du géographique au narratif. le parcours vers l’espace...

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UNIVERSITÉ DE LA SORBONNE-NOUVELLE – PARIS 3 U. F. R. D’ÉTUDES IBÉRIQUES ET LATINO-AMÉRICAINES ÉTUDES PORTUGAISES ET BRÉSILIENNES MÉMOIRE DE MASTER 2 En Littérature portugaise Du géographique au narratif. Le parcours vers l’espace intérieur Dans les romans La mélancolie du géographe de Brigitte Paulino-Neto et Poulailler de Carlos Batista Karina CARVALHO DE MATOS MARQUES Sous la direction de : Madame le Professeur Catherine DUMAS Septembre 2009

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UNIVERSITÉ DE LA SORBONNE-NOUVELLE – PARIS 3

U. F. R. D’ÉTUDES IBÉRIQUES ET LATINO-AMÉRICAINES

ÉTUDES PORTUGAISES ET BRÉSILIENNES

MÉMOIRE DE MASTER 2

En Littérature portugaise

Du géographique au narratif.

Le parcours vers l’espace intérieur

Dans les romans

La mélancolie du géographe de Brigitte Paulino-Neto

et

Poulailler de Carlos Batista

Karina CARVALHO DE MATOS MARQUES

Sous la direction de :

Madame le Professeur Catherine DUMAS

Septembre 2009

À Mmes les Professeurs Catherine DUMAS et Lígia FERREIRA, ma gratitude et mon

admiration.

À mes parents et à ma grand-mère, toute mon âme, mon profond remerciement pour le

bel héritage transmis, pour l’appui inconditionnel dans tous les domaines de ma vie.

À mes deux frères, tout le bonheur du monde.

À la famille GUILLOU, merci infiniment pour l’encouragement.

À Alexandre RIBEIRO, avec le désir que ce travail le touche personnellement.

Mas não se constrói um “branco” (psíquico ou

histórico), não se elimina o real e as forças que o

produzem, sem que reapareçam aqui e ali, os mesmos ou

outros estigmas que testemunham o que se quis apagar e

que insiste em permanecer.

José Gil, Portugal, Hoje. O Medo de Existir, Lisboa, Relógio

d’Água, 2004, p. 16.

TABLE DE MATIÈRES

INTRODUCTION p. 01

I - LE MANQUE p. 11

I.1 – L’environnement p. 14I 1. 1 – Le territoire p. 15I 1. 2 – La maison p. 19

I 1. 3 – Les habitants p. 23 I 1. 3. a – L’homme p. 24 I 1. 3. b – La femme p. 29

I 1. 3. c – L’Autre p. 34

I.2 – La langue p. 41

I.3 – L’espace qui n’est pas p. 46

II - LA QUÊTE p. 49

II.1 – L’exil p. 51II.1. a – La reproduction du territoire et de la maison p. 53II.1. b – Les mêmes gens p. 59II.1. c – L’impossibilité de la parole p. 66

II. 2 – L’espace en reconstruction p. 70

III – LE SENS p. 73

III. 1 – Transitivité p. 76III. 1. a – Le bain p. 77III. 1. b – La métamorphose p. 87

III. 2 – La parole libérée p. 94

III. 3 – L’espace intérieur p. 99

CONCLUSION p. 101

BIBLIOGRAPHIE p. 105

Abréviations :

BATISTA, Carlos, Poulailler, Paris, Albin Michel, 2005. Abrégé en POU.

PAULINO-NETO, Brigitte, La Mélancolie du géographe, Paris, Bernard Grasset, 1994.

Abrégé en MLG.

Les termes analysés à l’intérieur des extraits sont marqués en gras

Introduction

Notre recherche est née de l’observation de la création littéraire d’immigrés portugais

en France et de leurs descendants. Ces auteurs tentent d’affirmer leur identité au sein des

sociétés contemporaines qui se globalisent en excluant des contingents substantiels de la

population. Dans le cas de l’enfant d’immigrés, ce problème d’affirmation de soi est accentué,

étant donné qu’il reçoit en héritage la nostalgie (nostos - retour et algie -douleur) d’un pays

qu’il ne connaît pas et qui lui est présenté comme le berceau de son identité culturelle. Il se

trouve donc placé entre deux cultures, représentées dans des univers disjoints, l’espace

domestique et l’espace public. La vie domestique et intracommunautaire de l’immigration

portugaise en France dévoile l'intégration sociale partielle de ce groupe qui partage les normes

de la société, mais ne possède pas le sentiment d'appartenance nationale. À travers un

communautarisme très fort, des rapports conservés et entretenus avec le pays natal, ces

immigrés sont « à l’aise » dans le pays d’accueil sans pourtant être obligés de s’y intégrer

totalement.

Parmi ces enfants nés en France, beaucoup vivent le conflit de la double appartenance

identitaire parce que, dans chacun de ces deux espaces, il y a un environnement distinct

constitué d’une langue et d’une manière de concevoir le monde, et le sujet ne peut certes pas

changer d’identité culturelle par le simple fait de sortir des murs de sa maison. À ce problème,

nous devons ajouter l’image de la culture portugaise en France, perçue comme mineure par

rapport à la culture française parce qu’elle est la représentation d’un pays « inférieur »

politiquement et économiquement, d’où un combat culturel inégal. 1

Pour l’enfant d’immigré, l’identité culturelle portugaise n’est donc pas une valeur

acquise. Elle se pose comme un questionnement permanent de l’individu par rapport à l’image

du groupe d’origine, un processus constant d’identification et de désir d’appartenance à cette

image, comme l’explique Eduardo Lourenço : « (…) o grupo, a nação, a questão de identidade

é permanente e se confunde com a mera existência, a qual não é nunca puro dado, adquirido

de uma vez por todas, mas acto de querer e poder permanecer conforme ao ser ou o projecto

de ser aquilo que se é1. »

Cette négociation identitaire, qu’Eduardo Lourenço appelle projet (projecto) ou relation

d’intériorité avec soi-même (relação de interioridade consigo mesmo2), pour les écrivains

descendants d’immigrés portugais en France s’exprime par le biais de la fiction. La mise en

fiction de leur propre vie leur permet « d'exorciser » leur souffrance identitaire et d’espérer

trouver chez le lecteur un interlocuteur. Ce parcours de re-création à travers le discours

littéraire selon des sentiments de double appartenance est le point central des romans que nous

allons examiner, La Mélancolie du géographe, de Brigitte Paulino-Neto (1994), et Poulailler,

de Carlos Batista (2005), dont les auteurs appartiennent à la première génération de

descendants d’immigrés portugais en France.

Ces deux romans publiés en France, en langue française, peuvent être classés dans le

genre « autofiction » qui, selon Jean Maurice de Montremy, « naît en 1977 sur la quatrième de

couverture de Fils. Le narrateur de ce "roman" s’y confond au bout de quelques pages avec

l’auteur : Serge Doubrovsky (né en 1928) 3 ». Thomas Regnier voit, dans l’autofiction,

1 Eduardo Lourenço, Nós e a Europa ou as duas razões, Lisboa, Casa da Moeda, 1988, p. 9.2 Ibidem.3 Jean-Maurice de Montremy, « L’aventure de l’autofiction », IN : Les écritures du MOI de l’autobiographie à l’autofiction, Magazine Littéraire, Paris, N o : 409, mai 2002, p. 62.

2

« l’idée que l’être ne pourra pas atteindre à sa vérité tant qu’il ne sera pas élargi, mis en

question par la fiction4. »

Dans les deux ouvrages, les narrateurs autodiégétiques sont les porte-paroles de leurs

créateurs, ce qui permet à ces enfants d’immigrés portugais d’exprimer leur souffrance de

façon moins douloureuse, puisqu’elle est médiatisée par l’écriture de « soi-même comme un

autre »5. L’acte narratif leur consent un éloignement par rapport au vécu, ce qui rend plus facile

la réécriture de leur appartenance culturelle. Néanmoins, chaque auteur suit une voie

particulière pour travailler à sa reconstruction identitaire : dans La Mélancolie du géographe,

un géographe narrateur analyse son pays et sa culture perçue comme honteuse, sans jamais être

sorti du Portugal. Mais c’est en tant que fils d’immigrés portugais en France que le narrateur de

Poulailler fait la même analyse.

Le Portugal est un espace géographique de référence commun aux deux romans, soit

comme espace de la diégèse (dans La Mélancolie du géographe), soit comme espace de

référence originaire (dans Poulailler) :

(…) rien à attendre (…) de ces jardins rafraîchis par la première lueur du jour, de

ces plaines et de ces champs, petits de toute éternité (…) (MLG, p.113)

J'imagine que là-bas les rochers ressemblent à d'énormes œufs fossilisés (POU,

p.107)

Dans le premier roman, les jardins, les plaines et les champs de ce pays, petits et

immobiles (« petits de toute éternité »), sont utilisés par le narrateur comme image-argument

4 Thomas Regnier, « De l’autobiographie à l’autofiction : une généalogie paradoxale », IN : Les écritures du MOI de l’autobiographie à l’autofiction, Magazine Littéraire, op.cit., p. 65.

5 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, 1990, p. 14.3

« géographique » d’explication de la mentalité étriquée et arriérée de son peuple. Dans le

deuxième, le narrateur imagine son pays d’origine sous forme d’une géographie stérile

(« rochers ») où la vie, représentée par le symbole de l’œuf, est figée dans le temps

(« d'énormes œufs fossilisés »), image qui semble faire référence à l’esprit du Portugal toujours

attaché à un passé glorieux. Cette image mythique du pays comme le pur passé (puro

passado6), terme d’Eduardo Lourenço, est remise en question par les narrateurs.

Dans les deux ouvrages, l’espace géographique de la terre d’origine est un reflet du

comportement de ses habitants. Edward Hall pense que l’homme établit une relation

sentimentale avec son environnement, ce qui façonne la vision qu’il a de son entourage :

« Chez l’homme, le sentiment de l’espace est lié au sentiment du moi qui est à son tour en

relation intime avec son environnement7. » Notre titre « Du géographique au narratif, le

parcours vers l’espace intérieur », signifie le parcours de construction identitaire qui part du

regard des narrateurs sur le Portugal comme terre d’origine culturelle, passe par la mise en

écriture de leurs impressions, pour aboutir à l’« espace intérieur », notion fondamentale dans la

pensée de Pessoa expliquée par José Gil : « lugar onde se « interseccionam » o estado de

alma, puramente interior, fora do espaço, e o espaço objectivo da paisagem exterior8. » Dans

ce croisement d’espaces, le « je » se déplace de son état central de conscience, voire auto-

référentiel, pour trouver le sens de son existence dans l’espace géographique. De ce fait, le

sujet s’élargit avec l’expérience acquise d’autres espaces et d’autres sujets. En appliquant ce

6 Eduardo Lourenço, Nós e a Europa ou as duas razões, op. cit., p. 11.7 Edward Hall, La dimension cachée, Paris, Éditions du Seuil, 1971, p. 13.8 José Gil, O Espaço Interior, Lisboa, Editorial Presença, 1993, p. 10.

4

concept à notre travail, nous considérons que « l’espace intérieur » est un état d’âme qui résulte

de la compréhension du sens d’appartenance identitaire à l’espace culturel portugais.

Le contexte historique du Portugal joue un rôle important dans la représentation de cet

espace géographique sensible d’observation. Poulailler a comme toile de fond un pays ravagé

économiquement et culturellement par la dictature de l’État Nouveau, et le narrateur dénonce la

détresse des héritiers de cette réalité. Fondé sur le catholicisme, l'anticommunisme et le

colonialisme, le régime avait pour devise officielle « Dieu, Patrie, et Famille ». Pour les

femmes, les positions étaient claires : « Le travail de la femme en dehors du foyer désagrège

celui-ci, sépare les membres de la famille, les rend étrangers les uns aux autres9. » Et la

situation du pays s’est aggravée lors des guerres coloniales. Les colonies africaines, en révolte

depuis le début des années 1960 dans un mouvement de décolonisation, obligèrent le régime à

lever un nombre croissant d’hommes pour tenter de préserver les restes de son empire colonial.

Par conséquent, beaucoup de jeunes soldats portugais, pour ne pas risquer leur vie dans de

lointaines colonies, ont choisi de prendre un chemin de traverse : l'émigration illégale. Devant

la dure réalité du Portugal de cette époque, l’émigration pour des raisons économiques ou

idéologiques, ou pour cause de désertion, a constitué, de 1962 à 1968, le plus intense flux

d’immigrants que la France ait connu : le nombre de Portugais en France est passé de 50 à

500.000, soit une augmentation de 1000% en 6 ans. La courbe des entrées irrégulières a atteint

son maximum entre 1969 et 1970, soit 90% pour chacune de ces années-là10.

9 Président Salazar, Comment on relève un État, Paris, Flammarion, 1937, p. 39.10 Marie-Christine Volovitch-Tavares, Les phases de l´immigration portugaise en France (des années vingt aux années soixante-dix), Actes de l´histoire de l´immigration, Paris, ENS, 2001, p. 4.

5

Dans ce contexte spatio-historique, le narrateur de Poulailler, António Salgado, pour ne

plus avoir à supporter la misère morale de sa famille, s’enferme dans le poulailler où il finit

toutefois par reproduire les comportements mesquins des humains. La question de

l’immigration portugaise en France est centrale, parce que le narrateur parle directement du

racisme des Français envers ses parents et envers lui-même, et du sentiment angoissant de la

double appartenance. La figure du père, calquée sur celle du dictateur Salazar, métaphorisée par

le coq lusitanien, est présente dans tout le roman. Toutefois, le dictateur de la maison est le coq

piqué par des fourmis (victime du racisme) ; il est l’homme qui a fui la mer (renvoi à sa

désertion). La mère de Poulailler incarne le modèle même de la femme salazariste qui n’arrive

pourtant pas à empêcher que les membres de sa famille soient « étrangers les uns aux autres. »

Une autre femme prend de l’importance dans Poulailler : une étudiante japonaise appelée

Satoko (surnommée Lili), fragile dans sa condition d’étrangère. Elle est associée à un espace

décadent : un studio parisien insalubre proposé à la location. Le narrateur, dans sa lutte pour

fuir l’espace domestique de la banlieue parisienne, finit par être victime de la duperie du

propriétaire de l’appartement. Son parcours reproduit alors celui de ses parents qui ont quitté

l’oppression et la misère dans leur pays afin de gagner de l’argent en France pour construire

une maison et faire une nouvelle vie, mais qui ont été la cible de la tromperie de patrons

malhonnêtes.

Quant à La Mélancolie du géographe, il n’est guère possible de préciser une époque

historique. Cependant, la misère des villages, l’ignorance des milieux ruraux, le modèle de

famille phallocentrique, l’influence de l’Église sur le peuple et l’émigration portugaise en

France sont également mentionnés. Nous pouvons donc dire que les personnages du roman sont

6

plongés également dans l’atmosphère de l’État Nouveau. Comme dans Poulailler, le narrateur

essaie de fuir l’espace domestique. Il quitte l’univers étroit de son village, pour exercer un

métier intellectuel à Lisbonne ; mais il se voit enfin, comme tout autre Portugais, anéanti dans

cette géographie pauvre en ressources naturelles, conditionnée par un contexte socio-

économique dépressif. Son amour, Rosa Maria, femme du peuple, laide, analphabète et

misérable, est l’incarnation métaphorique de son pays : misérable, mais aimé. Il y a aussi un

autre personnage important, Morgado, un ami d'enfance du narrateur, un traître qui lui vole la

femme aimée, un fils de paysans enrichi qui part en France.

Dans les deux livres, la langue portugaise joue aussi un rôle très important dans la

formation identitaire des personnages, étant donné qu’elle renvoie les narrateurs à la misère de

leur peuple. À leurs yeux, il s’agit d’une langue à valeur sociale inférieure, donc honteuse. En

revanche, à la fin des ouvrages, leur regard sur leur langue et sur leur propre origine passe du

refus à l’acceptation, parce qu’ils commencent à envisager l’identité affective du portugais

comme langue maternelle. Ce changement de regard s’effectue symboliquement grâce à la

catharsis des narrateurs : le bain de Rosa Maria et la métamorphose d’António Salgado en coq.

Les narrateurs, tout au long des deux romans, esquissent des parcours d’acceptation

(territorialisation) et de refus (fuite) par rapport aux références culturelles imposées par leur

filiation, ce que nous pouvons rapprocher de l’image du rhizome de Gilles Deleuze et Félix

Guattari : « Tout rhizome comprend des lignes de segmentarité d’après lesquelles il est stratifié,

territorialisé, organisé, signifié, attribué, etc. ; mais aussi des lignes de déterritorialisation par

lesquelles il fuit sans cesse11 (…) ».11 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie - Mille Plateaux, Paris, Collection « Critique », Les Éditions de Minuit, 1980, p. 16 et 36.

7

Nous nous appuierons donc, comme base pour notre analyse comparative des deux

ouvrages, sur la théorie philosophique, sociologique et littéraire qui se penche sur la question

de l’altérité, étant donné que les narrateurs se voient comme étrangers par rapport à leur groupe

d’appartenance culturelle. Boaventura de Sousa Santos écrit :« Quem pergunta pela sua

identidade questiona as referências (...) coloca-se na posição de outro12.» Dans leur quête

identitaire, les narrateurs font un parcours de rejet/acceptation ou

déterritorialisation/reterritorialisation. Quelques concepts fondamentaux guideront donc notre

analyse : la culture portugaise comme culture de frontière de Boaventura de Sousa Santos ; le

délire docile (delírio manso13) du peuple portugais et le Portugal comme navire-nation (navio-

nação) d’Eduardo Lourenço ; l’idée de pédagogie nationaliste de Homi Bhabha ; l’entre-deux

de Daniel Sibony; l’impensé généalogique de Nicolas Abraham ; l'identité-idem et identité-ipse

de Paul Ricœur; racine/rhizome, ligne dure/ligne de fuite et devenir animal de Gilles Deleuze et

Félix Guattari ; le « fond-non fond-désir de fond » de Huguette Dufrénois et Christian

Miquel et le devenir paysage (devir paisagem) de José Gil.

Notre travail, divisé en trois étapes, va s’appuyer sur des références à l’entourage des

narrateurs : en explicitant leur sentiment de déplacement vis-à-vis de ces espaces (« Le

manque ») ; en traitant de la réorientation de leur regard sur ces milieux (« La quête ») ;

finalement, en envisageant l’acceptation (« Le sens ») de leur espace identitaire.

Dans la première étape, « Le manque », le premier chapitre intitulé

« L’environnement » traitera de l’image que les narrateurs se font de la culture portugaise, à

12 Boaventura de Sousa Santos, « Modernidade, Identidade e a Cultura de Fronteira», IN: Revista Crítica de Ciências Sociais, Coimbra, Faculdade de Economia da Universidade de Coimbra e Centro de Estudos Sociais, No

38, dezembro 1993, p. 11.13 Eduardo Lourenço, Nós e a Europa ou as duas razões, op. cit., p. 23.

8

travers la description de son environnement de production. Nous commencerons par les

éléments les plus globaux de la géographie du pays (« Le territoire ») et, pour l’expliquer nous

porterons notre regard sur le lieu de transmission de la culture portugaise, « La maison », pour,

ensuite, le porter sur son centre de production, « Les habitants : L’homme, La femme,

L’Autre ». Nous étudierons ensuite « La langue » (deuxième chapitre) comme moyen de

transmission de cette culture. Le résultat de ces examens nous permettra d’arriver au dernier

chapitre de cette première étape, où sera explicitée la notion de « L’espace qui n’est pas » : ce

sentiment d’un manque identitaire des narrateurs associé à un espace d’origine perçu comme

honteux du fait de la pensée à la fois autoritaire et étriquée du peuple portugais.

Nous étudierons comment, dans la deuxième étape de notre travail, « La quête », les

narrateurs partent à la recherche d’une nouvelle terre pour essayer de se construire comme

sujets, d’où le titre de notre premier chapitre : « L’exil ». Cette fuite correspond au

développement narratif, et leur permettra de comprendre que la terre d’origine n’est pas la

source de leur malaise identitaire parce que, même exilés, ils continuent d’affronter des

difficultés semblables à celles de leur lieu d’origine : « La reproduction du territoire et de la

maison », « Les mêmes gens » et « L’impossibilité de la parole», sous chapitres de « L’exil »,

expriment le sentiment de déjà-vu des narrateurs par rapport à la misère et à la répression de

leur peuple. Cette constatation nous permettra d’élucider le concept de « L’espace en

reconstruction » : un regard différent sur le Portugal.

La dernière étape, « Le sens », mettra en lumière les processus de catharsis des

narrateurs qui leur permettent d’éliminer leur malaise identitaire, et ce jusqu’à la prise de

conscience de leur place comme héritiers de la culture portugaise. Les moyens de la

9

« Transitivité » (premier chapitre) sont indiqués dans les titres des deux sous chapitres : « Le

bain » et « La métamorphose ». Après ces processus de catharsis, nous atteindrons « La parole

libérée », la consolidation de la langue comme véhicule d’expression du sujet et de sa culture.

Ainsi, à travers la libération de la parole, qui se confond avec l’acte même de l’écriture, la

vision de la culture portugaise comme honteuse, associée à une géographie tant physique

qu’humaine insuffisante (« L’espace qui n’est pas »), passera par un changement de regard

(« L’espace en reconstruction ») jusqu’à « L’espace intérieur » : dissociation, certes, par

rapport à la terre marginale de leur malaise identitaire, mais en même temps acceptation de

cette marginalité comme une partie constitutive.

À chaque étape, selon les thèmes proposés, l’analyse sera étayée d’extraits des deux

romans opportunément confrontés, dans leurs similarités aussi bien que dans leurs spécificités,

à la lumière des concepts fondamentaux ci-dessus mentionnés.

10

I - LE MANQUE

Dans les deux romans, comme cela a été indiqué dans l’introduction, les narrateurs ont

une perception de leur identité culturelle portugaise comme moins prestigieuse, voire honteuse,

par rapport aux identités culturelles hégémoniques14. Dans leur esprit, le malaise identitaire est

déclenché par cette perception basée sur l’observation du territoire, du peuple et de la langue du

pays :

Ainsi j'ai toujours agi, honteux de mes semblables, mortifié de les savoir faibles et

désarmés, mais disposé à les trahir, à jurer que celui qui n’est pas une brute (…) ne peut

être mon frère. (MLG, p. 54)

Tandis que la langue de mes parents trahissait leur condition de serviteurs, j'en avais

honte. (POU, p. 17 et 18)

D’après le sociologue Boaventura de Sousa Santos, la culture portugaise est une culture

périphérique parce que le pays a occupé, de l’Époque Moderne jusqu’à la fin de la dictature

salazariste, une position commerciale et culturelle intermédiaire entre ses ex-colonies et les

pays développés de l’Europe (surtout l’Angleterre), n’étant jamais un centre de référence

économique et culturelle pour d’autres pays.

14 Au contraire de Poulailler, où la France est clairement indiquée comme culture hégémonique par rapport au Portugal, dans La Mélancolie du géographe aucune identité culturelle hégémonique n’est nommée ; mais nous pouvons constater, par quelques extraits, que le narrateur a une perception de la culture portugaise comme inférieure aux autres : « Ce sentiment de honte qui n'est, somme toute, que la mise à nu de quelque chose, je l'avais déjà éprouvé. C'était en de ces rares fois où je m'étais trouvé à l'étranger et où, par hasard, il m'était arrivé d'entendre cette pauvre langue qui n'a qu'un seul mot pour dire d'attendre et d'espérer. » (MLG, p. 206). Selon Eduardo Lourenço, il y a un noyau de pays considérés comme « plus européens » parmi lesquels ne figure pas le Portugal : « ce noyau qui comprend des Français, des Belges, des Hollandais, des Allemands, des Suisses, des Italiens du Nord » (Eduardo Lourenço, Nós e a Europa ou as duas razões, op. cit., p. 40).

11

D’ailleurs, l’administration de l’empire colonial avait beaucoup décentralisé

l’administration du territoire, principalement dans le cas du Brésil où s’était réfugié le roi D.

João VI avec sa cour après l’invasion napoléonienne. Dans cet épisode, grâce à la colonie, la

métropole a échappé à la domination française. De même, pendant le processus d’indépendance

des colonies africaines, il y a eu un mouvement parallèle de libération du Portugal de la

dictature, lors de la Révolution des Œillets, ce qui place colonies et métropole, sous un certain

aspect, au même niveau. Néanmoins, selon Boaventura de Sousa Santos, les Portugais n’ont

jamais eu conscience de cette position périphérique dans l’histoire mondiale parce que, de

l’obscurantisme de l’Inquisition jusqu’aux presque cinquante ans de la dictature salazariste, le

peuple n’a jamais pu avoir accès à une connaissance réelle de l’histoire et de la culture

portugaise : le mépris de la raison a cédé la place à la mythification de l’histoire et à la création

d’une fausse culture nationale, de tendance catholique, impérialiste et rurale. L’incapacité

d’affirmation de l’État portugais face aux autres États et le manque d’une identité nationale à la

hauteur de l’époque actuelle et de sa dimension territoriale réelle ont créé une forme de

comportement culturel à mi-chemin entre les pays dominés et les dominants, une culture de

frontière :

Esse défice de diferenciação e de identificação, se, por um lado, criou um vazio

substantivo, por outro, consolidou uma forma cultural muito específica, a fronteira ou

zona fronteiriça 15.

Cette absence de référence culturelle est à l’origine du questionnement identitaire de

nos deux narrateurs, eux-mêmes placés dans cette zone de frontière entre deux images d’un 15 Boaventura de Sousa Santos, « Modernidade, Identidade e a Cultura de Fronteira», op. cit, p. 33.

12

même pays : celle du grand pays des Découvertes maritimes, renvoyant à un passé qui subsiste

sous forme de mythe identitaire, et celle du pays d’émigration, rural et misérable, de la réalité

actuelle, celle d’après la dictature. Ni le narrateur géographe, portugais résidant dans le pays, ni

António Salgado, né en France et qui cherche à travers ses parents une réponse à ses problèmes

d’identité culturelle, ne trouvent dans le Portugal une réponse satisfaisante à leur quête. En

effet, Boaventura de Sousa Santos poursuit : « (…) não sendo uma cultura auto-contida, os

seus limites nunca coincidiram com os limites do Estado16 .». La culture portugaise se situe donc

dans une sorte de frontière entre soi-même, l’Amérique, l’Afrique, l’Océanie, l’Asie et

l’Europe, entre les ex-colonies et les États hégémoniques17. Le manque d’une identité culturelle

claire et consciente partagée par les Portugais dans les limites du pays actuel est la cause de la

faille identitaire des narrateurs. Si nous suivons Huguette Dufrénois et Christian Miquel, il

semble que cette faille identitaire soit mise à nu par le propre questionnement ontologique des

narrateurs des romans étudiés : « (…) nous considérons que la question traduit d’emblée une

inquiétude ontologique (…) la mise à nu d’une faille de son propre fondement – une faille de

l’être18. ».

La culture de frontière dont parle Boaventura de Sousa Santos est cette faille : l’espace

d’où la subjectivité de l’individu réclame sa place. Selon Paul Ricoeur, cette subjectivité « (…)

se pose elle-même sur une réflexion sur le propre doute19 ». Mais cette faille qui forme une

16 Boaventura dos Santos Souza,« Modernidade, Identidade e a Cultura de Fronteira », op. cit., p. 27.17 Cit. Eduardo Lourenço (Vd. No 14).18 Huguette Dufrénois et Christian Miquel, La Philosophie de l’exil, Paris, l’Harmattan, 1996, p. 9.19 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op.cit., 1990, p. 18.

13

culture particulière (l’« entre-deux20 » de Daniel Sibony) est aussi l’espace de ce nouveau sujet

créé à partir de la rencontre de cultures.

Notre premier chapitre (« Le manque ») traitera de la difficulté des narrateurs à

comprendre le comportement double de leurs compatriotes, leur délire docile, eux qui sont à la

fois seigneurs de l’époque colonialiste et émigrés de l’époque actuelle, qui ont fui la dictature,

en subissant l’exploitation de pays économiquement plus forts. Eduardo Lourenço décrit ce

comportement caractéristique des peuples ibériques vivant encore d’un passé glorieux où leur

territoire était bien au-delà de la dimension du territoire de l’État.

La culture portugaise semble donc errer dans une zone de frontière spatiale et

temporelle. De ce fait, le Portugal est nommé « navire-nation » (« nação-navio21 ») par

Eduardo Lourenço. L’image laissée est celle d’un pays décadent et inexpressif par rapport à

l’extérieur, et c’est justement cette image qui est questionnée par les narrateurs, en tant

qu'héritiers de cette culture.

I.1- L’environnement

Pour commencer notre travail d’analyse de la lacune identitaire, il est essentiel

d’expliciter l’importance du rôle que joue l’environnement dans les rapports entre les

20 L’entre deux : « l’espace où les deux termes semblent convoquer l’origine pour s’expliquer avec elle et pour que puisse s'élaborer un passage entre deux. ». Daniel Sibony, Entre-deux : l’origine en partage, Paris, Seuil, 1991, p. 11.21 Eduardo Lourenço, Nós e a Europa ou as duas razões, op. cit., p. 14.

14

narrateurs et les personnages qui incarnent le délire docile, Morgado dans La Mélancolie du

géographe et le père d’António Batista dans Poulailler.

Nous proposons une topographie identitaire ou, selon l’expression d’Ana Paula

Coutinho, une cartographie affective des origines (« cartografia afetiva das origens22 »),

c’est-à-dire une étude de la mise en écriture de l’environnement culturel, pour aboutir à la

compréhension que les narrateurs ont de leur culture. Nous partirons de l’analyse de la

représentation du territoire national portugais, étant donné qu’il constitue l’environnement

culturel le plus global et le plus représentatif. Ensuite, nous passerons à une investigation

sur l’intérieur du territoire, c’est-à-dire à une topographie sociale doublée d‘une analyse

socio-comportementale, et « la maison » nous servira alors de micro-représentation du

pays, dans sa fonction d’espace de transmission de la culture d’une nation aux membres

d’un groupe.

I. 1. 1 – Le territoire

L’image d’une nation avec toutes ses valeurs objectives (unité de gouvernement,

indépendance économique et langue commune) et subjectives (partage d’une même culture :

une histoire et une mémoire collectives, des traditions et des coutumes particulières) est

immédiatement associée à un territoire. La liaison avec la terre influe sur les valeurs et

l’histoire d’un peuple, qui, à son tour, façonne cette terre selon ses besoins et ses pensées.

22 Ana Paula Coutinho, “Metáforas e Alegorias de Identidades Híbridas Luso-francesas », In: Latitudes – Cahiers Lusophones, Paris, septembre 2006, No 27, p.5.

15

Même si les ressources naturelles d’un pays ne déterminent pas forcément le pouvoir

politique et la richesse économique et culturelle d’un peuple, l’image construite par ce peuple

tout au long de son histoire influence le regard qu’on a de son territoire, parce qu’il se

confond avec la nation. Dans les deux romans en question, le regard des narrateurs sur

l’espace géographique du Portugal, espace petit et amorphe, se confond avec son histoire

décadente :

Je pense, depuis toujours, que de l'enfance colle à sa géographie malingre (…) que de

l'enfance est attachée à ses plaines courtes et à son littoral taillé, comme au front d'un

garçonnet, la frange (…) sa croissance arrêtée (…) toute sa rachitique physionomie

pleurant misère (MLG, p. 116 et 117)

Mon père savait que tôt ou tard il serait appelé en Afrique. Projeté audacieusement sur

l'Océan, mais amorphe, le pays ne cessait d'y expédier des poulets toujours plus jeunes

(POU, p. 107)

Nous notons le choix lexical de déterminants qui attribuent au Portugal une dimension

territoriale étriquée et amorphe : « géographie malingre », « plaines courtes », « littoral

taillé », pays « amorphe ». Dans le même champ lexical de grandeur/forme, nous

remarquerons des mots à incidence conotative qui personnifient le pays, comme s’il incarnait la

physionomie et la mentalité étroites de son peuple : « sa croissance arrêtée (…) » ; « toute sa

rachitique physionomie pleurant misère » ; « projeté audacieusement sur l'Océan ».

Dans La Mélancolie du géographe, la fin de l’époque glorieuse de croissance du pays

avec les découvertes maritimes s’oppose à la misérable réalité actuelle, personnifiée par

l’image d’un garçon petit et maigre : «croissance arrêtée », « sa rachitique physionomie

pleurant misère ». Nous pouvons retrouver cette même idée du Portugal comme un pays qui n’a 16

pas grandi dans Poulailler, par l’adjectif «amorphe ». Plus loin nous voyons que le pays a une

attitude osée par rapport à sa petite taille, ce qui est explicité par l’adverbe « audacieusement »

associé au participe passé « projeté » dans la phrase « projeté audacieusement sur l'Océan ».

Cette phrase dénonce l’arrogance de l’État Nouveau qui continue la guerre contre ses colonies

d’Afrique malgré la situation chaotique de la politique interne du pays. Ce comportement de

l’État salazariste peut être interprété comme une démonstration de résistance après l'humiliation

que le pays a souffert avec l’ultimatum anglais de 1890. Par cette injonction, l'Angleterre exige

que le Portugal retire ses troupes postées entre le Mozambique et l’Angola, chargées de la

mission de réunir ses deux colonies (projet connu comme carte rose). Cet épisode historique a

changé profondément la conscience collective portugaise : il a eu comme conséquences à la

fois l'augmentation de l’apologie à la nation et à son empire colonial (base, quelques décennies

plus tard, du discours salazariste), la méfiance vers les autres pays (et, plus largement, envers

l'autrui) et le pessimisme du peuple par rapport à l'avenir économique et politique de la nation.

Pour renforcer l’image du Portugal comme un pays qui n’a pas grandi, José Gil accuse

encore la politique salazariste de réduire les Portugais à de grands enfants irresponsables parce

qu’ils ne pouvaient pas s’exprimer ni s’inscrire socialement, étant donné que l’espace public

était contrôlé par le père de la nation, Salazar :

Com efeito, no tempo de Salazar “nada acontecia” por excelência. Atolada num mal

difuso e omnipresente, a existência individual não chegava sequer a vir à tona na vida. E o

que era a vida naquele tempo? Aquilo que ditava o ideal moral salazarista: uma sucessão

de actos obscuros, com tanto mais valor quanto se faziam modestos, humildes,

despercebidos... Onde inscrevê-los se não havia espaço público e tempo colectivo visíveis;

onde senão na eternidade muda das almas, segundo a visão católica própria de Salazar?

17

(..) Porque inscrever implica ação, afirmação, decisão com as quais o indivíduo conquista

autonomia e sentido para a sua existência. Foi o salazarismo que nos ensinou a

irresponsabilidade – reduzindo-nos a crianças, crianças grandes, adultos infantilizados23.

Les narrateurs ont une perception du territoire du Portugal qui se fonde sur une

comparaison entre l’image de la nation au passé, grand empire colonial, et celle au présent,

rabaissée par l’ultimatum anglais, mais persistante dans son discours impérialiste soutenu par

une dictature qui empêche le peuple de s’inscrire socialement, de grandir en assumant la

responsabilité de leur vie et des décisions de leur pays. D’où la description du Portugal par les

deux narrateurs comme une nation figée dans le temps (ce qui est indiquée par les métaphores

« croissance arrêtée » et « pays amorphe », symboles du non développement du Portugal, de la

conservation de son stade enfantin). Ce décalage entre l’image grandiose du passé (présence de

la culture portugaise élargie aux quatre continents) et l’image actuelle (petit territoire en marge

de l’Europe) s’exprime psychologiquement chez Morgado et le père d’António Salgado sous la

forme d’un délire docile, un attachement aux débris d’une grande nation. Pour les femmes des

deux romans, il s’exprime comme l’acceptation de leur destin de façon profondément

pessimiste. Chez les narrateurs, pourtant, il provoque à la fois un sentiment de honte envers le

Portugal présent et un manque de référence de l’identité de leur peuple-nation et, par

conséquent, de leur propre identité personnelle.

Homi Bhabha explique que l’espace national ne doit pas être pensé comme accompli

uniquement dans la plénitude du temps, mais dans une appréhension double et clivée (le passé

et le présent) :

23 José Gil, Portugal, Hoje. O Medo de Existir, Lisboa, Relógio d’Água, 2004, p. 17.18

(...) les peuples sont les « objets » historiques d'une pédagogie nationaliste donnant au

discours une autorité fondée sur l'origine historique pré-donnée ou constituée dans le

passé ; mais les peuples sont aussi « sujets » d'un processus de signification qui doit effacer

toute présence préalable ou ordinaire du peuple-nation24.

Dans les deux romans étudiés, la maison incarne l’espace de l’entre-deux temps, du

temps de l’espace national double et clivé, où les nouvelles générations sont formées dans

« une pédagogie nationaliste » qui exalte le mythe du Portugal comme une nation grandiose, ce

qui ne correspond pas à la réalité du pays qu’elles rencontrent. Devant cette assynchronie, elles

entreprennent la construction d’un nouveau processus de signification pour leur peuple-nation,

et, par conséquent, pour elles mêmes. Dans les deux romans, les narrateurs font partie de ces

nouvelles générations; ils sont donc les objets d’une « pédagogie nationaliste » diffusée dans

l’espace de la maison et qui est, pour eux-même, remise en question.

I. 1. 2 – La maison

Pour les narrateurs, la perception du territoire du Portugal comme petit et amorphe est

donc un reflet du ressenti de son peuple face à la chute de l'empire colonial, une perte

territoriale et morale. La non-acceptation de cet échec a crée dans le peuple portugais une

pensée décalée par rapport à leur époque. Sachant que, d'après Alfred Schütz, « seul le mode de

vie de ses parents et grands-parents devient pour un homme la base de sa propre manière de

vie25 », nous pouvons considérer la maison comme le premier espace de transmission d’une

24 Homi Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2007, p. 232.25Alfred Schütz, L'Étranger,Courtry, Éditions Allia, p. 20.

19

« pédagogie nationaliste ». Cela nous amène à penser que la perception des narrateurs sur leur

nation est basée sur le comportement de leurs proches vivant sous le même toit. C’est dans la

maison, échantillon d'un territoire et de son peuple, que l’individu façonne l’image de son pays.

La topographie de la maison porte donc les mêmes traits que celle du territoire, ce qui peut être

constaté par le partage d’un champ lexical commun :

(…) mais de la route on ne la voit pas, on ne voit rien, une maison hors du monde dit

Morgado.(…) cette bâtisse en longueur isolée sous la pluie, blanche, difforme, frise

décolorée, avec la cuisine à gauche du corps de bâtiment, avec le four à pain ; l'étable à

l'autre bout, une vieille chaux qui parchemine en façade : maison de vieux, dit Morgado,

portes et volets fermés sur une puanteur. (MLG, p. 75)

Nous habitions au sous-sol d'une gigantesque maison (…). Je revois ma chambre avec

sa lucarne au ras de la cour, la cuisine séparée de la chaudière à mazout par une cloison

criblée de trous pour la ventilation, et cette pièce divisée par un rideau, d'un côté le lit des

parents, de l'autre un salon réduit à une table et à un canapé à fleurs devant la télévision.

(POU, p. 20)

Dans La Mélancolie du géographe, l'image d'invisibilité de la maison (« hors du

monde ») correspond à celle d'un pays arrêté dans le temps, « garçonnet » et « amorphe »,

peuplé par des vieux qui n'ont pas « grandis », se comportant encore comme les jeunes

conquistadors d'antan. Pour cela, il ne se distingue pas au milieu de plus grands pays.

L’adjectif « isolée » associé au nom « bâtisse » renforce l’image de ce pays mis à l’écart.

Cette « bâtisse en longueur isolée » est placée « sous la pluie ». Sachant que l’eau

« efface l’histoire, car elle rétablit l’être dans un état nouveau26», et que l’eau liée à la maison

est sale («(…) malgré toute cette pluie, honteusement sale » (MLG, p. 76)), nous pouvons en

26 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 377.20

déduire que cette maison incarne un pays qui a vécu un bouleversement historique dans le

mauvais sens : « L’eau, comme d’ailleurs tous les symboles, peut être envisagée sur deux plans

rigoureusement opposés (…) source de vie et source de mort, créatrice et destructrice27.».

L’adverbe « honteusement » modalise le discours, laissant transparaître la vision du narrateur

sur cette pluie qui n’a pas la valeur créatrice qui lui est normalement attribuée. Il a honte de

cette pluie sale qui efface une histoire glorieuse pour commencer un cycle décadent, destin

ingrat tombé du ciel ironiquement sur la nation qui a toujours rêvé d’un avenir généreux venu

de l’eau.

D’ailleurs, le blanc de la bâtisse est une couleur « entre absence et présence28 », comme

le Portugal en tant que pays dans son actuelle existence invisible parmi les nations

hégémoniques. Le manque de couleur de la façade de cette maison (« frise décolorée ») est un

signe du manque de visibilité extérieure, étant donné que la couleur sert à attirer l’attention

d’autrui. Edward Hall explique l’image de la façade de la maison comme symbole de la

protection de l’être : « L’emploi du mot façade est par lui-même révélateur : il marque bien la

reconnaissance des strates protectrices du moi et le rôle joué par les éléments architecturaux29 ».

Les « portes et volets fermés sur une puanteur » renforcent l’idée d’enfermement de l’être dans

l’espace de la maison, comportement culturel de repli des Portugais vers l’intérieur de leur

territoire, référence à la fermeture politique et économique, à la méfiance envers autrui.

La cuisine, pièce des serviteurs située « à gauche du corps du bâtiment », la position du

cœur, représente bien l’âme servile de ses habitants. L'étable dans la direction opposée à la

27 Ibid., p. 378.28 Ibid., p. 125.29 Edward Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 113.

21

cuisine, une construction « en longueur », renforce l’idée de servitude : les hommes sont au

même niveau que les bêtes. L’image de ce pays se construit donc sur cette topographie sociale.

Dans l’extrait de Poulailler, la topographie sociale comparée entre la maison des

parents et la maison des patrons (« au sous-sol d’une gigantesque maison ») indique clairement

l’image de la culture portugaise perçue comme inférieure par rapport à la culture

française. Nous retrouvons donc l’image du territoire marginal et petit. À cette image s’ajoute

celle de l’enfermement, parce que le sous-sol fait penser à l’image de la cave qui, selon Gaston

Bachelard, est « la folie enterrée, des drames murés (…) les murs de la cave sont des murs

enterrés, (…) des murs qui ont toute la terre derrière eux30 ». L’espace cloîtré de la cave est un

symbole de l’être emprisonné dans sa condition sociale inférieure. La chambre d’António

Salgado « avec sa lucarne » représente l’être enfermé dans son intérieur (l’espace fermé de la

maison) qui voit l’extérieur plus haut à travers un rayon de lumière. Cette image renvoie au

mythe de la caverne de Platon. Elle est le symbole d’un Portugal aveugle à la lumière du

monde, refermé sur ses idées, sur sa position.

L’infériorité de la culture portugaise par rapport à la culture française est aussi marquée

par la distance personnelle réduite entre les membres de la maison des parents, parce que la

chambre et le salon forment une seule pièce divisée par un rideau. À propos de la distance

personnelle, Edward Hall nous fournit des informations du comportement humain basé

sur celui des animaux : « Les animaux dominants ont en général une distance personnelle plus

grande que ceux qui occupent une position inférieure dans la hiérarchie sociale (…)31 ». La

courte distance personnelle dans l’espace domestique signale le faible pouvoir économique du

30 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, Quadrige grands textes, 2008, p. 37.31 Edward Hall, La dimension cachée , op. cit., p. 28.

22

Portugal par rapport aux nations hégémoniques (« les animaux dominants »). De ce fait,

l’image étriquée du territoire est une extension de celle de la maison.

I. 1. 3 – Les habitants

Dans les deux romans, le décalage entre l’image du Portugal du passé et celui du présent

est vécu de façon différente par les habitants de la maison. Les personnages masculins

(Morgado et le père d’António Salgado), dans leur vie domestique, continuent à se comporter

comme les conquistadors d’antan ou comme le dictateur Salazar (version contemporaine du

conquistador qui utilise un discours élogieux de la conquête pour commander le peuple

portugais32). Dans leur vie sociale, néanmoins, ces deux personnages sont des serviteurs qui,

devant la dure réalité économique du Portugal, subissent les forces économiques

hégémoniques. Au sein d’une société patriarcale, ces personnages ont leur rôle de transmettre

le mythe d’un passé glorieux à leurs descendants et les lois de fonctionnement du pays dans un

ancien système politique et social basé sur la conquête, soit territoriale, soit humaine. La

femme et les enfants deviennent donc les êtres subjugués à ce pouvoir. Cela explique le

comportement soumis que Rosa Maria et Rosa ont envers leur mari et la relation problématique

entre António Salgado et son père. Le narrateur géographe, quoique d’une façon moins

angoissante, se soumet aussi au pouvoir de Morgado en tant que « conquérant » en amour et en

32 « O sentido das realidades sociais, das profundas realidades nacionais, acabará por impor-se à visão dos dirigentes e imprimirá novas directivas à marcha das coisas. Encontrarrnos-emos então trabalhando tranquilamente para a unidade política e econômica de Portugal e de seu Império (...) » Presidente Salazar, Como se levanta um Estado, Lisboa, Golden Books, 1977, p. 85 et 86

23

discours (« Il voit le projet amoureux qui se conçoit, il voit cette ambition de la conquête »,

MLG, p. 21).

En même temps, les deux narrateurs questionnent la conduite déplacée des personnages

masculins, leur délire docile, et la soumission des personnages féminins à ces hommes. Ils

critiquent les deux comportements, et finissent par se sentir à l’écart de leur groupe, de leur

culture, de leur terre.

I. 3. a – L’homme

L’image des personnages masculins comme les conquistadors est construite dans les

deux romans sur un champ lexical associé au militarisme : « bottes », « cheval », « soldat

colonisateur ». Dans le Poulailler, le changement de destin du père de « soldat colonisateur »

en « serf colonisé » est dénoncé. La description de sa condition actuelle est accompagnée de

mots qui indiquent sa nouvelle situation de serviteur en France (« mendicité », « manœuvre »,

« chantier ») :

Entre le seau et la serpillière, elle se tient raide, face à l'homme debout dans ses

bottes, à contre-jour, les jambes écartées, radieux, tandis qu'elle reste à genoux. (MLG, p. 9)

Ses bottes sales sur le sol lessivé, elle s'en moque, pourvu qu'il soit content. Pareil pour

les éclaboussures autour de la cuvette : il est chez lui ; il pourrait y entrer à cheval.(MLG, p.

11)

À son départ du Portugal, il n'imaginait pas qu'en se dérobant à son sort de soldat

colonisateur, il aurait à subir celui de serf colonisé. Après plusieurs semaines de

mendicité, il finit comme manœuvre sur un chantier à Nanterre, près de l'université.

(POU, p. 115)

24

L’image de l’autorité de l’homme, Morgado, dans le premier extrait de La mélancolie

du géographe, est construite par sa position spatiale supérieure par rapport à la femme, Rosa

Maria, (« debout » contre « à genoux »). L’adjectif « radieux » pour désigner l’homme et sa

position « à contre-jour » suggère une association entre l’image de l’homme et celle du soleil.

La situation avilissante de la femme est indiquée par les objets qui l’accompagnent (« le seau et

la serpillière »). Dans le deuxième extrait, Rosa Maria s’efface complètement comme sujet en

acceptant les actions dominatrices de Morgado : l’homme marche « sur le sol lessivé » avec

« ses bottes sales », mais elle « s'en moque, pourvu qu'il soit content ». L’organisation sociale

patriarcale est explicitée par la phrase « il est chez lui ; il pourrait y entrer à cheval ». Dans cette

description de l’homme comme un chevalier aux commandes de l’organisation familiale, nous

avons clairement représentée l’image d’un marialva33, terme qui, en portugais vulgaire, désigne

un bon vivant qui aime les chevaux et les corridas et qui a un comportement viril, machiste,

conquérant (des bêtes et des femmes), sens dérivé associé au quatrième marquis de Marialva,

célèbre écuyer portugais, maître d’équitation34. Nous pouvons observer que Morgado, dans sa

relation avec Rosa Maria et avec d’autres femmes, a le comportement d’un marialva : «Pour

être franc, je pense d'abord que c'est par dandysme qu'il prétend s'être attaché à elle,

parce que c'est un petit don Juan» (MLG, p. 16 et 17), « pas plus qu'indiffèrent 33 Marialva: adj. 2 g. 1. Referente às regras de cavalgar a gineta estabelecidas pelo Marquês de Marialva (...) 2. Lus. Indivíduo que faz conquistas amorosas, conquistador. (Aurélio Buarque de Holanda Ferreira, Novo Dicionário Aurélio da Língua Portuguesa, Curitiba, Editora Positivo, 2004, p. 1280). Marialva adj. m. e f. (De Marialva, antrop.) 1. Equit. Que cavalga segundo o sistema de regras estabelecido no século XVIII pelo cavaleiro português o 4.o marquês de Marialva. s.m 3. Homem que gosta de touradas e cavalos e leva uma vida ociosa e boémia. (Academia das Ciências de Lisboa e Fundação Gulbenkian, Dicionário da Língua Portuguesa Contemporânea, vol. II, Lisboa, Academia das Ciências de Lisboa e Editorial Verbo, 2001, p. 2385). 34 Quatrième Marquis de Marialva, D. Pedro José de Alcântara António Francisco Xavier Melchior Coutinho (1713-1799) : « exímio picador, não só na prática como também na teoria de cavalgar. As máximas que estabeleceu para a sua arte reduziu-as a tratado, com o título de « Última Corrida de Toiros em Salvaterra ». (Enciclopédia Verbo. Luso-Brasileira de Cultura. Edição Século XXI, vol. XVIII, Lisboa-São Paulo, Editorial Verbo, 1998, p. 1361-1362).

25

(…) attentif et patient, juste un peu distant, comme je le vois procéder, quelquefois, avec des

prostituées » (MLG, p. 27), « Et quand il était arrivé que telle docilité lui donnât faim et

qu'il se risquât, d'une seule main distraite, à tirer sur le nœud blanc d'un tablier de servante,

il avait encore vu, en lieu et place d'un désir, la seule obéissance dans le consentement » (MLG,

p. 29). Dans ces extraits, nous pouvons constater que les femmes sont pour Morgado un objet

de conquête qu’il manipule selon ses besoins et ses désirs. Le marialva a des traits communs

avec le « soldat colonisateur », imagé associé au père d'António Salgado, dans le fait que tous

les deux ont le goût de la conquête et utilisent leur force masculine pour subjuguer autrui.

Dans Poulailler, à l’image du « soldat colonisateur » s’ajoute encore celle du dictateur

Salazar, toutes deux symbolisées par le coq :

Ma mère et moi ne pouvions plus l'approcher.

Nous avions peur. (Mais quelle famille n'est pas une dictature, molle ou rude ?) À

table, nous demandions le sel à voix basse. (…) Et quand la bouche de ma mère

s'ouvrait, un coup de poing sur la table la lui fermait. La poule ne devait pas chanter

devant le coq. (POU, p.34)

Mais à présent mon père était un coq assailli de

fourmis, mordu jusqu'au sang. Une douleur qui après tant d'années d'exil, au lieu de

l'abattre, l'exaspéra. Sa fureur dut encore s'accroître à la pensée de sa femme et de son

fils humiliés comme lui-même. (POU, p. 32)

L’association du père à l’image du coq s’explique, d’abord, parce qu’il est le symbole

du Portugal, grâce à la légende du coq de Barcelos qui fait référence à un coq rôti qui est

revenu à la vie pour attester l’innocence d’un homme. Comme symbole, le coq « est connu

26

comme l’emblème de la fierté ce que justifie l’allure de l’animal35» et par ses « vertus

militaires36». Or ce caractère de combat et cette fierté sont présents aussi dans les images du

conquistador et du dictateur portugais. Donc nous pouvons considérer que le père, à travers le

symbole du coq, incarne ces deux personnages. D'où le fait que la famille d’António Salgado

soit décrite comme une dictature où le père (le coq) exerce son pouvoir de façon agressive :

« Ma mère et moi ne pouvions plus l'approcher. Nous avions peur ». Cette fierté est, par

contre, blessée par le racisme des Français envers les Portugais (« un coq assailli de

fourmis »). L’évidence de sa condition sociale inégale comme exilé au sein de la société

française le rend plus agressif et plus autoritaire avec sa famille : « Sa fureur dut encore

s'accroître à la pensée de sa femme et de son fils humiliés comme lui-même ».

L’humiliation de sa race est le coup le plus dur pour ce père-coq, gardien de l’orgueil

portugais.

Dans La Mélancolie du géographe, la fierté de Morgado est blessée par la constatation

de sa dette envers sa famille, propriétaire de la maison où il habite avec Rosa Maria. Comme

solution pour fuir la misère et la honte, il quitte le Portugal vers la France, et, c’est pourquoi il

est décrit comme « le fuyard », « le débiteur », « le locataire » :

(…) le fuyard, parti pour la France, parti dans

l'idée de s'enrichir ailleurs, pour tâcher de s'employer n'importe où sur la planète,

n'importe où ailleurs, plutôt qu'en ces terres dont il est le locataire, le locataire

fuyard, débiteur d'un loyer (MLG, p. 37)

35 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, op. cit., p. 281.36 Ibid.

27

La perte de son image prestigieuse au sein de sa famille ne peut être compensée que par

l’idée d’un enrichissement en France. D’ailleurs, le fait de quitter le pays lui permet de

conserver parmi les siens l’image de l’homme d’avant. De même, le père d’António Salgado,

pour compenser l’image de traître du fait de sa désertion (« en se dérobant à son sort de soldat

colonisateur ») et pouvoir soutenir sa fierté vis-à-vis des siens, devient immigré dans le même

pays et victime du racisme des Français. Le mot « dérober », utilisé par le narrateur pour

décrire l’action de son père, est chargé d'une connotation négative comme si le père était un

criminel qui a abandonné ses responsabilités envers sa patrie. Nous pouvons donc constater

qu'António Salgado reproduit le discours salazariste, en se montrant tout autant oppresseur que

son père et que le dictateur Salazar, comportement nommé « impensé généalogique »

(impensado genealógico) par Nicolas Abraham, selon la citation de José Gil : « O medo herda-

se. Porque interiorizado, mais inconsciente do que consciente, acaba por fazer parte do

“caráter taciturno dos portugueses” (...) integra-se no “impensado genealógico” (Nicolas

Abraham) que passa de pai para filho, de geração para geração37». La peur de la désertion

imposée au peuple par la politique salazariste est transmise de père en fils. La censure

d’António Salgado vis-à-vis de l’action de son père est probablement issue d’une auto-censure

de ce dernier, ce qui démontre que la peur est transmissible et hante toujours ceux qui dévient

du système.

Cette peur de s’inscrire socialement, d’affirmer sa subjectivité contre les déterminations

d’un modèle politique, explique le comportement double de Morgado et du père d’António

Salgado. Ils sont les conquistadors, les dictateurs dans leur maison et dans leur pays ; mais ils

37 José Gil, Portugal Hoje. O Medo de Existir, op. cit., p. 78.28

sont les conquis ailleurs. Dans leur vie domestique, la permanence d’une telle image

prestigieuse est due à la manipulation politique du discours religieux qui soutient l’idée que

le père, dans une famille, est un représentant de Dieu, d’où le jeu entre les homophones

« père » et « Père » dans les extraits suivants :

Ça ne peut être que lui. C'est lui. Brusquement,

elle se redresse, s'assoit sur ses talons, le regarde comme si c'était Dieu le Père. (MLG, p.

9)

Dieu était mort et à présent seul existait le Père

Salazar, la duperie des duperies, la saudade vénéneuse placardée sur tous les murs du

pays. (POU, p. 74 et 75)

Morgado, déjà décrit à l’image du conquistador, est aussi considéré comme « Dieu le

Père » par Rosa Maria. Sachant que le père d’António Salgado incarne l’image du dictateur

Salazar, dit le remplaçant de Dieu (« le Père Salazar »), nous pouvons en déduire également

que ce personnage a des pouvoirs d’ordre spirituel dans son foyer, que ses dispositions

s’accordent au désir divin. Ces pouvoirs accumulés expliquent le comportement soumis des

personnages féminins vis-à-vis de ces semi-dieux.

1. 3. b – La femme

Après le départ de Morgado en France, Rosa Maria ne s’occupe plus ni de sa maison, ni

de son propre corps, perçus comme des possessions masculines. Les mots (« dégradation »,

29

« abandon », « humiliant », « indifférente », « désordre », « crasse » et « puanteur ») expriment

l’état décadent de cette femme privée de la présence de l’homme :

(…) à cause de cette dégradation, de cet abandon, du spectacle humiliant de cette

femme, quoique jeune, indifférente au désordre de sa propre maison, au désordre de

sa tenue, indifférente à la crasse et à la puanteur, (…) la fille sur le lit dressé dans la

cuisine. (MLG, p. 25)

La désorganisation de la maison (« dégradation », « abandon », « désordre ») est le

reflet de sa confusion d’esprit (« spectacle humiliant de cette femme »). La

déstructuration de son être se répand vers l’extérieur et atteint d’abord le corps (« sa

tenue ») et après l’espace (« sa propre maison »). L’absence de limites entre la chambre

(pièce de l’intimité) et la cuisine (pièce collective) est un signe du bouleversement mental

de Rosa Maria. D’ailleurs, la chambre ainsi que la cuisine sont des lieux où la femme se

met au service de l’homme, soit comme objet sexuel, soit comme objet domestique, ce

qui indique sa totale dépendance existentielle.

Quoique l’obéissance de la femme à l’homme soit une marque des deux romans,

Rosa Maria a une relation de dépendance à Morgado bien plus forte que Rosa. Rosa, au

contraire, voit son enthousiasme diminuer à mesure qu’elle descend les escaliers de la

maison des Chaviniac à la rencontre de son mari :

Oui, ma mère aimait la France, ma mère aimait quitter notre cave pour aller servir

les Chaviniac, ces gens haut placés qui lui avaient procuré son titre de séjour. Là-haut,

son ardeur emplissait la cuisine et le salon. En bas, son entrain diminuait, elle se

réfugiait dans ses napperons, sans doute en pensant encore à son là-haut. (POU, p. 28)30

Dans l’extrait ci-dessus, nous pouvons observer un jeu dichotomique entre haut et

bas faisant référence à la joie de vivre de Rosa. Le mot « ardeur », associé à un

mouvement d’expansion (« son ardeur emplissait »), est situé « Là-haut », chez les gens

« haut placés ». Dans la position spatiale contraire (« en bas »), nous avons un mot du

même champ lexical (« entrain »), mais associé à un mouvement de rétraction

(« diminuait »). Face à l'oppression de l'espace domestique, la broderie, pour ces

femmes, se constitue donc en refuge (« se réfugiait dans ses napperons ») et c’est aussi

un moyen de réécrire leur propre vie, comme nous expliquent Jean Chevalier et Alain

Gheerbrant : « dans le bassin méditerranéen, filer et tisser sont pour la femme ce que

labourer est pour l’homme : un travail associé à l’œuvre créative38.». Dans l'extrait

suivant, nous pouvons bien observer l'importance que cette activité prend dans la vie de

Rosa Maria pour combler le vide laissé par l'absence de Morgado:

Morgado di t qu 'el le brode. C'est tout ce qu'elle sait faire. Elle prend le café

debout et elle brode. (…) La toile cirée de la table, les carreaux assombris par les

volets de bois désormais clos, recueillent l'ombre de son torse courbé, de son

minuscule chignon en pointe, de ses sourcils froncés, de son laisser-aller ; de son

insignifiante silhouette. (MLG, p. 15)

La scène de Rosa Maria en train de broder peut impressionner par son aspect sombre et

clos (« assombris », « clos », « ombre », « courbés », « froncés »). Cette description indique

l’angoisse, la sensation d’un temps inexorable. La femme, dans son mouvement de broderie

38Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op. cit., p. 441.

31

incessant, abandonnée par son mari et attendant son retour, nous fait penser à l’image de

Pénélope dans l'attente d'Ulysse dans l’Odyssée. D’ailleurs, Ulysse, fondateur mythique de

Lisbonne, est un personnage très bien incarné par Morgado : le grand aventurier (entre femmes,

villes et pays) et le mendiant (qui part en France pour s’enrichir, mais qui revient toujours

pauvre auprès de Rosa Maria).

La broderie, pour Rosa, est liée aussi à une épopée, mais à la sienne. Ses napperons

racontent des passages de sa vie, comme des volumes d’un journal intime, dont un des

chapitres est aussi l’abandon par son mari, émigré en France :

Ces mêmes doigts qui le soir dans le salon brodaient des napperons à n'en plus

finir. Sur la table, sur le buffet, sur le repose-tête du canapé, sur la télévision, partout

des napperons. Ni livres ni magazines, mais toute une bibliothèque de napperons,

avec des éditions du même volume sous différents formats, de différentes couleurs. Les

grimoires traduits de ses tribulations intimes, la collection complète de ses souvenirs de

jeune fille, toute la frise historique de la petite chronique de son âme. Elle qui, avant de

rejoindre mon père à Chantepins, n'avait jamais eu ce loisir, trimant sans relâche dans la

ferme de ses beaux-parents. (POU, p. 22 et 23)

Le travail dans l´exploitation familiale (« la ferme de ses beaux parents ») et le

ménage ont pris la place des études (« Ni livres ni magazines ») et du loisir (« n'avait

jamais eu ce loisir ») dans la vie de Rosa. Le discours politique de l´époque dictatoriale

(voir introduction, p. 8), soutenu par la religion, érige la femme au foyer comme modèle

social. Rosa Maria obéit elle aussi à ce modèle de femme. La croix qu'elle trace sur le

papier vierge (« De sa main entravée elle trace alors sa croix d'analphabète, croix

malhabile posée sur le papier illisible. » (MLG, p. 17)) est le symbole à la fois de la

32

crucifixion du Christ et du discours de l’église. Ainsi, sa « croix d´analphabète » dénonce

sa condamnation au silence comme sujet de l´écriture, laissant place au discours

religieux évoqué par ce symbole.

Dans le même extrait, la tenue noire (« Elle ne s'habille qu'en noir ») - couleur qui

dans l’univers chrétien symbolise le deuil – renseigne publiquement sur le fait que Rosa

Maria est une femme seule, endeuillé par le départ de Morgado en France, comme si la

femme ne pouvait vivre qu’à travers l’homme. Nous pouvons dire que le noir devient un

deuxième symbole religieux (« On parle avec un prêtre quand une femme est en noir »)

qui ne permet pas à la femme de s’exprimer en tant qu'individu, en lui imposant une autre

identité :

Elle ne s'habille qu'en noir. Le fait est : le noir confère autorité et dignité qui

conviennent quand on s'adresse aux journaliers, aux commerçants, aux voisins ; à ceux

qui savent qu'elle est désormais seule. On parle avec un prêtre quand une femme est

en noir et c'est ainsi qu'elle traite au mieux de ses affaires. (MLG, p. 17)

Le discours de l´Église soutient l´État à la tête de la société, ce qui explique la

soumission des ces femmes à leur mari. Dans la maison, les personnages masculins centralisent

à la fois les pouvoirs de la famille, de la nation et de Dieu. Rosa, comme nous pouvons

observer dans l’extrait suivant, subit sur terre pour jouir au ciel :

Et je la revois encore cette semaine-là, les paupières dépecées, le teint caverneux,

comme si elle vivait au pays des morts. Si bien que je n'ai toujours pas compris cette

inscription qui ornait l'assiette fixée au mur de notre cuisine : Celui qui poursuit son

chemin dans les larmes ne cesse pas un seul jour d'être en fête. (POU, p. 35)

33

Une angoisse qui s'accrut encore au moment de remonter en voiture, où mes yeux

revirent la sentence sur le mur : Au Portugal, il n’a pas de peine de mort, mais il y a une

peine de vie. (POU, p. 86)

Pour António Salgado, sa mère habite au « pays des morts » dès lors que la vie au

Portugal est basée sur un espoir de vie éternelle promise par la religion. Nous pouvons le

constater du fait de l´inscription affichée sur le mur de la cuisine, qui indique l´influence

catholique subie par le personnage. Le choix de la cuisine comme pièce pour exhiber l’affiche

n’est pas dû au hasard : c’est dans cet endroit que la femme sert l’homme. Nous pouvons donc

en conclure que Rosa est le destinataire de ce message, lequel l’incite à supporter sa souffrance

(« les larmes ») face au pouvoir oppresseur de son mari pour avoir en échange une vie

de « fête » au ciel. Cette domination de la pensée religieuse sur la vie des Portugais est

dénoncée, avec beaucoup d’ironie, dans le deuxième extrait, à travers une autre inscription sur

le mur de la ville religieuse de Fátima. Le jeu de mots entre « peine de vie » et « peine de

mort » explique le comportement des Portugais qui souffrent en vie dans l´attente d´une terre

mythique à conquérir au ciel

I. 1. 3. c – L’Autre

Par rapport à leur groupe d’appartenance, représenté par les habitants de la maison

(l’homme et la femme), les narrateurs sont considérés comme les Autres. Leur altérité est

exprimée par les voix de la raison (narrateur géographe) et du péché (António Salgado) contre

le discours dominant de l’Église et, par conséquent, de l’État. Ainsi, le narrateur géographe

34

s’auto-décrit comme « l’autre, l’homme sensé » et António Salgado se déclare le « damné » :

(…) le voisin qui entre, qu'elle n'a pas invité, dont elle n'imagine pas seulement qu'il

était attendu, cet homme sensé qui les surprend, la femme et l'homme accroupis,

trempés, l'un et l'autre courbés sur la bassine trônant au milieu de la pièce comme au-

dessus d'un baptistère. Elle, qui se relève et s'arrange à la hâte ; lui, qui prend l'air

embarrassé. - Et l'autre, l'homme sensé, qui ne croit pas, comme elle, que la misère est

une fatalité, qui croit possible d'y remédier, qui annonce, froidement, sur le pas de leur

porte, sans un regard pour elle, qu'il reste une place, s'il veut, pour partir, demain, une

chance, pour la France. (MLG, p. 12)

Le soir, mon père rentrait à l'improviste dans ma chambre, inquisiteur, le regard

en lame de couteau. J'aurais voulu apaiser ses craintes, lui dire que j'étais

d'autant moins enclin à me souiller que cela m'arrachait des cris de damné, que

j'en venais même à dormir avec un crucifix sous mon pyjama dans le secret espoir

d'être dévergondé par le Saint-Esprit. Pas un mot ne sortait, je réagissais telle

ma mère : se taire, disparaître, c'était encore le plus sûr moyen pour vaincre la bête.

(POU, p. 50)

Le narrateur géographe, voisin et ami d’enfance de Morgado et de Rosa Maria, est

l’élément perturbateur qui entre dans leur maison pour déstabiliser l’équilibre du foyer et

marquer une rupture dans leur vie (« l'autre, l'homme sensé »). Contrairement à ce que nous

observons dans la tragédie grecque, où la fatalité bouleverse la vie des personnages, le

narrateur propose à Morgado l’émigration en France pour échapper à la misère que le couple

subit telle une disgrâce et que les conduit à un destin d’inexorable souffrance (« place », « pour

la France »). L’idée de cette prédestination, inculquée par la religion, est contestée par le

narrateur qui se présente comme l’anti-héros tragique.

António Salgado, par contre, au lieu de raisonner, essaie de combattre le père

35

(« inquisiteur ») en se servant encore de son discours qui prône l’absence de plaisir individuel

sur terre (« un crucifix », « se taire », « être dévergondé par le Saint-Esprit »). Le mot

« damné » fait partie du même champ discursif que « l’inquisiteur » - dans la dichotomie ciel/

enfer -, quoique situé du côté opposé de l’axe. Si nous prenons le mot « bête » plus loin dans le

même extrait, qui révèle la face diabolique du père « inquisiteur », nous pouvons vérifier le

partage des mêmes champs lexicaux que pour le mot « damné ». Cela montre la perpétuation

par António Salgado du discours de son groupe, contrairement au géographe de La Mélancolie

du géographe. De ce fait, les solutions proposées par le narrateur contre le comportement

oppresseur de son père font partie aussi de l’univers religieux : le crucifix et le silence, les

mêmes méthodes utilisées par sa mère, ainsi que par Rosa Maria. Cela montre que la voix de la

religion s’impose, encore une fois, de toute sa force, à travers ses symboles et la soumission de

ses fidèles.

Si ce sentiment honteux par rapport à leur groupe d’appartenance leur est commun, les

deux narrateurs ont pourtant des façons différentes de réagir à ce système politique et religieux

qui détermine le comportement des Portugais. Le narrateur géographe, déjà adulte, essaie de

prendre de la distance et de porter un regard plus analytique en se considérant comme à l’écart

du groupe, tandis qu’António Salgado, encore un enfant, est complètement passionnel et

s’exprime clairement comme produit de cet environnement :

(…) ils portaient, au corps et au visage, les hommes, les femmes et leurs petits, la

marque infamante de la servitude, bassesse de naissance et de leur condition. (MLG, p. 41)

(...) regarde, je suis devenu une loque, un déchet qui a toujours eu honte de toi, de ta

mise en plis, de tes doigts boudinés, (...) (POU, p. 121)

36

Pour le géographe, la référence à son groupe est faite à la troisième personne du pluriel :

« ils », « les hommes, les femmes et leurs petits ». D’un regard supérieur, il s’auto-exclut de

toutes les catégories référencées. D’ailleurs, il indique que le corps de ces gens est le contenant

parfait, à la mesure du contenu qui est l’étroitesse de leur âme. Cette description nous fait

penser au territoire du pays et à la maison qui ont la taille de l’esprit de leurs habitants.

Pour António Salgado, le sentiment de honte envers sa mère a une double cause,

expliquée à la fois par sa condition sociale inférieure et par la soumission à son mari. Le corps

de sa mère exprime également ce double assujettissement. Comme dans La Mélancolie du

géographe, il est décrit à l’aide d’un vocabulaire qui indique la servitude (« mise en plis ») et

l’oppression (« boudinés »). Le narrateur est devenu le produit de la bassesse de la mère : « une

loque », « un déchet ». Le poulailler, comparé à une église, devient donc un refuge face à ce

sentiment, en même temps qu’un endroit de reproduction d’un discours de domination :

Cependant, hors de mon poulailler, point de salut ! Je ne pouvais le trouver

que dans cette cellule aux murs grillagés qui me faisait songer à quelque temple

primitif, où mes poules se livraient à une danse sacrée. Je revois leur noble profil qui

s'inclinait avec soumission devant la terre obscure pour en recevoir forces et

impulsions. (POU, p. 43)

Mes poules me permettaient d'être cruel sans danger de représailles, je les traitais

comme les adultes me traitaient, même si en les frappant je croyais aussi les sauver .

(POU, p. 44)

António Salgado, encore enfant, voit le poulailler comme un lieu sacré (« temple

37

primitif ») où il se protège de la violence du père et du racisme de la société française .

Néanmoins, il reproduit avec les poules la cruauté des adultes envers lui et leur transmet le

même sentiment de bassesse que sa mère et lui éprouvent. Dans l’expression (« le noble profil

qui s’inclinait »), nous avons l'opposition entre la posture supérieure des poules et celle rebaissé

de la mère (« mise en plis », dans l'extrait antérieur). Si les poules ont apparemment un

comportement plus « noble » que la mère, nous observons que toutes les deux exécutent le

même mouvement vers les bas, indiquant leur position hiérarchique inférieure, par ce que les

poules s'inclinaient « avec soumission ». Comme la mère est souvent comparée à une poule :

« La poule ne devait pas chanter devant le coq », p. 34, nous pouvons observer que la

méthode de domination du narrateur sur les poules est la même que celle employée par son

père : la violence corporelle comme moyen de correction humaine (« même si en les

frappant je croyais aussi les sauver »). La comparaison entre le poulailler, la famille et

l’église s’explique donc par un comportement partagé : le commandement du chef

religieux, suivi de la soumission des fidèles comme réaction. Cela dénote l’alliance entre

pouvoir familial, politique et spirituel qu’António Salgado observe chez soi et dans la société

et transpose dans son jeu d’enfant.

Devant ce discours religieux qui façonne les comportements - l’oppression du père dans

la maison (l’immigré exploité ailleurs) et l’acceptation du destin de souffrance par la mère - le

narrateur souffre d’un vide de référence identitaire, conséquence d’une non-identification aux

comportements de son groupe :

Je ne me sentais appartenir à aucune catégorie sociale. J'étais aussi mal à l'aise au

38

milieu des ouvriers que chez les nantis (dont les gueules bouffies me semblaient trahir

toute la laideur de leurs ancêtres usuriers). Enfin, ma difficulté d'être — ce vide glacé en

moi — m'empêchait de nouer avec quiconque une étroite amitié. (POU, p.121)

Exclu et amoindri, je ne me sentais que trente pour cent portugais, quarante-cinq pour

cent français, avec un déficit d'être de vingt-cinq pour cent. (POU, p.88)

Si le père portugais est à la fois l´image du conquistador du passé et du misérable du

présent, si la mère est à la fois l´esclave de ce seigneur et l´esclave des seigneurs de son

seigneur, si António Salgado est Français à la maison par opposition à son groupe, mais

considéré comme le Portugais, l´étranger par la société raciste, ce qu´il reste de tout cela est un

grand manque de référence. Ce manque exclut le narrateur de toutes les catégories sociales, tant

de la haute société (« chez les nantis »), ce qui correspond dans le deuxième extrait à l´adjectif

« français », que des basses couches sociales (« au milieu des ouvriers »), ce qui correspond

aux Portugais. L´amitié comme moyen d’aller vers l’autre est pour lui impossible. Cette

exclusion le fait se sentir inférieur (« amoindri »). L´image de la petitesse revient encore dans

le texte, expliquée maintenant par cette « difficulté d´être », « ce déficit d'être ».

Quoique ce malaise soit moins fort chez le géographe, le déficit identitaire existe aussi,

causé également par l’incompréhension du comportement des siens, ce qui provoque une non-

identification au groupe. Pour le géographe, le comportement décalé et ambigüe de Morgado

attire son attention en tant que savant, ce qui n´empêche pas son malaise personnel, avoué dans

le deuxième extrait suivant :

Un jour, je finirai par comprendre comment, dans le même homme, le marin peut faire la

paix avec le paysan, l'homme libre avec le prisonnier, celui qui cherche l'aventure et celui

39

qui veut épouser. Je finirai par comprendre comment l'économe trouve à se réconcilier avec

le prodigue, l'intrépide avec le timoré, le sage avec la tête brûlée, le maître et son

métayer, le conquérant et le colonisé ; comment le savant peut rencontrer le simple

d'esprit, comment l'humble peut s'entretenir avec l'orgueilleux, comment le traître

peut apaiser l'homme floué et comment le nomade pactise avec le propriétaire terrien. Pour

ça, je suis devenu géographe. Parce que le géographe est un personnage égaré. (MLG,

p. 141)

Et depuis le temps, je peux dire que l'enseignement de la géographie n'aura cessé de me

conforter dans ma haine du tourisme, dans l'idée que voyager est une chose superflue, qu'il

n'est pas nécessaire de partir pour être désorienté. (MLG, p. 47)

Le premier extrait présente une série de catégories sociales et leurs comportements

opposés respectifs. Ce qui étonne le narrateur, c´est la capacité de Morgado de concilier en lui-

même deux personnalités contradictoires. La dichotomie basique mer/terre, ouvert/fermé, qui

correspond au Portugal du passé et du présent est synthétisée par Morgado. Cette espèce de

délire docile de l´ami (à la fois « le conquérant et le colonisé »), son aptitude à être deux choses

à la fois, suscite de l’intérêt chez le narrateur qui n’ayant pas la même capacité d’appréhender

le monde, décide de devenir géographe. Quoiqu’il se dise un personnage distancié du groupe

qui analyse son peuple d´un regard savant, il avoue que le choix de son métier a été fait pour

des raisons plus personnelles : il se sent « égaré », « désorienté » dans son propre pays, et nous

pouvons ressentir le même « déficit d´être » éprouvé par António Salgado.

Cette impossibilité de devenir maîtres de leur vie se confond avec leur impuissance

d'expression. Pour les narrateurs, la langue portugaise est liée à un passé qui porte les stigmates

de leur peuple-nation : la misère, la marginalité, le machisme, la répression de l'église, la

dictature, l’impérialisme. Tout comme le territoire du Portugal, la langue est un espace où

40

s’expriment la mentalité étroite et la bassesse de condition de leur peuple. D'ailleurs, cette

langue est le véhicule de locution des voix des personnages masculins, introduites dans le

discours des narrateurs. Le « déficit d'être » pour les narrateurs est accompagné d'un déficit de

parole. Ils ne sont capables de se constituer ni comme sujets de leurs vies, ni comme sujets de

leur discours. Leur énonciation est hantée par ces fantômes venus des pénombres d'un passé

rempli de souffrance qui insiste à ressurgir.

I. 2 – La langue

Comme valeur objective d’une nation, l’image d’une langue se confond avec

l’image du pays qui la parle. L’influence économique et politique d’un pays sur le

monde accompagne la diffusion de sa langue et, par ce biais, de sa culture. Dans les

deux romans, la langue portugaise est vue comme inférieure parce qu’elle est le

véhicule d’une pensée étriquée, d’un peuple agent d’une histoire décadente dont le

territoire petit et amorphe est le reflet le plus extérieur.

Pour le narrateur géographe, la langue portugaise est une langue enfantine, ce

qui correspond à l’image du pays à la « croissance arrêtée », encore un

« garçonnet »39 :

D'ailleurs je pense, pour être clair, si tant est qu'on puisse l'être dans l'état où je suis,

qu'un pays dont la langue ne peut pas se passer de diminutifs, un pays dont la langue est si

chargée d'affects qu'elle paraît n'avoir été conçue qu'à l'intention des enfants, je pense

qu'un tel pays ne peut pas grandir. Parce que c'est une langue qui garde ses pensées pour 39 Cit. La Mélancolie du géograoghe (Vd. p. 16)

41

elle, qui se retient à les dire. (…) Une langue insuffisante pour exprimer ce qui touche les

hommes, juste bonne à demander du pain et du vin , les choses élémentaires et

concrètes pour lesquelles aucune autre, il est vrai, n'est si exactement parfaite. (MLG, p.

117)

Le géographe, comme savant, ne peut pas considérer comme sérieuse une langue qui

n’exprime pas « ce qui touche les hommes », c’est-à-dire une langue peu universelle, dans le

sens où elle n’est pas la langue de grands théoriciens de l’humanité. Le portugais, au contraire,

est chargée de « diminutifs », « chargée d’affects », comme si elle était l’expression de

« l’intention des enfants », ce qui renforce l’image d’un pays non développé, encore enfant, et

qui ne peut pas être pris au sérieux sur la scène mondiale. Comme une langue enfantine, il ne

sert qu’à l’expression de la survivance basique : « demander du pain et du vin ». Cette langue

est l’incarnation de l’esprit étroit de son peuple. Elle n’arrive donc pas à transmettre les valeurs

de la culture de son groupe au narrateur. En ce sens, elle est une langue « insuffisante ».

Dans Poulailler, cette insuffisance est représentée par l’image de la langue portugaise

comme « dialecte domestique ». Le mot « domestique » fait référence à la fois à la maison et

aux animaux domestiques qui y habitent, les poules :

Un Coc coroc, à la fois lointain et familier, qui me semblait comme le portugais, un

dialecte domestique. À l'école, j'apprenais le français comme les autres, j'apprenais une

langue respectable. Tandis que la langue de mes parents trahissait leur condition de

serviteurs, (…) (POU, p. 17)

Ne sachant à quoi s'en prendre, ses gueulantes épouvantables s'attaquaient à tout, à

Dieu, à la France, aux Chaviniac, à la tondeuse toujours en panne, à ma mère qui se

plaisait un peu trop à Chantepins, à moi qui passais tout mon temps dans ce fichu

poulailler : Carrrralho ! Les cris du coq n'étaient que murmures à côté. (POU, p. 32)

42

Pour António Salgado, le portugais n’est même pas perçu comme une langue, mais

comme un langage animal, le « Coc coroc » des gallinacés. Ce langage parlé à la maison est

considéré comme un dialecte, une langue mineure par rapport à la langue française. L’adjectif

« domestique » associé au nom « dialecte » crée un jeu de mots avec « animal domestique », ce

qui nous permet d’inférer que les parents du narrateur sont comme des animaux qui n’ont pas

de vraie langue. Ce dialecte est à la fois lointain et familier parce que le narrateur, tout en

partageant la culture de la maison, ne s’identifie pas à cet univers. Plus loin, nous avons une

opposition entre cette langue de la maison et la langue de la société (« l’école ») qui est « le

français », considéré comme « une langue respectable ». Cette langue respectable s’oppose à la

« langue de serviteurs », expression qui met en évidence le statut social du portugais comme

« dialecte domestique ».

Dans le deuxième extrait, nous voyons que le père se sert tout au long du roman d’une

insulte (« Carrrralho ! ») pour exprimer sa colère. Le choix de cette lexie pour représenter

le discours du père s’explique par sa ressemblance avec l’onomatopée « cocorico ».

L’image du père comme coq lusitanien est évoquée donc par l’emploi de cette lexie.

Selon Bernard Pottier, elle fonctionne comme « l’échonymie de la lexie mémorisée40 »,

c’est-à-dire que le lecteur doit convoquer sa connaissance linguistique de l’onomatopée

« cocorico » comme base pour interpréter son écho dans la lexie « Carrrralho ! ». Cette

insulte est toujours écrit en italique et majuscule avec la lettre « r » quadruplée et suivie d’un

40 Bernard Pottier, Sémantique générale, Paris, PUF, 1992, p. 31.43

point d’exclamation, ce que nous pouvons considérer comme une écographie41, modèle sonore

du chant du coq reproduit graphiquement qui a son écho dans la forme graphique présentée

dans le texte. Le quadruplement du « r » et l’exclamation renforcent l’idée du chant du

coq, son amplitude et sa puissance, tandis que l’italique et la majuscule signalent

l’intrusion d’une voix étrangère dans le discours du narrateur. Cela indique la présence

de l’image oppressive du père à travers sa voix hantée, comme un écho du passé sur le

présent de l’énonciation du personnage. De ce fait, nous avons un récit au style indirect

libre, sans frontières entre le discours du narrateur et celui du personnage. Ce style crée

un récit-psychologique, expliqué ainsi par Paul Ricœur : « (...) la plus complète

intégration au tissu de la narration des pensées et des paroles d’autrui : le discours du

narrateur y prend en charge le discours du personnage en lui prêtant sa voix, tandis que

le narrateur se plie au ton du personnage42. » La voix du père, toujours associée à

l’insulte « Carrrralho ! » qui évoque sa colère contre son fils, trouble l’esprit d’António

Salgado qui devient incapable de s’affirmer en tant que sujet de sa propre vie.

Chez le géographe, la voix de Morgado « hante » également son discours à tel

point que le narrateur s’efface pour laisser parler son ami. Cependant, la voix de l’ami

est présente de façon moins perturbatrice que celle du père d’António Salgado. Le

narrateur géographe semble envoûté par les paroles de Morgado :

Morgado dit que, dans un premier temps, elle croit qu'elle ne survivra pas à ce départ.

C'est naturel. (MLG, p. 13)

41 Écographie : “Le phénomène de l’échonymie a son parallèle dans l’échographie qui suppose un modèle visuel de référence ». Ibidem, p. 30.42 Ibidem.

44

Morgado dit qu 'el le brode. C'est tout ce qu'elle sait faire. (MLG, p. 15)

Morgado dit qu'elle s'appelle Rosa. Rosa Maria. C'est le plus beau prénom

du monde. (MLG, p. 22)

Mais j'apprends à le laisser dire, à mieux esquiver le tir porté de ses récits, à ne

pas me considérer (...) J'ai, avec Morgado, le genre de relation qu'on entretient avec

des livres quand, dans certains d'entre eux, le choix d'un mot vous saute à la

figure et vous brûle, quand la tournure d'une phrase vous suffoque, le parti pris

de l'auteur vous répugne et qu'on ne peut cependant se détacher de cela, des

mots, de la phrase, de l'épisode entier, qu'ils vous hantent et s'imposent à

votre esprit alors même qu' i ls l 'ont heurté (…) (MLG, p. 90)

Dans les trois premiers extraits, nous pouvons constater la présence d’un verbe

dicendi (« dit »), dans les premières phrases, ce qui est un signe du discours indirect.

Ce verbe marque la présentation de la pensée de Morgado, racontée par la voix du

narrateur. Cependant, chacune de ces phrases est suivie d’une autre qui ne porte aucune

marque de discours indirect. Nous pouvons donc observer que le style indirect libre

s’impose au paragraphe, effaçant les frontières entre la voix du personnage et celle du

narrateur. Les pensées de Morgado et du géographe se confondent, comme si tous les

deux partageaient la même idée sur Rosa Maria. Comme si cette femme (amour

commun aux deux) ne pouvait être accessible au narrateur qu’à travers le personnage

du « conquistador ».

Dans le dernier extrait, en revanche, le narrateur révèle ne pas partager les mêmes

idées que Morgado. Ses paroles le blessent (« brûle », « suffoque », « répugne »).

Néanmoins, il reste envoûté par le discours de son ami (« des mots, de la phrase, de

l'épisode entier, qu'ils vous hantent et s'imposent à votre esprit »). Le géographe,

45

qui s’auto-considère comme un homme sensé, semble complètement pris par

un pouvoir séducteur lié plutôt à l’émotion qu’à la raison (caractéristique qu’il

reproche à la langue portugaise). Comme António Salgado par rapport à son

père, i l se rend au délire docile de ce Portugais au point de « le laisser dire »

et de se déconsidérer. Ce comportement du narrateur tout au long du roman

nous pousse à constater qu’il a du mal à se consti tuer en sujet de son propre

discours.

Dans les deux romans, à propos des narrateurs, nous pouvons donc conclure que

la langue portugaise est présentée comme une langue qui n’arrive pas à exprimer les

perceptions de l’âme humaine. Cependant, inconsciemment, elle les touche

profondément, communiquant les idées des personnages masculins qui sont

l’incarnation de l’esprit portugais ambigu, décalé, délirant. La pénétration de ces voix

dans les discours des narrateurs provoque chez eux des malaises d’ordre distinct : la

hantise liée aux souvenirs d’enfance chez António Salgado, et l’envoûtement par

l’image de Morgado chez le narrateur géographe, accompagnée d’une sensation d’échec

personnel. Le discours d’António Salgado est hanté par la voix du père tandis que celui

du narrateur géographe est ensorcelé par la voix de Morgado. La construction identitaire

de ces narrateurs implique donc leur affirmation comme sujets de leur propre discours,

libérés de la présence des voix des personnages. D’où nous pouvons constater que leur

malaise et leur manque identitaire sont provoqués par cette impossibilité de la parole

dans leur langue d’origine qui pourrait établir une liaison entre l’homme et son milieu

d’appartenance.

46

I. 3 – L’espace qui n’est pas

L’association du malaise identitaire des narrateurs à l’environnement de production et

de transmission de la culture portugaise a été démontrée pendant tout ce premier chapitre. La

topographie sociale de la maison et l’analyse socio-comportementale de ses habitants nous ont

précisé l’image que les narrateurs ont de leur pays et leur non-identification avec ses valeurs.

Ce rejet de leur groupe d’appartenance produit un manque de fondement ontologique

chez les narrateurs, suivi d’un désir de fondement associé à un autre espace culturel. Huguette

Dufrénois et Christian Miquel nomment ce processus « fond-non fond-désir de fond » :

Le fait de questionner dévoile ainsi un aspect fondamental de l’homme. Ce dernier se

révèle, en effet, celui qui, de par son questionnement sur les choses, se met lui-même en

question, décelant au fond de lui, non un principe stable et rassurant, mais tout au contraire

la béance du non-fondement, l’inadéquation à soi pouvant tout autant être ouverture aux

choses que recherche de fondement et figement dans l’Être. Ces deux dernières possibilités

se déploient à partir de la structure fondamentalement nontologique de l’homme, c’est à-

dire fondamentalement étranger au monde de l’être mais souhaitant s’y ancrer, ou encore

même " fond-non fond-désir de fond "43.

Cette pensée nous permet de considérer le rejet des narrateurs par rapport à leur

environnement d'origine comme la deuxième étape d’une structure trinaire (le « fond-non »,

considérant le fond comme l’étape de base), d’un processus de prise de conscience de la

structure fondamentalement nontologique de l’homme. Leur perception de non-fondement, de

43 Huguette Dufrenois et Christian Miquel, La philosophie de l’exil, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 11.47

ne pas être « à sa place » est l’ouverture au monde. Le vide provoqué par cette première

constatation, ce manque de référence identitaire, est l’élan pour la recherche d’un nouveau

milieu où les narrateurs veulent se construire comme sujets de leur vie et de leur discours. La

quête qui succède au manque coïncide avec le mouvement même du récit, l’action du héros (le

narrateur autodiégétique dans le cas des deux romans) après le nœud de l’intrigue, ce qui

explique Paul Ricœur :

À ce titre le méfait (ou le manque) constitue le pivot de l’intrigue considérée comme un

tout. (…) Ce que le méfait et le manque ont en commun, c’est de donner lieu à une quête.

(…) la quête n’est à proprement parler aucune des fonctions en particulier, mais procure au

conte ce qu’on a appelé son " mouvement "44 .

L’action du héros qui produit le « mouvement » est présentée par l’auteur dans un sens

élargi de transformation morale du personnage, « sa croissance et son éducation, son initiation

à la complexité de la vie morale et affective45», comme une caractéristique du roman du XXe

siècle. Dans ce type de récit, l’intrigue explore les abîmes de la conscience et relève

l’impuissance du langage à se rassembler et à prendre forme. De même, dans notre prochain

chapitre (« La quête »), l’exil volontaire des narrateurs inscrira le « mouvement » dans les deux

romans - la tentative de combler le manque identitaire à travers la fuite de l’environnement

d'origine -, accompagnée de la difficulté d’expression à travers le langage.

44 Paul Ricœur, Temps et Récit 2, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 72.45 Ibidem, p. 22.

48

II – LA QUÊTE

L'espace où se déroule l’action du récit change et donne plus de mouvement à la

narration, antérieurement dominée par la torpeur des souvenirs des narrateurs. En même temps,

nous assistons à une transformation de leur identité parce que en quittant leur environnement

familial (la maison et le village natal) où se reproduisait la « pédagogie nationaliste46 », nous

observons la mise à nu de l’ipséité par perte de la mêmeté. Dans cette relation entre le

mouvement du récit et la transformation identitaire des narrateurs, Paul Ricœur met en relief la

fonction médiatrice que l’identité narrative du personnage exerce entre les pôles de la mêmeté

et de l'ipséité : « Le récit construit l’identité du personnage qu’on peut appeler l’ipséité

narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait

l’identité du personnage (…) d’un côté, la mêmeté d’un caractère, de l’autre l’ipséité du

maintien de soi47. »

C’est à partir de l’exil volontaire des narrateurs vers les capitales (Lisbonne dans La

Mélancolie du géographe et Paris dans Poulailler) que nous avons des données nous informant 46 Cit. Homi Bhabha (Vd. p. 18)47 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 175 et 176.

49

sur leur vie autonome à l’écart du groupe d’origine. Le narrateur de La Mélancolie du

géographe devient professeur de géographie à l’École Infante Don Henrique pour pouvoir

retrouver ses repères. António Salgado, dont nous n'apprenons le nom que dans la deuxième

partie (« Le blanc »), est un simple veilleur de nuit chez Vogue. Il se crée une identité de

directeur artistique dans cette entreprise de renommée internationale afin de pouvoir obtenir

son studio à Paris.

Le récit se montre donc comme l'espace où les héros deviennent, à travers leurs

aventures, quelqu'un d'Autre. En effet, ils se reconstruisent par les nouvelles expériences qu’ils

vivent. Mais le récit est aussi l’espace de leur inscription, c'est-à-dire l'impression de leur

caractère48 sur la feuille blanche ce qui fait qu'on ne peut pas dissocier de leur identité et les

rend reconnaissables par le lecteur. Ainsi, les héros des deux romans trainent derrière eux, à

travers les pages du récit et pendant tout le temps de notre lecture, ces marques indélébiles :

leur origine portugaise et leur souffrance causée par cette appartenance culturelle. Même si les

narrateurs pensent pouvoir effacer leur passé et construire une identité complètement nouvelle

dans les capitales, supposées être des lieux où la culture savante et la concentration de richesse

sont plus importantes, ils portent encore en eux les marques de leur environnement d'origine.

Nous avons donc un concept relationnel d’identité, expliqué par Paul Ricœur comme

« l’idée de structure opposée à celle d’événement »49. Ainsi, malgré la suite d’actions

(changement spatial, apparition de nouveaux personnages et volonté de réussite professionnelle

et sociale) qui dynamise le récit, nous pouvons dire que la quête personnelle des narrateurs

48 Caractère : terme employé par Paul Ricœur comme « l’ensemble de marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain comme étant le même. ». Ibidem, p. 144.49 Ibidem, p. 142.

50

n’aboutit pas. La quête est une étape nécessaire à la compréhension de leur structure identitaire,

où l’identité narrative fait la relation entre l’identité-idem et l’identité-ipse.

Les narrateurs, dans leur exil, tentent de s’assigner un « domicile » dans un autre

environnement, d’où un concept fixe d’identité, l’idée de l’homme comme « quelque chose du

monde », ou « dans le monde », « à sa place ». Huguette Dufrénois et Christian Miquel

éclaircissent que si l’homme n’est ni « du monde », ni « dans le monde », il s’y inscrit

temporairement, « l’homme exilé du monde l’est également de lui-même »50. Ainsi, l’homme

ne peut pas se réfugier, il ne peut pas trouver son « lieu naturel »; ce qui nous allons observer

dans la deuxième partie de notre travail. Le premier chapitre (« L’exil ») analysera comment

les narrateurs constatent que leur malaise personnel se reproduit dans leur nouvel espace. Ce

sera révélé à travers la reproduction des stigmates associés au territoire et à la maison (« La

reproduction du territoire et de la maison »), au peuple (« Les mêmes gens ») et à la langue

(« L’impossibilité de la parole »). Nous remarquerons que leur « déficit d’être » persiste même

loin de leur terre d'origine. La conclusion de cette partie, « L’espace en reconstruction », leur

ouvrira donc la possibilité de revoir l’espace originel et de s’y inscrire en acceptant leur

identité-ipse.

II.1 - L’exil

Dans les deux romans, les capitales s’opposent symboliquement aux villages où les

50 Huguette Dufrénois et Christian Miquel, La philosophie de l'exil, op. cit., p. 25.51

narrateurs ont grandi dans un jeu dichotomique qui associe l’importance d’une identité

culturelle à sa position géographique : la culture portugaise périphérique, marginale, et la

culture des pays hégémoniques, centrale, universelle. C’est pour cette raison que les narrateurs

quittent leur village, désirant se rapprocher de ces cultures considérées comme supérieures.

L’exil volontaire des narrateurs est donc la négation de leur culture, une forme de

résistance identitaire. Si nous suivons Emmanuel Lévinas, le fait de nier le groupe

d'appartenance c’est encore restreindre la pensée au groupe du Même, ne pas l’ouvrir à

l’Autre : « La résistance est encore intérieure au Même. Le négateur et le nié se posent

ensemble, forment système, c’est-à-dire totalité 51». L’altérité d’un monde refusé n’est pas celle

qui ouvre à un nouveau monde, complètement étranger, mais celle qui accueille et protège.

De ce fait, l’exil des narrateurs les rattache encore à leurs racines; il n'est qu’une

ébauche de ligne de fuite, et cette dernière, selon Félix Guattari et Gilles Deleuze, « (…) ne

consiste jamais à fuir le monde, mais à le faire fuir52 ». Par cette pensée, nous pouvons

observer que la ligne de fuite (rhizome) ne consiste pas à s'échapper de la ligne dure (le

monde connu, le groupe), mais à se libérer de son pouvoir. Obnubilés par la volonté

d’ancrage dans un environnement libre, différent de l’image honteuse de leur groupe

d’appartenance, les narrateurs n’arrivent pourtant pas à jeter l'ancre. Ils sont toujours

prisonniers de leur origine. Pour le géographe, la géographie qu’il enseigne à Lisbonne est

une « géographie particulière du souvenir qui n’est d’aucun secours quand on cherche à

s’orienter » (MLG, p. 44 et 45). Son attachement au passé ne l’aide pas à bien exercer le

métier de géographe et à s’ancrer dans un nouvel environnement. Il est incapable de

51 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1971, p. 30.52 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie - Mille Plateaux, op. cit., p. 249.

52

montrer son autorité aux élèves et prend congé de l’école. De même, António Salgado

construit une nouvelle identité pour s’opposer à l’idée attribuée aux enfants d’immigrés;

par conséquent, il traine derrière lui un malaise identitaire associé au passé, ce qui

l’empêche également de se fixer dans la capitale française :

(…) je devais me déguiser maintenant, dans cet escalier bondé de concurrents, pour

réussir à décrocher un toit. (…) Il me fallait toujours me déconstruire pour paraître.

Paraître français en France, portugais au Portugal (…) directeur artistique à la barbe d’un

propriétaire, viril au cœur de Lili, paraître, toujours paraître... aucune issue. (POU, p. 92).

En espérant fuir son destin d’immigré portugais en banlieue parisienne, le narrateur

de Poulailler transforme sa vie en une suite de fausses identités construites au gré des

événements. Ce qu’il reste de ce jeu de faux-semblants, c’est le même vide existentiel

qu’auparavant. Comme le narrateur géographe par rapport à l’école, il renonce à son rêve

d’un appartement à Paris.

L’image du territoire petit et étriqué du Portugal, accompagnée du sentiment de

manque, revient alors avec toute sa force dans les nouveaux espaces occupés par les

narrateurs, ce qui les empêchent de s'y ancrer. L’expérience d'exil des narrateurs révèle

donc leur non-lieu au monde, en même temps qu'elle dissocie leur malaise face à leur

environnement d’origine.

II.1. a- La reproduction du territoire et de la maison

53

L’École Infante Don Henrique, située à la sortie de Lisbonne, au Nord, en direction

d'Estoril, est le lieu où se déroulent toutes les actions que nous allons considérer comme

formant la deuxième partie de La Mélancolie du géographe, l’environnement que le narrateur

croit être la demeure de sa subjectivité.

Cette école semble être, initialement, pour le narrateur l’image de l’ouverture sur le

monde en opposition à la fermeture associée au pays et à la maison : « Il n'existe pas au monde

d'école plus belle, toutes classes ouvertes sur la mer. » (MLG, p. 55). Cette sensation

d’ouverture est due au cosmopolitisme de Lisbonne. En effet, Eduardo Lourenço oppose

Lisbonne, la « ville ouverte », à Madrid « cette espèce de Mecque de la Contre-Réforme » :

Lisbonne accomplit toujours sa fonction cosmopolite ; elle demeure de par sa situation

ville ouverte et non cet espèce de Mecque de la Contre-Reforme qu’est Madrid (…)

Heureusement, si on peut dire, il y avait ces guerres européennes, encore très ritualisées,

qui amenaient chez nous des étrangers, des cadres, des instructeurs, des habitués des

grandes cours, mais aussi des ingénieurs, des architectes, parfois des professeurs, des

savants même, comme au XVIème siècle53.

Ainsi, nous pouvons observer que l’image de l’école s’oppose, apparemment, à

l’étroitesse du pays matérialisée dans l’espace confiné de la maison et dans la mentalité de ses

habitants (la femme analphabète, bigote, soumise et l’homme marialva et conquistador).

Cependant, cette ouverture suggérée par la mer est une façon de fuir l'enclavement de

la terre et, de ce fait, elle ne se montre pas comme une ligne de fuite par rapport aux racines.

Elle est encore un moyen de s'opposer aux souffrances du groupe d'origine, et, de ce fait,

l'ouverture de la mer forme un ensemble avec la fermeture de la terre, dans un système clos du 53 Eduardo Lourenço, Nós e a Europa ou as duas razões, op. cit., p. 44.

54

Même. À mesure que le narrateur analyse l’école et la mer qui l’entoure, il reproduit dans son

énonciation des stigmates associés à sa terre d'origine :

(…) la mer qu'ils ont choisie, qu'ils se destinent à servir, à cause de quoi ils

ont quitté la ferme, la parentèle, le patois, à cause de quoi ils sont internes de

l'École Infante Don Henrique, façade dressée au bord de l'océan. (MLG, p. 54)

(…) la mer comme accroché au-dessus d'un lit le Christ, l'ange gardien : la mer à

la place du ciel. (MLG, p. 55)

Parfois, c'est une présence qui gêne, pesante, versatile ; tantôt sa masse amorphe

assoupit, tantôt elle dissipe. En mars, surtout, elle est insupportable, quand on en voit les

premières rebuffades, mauvais cheval qui résiste au beau temps, quand elle veut perdurer

dans le noir, la nuit , quand on attend qu'elle cède et que l'agonie dure, plus

personne, au soir, dans l'école désertée, (…) (MLG, p. 55)

(…) sans comprendre qu'une fois à bord, ils se retrouveront exactement comme à

terre : cloîtrés. (MLG, p.60)

Malgré l’apparente liberté que l’image de la mer peut donner, celle-ci s’avère être,

pour le narrateur, comme un prolongement de la servitude que son peuple vit déjà sur la

terre. Les élèves quittent l’étouffement de leur famille (« parentèle »), la misère de leur vie

dans les champs (« ferme ») et leur manque de culture savante (terme « patois » à la place

de langue) pour continuer à être enfermés dans l’école où ils sont « internes ». Nous

pouvons donc observer la répétition de l’image de fermeture du village du narrateur dans

l’espace de l’école qui se dévoile comme faussement ouvert. Ajoutons que l’école, tout

comme le pays, est dressée au bord de l’océan comme si la conquête de nouveaux mondes

était un moyen d’élargir l’étroitesse de la terre et d’amoindrir la souffrance du peuple

portugais. La mer est donc pour les élèves de l’école navale une issue à la dure vie du

55

pays, elle est associée au ciel (« Christ ») pour Rosa Maria. La dévotion à la mer a pris

pour les élèves de l’école navale la place de la dévotion au ciel; autant l’une que l’autre sont

des moyens de fuir les souffrances subies sur terre. La mer se montre donc comme « présence

qui gêne, pesante, versatile » de la même façon que la religion, étant donné qu’elle

promet la jouissance, mais insiste sur la douleur.

Comme le pays, la mer est aussi « masse amorphe » parce qu’elle n’a pas de

forme définie, prévisible, d’où l’image d’un « mauvais cheval » qu’on ne peut pas

dresser, qui s’impose contre la force de l’être humain. Cette impuissance de l’homme

envers la mer provoque « l’agonie », d'où « l’école désertée » face à la crainte de

l’indomptable, à l'instar dans Poulailler, du père d’António Salgado a eu le même

comportement que les élèves du narrateur de La Mélancolie du géographe, parce qu'il

est le déserteur, impuissant contre la politique salazariste, ce « mauvais cheval » qui poursuit

la guerre coloniale contre la volonté populaire en laissant un « pays amorphe ».

Avec tout ce qui a été démontré auparavant, nous pouvons constater que l’École Infante

Don Henrique n’est pas associée à la liberté, mais donne sur une voie sans issue, où le narrateur

géographe et ses élèves sont encore enfermés dans l'étroitesse de leur espace et de leur esprit

(« ils se retrouveront exactement comme à terre : cloîtrés »).

Dans Poulailler, malgré le désir d’António Salgado d’ascension sociale lorsqu'il quitte

la banlieue parisienne, celui-ci constate que le studio parisien dont il rêvait est la réplique de la

demeure de son enfance. La brutalité avec laquelle le narrateur a vécu ressurgit alors dans ce

nouvel espace, incarnée dans l’image du propriétaire de l’immeuble, un fourbe comme les

Chaviniac et son père :

56

Une lumière oblique traversait la lucarne au-dessus de nos têtes ; devant nous, encore

quatre candidats à la location. Plus un mot ne sortait de ma bouche jouer le directeur

artistique m'épuisait. Feindre sans défaillance, devenir un autre en apparence, crânerie

harassante ! (POU, p. 130)

Insalubre, sans sanitaires et, à vue d'œil, au-dessous de la surface autorisée par la loi.

Cette annonce, c'était l'arnaque, ce qui pouvait s'appeler un combat truqué, une affaire

de gros sous (…) Mais ce qui m'exaspérait, c'était d'avoir la conscience aiguë que cette

situation fausse existait depuis des siècles, qu'elle se répétait des milliers de fois par jour, et

qu'il en serait ainsi jusqu'à la fin des temps, qu'il y avait une règle de l'entourloupe, une loi

immuable de la duperie. (POU, p. 135)

Dans le premier extrait, la lucarne de la chambre par laquelle le narrateur voyait la vie

« en haut » dans la maison des Chaviniac réapparait dans la description du studio à Paris (« la

lucarne au-dessus de nos têtes »). Si nous y retrouvons le mythe de la caverne de Platon, ce

n’est plus le Portugal aveugle que nous voyons enfermé derrière la lucarne; ici ce sont les

héritiers de ce pays, les descendants d’immigrés portugais en France. Cette génération qui, pour

réussir dans la société, vit dans un monde d’apparences (« devenir un autre en apparence »)

entre être Portugais à la maison, être Français dehors et n’être essentiellement personne. Ils

sont à la fois les victimes du système qui leur impose l’exclusion sociale (« la caverne ») et ses

reproducteurs qui nient socialement leurs origines, tout comme leurs parents.

Le poids du système qui exclut les minorités est indiqué par les mots « candidats » et

« location » qui révèlent la compétition sociale pour un peu de bonheur temporaire, ce qui nous

fait penser à la vie des immigrés portugais précairement installés en France. Cependant,

António Salgado, lui-même, veut « jouer le directeur artistique »; il trompe le propriétaire du

studio avec des papiers de son faux emploi chez Vogue. Comme l’habitation est un indicateur

57

social, le narrateur se crée donc une nouvelle identité plus prestigieuse que celle d’enfant

d’immigrés. José Gil affirme que ce comportement d’irresponsabilité sociale, de non-

obéissance à la loi que nous pouvons observer chez le narrateur de Poulailler, est une

caractéristique du peuple portugais qui se transmet de génération en génération, constituant un

« impensé généalogique », concept de Nicolas Abraham:

Apesar das liberdades conquistadas herdamos antigas inércias: irresponsabilidade,

medo que sobrevive sob outras formas, falta de motivação para a ação, resistência ao

cumprimento da lei etc., etc.. (...) a não-inscrição do nosso passado salazarista teve efeitos

de incorporação inconsciente do espaço traumático, não-inscrito, nas gerações que se

seguiram54.

António Salgado, adulte, refait le même chemin que ses procréateurs, trompé par un

propriétaire d’immeuble sans scrupules, comme les Chaviniac l'ont fait avec ses parents.

D’après la pensée de José Gil, nous pouvons interpréter que la non-transmission de l’histoire de

l’immigration portugaise de père en fils, la non-inscription de l’apprentissage moral de cet

épisode dans l’esprit de l’enfant ne lui fait connaître que ses conséquences les plus visibles et

traumatiques : la peur et la duperie. Ainsi, nous renforçons l'idée que la dictature du « Père

Salazar », le maître à penser social du pays à l’époque, et l’incapacité de s’assumer comme

acteurs de leur propre histoire ont fait des Portugais de grands enfants, des adultes

irresponsables. Cela explique le comportement du narrateur qui lui-même joue l’enfant en

camouflant sa véritable identité. Il pense que c’est plus facile d’être fourbe que de s’opposer à

la duperie et d’accepter sa condition sociale.

54 José Gil, Portugal Hoje. O Medo de Existir, op. cit., p. 43.58

Dans le deuxième extrait de Poulailler, cette pratique de transgression du système est

incarnée par l’image de l’insuffisance spatiale (« au-dessous de la surface autorisée par la

loi »), ce qui nous fait penser à la description du pays et de la maison. À l'instar du

comportement des habitants de ces deux espaces, la conduite du propriétaire du studio à Paris

façonne cet environnement. À cause de la petitesse morale du bailleur (« l'arnaque », « un

combat truqué », « une affaire de gros sous », « l'entourloupe », « la duperie »), la surface de

l’appartement est aussi perçue comme étriquée.

Nous pouvons conclure que, pour les narrateurs, l’image de l’école faussement ouverte

et du studio d’une surface trompeuse sont la matérialisation de l’esprit de leurs habitants.

L’école au bord de la mer avec ses fenêtres ouvertes sur l’Atlantique est l’incarnation du besoin

d’évasion des élèves de leur terre ingrate, un faux eldorado. Le studio à Paris se modèle

également sur la petitesse de l’esprit de son propriétaire. Le lien entre le milieu et les gens

redessine sous nos yeux les contours du territoire portugais et de la maison, accompagnant de la

même sensation d’étouffement chez les narrateurs.

II.1.b Les mêmes gens

Si l’École Infante Don Henrique à Lisbonne et le studio en location à Paris sont des

espaces qui contiennent les mêmes caractéristiques que le territoire portugais et la maison

analysées auparavant, nous pouvons en déduire que le comportement des gens qui occupent ces

lieux est à l’image des personnages incarnant l’esprit portugais dans les deux romans. 59

De ce fait, les narrateurs, malgré leur exil dans les capitales, des lieux plus cosmopolites

où la tradition culturelle portugaise est moins forte, rencontrent des gens qui ont le même esprit

que ceux qu´ils côtoyaient auparavant. Le narrateur géographe donne des cours à des paysans

ignorants, peureux et superstitieux. Ces élèves issus des villages du Nord du pays voient la mer

comme un moyen d’échapper à la misère, tandis que ceux du Sud la considèrent comme un

objet à conquérir :

Ceux du Nord, les Celtes, les superstitieux, les craintifs, l'œil étroit, poussés à ce

destin par les petits coups fermes, dispensés par les petites mains courtes, noueuses

mais fermes, de leurs mères convaincues qu'ils finiront, tel Notre-Seigneur, par lui (la

mer) marcher dessus; les primitifs, les purs, les mal-bâtis de ce pays, torse proéminent,

mollet pointu, durci par la caillasse et cinglé aux branches épineuses des genêts (…)

Les Orientaux, ceux du Sud, ils la regardent comme un ornement, comme le décor

indispensable d'une mythologie enfantine forgée d'après le bagou des anciens. Ceux-là

fabulent, ils la devinent par épisode, ils l'épuisent. Leurs aïeux, en qui, déjà, on ne savait

plus dire lequel, du juif ou du maure, avait pesé, échafaudaient aussi de ces récits qui

plaisent aux femmes, avec d'affreux naufrages, des merveilles et des cruautés, des hommes

faits comme les bêtes et des bêtes avec des désirs d'hommes. (…) la mer, ils s'en fichent,

c'est une chose comme le reste, comme une pièce de tissu ramassée dans la chambre,

comme un lopin de terre, comme les filles de la maison ; toutes choses qu'on possède.

(MLG, p. 57 et 58)

Dans le premier extrait, le narrateur décrit les Portugais du « Nord » comme des

paysans religieux qui incarnent bien l´esprit couard dénoncé par José Gil : (« les superstitieux,

les craintifs, l'œil étroit»). Les termes qui les caractérisent mettent en relief la domination

religieuse, la peur et le manque de vision de ces gens. Leur corps porte les signes de l'étroitesse

et de l´enfermement de leurs esprits : « les petits coups fermes, dispensés par les petites mains

60

courtes, noueuses mais fermes ». Le Nord étant une société plus fortement marquée par une

organisation familiale matriarcale, ce sont les mères qui « poussent » ces futurs officiers de la

marine marchande vers leur destin, ce qui révèle le manque d’opinion personnelle, l´esprit

influençable. Ces femmes, pourtant, sont elles-mêmes influencées par la religion : « leurs

mères convaincues qu'ils finiront, tel Notre-Seigneur par lui (la mer) marcher dessus ».

L'adverbe « dessus » dénote que la mer pour les Portugais du Nord est le seul moyen d

´ascension sociale ; il faut la dominer comme l’a fait « Notre-Seigneur » dans la Bible, au

chapitre quatorze de l’évangile selon Mathieu. Ils sont reconnus comme « les primitifs, les

purs » du fait qu’ils associent la religion à une vie meilleure. Cette religion met la mer au

même niveau que le ciel, comme un refuge devant la souffrance terrestre qui marque le corps

de ces gens : « les mal-bâtis de ce pays », « torse proéminent, mollet pointu, durci par la

caillasse et cinglé aux branches épineuses des genêts (…) ». Par la série d´adjectifs employés

dans le champ lexical de la dureté, de la sécheresse nous pouvons constater que la terre ingrate

façonne les corps de ses habitants : ils ont leur corps dur, pointu, proéminent comme le sol

pierreux et les végétaux épineux.

Pour les élèves du « Sud », cependant, la mer est un objet de conquête, contenu qui

nourrit la « pédagogie nationaliste » appelée dans l’extrait « mythologie enfantine ». L´adjectif

« enfantine » associé au mot « mythologie » renforce l´idée de décalage entre les histoires

fabuleuses des navigateurs portugais et la réalité des romans, comme si ces histoires faisaient

partie d´un conte pour enfants, d´une fiction (« récit ») racontée par les personnes âgées, les

« anciens », les « aïeux » qui, avec leur « bagou » (terme vulgaire qui dénote un manque de

sérieux et de véracité d’une conversation), « fabulent » à l'intention des nouvelles générations.

61

De ce fait, la mer pour les gens du Sud est un objet d´ostentation d´un passé glorieux mythifié,

un « décor », un « ornement » de leur histoire. Ce mythe d’un grand pays qui perdure jusqu’à

présent fait des Portugais d'éternels conquistadors. C'est pourquoi, la mer, comme la terre et ses

femmes, est également un objet à conquérir et à posséder (« la mer, ils s'en fichent, c'est une

chose comme le reste, (…) comme un lopin de terre, comme les filles de la maison ; toutes

choses qu'on possède. »). Nous pouvons donc mettre en relation cette pensée avec le

comportement de Morgado, le délire docile et l'esprit marialva.

Ainsi, soit pour les élèves du Nord qui voient la mer comme une façon de transcender

les châtiments sur terre, soit pour ceux du Sud qui la voient comme un moyen de se réfugier

dans un passé glorieux, elle est toujours une échappatoire au lieu d’un affrontement, un

subterfuge de non-inscription sociale. De même, dans Poulailler, la duperie est ce moyen

d'échapper au système imposé. Pour António Salgado, les personnes portent toutes des

masques, y compris le bailleur parisien et Lili, l´étudiante japonaise qu´il connait dans la queue

des candidats à la location du studio à Paris :

Ce monde civilisé, un grand canular où personne, du plombier au ministre en passant

par ce propriétaire, n'était ce qu'il représentait. Rien que des masques sous lesquels se

cachaient des faiseurs, des picoreurs de fric... Impossible, cela devenait impossible à

vivre. Il fallait que je hurle, que je lance un pavé, que je cogne, ne fût-ce que pour me

montrer viril aux yeux de cette Lili (dont le sourire devait être également trompeur,

mais d'une tromperie qui me semblait préférable à la droiture). (POU, p. 136)

Seulement je sentais qu'aucune porte ne s'ouvrirait devant moi sans que je l'enfonce

d'abord, je sentais que pour m'arracher à mon existence flasque, il me fallait avant tout

vaincre le sphinx de mon rêve, ce coq pétrifié au bord de la mer, il fallait que mes nerfs

s'enflamment, il fallait que mes poumons poussent un cri primal. (POU, p. 133)

62

Elle s'appelait Satoko et s'exprimait dans un français aussi bancal que celui de ma

mère, heurtant les voyelles et raclant les consonnes. (POU, p. 55)

Dans cet extrait, deux univers apparemment opposés sont associés : la civilisation

(« monde civilisé ») qui implique un système de conduite éthique et morale et la barbarie qui

permet le « canular », la « tromperie », agencée par des « faiseurs », « picoreurs de fric ».

L'introduction de l´univers barbare dans le monde civilisé crée une société d´un faux civisme

parce que « personne » n'a un comportement droit pas même le « propriétaire » ou « Lili ». De

cette dernière, le narrateur préfère la tromperie à la droiture, ce qui montre que l´amour est

aussi un jeu d´apparences indiqué par le verbe « montrer» associé à l´adjectif « viril ». La

séduction passe par les sens qui sont trompeurs (les « yeux », le « sourire »), mais la parole,

comme forme d´expression la plus exacte de la pensée et des sentiments, est impossible pour le

narrateur. Pour faire sortir sa voix, hantée par le discours de son père, il a besoin de « hurler ».

Dans le deuxième extrait, nous pouvons voir encore plus clairement ce besoin qu'a le

narrateur de libérer sa voix de la présence répressive du père. Il est décrit comme « le sphinx »

qui défie son fils et qu´il faut vaincre pour avoir un bon destin. Ce père-coq effrayé est la

personnification de la peur d´António Salgado (« coq pétrifié au bord de la mer »), cet

« impensé généalogique » transmis de père en fils, d´où le besoin de « pousser un cri primal »,

expression d´une renaissance personnelle une fois le fils débarrassée de la présence du père.

Dans le troisième extrait, l´impuissance de la voix est présente aussi dans l´image de

Satoko, surnommée Lili. La parole comme lien entre les individus est impossible aussi pour le

narrateur que pour l´étudiante japonaise, parce que son « français » est « bancal », adjectif qui

suggère un manque de sûreté dans la langue. L´amour entre les deux est donc impossible, étant 63

donné que tous les deux sont condamnés au silence. L´image de la mère avec son mauvais

français « heurtant les voyelles et raclant les consonnes » réapparaît donc, incorporée dans

Satoko. Cette même difficulté à transmettre la pensée de soi à l´autre évoque donc les deux

femmes de la vie du narrateur, elles qui sont pourtant dans le roman les symboles de la

générosité et de l´ouverture à l´autrui. Face à l'incapacité de ces personnages à exprimer leur

affection envers le narrateur, c'est la voix violente du père qu'il entend de toute sa force .

À l’École Infante Don Henrique, le narrateur géographe affronte aussi la même

difficulté à faire circuler la parole. Un étudiant bègue se détache parmi ses élèves paysans et le

professeur ne sait pas faire face à ce type de situation. À cause de ce trouble de la

communication, cet étudiant est associé à Rosa Maria, tout comme Satoko l’est à la mère

d'António Salgado dans Poulailler :

À l'époque, les choses me paraissent simples parce que, de mes élèves, il est le plus

brillant. (…) Tout de suite, il me paraît remarquable, aussi, pour la raison qu'il est

bègue. Ça ne le gêne pas. Il ne répugne pas à prendre la parole ; je la lui donne.

C'est long. Au début, je crains les protestations de ses camarades, je louvoie, je tiens

bon. Il lève le bras, il est debout, il parle, et quand il parle, c'est un silence atroce.

D'abord, je souffre pour eux. Bêtement, je souffre pour des fils de paysans ignares

dont je suppose l'impatience, l'exaspération, la sournoise brutalité. (MLG, p.

51 et 52)

Tout en eux les rend dissemblables, étrangers l'un à l'autre. Et, pourtant, je pressens

entre lui dont j'ai oublié le nom et cette fille que je n'ai jamais rencontrée une parenté

impossible à justifier (MLG, p. 51)

Le jeu dichotomique entre l’intelligence de l’élève et sa difficulté d’expression marque

le premier extrait (« il est le plus brillant» / « il est bègue »). Sa finesse d'esprit est encore 64

renforcé par son audace (« Il ne répugne pas à prendre la parole ») qui n'est pourtant pas

comprise par ses camarades des cours. À ces paroles, ils lui répondent avec un silence

modalisé par le narrateur dans l’adjectif (« atroce »), ce qui exprime la souffrance personnelle

du professeur pour sa classe (« je souffre pour des fils de paysans ignares ») : il se montre donc

sentimentalement lié à ces fils de paysans parce qu’il comprend leur « impatience », leur

«exaspération » et leur « sournoise brutalité ». Toutes leurs réactions sont des déjà-

vus pour le narrateur, étant donné qu’il a grandi dans le même milieu que ces élèves.

Il se laisse donc dominer par l’attitude de ces paysans; il se plie au silence qu’ils

imposent, comme il le fait par rapport à Morgado. Tout comme dans Poulailler, le

narrateur géographe rencontre dans son exil la même difficulté de s’imposer par la

parole, de s’assumer comme sujet de son discours.

Dans le deuxième extrait, nous constatons un autre point commun entre les deux

romans : l’association d’un personnage rencontré dans l’exil des narrateurs et d'un personnage

féminin qui fait partie de leur environnement d’origine. Dans Poulailler, Satoko et la mère

d’António Salgado sont associées car elles ont la même difficulté d’expression. Dans le cas de

La Mélancolie du géographe, ce problème est partagé par l’élève bègue et Rosa Maria.

Nous pouvons donc conclure que les narrateurs, dans leur exil, ont retrouvé des gens du

même type que ceux qu’ils côtoyaient auparavant, qui représentaient l’esprit étriqué de leur

peuple et avec qui ils avaient des difficultés à communiquer. L’impuissance de la parole se

montre donc, pour les narrateurs, comme un handicape pour atteindre l’autre et, de cette façon,

pour s’ancrer dans l'environnement.

65

II.1.c L’impossibilité de la parole

Le poids du père sur le discours d’António Salgado et l’ensorcellement de

Morgado dans celui du narrateur géographe se prolongent en dehors de leur

environnement d’origine. Leur exil n’est pas seulement marqué par cette impossibilité de

la parole des narrateurs, incapacité d’avoir un discours propre, mais elle atteint les

personnes qui les entourent et avec lesquelles un lien d’affection aurait pu être établi. De

ce fait, une suite de symboles associés au silence et à la désarticulation de la parole

prend place dans les deux romans, transmettant un sentiment de clôture semblable à celui

présent dans la maison des narrateurs.

Dans La Mélancolie du géographe, l’incapacité à gérer l’exaspération de la classe

devant le bégaiement de l’élève brillant fait que le narrateur géographe se soustrait au

milieu ambiant :

Puis, sitôt manifeste son bégaiement, ce que je fais ? S'il faut tout avouer, je baisse

les yeux, je plonge dans une lâcheté gisant à même le bois nu de ma table de travail,

je cherche à soumettre de force mon trouble, parcourant, affolé, des notes dont,

par un effet d'involontaire sympathie, la lecture muette me renvoie à l'esprit ses

mots à lui, massacrés.

La vérité est que j'ai pris congé, je me suis absenté ; en cela, pareil à mes élèves,

détestable, feignant (…) (MLG, p. 54)66

Dans le premier paragraphe de l’extrait, le courage de l'élève bègue qui prendre la

parole en public (« sitôt manifeste son bégaiement ») s’oppose à la lâcheté du professeur

(« je plonge dans une lâcheté »). Celui-ci « baisse ses yeux » au lieu de s’imposer à la

classe. L’adjectif « affolé » modalise son discours en rendant visible son manque de

contrôle émotionnel, ce qui nous fait penser à José Gil qui dénonce cette peur

d’inscription sociale des Portugais55. Sa soumission au silence imposée par la classe

(« lecture muette »), vise à éviter un conflit parmi les élèves et, ainsi, à soulager son

malaise de ne pas avoir su gérer la situation. De ce fait, cette lecture muette du

professeur encourage la non-circulation de la parole, formant une barrière au dialogue

qui attire le regard de la classe sur l’élève bègue et son handicape (« ses mots à lui,

massacrés »).

Dans le deuxième paragraphe, nous avons une situation où le professeur

« chute » de son poste (« j'ai pris congé, je me suis absenté »), écrasé par la pression

personnelle issue de l’incapacité à gérer cette situation dans la salle de classe. Cette

attitude le met au même niveau que ses élèves (« pareil à mes élèves»), car il a le même

comportement « détestable », « feignant », fuyant sa responsabilité comme enseignant.

En se voyant pareil à ses élèves paysans, incapable de leur imposer sa pensée à

travers la parole, il met fin à sa lutte pour construire une nouvelle identité dans un

milieu savant et décide de rejoindre les siens.

De même que le narrateur géographe, António Salgado abandonne brutalement

55Cit. José Gil (Vd. p. 58)67

le rêve de trouver une nouvelle vie dans la capitale française, après avoir constaté

l’escroquerie du bailleur du studio à Paris :

Jusque-là je n'avais rien dit, quand tout à coup, dans une bouffée de délire, je me

mis à glousser furieusement, convulsivement, et là, parce que c'était l'endroit le plus sale

dans ce taudis, je crachai au visage du propriétaire, en plein sur sa bouche : pour qu'il

arrête de glapir ses conneries. À ma grande surprise, alors que ses mains empoignaient

mon cou, je le vis bouger les lèvres, mais je n'entendis rien.

Comme si quelqu'un avait soudain coupé le son. Et quand le bruit revint, c'était

trop tard... Je dégringolais de palier en palier, entraînant dans ma chute cris et

confusion, telles des poutres et des planches d'échafaudage.

Autant d'ombres précipitant mon corps et l'envie de pousser un cri pour ralentir

ma chute, mais même mon cri n'était plus le mien, c'était le sien, celui d'un

double pourri, d'un coq moribond. (POU, p. 136 et 137)

Avec la tromperie et la violence du bailleur (« ses mains empoignaient mon

cou »), les sentiments éprouvés dans son enfance par António Salgado ressurgissent de

façon si forte qu’il rentre dans un délire (« une bouffée de délire ») et commence à

s’exprimer dans le langage des poules (« glousser »). Les adverbes « furieusement » et

« convulsivement » modalisent ce gloussement en le chargeant de la violence des souvenirs de

l’époque où il se réfugiait de la brutalité paternelle dans le poulailler des Chaviniac. La

transformation du langage du narrateur est accompagnée de la suppression de la voix du

bailleur (« je le vis bouger les lèvres, mais je n'entendis rien », « soudain coupé le son »).

Cependant, le son revient quelques temps plus tard, après sa chute du haut des escaliers

poussé par le bailleur, geste représentatif d'une tentative de nouvelle construction identitaire qui

s'effondre (« Je dégringolais de palier en palier (...) telles des poutres et des planches

68

d'échafaudage »), en mettant un terme à son rêve d’ascension sociale et en indiquant le

début de l’acceptation de ses origines. Cette chute nous rappelle l’effondrement du

narrateur géographe qui marque aussi la fin de son exil et le retour à son environnement

d’origine.

Après cet événement, la voix du narrateur s’unit définitivement à celle de son

progéniteur (« même mon cri n'était plus le mien, c'était le sien »); il n’y a plus d’invasion

du discours du fils par le père, mais le partage du même cri double (« d'un double pourri, d'un

coq moribond »). Le coq ici est décrit comme « moribond » du fait de ne plus pouvoir

maintenir sa stature devant le bailleur malhonnête. La pensée de Daniel Sibony nous amène

à comprendre l’union de la voix du père et du fils comme un troisième espace, un entre-

deux lieux :

Mais au-delà de recollements que l’entre-deux actualise, là où il prend toute sa

force c’est lorsque, dans son immense foisonnement, il apparaît comme une figure

de l’origine (…) où l’on donne à ses origines des gages de proximité, sans pouvoir

jouir d’en être proche et sans pouvoir s’en éloigner56 .

À la suite de cette réflexion, nous pouvons comprendre que le père cesse de

hanter le discours du fils, étant donné que les frontières entre les énonciateurs s’effacent.

Ils parlent à l’unisson, ce qui indique la fin de la résistance du narrateur à ses origines.

Cet exemple de Poulailler nous permet de conclure que le déclin de l'exil des narrateurs

est marqué par cette constatation de leur impossibilité de parole, ce qui marque

également le commencement de leur retour vers les origines.

56 Daniel Sibony, Entre-deux : l’origine en partage,op. cit., p. 15 et 16.69

II.2 L’espace en reconstruction

L’exil des narrateurs ne comble pas leur vide existentiel. Leur périple est accompagné

du même malaise qu’auparavant, ce qui provoque une dissociation entre leur individualité, leur

terre et leur peuple, et donc une « insuffisance d’être » chez eux. En même temps, ils réalisent

que tout ce qu’ils avaient nié antérieurement, fait en réalité partie de leur être ; ainsi, un

processus de reconstruction émerge dans leur esprit, et ce processus est reconstruction de

l’image de leur environnement d’origine.

Emmanuel Lévinas explique que la recherche de satisfaction dans l'Ailleurs, de

complétude de Soi-Même dans l’Autre, n’est possible que pour celui qui ne manque de

rien. L’être manquant qui a besoin d’Autrui pour essayer de combler le vide de son esprit,

ne cherche qu’à s'auto-satisfaire. Alors, le langage comme union des subjectivités ne peut

pas s’établir : « L’être séparé est satisfait, autonome et, cependant, recherche l’autre d’une

recherche qui n’est pas aiguillonnée par le manque du besoin – ni par le souvenir d’un bien

perdu – une telle situation est langage57 ».

Cette remarque de Lévinas nous éclaire sur l’impossibilité qu’ont nos deux

narrateurs de communiquer leurs idées et leurs sentiments, elle est due à cette sorte de

« quête de l’Autre » qui ne vise qu’à suppléer à un manque personnel. Du coup, le langage

57 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 56.70

ne participe pas du lien bienfaisant entre deux êtres, et, même en dehors de

l’environnement d’origine, les narrateurs n’arrivent toujours pas à se sentir complets.

La constatation d’une telle impuissance en tant que sujets du discours est, pour les

narrateurs, la première étape d’un processus de reconstruction identitaire. Car leur

« chute » à la suite de ce défaut de communication est suivie d’une prise de conscience de

l’importance d’écouter les voix des siens qui habitent leur esprit, et de construire un

discours personnel à partir de ces messages. Jacques Derrida signale un processus de ce

genre à propos de l’œuvre d’Antonin Artaud : « (...) l'origine et l'urgence de la parole, ce

qui le poussait à s'exprimer se confondait avec le défaut propre de la parole en lui, avec le

"n'avoir rien à dire" en son nom propre58. » Le langage n'est pas un acte individuel, mais

l'expression collective de tous les Autres qui « parlent » en nous, nous aidant à construire

notre propre pensée. Ainsi, dans les deux romans les narrateurs prennent conscience, à la

fin de leur exil, de l'urgence d'écouter les voix des siens constamment présentes dans leur

esprit, et c’est ce qui permet à la parole de se libérer, et finalement, à eux aussi, de

communiquer avec leur entourage.

Pendant tout leur exil, au contraire, les narrateurs, en refusant d'écouter ces voix,

sont marqués par un silence qui les emprisonne dans leurs mauvais souvenirs. En plus, un

manque de parole a atteint tous les personnages avec lesquels ils auraient pu construire un

lien d'affection. Dans La Mélancolie du géographe, le manque de prise de parole du

narrateur et le trouble phonique du brillant étudiant bègue (image de Rosa Maria) cèdent

l’espace d’expression à la brutalité des élèves paysans (écho de la voix de Morgado). Nous

58 Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 263 et 264.71

rencontrons la même situation dans Poulailler, où le bailleur, incarnation de la peur et de

la duperie, éveille, par contrecoup, dans l’esprit d’António Salgado la violence de la voix

de son père, en regard du défaut de communication de Lili et de sa mère.

Pendant leur exil, la présence de ces voix les éveille à une urgence d'érosion en tant

qu’énonciateurs d’un discours détaché du groupe. Nous pouvons donc constater que,

malgré des prémisses contraires, au lieu d'éloigner les narrateurs de leur groupe

d'appartenance, la quête identitaire les a fait revenir à leurs origines portugaises. Nous

allons donc compléter notre analyse (dans la troisième partie : « Le sens ») par l’étude du

processus par lequel les narrateurs arrivent à se sentir comme faisant partie de leur

environnement d'origine, à l’aide de l’utilisation de la parole comme moyen de se relier au

monde.

72

III – LE SENS

Le retour des narrateurs à leur origine est marqué par une rencontre avec les

personnages centraux de leur passé. Avec eux, les narrateurs revisitent l’image de leur

pays par deux parcours apparemment très différents, mais qui révèlent un désir commun

d’apprendre avec les leurs à se sentir partie de leur terre. Cette acceptation identitaire

devient possible à la fin de ces parcours par la force de la parole des héros, libérée, et qui

les rend capables de raconter leur terre de leur propre voix. Cela produit un sens pour ce

paysage extérieur dans leur âme, phénomène nommé par José Gil « devenir paysage »

(devir paisagem59).

Ce retour correspond, dans La Mélancolie du géographe, au voyage que le narrateur,

Morgado et Rosa Maria font à l'île de Faro où Morgado a une maison de plage. Dans cet

59 Le « devir paisagem » est expliqué par José Gil dans l’œuvre de Bernardo Soares, l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa : As imagens já não descrevem uma paisagem à distância, mas dizem ou antes seguem, do interior, as sensações. (...) Já não se trata de metáforas, mas de um devir-paisagem real: “ Tudo o quanto sou, ou quanto fui, ou quanto penso do que sou ou fui, - tudo isso perde de repente – nestes meus pensamentos e na perda súbita de luz da nuvem alta – o segredo, a verdade, a ventura talvez, que houvesse em não sei quê que tem por baixo a vida.” A realidade do sujeito Bernardo Soares perde o seu segredo, a sua verdade, a sua felicidade precisamente no interior destas reflexões e no interior da nuvem que se desfaz no céu. Curiosamente, esta realidade já não é designada por uma metáfora: a nuvem deixa de servir de termo de comparação para se tornar o foco do acontecimento onde a sensação de perda surge. (...) O sujeito não perde a sua verdade como a nuvem que perde a sua luz, mas perde-se nessa nuvem. José Gil, O Espaço Interior, Lisboa, Editorial Presença, 1993, p. 59

73

espace, à travers la porte de la salle de bain ouverte, le narrateur surprend son ami en train

de laver son aimée. Aucun des deux ne se rend compte de la présence d’une tierce

personne, ce qui nous renvoie à la scène initiale du roman où le couple est surpris par le

narrateur accroupi sur une bassine. Encore une fois, le narrateur se fait l’Autre qui envahi

l’intimité de ces amis, mais qui, contrairement au début du roman, ne s’oppose plus à leur

destin. La splendeur de cette scène d’amour où Morgado, le conquistador, dévoile le

charme caché d’une paysanne laide, pauvre et analphabète rend le narrateur admiratif de

son ami. Le corps nu de Rosa Maria devient, sous le regard du narrateur, le symbole de sa

terre natale qui cache sous une précarité apparente une singulière beauté. Morgado

exprime, enfin, son amour à cette « femme-terre60 » et, pour cette raison, il est perçu

comme un homme qui aime sa patrie, l’authentique Portugais. Sachant que la possession

de cette « femme-terre » est impossible pour le narrateur, celui-ci décide, finalement,

d’accepter la relation de ses amis et de l’aimer autrement. En tant qu’observateur de cette

scène, le géographe s’affirme comme le sujet de son discours, comme le vrai narrateur du

récit parce que, pour la première fois dans le roman, il décrit et analyse Morgado et Rosa

Maria d'après sa propre opinion.

António Salgado, à son tour, rencontre les personnages de son passé en plongeant

profondément dans un délire où il vit, métamorphosé symboliquement en coq, les

expériences vécues par son père au Portugal et en France, lesquelles expliquent ses propres

expériences personnelles. Il arrive à la fin de ce délire à pousser un cri autre que le 60 Femme-terre : terme que nous avons créé, librement, en associant l'image de la femme et de son corps (incorporée par Rosa Maria nue) à celle de la patrie et de sa terre, parce que toutes les deux renvoient au symbole de la nature, créatrice de vie et nourricière et, pour cela, engendrent un lien incontournable entre le créateur et la création.

74

« Carrrralho ! » de son père, un cri purificateur qui le fait sortir de ce cauchemar. Après

cette catharsis, il se réveille devant un « homme en blouse blanche » (POU, p. 174) qui

l’interroge sur l’état de sa mémoire et lui demande de raconter sa vie. De même que le

narrateur géographe, nous pouvons constater qu'en racontant son histoire personnelle

António Salgado se constitue vraiment comme le narrateur de son discours pour la

première fois dans le livre. Curieusement, le début du récit qu’il raconte à l’agent

hospitalier correspond exactement au début du roman, un processus métalinguistique qui

nous permet de penser à la fonction « thérapeutique », catharsique, de l’écriture.

D’ailleurs, l’hésitation entre fiction et réalité, propre au genre autofiction, est accentuée,

éliminant les frontières entre la vie et l’imagination, toutes deux engendrées par la

mémoire. Cela nous permet de voir la reconstruction identitaire du narrateur avec la propre

narration du roman. Nous pouvons donc conclure que cette troisième partie du roman, « Le

jaune », coïncide avec la troisième partie de notre travail, étant donné qu’elle représente le

moment où le narrateur et le roman lui-même arrivent à un sens embryonnaire de leur

existence, de leur espace intérieur.

Pour expliquer ce parcours, nous allons analyser, dans le premier chapitre, « La

transitivité », les processus par lesquels le narrateur géographe et António Salgado

éliminent les barrières entre le dehors de l’environnement et le dedans de l'âme des

narrateurs (« Le bain » et « La métamorphose »). « La parole libérée », deuxième chapitre,

nous permettra de constater comment le langage réalise l’intégration entre le plan de

l’émotion (l’âme, la subjectivité des narrateurs) et le plan de la perception (le paysage,

l’environnement d’origine). Dans le troisième chapitre (« L’espace intérieur »), nous

75

démontrerons comment les protagonistes des romans élaborent leur parcours identitaire à

partir de l’observation de leur environnement d’origine, réfuté, jusqu’à l’intégration de cet

espace dans leur esprit.

III.1 – La transitivité

La première barrière entre l’être et le monde est le corps qui enferme le sujet dans

une identité close. En ce sens, le bain de Rosa Maria et la métamorphose d'António

Salgado éliminent la frontière physique qui sépare soi-même de l’Autre. Cela s’explique,

dans La Mélancolie du géographe, par l’exposition du corps nu de la femme au regard du

narrateur et aux caresses de Morgado, ainsi que par l’ouverture des pores dilatés au

passage de l’eau. Parallèlement, dans Poulailler, António Salgado, à travers sa

métamorphose, élimine les barrières entre son corps, son esprit et ceux de son père.

Par ces deux processus, la transitivité entre le dedans (de l'âme) et le dehors (du

monde) est possible grâce à l'action des sens sur le corps qui réalisent une transformation

de l'être. Dans la scène du bain de La Mélancolie du géographe, ces sens sont représentés

par la vue du narrateur qui pénètre le corps de Rosa Maria, déjà sensiblement ouvert au

toucher de Morgado. Cette transitivité transforme la vision du géographe sur cette femme

et, par conséquent, sur la terre et le peuple dont elle est le symbole. Dans Poulailler le

toucher est aussi le sens qui opère la transitivité, étant donné que les mains du bailleur sur

le cou d’António Salgado font ressentir, tout adulte qu'il est, la violence des fessés que son

76

père lui donnait dans son enfance. Ceci provoque la métamorphose de son corps humain en

coq, fusion du fils et du père. Cette union permet à António Salgado de mieux comprendre

les sentiments du père, ce qui transforme sa vision sur lui.

Les deux narrateurs se montrent donc intéressés à revisiter leur origine : le narrateur

géographe reconstruit l’image de son pays, en contemplant la beauté révélatrice du corps

nu de Rosa Maria, et le narrateur de Poulailler, à son tour, commence à se sentir partie de

l’identité culturelle héritée de ses parents en vivant symboliquement les expériences que

son père a vécues au Portugal et comme immigré en France.

Le bain et la métamorphose, ces deux processus de transitivité qui ouvrent le Moi

aux flux du monde, seront étudiés, dans des sous chapitres séparés, afin de les analyser

plus profondément.

III.1.a – Le bain

Contrairement à l’eau sale de la pluie qui tombe sur la maison du village

de Morgado et de Rosa Maria, l’eau décrite à la fin de La Mélancolie du

géographe lave le corps de Rosa Maria. Aussi bien la maison que le corps de la

femme sont présentés comme des représentations du territoire portugais. Nous

pouvons en déduire que le changement de la qualité de l’eau est associé à une

transformation de l’image de ce pays. Si auparavant la pluie sale de l’histoire

77

tombait sur cette nation en lui annonçant une mauvaise ère 61 , maintenant l’eau

manipulée par Morgado (incarnation de l'authentique Portugais) va nettoyer le

corps de cette femme-terre et, par conséquent, la régénérer de son passé néfaste :

La concentration de Morgado était telle qu'il ne me voyait pas, occupé à cette seule

tâche, à cette seule intention qui était de laver, de nettoyer, de décrasser le corps tout

entier de Rosa Maria et, peut-être, au-delà, de laver plus profondément.

Ainsi, l'avais-je vu procéder sur ses terres, avec ses arbres, avec ses bêtes, quand

pour dégrossir un journalier, il lui était arrivé de montrer comment faire, geste seul, sans

mot dire, paumes larges de jardinier, doigts courts, manœuvre habile. (MLG, p. 221)

En analysant le début de ce passage, nous voyons la lexie « laver »

employée à la fois dans le sens dénotatif et connotatif. Dans le premier emploi,

respectant la définition de base du dictionnaire 62, elle est un synonyme de

« nettoyer, décrasser ». Ces termes sont également présents, dans le texte,

associés à l’expression « le corps tout entier de Rosa Maria », ce qui nous amène

à penser à une action qui appartient au monde physique, aussi palpable que le

corps de la femme-terre. Le deuxième emploi, pourtant, fait référence à une

action de l'univers métaphysique équivalente, selon la définition du dictionnaire,

à « purifier, disculper, innocenter, justifier ». Cette dernière acception est

associée aux expressions du texte « au-delà » et « laver plus profondément ».

L'« au-delà » du « corps entier de Rosa Maria », ainsi que l'action de « laver le

61 Vd. p. 2162 Laver v. tr. < 1> - 980 ; lat. lavare. 1. Nettoyer avec un liquide, notamment avec de l´eau décrotter, dégraisser. 6. PAR MÉTAPH. (v. 1120) purifier. Confession qui lave l´âme du pécheur. Paul Robert, Le Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1967, p. 1264 et 1265.

78

corps plus profondément », nous renvoie à son âme.

Dans le deuxième paragraphe, nous apprenons que Morgado procède avec

« ses terres », « ses arbres et « ses bêtes » de la même façon qu’il le fait avec sa

femme, d’où nous pouvons conclure que Rosa Maria est la personnification de ce

pays, de tout ce contenu vivant qui est le Portugal. Morgado est donc le Portugais

choisi pour réaliser la « tâche » de laver symboliquement ce pays et, de ce geste,

nous pouvons déduire qu’il souhaite en purifier l' image, le disculper ses fautes

passées, innocenter son peuple et justifier ses actions. À partir de cela, l´image

de petitesse réelle et spirituelle liée au Portugal commence donc à se

transformer. La première transformation a lieu dans le corps même de Morgado,

où le terme « paumes larges de jardinier » s’oppose à tous les autres termes

employés auparavant pour désigner l’étroitesse de ses compatriotes. L’ampleur

des paumes compense les « petits doigts courts » et c’est grâce à elle qu’il peut

effectuer une « manœuvre habile » qui indique la maîtrise du métier de jardinier

de cette femme-terre. Il la saisit dans les lignes de sa vie. Dans l’extrait suivant,

cette nouvelle image du Portugal se révèle à travers une suite d´images associées

à la lumière, à l´ouverture, à l'expansion d´espace :

Je pris conscience que j 'étais, depuis un moment déjà, seul sur la terrasse. J'eus

un pressentiment, peur de l'événement. Un bruit d'eau parvenait de la seule pièce

éclairée au fond d'un couloir, porte ouverte, vapeurs échappées, dans quoi

obstinément et, contre tous les usages, je m'engageais.

Le sol de la salle de bains, carrelé, était jonché de flaques. Les manches largement

retroussées au-dessus des coudes, une éponge à la main, Morgado, tout absorbé à sa

79

tâche, frottait. Il frottait, il bouchonnait, il ponçait, il savonnait, il rinçait.

Consciencieusement, énergiquement, il lavait la peau d'un corps nu, le corps de Rosa

Maria, un corps que je ne me serais jamais figuré nu, et, à supposer que je me le sois figuré,

à quoi je n'aurais su donner de formes, pas de sexe, un corps de femme nu qui, cependant,

se tenait là, recroquevillé dans la baignoire, doté de formes, d'une blancheur, d'une

texture qui me fascinaient. (MLG, p. 219 et 220)

Dans le premier paragraphe, la salle de bain de la maison de plage de Morgado est

décrite comme la seule pièce « éclairée », ce qui nous conduit à imaginer que cet endroit est

entouré d’une atmosphère révélatrice. La porte « ouverte » au fond d´un couloir invite les

gens à un parcours de découverte de ses secrets et les vapeurs « échappées » inspirent une

sensation de liberté. À la fin du chemin, Morgado se trouve « tout absorbé à sa tâche »,

comme si ce rituel de purification de Rosa était la réalisation d’un plan, ce que nous pouvons

observer par l´emploi des adverbes « consciencieusement » et « énergiquement ». La

conscience de Morgado de sa « tâche » s´oppose à la surprise du narrateur de découvrir le

corps nu de Rosa Maria « recroquevillé dans une baignoire, doté de formes, d'une

blancheur ». Cette position de la femme lavée dans l’eau nous permet de penser à l’image

d’une coquille, symbole de la fécondité. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, dans le

Dictionnaire des Symboles, associent le symbole de la coquille à la légende de la naissance

d'Aphrodite :

Son contenu occasionnel, la perle, a peut-être suscité la légende d’Aphrodite, sortie

d’une coquille. Ce qui confirme le double aspect érotique et fécondant du symbole. (…)

Reconduisant la même ligne de symboles, les Aztèques nomment Teccaciztecati, celui

du coquillage, le dieu-lune, et sa représentation, qui signifie naissance, génération, n

80

´est autre que celle d´une matrice.63.

Rosa Maria fascine le narrateur par la nouvelle image à laquelle elle renvoie : celle

d’Aphrodite, comme une terre attirante, fécondante, qui inspire le désir et la vie. Néanmoins,

le narrateur affirme qu’elle n’est pas devenue plus belle pour autant : elle l’émerveille tout en

restant la même femme. De ce fait, nous pouvons observer que ce n’est pas Rosa Maria qui a

changé, mais le narrateur. Il se met à désirer fortement cette femme, à vouloir l’étudier sous

la lumière de la géographie particulière du souvenir, la seule science qu’il est capable

d’enseigner :

Qu'on ne s'y méprenne pas : Rosa Maria n'était pas une sultane. Le bain ne l'enjolivait

pas. C'était une simple fille de ferme accroupie dans une baignoire. Mais que, dans le

bain, elle restât ce qu'elle avait toujours été, une simple fille de ferme, ça ne

m'empêchait pas de rougir, d'avoir chaud, d'être mal à l'aise. Ça ne me dispensait

pas de penser que j'aurais bien voulu étudier mieux à loisir, comme sur un plan, un

portulan, une carte de géographie, chacune des parties de ce corps qu'on lavait et que

je regardais laver.

De l'entrebâillement de la porte de la salle de bains, je pouvais voir Morgado, ses

mains formant conque, qui versait l'eau sur ce corps nu de paysanne et qui ne parlait

pas, qui laissait voir cela comme un prodige, comme un mystère, dont personne, pas

même lui, ne pouvait faire le commentaire, devant quoi force était de baisser les yeux et

de s'incliner. » (MLG, p. 221 et 222)

Ce passage nous permet de constater que Rosa Maria, même dépouillée de toute

beauté, déviant séduisante aux yeux du géographe : « ça ne m'empêchait pas de rougir,

63 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 283.81

d'avoir chaud, d'être mal à l'aise ». Excité par la transformation de son image - de Pénélope

en la déesse Aphrodite -, il « veut l’étudier à loisir » comme sur une « carte de géographie »

« chacune des parties de ce corps ». Toutes ces phrases connotent l’acte sexuel et, étant

donné que Rosa Maria est le symbole de la terre, nous pouvons en déduire que l’envie de

posséder cette femme s’assimile à celle de possession de son pays. De ce fait, cette femme-

terre qui est toujours dans sa position économiquement inférieure, marginale, révèle, à ce

moment-là du roman, un pouvoir de séduction mystérieux sur le narrateur. Sa possession est

pourtant impossible, parce que cette femme appartient à Morgado.

L’image de ce dernier semble également se transformer aux yeux du narrateur grâce

au geste d’amour qu’il porte à sa femme. Dans le deuxième extrait, il passe du marialva, du

conquistador, qui marchait avec ses bottes sales sur le sol lessivé par Rosa Maria, à celui qui

la sert docilement. Le caractère ambigu de cet homme s’associe à l’image du Triton,

interprétation possible de par le terme « conque » commun aux deux personnages. Morgado a

« ses mains formant conque » pour laver Rosa Maria et la divinité mythologique souffle dans

sa conque pour provoquer le bouillonnement des vagues ou, au contraire, leur apaisement.

Dans la scène présentée dans ce passage, il est le Triton qui cherche la sérénité, le

conquistador qui rend ses armes à l’ennemie. Il baisse les yeux, s’incline devant cette femme,

reste en silence comme s’il s’agissait d’un objet sacré (« un prodige », « un mystère »). Le

concept de « corps à deux » développé par Huguette Dufrénois et Christian Miquel nous aide

à expliquer cette transformation magique : « Rien ne distingue le corps qui jouit du corps

qui caresse, il ne demeure qu’un espace-corps mêlé, de « corps à deux »64. Dans ce sens, la

64 Huguette Dufrénois et Christian Miquel, La philosophie de l'exil, op. cit, p. 56.82

fascination du corps nu de Rosa Maria s’est confondue avec la fascination du geste de

caresse réalisé par Morgado, éliminant les frontières entre le dedans et le dehors, entre le

« laver » physique et métaphysique. Le résultat de cette confusion d’espaces corporels est

un entre-deux, la création d’un nouveau corps : le « corps à deux ».

Cette fusion de corps provoque donc un élargissement de l’espace des corps, grâce

à l’union du corps-terre, Rosa Maria, au corps-peuple, Morgado, formant un corps peuple-

nation, troisième espace qui dépasse les limites du territoire et avance sur la mer propulsé

par le désir. D’où l’image de Rosa Maria comme le mât d’un navire conduit par Morgado :

Et comme, pour lui laver le cou, le buste, le ventre et, dans le pli de l'aine, puis les

aisselles, vigoureusement, il lui attrapait un bras, le lui dressant au-dessus de la tête

comme on lève le mât, et comme le bruit de cette eau, dans cette baignoire et sur ce

corps de femme, ne couvrait cependant pas celui de la mer toute proche, je pensais mer,

je pensais navire, je pensais voilure, je pensais lune au-dessus de la mer. Cela, à cause

de cette peau extraordinairement blanche qui donnait à penser. (MLG, p. 223)

À partir de l’observation de la peau blanche de Rosa Maria touchée par Morgado, la

pensée du géographe se multiplie en images qui se réfère à la navigation, emblème des

gloires d’antan du Portugal, comme si en nettoyant Rosa Maria le passé éclairé associé aux

découvertes maritimes revenait au présent. Cette scène est fortement marquée par la présence

de la couleur blanche de la peau de Rosa Maria qui, d’après Jean Chevalier et Alain

Gheerbrant, est un symbole de la révélation :

83

Le blanc, couleur initiatrice, devient, dans son acception diurne, la couleur de la

révélation, de la grâce, de la transfiguration qui éblouit, éveillant l’entendement en même

temps qu’il le dépasse : c’est la couleur de la théophanie dont un reste demeurera

toujours autour de la tête de tous ceux qui ont connu Dieu 65

D'après cette définition, nous pouvons conclure que, dans cette troisième partie (« Le

sens »), l’acception donnée à la couleur blanche est très différente de celle associée à la

maison, dans la première partie (« Le manque »). Auparavant, le blanc faisait référence à une

image « entre absence et présence66 », représentation du Portugal comme un pays d’existence

invisible. Ici, le blanc de cette femme-terre, de ce pays, renvoie à la lune, projection de la

lumière du soleil qui illumine la nuit et révèle ses secrets, ce qui va à l’encontre de la

première idée d’invisibilité du pays.

C’est la couleur blanche du corps de Rosa Maria qui entraîne une chaîne de

métonymies aboutissant à l’image de la lune : du corps blanc en forme de mât dans l’eau de

la baignoire à la mer, de la mer au navire, du navire à voilure, de la voilure à la lune. Nous

avons donc une suite d’images qui se dirige vers le cosmos, dans un parcours de désir de

transcender, d'élever les choses terrestres à un plan divin. Étant donné que « la peau

extraordinairement blanche » de cette « femme-terre » « donnait à penser », nous pouvons

constater que cette « femme-terre », aussi bien que la lune, par leur blancheur, sont dans la

pensée du narrateur. De ce fait, ce pays fait, désormais, partie de lui d’une façon

transcendante, au-delà de la raison. En ce sens, nous pouvons interpréter la vision du corps

65 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, op. cit., p. 127.66 Vd. p. 21

84

blanc de la femme comme la théophanie même. Ce processus d’intériorisation de la terre

natale par le narrateur, le devenir paysage (devir paisagem), est expliqué par José Gil :

(...) temos primeiro a paisagem à distância (do sujeito); em seguida temos as

emoções à distância, também do sujeito que se vê sentir. Dupla distância que se

manifesta pelo facto da paisagem e das emoções serem “descritas”. O que separa as

emoções da paisagem, é portanto o “eu” que as descreve à distância e as afasta uma da

outra. Ora, uma vez que o plano da paisagem se rebate no das emoções, todas as

distâncias desaparecem e o próprio “eu”, que funcionava como ecrã entre as sensações

e a paisagem explode, desaparece deixa de existir. Eis por que razão, no final, já não há

emoções de um “eu” fechado em si próprio que se contempla, nem paisagem desolada

privada de alma (...) mas sensações cósmicas ou meteorológicas, uma pura paisagem de

acontecimentos-sensações, de movimentos cósmicos sensitivos (...) movimentos cósmicos

das sensações, porque a sensação se tornou cosmos67.

La pensée de José Gil nous amène à voir le corps nu de Rosa Maria comme un

paysage dont la blancheur devient un élément qui se reflète dans l’âme du narrateur et

l’emmène dans un état d’esprit qui fusionne ses sensations et ses émotions. Nous arrivons

finalement à l'intégration de l’espace géographique, la terre du pays incarné dans le corps de

la femme, à l’âme du narrateur, ce qui forme un espace intérieur. À partir de cette scène, le

narrateur, qui auparavant refusait son pays et son peuple, prend conscience, par le biais de ce

blanc éblouissant, que tout cela fait, maintenant, partie de lui d’une façon essentielle. De ce

fait, nous pouvons constater qu’il ne peut plus fuir de ce pays qui demeure, dorénavant, en

lui, ce que nous pouvons constater dans le paragraphe qui suit :

67José Gil, O Espaço Interior, Lisboa, Editorial Presença, 1993, p. 69 et 70.

85

Et, à cause de cela, je pensais encore fuir, je pensais gagner le large, puis je pensais

arrimé, fixé au port. Jusqu'à ce que toutes ces pensées épuisées, une seule d'entre elles

me restât à l'esprit, une seule pensée nette et précise que, faute de me l'expliquer à moi-

même, je livre telle qu'elle me vint alors ; je n'y reviendrai plus : la pensée que de toutes,

l'ancre de miséricorde est la plus forte d'un navire. (MLG, p. 223)

La scène d’amour entre ses amis donne au narrateur, dans un premier moment,

envie de partir de ce pays; mais, ensuite, il se voit « arrimé », « fixé au port ». Finalement,

il ne veut plus se poser de questions; il accepte sa terre et son peuple tels qu’ils sont

(« ancre de miséricorde »). Ainsi, le désir qu'il a de cette femme-terre n’implique plus sa

« possession » – ou la « possession » d’un autre lieu. Il se contente de nourrir pour elle un

amour à distance, dans son incapacité, en tant qu’« homme sensé », de l’aimer de près

comme Morgado, le « jardinier » qui la connaît, qui sait comment la traiter. Georges

Bataille nous aide à expliquer la complaisance du narrateur face à la perte de sa femme

aimée:

Mais l’objet du désir excédant, devant nous, nous rattache à la vie qu’excède le

désir. (…) Qu’il est doux de rester longuement devant l’objet de ce désir, de nous

maintenir en vie dans ce désir, au lieu de mourir en allant jusqu’au bout, en cédant à

l’excès de violence du désir. Nous savons que la possession de l’objet du désir qui

nous brûle est impossible. De deux choses l’une, le désir nous consumera, ou son objet

cessera de nous brûler. Nous ne le possédons qu’à une condition, que peu à peu le

désir qu’il donne s’apaise. Mais plutôt la mort du désir que notre mort ! Nous nous

satisfaisons d’une illusion. (…) Non seulement, nous renonçons à mourir : nous

annexons l’objet au désir (…) Nous enrichissons notre vie au lieu de la perdre68..

68 Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Les Éditions de Minuit, 1957, p. 157.86

L’acceptation de ce pays par le géographe s’explique par le désir de le « posséder »

un jour comme le fait Morgado. Cette « possession » signifie une symbiose parfaite entre

l’homme et son milieu. Néanmoins, comme elle s’avère difficile au narrateur, cet « homme

sensé » se contente d’un amour à distance, filtré par une barrière intellectuelle qui le

sépare de la simplicité du contact avec cette terre. Ce sentiment de vide causé par son

incapacité à posséder sa terre est, maintenant, remplacé par le désir de la « saisir », comme

le fait son ami.

Dans Poulailler, António Salgado, tout comme le narrateur de La Mélancolie du

géographe, se régénère avec ses origines via sa métamorphose que nous allons étudier

dans le prochain sous chapitre.

III.1.b – La métamorphose

Après sa chute dans les escaliers de l’immeuble à Paris, poussé violemment par le

bailleur, António Salgado perd conscience et entame un délire qui se traduit par une

métamorphose en coq. Ce processus s'explique par la violence qui surgit lorsque le bailleur

pose ses mains sur son cou, provoquant ainsi en lui le souvenir des fessées que son père lui

donnait dans son enfance. Cette métamorphose commence, encore dans la deuxième partie

du roman (« Le blanc »), initiée par l’union de sa voix à celle de son père.

Dans la troisième partie du roman (« Le jaune »), il se réveille de son délire dans

une cage, déjà transformé en coq : « Quand je repris conscience, j'étais dans cette cage 87

(...) » (POU, p. 141). Jean Chevalier et Alain Gheerbrant nous élucident qu’« en Afrique,

selon une légende des Peuls, le coq est lié au secret69 ». De plus, les deux auteurs ajoutent

que les métamorphoses sont, d’un point de vue analytique, « des expressions du désir, de

la censure, de l’idéal, de la sanction, issues des profondeurs de l’inconscient et prenant

forme dans l’imagination créatrice70 ». Avec ces informations, nous pouvons interpréter

que la métamorphose du narrateur en coq a un caractère révélateur, tout comme le bain de

Rosa Maria.

Étant donné que son père est représenté pendant tout le roman par l’image d’un

coq, cette métamorphose du narrateur nous amène à croire qu’il possède un désir de

connaître les secrets de la vie de son progéniteur et, ainsi, de retrouver ses origines.

De façon semblable à ce qui arrive dans La Mélancolie du géographe, cette

métamorphose est un processus de transitivité par lequel la barrière du corps est

rompue. Même si la métamorphose reste imaginée, elle permet au narrateur de se

joindre au père pour comprendre son cri de douleur, « Carrrralho ! », message

réitératif dans la vie d’António Salgado :

J'ai donc dû naître dans un de ces villages de la Beira Alta dont parlent ses

chansons. Un hameau accroché au flanc de quelque montagne pelée. J'imagine que là-bas

les rochers ressemblent à d'énormes œufs fossilisés et que mon père, juché sur l'un

d'eux, a poussé plus d'une fois son cri de l'aube. Un chant vivifiant qui chassait les

ténèbres. (POU, p. 152)

69 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, op. cit.,p. 282.

70 Ibid., p. 630.88

Dans ce passage, le narrateur, métamorphosé en coq, vit le parcours emprunté par son

père dans sa jeunesse et sent qu'il appartient à cet environnement. Si son père est issu de l' « un

de ces villages de la Beira Alta », lui aussi suppose être né (« J'ai donc dû naître »), ce qui

révèle l’acceptation de ses origines, la légitimité de son héritage culturel portugais. Sa région

est incarnée dans un paysage rude, ce qui peut être vérifié dans la comparaison entre les

rochers, la nature, et les œufs, êtres vivants : la vie dans cette région est devenue aussi dure que

son paysage (« les rochers ressemblent à d'énormes œufs fossilisés »). La vie représentée par le

symbole de l’œuf est arrêtée dans le temps, immobilisée dans ses terres, constituant un

ensemble terre-peuple pétrifié qui suggère toute une nation fossilisée durant les années de

dictature. Dans ce contexte, le cri de son père (sous entendu Carrrralho !) est associé à

l’aube d'un nouveau jour (« son cri de l'aube »), aux premiers rayons de soleil dans le

ciel annoncés par le coq symbolisant l’espoir d'une nouvelle vie (« un chant

vivifiant »). Le chant qui auparavant transmettait la violence au narrateur est, dans ce

passage, décrit comme une voix contre l'oppression de ce système politique, ici

indiqué comme « les ténèbres », antonomase pour la période d'obscurantisme que le

Portugal a vécu sous Salazar. Nous pouvons donc en conclure qu’António Salgado, par

le biais de sa métamorphose, a pu réévaluer les images de son père et du Portugal,

situées dans le contexte d'une période de lutte contre une politique

d’« endurcissement » de la nation. Le narrateur ressent, maintenant, ce que son père a

ressenti dans le passé, dans un mélange de sentiments qui n’appartient plus ni à l’un ni

à l’autre, mais qui forme un « corps à deux » comme le bain pour Rosa Maria et

Morgado, un troisième espace, un « entre-deux » qui peut être vérifié dans le passage

89

suivant : « Mais les jours de froid par exemple, je ressens toujours une nostalgie d'exilé.

Je viens sûrement d'une contrée plus chaude que la France. » (POU, p. 151). Le froid

renvoie António Salgado à la nostalgie des jours de chaleur qu’il a vécus au Portugal

(« une contrée plus chaude que la France ») métamorphosé en coq. Pour cela, il se sent

exilé (« une nostalgie d'exilé ») en France. Le narrateur a donc toujours porté ce

sentiment d’exil éprouvé par son père. Le fait de se mettre dans la peau de son

progéniteur vient expliquer ce qu’il n’a jamais su traduire. Nous pouvons interpréter

ce sentiment associé au paysage du Portugal, à cette « contrée plus chaude », comme

un devenir paysage, parce que cette terre fait, dorénavant, partie de lui. L’intensité de

cette fusion de corps et d'esprits permet que ce paysage du Portugal, présent dans

l’âme du père, pénètre dans celle du fils, lui créant un sens quant à ses origines.

António Salgado commence donc à comprendre les similitudes entre les deux parcours

de vie, ce qui peut être constaté dans les extraits suivants :

À l'âge de cinq mois, je fus vendu sur un marché clandestin à un éleveur qui

me jucha sur le toit de sa voiture et me mena en France. Deux jours à subir un vent fou

qui ébouriffait mes plumes, deux jours secoué par des embardées qui me jetaient contre

les grilles de ma cage. (POU, p. 154)

Mais arrivé en France, pas de dulcinée à ravir, pas de prouesse à accomplir.

Juste cet enclos entouré de pins chanteurs. (…) Tout compte fait, plus qu'un simple

gardien, j'étais leur directeur artistique, moi, pauvre coq immigré qui n'aurait

jamais rêvé d'une fonction si haute ! (POU, p. 156)

Dans le premier passage, le narrateur déjà transformé raconte qu’il a été vendu

sur un marché « clandestin », référence au passage illégal des Pyrénées que le père a 90

fait pour aller en France (« me jucha sur le toit de sa voiture et me mena en France »).

Cette clandestinité du père est vécue par le fils comme un manque de légitimité dans

la société française car il est toujours considéré par les Français comme un enfant

d'immigré, un citoyen non-légitime. La « cage » dont il a été jeté en tant que coq, ainsi

que le mot « enclos » dans le deuxième passage (« cet enclos entouré de pins

chanteurs »), renvoient à la représentation d’étroitesse de la maison de ses parents dans

la propriété des Chaviniac et à celle de l’appartement à Paris. En plus, cette cage se

révèle être un troisième espace, celui d’union des expériences du fils et du père. Cela

peut être démontré, dans le deuxième extrait, par l'auto-désignation du narrateur de

« pauvre coq immigré », une expression qui associe l'image paternelle à sa propre

image, ce qui crée un espace d'entrecroisement des deux êtres. Dans cette association,

nous pouvons observer une similitude entre le parcours de déplacement du père du

Portugal en France avec le sien, c'est-à-dire, de la banlieue parisienne à la capitale. De

ce fait, nous pouvons conclure qu’António Salgado dans son délire, a mêlé les

contenus et les formes de son histoire à celle de son progéniteur en cherchant toujours

des points d'intersection entre eux, comme le manque de légitimité et le déplacement

spatial. Le résultat de cet amalgame crée par le processus de métamorphose est un

troisième récit (ni exactement l'histoire de la vie du père ni celle du fils) où l’intensité

des sentiments partagés surmonte les structures d'origine, ce que Gilles Deleuze et

Félix Guattari appellent « devenir-animal » :

Devenir animal, c’est précisément faire le mouvement, tracer la ligne de fuite dans

91

toute sa positivité, franchir un seuil, atteindre à un continuum d’intensités qui ne

valent plus que pour elles-mêmes, trouver un monde d’intensités pures, où toutes les

formes se défont, toutes les significations aussi, signifiants et signifiés, au profit d’une

matière non-formée, des flux déterritorialisés, des signes asignifiants.71.

D'après cette pensée, nous pouvons constater que la ligne de fuite ébauchée par le

narrateur dans son exil ne parvient à se constituer comme une rupture définitive avec son passé

qu’après sa métamorphose. Ce processus permet de dissoudre le sentiment négatif transmis par

quelques symboles d’oppression et de violence présents dans son esprit : la maison des parents

sur le terrain des Chaviniac, le « Carrrralho ! » de son père, l’image de soumission de sa mère

et la dimension géographique étroite de son pays. Cela s’opère par l’élimination des contours

du corps du père qui se confond avec celui du fils, provoquant un mélange des contenus de

deux esprits (des joies, des douleurs et des désirs partagés). Le résultat est cette « matière non-

formée », citée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui permet « un monde d’intensités

pures », un « entre-deux » où les points communs des deux parcours identitaires constituent un

troisième espace qui donne un sens à l'appartenance identitaire du narrateur. C’est justement à

la fin de la métamorphose que nous entendons le « cri d’aube » du père qui chassait « les

ténèbres » dans la Beira Alta, proféré par le propre narrateur métamorphosé en coq.

Maintenant, ni le père a la voix de « l'inquisiteur », ni le fils a des « cris de damné »72, leur

cri est purifié et il éloigne le mal, parce qu'il met terme à la métamorphose du narrateur,

considéré par celui-ci comme un « cauchemar » :

Si seulement je pouvais br iser les ténèbres , t rouver la force curat ive 71 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka pour une littérature minéure, Paris, Minuit, 1975, p. 24.72 Cit. Poulailler (Vd. p. 35)

92

pour connaî tre ma propre éclosion , ma propre aurore . (…) Peu importe, déjà

mes nerfs se tendent, mon pouls s'accélère, mes pupilles se dilatent, et là, jailli de ma

gorge, un cri glaireux et gémissant, un cri résonnant dans ma tête où tout se craquelle,

s'évanouit peu à peu, comme si je me réveillais d'un long, d'un trop long cauchemar.

(POU, p. 174)

Comme le cri de son père qui chassait les « ténèbres », celui du fils les brise. Le

commencement du jour (« aurore ») est ici associé à une « éclosion », comme l’expurgation

d’un mal étouffant. Le corps du narrateur démarre un processus cathartique par le biais de la

voix : au fur et à mesure qu'elle «jaillit », les mauvais souvenirs du narrateur se dispersent

(« ma tête où tout se craquelle »; « je me réveillais d'un long, d'un trop long cauchemar »).

Huguette Dufrénois et Christian Miquel conçoivent le cri comme la confrontation

entre un Vide originaire et l'expérience tout aussi primitive de l'espace plein et ouvert du

corps, ce qui peut bien être représenté par le cri de naissance d'un nouveau-né :

Ce cri est vital: décharge d'énergie déclenchée par la peur et l'urgence de la

situation, il est ce qui permet au nouveau-né de prendre possession de sa respiration:

s'il ne criait pas, il étoufferait au sens propre du mot. (...) En même temps que ce cri

est ainsi expression vitale du corps, il forme déjà un pré-langage. Car ce cri est un

appel, en même temps, à trouver un fondement et à combler la béance du non-fond.73»

À la lumière de cette réflexion, le cri d'António Salgado, ainsi que le

« Carrralho ! » de son père, est l'expression du corps contre l'étouffement de plusieurs

situations : pour le père, la dictature salazariste et le racisme et la duperie des

Français; pour le fils, ce sont également les injustices de la société française et, ajouté

73 Huguette Dufrénois et Christian Miquel, La Philosophie de l'exil, op. cit, p. 10393

à cela, la violence paternelle. Dans tous les deux cas, nous voyons ce geste comme un

souffle vital pour ces sujets face à la peur et à l'urgence des situations. De ce fait, le

cri personnel d'António Salgado, à la fin de son délire, remplace le « Carrrralho ! » de

son père, parce que, en comprenant son appel, il a pu aussi formuler le sien et, ainsi,

construire sa propre façon d'expression.

Nous pouvons donc conclure que ce cri vital du narrateur est, à la fois, la

réaction de son corps à l'étouffement de sa vie et la création d'un pré-langage, le début

d'un message personnel, sa naissance en tant que sujet au sein de son environnement

d'origine. Cela peut être constaté du fait que le récit qu'il raconte à l'agent de santé, à

la fin du livre, se confond avec le début de son propre roman, ce qui constitue une

acceptation de ses origines comme partie intégrante de son histoire de vie.

III.2 - La parole libérée

Le processus d'intériorisation de l'environnement d'origine dans l'esprit des

narrateurs marque simultanément la construction d'un discours propre, sans

l'influence de Morgado ni du père d'António Salgado. Cela s'explique parce que le

ressenti n'est possible qu'à travers les paroles, c'est donc le récit qui permet aux

narrateurs de transformer le paysage géographique en paysage littéraire pour qu'il ait

un écho ressenti dans leur âme. Le rôle de la parole dans le processus de devenir

paysage est expliqué par José Gil : 94

Sente-se na paisagem, na paisagem literária com palávras (visto que não há

sentir fora das palavras, já não há movimento das sensações fora do movimento

da paisagem)(...) Porque é a linguagem, isto é, a imagem literária que realiza a

integração do plano da emoção (alma) no plano da percepção (paisagem)74.

La terre du Portugal ne devient paysage pour le narrateur géographe qu'à travers sa

personnification dans le corps de Rosa Maria, opération qui n'est possible que par le langage

littéraire. De même, le pays de son père n'a été tangible pour António Salgado que par le biais

de la métamorphose qu'il a créée littérairement.

Cette appropriation du langage par les narrateurs commence par un changement

de vision sur leur langue d'origine, le portugais. Elle passe d'une langue insuffisante

pour exprimer les pensées et les sentiments à une langue affective :

C'était en de ces rares fois où je m'étais trouvé à l'étranger et où, par hasard, il

m'était arrivé d'entendre cette pauvre langue qui n'a qu'un seul mot pour dire

d'attendre et d'espérer. Ayant reconnu ce parler qui est le mien depuis toujours,

qu'avais-je fait ? Semblant de ne pas savoir, de ne pas connaître, renié ma langue

maternelle, entendue à la dérobée, et qui faisait sur moi, depuis toujours, l'effet

catastrophique d'une poignée de main lâche, molle et humide en même temps

qu'elle me donnait envie d'entendre encore (...) (MLG, p. 206)

En fait, je suis à peu près sûr d'être un coq lusitanien, car la femme qui chaque matin

vient passer la serpillière dans ma cage chante en portugais et je la comprends. (POU,

p. 152)

Dans le premier extrait, le narrateur géographe lors de l'un de ses voyages « à 74 José Gil, O Espaço Interior, op. cit., p. 66 et 68.

95

l'étranger », a eu, d'abord, honte de sa propre langue considérée comme mineure (« cette pauvre

langue ») par rapport aux langues des pays hégémoniques. La coïncidence entre les verbes

« attendre » et « espérer » est pour lui un signe de la pauvreté lexicale du portugais, étant donné

qu'il ne présente qu'une seule forme pour référencer l'univers physique et métaphysique. Il a,

par contre, la conscience que « cette pauvre langue » est, quand même, sa « langue

maternelle », reniée, « entendue à la dérobée », comme si le simple geste de s'arrêter pour

l'entendre pouvait dénoncer son origine infâme. De ce fait, cette langue provoque chez lui, à la

fois, « l'effet catastrophique d'une poignée de main lâche, molle et humide », comme la

rencontre d'une connaissance qui n'est pas trop désirée, et l'« envie de l'entendre

encore », comme un son qui le touche involontairement.

Dans le deuxième extrait, António Salgado est sûr de son identité portugaise,

d'où l'image d' « un coq lusitanien » à la place d'un coq gaulois, parce qu'il comprend

les paroles en portugais du chant de Rosa, sa mère, ici représenté comme une femme

de ménage (« la femme qui chaque matin vient passer la serpillière dans ma cage »).

Nous pouvons donc conclure, d'après les deux extraits, que c'est à travers la langue

portugaise que les deux narrateurs reconnaissent leur identité. Cette langue, considérée

auparavant comme insuffisante à exprimer leurs pensées et leurs sentiments,

commence, dans les parties finales des deux romans, à accomplir sa fonction

communicative d'une façon affective.

À partir de l'ouverture des narrateurs à leur langue d'origine ceux-ci deviennent

capables d'exprimer leurs perceptions et leurs sentiments à propos de leur

environnement d'appartenance. Dans les derniers pages de La Mélancolie du

96

géographe, Rosa Maria, perçue avant comme laide aux yeux du narrateur, avec un

point de vu toujours influencé par l'opinion de Morgado, se révèle être une beauté qui,

à travers le langage littéraire, nous renvoie à, comme nous l'avons vu, l'image

d'Aphrodite. Cette nouvelle femme nous invite à penser à la mer et à la lune, symboles

d'une splendeur physique qui nous fait imaginer l'infini, la transcendance. Devant cette

scène, le narrateur, pour la première fois dans le roman, « obstinément et, contre tous

les usages, s'engage » (MLG, p. 219) tandis que son ami Morgado « ne parlait pas (...)

ne pouvait pas faire un commentaire » (MLG, p. 222). C'est le géographe qui prend la

parole pour faire le commentaire qu'apparemment personne ne pouvait faire, pas même

Morgado. C'est lui aussi qui transforme l'image du corps nu de la femme en l'image de

son pays pour y construire un abri qu'il ne trouve nulle part ailleurs. Dans cette image

littéraire, il peut jeter « l'ancre de miséricorde » parce qu'elle est l'entrecroisement de

l'extérieur de son environnement d'origine (qu'il ne « posséderait » jamais en tant

qu'« homme sensé ») et de l'intérieur de son âme.

Dans Poulailler, c'est à travers la métamorphose symbolique en coq qu'António

Salgado a pu naître « dans un des ces villages de Beira Alta », traverser les Pyrénées

clandestinement comme l'avait fait son père et crier, d'une voix propre mais basée sur

celle de son progéniteur, pour « briser les ténèbres ». L'histoire du père ne peut faire

partie de la sienne qu'à travers le langage littéraire. Le rôle de la littérature dans la

reconstruction identitaire de l'individu est mis en relief à la fin du livre quand le

narrateur raconte à un agent de santé ses mémoires, lesquelles correspondent

exactement au début du roman :

97

Mes paupières s'ouvrent, et devant moi, un homme en blouse blanche, le

sourire aux lèvres, me demande :

— Alors, monsieur Salgado, comment vous sentez-vous ce matin ?

— J'ai l'impression, docteur, d'avoir passé la nuit à couver ma vie...

— C'est signe que la mémoire vive vous revient. Racontez-moi tout depuis le début.

— Eh bien... Ma mère m'appelait une fois, deux fois. Agacée, elle finissait par sortir de la

cuisine, traversait la cour, passait devant un joli [...] (POU, p. 174)

La fin du roman transmet donc une idée d'éternel retour, comme si la vie

d'António Salgado se reconstruisait à chaque fois que son histoire personnelle est

racontée. En ce sens, la littérature, et plus spécifiquement l'autofiction, a un rôle

catharsique parce que, en accédant à la vérité de l'âme à travers le détour du mensonge

(la fiction), le narrateur fonde un lieu pour s'analyser et se reconstruire. C'est par ce

biais que le texte crée une demeure pour le sujet contre l'angoisse du Vide causé par le

non-fondement. C'est pourquoi, Paul Ricœur parle de la « transcendance immanente »

au texte :

(...) l'œuvre littéraire échappant à sa propre clôture, se rapporte à..., se dirige

vers...bref est au sujet de...En deçà de la réception du texte par le lecteur et de

l'intersection entre cette expérience fictive et l'expérience vive du lecteur, le monde

de l'œuvre constitue ce que j'appellerai une transcendance immanente au texte75.

Par cette pensée, nous pouvons conclure que l'espace littéraire est, pour les

narrateurs des deux romans, le moyen de transcender l'immanence de l'environnement

75 Paul Ricœur, Temps et Récit 2, op. cit., p. 190.98

d'origine, de le faire sublimer à travers l'expérience vive de chaque lecture. C'est à

travers la littérature qu'ils peuvent changer la façon dont le passé agissent en eux.

III. 3– L’espace intérieur

À la fin des romans, leurs narrateurs n'arrivent toujours pas à s'identifient pleinement à leur

groupe identitaire, mais c'est grâce à l'expérience d'écriture qu'ils acceptent leur identité

portugaise, parce qu'ils la regardent différemment. L'environnement d'origine, auparavant

vu comme un espace complètement extérieur à leur subjectivité, pénètre maintenant dans

leur âme, à travers le langage littéraire, créant un sens à leur appartenance, comme

explique José Gil:

O que é o espaço interior? Aquele em que não somente o puro interior e o exterior

« se fundem » e « se interpenetram », mas em que também o sentido decorre

naturalmente desse facto: a paisagem exterior, projectada no espaço interior, faz

imediatamente sentido76.

Par cette pensée, nous pouvons constater que les narrateurs sont arrivés à un état

d'âme où l'environnement d'origine passe de pure géographie (immanence) à une

géographie sentimentale (transcendance). Et comme le ressentir n'est possible qu'à travers

les mots, c'est l'acte narratif lui-même qui effectue l'intersection entre la géographie

76 José Gil, O Espaço interior, op. cit., p. 10.99

physique et les sentiments. C'est l'ouverture de l'être au monde, en le racontant et

l'analysant, qui permet la pénétration de ce monde en lui. De ce fait, la dimension réduite

du territoire portugais, signe le plus visible de la perte territoriale et morale de cette

nation, cesse d'être considérée par les narrateurs comme honteuse, parce que les contours

de ce pays acquièrent une valeur affective mise dans le contexte d'une expérience

personnelle, d'une perception du dedans.

Nous atteignons donc la dernière étape du parcours de la quête identitaire des

narrateurs des deux romans: de la négation de l'environnement d'origine (« L'espace qui

n'est pas »), en passant par toute la reconstruction de cet espace à travers l'intrigue des

personnages (« l'espace en reconstruction ») jusqu'à l'intégration de ce paysage dans leur

esprit, ce qui donne un sens à leur existence (« l'espace intérieur »). La proposition de

notre travail « Du géographique au narratif. Le parcours vers l'espace intérieur. » prend

toute son ampleur, finalement.

100

Conclusion

L'analyse des romans La Mélancolie du géographe et Poulailler nous a permis d'obser-

ver deux stratégies littéraires différentes empruntées par leurs auteurs, descendants d'immigrés

portugais en France, pour raconter un parcours similaire de recherche de l'identité portugaise.

Dans le premier roman, Brigitte Paulino-Neto a décidé de mener cette quête au Portugal, à tra-

vers un narrateur autodiégétique qui est « fils de la terre » et, malgré cela, ne s'identifie pas à

ses compatriotes et a honte de sa culture. Carlos Batista, contrairement, a créé un narrateur

franco-portugais comme lui, qui engendre un conflit personnel causé par son manque de légiti-

mité au sein de la société française.

En situant l'espace de la diégèse au Portugal, Brigitte Paulino-Neto a porté son regard

sur les fondements de son pays d'origine et de son peuple. D'ailleurs, l'idée de créer un narra-

teur géographe contribue bien à cette tâche : c'est une bonne représentation de l'homme qui dé-

sire maîtriser son environnement. Cependant, la difficulté que celui-ci rencontre pour se repérer

dans son propre milieu est due à l'existence de deux micro-espaces différents dans le même ter-

ritoire national : celui du village, considéré comme le Portugal authentique, pays marginal et

étriqué, et celui de Lisbonne, vu comme un Portugal plus cosmopolite à que la prolifération

d'une culture savante donne de faux airs de nation hégémonique.

L'ouvrage de Carlos Batista traite d'un Portugal éloigné géographiquement, mais qui est

très présent dans le quotidien et l'esprit des personnages. Il est recréé en France afin d'affirmer

une culture minoritaire - et considérée comme mineure - au sein d'une autre majoritaire. Le nar-

rateur, António Salgado, s'oppose fortement à cette identité en tant que fils d'immigrés portu-101

gais en France et victime du racisme des Français. Le symbole du poulailler comme représenta-

tion d'un espace déshumanisé où le narrateur se réfugie de ce combat culturel inégal est très ex-

pressif. Dans ce même jeu symbolique, nous avons l'association du père à l'image du coq de

Barcelos, qui s'exprime avec l'insulte « Carrralho ! » à la place de l'onomatopée « cocorico »,

ce qui met en relief l'image violente de ce personnage.

Si les deux stratégies littéraires sont bien distinctes, nous avons démontré, tout au long

de ce travail que l'intrigue des ouvrages suit un parcours similaire : d'un Portugal refusé, lié à

l'univers de misère concrète et spirituelle des périphéries, et, pour cela, perçu comme honteux

par les narrateurs, en passant par un exil vers les capitales, jusqu'au retour sentimental à leur

groupe. Dans les deux romans, c'est la narration elle-même qui permet une reconstruction iden-

titaire, laquelle aboutit, grâce à des processus cathartiques, à la compréhension de l'environne-

ment natal par les narrateurs (le devenir paysage).

D'ailleurs, nous avons mis en lumière quelques comportements attribués aux Portugais,

incarnés dans les personnages des deux romans : le délire docile, la peur d'inscription sociale, la

méfiance envers autrui et l'impensé généalogique. La pédagogie nationaliste de Homni Bhabha

et l'entre-deux de Daniel Sibony sont autant des concepts importants qui ont été utilisés afin

d'expliquer l'héritage culturel portugais de l'époque salazariste chez les nouvelles générations

du pays et les descendants d'immigrés portugais.

Nous pouvons donc remarquer que les critères d'analyse employés pour l'étude des deux

romans - les stratégies littéraires, le parcours de l'intrigue et les caractéristiques attribuées au

peuple-nation portugais – peuvent être utilisés pour un travail sur d'autres ouvrages, soit dans

le domaine de la littérature produite par des descendants d'immigrés portugais en France, soit

102

dans celui d'écrivains de double appartenance culturelle ayant publié au Portugal même, et éga-

lement dans d'autres domaines artistiques comme le cinéma par exemple.

La recherche sur le terrain de la production littéraire des enfants d'immigrés portugais en

France s'avère difficile à cause du nombre réduit d'ouvrages publiés. Outre La Mélancolie du

géographe (1994), Brigitte Paulino Neto a publié un seul ouvrage considéré aussi comme ap-

partenant au genre de l'autofiction et qui parle également de l'identité culturelle portugaise :

Jaime Baltazar Barbosa (2003). Carlos Batista n'a que le roman Poulailler qui suive cette thé-

matique. Nous pouvons ajouter encore à la liste d'écrivains français d'origine portugaise qui re-

mettent en question leur identité Alice Machado avec deux ouvrages : La Valée des héros

(2000) et Les Silences de Porto Santo (2003).

Dans le domaine de la production littéraire au Portugal, notre travail peut servir de base à

l'étude des romans d'écrivains possédant une double culture. Parmi ces auteurs, nous pouvons

citer Pedro Paixão qui a une vingtaine d'ouvrages publiés et qui, dès son premier roman, A Noi-

va Judia (1992), parle du judaïsme dans presque tous ses livres. Cette thématique est aussi trai-

tée dans l'œuvre d'Ilse Losa, écrivain allemand d'origine juive exilé au Portugal pendant la Se-

conde Guerre Mondiale. Elle raconte, en langue portugaise, les expériences vécues avec le na-

zisme et la difficulté d'adaptation dans son pays d'accueil. Dans son œuvre, nous trouvons

également un grand nombre de romans qui parlent de ce croisement culturel : O mundo em que

vivi (1949), Histórias Quase Esquecidas (1950), Aqui Havia Uma Casa (1955), Sob Céus

Estranhos (1962), Encontro no Outono (1965), Estas Searas (1984), Caminho sem Destino

(1991) et À Flor do Tempo (1997). Nous pouvons citer, enfin, l'ouvrage « Passagem » (2002),

de Pedro Eiras, jeune écrivain portugais. Ce texte dramatique raconte la rencontre entre un alle-

103

mand d'origine juive réfugié des nazistes au Portugal et Maria, femme de ménage de l'auberge

où il s'installe. Ces deux univers culturels tournent autour d'un troisième : justement ce « pas-

sage » à l'autre côté de l'Atlantique, suggéré dans le titre.

Dans le domaine du cinéma en France, il y a une intense production de films documen-

taires qui traitent de la thématique de l'immigration portugaise dans le pays et de la vie entre

deux cultures. Quoique ces films aient un fort compromis réaliste, beaucoup d'eux possèdent

des qualités artistiques qui peuvent être étudiées à la lumière des idées présentées dans notre

travail. Après le premier film qui est sorti dans ce genre, O Salto (1967), de Christian de Cha-

longe, quelques jeunes artistes d'origine portugaise ont pris la parole pour exprimer leurs im-

pressions sur leur double appartenance culturelle et pour faire connaître l'histoire de l'immigra-

tion de leurs parents. Le réalisateur qui se détache avec la plus vaste production cinématogra-

phique est José Vieira : Gens du Salto (2001), La photo déchirée. Chronique d'une immigration

clandestine (2002), Le pays où l'on ne revient jamais (2005), Les Chants du déserteur (2005),

Seixas, Paris, Londres (2005), La traversée pour Paris (2005), Un Aller Simples (2005), Com-

plices d'évasion (2005), Passagers clandestins (2005).

Nous pouvons donc conclure que les concepts et les critères d'analyse ici utilisés, ainsi

que les conclusions que nous présentons dans ce travail, ne s'appliquent pas qu'à l'investiga-

tion des ouvrages dans la littérature produite par des descendants d'immigrés portugais en

France. Cette source de données peut être utilisée dans l'analyse de la production littéraire et

artistique d'autres auteurs qui construisent un parcours de recherche identitaire dans un terrain

de croisement de cultures, où les subjectivités sont confrontées, les images culturelles

construites et l'altérité mise en question.

104

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