Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.
Publié en 2006 par :
Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
Secteur des sciences sociales et humaines
7, place de Fontenoy, 75350 Paris 07 SP
Sous la direction de Moufida Goucha, chef de la Section Sécurité humaine, démocratie, philosophie
Assistée de Mika Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska,
Valérie Skaf.
© UNESCO Imprimé en France
Sommaire
C o m m e n t philosopher en Afrique ? 5
Souleymane Bachir Diagne
C o m m e n t philosopher avec l'Afrique sans n o m m e r
le corps ? 13
Faubert Bolivar
Espace philosophique et espace religieux 37
Ramatoulaye Diagne
Orphée et le nom de philosophie 47
Stéphane Douailler
Philosopher aujourd'hui en Afrique :
Pour une éthique de la transgression 71
Lomomba Emongo
C o m m e n t philosopher en Afrique ?
Souleymane Bachir Diagne
Je voudrais m e risquer à donner une réponse à la
question qui nous réunit - c o m m e n t philosopher en
Afrique - en la trouvant dans les mots du philosophe
Husserl et dire que philosopher en Afrique c'est « cher
cher nos points de départ en nous plongeant librement
dans les problèmes eux- m ê m e s et dans les exigences qui
en sont coextensives ».
Je voudrais d'abord appliquer cela a un aspect très
important de la philosophie en Afrique : sa préoccupa
tion de l'identité. Chercher nos points de départ dans les
problèmes eux-mêmes c'est cesser de bloquer la réflexion
sur la notion sempiternellement reprise d'une défense et
illustration de l'identité face à des forces extérieures atta
chées à sa négation (colonialisme hier, mondialisation
aujourd'hui), pour partir des drames et des violences que
créent les identités en Afrique : le R w a n d a nous impose
cette conversion du regard porté sur l'identité.
5
« C o m m e n t penser après Auschwitz ?» — a-t-on deman
dé. C o m m e n t ne pas penser autrement après le Rwanda
et l'horreur des machettes, c'est-à-dire commen t ignorer
que l'identité tue ? C o m m e n t , après le génocide, prêter
sa plume, quand on est philosophe, au discours de
l'ivoirité par exemple, dont on voit périodiquement, et de
nouveau ces jours-ci, les ravages xénophobes et racistes ?
Les problèmes dont il s'agit de partir ne sont pas, ou
pas prioritairement, que l'identité est menacée par des
forces extérieures ; ils sont qu'au Darfour des conflits
politiques ou des contradictions économiques entre
modes de vie sédentaire ou nomade trouvent facilement
à se traduire dans le langage horriblement simpliste,
donc facilement mobilisateur et terriblement meurtrier,
du choc des identités. Les problèmes sont qu'aujourd'hui
les guerres de religion en Afrique sont possibles jusque
sur les campus universitaires : je songe ici à cette univer
sité du Kenya où une mosquée des étudiants retentit
régulièrement des sermons enflammés de l'imam en
miroir des prêches évangélistes, à un jet de pierre de là,
d'un pasteur qui régulièrement croit devoir piétiner un
coran pour mieux marquer sa fureur islamophobe. Nous
sommes pourtant à l'Université.
W o l e Soyinka, en 1986, dans son discours de
Stockholm, a donné une longue réponse au propos de
Hegel qui, dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire
6
avait dénié à l'Afrique l'existence d'une pensée de Dieu
c o m m e U n et transcendant. Dans son discours, Soyinka
affirmait d'une part que le devenir ancêtre des aînés de la
communau té et cette fabrique permanente de divinités
dans les religions d'Afrique ne signifiait pas l'absence
d'une pensée de l'Etre suprême au-delà de tout ce qui est
et qui tient de lui essence et existence. D'autre part et
surtout il insistait sur ce point que le fait que le divin y
soit inscrit dans le terroir, attaché au groupe, interdisait
par essence les guerres de religion : il n'y a aucun sens à
l'idée de convertir à soi une communau té différente car
on n'impose pas ses ancêtres à ceux qui proviennent d'au
tres lignages. Soyinka a voulu voir là un esprit de tolérance
qui serait l'émanation des religions traditionnelles en
Afrique par opposition aux monothéismes juif, chrétien
et musulman. C'est possible, mais sans grand effet
aujourd'hui que les dieux s'en sont allés et que les conflits
religieux, dans le Nigeria de Soyinka par exemple, qui se
traduisent en de nombreuses pertes de vies humaines,
opposent les unes aux autres des communautés qui ont en
partage de croire au m ê m e Dieu : celui d 'Abraham,
d'Isaac et de Jacob. Ici, chercher nos points de départ
dans les problèmes eux-mêmes c'est ne pas se contenter
de l'invocation anachronique de ce qu'il en est des reli
gions anciennes mais explorer une philosophie du dialogue
interconfessionnel, islamo-chrétien pour l'essentiel.
7
Il s'agit, au total, de ne pas en rajouter sur l'identité
mais de travailler, pour citer le préambule de l'organisa
tion qui nous abrite, à élever dans les esprits les défenses
de la paix. C'est une tâche pour la philosophie morale et
politique sur le continent de construire une pensée de
l'africanité c o m m e ouverte, diverse, multiple, dont la
fidélité à soi se comprend c o m m e mouvemen t et qui soit
fondée sur le pluralisme culturel et religieux.
Cela veut dire que la philosophie en Afrique se don
nera la tâche de penser une citoyenneté qui tienne c o m p
te de l'ethnicité sans être happée par elle.
Chercher nos points de départ dans les problèmes
eux-mêmes c'est, pour prendre la question de l'identité
par un autre bout, être attentif à ceci que la crise du sens
est là, présente, visible surtout dans le désarroi d'une jeu
nesse africaine disproportionnée, grouillante, désorien
tée, qui balance entre les deux visages d'une m ê m e
inquiétude : les fanatismes identitaires ou le scepticisme
démobilisateur. Cette jeunesse-là qui ne voit aujourd'hui
son futur que dans Tailleurs de l'émigration est plus
inquiète du devenir que de l'identité, du m a n q u e d'ou
verture que de l'enracinement.
N'allons pas demander à la philosophie plus qu'elle
ne peut, surtout quand la solution des problèmes res
semble à l'exercice d'arrêter la mer avec ses bras. Mais il
8
lui appartient aussi de penser la crise africaine de la
manière dont Husserl s'est penché sur « la crise de l'hu
manité européenne » ; de voir que les « exigences coex-
tensives » aux « problèmes eux-mêmes » sont une philo
sophie du temps qui éclaire la valeur d'une attitude pro
spective fondée sur la notion que le sens vient du futur
pour se projeter sur ce qui est à faire. C'est sur ce point
que je voudrais opposer le fait de partir des problèmes et
la simple lecture d'une réalité que le regard aura figée.
Cette lecture est, par exemple, celle que m è n e le philo
sophe kenyan John Mbiti lorsqu'il pose que les Africains
en général comprennent le temps c o m m e une composi
tion d'événements plutôt que c o m m e un cadre ou une
forme où ces événements ont lieu. Le temps est ces événe
ments m ê m e s : en conséquence, le passé, le stock accumu
lé d'événements, en est la dimension la plus importante et
l'avenir est quasi inexistant, seuls étant « futurs » ces quasi
événements que sont les choses qui doivent advenir très
prochainement, et cela de manière nécessaire, puisqu'elles
sont périodiques c o m m e les saisons ou que les prémisses
en sont déjà là, lisibles au présent, c o m m e la moisson dans
quelques mois est inscrite dans les semailles. Mbiti a cru
pouvoir appuyer sa thèse sur les langues africaines qu'il a
considérées et sur les calendriers employés dans les c o m
munautés qu'il a étudiées. Il n'a pas pris garde que ce qu'il
présentait c o m m e une analyse de ces éléments pour en
9
extraire la vision d u m o n d e dont ils seraient porteurs pou
vait s'appliquer, en conduisant aux m ê m e s conclusions, à
toutes les langues et à tous les calendriers humains : seuls
les usages rendent abstraits nos mots. Les etymologies sont
toujours concrètes.
Il ne s'agit donc pas d'opposer à cette lecture ethnolo
gique une autre de m ê m e nature qui ne ferait que présen
ter d'autres langues africaines auxquelles on ferait dire le
contraire de ce que Mbiti a fait dire aux siennes. Il s'agit
plutôt de convertir le regard parce que l'on aura cherché les
points de départ dans les problèmes eux-mêmes qui se
trouvent ici être ceux d'une maîtrise du futur, d'une « cul
ture politique du temps », du développement dans les
sociétés africaines de ce qu'avec le philosophe Gaston
Berger nous appellerons « l'attitude prospective ». U n temps
homogène, linéaire, indéfiniment ouvert sur l'avenir et
dont on fait la marque de l'occident par opposition à des
mentalités autres n'est finalement la conception d'aucune
culture particulière. C'est une idéalité mathématique dont
la traduction en une image du temps c o m m e ligne conti
nue est justement le contraire de ce que signifie une attitu
de orientée vers l'exploration des futuribles. À l'opposé de
ce que dit Mbiti, un futur vide d'événements n'est pas la
condition d'une pensée prospective, c'est un néant de pensée.
Berger, pour faire entendre le sens de l'attitude pro
spective, aimait à proposer la métaphore d'une voiture
10
lancée, la nuit tombée, sur une route de campagne dont
le conducteur ignore tout. Les phares doivent en être
puissants car c'est la voiture elle-même qui apporte la
lumière qui révèle le chemin, qui le fait donc exister : la
conduite a besoin, pour être possible, d'anticiper à tout
instant sur les courbes et virages possibles en m ê m e
temps que d'ajuster et de réajuster constamment les anti
cipations sur la base desquelles les décisions sont prises.
Celle pensée du temps est tout le contraire de celle qui
en fait une route droite et vide et si elle n'a rien à voir
avec les cultures, elle a tout à voir avec une « culture poli
tique du temps » qui aura cherché les points de départ
dans les problèmes eux-mêmes.
La meilleure traduction de la citation de Husserl dont
je suis parti est cette métaphore bergérienne pour signi
fier le sens de l'initiative éclairée par la capacité prospec
tive. L'on est embarqué dans une voiture toujours déjà
lancée et le seul point de départ est le problème à résou
dre de ce qui est devant. C'est ainsi que je comprends le
sens du travail philosophique en Afrique, sa contribution
au labeur de sortir de la crise de sens. U n aspect essentiel
en est la promotion de cette culture d u temps où le sens
vient du futur et qui seul pourra donner un contenu à la
restauration de l'initiative africaine que cherche à invoquer
le slogan d'une « Renaissance africaine ».
11
C o m m e n t philosopher avec l'Afrique
sans nommer le corps ?
Faubert Bolivar
Je tiens à remercier de manière spéciale m o n professeur et directeur de recherches M . Stéphane Douailler pour avoir suggéré aux organisateurs de la 3e Journée de la philosophie de m'associer à cette table ronde sur l'Afrique aux côtés d'éminents spécialistes de la question africaine. M e s remerciements vont également à FUnesco pour avoir rendu concrète cette suggestion du Professeur Douailler.
Comment philosopher en Afrique aujourd'hui ? Cette question nous a paru d'emblée riche de sens et quelque peu déroutante. S'agit-il de dire par là c o m m e n t inscrire une pratique philosophique dans les préoccupations africaines, c'est-à-dire c o m m e n t amener les Africains à philosopher ? C e qui sous-tendrait l'idée que les Africains en Afrique, l'Afrique dans sa diversité, confrontés qu'ils sont à la famine, à la guerre civile, au sous-développement et
13
au despotisme de toute sorte n'auraient pas assez de
temps pour se consacrer à la philosophie. O u bien, s'y
agit-il de dire c o m m e n t aborder l'Afrique c o m m e le ter
ritoire d'une pensée proprement philosophique ? C e qui
nous renverrait au vieux débat sur la pertinence ou non
d'une philosophie spécifiquement africaine. O u , en der
nière instance, cette question - comment philosopher en
Afrique aujourd'hui ? — nous amène-t-elle à prendre en
compte les manières concrètes pour l'Afrique de philoso
pher, c'est-à-dire décrire c o m m e n t l'Afrique qui philoso
phe philosophe effectivement ? C e qui cacherait l'idée
d'un rapport particulier du territoire africain à la philo
sophie. Particularité qui témoignerait, c'est notre inter
prétation, de la situation réelle de l'Afrique en tant
qu'entité géopolitique.
D e toute manière, n'ayant pas les compétences requi
ses pour aborder cette thématique dans sa complexités,
nous avons opté pour une transformation de cette ques
tion en une autre qui nous concerne de plus près (vu que
nous en avons fait quelque part le cadre de notre mémoire
de D E A de philosophie), à savoir : Comment philosopher
avec l'Afrique sans nommer le corps ?
La réponse à cette dernière question passe par l'éluci-
dation de deux notions-clé : celle du corps et celle de
l'Afrique, toutes deux saisies depuis une certaine tradi
tion philosophique que nous nommerons occidentale.
14
E n premier lieu, qu'est-ce que le corps ?
Restituons une vieille scène de la philosophie antique :
Socrate se voilant la face pour porter un discours sur
l'amour.
L'action se passe à la fin du Ve siècle av. J . -C . à l'inté
rieur des murs de la Grèce ancienne, et met en présence
Socrate et Phèdre autour d 'un dialogue pour le moins
complexe, où s'agitent des thèmes aussi divers que ceux
de l'amour, de la poésie, de l'âme, de la rhétorique et de
l'écriture. N o u s parlons évidemment de Phèdre1, en ce
que ce texte nous campe une image à première vue inso
lite : celle de Socrate parlant la tête couverte.
Pour arriver à cette scène déterminante il nous faut
emprunter le passage de deux situations définitives.
N o u s avons, en premier lieu, Phèdre rapportant à
Socrate le discours écrit par Lysias sur l'amour dont la
thèse.est qu'il vaut mieux accorder ses faveurs à celui qui
n'aime pas plutôt qu'à celui qui aime, car l'amoureux est
toujours sous l'emprise de la folie. E n second lieu, nous
voyons Phèdre, à ce point séduit d u discours de Lysias
qu'il l'a lu presque en transe, mettant Socrate au défi de
relever le pari de la perfection du discours de Lysias sans
1. Platon, Phèdre, Traduction, introduction et notes par Luc
Brisson, Paris, Flammarion, 1989.
15
reprendre les arguments de celui-ci ; à l'insistance m e n a
çante de son jeune ami le philosophe se voit contraint de
construire un discours différent, mais égal sinon supérieur
à celui du sophiste, en exploitant la m ê m e idée de l'amour
c o m m e siège de la folie. Voyons d'abord en quelle forme
Socrate donne son accord à la demande de Phèdre :
« Je vais parler la tête encapuchonnée, pour arriver au
plus vite au terme de m o n discours et pour éviter que, en
te regardant, je ne perde, de honte, contenance »2.
N o u s comprenons la honte de Socrate c o m m e un
sentiment de défense par rapport à la situation compro
mettante où il se soumet à un régime de discours qui ne
cadre pas avec sa conception réelle de l'amour. E n réali
té, condamner l'amour au n o m de la folie revient pour
Socrate à se mettre sous condition de l'opinion ou de l'i
gnorance, à se distancer de la sagesse philosophique dont
l'une des voies est de rassurer sur l'amour et la folie,
considérées c o m m e des dons divins. Socrate se dissimu
lant le visage offrirait ainsi une dernière résistance à l'ex
périence honteuse de prononcer un discours dont la
responsabilité et la paternité lui échappent — « Le discours
que tu as prononcé par m a bouche, après m'avoir drogué »3,
2. Phèdre 237a. 3. Phèdre 242d-e.
16
dira-t-il à Phèdre. A u juste, la honte de Socrate s'explique par le fait qu'il doit parler hors de lui, honte de devoir parler dans le voisinage méprisant des sophistes et des poètes, qu'il n'a de cesse de condamner au n o m de la philosophie4.
Pour aller au-delà de la question de la honte socratique parlant dans la distance de soi à soi et poser celle du corps, nous devons nous autoriser deux remarques. La première est que Socrate ne fait pas que s'encapu-chonner la tête, au m o m e n t d'accéder à la requête de Phèdre, mais appelle aussi à son secours « les Muses à la voix légère » pour entreprendre le récit c o m m a n d é par son jeune ami. À l'opposé, et c'est là notre seconde
4 . N o u s n'allons pas revenir sur le poète et la tension qui travaille les figures du poète, du sophiste, du tyran et du philosophe dans la philosophie platonicienne, ayant déjà consacré à cette étude une large place dans notre travail ultérieur de mémoire de maîtrise de philosophie {Université de Paris 8, 2002-2003) sous la direction de M . le Professeur Stéphane Douailler : Platon, le poème et son enjeu
philosophique. Sur la folie, la surveillance et le bannissement du poème
dans Ion, Phèdre et République. N o u s nous bornons juste à indiquer que le problème de la condamnation platonicienne de la poésie et de la rhétorique est bien plus complexe qu'on ne le présente ici. Notre parti pris de le lire sous un m o d e schématique n'enlève rien à sa c o m plexité dès lors qu'il est question de questionner la place du corps dans cette tension
17
remarque, lorsque ayant découvert sa faute contre Éros
Socrate entreprend de se faire pardonner en offrant en
expiation à la divinité u n discours digne de l'amour, il
tiendra à le faire sans se voiler la face —« la tête découver
te et n o n point, c o m m e je l'étais tout à l'heure, encapu
chonné, parce que honteux. »5.
Ces remarques nous conduisent à deux hypothèses.
E n effet, nous distinguons dans les deux attitudes oppo
sées de Socrate, parlant respectivement la tête voilée et à
visage découvert, deux m o d e s d'institution platonicien
ne d u rapport au corps. Ainsi, nous détachons d ' u n côté
le corps qui se cache parce que soustrait à la raison, sou
mis à la parole orpheline de l'inspiré, et d'autre côté le
corps qui se découvre parce que parlant en pleine pos
session de la raison, portant librement et fièrement la
parole responsabilisée d u philosophe. D ' o ù notre pre
mière hypothèse : la honte est la position du corps livré à
lui-même. N o u s soutenons alors que si la tête de Socrate
parlant hors de sa raison n'est pas montrable, c'est qu'il
convient de regrouper en u n seul et m ê m e geste la pos
ture qui consiste à cacher sa honte et à cacher son corps.
Aussi, admettons-nous sous une seule idée le corps et la
honte, car le corps est la honte m ê m e , la honte c'est la
honte d u corps qui n'est autre chose q u ' u n corps. Notre
5. Phèdre 243b.
18
deuxième hypothèse est que le corps est irréductible à la
honte. Il n'est alors de corps montrable que celui montré
par et avec la raison, de m ê m e que la raison est ce qui
montre le corps et non point ce qui le cache6. Socrate ne
peut porter son discours à Eros qu'en montrant sa tête7.
6. E n formulant ces deux hypothèses nous avons conscience d'aller à l'encontre tout aussi bien de la théorie du récit du mythe biblique de la Genèse et de la thèse couramment admise, à savoir qu'être raisonnable c'est cacher son corps. Sauf que pour nous la décence de ne pas montrer son corps tiendrait plus de la pudeur que de la honte ; en ce sens, nous rejoignons Maurice Merleau-Ponty pour qui la pudeur et l'impudeur s'inscrivent dans la dialectique du moi et d'autrui. Ainsi, cacher ou montrer son corps ne ferait que renvoyer au jeu de la crainte et de la fascination et ne toucherait pas le sentiment de la honte (Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, pp. 194-195). D'autre part, pour nous la honte n'a pas le m ê m e statut qu'elle a chez Sartre, c'est-à-dire l'appréhension unitaire de trois dimensions : je, moi et autrui {L'être et le néant. Essai d'onto
logie phénoménologique, Gallimard, 1943, pp. 259-341). E n choisissant de travailler sur le corps de la honte, c'est, contrairement à Sartre, pour nous aventurer sur la piste de la honte en tant que potentiellement existant pour elle-même dans le corps, indépendamment du regard d'autrui.
7 . Il convient de préciser que Socrate dont nous partons ne s'est jamais caché le corps mais la tête, et que c'est en connaissance de cause que nous faisons intervenir dans notre commentaire le corps à la place de la tête qui est en jeu dans le texte. Le choix de parler indifféremment du corps et de la tête s'autorise de la lecture de Platon lui-même
19
Désormais une histoire philosophique du corps s'ou
vre à nous à l'épreuve de ces deux hypothèses : la honte
est la position du corps livré à lui-même I le corps est irré
ductible à la honte. Dans cette mesure, il devient possible
d'aborder le parcours philosophique du corps c o m m e le
point d'une tension permanente entre un état de chute et
un état de grâce, en sorte que si le corps est constamment
soumis à la honte, il lui reste néanmoins la promesse
d'être racheté par la raison. D o n c , dire que la honte
qui présente la tête, dont la sphéricité en fait la parfake imitation de l'univers, c o m m e ce qui doit commander à toutes les autres parties du corps ; ce qui implique que la tête est consi.dérée c o m m e le siège des organes utiles à toutes les prévisions de l'âme, et de ce fait tend à se donner le corps c o m m e véhicule. E n conséquence, il nous semble revenir au m ê m e de parler de la tête c o m m e signifiant le corps tout entier ou du corps c o m m e ce qui se réalise dans la tête (Platon, Timée,
traduction et notes par E . Chambry, Paris, Flammarion, 1969, 34c et 44a). Notons toutefois que la hiérarchie platonicienne de la tête sur le corps peut être comprise, au-delà de Platon, c o m m e une évolution ou une étape dans la pensée européenne, ainsi que le démontre Richard Broxton Onions (Les origines de la pensée européenne. Sur le corps,
l'esprit, l'âme, le monde, le temps et le destin, traduit de l'anglais par Barbara Cassin, Armelle Debru, Michel Narcy, Paris, Seuil, 1999, éd. originale, 1951), selon qui, pendant longtemps le siège de la pensée a été localisé quelque part dans le « cœur », ou dans la « phrène », couramment traduite par « estomac ». Wittgenstein, en écrivant que penser c'est penser avec la main, ne fera rien d'autre que porter sa contribution au renversement par l'absurde de cette tendance à soumettre le corps à la hiérarchie, au commandemen t d'une de ses parties.
20
n'épuise pas le corps ou que le corps est irréductible à la
honte c'est une autre manière de dire que la raison s'offre
c o m m e le salut du corps. Tout se passerait donc c o m m e
si le corps se donnait c o m m e ce qui réclame toujours la
surveillance, la présence de la raison pour ne pas rester
seul en lui-même, pour passer à la lumière ; pour ne pas
sombrer dans l'invisibilité de la honte.
Alors, nous aurions d 'un côté des corps qui se laissent
traverser par autre chose qu'eux-mêmes en m ê m e temps
qu'ils laissent transparaître autre chose qu'eux-mêmes, et de
l'autre des corps dont l'essence est la non-transparence. Par
conséquent, nous lisons le parcours philosophique du corps
c o m m e une tentative renouvelée de traverser le corps, c'est-
à-dire de le rendre transparent à autre chose. Aussi, le mépris
pour le corps repérable dans la philosophie occidentale ne
sera-t-il finalement que le mépris pour le corps en tant qu'il
est non-transparent. D e là, le corps de la honte s'entend du
corps dont l'essence est la non-transparence. Et pour pallier
l'obstacle de la honte il est désormais demandé au corps de
se montrer capable d'être autre chose que corps.
Mais, s'il faut traverser le corps, il ne convient pas de
traverser tous les corps. Parce que le corps est nécessaire
au « système des besoins »8. Platon embauche des « salariés » :
8. Myriam Revault d'Allones, Le Dépérissement de ¿apolitique.
Généalogie d'un lieu commun, Paris, Flammarion, 1999, p. 45.
21
le corps de la honte complemente c o m m e « force de tra
vail » le dispositif de la Cité idéale9. Si le corps est requis
dans son opacité au m o m e n t m ê m e où il convient de le
rendre transparent, c'est qu'il reste supposé au corps u n
ethos dont la médiation continue d'être salutaire au pro
jet d'échapper à la honte. N o u s pourrions dire alors que
le corps ne se réduit pas à la honte parce qu'il existe des
corps de la honte.
La préservation du corps de la honte à un n o m dans
les rhétoriques communautaires : Y esclavage. L'esclavage
nous apparaît c o m m e la figure tant éthique et politique
du corps de la honte. D e la m ê m e manière, l'esclavage est
une modalité essentielle à la communauté , n'en déplaise
aux différentes déclarations de son abolition, car il est la
juste détermination d 'un «partage du sensible » ayant le
corps c o m m e dividende10. L'esclavage est le donc le produit
9. Platon, République 371e. 10. Nietzsche parlait, quant à lui, d'une exigence de l'esclavage
propre à toute société hiérarchique : « Jusqu'ici toute élévation de type humain a été l'œuvre d'une société aristocratique, et il en sera toujours ainsi ; autrement dit elle a été l'oeuvre d'une société hiérarchique et à la différence de valeur de l ' h o m m e à l ' h o m m e et qui a besoin d'une forme quelconque d'esclavage », Par-delà bien et mal. Prélude d'une philosophie de l'avenir, Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduit de l'allemand par Cornélius H e i m , Paris, Gallimard, 1971, p. 180.
22
de la traversée d u corps telle qu'il est d o n n é à l'esprit u n
corps réduit à la honte et un corps irréductible à la honte.
Dire que l'esclavage est à la fois ce qui reste d ' u n e
césure opérée dans le corps et le fait d u corps d e la honte
en tant que corps livré à l u i - m ê m e , c'est aussi se situer
depuis u n personnage philosophique exemplaire,
Aristote11. C'est lui qui, le premier, parla de l'esclave
c o m m e de l'écriture de la nature sur le corps :
« Et la nature veut marquer dans le corps la différence entre h o m m e s libres et esclaves : ceux des seconds sont robustes, aptes aux travaux indispensables, ceux des premiers sont droits et inaptes à de telles besognes, mais adaptés à la vie politique (laquelle se trouve partagée entre les tâches de la guerre et celle de la paix). Pourtant le contraire, aussi, se rencontre fréquemment : tels ont des corps d ' h o m m e s libres, tels en ont l'âme. Il est, en effet, mani feste, que si les h o m m e s libres se distinguaient par le corps seul autant que les images des dieux, tout le m o n d e conviendrait que les autres mériteraient de les servir c o m m e esclaves. Et si cela est vrai d u corps, une telle distinction est encore plus juste appliquée à l'âme. Mais il n'est pas aussi facile d'apercevoir la beauté de l'âme que celle d u corps »12.
11. Les politiques, Traduction et présentation par Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1993, I, 3-6.
12. Politiques 1255a-b.
23
L'esclavage se signale par et dans le corps, ce qui veut
dire qu'il existe un corps identifié et identifiable à l'es
clave ; et il est propre à ce corps de se mettre à profit en
se mettant au profit de la c o m m u n a u t é des corps libres,
car ceux-ci n'ont ni le temps ni l'indignité nécessaires
pour se « pencher » sur des tâches physiques (être libre
c'est avoir le corps droit) dont l'exécution est quand
m ê m e nécessaire à la cité. C e n'est pas sans raison que
l'esclavage relève de la justice et de futilité, dans la mesu
re où il consiste à être juste envers la nature et utile à la
communauté. Rien d'étonnant alors que m ê m e dans l'île
bienheureuse de M o o r e il n'est pas question de faire
l'économie de l'esclavage13.
13. « Leurs esclaves ne sont ni des prisonniers de guerre- à moins que des soldats capturés lors d'une guerre où Utopie fut attaquée- ni des enfants d'esclaves ni aucun de ceux qu'on trouve en servage dans les autres pays. C e sont des citoyens à qui un acte honteux a coûté la liberté ; ce sont, plus souvent alors, des étrangers condamnés à mort dans leur pays à la suite d 'un crime. Les Utopiens les achètent en grand nombre, et pour peu d'argent, le plus souvent pour rien. Ces esclaves sont toute leur vie tenus au travail, et, de plus, les Utopiens plus durement que les autres. Leur cas en effet est jugé plus désespéré, et méritant des châtiments plus exemplaires, pour n'avoir pu s'abstenir du mal après avoir été formés à la vertu par une éducation si excellente. U n e troisième espèce d'esclaves est composée de manoeuvres étrangers, courageux et pauvres, qui choisissent spontanément de venir servir par eux. Ils les traitent décemment, presque aussi bien que
24
Aristote parle certes aisément d u corps de l'esclave
par nature. Pourtant une difficulté demeure : la « robus
tesse » d u corps ne montre pas forcément la silhouette de
l'esclave, car elle peut encore cacher l'« â m e » d ' u n libre.
C o m m e n t alors reconnaître l'esclave ? C o m m e n t discri
miner de manière certaine l'esclave d u libre ? Aristote ne
résout pas ce problème, ce qui ne l 'empêche pas de conti
nuer de soutenir la thèse de l'existence de l'esclave par
nature. Pour peu que l'esclavage soit le propre d u corps
de la honte — les esclaves par nature s'entendent de « ceux
dont l'activité consiste à se servir de leur corps, et dont
c'est le meilleur parti que l'on puisse tirer »14 - le fonda
teur d u Lycée persiste à raccorder l'esclave à u n corps pro
blématique, insaisissable, invisible :
« (...) il existe des gens qui sont, nécessairement, esclaves
partout, les autres nulle part »15.
lourde, étant donné qu'ils sont accoutumés à travailler davantage. Ils ne retiennent pas contre leur gré ceux qui souhaitent s'en aller, ce qui arrive rarement, et ils ne les renvoient pas les mains vides », T h o m a s Moore, L'utopie, Paris, Flammarion, 1987, pp. 189-190. Le portrait de la dernière espèce d'esclaves ne porterait-il à considérer la figure contemporaine de l'ouvrier « immigré » sous l'angle du concept d'esclavage c o m m e corps besogneux ?
14. Politiques 1254b. 15. Politiques 1255a.
25
Qu'est-ce que le corps ? Le corps est la figure naturelle
de la honte et de l'esclave.
Maintenant, demandons-nous qu'est-ce que
l'Afrique. Pour répondre à cette question, nous devons
avoir recours au philosophe de l'Esprit absolu : Georg
Wilhelm Friedrich Hegel. Précisons tout de suite que
notre lecture de Hegel vise à rester en marge de son
œuvre pour le moins touffue, et sur laquelle nous ne sau
rions que rester à hauteur des considérations c o m m u n e s .
C e que nous avons à considérer de Hegel ne porte donc
que sur un infime aspect de son œuvre, un paragraphe à
l'intérieur d'une section, elle-même à l'intérieur d'un
chapitre se regroupant dans une vaste division de ses
Leçons sur la philosophie de l'Histoire (1822-1830) intitu
lée La raison dans l'Histoire16 : « L'Afrique ». Nous nous
situons d'autant plus en marge de l'œuvre hégélienne
que le texte en question aura été rejeté par l'exégèse hégé
lienne sur le compte des préjugés de l'époque, d'un côté ;
d'un autre côté, le texte en lui-même est présenté par
l'auteur c o m m e traité une fois pour toutes, ne présentant
pas de grand intérêt du point de vue du concept
d'Histoire que poursuit Hegel : « là-dessus, nous laissons
l'Afrique pour n'en plus faire mention par la suite ».
16. Traduction, introduction et notes par Kostas Papaioannou,
Pion, 10/18, 1998, pp. 245-269.
26
Il convient en effet de ne plus parler d'Afrique puis
qu'il s'agit d 'un m o n d e anhistorique n o n développé qui
ne touche qu'au seuil de l'histoire universelle, et dont
l'évocation consiste à montrer « les manifestations épou
vantables de la nature humaine ». Ainsi, c'est de la
manière suivante que l'Afrique apparaît à la raison de
Hegel :
« Dans l'Afrique proprement dite, l 'homme reste arrê
té au stade de la conscience sensible d'où son incapacité
absolue d'évoluer. Il manifeste physiquement une grande
force musculaire qui le rend apte au travail, et témoigne
d'un esprit débonnaire, mais, en même temps, d'une féro
ce insensibilité. »
L'Afrique est alors le lieu déserté par la raison qui tra
verse les différents peuples à différents degrés. C e qui
explique que la différence à souligner entre les trois
continents d u Vieux M o n d e est essentiellement une dif
férence d'ordre spirituel, à travers quoi l'Asie se profile
c o m m e le pays de tous les contrastes et de toutes les
oppositions, tenant le juste milieu entre l'Europe de
l'esprit réalisé et l'Afrique de l'absence de l'esprit. Il faut
remarquer que c'est d u lieu de cette distinction d'ordre
spirituel recoupée de déterminisme géographique que
Hegel isole trois parties de l'Afrique : une dite européenne,
c'est l'Afrique d u N o r d ; la deuxième, c'est ['Egypte,
déterminée par le bassin d u Nil ; enfin, Y Afrique proprement
27
dite, le haut pays, l'« indocile », l'inaccessible, dont la
caractéristique fondamentale est donnée dans une méta
phore curieuse mais vive, sur laquelle nous reviendrons
par la suite, « enveloppée dans la couleur noire de la nuit ».
Il revient dès lors à Hegel de montrer dans l'Afrique pro
prement dite « l'inhumanité la plus irréfléchie et la plus
brutale » au n o m de laquelle il ne peut y avoir de subjec
tivité telle que celle-ci requiert la médiation de
l'Universel, mais « une masse de sujets qui se détruisent »
parce que demeurant au stade de l'« immédiateté ».
Aussi, l'Afrique est-elle restée à l'« état d'innocence »,
donc à l'âge d'enfance de l'humanité, c'est-à-dire à la
condition animale originaire d u « paradeisos » (paradis),
lieu de la synthèse de l ' h o m m e , de la nature et de Dieu.
L'Afrique proprement dite est donc essentiellement u n
« parc animalier ». Ayant situé l'Afrique à partir de la
nature des h o m m e s qui y vivent, Hegel va entreprendre
d'étudier l'esprit qui anime ces hommes- là à travers la
religion, la société et Y Etat.
D u point de vue de la religion, Hegel nous dit que
l'esprit africain ne réussit à se déployer que sous deux for
mes : la magie et le fétichisme. Cela ne saurait être autre
men t s'il faut réaliser que l ' h o m m e africain est dans u n
rapport conflictuel permanent avec la nature qu'il cher
che à dominer à tout prix pour la dévier de ses menaces
quotidiennes, dont la mort. C'est dans la magie que se
28
livre la seule et unique rationalité de l'Africain, énoncée
en ces termes : « L ' h o m m e ne connaît que lui-même, et
lui-même c o m m e opposé à la nature ». C'est au n o m de
cette seule et unique rationalité que l'Africain est féti
chiste. Dans la mesure où justement il n'y a que lui-
m ê m e dans sa puissance opposée à celle de la nature, il
lui revient de se représenter son pouvoir en un objet exté
rieur à sa conscience. Alors, tout et n'importe quel objet
devient potentiellement un fétiche. C'est ainsi que s'ex
plique son « culte des morts ». Magicien et fétichiste,
l'Africain ne souhaiterait par là que devenir « maître et
possesseur de la nature », à l'instar de toute conscience
intelligente ? N o n , conclut Hegel, puisque « le pouvoir
du nègre sur la nature est seulement une force de l'ima
gination, une domination imaginaire ».
Pour ce qui touche à la société, les rapports humains
en Afrique se sont élevés essentiellement sur la base du
mépris : mépris total pour la vie et pour l ' h o m m e , et
mépris de la mort. L'Africain, écrit Hegel, est irrespec
tueux autant à l'égard de lui-même qu'à l'égard d'autrui.
C'est pour cela qu'il est cannibale, ne pouvant imaginer
ni respecter le principe spirituel qui traverse le corps
humain : il n'y voit que de la « chair », « de la viande et
rien d'autre ». Autre chose, les « sentiments éthiques » ne
disent rien ou si peu que rien à l'Africain : il ne connaît
pas l'entraide, substitue l'accouplement à l'amour,
29
développe la polygamie en lieu et place de l'amour, par
exemple « le roi du D a h o m e y a 3333 femmes », affirme
Hegel ; pire que tout, les gens d'Afrique « ne se préoccu
pent pas de leurs parents malades ». Le mépris de la mort
vient doubler ce mépris pour la vie au sens où justement
la vie « n'a pas de valeur » pour l'Africain : c o m m e n t
comprendre autrement son fort penchant pour le « suici
de » s'il tenait à la vie ? Mais Hegel ajoute : « il faut
pourtant attribuer à ce mépris pour la vie le grand cou
rage, soutenu par une énorme force physique, des nègres,
qui se font tuer par milliers quand ils guerroient contre
les Européens. Dans la guerre des Ashanti contre les
Anglais, les nègres se précipitèrent sur les bouches des
canons et ne reculèrent pas, bien qu'il en tombât cin
quante à la fois ». Le mépris pour la vie n'est pas à pren
dre pour un dégoût car l'Africain n'entend rien à la vie,
et s'il n'entend rien à la vie c'est bien parce qu'il a un
corps puissant, « une énorme force physique » qui lui
cache l'esprit (?).
Sur la constitution politique de l'Afrique Hegel insis
te d'abord sur le caractère impropre de ce m o t pour par
ler du régime public africain. E n effet, il ne saurait exis
ter d'Etat dans un endroit où l'« universalité rationnelle
qui est une loi de la liberté » est carrément absente et où
il n'y pas de « subjectivité », mais juste « une masse de
sujets qui se détruisent ». Ainsi, il n'y a qu'un m o t qui
30
réponde à la situation arbitraire généralisée identifiée en
Afrique, c'est le despotisme. C e régime convient parfaite
ment à traduire le m o d e de redressement de la lutte vio
lente qu'exercent les différentes volontés particulières
entre elles pour se faire prévaloir chacune en m ê m e
temps et au m ê m e lieu, empêchant de cette manière
toute possibilité pour les Africains à « s'accorder » — « un
maître c o m m a n d e car la grossièreté sensible ne peut être
domptée que par une force despotique ». Mais le despo
tisme étant lui-même un terme dans l'arbitraire, il est
constamment menacé « par les sens et l'énergie de la
volonté sensible ». O n est alors placé dans un théâtre de
violences terribles où nous voyons le « bourreau » exer
cer, à côté du roi dont il est parfois le premier ministre,
l'une des plus importantes fonctions de la Cour « car il
sert au roi pour se débarrasser des suspects, et aux nota
bles pour tuer le roi quand ils en ont envie ».
E n conséquence, le rapport de base du droit en
Afrique est Y esclavage, défini par Hegel c o m m e « une
institution indigène qui domine naturellement ». C e qui
signifie que l'esclavage est le n o m essentiel du rapport
des nègres aussi bien entre eux qu'avec les autres, tant et
si bien qu'ils « n'y voient rien de blâmable ». Aussi, est-il
superflu de remettre en cause l'esclavage des Africains
dans la mesure où ceux-ci sont dans un « esclavage absolu »
partout où ils se trouvent. Et Hegel de se prononcer sur
31
le débat alors actuel de l'abolition de l'esclavage :
« L'esclavage est une injustice en soi et pour soi, parce
que l'essence de l ' h o m m e est la liberté. Mais pour arriver
à la liberté, l ' h o m m e doit acquérir d'abord la maturité
nécessaire. L'élimination graduelle de l'esclavage est,
pour cette raison, plus opportune et plus juste que son
abolition brutale ». Mais, ne nous empressons pas de dire
que Hegel était pour l'abolition graduelle de l'esclavage.
Car nous avons pris l'argumentation à rebours pour bien
montrer c o m m e n t Hegel renferme le cercle de l'esclava
ge sur l'Africain. E n effet, l'argumentation de l'esclavage
des Nègres précède les dernières considérations que nous
venons de relater à propos des sentiments éthiques qui
seraient inexistants chez les Nègres et du pouvoir despo
tique caractérisant l'Afrique. A u fait, dans la mobilisa
tion de l'argumentaire éthico-politique, il devait s'agir
pour Hegel de prouver en quoi l'esclavage était « néces
saire c o m m e m o m e n t de passage à un degré supérieur »
et pourquoi les Nègres étaient censés attendre d'être
mûrs pour la liberté :
« O n ne peut prétendre de façon absolue que l 'homme, par le seul fait qu'il est un h o m m e , soit considéré c o m m e essentiellement libre...Notre idée générale, c'est que l 'homme est libre en tant q u ' h o m m e ; mais autrement il n'a de valeur que sous quelque aspect particulier : époux, parents, voisins, concitoyens, n'ont de valeur que l'un pour l'autre. Chez les nègres, cela ne se produit qu'à un faible
32
degré. Les sentiments éthiques, entre eux, sont d'une extrêm e faiblesse, ou, pour mieux dire, n'existent pas du tout ».
Il suffit de relier le précédent extrait à l'allure générale
de la fin du texte pour nous convaincre de la véritable lec
ture de Hegel de l'esclavage des Noirs, ou des Noirs eux-
m ê m e s c o m m e essentiellement esclaves partout et de tout
temps. Il se passe qu'à la fin d u texte il s'est opéré une sorte
de synthèse de tout ce qui a été dit pour produire une
appréciation conclusive sur les « Nègres ». La synthèse a
lieu en deux mouvements : dans un premier temps, Hegel
met l'accent sur ce qu'il appelle le « fanatisme » des Noirs,
ou mieux, la détermination des Nègres au fanatisme. Leur
fanatisme est constaté dans le fait que « toute idée jetée
parmi les nègres est saisie et réalisée avec toute l'énergie de
la volonté ». L'interprétation qu'en fournit Hegel c'est que
« le pouvoir de l'esprit est si faible chez eux, et si intense
pourtant l'esprit en lui-même » que leur rencontre ne sau
rait que donner lieu à une situation explosive. N o u s
voyons là une bien élégante façon de ramener la question
d u corps. Car, pour qu'une idée puisse produire u n fana
tisme tellement violent chez les Nègres qu'il « les pousse à
tout détruire », il faudrait que l'esprit, en tant qu'il est
intense, ne rencontre pas que l'obstacle d 'un esprit faible,
mais surtout quelque chose d'aussi intense qu'il l'est lui-
m ê m e . Nous pensons que ce à partir de quoi le nègre résiste
à l'esprit de toutes ses forces au point qu'à l'issue de
33
l'affrontement, il soit pris de fureur, ce n'est pas tant son
« esprit faible » que son corps qui se trouve aussi intense que
l'esprit lui-même. Hegel ne dit-il pas clairement d'ailleurs
que le fanatisme chez les nègres (« supérieur à tout ce qu 'on
peut imaginer ») est « plus physique que spirituel » ?
Le deuxième m o m e n t de la synthèse s'opère avec
moins de retenue. Il s'agit de délivrer la dernière vérité
sur les nègres de manière à ce que tout le m o n d e puisse
comprendre la question de la question. C'est une formu
le lapidaire à laquelle l'hésitation ne convient pas :
« Il résulte de tous ces différents traits que ce qui détermine le caractère des nègres est l'absence de frein. Leur condition n'est susceptible d'aucun développement, d'aucune éducation. Tels nous les voyons, tels ils ont toujours été ».
Le Noir est donc renvoyé dans la « couleur noire de
sa nuit » d'Afrique. Tout se dit en effet dans l'évocation
de cette fameuse métaphore dont le sens se dévoile dans
sa redondance : le Noir ne permet de voir autre chose
que d u noir puisque le noir est noir17. L e Noir est
17. Le noir sert à la fois de substantif et de prédicat, c'est en ce sens qu'il est une substance rebelle, car il ne donne toujours que lui-m ê m e . N o u s comprendrions ainsi qu'Hérodote a pu « imaginer » que le sperme de l'Ethiopien est noir c o m m e son corps, et en parler en toute certitude de la m ê m e manière que d'autres diront plus tard qu'il a « l'âme aussi noire que le corps ».
34
inextricablement solidaire à la nuit confuse qu'à son
corps opaque. Le Noir est scellé à son « unité indifféren
ciée et concentrée ».
U n corps et rien d'autre : le Noir est le corps absolu.
Et, si nous mobilisons une autre métaphore de Hegel :
«quand la philosophie peint son gris sur gris... »18.
N o u s comprendrons alors quand le philosophe peint
noir sur noir, c'est qu'on ne pourra plus connaître le Noir
qu'en tant que corps ou ne pas le connaître du tout.
Relire Aristote à la lumière de Hegel, ou l'inverse, place
sous nos yeux le corps de l'esclave que le premier n'avait
pas su trouver : le Noir en tant qu'il n'a que son corps.
E n ce sens, nous retenons que le philosophe de Iéna a
dénoué le problème philosophique qui s'était posé au
philosophe d'Athènes. Maintenant, le problème qui se
pose à nous ce n'est pas tant que Hegel avait tort sur les
« Nègres », c'est qu'il eût été possible pour lui d'avoir rai
son, dans la mesure où le regard qu'il a contribué à jeter
sur les Africains se justifie depuis une notion archéolo
gique de corps que la raison comprend. Aussi, n'est-il pas
18. « Q u a n d la philosophie peint son gris sur gris, c'est qu'une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée du crépuscule », Principes de la philosophie du droit, Préface, p. 76.
35
question pour nous de questionner les préjugés de Hegel,
encore faudrait-il questionner ceux d'Aristote qui partait,
quant à lui, d 'un concept vide, mais de le lire c o m m e un
philosophe de bonne foi qui a cru au corps, à ses vices et
ses vertus, auquel il a opposé Y esprit c o m m e source du
Moi... un peu c o m m e nous le faisons tous d'ailleurs.
Qu'est-ce que l'Afrique : l'Afrique est le lieu du Corps
absolu, donc de la honte, donc de l'esclave.
C o m m e n t philosopher avec l'Afrique sans n o m m e r le
corps ? Par cette question, nous voulions ouvrir la voie
aux questions suivantes : est-ce que notre rapport avec
l'Afrique n'est pas dans la continuité de l'approche lapi
daire de Hegel ? L'esclavage, le colonialisme, le racisme,
le néo-colonialisme, l'impérialisme, l'ethnologie : toutes
ces institutions n'auraient-elles pas en c o m m u n une cer
taine approche du corps ? Philosopher pour l'Afrique,
philosopher avec l'Afrique aujourd'hui, philosopher dans
le sens de l'émancipation ne serait-ce pas mettre fin au
corps ?
36
Espace philosophique et espace religieux.
Ramatoulaye Diagne
La question de l'existence d'une philosophie africaine
a déchaîné une polémique, certes parfois violente, mais
féconde puisqu'elle a été l'occasion d'une réflexion sur ce
qu'est penser et ce qu'est être africain. Face à la question
« c o m m e n t philosopher en Afrique aujourd'hui », plu
sieurs approches sont possibles. L'une d'elles consiste à se
demander s'il est possible, s'il est légitime de philosopher
alors que la pauvreté, les guerres, les maladies font de
l'Afrique un continent exsangue. Ces multiples m a u x
réclament des actions concrètes et non pas une réflexion
philosophique. E n d'autres termes, c o m m e n t oser philo
sopher au milieu des cris et des larmes, pratiquer cette
discipline dont l'utilité n'est guère évidente lorsqu'il s'a
git de faire face à des situations urgentes ? Le temps du
philosophe est distinct de celui de la Croix Rouge. Cette
approche de la question est importante, mais ce n'est pas
celle que je m e propose d'adopter. La question de l'utili
té de la philosophie face à l'urgence de l'action a été
37
amplement débattue. C o m m e le montre Descartes à tra
vers la morale par provision, la pensée ne s'exerce vérita
blement que lorsqu'il lui est possible de suspendre son
jugement tant que l'esprit n'est pas en présence d'idées
claires et distinctes. E n effet, « les actions de la vie ne
souffrant souvent aucun délai », face à l'urgence, les exi
gences de la raison changent. Elle ne peut plus chercher
ni l'évidence, ni la certitude : « [...] c'est une vérité très
certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de dis
cerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les
plus probables »'.
La détermination de la volonté se substitue alors à la
clarté et à la distinction des idées que l'urgence de la
situation et l'opacité inhérente aux événements de la vie
sociale nous empêchent d'atteindre.
J'ai voulu orienter m o n propos dans une autre direc
tion. C o m m e n t l'Afrique se présente-t-elle aujourd'hui ?
U n continent jeune, où la jeunesse tente désespérément
de donner une signification au m o t « avenir ». Les uns le
voient sous la forme d 'un visa obtenu par tous les
moyens, d'autres s'accrochent à l'espoir que le chemin
long et incertain des études les m è n e un jour quelque
1. René Descartes, Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, 1953, p. 142.
38
part, d'autres enfin choisissent le raccourci et s'en remettent
à Dieu. Depuis quelques années, de nombreux étudiants
empruntent à la fois ces deux dernières voies et le c a m
pus universitaire change de visage : à l'étudiant rebelle,
marxiste, anarchiste ou rasta succède maintenant l'étu
diant affichant d'emblée, par son chapelet ou ses vête
ments, son appartenance à telle ou telle confrérie reli
gieuse. Face à cette présence grandissante du discours
religieux, le discours philosophique ne peut échapper à la
nécessité de s'interroger sur l'espace qu'il doit et peut
encore occuper. E n d'autres termes, qu'est-ce qui peut,
aujourd'hui, se pratiquer et s'enseigner librement sous le
n o m de philosophie ?
L'importance d u phénomène religieux dans l'espace
universitaire sénégalais suscite de nombreuses interroga
tions ces dernières années. Les combats qui ont opposé
des étudiants mourides à des étudiants tidjanes ; les réac
tions de rejet à l'encontre de certains philosophes voués
aux gémonies pour athéisme ; les chants religieux qui
marquent la fin de certaines soutenances de thèse de
médecine montrent que le souci d u religieux est extrê
m e m e n t fort dans la communau té étudiante. Notre pro
pos n'est pas de le condamner, mais de souligner l'im
portance du respect de chaque espace. L'espace religieux
a ses règles, l'espace philosophique les siennes.
L'enseignement de la philosophie ne doit subir aucune
39
contrainte susceptible de le conduire à la mise en place
d'un programme « religieusement correct » en suppri
mant l'analyse de la pensée de certains auteurs. Il ne s'a
git pas non plus d'enseigner surtout l'histoire et la philo
sophie des sciences ou du langage afin d'éviter d'aborder
des questions susceptibles de heurter certaines convic
tions religieuses. M ê m e l'épistémologie put mettre en
évidence cette différence d'approche des problèmes entre
le religieux et le philosophique. U n e réflexion philoso
phique sur le clonage ne peut pas se contenter de
condamner une telle pratique, voire d'en nier tout sim
plement la possibilité et l'existence. C e serait faire vio
lence à la philosophie que de lui demander de condam
ner sans chercher à savoir quel sens peuvent encore avoir
les notions de vie, de mort, de destin, d'humanité et
enfin de Dieu face au clonage non seulement thérapeu
tique mais aussi reproductif. Car là est la véritable ques
tion : le discours philosophique n'est-il pas exposé à la
violence ?
N o u s pourrions définir la violence c o m m e le fait de
ne pas reconnaître l'autonomie de l'autre en l'obligeant à
se situer par rapport à un repère que nous lui imposons.
La philosophie subirait donc une violence si elle est som
m é e de se situer par rapport à un discours religieux, alors
que leurs repères, leurs méthodes ne sont pas les m ê m e s .
E n effet, là où certains discours religieux apportent des
40
réponses indiscutables, la philosophie avoue son ignorance
en se présentant c o m m e un point d'interrogation. La
figure socratique demeure toujours emblématique de la
démarche philosophique qui ne doit pas craindre de
commencer par reconnaître sa propre ignorance. Là où
certains discours religieux assènent des certitudes, la phi
losophie se présente c o m m e inquiétude, absence de
repos, absence de certitude de quelque nature que ce soit.
Enfin, là où la philosophie exige la lumière de la raison,
de manière souveraine, certains discours religieux h u m i
lient d'emblée celle-ci en lui disant qu'elle ne peut pas
comprendre. N'appartient-il pas à la raison de reconnaî
tre en toute souveraineté et de manière tout à fait lucide
s'il existe ou non un domaine qui échappe à sa propre
législation ? N'est-ce pas la leçon essentielle de la philo
sophie kantienne ? M ê m e Pascal qui ne m a n q u e pas de
reprocher à la raison son « orgueil » lui reconnaît le droit
de savoir douter où il faut, assurer où il faut, se soumet
tre où il faut. Pour le philosophe chrétien qui soutient
qu'« il n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu
de la raison »2, c'est à elle qu'il appartient d'en décider
c o m m e le montrent les propos suivants :
2. Biaise Pascal, Œuvres complètes. Pensées, Paris, Seuil, 1963, Pensée 182-272, p. 524.
41
« la raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait
qu'il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc
juste qu'elle se soumette quand elle juge quelle se doit sou
mettre »3.
C e n'est donc pas d u dehors qu'il faut imposer le
silence à la raison. Lorsque le discours religieux refuse ce
droit à la raison, il se détruit lu i -même et devient une
simple superstition.
Ces analyses nous permettent de dire qu'il est néces
saire de reconnaître que la philosophie et la religion n'en
trent en conflit que lorsque certains discours religieux se
veulent, c o m m e le dit le philosophe Marcien T o w a ,
« l'autorité absolue tant dans le domaine de la vérité que
dans celui de la pratique ».
E n effet, pour Marcien T o w a , il est contradictoire d ' im
poser à l'esprit des limites. L ' h o m m e est certes u n être
borné, mais quand, c o m m e esprit, il est esprit, il ne connaît
plus de limites. E n d'autres termes, la philosophie ne sau
rait concevoir qu 'un discours autre que le sien lui dise qu'il
existe une vérité au-delà de la raison, naturellement inac
cessible à l'esprit humain. Pour le philosophe camerounais,
c'est pour éviter le conflit entre l'espace religieux et l'espace
philosophique que l'on propose que la philosophie ait sa
3. Pensée 174-270, p. 523.
42
vérité et la religion la sienne. Mais le discours religieux
c o n d a m n e le discours philosophique. L'auteur écrit :
« pour éviter la collision, on a proposé que la philoso
phie ait sa vérité particulière et la religion la sienne. Mais
l'Eglise a condamné la doctrine de la double vérité, et la
philosophie non plus ne peut admettre à côté d'elle "la
satisfaction religieuse" »4.
Ces propos montrent le danger que peut représenter
cette « satisfaction religieuse » pour l'enseignement de la
philosophie. Et pourtant, c o m m e le dit Leibniz, Dieu
nous a donné la lumière de la foi et celle de la raison pour
nous guider. Renoncer à l'une ou à l'autre, c'est c o m m e
se crever u n œil dans l'espoir de mieux voir.
Il est nécessaire de le rappeler à nos étudiants, afin
que cette importante période de la vie, qui rimait pour
les générations précédentes avec ouverture et amitiés
défiant toutes frontières, ne signifie désormais pour eux
que repli frileux autour d'appartenances qui ne se posent
qu 'en s'opposant. Il ne faut pas qu'aujourd'hui être m o u -
ride signifie ne pas être tidjane o u ne pas accepter la phi
losophie et vice versa. C e n'est pas de manière négative,
mais avec toute la force affirmative de leur foi que des
4 . Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans
l'Afrique actuelle, Yaounde, Clé, 1971, p. 63.
43
guides religieux c o m m e Cheikh A h m a d o u B a m b a o u El
Hadj Malick Sy ont adhéré aux enseignements d u
Coran.
Pour conclure, nous reprendrons l'idée précédem
m e n t mise en place selon laquelle il faut accepter que la
philosophie ait sa propre méthode , sa propre démarche
et ses exigences propres. Sur ce point, nous rejoignons
Spinoza lorsqu'il écrit dans le Traité théologico-politique :
« [...] il suffit à m a cause d'avoir montré pour quelle
raison la Philosophie doit être séparée de la théologie [...] ;
qu'aucune des deux ne doit être la servante de l'autre, cha
cune occupant son royaume sans aucune opposition de
l'autre »5.
Selon le philosophe de la H a y e , la philosophie et la
religion, empruntant des voies différentes, visent le salut
de l ' h o m m e . Cependant, seuls quelques h o m m e s sont
capables d'atteindre la vertu sous la seule conduite de la
raison. Le discours religieux, en revanche, en frappant
l'imagination des h o m m e s par l'espérance de jouir des
jardins d u Paradis o ù coulent des ruisseaux, o u par la
crainte des flammes de l'Enfer, est capable de toucher le
plus grand n o m b r e .
5. Spinoza, Traité théologico-politique, Paris, Flammarion, 1965, p. 258 .
44
Sohravardi, pour avoir soutenu une thèse émanatiste, fut condamné à mort par les théologiens. C o m m e Socrate, celui que l'on su rnomma le Socrate de l'Orient ne chercha pas à échapper à la sentence et fut exécuté. Philosopher en Afrique aujourd'hui, n'est-ce pas rappeler la souveraineté de la raison afin que les philosophes africains ne deviennent pas les Socrate d'Afrique ?
45
Orphée et le n o m de philosophie
Stéphane Douailler
ÀJ. Derrida
Depuis l'introduction de Jean-Paul Sartre à
l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de
Leopold Sédar Senghor (1948), puis ÏOrfeu negro de
Marcel C a m u s primé au festival de Cannes en 1959, il
est devenu difficile d'ignorer qu'Orphée existe en noir. Il
est présent en terre africaine, et c'est par exemple le
Nigeria, plus spécialement Ibadan en sa ville champignon
édifiée par les Anglais au milieu de champs de tabac et de
cacao, qui en administrerait aujourd'hui la preuve pour
avoir retenu son n o m c o m m e titres d'une grande revue
de littérature et d'essais ainsi que d'un album réputé du
chanteur Keziah Jones. Mais Orfeu negro n o m m e dans le
m ê m e temps une prolifération plus difficilement maîtri
sable. U n e toile du peintre méridional Danielle
Jacquillard. U n camping de Dordogne recommandé aux
touristes anglais ou hollandais. U n e voie d'escalade dans
47
une falaise du Périgord. Divers chevaux de course ou
chiens de race primés dans des concours. U n e variété de
chocolats que l'on vend chez Christian Constant, rue du
bac à Paris. U n vin rouge de Chypre de 12 degrés 5. Des
boites de nuit qui invitent à danser la salsa. Orphée noir,
Black Orpheus ou Orfeu negro sont le n o m d'une multi
tude où s'atteste indiscutablement une négritude
d'Orphée, où se tiennent une richesse et un répertoire
africains d'images et de chants, où il doit forcément se
trouver aussi de la philosophie, mais où il demeure c o m
pliqué de rencontrer la philosophie entre des chocolats et
des chevaux de course. C'est pourquoi il peut paraître
approprié d'observer aussi les écarts que le n o m grec de
philosophie s'est en sa terre grecque attaché à marquer à
l'endroit moins d'un Orphée noir, encore qu'il s'y agit et
qu'il s'y agit peut-être principalement de ce que n o m m e
un Orphée noir, que d'Orphée lui-même, fils d'un roi de
Thrace et de la muse Calliope.
Orphée menaçant et innommable
Cette question occupe par exemple le prologue des
Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène
Laërce. Pour soutenir la double thèse, ou, si l'on veut, la
thèse dédoublée de l'origine grecque de la philosophie en
m ê m e temps que d'un engendrement grec de la race
humaine elle-même, Diogène Laërce élimine tous les
48
autres prétendants à cette origine qu'on revendiquerait de trouver chez les Barbares : mages perses, prêtres et astrologues de Babylone ou d'Assyrie, gymnosophistes indiens, druides celtes, chamanes, sages d'Egypte. Philosophie requerrait (requerrait pour lui) d'être reconnue et instituée en sa spécificité au milieu d'une prolifération, contre une prolifération, parce que celle-ci risquerait non seulement d'entraîner et de compromettre dans toute l'étendue de territoires et de peuples étrangers la signification spécifique attachée au n o m de philosophie, mais la menacerait en son cœur m ê m e , en Grèce, en la figure d'Orphée. « Ceux qui concèdent à tous ceux-là la découverte (de la philosophie), écrit Diogène Laërce, avancent également Orphée le Thrace, disant qu'il fut un philosophe et le plus ancien. Pour m a part, je ne sais s'il faut appeler philosophe celui qui a révélé de telles choses à propos des dieux, et (j'ignore) de quel n o m il faut appeler celui qui n'a pas hésité à prêter aux dieux la totalité de la passion humaine, et, par le biais de l'organe de la parole, à leur prêter des actes obscènes rares que certains h o m m e s commettent » (I, 5). Cette évocation d'Orphée engage en réalité la question de la philosophie en son acception la plus courante. E n écrivant en effet qu'il ignore de quel n o m autre que celui de philosophe il conviendrait d'appeler Orphée, Diogène Laërce m i m e le jeu qui inscrirait ou transcrirait la différence
49
fondatrice entre la philosophie, qui serait amour et quête
de la sagesse, et le savoir, qui serait science et sagesse.
Serait philosophe celui qui connaîtrait et pratiquerait
cette différence. Et se laisserait situer du côté de la philo
sophie ou bien du côté des bons usages du n o m de philo
sophie celui aussi qui, par empathie pour son objet ou par
souci d'expression rigoureuse, n'énoncerait son savoir au
sujet de la philosophie que dans la posture d 'un amour
pour ce savoir qui serait conscient de ce qu'il ignore et de
ce qui le sépare de la posture savante, c'est-à-dire
Diogène Laërce lui-même. L'ignorance affichée par
Diogène Laërce au sujet du n o m dont il conviendrait
d'appeler Orphée signale et veut signaler sa vraie
connaissance (ou son désir authentique de connaissance)
des usages prescrits précisément par le n o m grec de phi
losophie. L'emploi de ce dernier supposerait l'exercice
d'une délimitation. N o n simplement par la langue
grecque, dans la clôture de la langue grecque, c o m m e il
lui arrive de l'évoquer en écrivant que « m ê m e le n o m
exclut que l'appellation soit barbare » (I, 4), car, à ce
titre, non seulement la plupart de ceux qui lisent, écri
vent, commentent, enseignent la philosophie seraient
exclus de son champ, mais la langue grecque elle-même
serait réputée ne pas avoir su insinuer ses mots et ses
catégories dans d'autres idiomes et sur d'autres terres
ainsi qu'elle l'a pourtant fait. Mais encore par une
50
délimitation plus complexe, opérée par les pages intro-
ductives de son ouvrage et par la mise en œuvre en elles
d'une modestie que ne suffisent pas à rendre aussitôt
intelligible, plus profondément intelligible que les intui
tions psychologiques immédiates, les explications et les
traductions diffusées en tous lieux de ce que philosophie-
voudrait dire en se différenciant du savoir et de la sages
se c o m m e rien de plus qu'un désir de savoir. Car la dif
férence de la philosophie c o m m e modestie en m ê m e
temps que c o m m e thème sémantique directeur des pages
introductives du tableau de la philosophie que Diogène
Laërce nous a fait parvenir soutient aussi bien une pro
position paradoxale par le fait de donner à son œuvre le
socle d'une prétention de savoir de quoi il s'agit en ce
mot . D e savoir de quoi il parle au m o m e n t où il en parle.
D'être en état d'opposer, au sujet de ce qu'est la philoso
phie, et à ceux qui cherchent la philosophie parmi les
savoirs, rien d'autre à certains égards qu'un savoir qui en
son génitif non seulement objectif mais aussi subjectif
pourrait être dit le savoir m ê m e de la philosophie. Cette
prétention, et le paradoxe de cette prétention, se lient, et
se lient peut-être inséparablement dans le texte de
Diogène Laërce, à cette autre qui prête aux Grecs, là où
ils se tiennent à l'origine de la philosophie, d'avoir été en
m ê m e temps à la source de la race humaine. L'argument
qui élucide la spécificité de la philosophie c o m m e
51
modestie face aux sagesses barbares établit la position
singulière des Grecs doublement : à la place modeste
qu'il leur assigne dans le savoir, il les distingue simulta
nément de toute la supériorité de la race humaine.
Orphée inclus/exclu
L'un des traits de cette modestie, celui qu'Orphée sert
parmi beaucoup d'autres à n o m m e r , la décrit dans l'éco
nomie d 'un châtiment. La doxographie d'un prétendant
à la philosophie ordonne chez Diogène Laërce, presque
systématiquement, une série d'éléments comprenant des
informations sur leur vie, leurs œuvres, les circonstances
de leur mort, avant de conclure par quelque jugement,
propos rapporté, vers ou citation servant d'épitaphe.
L'évocation d'Orphée obéit à cette forme, tout en décri
vant sa vie et son œuvre c o m m e une faute, et en donnant
la voix pour dire sa mort et le circonscrire par une épita-
phe à son châtiment : « Cet h o m m e , la légende rapporte
que des femmes le firent périr ; mais l'épigramme qu'on
trouve à Dios de Macédoine dit qu'il fut frappé par la
foudre, elle qui est formulée ainsi : Ici les Muses ont ense
veli Orphée, le Thrace à la lyre d'orjlui que Zeus qui règne
sur les hauteurs a occis d'un trait fumant» (I, 5). La
modestie à laquelle Orphée est ainsi ramené, par une
évocation d'une extrême violence, est celle qui doit pré
valoir dans l'espace grec, qui différencie cet espace et par
52
laquelle Orphée le Thrace mieux que par son apparte
nance thrace et à la condition d'en payer le prix fort est
rattaché sans l'être à cet espace. Et telle est sans doute la
deuxième raison que Diogène Laërce a aussi bien de ne
pas savoir s'il convient d'appeler Orphée philosophe.
Orphée ne peut être rattaché à l'espace grec, à la modes
tie dans laquelle son savoir brille, que par le châtiment
qui anéantit en lui, en sa vie et en son œuvre, ce par quoi
il est en réalité tout entier rattaché à l'espace non-grec. Il
n'est au sein du m o n d e grec que l'anéantissement d u
dehors de ce m o n d e . C'est pourquoi l'appeler philosophe
est quelque chose qu'il ne semble pas réellement possible
de dire. Et c'est pourquoi la modestie de la philosophie,
la modestie inscrite dans son n o m , celle que Diogène
Laërce manie en ce point c o m m e opérateur d'inclusion
et d'exclusion en énonçant qu'il ne voit pas c o m m e n t
n o m m e r Orphée, semble se prêter c o m m e d'avance à
recueillir cette impossibilité dans un dire sans dire. À dire
la philosophie en tant qu'elle ne sait pas, en m ê m e temps
qu'à dire la philosophie en tant qu'elle sait qu'elle ne sait
pas. À n o m m e r Orphée c o m m e sage grec, en m ê m e
temps qu'à n o m m e r Orphée c o m m e impossibilité que
grec puisse n o m m e r un sage. À cette bordure, l'exclusion
incluante d'Orphée dit non seulement la philosophie par
son contraire, par une évocation d'Orphée et de n o m b
reux autres sages dans les pays barbares qui justifierait de
53
les ranger dans un autre genre de savoir que celui de la
philosophie, mais encore ne parvient à dire ce contraire
de la philosophie — ce contraire dont elle tire la possibi
lité de pouvoir dire a contrario une philosophie qui serait
elle-même, délimitée, non-proliférante — qu'en mêlant
déjà la différence et l'auto-affirmation de la philosophie
à ce jeu des contraires.
La philosophie et les sagesses barbares
Le n œ u d paradoxal, et pour cette raison ultimement
obscur, par lequel le texte de Diogène Laërce croise le
savoir d'Orphée et celui de la philosophie, semble bien
être, par ailleurs, le seul à jeter quelque lumière sur la
délimitation opérée entre la philosophie et les savoirs
barbares. Sans doute tout paraît-il et a-t-il paru se dire à
ce sujet, explicitement et définitivement, dans les phra
ses indéfiniment citées qui attribuent à Pythagore ou à
Léon tyran de Phlionte l'usage inaugural et véridique des
mots de philosophie et de philosophe, qui voudrait que
« nul n'est sage si ce n'est dieu », et que le philosophe ne
travaille pas plus loin que « chercher (ou chérir) la sagesse »
(I, 12). Mais cette différence, celle m ê m e que le propos
introductif de Diogène Laërce ressaisit et réaffirme pour
se la donner c o m m e orientation méthodique en vue de
son objet : l'exposition des vies et doctrines de ceux qui
ont marqué la philosophie ne semble pas par elle-même
54
capable de faire ce qu'elle fait : opérer l'exclusion des
sagesses barbares. Les paragraphes charnières qui organi
sent le passage de l'une à l'autre, de la question du c h a m p
concerné par le m o t de philosophie à un traitement de ce
c h a m p qui le restreint de fait au seul espace grec, asso
cient, après l'explicitation du n o m de philosophie, une
série de motifs qu'on peut proposer de résumer ainsi :
(1) une variété du registre au sein duquel philosophie et
philosophe inscrivent leur différence par rapport à sagesse
et sage, et qui enveloppe notamment sous le n o m de
sophistes tant des sages que des poètes ; (2) une liste de
sages dont la suite du texte de Diogène Laërce et peut-
être sa mise au point m ê m e 1 montreront qu'ils peuvent à
l'égard de la différence entre sages et philosophes être
rapprochés des seconds ; (3) des liens de succession qui
identifient ceux qui ont été connus c o m m e philosophes
par leur insertion dans des séries nominatives distinctes
et finies ; (4) des critères de spécification indépendants
dé ces séries, qui les identifient sur la base de ce qu'ils
ambitionnent ou non de saisir, du ou des livres écrits ou
non écrits par eux, des raisons ou des circonstances qui
ont conduit à leur dénomination publique, des études
1. Voir par exemple R . Goulet, « Introduction » du livre I des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, Le Livre de Poche, Paris, 1999, pp. 47-52.
55
que leurs recherches embrassent ; (5) une tripartition
thématique et historico-thématique de la philosophie en
étude physique, éthique et dialectique ; (6) une distribu
tion éthique et existentielle de la philosophie en diverses
écoles de pensée (I, 12-21). Sans doute cet ensemble de
motifs et sa relative consistance semblent bien fonder, en
dépit de quelques distorsions, le m o d e de composition
adopté par l'ouvrage de Diogène Laërce pour former, à
partir de données dispersées et disparates, ou à partir
d'œuvres l'ayant précédé dans cette démarche, un tout
referable au n o m de philosophie. Mais aucun d'entre eux
ne semble aussi bien répugner ou devoir répugner par
lui-même à une admission, au sein de cette m ê m e c o m
position et donc dans le champ de la philosophie, de l'un
ou de l'autre des éléments de sagesse barbare recueillis et
rappelés dans ces pages. Les choses semblent plutôt s'êt
re passées à l'envers. O n peut supposer que ces motifs
ordonnaient au contraire déjà le matériau avec lequel
Diogène Laërce rédige ses descriptions consacrées aux
non-Grecs : qu'ils faisaient apercevoir dans les sagesses
barbares elles-mêmes et dans leurs créations du mage , du
prophète ou du gymnosophiste d'autres inflexions savan
tes ou poétiques de la figure du sage vers celle du philo
sophe ; qu'ils faisaient discerner, notamment chez les
Perses et chez les Égyptiens, d'autres séries de successions
continues et identifiables ; appréhender chez eux et
56
ailleurs d'autres régimes de la connaissance, d'autres véri
tés, d'autres savoirs physiques, éthiques et logiques ; et
aussi bien découvrir hors de Grèce d'autres écoles de
pensée.
L'idée d'une philosophie barbare précède en réalité le
travail de Diogène Laërce, utilise avant lui les instru
ments d'analyse qu'il entend appliquer spécifiquement à
une elucidation grecque du philosophique, et c'est à la
fois vers et contre cette antériorité, en se rendant en
amont de toute sagesse, en amont des gestes devenus
c o m m u n s autour de lui d'imprimer sur les chemins de la
sagesse la voie qui les m è n e dans la philosophie, qu'il se
tourne vers le chant d'Orphée en tant que cet antérieur,
en tant qu'un plus ancien voire le plus ancien. Diogène
Laërce ne n o m m e en effet nullement Orphée un sage. A
son sujet il n'utilise pas ce mot , qui vaut pourtant à cer
tains égards pour tous les autres qu'il évoque et qui les
unifie thématiquement au sein de ces pages introductives
avant et afin de recevoir la différence du sage et du phi
losophe. Se demandant exclusivement (en ce qui le
concerne) s'il est possible de n o m m e r Orphée philosophe,
et avant de conclure (sous la détermination donc d 'un
troisième motif) qu'il ne voit pas de n o m pour le n o m
mer, Diogène Laërce inscrit en réalité dans son texte une
absence ou une occultation du m o t de sage qui met les
mots de philosophe et de le plus ancien (« Ils avancent
57
également Orphée le Thrace en disant qu'il fut un phi
losophe, et qu'il est le plus ancien » I, 5) dans une vio
lente tension. Il les dispose de manière à les faire disso-
ner, à faire entendre la dissonance qui les oppose crû
ment dès qu'on enlève à leur rapprochement le soutien
du double lien que le m o t de sage noue avec chacun
d'eux, et alors généralement entre eux. Orphée introduit
le cas d'une interruption de ce que sans doute ailleurs, et
visiblement dans l'ensemble des autres cas que Diogène
Laërce examine dans son propos introductif, le m o t de
sage met ou tend à mettre en continuité. Le cas d'Orphée
se présente c o m m e un cas de suspension d'une remontée
inscrite dans l'idée de philosophie du philosophe (celui
qui cherche et chérit la sagesse) vers le plus ancien (en
tant que l'un des n o m s et certainement un des n o m s
antiques de la sagesse). Il se présente c o m m e un cas de
perturbation d 'un ordre et d'une cohérence qui ten
draient à s'instituer entre le plus ancien, le sage, le philo
sophe, à autoriser entre eux des descentes et des remon
tées et à soutenir selon ces parcours les mouvements du
connaître, et il rend visible que cette perturbation a en
réalité pour foyer le n o m de sage là où ce n o m n'est pas
fixé à lui-même et à ses autres par celui de philosophe et
par la compréhension grecque de la philosophie.
Là où Orphée vient se présenter lui-même entre phi
losophe et le plus ancien, ou plus exactement là où sans
58
écart entre les termes il vient se présenter immédiate
ment et simultanément à une place unique unifiant^M/-
¿osophe&t le plus ancien, là où ce qu'il est et que Diogène
Laërce ne sait pas bien n o m m e r apparaît à la place
innommée du sage pour lier en son absence et hors de sa
nomination bien formée le philosophe et le plus ancien,
s'offrent des savoirs, des passions et des paroles dont le
mythe confie à des femmes, et l'inscription épigramma-
tique à la foudre divine, de les faire s'évanouir dans le
néant de la mort : « Celui qui n'a pas hésité à prêter aux
dieux la totalité de la passion humaine, et, par le biais de
l'organe de la parole, à leur prêter des actes obscènes rares
que certains h o m m e s commettent, celui-là la fable dit
que des femmes le firent périr, et l'inscription qui est à
Dios en Macédoine qu'il fut frappé par la foudre » (I, 5).
E n m ê m e temps, Orphée ne se présente pas à cette place,
ni n'y provoque cette perturbation ordonnée selon la
séquence d 'un crime et de son châtiment, indépendam
ment de la question du sage. C'est par ressemblance avec
des sages, avec des sages barbares et/ou des nominations
de sages mal ajustées au caractère différenciant d u m o t et
de l'idée de philosophie, qu'il apparaît à cette place. Et
c'est pour autant que ces ressemblances viendraient lui
donner l'aspect d 'un sage contenant en lui la virtualité
du philosophique qu'il apparaît au contraire c o m m e une
liaison catastrophique entre la philosophie et le plus
59
ancien. Sur ces bases, l'entrée en scène d'Orphée vient en
fait placer sous les yeux une ambiguïté constante du m o t
de sage, lequel n o m m e d'un côté l'accès au divin en
m ê m e temps que la gloire et/ou l'obscénité que les che
mins qui frayent cet accès font advenir pour les h o m m e s
et pour les dieux, d'un autre côté une modestie nécessai
re dans laquelle le savoir humain doit se connaître
c o m m e différent d'un savoir divin et qui mène à attri
buer au sage, à celui qui parmi les h o m m e s pourrait être
appelé sage, un n o m plus exact signifiant quelque chose
c o m m e une demie sagesse par le biais du m o t de philoso
phe. E n ce sens, la question de la philosophie, telle qu'el
le occupe le propos introductif de l'ouvrage de Diogène
Laërce, est celle de trouver un bon rapport entre ce phi
losophe et le sage, en m ê m e temps et par son biais qu'en
tre les deux faces opposées du sage. À vrai dire, ce pro
blème est moins résolu que rassemblé dans la formule
qui achève le mouvement de pensée de Diogène Laërce,
qui fait entrer dans l'exposition des vies et des doctrines
de ceux qui ont marqué la philosophie, et qui énonce à
la suite de Pythagore et de Léon tyran de Phlionte que «
nul (homme) n'est sage si ce n'est dieu ». Car, à bien
l'entendre, la formule continue en réalité à faire écho à
un sage saisi dans la figure d'un i n n o m m é et au bord
d'une frontière indécise avec le divin. Elle n'exclut pas
encore la réversibilité par laquelle son énoncé (« nul
60
n'est sage sauf à être dieu ») confère à n'importe qui et
éventuellement à n'importe quel h o m m e de se faire dieu
en tant que sage. C e n'est que sous l'effet de la double
restriction, qui sur le plan humain identifie le sage au
philosophe et fait entendre par philosophe celui qui ne va
pas plus loin que chercher et chérir la sagesse, que cette
réversibilité est interrompue. E n deçà, sage conserve deux
faces, le glissement obscur de l'humain dans le divin, le
remède à ce glissement opéré par sa transformation phi
losophique. Il demeure l'un de ces hybrides que Jacques
Derrida enseignait à découvrir dans la pharmacie de
Platon et dans le paysage grec2. Il est la possibilité d 'un
plus ancien, d 'un essentiel, d'une vérité, que ce glisse
ment et les opérations de ce glissement font atteindre, et
il est aussi l'impossibilité d'arrêter ce glissement et les
disséminations que son mouvemen t enclenche par des
moyens qui seraient réellement distincts de lui-même. Il
institue la position paradoxale d 'un savoir qui fonde son
extension du m ê m e geste par lequel il la retient, et dont
l'opération logique s'avère exactement consonner avec le
geste contradictoire par lequel Diogène Laërce, pour
démarquer ce que philosophie veut dire, à la fois ouvre
2 J. Derrida, « La pharmacie de Platon », dans Tel Quel, 32 et 33 (1968) ; La Dissémination, Paris, Seuil, 1972 ; Platon, Phèdre, Paris, Flammarion, 1992.
61
aux sagesses les plus variées et les plus nombreuses le ter
ritoire d'expériences et de connaissances susceptibles
d'en accueillir le trait différentiel et le restreint au seul
espace grec issu d'une liste finie de sages. Insoutenable —
ainsi qu'elle l'est — cette restriction l'est entre autres de sa
configuration paradoxale. Source de difficultés inextrica
bles - ainsi qu'elle l'est également - elle l'est tout autant
d'avoir elle-même des difficultés pour source. Pris dans
ces contraintes et dans l'aporie métaphysique dans
laquelle elles l'enferment, Diogène Laërce s'exprime au
sujet de la philosophie barbare de la manière la plus
injustifiable. Il écrit, o n le sait, ceci : les auteurs qui sou
tiennent une telle origine à la philosophie « ne s'aper
çoivent pas qu'ils attribuent aux Barbares les réalisations
des Grecs, lesquels furent à l'origine en vérité non seule
ment de la philosophie, mais m ê m e de la race humaine »
(I, 3). La formule semble bien fixer et fixe certainement
la question de la manière à son tour la plus catastro
phique. Nouant là aussi au sein de l'espace grec, directe
ment , par-dessus l'instabilité inhérente au m o t de sage, le
n o m de philosophie à celui de plus ancien, de c o m m e n
cement, d'arkhè, elle ne semble pas savoir opposer à la
catastrophe orphique, passionnée, bavarde, obscène et
ultimement châtiée de ce lien, autre chose que sa cata
strophe citoyenne, redressée, bien née, impunie. Elle
semble bien déjà confier ultimement et banalement le
62
pouvoir et la tâche de border les aventures du sage à la
succession historique de deux mythes, celui originaire
ment des dieux souverains, puis celui — c o m m e mythe
devenu peut-être non moins impitoyable pour nous — de
la raison souveraine. Et elle paraît alors peut-être annon
cer en m ê m e temps, contre l'un et l'autre, malgré elle, à
quelques siècles de distance, une tâche c o m m u n e et
symétrique requérant d'affirmer du philosophique dans
les sagesses, et de la modestie du sage dans la philosophie,
afin que continue aussi bien l'instable rapport du sage et
du philosophe autant que du grec et du barbare. Mais la
réponse de Diogène Laërce pouvait difficilement elle-
m ê m e , dans le temps de sa profération, se cantonner et
s'abriter dans ce qui nous paraîtrait ainsi être deux
mythes. Ni réellement dans le plus ancien, celui des
dieux souverains, trop près encore des batailles dans les
quelles son propre propos a été rendu possible. Ni davan
tage dans le plus moderne, celui de'la raison souveraine,
encore insoupçonné c o m m e mythe. Aussi Diogène
Laërce dit-il en réalité autre chose quand il place les
Grecs « à l'origine en vérité non seulement de la philoso
phie, mais m ê m e de la race humaine ». À y regarder de
près, on peut penser qu'il les immobilise et les statufie
moins à une source qu'il ne les met en marche devant. E n
grec arkhein a d'abord ce sens et par ce sens s'associe à
l'effective compréhension que Diogène Laërce semble se
63
donner de ce qui peut et doit retenir le philosophe à l'é
gard des aventures nombreuses et variées du sage, à savoir
de ne pas marcher trop vite. « C'est en allant trop vite,
écrit-il, qu'on donne les n o m s de sagesse et de sage » (I,
12). Plus que par un mythe ancien ou moderne, la rete
nue paradoxale du philosophique se proposait en réalité
d'assurer la protection du sage par une prudence et par la
connaissance c o m m u n e qui conseille à celui qui va
devant de ne pas marcher trop vite. Sans doute ce savoir
universellement répandu et aussi invérifiable que toutes
les vérités de sa sorte ne protège-t-il pas Diogène Laërce
lui-même contre son aveuglement au sujet des Grecs et
des Barbares, ni ne lui accorde-t-il d'apercevoir chez ces
derniers la conjonction de vitesse et de lenteur, d'exalta
tion et de retenue, d'extension et de retrait qu'il identifie
et laisse finalement insaisissable aux bords de la philoso
phie. Mais il sort probablement sa question des simples
affrontements avec le mythe pour l'insérer dans une poli
tique du temps.
Orphée noir
Se tenir hors de l'opposition et de la complicité
mythiques entre le mythe et la raison afin de déplacer la
question sur le plan d'une politique du temps caractérise
certainement l'introduction rédigée en 1948 par Jean-
Paul Sartre pour XAnthologie de la nouvelle poésie nègre et
64
malgache de Leopold Sédar Senghor3. Tout entière ten
due vers l'explicitation du geste poétique de Senghor,
Césaire, D a m a s , Diop, Laleau, Rabéarivelo et, à travers
eux, de la geste nègre d'un Orphée noir, la réflexion de
Sartre paraît sans doute loin de la compréhension
grecque que Diogène Laërce cherchait à se donner de la
philosophie. Tant dans son thème : l'expression poétique,
que dans son adhérence territoriale : faire droit à un
continent noir. Sartre, pourtant, y engage bien la philo
sophie, et certainement un ensemble de chapitres noués
à son origine grecque. N o n seulement la négritude, théo
risée par Senghor ou chantée par Césaire, lui paraît pren
dre son vrai sens de se laisser traduire en langage heideg-
gerien c o m m e « être dans le m o n d e du nègre » (p. 194),
mais c'est encore Bergson qui permet de conforter ce
Dasein d'un soutien de l'intuition contre l'intelligence
(p. 195), Lucrèce d'une énergie fondamentale d'une
terre-mère (p. 199), Nietzsche d'une compréhension
passionnelle de la souffrance (p. 200), Pascal d 'un savoir
contrarié de la chute (p. 203). La relecture du recueil de
Senghor opérée par Sartre se dote par là indiscutable
ment d'une liste finie de sages, tous grecs ou descendants
de grecs, pour penser, et aussi bien exalter et retenir, les
3. J.-P. Sartre, « Orphée noir », dans Situations, III, Paris,
Gallimard, 1949.
65
aventures du sage dans la geste nègre. La comparaison
avec la mise au point inaugurale de Diogène Laërce per
mettrait néanmoins de marquer les différences suivantes.
(1) « Orphée noir » inverse évidemment les bords entre
lesquels s'élucident la performance du connaître et ses
supports réflexifs. Prélevés chez le premier contre les
sagesses barbares et près du savoir grec, ils le sont chez
Sartre à l'opposé de la science coloniale et au plus proche
d'un pur chant noir. (2) Le changement d'orientation
inverse en m ê m e temps le pôle de la faute soumis à la
séquence du crime et du châtiment, et celui de la discus
sion critique du problème appelée à jeter ses lumières sur
le sage. Alors que chez Diogène Laërce le verbe poétique
d'Orphée sert à faire apercevoir la limite inaudible et
coupable d 'un savoir excédant l'humain, il soutient chez
Sartre, en sa version noire, l'humaine prise de conscien
ce d'un radicalement innocent par la pulvérisation poé
tique des dissimulations du crime colonial et de la traite
négrière effectuées par l'universalisation chrétienne du
péché et sa complicité avec la bonne conscience ration
nelle blanche. (3) Dans cette recherche à pôles inversés,
la stabilisation du sage au sein des glissements hors de soi
de l'humain et par ces glissements m ê m e s , au lieu d'être
opérée c o m m e chez Diogène Laërce à une frontière
(paternelle et signifiante) transgressée du divin, l'est à
l'autre bout, au profit d'une conscience réfléchie nègre,
66
sur le fond (pansexuel et infralangagier) reconquis d 'un
naturel. (4) L'inversion des perspectives se détache des
affrontements mythiques entre lesquels se partageraient à
la fois les aventures risquées du sage ou du réfiexif et les
destins séparés des peuples du m o n d e , en les différen
ciant, ainsi que faisait déjà Diogène Laërce, par des
séquences simplement temporelles. À côté de la tempo
ralité du philosophe grec marchant devant avec cir
conspection et à distance de toutes les fusions précipitées
des sagesses barbares avec le divin et avec ce qu'elles pres
sentent de divin dans le philosophe m ê m e , Sartre met en
lumière celle de la marche à reculons précautionneuse de
la conscience noire retenant entre ses doigts — aussi long
temps que cela sera nécessaire et pas davantage — sa pro
pre conscience conquise sur elle-même ou à partir d'elle-
m ê m e avec les instruments volés au blanc. (5) La mise à
distance du mythique au profit du temporel inscrit la
réflexion de l'un c o m m e de l'autre dans un espace poli
tique. Dans la cité, bien entendu, mais c o m m e on pour
rait aussi le montrer précisément, chez Diogène Laërce.
Dans une historicité militante frayant la voie à l 'huma
nité chez Sartre. À la faveur de ces déplacements, et au
plus près d'un Orphée noir, on peut alors reconnaître à
Sartre d'avoir véritablement su renverser l'univers de
définition d'une conscience que Diogène Laërce aurait
dit barbare. Commentan t par exemple Césaire :
67
et la mer pouilleuse d'îles craquant aux doigts des roses
lance-flamme et mon corps intact de foudroyé
il relève c o m m e n t - à la différence de la poésie de
l'Orphée grec frappé à mort par la foudre divine - ces
vers, reprise profanée d u sacro-saint p o è m e homérique,
désorganisation de ses mots, parasitage de son paysage,
rébellion de ses éléments, à la fois foudroient « d 'un feu
blanc le grand Titan noir » et le laissent se relever
« intact, éternel, pour monter à l'assaut de l'Europe et d u
ciel» (pp. 191-192). Il demeure que ce renversement,
on le sait, possède u n pendant. Sartre ne parvient à voler
à son tour le temps, le temps politique, d'une prise de
conscience nègre dans l'exaltation de l'Orphée noir qu'au
prix d'une liaison directe et sans aucun espace d'aventu
re entre la conscience ouvrière européenne et l'histoire
déjà tracée de l'émancipation d u genre h u m a i n .
L'Orphée noir se voit conférer le temps de sa propre
découverte, le jeu ouvert de son glissement vers l'humain
réglé par rien d'autre que ses possibilités de glissement,
l'exaltation de soi dans la poésie pure, une consistance
politique de ses créations surréalistes, à l'intérieur d'une
temporalité plus universelle qui a déjà et définitivement
enrôlé la liberté d u prolétaire blanc dans le savoir faire
professionnel, la maîtrise technique de la matière, la dis
cipline d u travail, l'organisation calculée des luttes, la
rationalité pragmatique de l'action. Q u i a séparé son
68
combat politique des obscurités de sa subjectivité et des
ambivalences du m o n d e de l'art (pp. 172-174). Aussi
rendre à tous la philosophie c o m m e instabilité inhérente
à la figure du sage requiert-il peut-être, aujourd'hui,
deux gestes supplémentaires. Libérer à son tour le temps
politique libérateur du mythique, ne régler par rien d'au
tre que ce qui glisse en lui le glissement du temps. Faire
programme à nouveau de la capacité de « l'éternel procé
dé qui consiste à jeter un pont entre les deux termes les
plus éloignés en espérant sans trop y croire que ce "coup
de dés" délivrera un aspect caché de l'être » (p. 190), ne
pas en répartir inégalement la fécondité selon les peuples
et selon les momen t s historiques, se demander à soi
autant qu'aux autres c o m m e n t philosopher aujourd'hui
en Afrique et ailleurs, ainsi que la présente discussion y
invite.
69
Philosopher aujourd'hui en Afrique :
Pour une éthique de la transgression
Lomomba Emongo
E n guise d'introduction : le substantif et l'infinitif
L'étude que voici se veut, à l'issue, un prétexte intro-
ductif à la recherche en alternatives qui, ce m e semble,
s'impose maintenant plus que jamais en contexte africain
sur des sujets aussi variés que la transformation de l'Etat,
l'approche des traditions locales, le statut des sciences
humaines questionnant en dehors de leur lieu natal, etc.
Voici que l'étude qui s'ouvre part elle-même d 'un autre
prétexte, fourni par la question organisant un atelier de
philosophie lors de la Troisième journée de la philoso
phie à l ' U N E S C O : C o m m e n t philosopher aujourd'hui
en Afrique ?
Vaguement déjà entendue est, de prime abord, cette
question qui, en effet, rappelle en creux la déjà vieille
problématique de l'existence ou non d'une philosophie
africaine. Cependant, l'usage de l'infinitif « Philosopher »
71
attendant d'être conjugué plutôt que du substantif
« Philosophie » donnée c o m m e une pensée advenue ou
en train de l'être, vient titiller à deux niveaux peu et
inégalement explorés les chroniques insomnies de l'éter
nelle inquiétude philosophique.
D'abord, les non-dits, certains d u moins, de la pro
blématique de l'existence ou non d'une philosophie afri
caine. Banalisée par des décennies d'argumentation
inflationniste pour ou contre, elle ne laisse pas de sur
prendre par la référence devenue normative à l'Europe,
à l'Occident plus généralement. Il nous faut pousser la
réflexion plus loin que les accusations d'occidentalisme
et d'élitisme émises à l'encontre de certains auteurs
et/ou courants de la philosophie africaine.
L'explicitation de la situation historique du philosopher
en contexte africain nous servira de cadre pour cette
réflexion.
Ensuite et fort subtilement, l'infinitif « Philosopher »
suscite une perspective rarement, sinon jamais évoquée :
la possibilité des alternatives africaines, dans l'espèce phi
losophique. O n pourrait penser que je ressuscite de vieux
rêves ; rien du tout. La recherche en alternatives africai
nes dans l'espèce philosophique ne peut se contenter ni
du discours à certains égards extrême de la « spécificité
africaine » par opposition, voire par exclusion de toute
autre référence (Emongo , 1990) ; ni du combat à mort,
72
mais véritablement sans objet, de la modernité contre la
tradition et vice versa, dans l'hypothèse d'une tradition
tombant sous les coups de la modernité en Afrique
(Emongo, 2002) ; ni dans la proclamation sans nuances
d 'un universalisme qui, systématiquement, s o m m e
l'Afrique de rattraper son prétendu retard historique sur
l'Occident. M'importe plutôt de recharger et de réorien
ter l'infinitif « Philosopher » à deux niveaux complémen
taires à la situation historique : le niveau de la situation
interculturelle de l'intellectuel formé à l'occidentale
qu'est le philosophe africain et le niveau des alternatives
africaines dans l'espèce philosophique.
L'accent mis sur l'infinitif « Philosopher » promet,
je l'espère du moins, un aboutissement sans doute osé
dans une éthique de la transgression. Aboutissement
est, cependant, une manière approximative de n o m m e r
l'introduction que se veut la présente étude à une quête
aujourd'hui nécessaire et urgente des alternatives afri
caines à l'intérieur de la quête universelle des alternatives
à la modernité venue d'Europe et désormais en perte de
vitesse. Aboutissement osé, car si introductif soit-il cet
aboutissement nous installe d'emblée dans l'affronte
ment avec ce que j'ai appelé, ailleurs qu'ici, « l'ordre
établi de penser» (Emongo , 1995) que représente à
mes yeux la référence normative à l'Europe chez n o m
bre de penseurs africains et/ou africanistes.
73
Aboutissement osé dans l'éthique, car il s'agit d'élaborer
en fin de compte les lieux fondateurs, les conditions de
possibilité d 'un agir, ici d 'un philosopher, dont l'impé
ratif implique le préalable d 'un nécessaire désarmement
normatif de la référence à l'Occident et la prise en
compte de la pensée jusque-là maudite au regard de
cette référence. D e la sorte, l'éthique de la transgression
attendue s'alimente aux sources des vertus propres à la
notion d'alternative.
Telle s'annonce l'ossature m ê m e de la présente
réflexion : expliciter la situation historique du philoso
pher africain à ce jour, expliciter la situation intercultu
relle d u philosophe africain formé à l'occidentale, esquis
ser les grandes lignes d'une éthique de la transgression
dans l'espèce philosophique africaine. Et d'abord, expli
citer le concept liminaire de « situation ».
Liminaire : le concept de « situation »
Le concept de situation m'inspire deux réflexions :
l'état des lieux de la pratique philosophique en question
et la position référentielle du pratiquant.
Établir un état des lieux du philosopher africain
évoque ce qu'est la philosophie africaine dans sa matéria
lité. N o u s serions là, en termes propres, dans la perspec
tive d'une histoire de la philosophie africaine. Plutôt que
7A
de refaire l'histoire de la philosophie africaine1 o u de
m'enliser dans le débat sur le statut théorique d u discours
dans l'espèce philosophique africaine2, le concept de
« situation » dans la perspective des alternatives exige,
sans y échapper, d'élever la réflexion de la facticité à la
prospective, des faits historiquement attestés aux pro
messes inhérentes au philosopher dans ce qu'il a de n o n
fini et de non définitif, de conforme aux chroniques
insomnies de l'éternelle inquiétude philosophique. Je m e
dois, ainsi, de transgresser les prescriptions faciles quant à
ce que sera ou doit être la philosophie africaine, de m ê m e
que les proclamations non moins faciles de ce qu'est, déjà,
ou que ne peut pas être la philosophie africaine3, vers ce
1. Cette histoire de la philosophie se fait, avec un bonheur inégal, aussi bien sur le continent africain (Smet, 1975, 1980 ; Sumner, 1988 ; Binda, 1994) qu'en diaspora (Wiredu, 1980, Appiah, 1992). . .
2 . Don t l'interrogation liminaire consiste, suivant les termes de Tshiamalenga (1977 : 34), à préciser au préalable « l'idée qu'on se fait des exigences auxquelles doit satisfaire une pensée pour être appelée philosophique ».
3. Bien inutile est à mes yeux la dette consistant à devoir établir en raison la légitimité et la validité exclusives d'une option particulière projetée sur l'ensemble du philosopher africain en l'occurrence. À un Mutunda M w e m b o (1991), par exemple, on a envie tout de suite de demander en quoi la légitimité de l'herméneutique africaine qu'il vise s'épuise dans les objectifs poursuivis par les quelques auteurs qu'il examine dans son opuscule. Plus généralement, une certaine façon de
75
que j'appellerai dorénavant la situation historique d u
philosopher en contexte africain.
La position d u philosophe africain, puisque c'est de
lui qu'il s'agit, se ressent d'une référence culturelle m u l
tiple. D e u x cultures sont prédominantes dans cette
conjoncture : l'héritage des traditions académiques
d'Occident, auquel a été formé le philosophe africain et
qui détermine pour l'essentiel l'allégeance de sa pratique
philosophique ; l'héritage des traditions orales africaines,
auquel il a été élevé et qui le sollicite encore et toujours,
qu'il l'assume ou qu'il la récuse4. Le concept de « situa
tion » dans la perspective des alternatives exige, ici, de
transgresser ce que G a d a m e r (1976) a appelé « la situa
tion herméneutique » d 'un entre-deux de familiarité et
d'étrangeté (nous y reviendrons) dans la médiation entre
le passé et le présent vers ce que j'ai (Emongo , 1997)
appelé la situation interculturelle qui nous situe en
l'Entre-traditions dont il sera question plus loin.
parler de la philosophie africaine prise globalement, c'est-à-dire et dans l'espace et dans le temps, avoisine l'abus de langage. J'y reviendrai.
4 . Nombreuses sont les études, par des Africains (Buakasa, 1978 ; Éla, 1998) et des non Africains (Ziegler, 1988 ; Garaudy, 1977 ; Latouche, 1998) qui tentent de lire l'apport des traditions africaines non seulement aux Africains d'aujourd'hui, mais possiblement à la transformation de la destinée humaine en général à l'ère post-moderne et post-industrielle.
76
Ainsi, m a démarche dans le sens d'une éthique de la
transgression, à l'intérieur d'une recherche en alternatives,
circule de la situation historique à la situation intercultu
relle. E n fait, la notion de « situation » telle qu'explicitée
ci-dessus circonscrit les deux avenues de cette démarche.
La situation historique d 'un philosopher africain
L'approche de la situation historique d u philosopher
africain ne peut éviter sa dimension historique évidente.
Celle-ci tient son matériau de base dans l'hylétique des
pratiques philosophiques africaines. Ces dernières quant
à elles se laissent lire sous plusieurs angles possibles :
selon l'état des lieux suivant une évolution historique d u
passé à aujourd'hui ; selon les thèmes dominants ou
récurrents ; selon les courants identifiables dans l'espace
et dans le temps ; selon le rapport de la philosophie et de
la politique sur le continent, etc. Si, c o m m e déjà indi
qué, je m'abstiendrai ici de proposer une nouvelle varian
te de l'histoire de la philosophie africaine, je partirai
néanmoins de certaines d'entre elles, actuellement en cir
culation, dans un souci plus interrogateur que descriptif.
L'explicitation de la situation historique d u philoso
pher africain traverse trois lieux du discours ambiant :
l'héritage académique d'Occident, l'étymologie peu
discutée du m o t philosophie, les pressenties origines
négro-égypto-pharaoniques de la philosophie.
77
De l'héritage académique d'Occident
Globalement, la situation historique du philosopher
africain se dégage dans le cadre de la pratique philoso
phique en contexte africain. Il s'agit d'une pratique
quasi-exclusivement académique, suivant les règles de
l'art propres au milieu académique et s'inscrivant d'offi
ce dans le cadre institutionnel de l'université, qui s'inscrit
elle-même dans le cadre culturel de la modernité. D e
sorte qu 'un N g o m a Binda a beau s'indigner de l'obé
dience européenne et occidentale de certains de ses col
lègues pour qui « toute entreprise philosophique qui ne
"se réfléchit pas dans les grands penseurs" et ne puise pas
sa matière dans la soi-disant tradition philosophique uni
verselle est jugée sans consistance » (1977 : 156). Le fait
est qu'il n'est point d'entreprise philosophique du tout,
en contexte africain, qui n'ait cours en dehors de l'héri
tage académique de la colonisation5. E n plus du recours
5. Sur un autre plan, m a réponse à Bongeli Ye Ikelo (Emongo 1990) peut être valablement opposée au présupposé du philosophe N g o m a Binda qui, c o m m e le sociologue Bongeli Ye Ikelo, croit parler à partir d'une région théorique inexpugnable par le reproche qu'il adresse aux autres. E n dehors des préjugés tenaces, dictés sans doute par les urgences africaines, quant à ce que serait une philosophie ou une sociologie vraiment utile à l'Afrique contemporaine, les deux auteurs donnent - à des degrés divers - dans un paradoxe : appeler de tous leurs v œ u x une philosophie ou une sociologie typiquement
78
aux langues de l'ancien colonisateur, les schemes et sché
m a s de penser, mais aussi les paradigmes en sous de la
pratique comportent tous une référence quasi-obligée à
cet héritage. Aucune parcelle du contexte philosophique
africain n'y échappe ni sur le continent ou dans la
diaspora, ni quand la pratique philosophique est le fait
des Africains d'origine ou des africanistes étrangers à
l'Afrique, ni dans le cadre de l'enseignement supérieur et
universitaire ou dans le cadre des idéologies politiques, ni
les auteurs ni les courants, y compris ceux qui croient
restituer ou retranscrire sans plus une philosophie pré
existante6.
Evacuer la référence à l'héritage académique et à quel
prix ? L'assumer, jusqu'à quel point et à quelles condi
tions ? D e u x pistes de réflexion vont se développer dans
la suite de m o n propos. La première vient de J. M . Ela
africaines sans opérer, pour ce faire, un déblayage des paradigmes. E n effet, ce sont encore les définitions et assertions héritées de la colonisation qui guident leur revendication d'une philosophie ou d'une sociologie typiquement africaines.
6. Je ne pense pas seulement à Tempels et aux tempelsiens. L'historien et égyptologue Théophile Obenga (1999), l'ethnologue Marcel Griaule (1966) le docteur T . Fourche et son co-auteur Morlighem (1973) ont également tenté de livrer une philosophie préexistante, m ê m e si tous n'ont pas baptisé leur trouvaille de philosophique.
79
(1993 : 282) constatant combien « l'université dévelop
pe, d'une manière systématique dans l'esprit de celui qui
passe par elle, une attitude tout à fait typique [...] selon
laquelle il n'y a en réalité pas de science véritable, pas de
connaissances réelles, en dehors de celles qui sont élabo
rées dans l'institution universitaire [d'où] le savoir est en
question à partir du m o m e n t où il n'est pas produit par
l'université mais également lorsqu'il vient d'ailleurs, en
dehors des lieux officiels dans lesquels jusqu'à présent on
a pensé que le savoir devrait naître ». La situation géné
rale de la philosophie en contexte africain participe à l'é
vidence de cette attitude typique. La deuxième piste tient
en la paraphrase de Foucault (parlant de Hegel et de la
philosophie contemporaine) par M u d i m b e (1982 : 12-
13) : « Pour l'Afrique, échapper réellement à l'Occident
suppose d'apprécier exactement ce qu'il en coûte de se
détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu'où
l'Occident, insidieusement peut-être, s'est approché de
nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet
de penser contre l'Occident, ce qui est encore occidental ;
et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore
peut-être une ruse qu'il nous oppose et au terme de
laquelle il nous attend, immobile et ailleurs ». Voilà un
défi dont le philosopher africain n'a pas encore pris
l'exacte mesure, tant peu l'assomption ou le rejet de la
référence à l'héritage académique d'Occident nous tirent
80
d'affaire, en fin de compte. D ' o ù la légitimité d'une
recherche en alternatives...
De l'étymologie peu discutée du mot « philosophie »
Dans l'espèce philosophique africaine, le débat a
rarement sinon jamais pris en considération la charge
étymologique du m o t « Philosophie » autrement que
dans son assertion établie par l'histoire philosophique
occidentale. Tout en reconnaissant c o m m e philoso
phiques les pensées, sentences, maximes, hymnes
orphiques, poèmes et mythes de certains auteurs
antiques et plus récents, la philosophie n'a jamais été
conçue que c o m m e l'amour inlassable de la sagesse. U n
Tshiamalenga (1977 : 37) discourant sur ce qu'est la phi
losophie, verra là l'opportunité d'une analogie satisfai
sante pour conclure « que l'ensemble des énoncés expli
cites des négro-africains traditionnels relatifs à ce qu'il en
est en fin de compte (pour eux) de l ' h o m m e , du m o n d e
et de l'absolu, constituent "la philosophie africaine" tra
ditionnelle tout c o m m e les fragments présocratiques
constituent "la philosophie" présocratique ». Mulago
(1965 : 148) de son côté distingue la philosophie for
melle qui est « connaissance consciente d'elle-même, une
pensée conçue en forme de pensée », de la philosophie
matérielle, propre aux Bantu, qui serait « une connaissan
ce intuitive, une appréhension spontanée de la réalité,
81
une pensée non discursive ». Certes, nos auteurs n'appar
tiennent pas à la m ê m e école et n'établissent pas néces
sairement u n ordre d'importance dans les distinctions
qu'ils opèrent en parlant de la philosophie. Toutefois,
philosophie traditionnelle africaine et philosophie maté
rielle semblent aller dans le m ê m e sens : la sagesse serait
parallèle, voire extérieure, sans doute antérieure au savoir
p r o m u rationnel, étape d'avènement de la philosophie au
sens rigoureux du m o t ; mais d'articulation entre les
deux versants de son étymologie, il n'y en a point7.
L'omission est totale dans les discussions philoso
phiques africaines quant au statut théorique du savoir et
de la sagesse dans la définition étymologique de la philo
sophie. L'adoption massive de la philosophie c o m m e
exclusivement savoir, a conduit à l'asservissement de la
sagesse et, le plus souvent, à l'infériorisation de tout ce
qui lui est accolé. Et plus, le savoir est généralement associé
à l'Occident c o m m e la sagesse l'est à l'Afrique suivant un
7. O n retrouve ce schéma de penser chez nombre d'auteurs. Exemplaire est l'exemple de Kinyongo ( 1979a et b) parlant des « éléments de discursivité » (mythes, légendes, récits, masques...) tout juste « d'essence intentionnelle » au sens où, sans plus, « ils veulent dire ». C'est l'interprétation philosophique, l'herméneutique philosophique très précisément qui vient leur conférer le pouvoir de dire, le sens.
82
schéma disjonctif. D e sorte que m ê m e lorsqu'est recon
nu à la sagesse africaine une certaine noblesse philoso
phique, non seulement cela advient dans le cadre précis
de la pratique académique de la philosophie, mais on ne
m a n q u e pas, ce faisant, de poser la sagesse à l'autre extrê
m e du savoir, particulièrement du savoir rationnel.
L'opposition entre savoir et sagesse s'aligne, à moins de
s'y alimenter, sur les oppositions plus anciennes entre les
« ténèbres » africaines et les « lumières » européennes, et
d'autre plus récentes entre le sous-développement sévis
sant en Afrique et le développement advenu en Occident
soi-disant. D ' o ù les appels au rattrapage de l'Occident
transigent généralement par ce qu'Elungu Pene Elungu a
appelé le « culte de la raison » au sens où, dit-il (1986 :
179), on doit avancer « en recourant décidément à la rai
son, en se servant, en tout et partout, de la raison c o m m e
fil conducteur »8. Q u e des questions demeurées ouvertes ! D u
savoir et de la sagesse, lequel/laquelle en impose à l'autre ?
8. Je réponds à Elungu Pene Elungu dans mes publications antérieures (voir E m o n g o , 1995 et 1999). M a critique est complétée, de manière constructive, par ceux qui, c o m m e Buakasa Tulu Kia M p a s u , se demandent : « Les sciences de l'Occident : pour quoi faire ? » (1978) ou bien fouillent l'intelligibilité des réalités culturelles africaines telle la Kindoki ou sorcellerie (1973) ou bien encore explorent la latence et la patience de la religion africaine traditionnelle (1979) en dépit des agressions subies de l'extérieur et de l'intérieur.
83
Quelle serait la sagesse intrinsèque de la philosophie
c o m m e savoir et quel serait le savoir propre à la philoso
phie c o m m e sagesse ?
Qu'implique d'ainsi dissocier, pour le dire en ces ter
mes-là, logos et mythos ? Des deux choses l'une : ou bien
on verse dans l'occultation ou bien on donne dans l'ex
cès. Occultation de la possibilité, dans l'espèce philoso
phique prise à sa racine étymologique, de l'appel et de la
réponse mutuels de l'amour et de la sagesse, de l'amour
de la sagesse et de la sagesse de l'amour, sans possibilité
de trancher pour la primauté de l'un ou l'autre terme de
l'équation autrement que de manière arbitraire, voire
irrationnelle. Excès de zèle qui, en croyant démythifier
au n o m et par la raison triomphante, conduit en fait
dans un nouveau mythe, le mythe de la techno-science
par exemple, dont Heidegger (1976) dit qu'elle est
l'aboutissement et la fin de la philosophie9. Voilà autant
9. Et de préciser que « la philosophie prend fin à l'époque présente. Elle a trouvé son lieu dans la prise en vue scientifique de l'humanité agissant en milieu social. Le trait fondamental de cette détermination scientifique est par ailleurs son caractère cybernétique, c'est-à-dire technique » (1976 : 116). Et encore : « La fin de la philosophie se dessine c o m m e le triomphe de l'équipement d 'un m o n d e en tant que soumis aux commandes d'une science technicisée et de l'ordre social qui répond à ce m o n d e . Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la
84
de considérations qui viennent nourrir une recherche en
alternatives, à partir de la racine étymologique de la phi
losophie. Certes, je n'ai rien tranché entre le savoir et la
sagesse, entre l'amour de la sagesse et la sagesse de l'a
m o u r ; mais les interrogations soulevées sous cette
rubrique témoignent de la pertinence d 'un renouvelle
ment du discours. Et davantage : elles témoignent de la
nécessité d'assumer ce renouvellement d u discours
c o m m e défi, entre autres, au triomphe de la raison à
laquelle a été réduite la philosophie, ainsi qu'à la culture
qui a consacré ce triomphe réducteur. Sans exiger de rele
ver un tel défi, l'observation de R a y m o n d Panikkar
(1998 : 103) va dans le m ê m e sens : « O n s'est interrogé
sur ce qu'est la philosophie en partant de ce que, à l'ori
gine, les Grecs entendaient par-là. À partir d'une culture
et avec les instruments de cette m ê m e culture, nous
pensée de l'occident européen » (p. 118). D e sorte que la tâche de la pensée à la fin de la philosophie revient à regarder dans l'essence de la technique - c'est cela le tournant, die Kehre. O n voit combien, presque incidemment, les philosophes africains s'alignent sur la perspective eurocentrique de la pensée heideggerienne. Classique est devenue chez nombre d'entre eux la recherche des voies et moyens pour l'Afrique de rattraper l'Occident, d'intégrer aussi rapidement que possible l'univers technicisé à l'occidentale. Si certains discutent l'apparentement de la civilisation mondiale avec l'héritage occidental, peu ont le courage d'oser penser en termes d'alternatives africaines à l'hégémonie occidentale.
85
avons approché des terres lointaines — des cultures étran
gères. Cela est d'autant plus significatif que m ê m e la
majorité des érudits issus d'autres cultures se sont
empressés de nous montrer que ce que l'on appelle de ce
n o m existait aussi dans leurs cultures respectives ».
Des origines africaines de la philosophie
La situation historique de la philosophie en contexte
africain se ressent, depuis la conférence du savant égypto-
logue Cheikh Anta Diop « Existe-t-il une philosophie afri
caine ? Apport de l'Egypte à la pensée philosophique m o n
diale » (1976), du poids des origines de la philosophie.
Celles-ci seraient noires, égyptiennes et pharaoniques,
sources d'enseignement et, par la suite, d'inspiration des
premiers philosophes grecs. Fort des thèses du m ê m e
Cheikh Anta Diop (1967) sur l'antériorité africaine et
noire vis-à-vis de la Grèce, Théophile Obenga (1990) de
son côté n'hésitera pas à proclamer, ni plus ni moins,
l'existence d'une philosophie égypto-négro-pharaonique.
Confiant dans la rigueur scientifique de l'égyptologie, on
pourrait en tirer argument et tenir pour acquis que, de
par son origine noire et égyptienne, la philosophie est
depuis toujours un produit culturel africain. C e serait
aller trop vite en besogne, si n'étaient examinés au
préalable trois problèmes inéliminables purement et
simplement : le caractère après coup de la détermination
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philosophique de la pensée égypto-pharaonique, les cri
tères de fiabilité de la restitution de cette philosophie ori
ginaire et les limites de sa possible réappropriation
aujourd'hui.
Premièrement, l'égyptologie n'ayant pas encore déchif
fré le m o t « philosophie » dans les textes de l'Egypte
pharaonique à m a connaissance, c'est rétrospectivement
que la détermination « philosophique » est accolée à l'en
semble de l'héritage égypto-pharaonique, c'est bien après
coup et quelques milliers d'années plus tard que l'Egypte
pharaonique se découvre détentrice de philosophie.
Certes, il n'est pas illégitime de relire l'origine inspiratrice
à partir des lieux inspirés ; mais il est réducteur, dans
l'espèce philosophique notamment , de prétendre rendre
l'origine telle qu'à l'origine à partir des fragments et dans
les termes et dans la perspective rationnelle de ces frag
ments. D e telle sorte que si l'Egypte pharaonique a inspiré
ce qui va devenir la philosophie en Grèce, c'est qu'elle
avait développé quelque chose de plus grand, de plus
noble que les fragments présocratiques qui en ont été tirés !
Est-ce à dire qu'il n'y a jamais eu quelque chose de tel que
la philosophie, soit par analogie soit au titre « d'équivalent
10. Expression que j'emprunte à Raymond Panikkar qui l'explicite c o m m e suit, en parlant de la philosophie (1998 : 104) : « Les équivalents homéomorphiques ne sont pas de simples traductions
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homéomorphique »10 en Egypte pharaonique ? Q u e non ! Cependant, la nuance s'impose face à deux attitudes également zélées et aux antipodes l'une de l'autre : le zèle de
littérales, pas plus qu'ils ne traduisent simplement le rôle que prétend jouer le m o t originel (en l'occurrence la philosophie), mais ils visent une fonction équivalente (analogue) au rôle supposé de la philosophie. Il s'agit donc d 'un équivalent non pas conceptuel mais fonctionnel, c'est-à-dire d'une analogie au troisième degré. O n ne recherche pas la m ê m e fonction (que celle qu'exerce la philosophie), mais la fonction équivalente à celle qu'exerce la notion originelle dans la cosmovision correspondante ».
11. Après avoir remis en question l'idée du « savoir absolu » dont se prévaut l'Occident vis-à-vis du reste du m o n d e , après avoir rappelé fort à propos le caractère relatif de toute pensée en tant que toutes les pensées sont en principe et suivant le m o t juste de Husserl des « spécimens anthropologiques », Maurice Merleau-Ponty (1953 : 197) n'hésite pas, malgré tout, à affirmer : « Il y a quelque chose d'irremplaçable dans la pensée occidentale : l'effort de concevoir, la rigueur du concept restent exemplaires, m ê m e s'ils n'épuisent jamais ce qui existe. U n e culture se juge au degré de sa transparence, à la conscience qu'elle a d'elle-même et des autres. À cet égard, l'Occident (au sens large) reste système de référence : c'est lui qui a inventé les moyens théoriques et pratiques d'une prise de conscience, qui a ouvert le chemin de la vérité. Mais cette possession de soi-même et du vrai, que l'Occident seul a prise pour thème, elle traverse pourtant les rêves d'autres cultures, et, dans l'Occident m ê m e , elle n'est pas accomplie ». À elle seule, l'ambiguïté qui caractérise ce passage c o m m e d'ailleurs tout le texte dont il est tiré dit assez combien peu évidentes sont la primauté et l'exclusivité reconnues à l'Occident.
88
l'exclusivité grecque ou , plutôt, occidentale11 et le zèle
de la spécificité négro-africaine12.
Deuxièmement, la restitution de la philosophie dans
son origine noire, égyptienne et pharaonique ne va pas
sans dire. Les réflecteurs de la philosophicité des décou
vertes égyptologiques relativement à l'origine de la phi
losophie coïncident, on le sait, avec ceux hérités de la
Grèce que leurs développements modernes ont placés
sous le signe de la rationalité aussi rigoureuse que possi
ble. Je l'ai dit plus haut : la philosophie telle qu'en
Occident n'épuise pas le potentiel définitionnel de la
philosophie c o m m e telle ; Husserl, cité par Merleau-
Ponty, va encore plus loin : « La philosophie c o m m e
science rigoureuse, le rêve est bien fini », ce à quoi ajou
te ce dernier auteur (1953 : 196) : « la philosophie ne
12. N o t a m m e n t N g o m a Binda lorsqu'il affirme on ne peut plus sérieux (1978 : 100) : « Tout penseur africain qui s'écarterait de l'école de Cheikh Anta Diop ne peut jamais prétendre révéler la "philosophie" africaine. Seul l'historien, dans une histoire totale, informera le penseur africain ». C o m m e n t peut-on « révéler » la philosophie africaine dans sa totalité, dans ce qu'elle est en fin de compte ? Voilà ce que l'auteur oublie de préciser, à supposer qu'il ait jamais été possible de dire une fois pour toutes une philosophie étendue sur un continent entier. O n serait davantage prêt à accorder à N g o m a Binda le mérite de l'information historique que peut apporter l'égyptologie à l'élaboration d'une histoire de la philosophie africaine.
89
peut plus, en conscience, se prévaloir d'une pensée abso
lument radicale, ni s'arroger la possession intellectuelle
du m o n d e et la rigueur d u concept ». D e là, elle ne m e
semble pas qualifiée pour jouer, en contexte africain, le
rôle d'instance de validation de l'authenticité ou de la
philosophicité de la philosophie découverte par l'égypto-
logie. C e , principalement, parce que l'instance de valida
tion de la restitution d'une philosophie noire, égyptien
ne et pharaonique, doit englober l'ensemble de la pra
tique philosophique qui en vient, tant dans l'ordre du
temps que de l'espace. Cette instance appelée à fournir
des repères théoriques d'origine demeure tout entière à
établir. Sans doute la recherche en alternatives que la pré
sente étude introduit y apportera-t-elle une contribution
- m ê m e si telle n'est pas sa préoccupation première.
Troisièmement, la réappropriation historique d'une
philosophie qui soit noire, égyptienne et pharaonique et,
tout à la fois, à l'origine de la philosophie tout court
avoisine l'abus de langage. E n attendant de répondre de
manière satisfaisante aux questions soulevées chemin fai
sant, la philosophie d'origine ne peut être qualifiée, de
manière aussi indiscriminée que globale, de « philoso
phie africaine ». Tout au plus représenterait-elle un cha
pitre sans doute important de l'histoire de celle-ci,
auquel se sont ajoutés d'autres chapitres depuis : l'é
poque confessionnelle des Pères de l'église ( c o m m e Saint
90
Augustin) et des philosophes musulmans ( c o m m e Ibn
Khaldûn), le siècle classique éthiopien (notamment avec
Zâr'a Ya'egab) et l'époque contemporaine inaugurée en
Allemagne, suivant certains historiens, par Antoine-
Guillaume A m o 1 3 au XVIIF siècle, bien avant le très
controversé Tempels en Afrique. Il serait plus exact de
considérer les découvertes de l'égyptologie c o m m e le
socle historico-culturel et le fondement théorique d 'un
penser qui s'est continué dans l'espace et dans le temps,
avec tout ce que cela comporte de dispersion et de distor
sion, d'approximation et d'occultation, de surcharge et
d'adaptation. Il faut donc éviter confusion et amalgame et
tenir pour légitime l'idée d'une philosophie africaine par
tant probablement de la pensée négro-égyptienne, en
ayant à l'esprit que cette philosophie et cette pensée ne
sont ni co-extensibles ni réductibles l'une à l'autre.
La situation interculturelle du philosophe africain
La notion de la situation interculturelle est nouvelle
dans sa formulation, non sa réalité. Celle-ci est le fait de
13. Auteur d'au moins une dissertation en droit : Dissertatio Inauguradles de jure Maurorum in Europa (1729), une thèse en philosophie : De Humanae mentis apatheia (1734) et un ouvrage de psychologie de la connaissance : Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi (1738).
91
toute culture et, au-delà, de toute tradition porteuse de
culture14. Les traditions, c o m m e les cultures qu'elles por
tent, « ne peuvent ni s'ignorer, ni s'absorber, ni s'exclure
les unes les autres ». Ainsi, « chaque tradition présuppose
toutes les autres et en est elle-même présupposée en
retour » (Emongo , 1995 : 201) ; ce qui veut dire qu'elles
sont toutes tenues au « devoir de reconnaissance mutuelle »
et au « devoir d'excellence réciproque ». E n s o m m e , « il
n'y a pas de tradition pure, toujours identique à elle-
m ê m e , sans interférence sémantique aucune venant du
dehors » {idem, p . 202.) Quelque chose de tel que la
situation interculturelle se profile dans l'inéluctable
interstice, dans la brèche constitutive de chaque tradition
et, partant, de chaque culture vis-à-vis des autres tradi
tions, des autres cultures. Cet interstice, cette brèche se
laisse penser dans quelque chose de tel que l'Entre-
14. La tradition, disais-je ailleurs qu'ici, transige par la culture, elle en prend le détour : « La tradition est un fait qui n'est tel que médiatisé. La tradition est u n fait qui n'apparaît et ne se laisse saisir qu'au détour d 'un geste, d'une parole, d 'un silence, d 'un objet fabriqué o u d 'un lieu naturel investi de sens qui en rendent compte » (Emongo , 1997 : 17-18). D e sorte que « les contenus culturels d'une tradition ne sont [...] que ses lieux et expressions transitoires ». E n effet, c'est la tradition qui « articule, à m ê m e la culture, la mémoire et le projet : le projet hic et nunc d'une mémoire postérieure et la mémoire hic et nunc d 'un projet antérieur » {idem : 18).
92
Traditions, région théorique et pratique de tous les possibles au point d'intersection des cultures et des traditions. Lieu, par conséquent, d 'un n œ u d qui se ressent moins c o m m e donné que c o m m e à ordonner, c o m m e une épreuve à relever.
Dite ainsi, en condensé, la notion de la situation interculturelle peut sembler indigeste, obscure. Dans les lignes qui suivent, je propose son explicitation en deux momen t s complémentaires dans m a perspective des alternatives africaines dans l'espèce philosophique : une esquisse d'explicitation phénoménologique de la notion elle-même, suivie d'une esquisse de prospective épisté-mologique en avant de ce que la notion de situation interculturelle donne à lire.
Esquisse d'explicitation phénoménologique
U n e phénoménologie descriptive permet d'expliciter la notion de la situation interculturelle en trois points : ses dynamiques génératrices, son sujet relativement à la présente étude et ses expressions.
Les dynamiques génératrices
La situation interculturelle survient par le contact qui advient, lui, à un m o m e n t ou à un autre, entre les cultures et, en sous, entre les traditions qui les portent. Le contact est toujours physique ; le choc ainsi occasionné
93
induit généralement la valorisation des positions cultu
relles acquises, chacune des parties en contact se référant
aux siennes dans une dynamique de la distanciation
axiologique d'avec la culture d'en face. Mais le potentiel
intrinsèque du contact entre les cultures et les traditions
ne s'épuise pas dans le choc, dans le heurt physique ; le
choc provoque également l'interpellation réciproque :
que je feigne de l'ignorer ou non, le fait de l'autre m' in
terpelle ipso facto et vice versa. Le contact peut ainsi intro
duire la dynamique d'une rencontre authentique impli
quant une relativisation de chaque horizon axiologique,
de chaque contenu, de chaque référence en présence,
d'une part ; et la curiosité hylétique d'en savoir un peu
plus sur l'autre, d'autre part. À quoi je dois ajouter tout
de suite que la dynamique de la distanciation et la dyna
mique de la rencontre ne se produisent pas suivant un
ordre prévisible et rigide. D e sorte que le contact peut
s'enliser dans la distanciation axiologique d'avec l'autre,
avec son corollaire de rejet, voire d'élimination de cet
autre ; tout c o m m e le contact peut se noyer dans la ren
contre authentique avec l'autre, au point de risquer d'y
perdre son â m e . C'est A i m é Césaire qui écrivait à
M . Thorez, en 1956 (cité en exergue par Hountondji,
1970) : « Il y a deux manières de se perdre : par ségréga
tion murée dans le particulier, ou par dilution dans
l'universel ».
94
Le sujet concerné
Il s'agit du philosophe africain formé à l'occidentale.
À ce que j'en ai dit plus haut, j'ajouterai qu'il est rare
ment conscient de sa situation interculturelle, encore
moins l'est-il du caractère biaisé de ses références dans
cette conjoncture. Parmi les scénarii possibles, j'en
retiens deux qui rendent clairement compte de m o n
affirmation ci-dessus. Adopte-t-il le point de vue périmé
de la hiérarchie entre les cultures ? Le voilà qui fait le
procès des références africaines sous le signe de la moder
nité p rénommée civilisation, universel, techno-science,
développement, démocratie, mondialisation, etc. Et de
s o m m e r l'Afrique de franchir la ligne, de s'arracher à ce
qui retarde son progrès soi-disant ; c o m m e le dit Elungu
Pene Elungu (1986 : 164), il y va d 'un « douloureux
arrachement, non seulement des cadres spirituels, cultu
rels, sociaux de son environnement, mais aussi d u fon
dement spirituel de son être, de son identité ». Terrible
arrachement que celui-là, si tant est qu'il soit jamais pos
sible15. Le philosophe africain adopte-t-il le point de vue
tentant de la priorité référentielle africaine ? Le voilà qui
s'empêtre dans une improbable théorie de l'enracinement
africain de la modernité occidentale. Et de faire subir aux
15. Option qui ne manque pas d'adeptes, pourtant. Voir Towa
(1981), Kabou (1991), Poamé (2002), . . .
95
références africaines un tri purificateur « à l'aide des séca
teurs de la modernité » (Poamé (2002), en vue de leur
élévation à la dignité de participer, d'en bas, à la moder
nité. E n fait, la dynamique sous-jacente à une telle posi
tion dessine un mouvement en trompe-l'œil. E n effet, le
mouvement ne m è n e pas « c o m m e on pourrait le croire
à première vue, de la modernité à la tradition, mais bien
plutôt de celle-ci - pour ce qui serait digne d'être sauvé
en elle - à celle-là » (Emongo , 1993 : 49). Certes, le phi
losophe africain n'échappe pas à l'aliénation mentale
héritée de la colonisation16 ; faut-il y voir le lieu d'une
16. Aliénation qui peut prendre plusieurs visages. N t a m b w e Tshimbulu (1989) démontre avec brio combien l'ensemble du débat sur l'existence ou non d'une philosophie africaine pèche par « h o m o -logie structurelle méthodologique » en établissant une « liaison h o m o -logique » ayant valeur sémantique de « tout c o m m e » entre l'Afrique et l'Occident, aboutissant dans une « inference probable qui suggère plus de questions que des réponses ou, mieux, qui ouvre plus qu'il ne clôt le débat ». La chose est verifiable aussi bien chez les Africains qui récusent l'existence d'une philosophie africaine suivant le schéma de l'ethnophilosophie que chez ceux qui en affirment et le principe et l'existence. Pour les uns, les Africains auraient une philosophie tout c o m m e les Occidentaux ; pour les autres, les Africains devraient élaborer des philosophies tout c o m m e en ont élaboré les Occidentaux... A u demeurant, il n'est pas certain qu'on en sorte par le fait m ê m e de recourir aux langues africaines, à partir du m o m e n t où les paradigmes qui gèrent le discours africain demeurent prisonniers de la référence à l'Occident, tributaires de l'homologie structurelle méthodologique.
96
« discontinuité radicale entre le passé pré-colonial et l'ac
tuelle direction qu'a prise la vie de l'Africain » dont parle
Abiola Irele dans son livre Praise of Alienation ? C e serait
scléroser les différentes dynamiques intrinsèques à toute
situation interculturelle ; ce serait hypostasier, en une
seule, l'ensemble des potentialités qui habitent ces dyna
miques croisées, inachevées.
Les expressions
E n parlant des dynamiques génératrices, j'ai indiqué
deux expressions possibles de la situation interculturelle :
la distanciation axiologique sur le plan du contact phy
sique et la rencontre authentique sur le plan hylétique.
La première procède de la valorisation des acquis, ce qui
entraîne la méfiance envers l'autre ; la dernière, de l'in
terpellation, ce qui entraîne la curiosité pour l'autre. Je
voudrais indiquer, en plus, combien peu l'Occident
dominant se pense et a été pensé c o m m e seulement sus
ceptible d'être à son tour mis à l'épreuve des autres cultu
res. Ceci est, je crois, le fait principalement d u caractère
normatif qu'a fini par acquérir la référence à sa culture
moderne. Dans son principe, cette référence s'inscrit
dans le schéma hégémonique de l'Occident lui-même,
pris par les autres cultures c o m m e modèle, c o m m e enté-
léchie dont elles seraient encore des embryons : « Notre
idée du savoir est si exigeante qu'elle met tout autre type
de pensée dans l'alternative de se soumettre c o m m e
97
première esquisse du concept, ou de se disqualifier
c o m m e irrationnelle » (Merleau-Ponty, 1953 : 194-195).
Cette idée du savoir occidental qui a colonisé le reste du
m o n d e peut-elle survivre à l'effritement de la modernité
en ce début du XXIe siècle ? Si la post-modernité entre en
service, le plus souvent, c o m m e le repère projeté et enco
re flou d'une relecture pour l'essentielle critique des
conséquences de la modernité, l'idée selon laquelle
« l'Occident est un accident » (Garaudy, 1977)'7 reste
encore peu acceptée, périphérique, provinciale. Quant à
la recherche en alternatives, les voix les plus prometteu
ses en ce sens sont, à quelques exceptions près, confinées
dans les rayons de la littérature parallèle ; rarement elles
sont entendues dans les cénacles d u savoir moderne
qu'elles interpellent. E n Afrique c o m m e ailleurs dans le
m o n d e , ces voix se veulent de plus en plus proches des
voies générées par la résistance des gens, majoritaires, de
la base (Ziegler, 1988 ; Ela, 1998 ; Latouche, 1988 ;
Esteva et al., 1996 ; . . . ) . Je retiens que, si puissante soit
17. Et croire qu'une « recherche fondée sur une conception non
hégémonique mais symphonique de la culture et surtout une vaste
diffusion populaire des cultures non occidentales [peut] apporter des
éléments décisifs de réponse » aux problèmes posés par un demi-
millénaire d'hégémonie occidentale. Ce qui « permettrait d'élaborer
non pas seulement un plan de survie mais un plan de vie et un "pro
jet espérance" à. l'échelle planétaire » (idem : 219).
98
la référence à l'Occident dans le chef de biens des philo
sophes africains, leur situation interculturelle n'y est pas
percluse sans rémission ; plutôt, elle appelle ailleurs, elle
fait signe, signi-fie à partir des lieux habituellement
considérés c o m m e de simples objets d'étude, u n chaos à
organiser dans le cadre de la science, de la démocratie et
du développement, en fait des lieux fondamentalement
indociles à ce que j'ai appelé plus d'une fois l'ordre éta
bli de penser. Ici prend tout son sens une recherche en
alternatives visant expressément la réhabilitation de cette
« pensée maudite », c'est-à-dire une éthique de la trans
gression vis-à-vis de l'ordre établi de penser.
Esquisse de prospective épistémologique
À première vue, le philosophe africain formé à l'occi
dentale habite une zone inconfortable : Tinter, l'entre.
Celle-ci, heureusement, s'inscrit dans une dynamique
subsumée dans l'élaboration des alternatives, dynamique
qui, à son tour, émerge de l'interstice, de la brèche cons
titutive de chaque tradition vécue c o m m e culture face à
d'autres cultures et traditions. C'est donc à partir de ce
que donne à expliciter la tradition que j'entends élever
m a prétention à une prospective, pressentie épistémolo
gique, relativement à un possible philosopher africain
qui soit dans l'ordre des alternatives recherchées. Pour le
dire autrement, la recherche en alternatives dans l'espèce
99
philosophique africaine puise sa substance fondamentale
dans l'approche de la tradition porteuse de culture, la
tradition projetant l'horizon paradigmatique, la culture
constituant le cadre concret, vécu d 'un possible philoso
pher africain en l'occurrence. Trois « épreuves » tracent la
voie de cette préoccupation : l'épreuve d u dehors, l'é
preuve d u dedans et l'épreuve du n œ u d .
L épreuve du dehors : ¿a sanction eurocentrique
L'épreuve du dehors est, au sens propre, celle de la
sanction eurocentrique. L'idée, par exemple, d'une philo-
sophia perennis participe de l'affirmation massive, unila
térale de la primauté européenne et aujourd'hui occiden
tale sur le reste du m o n d e . Dans cette conjoncture, la tra
dition prend du service c o m m e « l'affaire des Autres »
primitifs, c o m m e un condensé des « contenus de culture »
en deçà des sociétés industrielles, c o m m e « le passé » vers
lequel sont tournées les sociétés préindustrielles, c o m m e
« un objet d'étude » auquel la science va donner sens
(Emongo, 1997 : 16-22). Je n'entrerai pas ici dans les
débats qui ont émaillé l'histoire des idées africaines sur
toutes ces questions. Le fait est que — et je crois l'avoir
suffisamment démontré ci-dessus - des Africains se
comptent nombreux à se soumettre à cette sanction
eurocentrique, tant en philosophie qu'ailleurs. Q u e cela
leur soit reconnu c o m m e légitime ne laisse pas de soule
ver des interrogations devant l'interpellation, par maints
100
auteurs répétée, de la référence normative à l'Occident,
interpellation au n o m de la diversité qu'Adotevi place au
cœur de l'universel c o m m e sa vérité. E n effet dit-il (2004 :
13) : « C e n'est pas parce qu'il y a eu manipulation tota
litaire de l'universel qu'on peut s'autoriser à penser que
cette pratique a p u abolir la vérité du pluralisme culturel.
L'histoire de la complicité de l'universel avec l'Occident
n'a jamais anéanti le sens du divers, puisque le divers est
au cœur de l'Universel c o m m e sa vérité ».
Dans l'espèce philosophique africaine, l'épreuve du
dehors sous l'angle de la sanction eurocentrique ne résis
te pas aux faits d'histoire, pas plus d'ailleurs que les jus
tifications intellectualistes que certains voudraient lui
trouver, en faisant c o m m e si n'existait pas l'entêtement
de la résistance multiforme à l'uniformisation du m o n d e
sous le label occidental. Paul Ricœur l'a pressenti lors
qu'il écrivit (1955 : 282) : « le triomphe de la culture de
consommation, universellement identique et intégrale
ment anonyme, représenterait le degré zéro de la culture
de création ; ce serait le scepticisme à l'échelle planétaire,
le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être ».
Tandis que Jean Ziegler constate : « l'unification violen
te de la planète par le capital financier multinational d u
centre et sa rationalité marchande est u n fait d'évidence.
La résistance éclatante ou latente que lui opposent de
nombreux peuples dominés également [...] L'unification
101
de la planète par la rationalité marchande bute sur les
cultures autochtones » (Ziegler, 1979 : 19). Est-ce à dire
que toute référence à l'Occident se trouve désormais bat
tue en brèche par une éventuelle philosophie, dans
l'espèce, typiquement africaine ? Il faut croire que cette
philosophie tarde à voir le jour, n'en déplaise aux ténors
de la restitution d'une philosophie préexistante. Cette
dernière serait-elle antérieure à la Grèce présocratique
que - je l'ai dit plus haut - elle ne serait plus seulement
philosophie mais autre chose de plus grand, de plus
noble que la philosophie.
L'épreuve du dedans : la rupture avec la culture étrangère
L'épreuve d u dedans relève fondamentalement de
l'appel déjà vieux d'une science et d'une philosophie
typiquement africaines. J'ai déjà eu l'occasion de relever
quelques-uns des préjugés - moderniste, rationaliste,
ethnologiste, utilitariste et scientiste — à la base des dis
cours favorables à cette option (Emongo , 1990 et 1998).
Néanmoins , l'interrogation demeure inachevée quant au
« lieu d'où part la parole et [quant à] l'archéologie qui
assume ce qui est dit» (Mudimbe , 1978 : 59). A cet
effet, l'injonction de Buakasa (dans une note de lecture
inédite à l'auteur, 1997) au philosophe africain formé à
l'occidentale qui m ' a servi de filière reflexive ailleurs
(Emongo , 2005) mérite d'être approfondie ici. Selon cet
auteur, l'idée de participation suggère non seulement le
102
partage, mais aussi « la fusion du sujet et de l'objet dans
l'expérience d'interpellation, la saisie du dedans, l'inti
mité d'autochtonie, l'amour du terroir. Il n'y a donc pas
à faire un procès de la tradition ; ce qui s'impose est de
faire tabula rasa de la culture étrangère, pour s'éprouver
dans la vie de chez nous par une expérience d u dedans —
observation participante - qui annule autant que possi
ble la distance entre le sujet et l'objet de recherche ». Là
résident, selon lui, les conditions d'une « nouvelle nais
sance, la re-naissance africaine ». L'observation partici
pante, voire le recours aux langues africaines suffisent-ils
pour consommer la rupture, faire tabula rasa de la cultu
re étrangère, invalider toute référence à l'Occident ?
C o m m e n t , concrètement, m e serait-il possible de faire
abstraction de m a formation académique ? Voilà ce que
les défenseurs de la re-naissance africaine sous le signe de
la rupture avec l'Occident ne nous apprennent pas.
Les dynamiques constitutives de la situation intercul
turelle du philosophe africain formé à l'occidentale nous
apprennent, elles, que la remise en question peut rejoin
dre l'élaboration des alternatives recherchées, sans qu'il
soit nécessaire de remplacer A par B . Est-ce à dire que
j'invalide, par-là, toute possibilité d 'un savoir africain qui
n'en réfère pas à l'Occident ? Rien du tout. Je suis m ê m e
d'avis qu 'un tel savoir existe et qu'il a bien des choses à
apprendre à la philosophie et à la science d'obédience
103
occidentale. Le défi pour nous, formés à l'occidentale,
c'est justement d'y accéder, non pas en faisant c o m m e si
toute référence à l'Occident s'était estompée en nous,
non pas en opérant un mariage de raison entre cette réfé
rence et ce savoir africain, mais en étant conscients de
notre situation interculturelle, en demeurant vigilants
face au risque permanent de transfert de l'une à l'autre,
en nous mettant en situation d'écoute et de réception de
ce savoir africain ayant sa pédagogie et ses paradigmes
spécifiques, et pas seulement en le soumettant au ques
tionnement scientifique ou philosophique18.
L'épreuve du nœud': l'Entre-Traditions
Les enseignements de F exploitation phénoménolo
gique et le renvoi dos-à-dos des épreuves du dehors et du
dedans constituent des étapes reflexives internes à la
dynamique des alternatives. E n effet, celle-ci transgresse
la simple curiosité hylétique en quête du lieu de la ren
contre authentique. Apparemment donné, ce lieu l'est
18. Depuis la défense de m a dièse de doctorat en philosophie et lettres (Université Libre de Bruxelles), j'essaie de réaliser cette attitude dans mes recherches concernant l'Afrique, particulièrement celles relatives à ses réalités culturelles : le sens de la rencontre avec l'autre, de la maladie et de la guérison (Emongo, 1997) ; le sens de l'organisation et de l'exercice du pouvoir (Emongo, 2004) ; le sens de l'éducation (Emongo, 2005) ; ...
104
toujours de quelque part. C e lieu premier, d 'amont, pré
alable à tout lieu donné de discours, à tout discours d'a
val, je l'appréhende c o m m e une région théorique et pra
tique, en l'occurrence l'Entre-Traditions. C e néologisme
part du constat selon lequel les traditions qui sous-ten-
dent nos discours scientifiques et nos autres vécus cultu
rels ne se combattent, ne s'absorbent ni ne s'ignorent
purement et simplement - contrairement à ce que pré
tendent ceux qui opposent trop facilement modernité et
tradition en parlant de l'Afrique. Cela parce que la cons
titution de la tradition prise au sens de toute tradition
repose sur un principe : la « déclôture » — de m o n autre
néologisme - qui marque l'ouverture, à la fois, vers le
passé remontant à un immémorial originel et vers le
futur culminant dans une manière de fin éternelle. La
tradition donc est constitutivement déclôturée en son
sein, d'où l'articulation ambiguë des termes qui la
concrétisent ; elle l'est également par rapport aux autres
traditions, d'où l'articulation en n œ u d des épistémolo-
gies, religions, systèmes d'organisation et d'exercice du
pouvoir, en fait des cultures en présence.
C'est le m o m e n t de dégager la double valence d 'un
possible philosopher africain. Double valence qui entend
que « ni rejet global des modes de savoir occidentaux
pour cause d'inauthenticité, ni adhésion massive à
quelque idée "émotive" d'une "science authentiqueraient
105
africaine"'» le philosopher en question doit rejeter, égale
ment , tout saut indu et tout silence résigné en faisant
c o m m e si de problème il n'en existait pas (Emongo,
1995 : 38). Double valence qui se profile en amont au
niveau des paradigmes fondateurs du discours, en aval au
niveau du discours lui-même. Premièrement, en l'Entre-
Traditions, la possibilité d'un philosopher africain s'ins
crit dans l'articulation en n œ u d , lequel tient compte de
l'articulation ambiguë propre à chaque tradition en pré
sence ; les philosophies données y sont promises à une
rencontre authentique. Promesse qui émerge elle-même
de ce que chaque tradition en présence revendique légiti
m e m e n t deux titres au moins. D ' u n e part, la tradition se
présente c o m m e le sujet anonyme de toute philosophie
portée par elle ; car « il n'est pas possible d'interroger une
tradition en se mettant simplement et docilement en ses
lieu et place, sans, ce faisant, prendre lieu et place en face
d'elle. Car, aussi, la parole qu'on peut prendre sur une tra
dition, qu'on la considère en tout ou en partie, est inca
pable de lui être tout à fait étrangère » (Emongo, 1997 :
25). Mieux, « dans l'intention qu'on peut avoir de parler
d'elle, c'est encore et déjà la tradition qui parle indirecte
ment d'elle-même, nous appelle et nous répond bien
avant que nous ne fassions appel à elle — c o m m e dirait P.
Ricœur » (Emongo, 1995 : 81). D'autre part, la tradition
se présente c o m m e altérité, au sens où chaque tradition
106
est Autre pour autrui et où il n'est possible pour aucune
tradition d'échapper à cette condition. D e sorte que l'al-
térité transgresse l'autorité qu'instaure le règne de la véri
té présumée des traditions prises individuellement
(Gadamer, 1976), vers l'autorité plurielle qu'instaure le
règne des vérités présumées des traditions en présence.
L'entre-deux de familiarité et d'étrangeté qui officie dans
la médiation entre le passé et le présent suivant chaque
tradition ne suffit plus pour justifier un philosopher pre
nant essor non plus en avant ou en référence obligée à une
tradition donnée, mais en l'Entre-Traditions. Advienne
une philosophie concrète en l'Entre-Traditions, elle ne
peut désormais échapper à la no rme de la réciprocité.
Celle-ci récuse toute référence contraignante, sous peine
de disqualification scientifique ou philosophique, à une
culture ou tradition qui détiendrait le monopole de la
science ou de la philosophie ; elle récuse également l'idée
biaisée des traditions indignes d 'un savoir ou/et d'une
sagesse élevés. Elle décrit le fait qu'en l'Entre-Traditions,
l'objet d'une philosophie en élaboration in-forme (donne
forme à) son questionnement prochain, lequel le prend
en charge en retour. Dit autrement : prendre la parole
thématiquement sur un objet, en l'Entre-Traditions et
son règne des vérités présumées, c'est avant tout la lui
donnerpréthématiquement, pour autant que l'objet d'une
philosophie, c o m m e l'objet de toute science humaine,
107
peut seulement être repensé l'ayant toujours et déjà été
dans un autre horizon épistémologique.
Deux ièmemen t par conséquent, en l'Entre-
Traditions le philosopher pris dans l'articulation en
n œ u d promeut un nouvel horizon philosophique, une
possibilité renouvelée de philosophie. Discours d'aval,
chaque philosophie participant du philosopher africain
en l'occurrence se ressentira forte et fïère des vérités pré
sumées que lui fournissent les traditions en présence au
m o m e n t de sa configuration, étant à la fois partie inté
grante et partie prenante dudit philosopher, concourant
à dignité et à droits égaux à leur fécondation mutuelle.
Le chemin qui nous m è n e jusqu'à ce point est, en prop
re, celui-là m ê m e d'une éthique de la transgression.
Pour une éthique de la transgression
Quelles seraient, à partir de ce qui précède, les gran
des lignes d'une recherche en alternatives dans l'espèce
philosophique africaine ? C e sont celles qui ramassent
l'explicitation de la situation historique d'un philosopher
africain et l'explicitation de la situation interculturelle du
philosophe africain non pas dans le sens d'une nouvelle
norme contraignante, mais dans la perspective d 'un
impératif renouvelé à la racine du discours philosophique
africain. Cette dernière perspective est proprement
108
incapable de faire l'économie d u désarmement normatif
préalable vis-à-vis de l'ordre établi de penser, lieu à partir
duquel s'aménagent des propositions d'alternative.
Du désarmement normatif
L'idée du désarmement normatif prend le contre-pied
de deux attitudes extrêmes que sont le monolithisme cul
turel et le l'apartheid culturel. Le monolithisme culturel
n'est rien d'autre que ceci : « ce que nous entendons
aujourd'hui par "le m o n d e " est fondamentalement le
résultat d'une vision occidentale qui se voudrait univer
selle » (Panikkar, 1999 : 6). Il s'agit d'une attitude typi
quement coloniale « qui croit que l'on peut exprimer la
totalité de l'expérience humaine avec les notions d'une
seule culture » (Panikkar, 1998 : 105). Tandis que l'apar
theid culturel constitue, à l'opposé, l'enfermement dans
sa culture soi-disant pour préserver son identité. Il s'agit
cette fois-ci d'une attitude défensive qui, si légitime soit
sa volonté et son effort de contrer l'agression extérieure,
n'en est pas moins suicidaire, voire tout simplement
impossible sur le plan historique. L'explicitation de la
situation historique d 'un philosopher africain et l'explici
tation de la situation interculturelle du philosophe afri
cain en ont traité lorsqu'il a été question de la référence
normative à l'Occident et de l'appel d'une philosophie
qui soit typiquement africaine. Le désarmement normatif
109
s'annonce dès lors c o m m e une dynamique à la fois cen
trifuge et centripète : centrifuge par son rejet des attitudes
extrêmes qu'on vient d'évoquer ; centripète par la convo
cation qu'il leur adresse à m ê m e ce que les traditions qui
les portent offrent d'articulation ambiguë en leur sein et
d'articulation en n œ u d dans leurs rapports les unes avec
les autres. N i plus ni moins, nous s o m m e s en régime de
l'Entre-Traditions et son règne des vérités présumées.
Cela étant, le chemin des alternatives se trouve grand
ouvert. Par le désarmement normatif, la géographie d u
centre et de la marge attrape le tournis, la référence
contraignante à une culture hégémonique également, au
profit de l'exigence, dans l'espèce philosophique africai
ne, de réhabilitation de la pensée maudite qu'ont long
temps représenté les cultures traditionnelles aux yeux de
la culture moderne. Face aux siècles de négation et de
chosification, d'assujettissement et d'exploitation, d'alié
nation et de tâtonnement de l'Afrique, en tenir compte
désormais tient d 'un impératif catégorique en FEntre-
Traditions et son règne des vérités présumées. E n atten
dant l'exception qui viendrait confirmer la règle,
l'éthique de la transgression est toute dite : catégorique
est en effet son impératif de transgresser l'autorité des
traditions données, de décloisonner les vérités présumées
qu'elles représentent chacune, c'est-à-dire d'en appeler à
l'articulation en n œ u d et à la réciprocité entre l'objet
110
déjà pensé et le questionnement qui n'est jamais qu'une
nouvelle prétention de penser. N i modèle de philosopher
ni contenu de philosophie concrète, l'impératif catégo
rique redécouvert à l'horizon paradigmatique et point
d'intersection des traditions n'est pas non plus substitu
tion d'une culture dominante par une autre. Jaillissant
des rapports asymétriques à plusieurs degrés entre
l'Afrique et l'Occident (voir supra), il ne proclame aucune
éthique formelle et désincarnée. Q u e sa formulation
transige par une esquisse de prospective épistémologique
n'en fait pas non plus un idéal éthique, une éthique uni
verselle fondée en raison. L'impératif catégorique qui se
dit sous le m o d e d'une éthique de la transgression prend
chair et sang dans la proximité immédiate de la situation
historique d 'un possible philosopher africain et de la
situation interculturelle du philosophe africain. E n u n
m o t , il suit la pente naturelle de la réalité décentrée de la
norme hégémonique occidentale en notre époque de
quête universelle d'alternatives post-modernistes.
Des alternatives
Face à la toute-puissance de l'Occident — ce texte
m ê m e en porte la marque à plus d 'un titre, mais c'est le
paradoxe temporaire de l'intellectuel africain contempo
rain - la seule idée d'alternatives fait sourire. Pourtant,
jamais elle n'a été aussi pertinente qu'à l'âge de la post-
111
modernité, de la fin des certitudes érigées en ordre m o n
dial de part en part occidental. Les projections modernes
et leur corollaire impérialiste, hégémonique et colonialis
te sont sérieusement éprouvés par le pluralisme réaffirmé
des cultures et des traditions face à la mondialisation
néo-libérale des marchés, c'est vrai ; mais c o m m e n t pen
ser la post-modernité autrement qu'à partir de ce qu'offre
d'instruments théoriques et pratiques la modernité ? La
réponse à cette question devient fourvoiement si elle
s'installe dans la logique du détachement. C'est connu,
en effet, la critique n'est jamais tout à fait détachée de ce
qu'elle attaque ; d'autant moins qu 'un système suscepti
ble de critique n'est jamais rien que mauvais. L'enjeu,
donc, est, au-delà de la distance méthodologique avec la
modernité, celui fondamental du lieu d'où part le dis
cours, ici l'Entre-Traditions, région théorique et pratique
redécouverte dans l'immédiate proximité du contexte
post-moderniste. Penser en l'Entre-Traditions se peut
valablement en termes d'alternatives. Encore faut-il
d'abord clarifier la notion d'alternative.
Si la recherche en alternatives doit transcender la
situation de fait, la notion m ê m e d'alternative s'élève de
celle-ci19. Je prendrai deux exemples de situations de fait.
Le premier exemple concerne le système de domination
occidental : non seulement est-il en train d'épuiser son
potentiel d'expansion hégémonique dans le phénomène
112
de la mondialisation, mais c'est surtout le système qui le
fonde, à savoir la rationalité moderne ayant abouti dans
la techno-science et/ou dans la technocratie scientifique
et qui se trouve de plus en plus dans l'incapacité de trans
cendance. E n effet, « un système rationnel, c o m m e la
technocratie scientifique, peut se corriger de ses défauts,
m ê m e modifier ses méthodes et admettre des réformes,
mais il ne peut éliminer la rationalité sur laquelle il est
fondé. Le système n'ayant aucun point transcendant ne
peut pas accepter une alternative » (Panikkar, 1999 : 31).
Le deuxième exemple concerne les systèmes culturels
africains dominés : acculés au pied du m u r et incapables
de ruser plus longtemps avec la domination ou d'exercer
leur étonnante capacité de latence et de patience, ils sont
condamnés à se réinventer ou à périr ; mais le fait est
qu'il y a réinvention grâce aux ruses de l'imaginaire, non
pas dépérissement dans l'attente surréaliste de la résur
rection des formes traditionnelles de culture. E n effet,
« quand on a été rejeté, mis au rancart de l'économie
dominante, du marché mondial, lorsqu'on a été licencié
économique des entreprises normales, officielles, qu'on
est deflate ou compressé, lorsqu'on appartient à un pays
19. Contrairement à Panikkar (1999 : 30) qui prétend que « l'alternative doit être, au départ, une utopie au sens littéral : elle n'a pas de topos, de place ».
113
moins avancé qui a fait faillite et qui n'a plus d'existence
statistique (ou si peu. . . ) , on est condamné à vivre autre
ment, c'est-à-dire hors des normes dominantes »
(Latouche, 1998 : 24) . La notion d'alternative se c o m p
rend, par conséquent, c o m m e une production humaine,
en transcendance d'une situation de fait, et c o m m e une
résultante de la dynamique de la nature, dont l ' h o m m e
fait partie. Plutôt qu'une substitution de A par B ou vice
versa, la notion d'alternative est davantage une interpel
lation de toute centralité dominante en m ê m e temps
qu'une proposition inachevée de recentrement à partir des
remous de la marge.
Ensuite, autant la recherche en alternatives se nourrit
de l'ouverture à l'autre, intrinsèque aux cultures et aux
traditions en présence, autant la notion d'alternative se
nourrit de la différence qui interpelle le soi en avant de
cet autre. O r , l'autre c'est d'abord m o i ; je suis autre pour
autrui c o m m e il est autre pour mo i . Certes chacun se
pense c o m m e soi et non pas c o m m e autre ; mais en
l'Entre Traditions se profile u n espace à la fois plein et
vide où se cherche et se trouve indéfiniment le soi non
seulement dans son ipséité c o m m e soi mais aussi dans
son altérité face à l'autre. Dans le va-et-vient entre soi et
autrui s'instaure ainsi u n rapport à la fois stable et instable,
chacun étant définitif et provisoire c o m m e soi ou c o m m e
autrui, tous étant provisoirement définitifs c'est-à-dire
114
définitivement provisoires. D e sorte que l'alternative
n'est pensable que dans la familiarité de l'étranger que je
suis pour autrui ou, inversement, dans l'étrangeté du
familier qu'autrui devient pour moi . Le n œ u d , mieux
l'articulation en n œ u d m e semble dire assez correcte
ment le caractère provisoirement définitif et définitive
ment provisoire du mo i qui est avant tout autre pour
autrui. Et c'est le lieu d'émergence pressenti des alternatives
philosophiques africaines dans le cas de figure. Plutôt
qu'exclusion de l'autre ou exclusivité du soi, plutôt qu'u
ne sclérose dans le face-à-face ad vitam aeternam entre le
soi et l'autre, plutôt que l'immobilisme dans le fait de
l'irréductibilité l'un à l'autre des termes en présence, la
notion d'alternative est davantage articulation en n œ u d
du soi et de l'autre, tous deux étant partie intégrante et
partie prenante d'une nouvelle prospective.
E n guise de conclusion : l'étonnement d 'Okolo
E n admettant que les hypothèses ci-dessus avancées
soient plausibles jusqu'à preuve de mieux, quelles sont les
alternatives africaines dans l'espèce philosophique ? —
sera-t-on tenté de m e demander. M a réponse est que la
présente étude se voulait au départ une introduction aux
alternatives en question et qu'en tant que telle, bien des
idées émises n'ont certainement pas reçu le développe
ment qu'elles méritent. M o n espoir demeure que les
115
considérations ci-haut tracent une voie pertinente dans
ce que je n'ai eu cesse d'appeler une recherche en alter
natives. Et j'en viens à m e demander si la pratique phi
losophique africaine, une partie du moins, ne peut être
valablement rangée parmi les alternatives africaines
recherchées. L'étonnement d'Okolo donne à penser en ce
sens. Faisant allusion aux philosophes occidentaux qui
ont longtemps nourri sa pensée en quête d'une hermé
neutique philosophique conduisant à une praxis du
développement (Okolo, 1986), l'auteur s'écrie (Okolo,
1993 : 151) : « C e que nous s o m m e s allé chercher chez
ces grands philosophes dans un voyage spirituel poussé
par l'élan m ê m e de notre tradition, nous le retrouvons
aujourd'hui dans les profondeurs du dire traditionnel ».
Quant à la question à l'orée de la présente étude, rela
tive au philosopher africain aujourd'hui, j'espère avoir
rendu plausible, en m e situant en l'Entre-Traditions et
son règne des vérités présumées, l'invalidité d'une impro
bable philosophie africaine préexistante qu'il suffirait de
déterrer, voire d'une philosophie typiquement africaine
dont on a pris l'habitude de livrer la substance avant
terme. E n plus, je rejette avec une égale énergie le piège
qui veut que l'Afrique dans son intégralité spatio-tempo
relle ait un m ê m e et unique philosopher, une manière de
philosophia africana perennis, d'une part, et le piège qui
veut qu'un possible philosopher africain soit saisissable
116
en bloc, parallèlement, voire préalablement à sa réalisa
tion historique, d'autre part. M a filière fut, dans les
pages qui précèdent, celle des enjeux du philosopher afri
cain aujourd'hui, c'est-à-dire à l'époque de la quête uni
verselle des alternatives à la modernité venue d'Occident.
À côté d'autres possibles, j'ai explicité les enjeux liés à la
situation historique d 'un philosopher africain et les
enjeux liés à la situation interculturelle d u philosophe
africain. Dans tous les cas, l'omniprésence de l'Occident
tutélaire est flagrante. E n termes d'alternatives africaines,
il faut espérer que, quels que soient les emprunts qui se
puissent faire à l'Occident, nul n'est plus soumis à une
référence contraignante à ce m ê m e Occident sous peine
d'invalidité philosophique ou scientifique. D a n s ces
conditions faites de transgression de l'autorité des tradi
tions en présence, un philosopher alternatif africain est
possible. Pour m a part, mes recherches sur m a tradition
d'origine, la tradition osambala chez les Atétela du
Sankuru au cœur de l'actuelle République Démocratique
du C o n g o , s'efforcent de secouer le joug de toute réfé
rence contraignante pour simplement dire ou d u moins
tenter de dire, en français et par écrit, ce qu'il m'est per
mis de connaître de mes ancêtres.
117
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Présentation des auteurs
Faubert Bolivar (Haïti)
Etudiant chercheur au sein du Département de phi
losophie de l'Université Paris VIII (Vincennes-Saint-
Denis). Ses domaines de recherche incluent Droits de
l ' h o m m e ; Philosophie politique ; Théorie de l'Etat et du
droit. Il est également connu c o m m e créateur littéraire.
Ramatoulaye Diagne (Sénégal)
Ancienne élève du Lycée Louis-Le-Grand,
Ramatoulaye Diagne est titulaire d'une thèse de
Doctorat (Paris IV Sorbonne) intitulée : « Vérité et c o m
munication du vrai. Arnauld entre l'évidence cartésienne
et le formalisme leibnizien ». Ses recherches portent sur
la logique, l'histoire et la philosophie des sciences, et sur
la question de l'universel. Maître de Conférences au
Département de philosophie de l'Université Cheikh
Anta Diop de Dakar, elle enseigne la philosophie
125
générale, la logique et l'épistémologie. Elle est l'auteur
de « Qu'est-ce que penser ? Introduction à la pensée de
Gottlob Frege. » et d'articles tels que « Leibniz et
l'Etranger». Revue Sénégalaise de Philosophie. N ° 15-16
1992. «Exorciser Babel: de la tour à la pyramide».
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« L'innocence du devenir : Nietzsche et les modernistes
en Islam» A M O 4 , 2001. « F e m m e et chaos » in Annales
de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, N ° 31.
« Des monades et des clones ». In Le Cahier
Philosophique d'Afrique, Burkina Faso, 2002. « Le m o n o
théisme à l'épreuve du panthéisme et de l'émanatisme ».
In Le Cahier Philosophique dAfrique, Burkina Faso,
2003. « Senghor et la pensée de l'universel : l'éclairage
leibnizien. » A M O 2004.
Souleymane Bachir Diagne (Sénégal)
Ses recherches se concentrent sur l'histoire de la
logique et des mathématiques, l'épistémologie, la tradi
tion de la philosophie dans le m o n d e , la formation de l'i
dentité et la philosophie africaine. C'est un ancien élève
de la rue d ' U l m , où il a notamment étudié avec Louis
Althusser et Jacques Derrida. Sa thèse, dirigée par Jean
Toussaint Desanti et soutenue à l'Université Paris I,
Sorbonne en 1988, porte sur la logique de l'algèbre de
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Boole. Ses principales publications incluent deux ouvra
ges sur George Boole : Boole, l'oiseau de nuit en plein jour
(Belin, Paris. 1989.) ainsi qu'une traduction française de
Boole's Laws of thought accompagnée d'une introduction
relative à son travail (Vrin, Paris, 1992). Son plus récent
ouvrage traite du philosophe et poète indien
M u h a m m a d Iqbal : Islam et société ouverte. La fidélité et
le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal
(Maisonneuve et Larose, Paris. 2001). Avant de rejoindre
Northwestern University, Souleymane Bachir Diagne
était le vice-doyen de la Faculté des Lettres ainsi que
professeur au sein du Département de philosophie de
l'Université de Cheikh Anta Diop à Dakar, au Sénégal.
Stéphane Douailler (France)
Professeur de philosophie morale et politique de
l'Université Paris-VIII où il dirige une équipe de recher
ches sur les logiques contemporaines de la philosophie,
Stéphane Douailler est également coordonnateur d 'un
réseau de chercheurs de l'Agence universitaire de la fran
cophonie sur L'état de droit saisi par la philosophie.
Concentrant ses recherches sur les formes et frontières de
la politique et du droit, les théories de la démocratie, les
territoires de mélange entre discours savants et ordinai
res, il a pour domaine de spécialisation les écoles du
m o n d e antique, la philosophie française du X I X e siècle et
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la philosophie contemporaine. Il s'occupe de plusieurs
revues et collections, telles que La philosophie en com
m u n (L'Harmattan, Paris) ou (le) Télémaque (Presses
universitaires de Caen). Il a notamment publié : Le phi
losophe et le grand nombre (2e édition augmentée,
Horlieu éditions, 2006), Philosophie, France, X I X e siècle
(Le livre de poche, Classiques de la philosophie, 1994),
La philosophie saisie par l'État (éditions Aubier,1988).
L o m o m b a E m o n g o (Canada)
N é à Katako-Kombe, au cœur de l'actuelle
République Démocratique du Congo , l'écrivain
L o m o m b a E m o n g o est membre de la Chaire U N E S C O
d'étude des fondements philosophiques de la justice et
de la société démocratique, basée à l'Université du
Québec à Montréal (Canada). Il est aussi professeur asso
cié au Département de philosophie de la m ê m e universi
té où il est également Chargé de cours à la Faculté des
Sciences humaines. Pendant plus de sept ans, il a été
chercheur et animateur culturel à l'Institut Interculturel
de Montréal (Canada) bien connu en Amérique du nord
pour ses recherches et publications sur l'interculturalis-
m e . Il a été boursier de M I S S I O puis du Deutscher
Akademischer Austauschdienst et a préparé sa thèse de
doctorat sur La tradition comme articulation ambiguë à la
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Ruprecht Universitát Heidelberg (République fédérale
d'Allemagne.)
Parmi ses publications : La vraie histoire de la princes
se Osango (Mémoire d'encrier, 2006), un ouvrage en col
laboration : Le changement en panne au Congo/Zaïre : de
Mobutu à Kabila (Editions les 5 continents, 2001),
L'esclavage moderne. Le droit de lutter (L'Harmattan,
1997), Le devoir de libération. Esclave, libère-toi toi-même
(L'Harmattan, 1977), L'interculturalisme sous le soleil
africain. L'Entre-Traditions comme épreuve du nœud
(Institut Interculturel de Montréal, 1997), Muana-Mayi,
le parisien (Editions les 5 continents, 1998), L'instant
d'un soupir (Présence Africaine, 1989), deux ouvrages
sous sa direction : Une poignée de soleil. Hommage au
cinéma d'animation d'Afrique noire (Studio M a l e m b e
M a a et Ciné-Club de Wissembourg, 2001) et L'État-
Nation en Afrique contemporaine. Facticité et prospective
(Terroirs, 2006), quelques chapitres d'ouvrages dont le
dernier : « Modernité ou tradition ? Le faux dilemme afri
cain » (In Sosoe, L . , Diversité humaine. Démocratie, mul
ticulturalisme et ciotyenneté, L'Harmattan & Les Presses
de l'Université, 2002), une dizaine d'articles avec comité
de pairs dont le dernier : « L'éducation en contexte afri
cain ntu, dans la perspective de la tradition », (In
Lnterculture, 2005), plusieurs rapports de recherche-
action et revue de littérature.
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