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    analyses aussi labores sur ce sujet. elle seule, cette constatation milite en faveurde limportance dun commentaire qui a fait lobjet de peu dtudes denvergure.

    Proclus est un platonicien convaincu qui souhaite rintgrer les mythes homri-ques dans la grande tradition hellnique. Pour ce faire, il doit interprter les passagespertinents de laRpubliqueafin den tirer une conception permettant au mythe de sa-jouter, sans heurts, au rseau de rfrences privilgies. Lun des principaux enjeuxde cette lecture interprtative, pour Proclus, est de mnager au mythe un espace ren-dantpossibleuneconsidrationdesonrapportavecledivin.Or,untelespace,commenous tenterons de le montrer, ne peut tre cr que si Proclus parvient dnouer deuxlments que Platon, dans plusieurs passages de la Rpublique, tend rattacher, sa-voir le mytheet lducation. Nous verrons dabord comment Platon semploie tisserun lien entre ces lments, travers les critiques de la posie avances par Socrate ;

    puis, comment Proclus cherche de son ct relativiser cette relation, au point omythe et ducation en viennent, sinon sexclure mutuellement, du moins nentre-tenir quun faible commerce.

    I. MYTHE ET DUCATION DANS LARPUBLIQUE

    La premire discussion approfondie consacre aux mythes, dans laRpublique, alieu au livre II. Peu auparavant, Platon avait propos une hypothse sur la formationde la cit de nature. Cette formation est due au besoin, la situation de ne pas sesuffire [soi]-mme2 (369b). Chacun des trois principaux besoins la nourriture,le logement et le vtement requiert pour y pourvoir des hommes accomplissantune tche particulire (laboureurs, maons et tisserands). Lapparition du luxe et lac-croissement dmesur de la population produiront une seconde cit, peine lombrede la premire. Une expansion territoriale sera occasionne par la guerre, et unedeuxime classe sajoutera donc celle des producteurs et des artisans : pour protgerles biens de la cit, une arme entire devra en effet tre mobilise. Cette classe degardiens, comme la prcdente, devra compter des membres qui profiteront de tou-tes les occasions favorables pour parfaire [leur] mtier (374c). Ils devront tre forts,courageux, remplis dardeur, doux lgard des leurs mais hostiles envers leurs enne-

    mis, et remplis du dsir de connatre (cest--dire philosophes [376b]). Ces qualitsproviennent soit de dispositions naturelles, soit de lducation.

    Platon sefforce ensuite de jeter les bases dun programme dducation qui puisserpondre cette question : Mais de quelle manire seront levs chez nous ces gar-diens et comment seront-ils forms ? (376c). Dans les pages qui suivent, nous tu-dierons divers arguments employs par Platon afin de lier mythe et ducation non

    2. Pour ne pas trop encombrer les notes, nous inclurons dans le corps mme du texte les rfrences laRpu-bliqueet au Commentaire sur la Rpublique. Les autres rfrences se retrouveront au bas des pages. Lesrfrences la Rpublique suivent ldition dHenri ESTIENNE et la traduction de Georges Leroux ; lesrfrences au Commentaire sur la Rpublique sont tires de ldition du texte grec tablie par W. KROLL(InPlatonisRempublicamcommentarii,Leipzig,Teubner,1899-1901,2vol.)etdelatraductiondA.-J.Fes-tugire. Enfin, les rfrences la Vie de Proclusproviennent de ldition SAFFREY-SEGONDS (Proclus ouSur le Bonheur, Paris, Les Belles Lettres, 2001).

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    seulement dans ce long passage des livres II et III, mais aussi au livre X, autre grandmomentdecequelonnommetraditionnellementlacritiqueplatoniciennedelapo-sie dans laRpublique.

    1. Le mythe : de la fin au commencement

    La fin, comme , est une composante essentielle du mythe tel que le conoitPlaton. Cette dpendance du mythe et de la fin peut tre mesure de deux faons. Enpremier lieu, par lobjet mme des mythes : le corpus platonicien comporte sa part demythes eschatologiques, qui traitent donc des fins dernires. En second lieu, par lemomentau cours duquel le mythe tend intervenir dans les dialogues, cest--dire as-sez tardivement, habituellement aprs les discussions philosophiques, quil rsume,applique ou largit.

    OnasouventrappelquelaRpubliquesecltparunmythe.Commelabiensou-lignG.Leroux3,lastructureenformedegrandevotedelaRpubliquenousper-met dassocier, deux deux, tous les grands moments de luvre, et au mythe dErcorrespond la discussion entre Socrate et Cphale, au dbut du premier livre (discus-sion sur laquelle nous reviendrons). Par ailleurs, lon peut dceler dans cette conclu-sion une reconnaissance assez claire de Platon parmi dautres dans son uvre de lutilit du discours mythique ; et surtout, du type dutilit de ce discours. Lemythe reprend aprs tout une thse qui fut dfendue dun bout lautre du dialogue :linjustice ne saurait, de quelque faon que ce soit, tre profitable lhomme, tandis

    que la justice au contraire lest ncessairement. Jusque-l, cependant, Platon sen taittenu des discours philosophiques ; puisque ceux-ci nont pas entirement convaincules tmoins du bien-fond de cette position, le mythe dEr a lallure dune main ten-due linterlocuteur. Par lintermdiaire du mythe, cest lvocation de lindicibleplus quune vrit rationnelle et dmontrable que lon doit trouver, surtout que lemythe final, la diffrence des discussions layant prcd, envisage les fins derni-res de lme, qui chappent toute dmonstration.

    Conformment la richesse du mot grec , il importe aussi de relever la rela-tion privilgie quentretient le mythe avec les commencements. Ces commencements

    peuvent tre lobjet mme des mythes pensons au mythe duPolitique(268e-274a),ou au Time( partir de 28c). Dautre part, L. Brisson4a mis en lumire ce qui relie,chez Platon, le mythe et la mmoire, donc le mythe et le pass (souvent recul) : par-mi les vnements rels ou supposs tels, on en retrouve certains que la collectivitcherchera faire revivre par le mythe.

    Mais ces commencements peuvent aussi se manifester autrement, comme le mon-trelouverturedelaRpublique.Pluttquederetournerverslavilleaprstredescen-dus au Pire pour faire leurs prires la desse Bendis, Socrate et Glaucon se dirigentchez Cphale. La premire vritable discussion de luvre se droule alors entre So-crate et Cphale (328c-331d). Or Cphale, trs avanc en ge, est l homme du

    3. Voir son introduction sa propre traduction de laRpublique(Paris, Garnier-Flammarion, 2002), p. 27-35.

    4. L. BRISSON,Platon : les mots et les mythes , Paris, Franois Maspero, 1982, p. 23 et suiv.

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    mythe5 : il fonde ses paroles sur une sagesse populaire imprgne des valeurs de laposie, voquant Sophocle, les rcits quon raconte sur lHads (330d), Pindaredont il rcite quatre vers. La Rpubliquesouvre donc sur lvocation dune pense

    attache aux rcits mythiques.Le long passage qui nous intresse particulirement ici (376c-398b) accentue ce

    lien entre le mythe et les commencements. Aprs avoir suggr que la formation desgardiens devra combler les besoins du corps (par la gymnastique) et de lme (par lamusique), Socrate soutient que la prsance tant quant son importance que dansle temps doit tre accorde la musique. Celle-ci comporte des discours, dont cer-tains sont vrais, et dautres faux. Sil convient dabord de former les gardiens par cesderniers, cest parce que nous commenons par raconter des histoires aux enfants6(377a). Lducation intervient trs tt dans une discussion qui sefforce de proposer

    un plan pour rendre les gardiens meilleurs, car en toute tche, la chose la plus im-portante est le commencement7 (377a) : toute vie humaine est bientt soumise lducation, car cest pendant cette priode capitale que le jeune se faonne et quelempreinte dont on souhaite le marquer peut tre grave (377c).

    Limportance de lducation du gardien est telle que Socrate avance : [] nousnallons pas leur imposer, comme on pourrait le croire, un grand nombre de directivesimportantes,ellessonttoutespluttbanales,siseulementilsprennentgardecequonprsente comme lunique grandeprescription, et que moijappellerais,plutt quegrande,laprescriptionsuffisante.[Adimante:Laquelledonc?]Lducation8(423d-e). Comme on la vu, le mythe est identifi au commencement du commence-ment , cest--dire au moment originel de lducation du gardien.

    2. Ce quil en est de lempreinte

    IlfautmaintenantexpliciterlanaturedelempreintedontaparlPlaton.Cetteempreinte doit tre comprise comme lopinionque lon inculque dans lme du gar-dien. Chaque histoire entendue par un homme dpose des opinions dans son me. Cesopinions, desquelles est issue la progression intellectuelle et morale de celuiqui les contracte, sont donc cruciales. Elles peuvent tre bonnes ou mauvaises, et il

    faut viter tout prix que les gardiens accueillent dans leur me des opinions quisont pour la plupart contraires celles quils devraient avoir selon nous, une foisadultes (377b). Sil y a de bonnes et de mauvaises opinions, il y a aussi de bonneset de mauvaises histoires, puisque les histoires savrent les moyens les plus srspour faire natre lopinion souhaite dans lme du jeune homme.

    5. Introduction de G. LEROUX sa traduction de laRpublique, p. 30.

    6. Notons que le lien entre mythe, ducation et commencements est annonc, non sans ironie, par la formuleintroductrice employe par Socrate. Sapprtant parler de lducation des gardiens, Socrate suggre : [] faisons comme si nous allions fabuler en racontant une histoire (376d).

    7. Cette remarque trouve son cho dans LoisVI, 753e : [] le commencement en effet, comme dit le pro-verbe, est la moiti du travail entier, et bien commencer nous vaut toujours un hommage universel (trad.L. Robin).

    8. En ce sens, cf.RpubliqueIII, 390a.

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    On ne pourra sassurer de la valeur de ces histoires quen en contrlant lesfabricateurs. Il est indispensable dvaluer les rcits majeurs (377c) dont lin-fluence est remarquable. Parce quils sinspirent des autres comme de modles, les

    rcits mineurs en seront galement affects. En accord avec la critique xnopha-nienne9, cette valuation est svre : tant Homre quHsiode se rendent coupables demensonge. Et leurs mensonges touchent lobjet de discours le plus lev qui soit, savoir les dieux et les hros. Ce nest donc pas parce quils racontent des histoiresfausses que les potes sont labri daccusations de mensonge : il faut en effet res-pecter des rgles (des types ) lorsque lon prend le divin pour objet, et cest parlimposition de ces rgles que sera pratiqu le contrle prcdemment mentionnpar Socrate.

    Nous reviendrons sur ces rgles sous peu, mais observons de plus prs les men-

    songes perptrs par les potes. Ce sont les guerres qui impliquent les dieux, les cri-mes quils commettent, les piges quils se tendent. Socrate juge ces mensongesinadmissibles et lon ne saurait les rcuprer de manire allgorique dans lespoir deles racheter. Lorsque lon critique les rcits majeurs, cest toujours lducation desgardiens que lon doit garder en vue. Le mythe est le vhicule par excellence de cetteducation, du moins dans son commencement ; or le jeune gardien nest pas enmesure de discerner une intention allgorique de ce qui nen possde pas (378d).Mme si un ardent dfenseur dHomre ou dHsiode parvenait distinguer une v-rit cache dans le mythe, le destinataire du rcit, cest--dire le gardien, serait inca-pable de lassimiler : lexercice allgorique est donc inutile. Par ailleurs, le mythe a

    une valeur morale: il doit disposer [les gardiens] la vertu10 (378e). Le gardienne pouvant sen tenir qu la lettre stricte du mythe, cest ce premier sens, et lui seul,qui devra tre considr. Le rejet de lallgorie dans la Rpubliquesexplique ainsipar le lien qui rattache mythe et ducation.

    Pour jouir de sa pleine fonction pdagogique, le mythe devra livrer demble sasignification. Afin de remdier aux dficiences des rcits mythiques, il suffira de connatre les modles suivant lesquels les potes doivent [les] composer (379a).Ces modles fourniront aux potes un ensemble de rgles leur permettant dcrire

    9. propos de cette critique, on consultera D. BABUT,La religion des philosophes grecs, Paris, PUF, 1974,p. 21-26 ; et M. DETIENNE,Linvention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 124-133.

    10. Ceci est mis en vidence au dbut du livre III, Platon opposant la posie et le pur plaisir esthtique latti-tude morale correcte. Aprs avoir pass en revue des passages de lIliade et de lOdyssecomportant desallusionsdescraintes,deslamentationsetdescris,Socratedit:Pourcespassages,ettousceuxdummegenre, nous prierons Homre et les autres potes de ne pas sirriter que nous les raturions. Non pas parceque ces passages ne seraient pas potiques et agrables aux oreilles du grand nombre, mais parce queplusils sont potiques, moins ils conviennent aux oreilles des enfants et des hommes qui doivent tre libres etredouter lesclavage plus que la mort (II, 387b ; nous soulignons). Plus loin (X, 607a), propos des ad-mirateurs dHomre, Platon crit qu il faudra les considrer comme des amis et leur donner notre affec-tion [], et nous accorder avec eux pour dire quHomre est suprmement potique et quil est le premierdes potes tragiques. Il faudra cependant demeurer vigilants et naccepter que les hymnes aux dieux et lesloges dhommes vertueux. La distinction entre la poticit et lacceptabilit des mythes est on ne peutplus claire. Dans cette optique, Proclus propose dans le Commentairesur la Rpubliqueune analogie entrelducation et la mdecine, lducation tant une mdecine des mes : [] nous nadmirons pas non plusla mdecine qui plat, mais celle qui gurit (I, 47.7-9).

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    correctement sur la divinit. Les rgles obissent toutes des prsupposs philoso-phiques : le dieu est rellement bon (379a), il nest pas la cause des maux (379b) maisseulement des biens (380c), il est simple (380d), toujours le mme (380e), absolu-

    ment parfait (381b), il ne trompe ni ne ment (382c). Le fabricateur de mythes nestplus entirement libre et a des comptes rendre la philosophie, qui devient le critre partir duquel on estime la valeur du mythe : dornavant, un mythe est vrai oufaux, selon quil saccorde ou non avec le discours que tient le philosophe sur lemme sujet11. Le mythe ne pourra duquer que sil est supervis par la philosophie,qui a en vue les choses telles quelles sont12.

    3. Lducation rige en critre

    Il rsulte de la section prcdente quil devrait y avoir, selon Platon, une conver-

    gence entre le faonneur de mythes et le philosophe : les crations du premier sontaprs tout supervises, et ultimement cautionnes , par le second. Cette problma-tique est galement voque au livre X, soit lorsquil sagit de mieux comprendrelactivit du pote, ainsi que la nature du savoir quil prtend possder. Avant dabor-der le cas du pote, Platon emploie le paradigme du peintre. Comment doit-on conce-voir lactivit de ce dernier ? Les formes et les couleurs quil pose sur sa toile sont-ilsde ltre ? La rponse est ngative : comme celui qui prend un miroir et le retourne detous les cts, le peintre ne produit pas ltre, mais quelque chose qui en tant que telressemble ltre (597a). Puisquil a dans son esprit le lit sensible et non le lit ensoi lorsquil peint un lit, ce lit quil fabrique sur sa toile vient au troisime rang quant la vrit, derrire la Forme intelligible du lit et le lit du menuisier. Cet art dimita-tion est donc doublement loign du vrai.

    Quen est-il du pote ? Il semble tre celui qui se rapproche le plus de lidal duphilosophepuisquesonsavoirparatincomparablementvaste.Nouspressentonslam-pleur de ses connaissances la lumire des nombreux sujets dont il traite. Il est eneffet ncessaire quun bon pote, sil doit exceller sur les sujets de sa cration po-tique, possde le savoir requis pour crer (598e). Il faudra voir si lactivit du potediffre ou non de celle du peintre, autrement dit si sa connaissance repose sur lacontemplation des choses elles-mmes, ou plutt, comme celle du peintre, sur la con-

    sidration des seules apparences. Pour ce faire, Socrate sommera Homre de rendrecompte des bienfaits quil a apports aux hommes propos des sujets les plus im-portants et les plus sublimes dont [il] a entrepris de parler, tels que les guerres, lecommandement des armes, ladministration des cits et, au sujet de ltre humain,

    11. L. BRISSON,Platon et les mythes, p. 158. Lauteur montre bien que la fausset des mythes se mesure nonpar rapport leur adquation des faits, mais bien par rapport au discours du philosophe.

    12. Pour bien comprendre limportance proprement historique de ce contrle et du programme dducation socratique, considrons cette remarque de M. CROISET(La Rpublique de Platon : tude et analyse, Paris,Mellotte, 1946, p. 157-158) : [] on a le vif sentiment quen les proscrivant ainsi [les potes], Platon nesonge pas seulement la cit fictive quil est en train de construire, mais quil lve une protestation dictepar sa conscience contre lenseignement donn de son temps la jeunesse . Proclus le remarque aussidans son Commentairequand il souligne que la posie, en ces temps-l [] tait en bon renom commeayant valeur ducative (I, 43.27-44.1).

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    lducation (599c). Cest donc lefficacit dHomre en tant quducateurquil fautvaluer, cest--dire en tant quhomme qui partage son savoir avec dautres hom-mes13. On juge ici le pote non seulement par son uvre, comme ce fut le cas aux

    livres II et III, mais aussi par ses actions14.Ce jugement est brutal, ainsi que lavait t celui du livre II. Les actions du pote,

    comme ses crits, sont inefficaces : Homre na t responsable ni de succs guer-riers, ni dides ingnieuses dans les techniques, ni de la diffusion dun mode de vieparticulier ; il na pas t en mesure de rendre les hommes meilleurs, ni de les former(600a-c). Bref, le pote est ultimement reconduit au ct du peintre parmi les hom-mes qui ne connaissent rien dautre que lart dimiter (601a).

    Mais il y a pis. Lon pourrait, jusque-l, accorder une certaine neutralit aupote, dont linefficacit ne se traduirait que par labsence de telle ou telle qualit.

    Mais ses crits sont dautant plus dangereux quils produisent un effet ngatif surlme. Cette me, dit Socrate, a deux parties : lune, dispose une imitation multi-ple et bariole , est excitable, lautre, toujours gale elle-mme, est rationnelle(604d-e). Le principe irrationnel, sil est trop sollicit, peut corrompre et dtruire leprincipe rationnel, et cest cet effet dplorable que cause la posie. Un peu plus loin,Platon propose une image puissante pour illustrer cette corruption : celle du pcheurGlaucos, dont la transformation en dieu marin modifie son tat un point tel quil de-vient impossible de reconnatre son aspect naturel (611b-c). Comprenons que la par-tie excitable de lme est le sige des opinions examines au livre II ; que cette partieexcitable, particulirement rceptive aux diffrentes empreintes dont on veut lamarquer et de ce fait facile corrompre, doit tre forme par une ducation dont leshistoires sloigneront le plus possible des rcits dHomre et dHsiode.

    II. MYTHE ET DUCATIONDANS LE COMMENTAIRE SUR LA RPUBLIQUE

    La Rpubliquecomportant sa part de rflexions sur le mythe, lon ne stonneragure quun commentaire de ce dialogue soit lui aussi travers par ce thme. Mais ilne faut pas perdre de vue le contexte dans lequel Proclus rdige son ouvrage exg-

    tique. Comme ses prdcesseurs immdiats, mais aussi comme Porphyre15, Proclusveut intgrer la mythologie grecque dans la tradition hellnique. Cet effort dintgra-tion a deux principales causes. Une de celles-ci est extrieure au platonisme : auVesicle, le noplatonisme est confront au christianisme, qui gagne en puissance etse constitue comme religion, voire commephilosophieofficielle. Lautre est minem-ment interne : leffort dintgration est dautant plus ncessaire que Platon lui-mme

    13. Platon lie galement la posie et lducation dans lePhdre(245a) : la posie fait lducation de la post-rit en glorifiant par milliers les exploits des anciens (trad. L. Brisson).

    14. Ceci rejoint une thmatique importante de la pense grecque, soit le rapport (souvent complexe) entre les

    logoiet les erga. Ce rapport est trs prsent chez Platon, notamment dans leLachs. L.-A. Dorion, la no-te 96 de sa traduction du dialogue (Paris, Garnier-Flammarion, 1997, p. 152), offre des rfrences puisestant chez Platon que chez les tragiques, les historiens et dautres philosophes.

    15. Voir ldition bilingue deLantre des nymphes dans lOdysse, Lagrasse, Verdier, 1989 (trad. Y. Le Lay).

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    a sembl mettre en doute sa possibilit, ici et l dans ses crits. Homre est parfoisencens dans son uvre, mais les critiques qui lui sont adresses dans la Rpubliqueparaissent autrement plus lourdes.

    Pour montrer laccord fondamental des grands textes de la tradition, Proclus doitdonc se mesurer aux critiques platoniciennes. Lorsquil aborde le mythe, Proclusse place dabord lintrieur des limites du texte platonicien, dveloppant par la suiteun point de vue plus personnel sur les problmes soulevs. Comme nous lavons sug-grplustt,Platonlie,danslaRpublique,mytheetducation;lonverramaintenantquecerapportprendune nouvelle forme dans le Commentaire sur la Rpublique.1. La classification des mythes chez Proclus

    Le Commentaire sur la Rpubliquecomporte non pas un, mais trois classementsdes mythes. Deux dentre eux dcoulent dune considration de la posie et des my-thes:lepremier(I,76.17-81.27)distinguedeuxgenresdemythesenfonctiondeleursdesseins et de leurs destinataires, tandis que le second (I, 177.14-196.14) distinguetrois genres de la , partir des trois manires dtre () de lme16. Nousnous contenterons ici daborder le premier dans loptique restreinte du rapport entremythe et ducation.

    Cette premire classification intervient vers le dbut de la sixime dissertation,qui est entirement consacre la dfense dHomre. Proclus la prsente ainsi : Ilfaut premirement, mon avis, distinguer entre les desseins des mythes et mettre

    part dun ct ceux qui sont dits ducatifs, de lautre ceux qui sont plus divinementinspirs () (I, 76.24-26). Un peu plus loin, il reformule lesecond type de mythes en ces termes : [] ce quil y a de bon en eux nest pasdordre ducatif, mais mystique (I, 80.11-12) ; et encore : [] lun des genres estducatif, lautre en rapport avec la tlestique (I, 81.13-14). Lon peut dores et djnoter que dans ces trois formulations, Proclus insiste chaque fois pour opposer letype de mythes le plus lev au type ducatif, branlant demble le lien entre mytheet ducation.

    Par ce classement, Proclus introduit une problmatique qui tait trangre aux

    discussions de la Rpublique, savoir celle de lintentionde lauteur des mythes. Sila question de lintention nintervient jamais lorsque Socrate critique les mythesdHomre et dHsiode, cest parce que ce que le pote veut direest moins importantpour le gardien que ce quil dit, seul aspect que peut bien saisir le jeune duquer ; etlducation ne saurait prendre en compte que ce qui est dit, cest--dire la lettre strictedu texte. Dans la Rpublique, Socrate ne semble pas permettre aux dfenseurs des

    16. Auxquels on peut ajouter un troisime classement, celui des types de (I, 56.20-60.13). Ce classe-ment, qui apparat dans la cinquime dissertation, est assez problmatique lorsquon le compare la classi-fication des types de (I, 177.7-179.32) ; cest entre autres ce qui a amen C. Gallarotti suggrer,dans deux articles, que la cinquime et la sixime dissertations pourraient appartenir des poques diff-rentesdelaviedeProclus(cepropos,voirA.SHEPPARD,Studiesonthe5thand6thEssaysofProclusCom-mentary on the Republic, Gttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1980, p. 15-16).

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    potes de protger les intentions dun auteur de mythes si le mythe en question estirrecevable selon son sens premier.

    La considration de lintention a dautres consquences importantes. En distin-guant de la sorte les desseins des mythes, Proclus suggre que ce qui oriente leurcomposition peut varier, et quil ny a pas quune faon acceptable de les rdiger.Ceci met en pril lurgence de fournir aux potes des modles clairs et prcis, tirsdune considration philosophique du divin. La distinction radicale opre par So-crate entre, dune part, les mythes ducatifs (qui seuls doivent tre conservs), et,dautre part, les mythes non ducatifs ( bannir sans exception), est ici non rejete,mais repense. Elle est maintenue, dans la mesure o Proclus se place lui aussi dupoint de vue de lducation lorsquil opre sa distinction. Cependant, la valeur para-digmatique du mythe ducatif nest plus valable du moment que lducation nest

    plus le critre essentiel faisant en sorte que lon doive accorder ou non du mrite unmythe donn.

    Si Proclus accorde sa prfrence aux mythes plus divinement inspirs , cestjustement en raison de la distance qui les loigne de lducation : ils ne se soumettentpas des rgles de composition qui rduiraient leur porte extra-ducative , cest--dire (comme on le verra) leur porte initiatique et mystique. Les mythes ducatifspeuvent sadresser aux jeunes, ce qui nest pas le cas de lautre type de mythes, quine saurait convenir qu un petit nombre. Lorsque lon veut parler correctement desmythes, lon doit dabord convenir qui ils sadressent, de par leur nature propre, etpar la suite seulement les valuer en fonction de cet auditoire vis. En ramenant lesmythes dHomre et dHsiode aux jeunes hommes, Socrate commet ainsi une erreurselon Proclus : [] ce quil y a de bon en eux [les mythes inspirs] nest pas dor-dre ducatif [] cela ne sadresse pas ltat dme juvnile, mais celui du vieil-lard (I, 80.11-13). Cette erreur de Socrate ne concerne donc pas la nature de cesmythes, puisque Proclus convient lui aussi quils ne sont pas aptes former les jeu-nes17 ; Socrate a toutefois omis dattribuer ces rcits une finalit positive, cest--dire, selon Proclus, le fait de lier aux tres mmes rellement existants ceux quipeuvent slever la contemplation des ralits divines (I, 77.10-12). Erreur consi-drable, car confusion arises if and only if the telestic species of myth is mistakenly

    taken to be educative18.Somme toute, Proclus conserve lessentiel du classement socratique car il se sert

    delducationcommecritre,maisdsormais,lesmythesducatifsnefontplusfigurede paradigmes. Ce changement de perspective est provoqu par la reconnaissance ces mythes dabord dfinis de manire ngative ( non ducatifs ) dune finalitpo-sitive, en ce quils sont plus divinement inspirs , mystiques , tlestiques ,

    17. R. LAMBERTON,Homer the Theologian. Neoplatonist Allegorical Reading and the Growth of the Epic Tra-dition, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 197 : Proclus has, in fact, already answered an

    important charge in the Socratic indictment by pleading guilty on Homers behalf. The myths of the Iliadand Odysseyare not appropriate for children Socrates is right .

    18. S. RANGOS, Proclus on Poetic Mimesis, Symbolism and Truth , Oxford Studies in Ancient Philosophy,XVII (1999), p. 258.

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    alors que Socrate allait jusqu accuser leurs faonneurs de mentir au sujet du divin,amorant sa rforme sur ce terrain thologique.

    2. La causalit exerce par le mytheDans la section prcdente, nous avons considr les desseins des mythes vala-

    bles, que Proclus dplace de lunit socratique la multiplicit19. Alors que, pourSocrate, le mythe ducatif est ncessairement valable puisque de justes rgles ontprsid sa composition, le paradigme ducatif nest plus le seul selon Proclus, lemythe divinement inspir surpassant le mythe ducatif dans la puret de son inten-tion. Aprs avoir considr ce qui prcde la composition des mythes (lintention),penchons-nous maintenant sur ce qui luisuccde(leffet) : nous verrons que la mmebifurcation, de Socrate Proclus, se produit en ce qui a trait aux usagesdes mythes.

    Il faut viter tout prix, dit Socrate dans laRpublique, que les gardiens accueil-lent dans leurs mes des opinions contraires celles quils devraient avoir, une foisadultes. Ces opinions incrustes dans son me, le gardien ne sera plus en mesure derectifier ses vues, la priode critique des commencements nayant pu assurer sa bonneformation. Le blme pour un tel chec ne doit pas tre adress au gardien lui-mme :lempreinte dont il est marqu, dans sa jeunesse, est due dautres que lui. propre-ment parler, le blme nincombe pas davantage aux ducateurs, mais aux faonneursde mythes, qui nont pas su lguer aux ducateurs des rcits susceptibles de favoriserle progrs du jeune homme.

    Ce quil faut bien voir, cest que Socrate prend pour acquis que le mythe immoralsera nfaste pour tous les jeunes en chaque occasion, et que le mythe compos selondes rgles philosophiques sera, quant lui, ncessairementprofitable. Autrement dit,le mythe et son usage en viennent se confondre. Dailleurs, cest bien parce que larectitude du mythe suffit elle seule assurer une bonne formation aux gardiens quilest urgent de soumettre aux potes des modles acceptables : une fois ces modlesmis en application, lducateur obtiendra de toute ncessit les effets recherchs.

    lencontre de ce point de vue, Proclus entreprend de dissocier le mythe de sesusages. Pour un seul et mme mythe, il peut en effet y avoir plus dun usage. Ce qui

    se trouve dans une relation dinterdpendance, ce nest pas le mythe et son usage,mais le mythe et sa dimension initiatique, dmatrialisante , oserions-nous dire, di-mension que Proclus assimile aux mystres. Le mythe, en ce sens, tire lme du sen-sible de par sa nature propre: Qui ne conviendrait en effet que les mystres et lesinitiations tirent les mes de la vie matrielle et apparente la nature mortelle pourlesrelierauxdieux(I,75.5-7)?Ceseffetssontintrinsquesauxmytheseux-mmes,et ne dpendent pas dune quelconque vrification externe. Les perversions que pour-raient subir les jeunes hommes par suite de ces rites (I, 75.11-12) sont donc faus-sement attribues aux mythes par Socrate, car tout usage judicieux apporte lagentqui en use un profit spirituel sr. En revanche, comme lcrit Platon dans le Phdon,

    19. Noublions pas que, pour Socrate dans laRpublique, seul est valable le mythe ducatif ; Proclus reconnatquant lui une utilit certaine (quoique relative) aux deux types.

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    ne pas tre pur et se saisir du pur, il faut craindre que ce ne soit pas l chose per-mise20. Il ne faut donc pas dcider de lexcellence ou de la mauvaise qualit deschoses daprs ceux qui en usent perversement, mais il convient de jauger chacune

    dentre elles daprs sa nature propre et la correction quil y a en elle (I, 75.25-28).Or Socrate a omis de considrer que ce nest pas ncessairement la chose elle-mmequi est la cause de perversions subsquentes, comme le rvle le paradigme delivresse21(I, 75.28-76.8).

    La proccupation de Socrate pour les effets entrans par les mythes est fortementdicte par lhorizon ducatif qui articule sa rflexion, et par la thorie de lme expo-se au livre IV (avec une allusion supplmentaire au livre X22). Cest dans la jeunessede lhomme que nous pouvons le marquer de lempreinte voulue, lopinion souhaitepouvant alors tre facilement greffe la partie excitable de lme. Lorsque Socrate

    note quun jeune homme montre des signes de perversit, il en fait remonter la causeau mythe, qui exerce selon lui une causalit directe.

    La position de Proclus ne contredit pas foncirement celle de Socrate : tous lesdeux conviennent que le mythe acceptable ne devrait provoquer que des effets accep-tables. Pour Socrate en effet, le mythe rdig selon les modles philosophiques etthologiques des livres II et III (377e et suiv.) disposera ncessairement la vertu ;pour Proclus, les mythes homriques tirent ncessairementles mes du sensible versle divin puisque cela relve de leur nature profonde. Il y a cependant une diffrencefondamentale : un mythe acceptablepeutmener des perversions selon Proclus, maisdu seul fait de la folle disposition dme de ces gens-l (I, 75.5), et non en raisondu mythe lui-mme. Proclus admet une varit dusages possibles, tous ceux-l tantncessairement pervers lorsque compars au seul bon usage, cest--dire lusage ini-tiatique et mystique.

    Cet usage nest pas un lment quelconque dans la philosophie proclienne dumythe, mais une vritable pierre de touche : cest en vertu de cette conception dunusage distinct du mythe que ce dernier nest plus une cause directe. Dsormais, on necomprendra la relation entre le mythe et son effet que par la reconnaissance de cetintermdiaire, qui peut tre bon ou mauvais23.

    Ladichotomiedelhommeducommunetdelhommeinspir,surlaquellenousre-viendronsdanslasectionsuivanteetquiintervientfrquemmentdansleCommentaire

    20. Phdon, 67b (trad. M. Dixsaut). Proclus cite ce passage dans son Commentaire sur le Time(I, 212.9-12),lorsquil aborde les bienfaits de la prire pour lhomme vertueux.

    21. Proclus voque ici un exemple platonicien cf.LoisI, 646a et suiv.

    22. Cette thorie est surtout labore en 439a-441c. propos dun mme objet, on peut avoir deux attitudescontradictoires ; mais il nest pas possible que quelque chose dsire et soppose un mme objet, moinsquecettechosecomporteplusieursparties.Socratedistinguedaborddeuxprincipes:celuiparlequellmeraisonne (logos), et celui par lequel lme dsire et recherche les plaisirs (epithumia). Les manifestations delme ne se limitent pas ces deux parties : la troisime est la colre, lardeur, limpulsivit spontane

    antrieure la raison (thumos).23. S. RANGOS ( Proclus on Poetic Mimesis, Symbolism and Truth , p. 258) a bien not limportance de

    lusage dans la conception proclienne du mythe : Proclus fundamental proposition revolves around thedistinction between the proper use of myth and its inappropriate use, be it misuse or abuse.

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    sur la Rpublique, dpend justement de la possibilit dusages opposs par rapport un seul et mme mythe : de multiples approches du mythe entrent en comptitionpuisque lapproche exclusivement ducative ne convient plus, tant les usages que les

    desseins des mythes pouvant varier.

    3. Lhomme duquer, lhomme inspir

    Comme on la amplement vu, les passages pertinents des livres II et III de la R-publiquelient indissolublement mythe et ducation. Toutes les dcisions de Socraterelatives aux corrections apporter aux rcits mythiques dpendent du jeune hommeque lon doit duquer, et cest au premier chef parce que ce dernier est incapable dedistinguer un sens cach dans les mythes que la rcupration allgorique est rejete.

    Lalectureprocliennedelacritiqueplatoniciennedelaposiesintresseelleaussi cet homme duquer, mais dune tout autre manire. En fait, ce nest pas lui qui estau centre des discussions, mais bien cette autre figure, trs trouble chez Platon puis-que son mode propre dinterprtation semble condamn : lhomme capable de dcou-vrir le sens suprieur dun mythe. Socrate nexclut pas la possibilit que les mythesles plus choquants demeurent inoffensifs pour certains, mais si nous sommes forcsden parler, avance-t-il, contentons-nous de les divulguer au plus petit nombre et engardant le secret (378a). Il sen tient ces remarques brves et nigmatiques puis-que ce nest pas ce petit groupe dhommes quil a en vue, mais bien les jeunes du-quer. De plus, cette ducation na pas pour fin de permettre au gardien de dpasser le

    sens littral : elle vise sa vertu et sa capacit bien remplir sa fonction. Le gardien estdonc destin ne sen tenir quau sens premier, et il nen accomplira que mieux latche qui lui est propre.

    Il est loin dtre vident que Proclus partage cette bienveillance lgard dunhomme inapte bnficier de la signification symbolique et mystique des mythes.Proclus associe plutt lhomme duquer au vulgaire, lhomme du commun24. Cesappellations pjoratives le placent sur un plan de loin infrieur celui quoccupelhomme rceptif au sens cach. De telles comparaisons sont systmatiques25 . chaque fois, Proclus montre clairement que cette incapacit comprendre ce que les

    mythes signifient vraiment et non ce que signifient leurs crans visibles (

    26) (I, 73.15-16), tout lattirail quils mettent enavant (I, 74.17-18), la monstruosit apparente (I, 86.1), le revtement fictif

    24. Comme le rappelle S. RANGOS(ibid.), the hoi polloiof the democratic regime of Socrates time are theyoung of the Platonic polity .

    25. Voir Commentaire sur la RpubliqueI, 74.16-20, 74.23-24, 78.31-79.2, 83.14-16.

    26. Le terme ( cran ) est dit so characteristic of Proclus par R. LAMBERTON(Homer theTheologian, p. 80) ; on le retrouve aussi en I, 44.14, 66.7, 74.19, 159.15 ainsi quen II, 248.27. Lambertondfinitlaportedecetermeenaffirmantquilestaninvitationtoparticipationinthecreationofthemean-ing of the work the challenge of an aesthetic experience that goes far beyond the passive mode of per-ception of the senses, and involves us actively as spectators and participants in the articulation of mean-ing (ibid., p. 186).

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    (II, 107.24-25) est une limitation, un dfaut27. Lisons ce passage reprsentatif : [] et cest bien l leur excellence la plus remarquable [aux mythes], de ne rvleraux profanes aucune des ralits vraies, mais de prsenter seulement de vagues traces

    de lentire mystagogie aux gens naturellement capables de se laisser conduire, par-tir de ces traces, jusqu la contemplation inaccessible au vulgaire (I, 74.20-24).Proclus se place constamment du point de vue de ces gens naturellement capablesde se laisser conduire , groupe dont il parle avec des termes empreints de positivi-t28, tandis que le vocabulaire rserv lautre groupe dhommes est en revanchecelui de la privation, de lignorance29.

    La problmatique de la lecture prdominance apolitique de la Rpubliquepar les Noplatoniciens excde le propos de cette tude. Nous pouvons nanmoins yconsacrer quelques mots, puisque la rflexion proclienne sur le mythe, dans le Com-

    mentaire, nous rvle certains indices importants ce sujet surtout cette compa-raison entre lhomme vulgaire et lhomme inspir.

    La rflexion platonicienne sur le mythe, dans la Rpublique, est politique: elleintervient au dbut et la fin de llaboration de la cit idale, et ce dans une uvrequi cherche opposer une cit tout entire fonde sur la justice lAthnes de Pri-cls. Justice qui rside dans la ncessit pour chacun daccomplir la tche qui lui estpropre30. Les membres de la classe des producteurs-artisans nont gure besoin demodles extrieurs dans la mesure o ils pratiquent une dont les rgles, unefois apprises, seront bien excutes et donc suffisantes. Le cas des gardiens est pluscomplexe puisque leur formation, plus gnrale , est alimente par des lmentsmultiples. Un de ces lments, le mythe, doit subir une rforme philosophique car lesmythes existants ne peuvent former convenablement les gardiens. Cette rformesinscrit donc dans un programme politique qui a pour fin lexcellence des gar-diens et, par extension, celle de la cit.

    Ce programme politique est majoritairement absent du Commentaire sur la Rpu-blique, mais cest justement parce que le texte de Proclus sinsre lui aussi dans soncontexte propre. Proclus reconnat les failles de la cit de son temps, mais il choisitun moyen diffrent pour tenter de lamliorer. Il ne sagit plus dopposer aux contem-porainsunecitidale,maisuneviespirituelleetmystiqueidalepassibledeprocurer

    27. C.VANLIEFFERINGE(Homreerre-t-illoindelasciencethologique?Delarhabilitationdudivinpo-teparProclus,Kernos,XV[2002],p.202)associeceuxquisarrtentauxfictionsapparentesparlesquel-les lesmythes recouvrent lavritauxchrtiens,sinspirantvraisemblablementdunarticledH.-D.SAF-FREY( Allusions antichrtiennes chez Proclus, diadoque platonicien ,Revue des sciences philosophiqueset thologiques, 59 [1975], p. 553-563). Si cette hypothse nest pas dpourvue de valeur, elle est selonnous trop troite et rduit la porte du texte de Proclus quivise aussi Socrate lui-mme.

    28. Ceux qui peuvent slever (I, 77.12-13), ceux qui aspirent (I, 79.1), ceux qui ont atteint de telles

    visions (I, 82.9-10), ceux qui sont veills (I, 83.15).29. Inapparente et inconnaissable au vulgaire (I, 74.20), contemplation inaccessible au vulgaire (I,

    74.24), noyau cach et inconnaissable au vulgaire (I, 78.32).

    30. RpubliqueIV, 433a.

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    4. Toutes les autres parties pour ainsi dire de lducation []

    La relation entre le mythe et lducation dans le Commentaire sur laRpublique

    peut tre prcise par lexamen dun passage de la sixime dissertation. Proclus rap-pelle dabord que les mythes de Platon, de par leur caractre ducatif, conviennent laudience des jeunes (I, 79.14-15). Il sintresse ensuite aux mythes plus divine-ment inspirs, qui sont pour leur part appropris ceux qui ont t correctementforms par toutes les autres parties pour ainsi dire de lducation (I, 79.15-16).

    Ce passage est important plus dun titre. Contrairement aux extraits que nousavons examins dans la section prcdente, il ne divise pas lensemble des hommesen deux groupes nettement opposs, savoir les hommes initis dune part et la fouledautre part ; groupes qui, selon toute vraisemblance, ne se rejoindront jamais. Il lesdistingue plutt partir dune mme donne, lducation. La distinction provient icide laprogressionde chacun dans cette ducation.

    Or quen est-il de lducation, selon ce passage ? Elle parat scinde en deuxgrandes parties : la premire, comme lavait suggr Socrate, dbute par lentremisedes mythes ducatifs, dont le sens littral est toujours acceptable. Le double objectifde cette partie de lducation est de disposer la vertu et damener le gardien bienaccomplir sa tche propre. Ce ne sont toutefois que des premiers pas qui en appellentdautres. La seconde partie, dsigne par Proclus comme toutes les autres partiespour ainsi dire de lducation , est celle qui permettra de fixer lintellect de lme,comme une sorte dorgane mystique, dans les enseignements que donnent de tels my-

    thes [homriques et hsiodiques] (I, 79.16-18).Aux deux parties de lducation correspondent donc les deux types de mythes

    distingus par Proclus tels que nous les avons tudis dans la section II.1. Commentfaut-il comprendre lexpression toutes les autres parties de lducation ? Devons-nous y voir la deuxime tape de lducation de certains jeunes seulement, tape laquelle le gardien ne participerait pas en vertu de la tche quon lui a assigne ?Proclus parle dailleurs de jeunes , et non de jeunesgardiens; ces jeunes pourrontdonc, sils compltent les commencements de leur ducation par ces parties addition-nelles, dpasser la lettre stricte du texte.

    Le passage reste nigmatique, mais il est possible dy lire une modification duprogramme socratique dducation modification servant la conception procliennedu mythe. Lorsquil parle de lducation dans la Rpublique, jamais Socrate ne ditexplicitement quun des buts quelle poursuit est de permettre lhomme duqu(gardien ou philosophe) de distinguer une vrit cache dans le mythe. Tout au plusincite-t-il au secret celui qui voudrait parler ouvertement de mythes ne convenant pasaux jeunes on suppose ici que ces hommes privilgis ont reu toutes les par-ties de lducation au sens o lentend Proclus. Mais si le lien entre une ducation

    la thorie : Proclus a enseign Archiadas, assist des rencontres publiques et fait des suggestions auxmagistrats.

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    complte et la possibilit dassimiler les enseignements mystiques des mythes navaitpas t pos comme tel par Socrate, il lest en revanche par Proclus.

    5. Les dialogues confronts aux critiques de SocrateLa relativisation de lducation, dans le Commentaire sur la Rpublique, sef-

    fectue aussi par la confrontation du jugement impitoyable de Socrate lendroit despotes avec luvre de Platon. En plaant cte cte certains des arguments em-ploys par Socrate dans la Rpublique et les dialogues de Platon, Proclus veutmontrer que la philosophie platonicienne, si on linterrogeait, ne serait pas en mesurede se justifier face aux critres socratiques en ce qui a trait lducation. Il consacreun chapitre cette problmatique (I, 159.10-163.9), mais y fait galement allusionailleurs dans son Commentaire.

    Proclus rsume dabord les paroles de Socrate : pour que lducation soit accep-table, lme du jeune homme ne doit pas tre expose la diversit, ni tre anime dedispositions contraires au beau, au bien et la vertu ; Socrate suggre aussi que lenseignement dHomre35 (I, 159.15) ne se conforme aucun de ces rquisits,lui qui voile la simplicit du divin par des rideaux multiformes, et sa surminence pardes crans36. Cependant, si lon devait appliquer les mmes rgles luvre de Pla-ton, ce dernier chouerait tout autant. Dans la Rpublique, Thrasymaque traite So-crate de personnage franchement mprisable (338d) ; comment ne pas mettre cepassage en parallle avec les querelles entre les dieux dissmines dans les mythes

    homriques ? Dans les deux cas, lon parle de quelquun de manire inapproprie. Silon rejette les rcits dHomre pour cette raison, il faudrait galement rejeter certainscrits de Platon.

    Le problme rside dans une conception particulire de limitation. Dans sonprogramme dducation des gardiens, Socrate dit : [] quils imitent ce quil leurconvient dimiter ds lenfance, des hommes courageux, modrs, pieux, libres ettout ce qui sen rapproche (395c). cette imitation des hommes doit sajouter laseule imitation potique acceptable, cest--dire celle des hommes vertueux, ou leshymnes aux dieux (607a). Tout ceci contribue former le gardien en vue de sa tche

    dans la cit, et limitation dautres caractres que ceux-l ne sera pas admise. Pour-tant, dit Proclus, les dialogues platoniciens nen sont pas avares. Comment concilierles combats dialectiques37 (I, 160.13) avec cette conception dune ducation reje-tant toute bigarrure ou toute reprsentation imaginaire (I, 160.16) ? Lon trouvechez Platon une grande varit de caractres, et celui-ci parat assigner tous le

    35. Cette expression est videmment de Proclus. Cest en prtendant rapporter les objections de Socrate queProclus parle de lenseignement dHomre ; la lumire du livre X de la Rpublique, il est clair queSocrate ne voit pas en Homre un ducateur.

    36. Encore ici, Proclus ne cache aucunement sa sympathie pour ces mythes. En soutenant quHomre emploie

    des rideaux et des crans qui cachent la vrit du divin, il maintient une double nature des mytheshomriques qui autorise demble une double lecture, tandis que pour Socrate, les crimes et les guerresentre les dieux ne sont pas des crans mais le seul sens que peut recevoir le jeune gardien.

    37. Que lon peut rapprocher des combats entre les dieux critiqus par Socrate.

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    langage qui leur est adapt (I, 160.28-29). Cette imitation semble contrevenir auxrgles de lducation socratique, puisque certains caractres sloignent des modlessuggrs par Socrate.

    Cette allusion limitation des textes platoniciens donc leur autocontradic-tion fondamentale rapparat un peu plus loin, lorsque Proclus expose un secondclassement de la posie. En rduisant Homre au seul genre imitatif, donc au plusbas degr de la posie homrique (I, 196.2-3), Socrate juge un auteur selon sonopration la plus basse, et non selon la plus noble. Mais comme on la vu, les dialo-gues platoniciens ne dnigrent pas non plus limitation ; en suivant les critiques deSocrate contre Homre, on pourrait aussi bien dclarer Platon un imitateur et troi-sime partir de la vrit (I, 199.2-3).

    Ne nous mprenons pas : la question qui interpelle Proclus tout au long de ses

    rflexions comment sied-il, sous ce prtexte [la primaut de la simplicit sur lescrans et rideaux], dexclure de la philosophie platonicienne la doctrine dHomre, moins de se rsigner aussi sparer des arguments scientifiques de Platon lui-mmela manire dont il traite certains sujets ? (I, 159.19-22) nappelle pas une rponsequi ncessiterait le rejet de luvre de Platon. Proclus consacre dailleurs une section la dfense communedes mythes dHomre et de Platon (I, 117.22-122.20), et il yjustifie lemploi dimages sombres et effrayantes chez les deux auteurs par la consi-dration des mes non pures, encore attaches leur vie terrestre. Mais en confron-tant ainsi les dialogues platoniciens aux rgles qui ont men au rejet des rcits ho-mriques dans le dixime livre de laRpublique, Proclus discrdite lducation telleque lenvisage Socrate, et surtout la violence de sonjugement:pourquoi tablir uncritre qui semble aboutir lexclusion de la pense mme de celui qui la formul ?Vue sous cet angle, laRpubliquea tout lair davoir orchestr sa propre autosuppres-sion ! Ceci remet en question les conclusions auxquelles Socrate est parvenu, au sujetdes potes, en usant de ces mmes rgles. Il apparat donc que si lon souhaite,comme Proclus, conserver tant les mythes dHomre que la philosophie de Platon, ilnous faut admettre que le programme dducation des gardiens tel que dcrit dans laRpubliquene pourra tre appliqu ni lun, ni lautre.

    III. REMARQUES RCAPITULATIVES

    Dans un premier temps, nous avons vu que Platon sefforce de lier mythe et du-cation dans la Rpublique: le mythe est identifi au commencement de lducation,qui intervient elle-mme au commencement de la vie du jeune homme ; le mythe estle principal moyen par lequel on marque le jeune gardien dune empreinte profitable sa formation, et ce en fonction dune certaine thorie de lme ; le bannissementdune partie de la posie au livre X seffectue avec lducation comme principalcritre. Toutes les critiques adresses par Socrate aux faonneurs de mythes dune

    part et la rforme philosophique quil propose dautre part dpendent de ce lien, quirestreint considrablement la porte du mythe.

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    Proclus, de son ct, veut dfaire le lien. Pas compltement, toutefois : les my-thes ducatifs, au premier rang ceux de Platon, ont une place importante dans sa clas-sification. Lautre type de mythes les mythes plus divinement inspirs , mys-

    tiques , tlestiques est cependant suprieur en ce quil nest pas soumis auxrgles strictes nonces par Socrate ; il recle une vision pour les hommes capablesde lprouver. Ces hommes sont systmatiquement opposs lhomme du commun,au vulgaire, qui est infrieur puisque condamn en rester au seul sens littral ; Pro-clus les assimile aux hommes que lon doit duquer. Par ailleurs, il ne conviendraplus que le mythe puisse exercer une causalit directe, et mettra ainsi en pril la con-viction socratique selon laquelle les potes, guids par des rgles prcises, produirontdes mythes qui entraneront ncessairementde bons effets : pour un seul mythe, il y aplusdunusagepossible.Enfin,Proclusconclutquelaphilosophieplatonicienneelle-mme ne se plie pas aux rgles de Socrate : le programme dducation des gardiensne sappliquant pas Platon, comment oserons-nous lappliquer Homre ?

    Cette dissociation proclienne des liens entre mythe et ducation poursuit plusdun objectif. Proclus veut rintgrer les mythes homriques et hsiodiques dans lagrande tradition potique, philosophique et religieuse hellnique, effort rendu nces-saire non seulement par la monte croissante du christianisme, mais aussi et surtoutparlescritiquesdumatrelui-mme.CestenassouplissantcesliensqueProcluspour-ra ensuite considrer les vrits caches dans le mythe vrits cartes par Socratepour son programme dducation des gardiens, mais non expressment nies. Enabordant les mythes, Proclus dplace son regard de lhomme duquer vers lhomme

    inspir, puisque cest bien ce dernier quil sadresse dans son Commentaire, tantmoins proccup par lorganisation dune cit idale que par le salut quoffrent lesrcits mythiques ceux qui peuvent les comprendre. Le programme, non plus expli-citement politique, est donc profondment mystique.


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