, même s’ils recréent des individualités
(l’auteur ou son style) après avoir généralisé leurs traits. Ce processus intermédiaire de
généralisation révèle d’ailleurs la prépondérance de la fonction référentielle chez ces deux
formes, bien que leur référent soit fondamentalement différent. D’un côté, la nature du portrait
et celle de son référent (auteur) sont divergentes : le premier appartient au langage, tandis que
l’autre appartient à la réalité empirique. De l’autre côté, la nature du pastiche et celle de son
référent (style) sont identiques : ils appartiennent tous deux au domaine linguistique, ils sont des
textes. Pour ces raisons, la description et l’imitation stylistique ne concourent pas de la même
manière au sentiment d’identification du lecteur. On comprend bien que la différence effective
entre le portrait et le pastiche comme formes idéales de la critique littéraire prend racine dans
cette divergence référentielle.
Cette différence a aussi un impact sur l’importance relative des fonctions métalinguistique et
impressive. Nous avons effectivement vu que le pastiche doit révéler son caractère mimétique
afin de déclencher le rire et ainsi atteindre son objectif critique ; dans cet effort didactique, la
fonction impressive l’emporte donc sur la fonction métalinguistique. Le portrait, qui relève
plutôt de la critique analytique, privilégie davantage la fonction métalinguistique, car il met
explicitement de l’avant les traits qu’il déduit d’une œuvre ou d’un témoignage, sans toutefois les
exagérer. Il ne vise pas à faire rire, mais plutôt à décrire avec justesse. De plus, nous avons vu
que la fonction métalinguistique n’est pas également présente dans le portrait et le pastiche : la
reconnaissance du portrait dépend d’un vécu empirique (connaissance objective), tandis que la
reconnaissance du pastiche dépend d’un vécu littéraire (connaissance subjective). Cela signifie
que l’appréciation du portrait littéraire ne suppose aucune culture préalable, tandis que celle du
pastiche nécessite une initiation, une éducation.
Aussi faut-il garder en tête que le pastiche entretient bien moins de relations transtextuelles que
le pastiche. Et lorsqu’il en contient, il s’agit plutôt de métatexte que d’hypertexte. Nous en avons
conclu que le pastiche, en tant que critique littéraire, forçait le pasticheur ainsi que le lecteur à
créer mentalement et presque intuitivement le métatexte (qui explique le rire), alors que les
portraits, étant eux-mêmes des métatextes, n’y contraignent que le portraitiste. Le portrait, qui
fournit son cadre référentiel, entraîne ainsi une lecture passive, alors que le pastiche, qui n’en
donne que l’indice, nécessite une lecture plus active et inclusive. Le premier prétend donner des
réponses alors que le second s’amuse à éveiller des désirs. Le pasticheur, en plus de réclamer une
174
lecture active, lance effectivement son lecteur sur la piste d’autres œuvres : il l’oblige à lire les
sources qu’il imite, sans quoi le mécanisme du rire tombe à plat. Il s’agit donc d’un instrument
critique résolument classique. Le portraitiste, lui, prétend transmettre au lecteur une peinture
juste, vraie et objective des faits. Ce faisant il participe à propager le péché d’idolâtrie.
En somme, selon nous, le portrait a tout à gagner en admettant son caractère fictif, ou du moins
subjectif, et ce même s’il est historique. Nous croyons que le portrait est un instrument critique
moins efficace, mais plus démocratique, tandis que le pastiche est plus performant, mais aussi
plus aristocratique. Puisque leurs fonctions se complètent, l’idéal serait de les combiner afin de
tirer profit de leurs forces respectives. Or le portrait littéraire le plus cohérent avec la critique,
telle que comprise par Proust, est un portrait intuitif, impressionniste, lyrique. Ce sont les
premiers portraits beuviens. Conjugués aux pastiches proustiens, ces types de portraits se
retrouvent dans la Recherche qui est, au final, le seul genre assez ouvert pour recevoir les deux
formes de critique littéraire sans que celles-ci ne se contredisent. En fait, écrire la Recherche, c’est
un peu montrer ce que serait devenu Sainte-Beuve s’il avait laissé pousser en lui son côté
romantique, celui de Joseph Delorme, de Volupté et des premiers tomes de Port-Royal ; s’il savait eu
la chance de lire Kant. C’est donner une seconde chance à ce premier Sainte-Beuve, que Proust
préfère, à l’instar de Maurice Barrès et de Paul Bourget. C’est poursuivre le projet beuvien dans
une voie opposée à Taine, mais avec le même espoir : « Taine fut le disciple qui est infidèle à la
pensée du maître à force de connaître son œuvre et de regretter qu’il n’en ait pas tiré tout le parti
qu’il pouvait faire745 », écrit Émile Faguet. C’est réécrire la vie de Sainte-Beuve en changeant les
circonstances et la fin. C’est écrire la prise de conscience de l’échec de l’empirisme et du
scepticisme. C’est vouloir être critique et devenir romancier pour accomplir ce destin, plutôt que
vouloir être poète et devenir critique malgré soi. D’ailleurs, ce que Proust reprochait surtout à
Sainte-Beuve, c’était de ne pas avoir produit sa propre œuvre, d’avoir ingéré puis recraché, sans
digérer. Toute lecture vraiment fertile résulte en un nouveau et plus vif désir de lecture, mais
aussi en un désir de création, de procréation. Malheureusement, Sainte-Beuve n’est resté qu’un
récepteur selon Proust. Sa critique engendre conséquemment une lecture passive. Proust, lui, voit
la nécessité de produire à son tour une œuvre digne de ses prédécesseurs. Il ne veut plus les
prendre pour modèles, mais s’inscrire dans leur lignée ; être non pas leur imitateur, mais leur
héritier à proprement parler. Et comme on le sait, l’œuvre de Proust engendrera une lecture
beaucoup plus active et constructive. La Recherche n’a-t-elle pas contribué à faire connaître et
aimer les âmes dont Proust disait avoir la charge? N’accomplit-elle pas ce redressement, ou du
745 FAGUET, Émile, « Sainte-Beuve », loc. cit., p. 235.
175
moins ce questionnement de certains jugements esthétiques erronés? Ne donne-t-elle pas envie
de lire à côté et davantage? Et surtout, ne suscite-t-elle pas le désir d’écrire?
177
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