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DU MÊME AUTEUR

A u x é d i t i o n s d e M i n u i t

LE DÉVELOPPEMENT DU CAPITALISME EN CÔTE-D'IVOIRE.

LE MONDE DES AFFAIRES SÉNÉGALAIS, é p u i s é . L'ÉCONOMIE DU MAGHREB, é p u i s é . LE MAGHREB MODERNE.

L 'AFRIQUE DE L'OUEST BLOQUÉE. LE DÉVELOPPEMENT INÉGAL — E s s a i s u r les f o r m a t i o n s soc ia les d u

c a p i t a l i s m e p é r i p h é r i q u e . LA CRISE DE L'IMPÉRIALISME, en c o l l a b o r a t i o n avec A . Fa i r e , M . H u s s e i n ,

G . M a s s s i a h . L'IMPÉRIALISME ET LE DÉVELOPPEMENT INÉGAL.

LA NATION ARABE — N a t i o n a l i s m e et l u t t e s de c lasse .

LA LOI DE LA VALEUR ET LE MATÉRIALISME HISTORIQUE.

CLASSE ET NATION d a n s l ' h i s t o i r e d e la c r i se c o n t e m p o r a i n e . L'ÉCONOMIE ARABE CONTEMPORAINE.

L'AVENIR DU MAOÏSME.

S o u s le p s e u d o n y m e d e H a s s a n R i a d : L 'ÉGYPTE NASSÉRIENNE, épu i sé .

A u x P . U . F .

TROIS EXPÉRIENCES AFRICAINES DE DÉVELOPPEMENT : LE MALI, LA

GUINÉE ET LE GHANA. C o l l e c t i o n « E t u d e s t ie rs m o n d e » , é p u i s é .

A u x é d i t i o n s A n t h r o p o s

HISTOIRE ÉCONOMIQUE DU CONGO 1880-1968, e n c o l l a b o r a t i o n a v e c

C a t h e r i n e C o q u e r y V i d r o v i t c h , é p u i s é . L'ACCUMULATION À L'ÉCHELLE MONDIALE — C r i t i q u e d e l a t h é o r i e d u

s o u s - d é v e l o p p e m e n t . LA QUESTION PAYSANNE ET LE CAPITALISME, en c o l l a b o r a t i o n avec K o s t a s

V e r g o p o u l o s . L 'ÉCHANGE INÉGAL ET LA LOI DE LA VALEUR.

IMPÉRIALISME ET SOUS-DÉVELOPPEMENT EN AFRIQUE.

L'ACCUMULATION DÉPENDANTE — S o c i é t é p r é - c a p i t a l i s t e et c a p i t a l i s m e , e n c o l l a b o r a t i o n a v e c A n d r é G u n d e r F r a n k .

A u x é d i t i o n s L a D é c o u v e r t e

LA CRISE, QUELLE CRISE ? e n c o l l a b o r a t i o n a v e c G . A r r i g h i , A . G . F r a n k et I. W a l l e r s t e i n .

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Samir Amin

La déconnexion Pour sortir du système mondial

É D I T I O N S L A D É C O U V E R T E 1, place Paul-Painlevé

PARIS V 1986

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Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Editions La Découverte, 1, place Paul-Painlevé, 75005 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel A la découverte.

© Editions La Découverte, Paris, 1985 ISBN 2-7071-1588-6

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A v a n t - p r o p o s

La thèse qui est présentée dans cet ouvrage — la nécessité de « déconnecter » par rapport au système capitaliste mondialisé — est, à notre avis, généralement mal connue, et, peut-être de ce fait, encore plus mal reçue.

Il faudra certainement s'expliquer sur ce concept de « déconnexion » et éviter de trop le banaliser en l'inter- prétant, par exemple, comme un simple synonyme d'autarcie économique. Il faudra, pour cela, aller au-delà du discours des hommes politiques, notamment ceux qui, dans le tiers monde aux abois, font un usage du terme dont la fréquence grandissante ne compense pas le flou persistant — sans doute volontaire au moins en partie — des propositions.

La thèse de la déconnexion articule les quatre propositions suivantes : • Premièrement, la nécessité de la déconnexion est le produit politique logique du caractère inégal du développement du capitalisme. Ce concept de développement inégal dépasse l'apparence immédiate illustrée par la distribution pyramidale des revenus moyens par tête des différents pays capitalistes. Il implique une certaine conception de la loi de la valeur et une théorie de la valeur de la force de travail et des transferts

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de valeurs dans le système mondial. Le développement inégal, pris dans ce sens, est à l'origine d'évolutions sociales, politiques, et idéologiques essentielles comme, par exemple, le phénomène social-démocrate et le déclin apparent du marxisme en Occident, et l'émergence des révolutions nationales de la périphérie. • Deuxièmement, la déconnexion est une condition nécessaire de toute avancée socialiste, dans le Nord comme dans le Sud. Cette proposition est essentielle, à notre avis, pour une interprétation du marxisme qui tienne réellement compte du caractère inégal du développement capitaliste. • Troisièmement, les avancées éventuelles ouvertes ainsi, sur la base de la déconnexion, ne sauraient constituer la « garantie » d'une évolution ultérieure certaine vers un « socialisme » défini à l'avance. Le socialisme reste toujours un avenir à construire. • Quatrièmement, l'option en faveur de la déconnexion doit être discutée en termes politiques. Cette proposition résulte d'une interprétation selon laquelle les contraintes de l'économie ne sont absolues que pour ceux qui acceptent l'aliénation marchande propre au capitalisme, et font alors de celui-ci un système an-historique à vocation éternelle. Le débat porté au plan politique implique à son tour l'analyse tactique concrète articulée sur une stratégie elle-même évolutive.

Ces considérations expliquent l'organisation de cet ouvrage en trois parties.

Dans la première partie nous proposons une problématique générale de la déconnexion organisée successivement autour des questions de conceptualisation et de stratégie, puis des préoccupations de tactique.

Dans la deuxième partie, nous nous proposons de répondre aux objections principales qui sont adressées à la thèse de la déconnexion. La déconnexion s'impose comme la seule solution possible, pour les peuples de la périphérie du système parce que le développement inégal du capitalisme accuse nécessairement ici les contrastes de classes d'une manière explosive. Les révolutions qui ont résulté de ce développement inégal (Russie et Chine) ne peuvent en aucune manière être réduites à des moments de l'expansion capitaliste ; et l'expansion capitaliste qui se poursuit ailleurs

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dans les périphéries du système qui n'ont pas déconnecté conserve des caractères spécifiques qui interdisent de l'assimiler à l'expansion capitaliste dans les centres du système. La thèse de la déconnexion impose une interprétation du marxisme qui rende compte de sa vocation afro-asiatique.

Dans la troisième partie, nous examinerons deux propositions de « déconnexion » qui se situent en dehors de la méthode du matérialisme historique : celle du mouvement des Verts (au sens large) de l'Occident et celle du fondamentalisme islamique. L'importance actuelle de ces deux courants, tous deux d'ailleurs fondés sur une approche culturaliste de l'histoire, témoigne du caractère objectif du besoin social de « déconnecter », même si, à notre avis, ils n'apportent pas de réponse réelle au défi que les sociétés contemporaines en crise ont à relever.

Le problème abordé étant, à notre avis, fondamental, il va sans dire que la manière de le définir dépend largement des conceptions théoriques sous-jacentes. Notre adhésion au marxisme n'est pas celle d'un fondamentalisme quelconque. Les propositions de Marx ne nous paraissent pas nécessairement et intégralement indiscutables, bien que l'essentiel de la méthode du matérialisme historique nous paraisse non dépassé. Notre souci n'est pas celui d'un marxologue, et nous ne cherchons pas davantage à définir un « marxisme juste », acceptant par avance la légitimité de la pluralité des marxismes. Dans cet esprit nous croyons utile la distinction entre l'essentiel et le circonstanciel dans l'élaboration du matérialisme historique chez Marx, comme nous mettons l'accent sur le non vu, à notre avis, dans les discours dominants du marxisme. Dans cet esprit également les apports successifs de Lénine et de Mao sont acceptés comme les produits compréhensibles de l'évolution de la réalité et, à ce titre, largement positifs, même s'ils ne sont en aucune manière ni définitifs ni achevés. Au contraire, la découverte éventuelle de leurs limites historiques nous intéresse davantage. La société capitaliste d'ailleurs continue d'évoluer ; la problématique de l'État, de la nation et des classes sociales ne peut aujourd'hui, à l'ère de la mondialisation approfondie, être identique à ce qu'elle était il y a un siècle, ou même il y a cinquante ans. Chaque fois

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q u e ce la s embla i t s ' i m p o s e r , n o s p o i n t s de vue c o n c e r n a n t

t ou t e s ces ques t ions son t explicités dans le texte (parfois , p a r des r envo i s à d ' a u t r e s ouv rages o ù n o u s a v o n s t ra i té la q u e s t i o n p lus s y s t é m a t i q u e m e n t ) . N o u s a v o n s v o u l u éviter ainsi de t r o p disperser l ' a t t en t i on p a r des digressions ; et, a u contra i re , op té p o u r le centrage de l ' a rgumen t sur la quest ion d e la d é c o n n e x i o n , t i t re d e l ' o u v r a g e .

L'auteur dirige actuellement un programme de recherches intitulé « Stratégies pour le futur de l'Afrique ». D'une certaine manière, cet ouvrage traite de certains aspects des thèmes abordés dans ce programme. Aussi, bien que les opinions ici exprimées soient strictement personnelles et n'engagent que lui, nos remerciements vont aux organismes associés à ce programme, le Forum du tiers monde, l'Université des Nations unies (UNU) et l'Institut des Nations unies pour la recherche et la formation (UNITAR), ainsi qu'à la SAREC suédoise, qui lui apporte, avec l'UNU, un soutien financier essentiel.

* L'Agence suédoise pour la coopération en matière de recherche.

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Quest ions posées par l ' expans ion mondia le du capital isme

1. Les trente dernières années ont été témoins de changements profonds dans pratiquement chacune des sociétés composantes du système mondial aussi bien que dans la structure d'ensemble de celui-ci. Les trente années précédentes — de 1914 à 1945 — avaient été marquées par une relative stagnation des forces productives au niveau global, l'affrontement violent des centres impérialistes visant à surmonter leurs difficultés en s'assurant leur hégémonie par des moyens militaires (deux guerres mondiales), le maintien de l'Afrique et de l'Asie dans le statut de colonies ou de semi- colonies, le succès de deux révolutions majeures, la russe et la chinoise, sous la direction de partis communistes. L'après- guerre a été marqué en revanche par un essor sans précédent de la croissance économique dans l'ensemble du système capitaliste, l'hégémonie des États-Unis sur cet ensemble (incontestée sans doute jusqu'à la décennie soixante-dix), la liquidation des empires coloniaux et la constitution de près d'une centaine d'Etats indépendants nouveaux ou rénovés.

Un tel contraste entre ces deux périodes correspondant à deux générations successives devait par la force des choses entraîner la remise en question des théories de la science

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sociale. Pendant la période 1914-1945, le marasme, la violence des deux guerres mondiales et de la crise de 1930, le succès des révolutions russe et chinoise, puis l'essor des luttes d'indépendance nationale, devaient appeler à mettre l'accent sur l'impasse du développement capitaliste et la maturité de la « révolution socialiste » à l'ordre du jour. En revanche, les trente années 1950-1980 allaient montrer la capacité inattendue du capitalisme à s'adapter aux conditions nouvelles et même à en tirer bénéfice, sa capacité à regagner, à travers un nouvel essor général, une légitimité qui lui assure une perspective de stabilité d'autant plus remarquable que les « révolutions socialistes » ne paraissent pas offrir une alternative convaincante.

Avec le retard normal de la réflexion théorique sur la réalité analysée — le temps de la prise de conscience de la nature de celle-ci, celui de la formulation d'ensembles théoriques articulés, etc. —, la théorie sociale inspirée par chacune de ces deux périodes successives s'est cristallisée vers la fin — et non au début ou même au cours — de la période envisagée. Ainsi, les visions « stagnationnistes » du capitalisme, amorcées au cours des années 1930 (voire le keynésianisme ou la théorie du « blocage » des colonies par l'impérialisme), ont été diffusées massivement dans l'après- deuxième guerre seulement ; tandis que les visions axées sur l'importance de la transformation, de la croissance et du développement, leur nature et leurs perspectives (voire les théories « développementalistes » ou leurs critiques mettant l'accent sur la « dépendance »), amorcées dans les années soixante, n'ont été guère diffusées massivement qu'à partir des années soixante-dix lorsque, déjà, le modèle de l'essor de l'après-guerre entrait lui-même en crise.

Dans tous les cas, pour chacune des périodes envisagées ici comme pour les phases précédentes de l'expansion capitaliste depuis ses origines, il y a quatre ou cinq siècles, le « développement » a été « inégal », tant dans ses centres avancés que dans ses périphéries retardées. Chez les premiers, tout historien sait reconnaître sans difficulté les périodes d'essor rapide des uns, de stagnation, voire de déclin des autres (le déclin britannique et l'essor japonais contemporains par exemple). Chez les seconds, il en est de même aujourd'hui, tout comme dans les phases antérieures. A

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aucun moment de l'histoire, l'ensemble du monde situé autour ou en dehors des régions capitalistes développées n'a constitué une réalité homogène et indifférenciée. D'une part — évidence banale — les formes historiques des sociétés, le niveau de développement de leurs forces productives, le stade de constitution des formes étatiques ont toujours présenté une variété qui n'est pas plus grande aujourd'hui qu'il y a quatre siècles. Des Etats tributaires avancés aux sociétés tribales, il n'y a pas moins d'hétérogénéité et de distance qu'aujourd'hui entre le Brésil et le Rwanda. D'autre part, au fur et à mesure de leur intégration au système capitaliste mondial, les différentes régions que nous qualifions de périphériques ont rempli des fonctions spécifiques diverses qui accentuent leur hétérogénéité, voire leur « niveau de développement » au sens banal des apparences de leur « modernisation ». La Nouvelle-Angleterre, l'Amérique coloniale espagnole, les colonies de plantations esclavagistes, l'Afrique qui fournit la main-d'œuvre servile, l'Empire ottoman et la Chine (après son « ouverture ») qui sont progressivement intégrés dans les échanges centrés sur l'Europe, l'Inde et l'Indonésie colonisées ne sont pas non plus moins différenciés et « inégaux » que le tiers monde actuel.

La « redécouverte » de cette banalité extrême de la diversité actuelle du tiers monde, des rythmes inégaux de sa croissance à l'époque contemporaine et notamment de son industrialisation, de la variété des fonctions remplies dans le système mondial (fournisseurs de matières premières, de main-d'œuvre ou de produits industriels, etc.), n'avance guère la réflexion. L'utilisation de cette banalité vraie à toute époque pour nier « la soi-disant théorie du centre et de la périphérie » ou « l'existence du tiers monde » ne répond à aucune question digne d'être posée.

Si également on veut faire abstraction de la succession de phases distinctes dans l'expansion capitaliste et de l'inégalité du développement dans toutes ces phases et dans l'ensemble du système, on peut mettre en relief quelques grandes tendances générales qui définissent le mode capitaliste. Au moins trois d'évidence : le développement des forces productives, l'intensification de l'« interdépendance » (des échanges de toute nature) que nous qualifions de

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« transnationalisation » ou de « mondialisation », la généralisation d'un certain nombre de formes propres au capitalisme (le travail salarié, l'urbanisation, certains types d'organisation du travail et de la propriété des moyens de production, etc.).

Mettre l'accent sur ces tendances générales et communes constitue un exercice facile d'un intérêt médiocre pour la compréhension de la réalité concrète et des perspectives du système en question.

Par exemple, qui pourrait nier le développement des forces productives dans l'ensemble des régions apparemment avancées ou attardées ? Dire donc que le capitalisme condamnerait telle région (les colonies ou la périphérie, par exemple) à la stagnation, c'est nécessairement aller contre une vérité essentielle : le dynamisme constitutif du mode de production capitaliste. Mais, à mon avis, personne n'a jamais dit cela sérieusement. En revanche, ce que l'on peut dire, c'est que dans telle phase du capitalisme, telle région remplissant telle fonction spécifique, peut, de ce fait, être momentanément effectivement condamnée à la stagnation ou même au déclin. Cette proposition, maintes fois vérifiée dans l'histoire, est fort différente de la simplification formulée plus haut, qui sert de prétexte à ceux qui nient la spécificité (et l'inégalité) des fonctions en mettant facilement en avant la tendance — abstraite — au changement effectif à long terme.

Faire observer unilatéralement le caractère « positif » du développement des forces productives sans se préoccuper du contenu de classe de ce développement (en termes banals : « développement pour qui ? ») ni en général (puisqu'il s'agit de capitalisme) ni d'une manière concrète, c'est-à-dire dans une phase donnée de l'expansion capitaliste et pour une région particulière exerçant des fonctions spécifiques dans celle-ci, c'est faire une option de nature idéologique (et non scientifique), à savoir accepter le capitalisme comme étant « à long terme » (plusieurs siècles, un millénaire ?) le moyen de « résoudre les problèmes de l'humanité ». On conviendra qu'une autre option idéologique est tout également possible : les contradictions sociales associées au développement des forces productives permettent de répondre aux problèmes des sociétés dans la perspective de leur avenir visible de diverses manières, selon le point de vue duquel on se place.

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L'intensification graduelle de la transnationalisation est également un lieu commun. D'une certaine manière même, on peut dire que celle-ci tend à gommer l'autonomie des régions, nations ou peuples, États constitutifs du système. Mais de là à conclure que l'action politique doit s'inscrire dans une ligne de soumission aux exigences de celle-là parce qu'elle représenterait une force insurmontable et qu'en refuser les conséquences c'est être irréaliste, voire réactionnaire utopique, c'est également faire une option idéologique en défense de « l'action civilisatrice » du capitalisme. C'est supposer implicitement que cette transnationalisation intensifiée opère de la même manière et a les mêmes effets sur les différentes composantes du système. Rien n'est moins exact que cette hypothèse si l'on admet que les fonctions spécifiques exercées par les uns et les autres offrent aux peuples et classes sociales des perspectives profondément différentes, encore une fois dans l'horizon de l'avenir visible qui définit les prises de conscience et les attitudes politiques et sociales des sujets historiques.

Observer le développement général des formes d'organi- sation du capitalisme n'avance guère plus. D'une certaine manière, donc, le capitalisme tend bien à « homogénéiser » le monde, et le discours sur les effets contemporains de la communication transnationale, de l'« américanisation » dans tel ou tel domaine des comportements sociaux, etc. est un discours facile pour hebdomadaires à grand public. Il faut évidemment aller au-delà de ces simples apparences. Car à ce niveau, le monde se présente toujours, à tout moment, sous la forme d'une pyramide plus ou moins régulière, où la différence quantitative paraît être la seule forme de hiérarchie. Que l'on choisisse tel ou tel critère de classement, un critère synthétique (le revenu par tête tel que les statisticiens économistes modernes le mesurent) ou même un critère partiel (le niveau d'industrialisation, ou le nombre de téléphones par cent habitants, etc.), comme il y a des corrélations évidentes entre la plupart de ces critères, on ne découvrira rien de plus que ce que l'on sait déjà : l'expansion capitaliste est réelle.

Car les deux vraies questions, et véritables difficultés de la science sociale, se situent au-delà de ces banalités. Ces deux questions sont les suivantes :

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• Premièrement, l'échelle quantitative d'apparence continue cache-t-elle des différences qualitatives ? Où se situent les critères de ces dernières ? Sont-elles de même nature d'une phase à l'autre de l'histoire capitaliste ou se déplacent-elles d'un domaine de la réalité à l'autre ? Les frontières éventuelles entre les groupes qualitatifs sont-elles relativement stables ou mobiles ? Notamment, y a-t-il des situations « intermédiaires » ? Sont-elles la règle ou l'exception ? • Deuxièmement, l'expansion d'ensemble du système contient-elle en elle-même une tendance à voir les régions plus attardées reproduire, avec retard, les mêmes types de développement que les régions plus avancées ont connus antérieurement ? Cette tendance peut-elle être « accélérée », permettant le « rattrapage » ? Ou au contraire d'une phase à l'autre de l'histoire du système les types de développement des différents segments de celui-ci ne sont pas réductibles au même modèle fondamental ?

Malheureusement les débats contemporains concernant la « théorie du développement », si utiles soient-ils pour une meilleure appréciation de tel ou tel aspect des problèmes, sont, à notre avis, passablement c o n f u s La raison en est peut-être que les questions posées ne sont pas toujours clairement distinctes. Dans l'ensemble, à notre avis, les critiques globales adressées à une prétendue « théorie de la dépendance », les affirmations générales anti-tiers-mondistes du genre « le développpement des nouveaux pays industriels — NICs — réduit à néant la distinction centre/périphérie », etc., n'aident pas à voir clair. Ces critiques se facilitent trop la tâche en s'inventant un adversaire ignorant le dynamisme propre au capitalisme, qui est alors facile à pourfendre. Par la même occasion, les questions difficiles sont évacuées du débat.

1. La bibliographie concernant ces débats est considérable. Pour une sélection des principaux points de vue et de nos thèses, cf. AMIN S., Le développement inégal, Editions de Minuit, Paris, 1973 ; AMIN S., L'échange inégal et la loi de la valeur, Anthropos, Paris, 1973 ; AMIN S., Classe et nation dans l'histoire et la crise contemporaine, Editions de Minuit, Paris, 1979. Voir aussi nos analyses de la crise dans : AMIN S., ARRIGHI G., FRANK A.G. et WALLERSTEIN I., La crise, quelle crise ?, La Découverte, Paris, 1982.

Voir également le chapitre 4 (Critiques de Bettelheim et Warren).

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2. Les réponses aux deux séries de questions posées nous semblent se ranger dans deux familles de vision-perspective de l'expansion capitaliste.

Celle qui nous paraît être la vision prédominante est fondée sur deux hypothèses. Première hypothèse : le mode de production capitaliste obéit à des lois économiques d'une puissance déterminante et d'une force extrême qui tendent à homogénéiser le monde, c'est-à-dire à créer partout le même type de société, qui appelle au développement des forces productives au niveau le plus élevé possible. Deuxième hypothèse : les retards des uns par rapport aux autres doivent être attribués pour l'essentiel à des causes internes aux différentes formations historiques, c'est-à-dire à leur dynamique de classes, plus ou moins favorable ou hostile à l'émergence et à la domination des rapports capitalistes.

Cette vision générale de l'expansion capitaliste est-elle correcte ? Plus précisément, les hypothèses fondamentales sur lesquelles elle se fonde sont-elles suffisantes ? La critique de la perspective de l'homogénéisation du monde par le capitalisme part de la constatation que celle-ci non seulement n'a pas été réalisée, même approximativement, par les cinq siècles d'histoire de cette expansion, mais encore qu'elle n'est pas à l'ordre du jour de l'avenir visible. L'aveu même que celle-ci serait impossible n'est-il pas fait naïvement par ceux qui croient constater que les niveaux de consommation de l'Occident ne peuvent tout simplement pas être généralisés à l'ensemble de l'humanité, faute de ressources suffisantes de la planète ? Dire alors que la tendance à l'homogénéisa- tion constitue la force déterminante et que l'hétérogénéité est seulement transitoire, n'est-ce pas vider le concept de transition de tout contenu, puiqu'il s'agit d'une transition coexistant au capitalisme depuis ses origines ?

Il faut donc discuter la nature et les raisons de la permanence du développement inégal, sur lesquelles précisément les opinions divergent, et non point éluder le débat par la simple affirmation d'une tendance abstraite du capitalisme à se généraliser.

La base commune qui réunit les critiques de la vision- perspective prédominante est fondée sur l'hypothèse que le système capitaliste mondial ne saurait être réduit à une juxtaposition de formations « nationales » (ou locales)

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autonomes, parce que la structure et les fonctions de ces formations locales dépendent elles-mêmes des structures du système mondial et du jeu des forces qui en déterminent l'évolution globale. Dans ces conditions, la dynamique des formations locales n'est pas déterminée exclusivement par leurs conflits internes. Les classes sociales ne se définissent pas exclusivement par leur position dans le système local mais — et c'est non moins important — par leur rapport à l'ensemble des forces qui opèrent à l'échelle mondiale. La distinction forces internes/forces externes est de ce fait artificielle et réductrice : toutes les forces sociales sont internes dès lors que l'unité d'analyse est le système mondial et non, seulement, ses composantes locales.

On doit situer dans le cadre de cette hypothèse générale les concepts de « centre » et de « périphérie » à partir desquels est construite la théorie du développement inégal dans le système mondial. Une définition rapide de l'asymétrie qui caractérise le rapport centre-périphérie pourrait être la suivante : dans les centres, le procès de l'accumulation du capital est commandé principalement par la dynamique des rapports sociaux internes, renforcée par des relations extérieures mises à son service ; dans les périphéries, le procès de l'accumulation du capital est principalement dérivé de l'évolution des centres, greffé sur celle-ci, en quelque sorte « dépendant ». Nous reviendrons sur le sens de cette définition générale, son contenu et ses formes historiques.

La question véritable est de savoir si ce partage des formations locales en « centrales » et « périphériques », qui suppose une différence qualitative et non seulement des différences quantitatives, est fondé ou non. Les réponses divergentes à cette question, explicitée ici mais souvent implicite, départagent les camps. Car personne ne nie « l'interdépendance » globale des formations locales, ni même leur inégalité dans celle-ci. En un sens général, tout procès d'accumulation dépend à la fois de la dynamique interne et des contraintes extérieures. Cela est vrai aussi bien pour la France, le Brésil, le Rwanda, tout à fait indépendamment de leur niveau de développement. C'est même vrai pour le pays capitaliste le plus avancé, occupant éventuellement une position hégémonique : l'accumulation en Grande-Bretagne au XIX siècle, aux États-Unis

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aujourd'hui, n'est pas sans rapports avec les relations que ces pays entretiennent avec le reste du monde. Les partisans de la vision-perspective critiquée prétendent que le mélange « déterminations internes »/« contraintes extérieures » serait simplement dosé différemment pour les uns et les autres : la contrainte extérieure est moins pesante (peut-être) pour le Japon que pour le Brésil, pour le Brésil que pour le Ghana ; mais il n'y aurait pas de différence qualitative. Nous revenons à l'image pyramidale du monde, stratifié en couches successives dans un continuum qu'il serait artificiel de découper en catégories qualitativement différentes.

Des corrélations évidentes existent entre les différents aspects du « développement ». Aussi le classement pyramidal selon les niveaux de revenu par tête par exemple correspondra-t-il, fût-ce approximativement, au classement des régions et pays selon le degré de la dépendance extérieure de l'accumulation et sa sensibilité aux contraintes extérieures. Comme par ailleurs, le système est caractérisé par son dynamisme permanent et que la croissance de ses différents segments est toujours inégale, la position des nations dans la pyramide étant variable, on conclura que l'intensité de la « dépendance extérieure » est elle-même, et pour tous, relative et variable.

Par ailleurs, le développement de l'ensemble du système entraîne l'intégration toujours plus poussée de chacun de ses segments, autrement dit l'intensité de la transnationalisation s'accentue d'une phase à l'autre de l'histoire. Mais cette intensification vaudrait autant pour les uns que pour les autres, en sorte que, d'une certaine manière, la France, le Brésil et le Rwanda sont aujourd'hui plus sensibles aux contraintes globales que ces pays ne l'étaient il y a un demi-siècle.

Les thèses qui refusent la vision critiquée du continuum n'insistent pas seulement sur les « spécificités » de chaque formation locale (la reconnaissance de celles-ci n'est niée par personne). Elles prétendent qu'il y a bien des différences qualitatives qui entraînent des devenirs différents dans le développement d'ensemble du système. On précisera donc plus loin la nature de ces différences qualitatives.

Il faut bien reconnaître cette différence de perspective. Car la vision-perspective prédominante critiquée implique la

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reconnaissance de la tendance à l'homogénéisation, fût-ce dans une inégalité relative, comme elle attribue la position des différentes formations dans la structure pyramidale, elle- même variable, aux seules conditions internes à ces formations. En revanche, la théorie du développement inégal prétend expliquer autrement, c'est-à-dire par la dynamique d'ensemble du système, la reproduction de l'inégalité d'une phase à l'autre. Elle insiste donc sur la polarisation du système, c'est-à-dire simultanément sa condensation autour du ou des noyaux centraux d'une part, et la constitution autour de ce ou ces noyaux d'une nébuleuse de satellites qui ne sont pas « en voie de condensation » d'autre part. Dans un autre langage, « développement » et « sous-développe- ment », dans le sens descriptif de ces expressions vulgarisées, sont liés organiquement et constituent l'endroit et l'envers du même développement global mondialisé. Mais il faudra alors préciser pourquoi et en quoi s'opposent et coexistent en permanence les processus de condensation d'une part et ceux de désagrégation d'autre part ; pourquoi les premiers l'emportent chez certains, les seconds chez d'autres. Il faudra aussi accepter le défi que représentent les situations « intermédiaires », que l'on peut provisoirement qualifier de « semi-périphéries » et savoir reconnaître si elles sont l'exception ou la règle, si elles sont en « voie de devenir des formations centrales » ou non, etc.

A ce stade, et avant d'envisager les réponses à ces questions, on doit s'abstenir de cristalliser davantage les positions. Il n'y a pas dans ce domaine deux « théories », plus ou moins achevées et cohérentes, ou prétendues telles, qui s'opposeraient. La méthode scientifique, « l'école de pensée », ne conduisent pas nécessairement à telle ou telle conclusion. L'analyse conventionnelle en termes d'économie néo-classique, de sociologie fonctionnaliste et de science politique empiriste, les analyses structuralistes, celles du (ou des) marxisme(s) (et « néo-marxismes ») sont utilisées par les uns ou les autres et conduisent à des conclusions souvent divergentes, quelles que soient les méthodes d'analyse adoptées.

Tout au plus, peut-on dire que la logique inhérente à l'économie néo-classique n'incite pas à poser le genre de questions débattues ici. L'économie néo-classique ignore

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l'histoire et ne reconnaît que de prétendues lois économiques universelles qui s'imposeraient avec une force incontour- nable, entraînant un développement (que nous qualifions de capitaliste) presque fatal. Les retards de certaines nations dans ce type de développement doivent alors être attribués à un refus — politique, idéologique ou social — de se soumettre aux exigences de ces lois universelles. Comme on peut le voir, le marxisme, accusé d'économisme, l'est en fait infiniment moins que la philosophie de l'économie néo- classique. Cet économisme fondamental n'est guère atténué par l'explication des inégalités et des retards historiques, reléguée à des disciplines séparées de l'économie : la sociologie fonctionnaliste ou la politologie empiriste.

Mais le marxisme lui-même peut donner lieu à des interprétations qui ne sont pas totalement différentes dans les conclusions qu'elles inspirent. Les lois économiques en question, dépouillées de leur prétention à l'universalité et qualifiées de lois de l'accumulation capitaliste, sont alors également considérées comme la force motrice implacable qui conduit à l'homogénéisation du monde par le développement des forces productives sur la base de rapports de production capitalistes généralisés.

Dans tous les cas, dès lors que l'on admet ce point de vue, il apparaît vain, voire réactionnaire, de s'opposer à ce développement, fût-il capitaliste, des forces productives. Car il préparerait les conditions objectives nécessaires au passage au socialisme, dans l'interprétation « économiciste » du marxisme. Entre autres, la résistance à ce développement au nom de la préservation de l'autonomie nationale par exemple serait illusoire et finalement négative. L'éloge de l'universa- lisme caractérise cette vision de l'expansion du capitalisme.

Que peut-on opposer à cette vision et à ses justifications théoriques, formulées dans l'esprit d'écoles de pensée aussi éloignées que celles que l'on a considérées ici ? Y a-t-il une théorie — par exemple celle qualifiée de « théorie de la dépendance » des années soixante et soixante-dix — qui rendrait compte de la permanence de la reproduction du couple asymétrique centre/périphérie ? Je ne crois pas que

2. Une excellente présentation synthétique critique de la « théorie du développement » est proposée par Fayçal Yachir, Où en est la théorie du développement ?, Forum du tiers monde, Dakar, mai 1985, ronéoté.

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l ' o n p u i s s e a l l e r j u s q u ' à c e t t e c o n c l u s i o n . N o u s r e v i e n d r o n s

p l u s l o i n s u r c e t e r m e d e « d é p e n d a n c e » q u i v é h i c u l e t o u t e s

les i n c e r t i t u d e s e t l es a m b i g u ï t é s d e s o n s e n s c o m m u n . M a i s ,

p a r - d e l à les q u e r e l l e s d e m o t s e t d ' a p p e l l a t i o n s — s a n s g r a n d

i n t é r ê t — le c o r p u s d e s a n a l y s e s p r o d u i t e s e n c o n t r e p o i n t d e

l a v i s i o n p e r s p e c t i v e p r é d o m i n a n t e n e c o n s t i t u e p a s u n e

t h é o r i e g é n é r a l e . D ' a b o r d p a r c e q u e c e s a n a l y s e s f o n t a p p e l

à d e s m é t h o d e s f o n d a m e n t a l e s d i v e r s e s : s t r u c t u r a l i s t e s ,

m a r x i s t e s o u « n é o - m a r x i s t e s » , e m p r u n t a n t p a r f o i s m ê m e

à l ' é c o n o m i e n é o - c l a s s i q u e c e r t a i n s d e ses i n s t r u m e n t s

d ' a n a l y s e p a r t i e l l e . E n s u i t e p a r c e q u e les r é s u l t a t s , p a r t i e l s ,

d e c e s a n a l y s e s c r i t i q u e s , s e s i t u e n t d a n s d e s d o m a i n e s d i v e r s ,

s a n s q u e t o u j o u r s o n s e p r é o c c u p e d e l e u r i n t é g r a t i o n , o u m ê m e s o n t c o n t r a d i c t o i r e s .

L a p r é t e n d u e « t h é o r i e d e l a d é p e n d a n c e » e n q u e s t i o n n e

c o n s t i t u e d ' a i l l e u r s p a s l a p r e m i è r e t e n t a t i v e d e r e f u s d e l a

p e r s p e c t i v e d ' u n e e x p a n s i o n c a p i t a l i s t e i m p l a c a b l e e t

h o m o g é n é i s a n t e . L a t h é o r i e l é n i n i s t e d e l ' i m p é r i a l i s m e s ' é t a i t

a s s i g n é e le m ê m e o b j e c t i f c r i t i q u e e t e n a v a i t t i r é d e s

c o n c l u s i o n s i m p o r t a n t e s c o n c e r n a n t l a s t r a t é g i e p o l i t i q u e d e

l a l u t t e p o u r le s o c i a l i s m e . M a i s d é j à ici o n n e p e u t p a s p a r l e r

d ' u n e s e u l e e t u n i q u e « t h é o r i e d e l ' i m p é r i a l i s m e » . R o s a

L u x e m b u r g p a r e x e m p l e p r é t e n d a i t q u e l ' a c c u m u l a t i o n

c a p i t a l i s t e i m p l i q u a i t n é c e s s a i r e m e n t d e s r a p p o r t s d ' é c h a n g e

e n t r e l a s o c i é t é c a p i t a l i s t e d ' u n e p a r t e t d e s f o r m a t i o n s

s o c i a l e s p r é c a p i t a l i s t e s d ' a u t r e p a r t . E n d ' a u t r e s t e r m e s , e l l e

c o n c l u a i t q u e c e n t r e ( c a p i t a l i s t e a c h e v é ) e t p é r i p h é r i e

( c a p i t a l i s t e i n a c h e v é e ) c o n s t i t u e n t d e u x s o u s - e n s e m b l e s

n é c e s s a i r e m e n t a s s o c i é s d a n s t o u t e s les é t a p e s d e l ' e x p a n s i o n

c a p i t a l i s t e . L é n i n e a c r i t i q u é c e t t e a n a l y s e s u r l e p l a n

t h é o r i q u e , s a n s n i e r l ' e x i s t e n c e f a c t u e l l e d e s r a p p o r t s e n

q u e s t i o n . E n r e v a n c h e , il a m i s l ' a c c e n t s u r c e q u i l u i

p a r a i s s a i t n o u v e a u , e n r a p p o r t a v e c l a f o r m a t i o n d e s

m o n o p o l e s , l ' e x p o r t a t i o n d u c a p i t a l , l e p a r t a g e c o l o n i a l d u

m o n d e e t l e c o n f l i t d e s i m p é r i a l i s m e s . M a i s il a l a i s s é

s u b s i s t e r u n e a m b i g u ï t é s u r l e s e f f e t s d e c e t t e é v o l u t i o n a u

p l a n d e l a p e r s p e c t i v e s o c i a l e e t r é v o l u t i o n n a i r e . C a r d ' u n

c ô t é , il s i g n a l e l e r a p p o r t q u i e x i s t e s e l o n l u i , e n t r e le « r é f o r m i s m e » e t l a c o n s t i t u t i o n d e « l ' a r i s t o c r a t i e

o u v r i è r e » . M a i s d ' u n a u t r e c ô t é , il f a i t l ' é l o g e d ' u n o u v r a g e

d a n s l e q u e l N i c o l a s B o u k h a r i n e a f f i r m e q u e l ' i m p é r i a l i s m e

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unifie le marché mondial du travail et de ce fait tend à égaliser le niveau du salaire dans l'ensemble du système. Nous avons attiré l'attention sur cette observation, passée s o u v e n t i n a p e r ç u e

C e s a n a l y s e s d e l ' i m p é r i a l i s m e — à d é f a u t d ' u n e t h é o r i e

( s e u l e e t u n i q u e ) d e c e l u i - c i — o n t c o n s t i t u é , à n o t r e a v i s ,

u n g r a n d p a s e n a v a n t e t n o n , c o m m e o n l e d i t m a i n t e n a n t

t r o p l é g è r e m e n t , u n e e r r e u r . C e r t e s , c e s a n a l y s e s n e s e s o n t

p a s s i t u é e s d a n s l ' a b s t r a i t , m a i s s o n t p a r t i e s d e l ' é t a t r é e l d u

s y s t è m e m o n d i a l d e l ' é p o q u e . F a u t - i l r é p é t e r e n c o r e q u e

j u s q u ' a u l e n d e m a i n d e l a S e c o n d e G u e r r e m o n d i a l e , c ' e s t -

à - d i r e p e n d a n t p r è s d e t r o i s q u a r t s d e s i è c l e , l e s y s t è m e

m o n d i a l a b i e n é t é c a r a c t é r i s é f o n d a m e n t a l e m e n t p a r c e t t e

d i c h o t o m i e c e n t r e s i m p é r i a l i s t e s i n d u s t r i a l i s é s e n

c o n f l i t / p é r i p h é r i e s c o l o n i a l e s e t s e m i - c o l o n i a l e s , a v e c t o u s s e s

e f f e t s ? B i e n s û r , c o m m e t o u j o u r s , c e r t a i n s o n t s u c c o m b é à

l a t e n t a t i o n d e p é r e n n i s e r l e s a s p e c t s h i s t o r i q u e s p a r t i c u l i e r s

d e c e t t e d i c h o t o m i e , c o m m e p a r e x e m p l e l e s t a t u t c o l o n i a l

d e s p é r i p h é r i e s , o u l e u r e n f e r m e m e n t d a n s l a s p é c i a l i s a t i o n

a g r i c o l e e t m i n i è r e , o u l e r e l a t i f b l o c a g e d u d é v e l o p p e m e n t

d e s f o r c e s p r o d u c t i v e s , o u e n c o r e l e c o n f l i t d e s i m p é r i a l i s m e s .

O r , c e s f o r m e s h i s t o r i q u e s d e l a d i c h o t o m i e , s i e l l e s o n t b i e n

c a r a c t é r i s é l e s y s t è m e d e 1 8 8 0 à 1 9 4 5 , n e s o n t p l u s c e l l e s q u i

l a d é f i n i s s e n t a u j o u r d ' h u i : l e t i e r s m o n d e e s t c o n s t i t u é

d ' É t a t s i n d é p e n d a n t s , l ' i n d u s t r i a l i s a t i o n y e s t a m o r c é e ( b i e n

q u ' i n é g a l e m e n t ) , l ' h é g é m o n i e a m é r i c a i n e a e x c l u c e r t a i n e s

f o r m e s a n t é r i e u r e s d ' u n c o n f l i t d e s i m p é r i a l i s m e s , e t c . F a u t - i l

p o u r a u t a n t r e j e t e r l a v a l i d i t é d e l ' a n a l y s e d e l ' i m p é r i a l i s m e

p o u r r e v e n i r à l a v i s i o n d ' u n e e x p a n s i o n c o n t i n u e e t

h o m o g é n é i s a n t e d u c a p i t a l i s m e ? O u a u c o n t r a i r e a l l e r p l u s

l o i n e t v o i r p o u r q u o i e t c o m m e n t l e d é v e l o p p e m e n t i n é g a l e s t

e n t r é d a n s u n e p h a s e n o u v e l l e ?

C ' e s t c e q u ' a t e n t é d e f a i r e l e r e n o u v e a u d e s a n a l y s e s d a n s

l e s a n n é e s s o i x a n t e e t s o i x a n t e - d i x h â t i v e m e n t q u a l i f i é e s d e

« t h é o r i e d e l a d é p e n d a n c e » . I c i e n c o r e , l e s m é t h o d e s , p o i n t s

d e v u e s , d o m a i n e s e t p h é n o m è n e s a n a l y s é s , c o n c l u s i o n s

a t t e i n t e s s o n t t r o p v a r i é s p o u r q u e l ' o n p u i s s e g l o b a l e m e n t

— e t p a r e s s e u s e m e n t — a c c e p t e r o u r e j e t e r c e t t e p r é t e n d u e

t h é o r i e q u i n ' e x i s t e p a s . L e c h o i x d u t e r m e « d é p e n d a n c e »

3. Le développement inégal, op. cit., p. 125.

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é t a i t c e r t a i n e m e n t p e u h e u r e u x e t a p r ê t é à d e s e n t h o u s i a s m e s

o u d e s r e j e t s t r o p f a c i l e s . C a r l a m o n d i a l i s a t i o n c a r a c t é r i s e

le s y s t è m e à t o u t e s les é t a p e s d e s o n e x p a n s i o n e t m ê m e

s ' i n t e n s i f i e d ' u n e p h a s e à l ' a u t r e . D e ce f a i t , « i n t e r d é p e n -

d a n c e » e t d o n c a u s s i « i n t e r d é p e n d a n c e i n é g a l e » e n t r e

i n é g a u x , d o n c « d é p e n d a n c e » , n e s o n t n i d e s f a i t s n o u v e a u x ,

n i d e s c o n c e p t s c l a i r e m e n t d é f i n i s . L ' é c o n o m i s m e a i d a n t , l a

t e n t a t i v e d e m e s u r e r c e t t e « d é p e n d a n c e » p a r d e s m o y e n s s t a t i s t i q u e s s i m p l e s — p a r t d u c o m m e r c e e x t é r i e u r d a n s le

P I B , o r i g i n e d e s c a p i t a u x , e t c . — a t r o p s o u v e n t e n t r a î n é l a d i s c u s s i o n s u r d e s t e r r a i n s d e m é d i o c r e i n t é r ê t . L e t e r m e a

c o n n u n é a n m o i n s ses h e u r e s d e s u c c è s , n o t a m m e n t e n

A m é r i q u e l a t i n e d o n t l a l i t t é r a t u r e e s t m i e u x c o n n u e e n

E u r o p e e t a u x É t a t s - U n i s q u e l a p r o d u c t i o n d ' a u t r e s r é g i o n s

d u t i e r s m o n d e . C e f a i t , j o i n t a u s u c c è s d e l ' é c o l e s t r u c t u -

r a l i s t e s u r c e c o n t i n e n t , e s t p e u t - ê t r e à l ' o r i g i n e d e l a

c o n f u s i o n q u i a p e r m i s a u x c r i t i q u e s d e t r a i t e r d ' u n e

p r é t e n d u e « t h é o r i e d e l a d é p e n d a n c e » c o m m e d ' u n

e n s e m b l e c o h é r e n t e t c o m p l e t . E n A s i e e t e n A f r i q u e , le

t e r m e a v a i t é t é m o i n s a b u s i v e m e n t u t i l i s é , a u b é n é f i c e p e u t -

ê t r e d ' u n c e r t a i n c l a s s i c i s m e d e l a n g a g e m a r x i s t e , q u i f a i s a i t

p r é f é r e r les e x p r e s s i o n s d e « n é o - c o l o n i a l » o u d e

« c o m p r a d o r e » .

Q u o i q u ' i l e n s o i t e n c o r e u n e f o i s d u v o c a b u l a i r e e m p l o y é ,

l e c h a m p d e s a n a l y s e s c o u v e r t e s a é t é v a s t e e t les a c q u i s

i m p o r t a n t s . I l n ' e s t p a s q u e s t i o n ic i d e p r o p o s e r u n e x a m e n

u n t a n t so i t p e u s y s t é m a t i q u e d e ces r e c h e r c h e s , e n c o r e m o i n s

d ' e n f a i r e u n b i l a n c r i t i q u e . L e s é n u m è r e r a i t - o n s e u l e m e n t

q u ' o n e n r e c o n n a î t r a i t l a v a r i é t é : d i s c u s s i o n s s u r l ' é c h a n g e

i n é g a l e t l es r a p p o r t s e n t r e p r o d u c t i v i t é d u t r a v a i l e t

r é m u n é r a t i o n d e c e l u i - c i , a n a l y s e s d e l a c r i s e a g r a i r e e t d e l a

m i g r a t i o n c a m p a g n e s - v i l l e s , a n a l y s e s d u p h é n o m è n e d i t d e

« m a r g i n a l i s a t i o n » ( u r b a n i s a t i o n s a n s i n d u s t r i a l i s a t i o n

s u f f i s a m m e n t i n t e n s e ) , é t u d e s d e c a s c o n c e r n a n t

l ' i n d u s t r i a l i s a t i o n d i t e « d é p e n d a n t e » ( p a r l a p r o p r i é t é d u

c a p i t a l , l a t e c h n o l o g i e o u les s o u r c e s d e l ' a c c u m u l a t i o n ) , d e

ses r a p p o r t s à l a m a î t r i s e d e l ' a c c u m u l a t i o n , e t d e ses f o r m e s

( s u b s t i t u t i o n d ' i m p o r t a t i o n s , z o n e s f r a n c h e s e t d é l o c a l i s a t i o n s

s e g m e n t é e s , e t c . ) , c a r a c t é r i s a t i o n d e l a f o r m a t i o n h i s t o r i q u e

d e l a b o u r g e o i s i e l o c a l e e t d e l ' É t a t e t d e l e u r s r a p p o r t s a u x

c l a s s e s d e s é p o q u e s a n t é r i e u r e s e t a u c a p i t a l m o n d i a l i s é , e t c .

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Dans tous ces domaines, les points de vues et les conclusions ont été rarement partagés. Les discussions ont été vives et les critiques sérieuses n'ont jamais manqué.

En revanche, il ne nous paraît guère possible de prendre au sérieux les « critiques globales » qui, devenues à la mode, rejettent en bloc « la théorie de la dépendance », les concepts de centres et périphéries, nient l'existence du tiers monde, etc. Ce genre de critiques est peut-être seulement le sous-produit de l'inflation universitaire qui caractérise notre époque. Pris dans l'obligation de produire, certains, à défaut d'une participation active à une tentative de répondre positivement aux questions posées par le monde réel, se spécialisent peut- être trop dans l'exercice plus facile de la critique. Beaucoup trop de cette littérature, qui remplit de nombreuses revues, se contente d'accusations vagues et fausses : la « théorie de la dépendance » ignorerait l'analyse concrète (!) ou les rapports sociaux (!!) ou la diversité du tiers monde (!!!), etc. Au demeurant en lieu et place de ces progrès de l'analyse, nos critiques se contentent d'un retour pur et simple à la « théorie » (bien abstraite, elle !) de la tendance de l'expansion capitaliste (dont nul ne conteste la réalité) à homogénéiser le monde...

3. Pour avancer dans la discussion, il est peut-être utile de commencer par préciser la nature des concepts de « centres » et « périphéries ».

Les « centres » sont le produit de l'histoire. Celle-ci a permis, en certaines régions du système capitaliste, la constitution d'une hégémonie bourgeoise nationale (nous préciserons le sens de ce qualitatif) et d'un État que nous qualifierons également de capitaliste national. Bourgeoisie et État bourgeois sont ici inséparables ; et seule l'idéologie dite « libérale » peut, contre toute réalité, parler d'uune économie capitaliste en faisant abstraction de l'État. Par exemple la décision de relever le taux de l'intérêt, fondement économique de la contre-offensive américaine est une décision d'État et non, comme l'idéologie reaganienne la présente, l'expression spontanée des forces du marché. L'État bourgeois est national lorsqu'il maîtrise le procès de l'accumulation, dans les limites de contraintes extérieures

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certes, mais lorsque ces contraintes sont fortement relativisées par sa propre capacité à réagir à leur action, voire à participer à leur façonnement.

Quant aux « périphéries », elles sont définies simplement négativement : ce sont les régions qui, dans le système capitaliste mondial, ne se sont pas érigées en centres. Ce sont donc les pays et régions qui ne maîtrisent pas localement le procès de l 'accumulation, lequel est, dès lors, façonné principalement par les contraintes extérieures. Les périphéries ne sont pas, de ce fait, « stagnantes », bien que leur développement ne soit pas similaire à celui qui caractérise les centres aux étapes successives de l 'expansion globale du capitalisme. La bourgeoisie et le capital local ne sont pas nécessairement absents de la scène sociale et politique locale, et les périphéries ne sont pas synonymes de « sociétés précapitalistes ». L 'Éta t peut être formellement absent (cas colonial), mais il ne l'est pas nécessairement (aujourd'hui presque tous les pays du tiers monde sont constitués en États indépendants). Mais l'existence formelle de l 'État n'est pas synonyme d 'État capitaliste national, même si la bourgeoisie locale contrôle largement cet appareil, pour autant qu'elle ne maîtrise pas le procès d'accumulation.

La coexistence au sein du système capitaliste mondial de « centres et de périphéries » ainsi définis, à chaque étape du développement global, ne fait pas l 'ombre d 'un doute. C'est un fait d'évidence banale. La question n'est donc pas située dans cette reconnaissance. La question véritable — et moins évidente — est de savoir si les périphéries sont en « transition vers la cristallisation en centres nouveaux ». Plus précisément la question est de savoir si les forces qui agissent dans le système global poussent dans cette direction, ou si au contraire elles s'y opposent. Et ce, par-delà les transfor- mations que subissent ces forces d 'une étape à l 'autre du développement de l 'ensemble du système.

Dans cet ouvrage, plus loin nous préciserons davantage le sens de l'expression « maîtrise de l 'accumulation » Il s'agit, répétons-le, d 'une maîtrise de la bourgeoisie locale et de son État, sur cinq conditions essentielles du procès d 'accumulation :

4. Chapitre 1, sections 1 et 2.

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— la maîtrise locale de la reproduction de la force de travail (ce qui suppose à un premier stade que la politique d'État assure un développement agricole capable de dégager des surplus vivriers en quantités suffisantes et à des prix compatibles avec les exigences de la rentabilité du capital, et à un second stade que la production en masse de biens salariaux puisse suivre simultanément l'expansion du capital et celle de la masse salariale) ; — la maîtrise locale de la centralisation du surplus (ce qui suppose non seulement l'existence formelle d'institutions financières nationales mais encore leur autonomie relative par rapport aux flux du capital transnational) garantissant la capacité nationale à en orienter l'investissement ; — la maîtrise locale du marché (largement réservé en fait à la production nationale, même en l'absence de fortes protections tarifaires ou autres) et la capacité complémentaire d'être compétitif sur le marché mondial, au moins sélectivement ; — la maîtrise locale des ressources naturelles (qui suppose, au-delà de leur propriété formelle, la capacité de l'État national de les exploiter ou de les garder en réserve ; en ce sens les pays pétroliers qui ne sont pas libres en fait de « fermer le robinet » — s'ils venaient à préférer garder ce pétrole dans leur sous-sol plutôt que de posséder des avoirs financiers dont on pourra à tout moment les exproprier — n'ont pas cette maîtrise) ; — enfin la maîtrise locale des technologies en ce sens que, inventées localement ou importées, celles-ci peuvent être reproduites rapidement sans qu'on soit contraint indéfiniment d'en importer les inputs essentiels (équipements, savoir-faire, etc.).

L'État et la bourgeoisie qui contrôlent ces cinq éléments de la reproduction sociale méritent — et méritent seuls — d'être qualifiés de bourgeoisie et d'État nationaux. Précisons ici que cette référence au concept de nation n'est pas sans ambiguïté. Il existe bien sûr des réalités sociales autres que les classes, parmi lesquelles la nation. Mais celle-ci n'est pas la seule — famille, tribu, groupe ethnique, communauté religieuse, etc., en sont d'autres — pas plus qu'elle n'existe partout nécessairement. Sa forme historique — celle d'une communauté linguistique et culturelle sur laquelle est basé

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l'État capitaliste moderne — est étroitement liée aux circonstances de l'histoire européenne. Nous aborderons donc les questions relatives à cette forme his tor ique A-t- elle préexisté aux États ou est-elle elle-même le produit de l'État ? Opère-t-elle comme un sujet historique, et dans quelles conditions ? Est-elle devenue une « nécessité » de l'histoire appelée à se reproduire, notamment dans le tiers monde actuel ? Toujours est-il que, faute de disposer d'un autre terme, et aussi parce que l'idéologie de la nation s'est généralisée dans notre monde contemporain, nous sommes contraints d'utiliser ce qualificatif, même là où la réalité sociale sous-jacente à l'Etat en diffère.

La constitution historique de l'État bourgeois national n'est donc pas la règle, mais jusqu'ici l'exception dans le système capitaliste mondial. Cette constitution est synonyme de formation d'une « économie nationale autocentrée », pour utiliser l'expression que nous avons cru utile de proposer. Comme on le voit, la construction économique autocentrée n'est en aucune manière synonyme d'autarcie, comme encore trop de commentateurs donnent l'impression de le penser. Elle signifie seulement que les relations avec l'extérieur sont soumises à la logique de l'accumulation interne et non l'inverse. Par ailleurs, dans le cas en question, la construction autocentrée n'est en aucune manière « anticapitaliste », encore moins « socialiste », au contraire, elle est un élément fondamental de la formation du système capitaliste.

La thèse selon laquelle la contradiction centre/périphérie serait immanente au système capitaliste appelle une conclusion politique. Si la formation d'un État national bourgeois et la construction d'une économie capitaliste autocentrée sont impossibles à la périphérie, une voie différente de développement s'impose. On discutera la nature de cette voie — les questions de la déconnexion et du socialisme — plus loin.

La formation et le développement autocentrés ont conduit effectivement à l'homogénéisation progressive de la société dans les centres capitalistes. Nous entendons par là que les distributions sectorielles de la force de travail d'une part et

5. Chapitre 1, section 1.

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de la valeur ajoutée d'autre part, tendent à se rapprocher. Nous avons illustré la différence qui sépare sur ce plan centres et périphéries en montrant que dans les premiers, les rapports extrêmes entre ces deux distributions se situent dans un éventail de 1 à 3 alors que dans les seconds, ils se situent dans un éventail qui dépasse 1 à 20. Par ailleurs, nous montrerons que tous les éléments de preuve historique suggèrent que l'éventail s'est progressivement resserré pour l'Europe, les États-Unis et le Japon, tandis qu'il s'est élargi pour l'Amérique latine, l'Asie et l'Afrique. Un autre aspect de cette divergence qualitative dans la structure et dans la tendance de son évolution concerne la distribution du revenu. Non seulement celle-ci est beaucoup plus inégalitaire dans l'ensemble du tiers monde qu'elle ne l'est dans les centres, mais encore il semble bien que la tendance dominante à long terme à la périphérie soit à l'aggravation de cette inégalité, alors qu'elle ne l'est pas dans les c e n t r e s

Si ces faits sont exacts et significatifs — et ils le sont à notre avis — alors il reste à en expliquer la raison. Contrairement à des critiques adressées trop à la légère, la théorie de l'antagonisme centre/périphérie n'ignore en aucune manière les classes sociales et les luttes des classes. Au contraire, elle explique ces faits précisément par le fonctionnement de ces luttes. Car l'homogénéisation dans les centres est produite, selon nous, par le développement d'alliances de classes internes qui ne sont pas exclusivement le résultat de la dynamique sociale interne mais également qui sont rendues possibles par la position occupée dans le système mondial.

Deux facteurs historiques ont successivement contribué à cette évolution. Dans une première étape, les formes de la cristallisation du nouveau pouvoir bourgeois hégémonique, à travers la « révolution » bourgeoise ou sans celle-ci selon les cas, ont impliqué des alliances larges entre cette nouvelle classe dominante et d'autres classes : paysans parcellaires ou propriétaires fonciers selon les cas, petite bourgeoisie du commerce et de l'artisanat presque toujours. Ces alliances étaient requises pour faire face à la menace que représentait pour l'ordre social la classe ouvrière naissante, à ce stade

6. Chapitre 3.

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révolutionnaire, comme l'illustre l'histoire européenne du XIX siècle du chartisme anglais à la Commune de Paris. Mais d 'un autre côté, ces formes de l'hégémonie bourgeoise ont entraîné des politiques sociales et économiques amorçant l 'homogénéisation de la société par la protection du revenu des ruraux et des couches urbaines intermédiaires. Dans la phase suivante, amorcée vers la fin du siècle dernier, qui caractérise encore aujourd 'hui le capitalisme central, l'hégémonie bourgeoise s'étend à la classe ouvrière stabilisée. Le moyen par lequel se généralise le consensus social est l 'association du fordisme comme forme dominante d 'organisation du procès de travail mécanisé (assurant la production de masse) et la politique social-démocrate (ou keynésienne) des salaires (assurant un débouché en expansion pour cette production de masse). Ce consensus n'exclut pas la lutte des classes ; mais celle-ci tend à se cantonner au domaine du partage économique des résultats et à s'éloigner de la remise en cause de l 'organisation globale de la société. Ce consensus non seulement existe bien de ce fait, mais il constitue même le fondement qui rend possible le fonctionnement de la démocratie électorale telle que nous la connaissons.

Or, la thèse de l 'antagonisme centre/périphérie prétend précisément que les positions subalternes occupées par les périphéries dans le système mondial rendent improbables ces formes d'élargissement progressif de l ' intégration sociale globale. Les bourgeoisies apparues tardivement, et surtout après que leur pays eut été intégré dans le système mondial, se heurtent à des difficultés majeures lorsqu'elles cherchent à élargir leurs alliances internes de classes. Dans un premier temps, la dichotomie centre/périphérie est assise sur une alliance entre le capital central dominant et des classes rurales dominantes de type ancien dans les périphéries (« féodaux » ou latifundiaires, etc.). L'histoire de l'Amérique latine, dont l ' indépendance est conquise tôt (au début du XIX siècle) précisément pa r ces classes lat ifundiaires, paie jusqu 'au jourd 'hui le prix de cette alliance entre le capital britannique dominant (auquel a succédé celui des États-Unis) et les oligarchies latifundiaires, le legs de la spécialisation internationale associée à cette alliance, marqué par l 'étouffement de la démocratie politique et de l'essor de la

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bourgeoisie. En Asie et en Afrique, les formes coloniales ont opéré encore plus brutalement dans le même sens, accentuant le retard de ces deux continents par rapport à l'Amérique latine. Plus tard, à l'époque contemporaine, lorsque se constituent des États bourgeois issus de luttes de libération nationale et/ou que les pouvoirs latifundiaires locaux sont renversés, l'industrialisation amorcée s'inscrit dans un système mondial qui est défavorable à l'élargissement de sa base sociale locale. Le fordisme ici ne s'accompagne pas de social-démocratie ouvrière. Le débouché de la production industrielle nouvelle est davantage axé sur la demande des classes moyennes en expansion et moins sur la consommation ouvrière. Les contraintes de la technologie moderne, que la compétitivité impose, appellent des importations massives d'équipements, de savoir-faire, de capitaux qu'il faut payer en acceptant de rémunérer le travail industriel à des tarifs largement inférieurs pour pouvoir exporter. L'échange inégal — expression de ces rapports de classes — trouve ici sa place l o g i q u e La crise agraire héritée de l'évolution antérieure alourdit souvent le poids de ces contraintes.

Certains diront que cette dichotomie centre/périphérie et ses effets (les évolutions divergentes de la distribution du revenu, etc.) sont seulement transitoires. Et que rien n'empêche la bourgeoisie au pouvoir d'en surmonter les conséquences. Un tel jugement est, à notre avis, totalement antihistorique. Le fait est que les bourgeoisies du tiers monde jusqu'à ce jour ne la surmontent pas. Mais peut-on dire que, à défaut de la bourgeoisie, d'autres alliances sociales (populaires) seraient capables de le faire ? C'est bien notre thèse. Mais alors les formes nécessaires pour le faire impliquent ce que nous appelons la « déconnexion » et s'inscrivent dans une problématique qui n'est plus celle de la simple expansion capitaliste, mais au contraire celle d'une transition possible — bien que contradictoire — vers une autre société (socialiste ?).

Les développements qui précèdent ont présenté les périphéries en termes généraux et ont prétendu que des grandes tendances communes les caractérisent globalement,

7. L'échange inégal et la loi de la valeur, op. cit. ; La loi de la valeur et le matérialisme historique, op. cit.

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p a r - d e l à l ' é v i d e n c e d e l e u r d i v e r s i t é . C e t t e g é n é r a l i s a t i o n e s t -

e l l e l é g i t i m e ? L a r é p o n s e à c e t t e q u e s t i o n i m p l i q u e u n e x a m e n a t t e n t i f d e s s i t u a t i o n s « i n t e r m é d i a i r e s » , ce l l e d e s

p a y s q u i o n t g r a v i r a p i d e m e n t les é c h e l o n s d a n s l a h i é r a r c h i e

m o n d i a l e , s o i t d a n s le p a s s é , s o i t à n o t r e é p o q u e . C a r il e x i s t e , b i e n s û r , d e s s i t u a t i o n s i n t e r m é d i a i r e s , d a n s l a s o c i é t é

c o m m e d a n s l a n a t u r e . O n s a i t d i s t i n g u e r le s e x e m a s c u l i n

d u f é m i n i n , l ' i n d i v i d u e n b o n n e s a n t é d u m a l a d e , e t c . e t c e s

d i s t i n c t i o n s s o n t b e l e t b i e n s i g n i f i c a t i v e s . I l n ' e m p ê c h e q u e

l ' e x a m e n d e s c a s i n t e r m é d i a i r e s e t a m b i g u s a i d e s o u v e n t à

m i e u x p r é c i s e r l a n a t u r e e x a c t e d e s c l a s s e m e n t s . L ' e x a m e n

d e s « s e m i - p é r i p h é r i e s » — p o u r l e u r d o n n e r p r o v i s o i r e m e n t

u n n o m — p e r m e t t r a d e p r é c i s e r d a n s q u e l l e s c o n d i t i o n s e t

p a r q u e l s m o y e n s u n e n o u v e l l e b o u r g e o i s i e a p u o u p o u r r a i t

s ' i m p o s e r à t r a v e r s l a c o n s t r u c t i o n d ' u n e h é g é m o n i e s o c i a l e

l o c a l e e t d ' u n É t a t b o u r g e o i s n a t i o n a l , c o m m e p a r t e n a i r e

v é r i t a b l e d a n s l e s y s t è m e m o n d i a l , m a î t r i s e r l e p r o c è s

d ' a c c u m u l a t i o n e t d é v e l o p p e r l a s o c i é t é d a n s u n e d i r e c t i o n

q u i l a r a p p r o c h e d e s s o c i é t é s c a p i t a l i s t e s a v a n c é e s . C e l a é t a n t , l ' h i s t o i r e d e l a c o n s t i t u t i o n d e s c e n t r e s

c a p i t a l i s t e s n o u s p r é s e n t e u n e g a m m e v a r i é e d e f o r m e s

d i v e r s e s , d e q u e l q u e p o i n t d e v u e q u e l ' o n se p l a c e : f o r m e s

p o l i t i q u e s ( r é v o l u t i o n n a i r e s o u r é f o r m i s t e s ) , a l l i a n c e s e t

c o n f l i t s d e c l a s s e s , a d é q u a t i o n a u « f a i t n a t i o n a l » o u n o n ,

d i s p o n i b i l i t é d e c o l o n i e s d i r e c t e s o u n o n , t y p e s d ' i n d u s t r i e s

e t d ' a c t i v i t é s é c o n o m i q u e s m o t r i c e s , p o s i t i o n s t r a t é g i q u e d a n s

le s y s t è m e g l o b a l ( h é g é m o n i q u e o u n o n ) , e t c . I l f a u d r a i t d o n c

s e g a r d e r d e g o m m e r t o u t e s c e s s p é c i f i c i t é s , e n f a i s a n t p a r

e x e m p l e d u m o d è l e o u e s t - e u r o p é e n ( a n g l a i s e t f r a n ç a i s

n o t a m m e n t ) u n e s o r t e d e t y p e i d é a l à l a W e b e r . I l r e s t e v r a i

q u e le m o d è l e e u r o p é e n , é t e n d u a u x É t a t s - U n i s , p l o n g e ses r a c i n e s d a n s u n e h i s t o i r e d o n t l a d i m e n s i o n c u l t u r e l l e n e

s a u r a i t ê t r e s o u s - e s t i m é e . C e s é l é m e n t s c o m m u n s , e t l a

d o m i n a n c e e u r o - n o r d - a m é r i c a i n e , s o n t t e l s q u ' i l e s t d i f f i c i l e

d e c o n c e v o i r « le c a p i t a l i s m e » d a n s l ' a b s t r a i t , c ' e s t - à - d i r e

i n d é p e n d a m m e n t d e c e t t e f o r m e h i s t o r i q u e « e u r o p é e n n e » .

E n p a r t i c u l i e r l e s t y l e d e l a c l a s s e b o u r g e o i s e , s o n

é m i e t t e m e n t e n « f a m i l l e s » e t l a c o n c u r r e n c e q u i g o u v e r n e

s o n c o m p o r t e m e n t , l e r a p p o r t d e l ' é c o n o m i e e t d e l a s o c i é t é

c i v i l e b o u r g e o i s e à l ' É t a t , l es f o r m e s d e c e l u i - c i , s o n t

c o n s t i t u t i f s d u c a p i t a l i s m e h i s t o r i q u e .

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Déjà lorsque l'on sort de l'aire européenne pour considérer le seul pays capitaliste avancé non européen de notre monde contemporain — le Japon — on découvre peut-être des formes de fonctionnement du système économique et social qui lui sont particulières. Dans le capitalisme occidental tel que nous le connaissons, l'unité d'accumulation paraît bien délimitée de ses concurrents. C'était au XIX siècle la firme familiale, c'est devenu l'oligopole et peut-être le groupe financier ou le conglomérat. L'État apparaît comme un régulateur de la concurrence entre ces unités, placé au-dessus d'elles ; mais celles-ci conservent une large autonomie relative les unes par rapport aux autres et par rapport à l'État. En est-il de même dans le capitalisme japonais où les familles constitutives de la classe dirigeante, les oligopoles industriels- financiers (les zaibatsu) et l'État rénové apparaissent ensemble, moins autonomes les uns vis-à-vis des autres ? Dans ces conditions, l'unité d'accumulation est-elle ici, comme en Occident, la firme et/ou le groupe de firmes, ou bien l'ensemble du système, c'est-à-dire l'État ? Nous posons la question, sans y répondre nécessairement.

Peut-on aller plus loin ? Et dire que l'ensemble des formations sociales du monde contemporain sont toutes également capitalistes, ne différant que par les formes historiques de ce mode de production8. Dans cette vision la distinction centres/périphéries est dépouillée de tout caractère qualitatif significatif. On en revient au continuum quantitatif et aux spécificités particulières à chaque formation. Certains même, comme Charles Bettelheim, nient que les sociétés issues des révolutions communistes modernes (l'URSS et la Chine) soient autre chose que des formes particulières du capitalisme. Nous croyons que la généralisation abstraite va ici beaucoup trop loin et qu'elle fait perdre le sens des différences essentielles qui commandent la réalité des luttes sociales et politiques et de leurs perspectives visibles dans chacun des trois groupes de formations sociales de notre monde : celles du capitalisme central avancé, celles du capitalisme périphérique, celles du monde dit socialiste.

Un autre thème de réflexion est celui du rapport entre l'autonomie des formations centrales et la transnationalisa-

8. Chapitre 4.