comment philosopher en afrique aujourd'hui?; 2006

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Page 1: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006
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Page 3: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.

Publié en 2006 par :

Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture

Secteur des sciences sociales et humaines

7, place de Fontenoy, 75350 Paris 07 SP

Sous la direction de Moufida Goucha, chef de la Section Sécurité humaine, démocratie, philosophie

Assistée de Mika Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska,

Valérie Skaf.

© UNESCO Imprimé en France

Page 4: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Sommaire

C o m m e n t philosopher en Afrique ? 5

Souleymane Bachir Diagne

C o m m e n t philosopher avec l'Afrique sans n o m m e r

le corps ? 13

Faubert Bolivar

Espace philosophique et espace religieux 37

Ramatoulaye Diagne

Orphée et le nom de philosophie 47

Stéphane Douailler

Philosopher aujourd'hui en Afrique :

Pour une éthique de la transgression 71

Lomomba Emongo

Page 5: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

C o m m e n t philosopher en Afrique ?

Souleymane Bachir Diagne

Je voudrais m e risquer à donner une réponse à la

question qui nous réunit - c o m m e n t philosopher en

Afrique - en la trouvant dans les mots du philosophe

Husserl et dire que philosopher en Afrique c'est « cher­

cher nos points de départ en nous plongeant librement

dans les problèmes eux- m ê m e s et dans les exigences qui

en sont coextensives ».

Je voudrais d'abord appliquer cela a un aspect très

important de la philosophie en Afrique : sa préoccupa­

tion de l'identité. Chercher nos points de départ dans les

problèmes eux-mêmes c'est cesser de bloquer la réflexion

sur la notion sempiternellement reprise d'une défense et

illustration de l'identité face à des forces extérieures atta­

chées à sa négation (colonialisme hier, mondialisation

aujourd'hui), pour partir des drames et des violences que

créent les identités en Afrique : le R w a n d a nous impose

cette conversion du regard porté sur l'identité.

5

Page 6: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

« C o m m e n t penser après Auschwitz ?» — a-t-on deman­

dé. C o m m e n t ne pas penser autrement après le Rwanda

et l'horreur des machettes, c'est-à-dire commen t ignorer

que l'identité tue ? C o m m e n t , après le génocide, prêter

sa plume, quand on est philosophe, au discours de

l'ivoirité par exemple, dont on voit périodiquement, et de

nouveau ces jours-ci, les ravages xénophobes et racistes ?

Les problèmes dont il s'agit de partir ne sont pas, ou

pas prioritairement, que l'identité est menacée par des

forces extérieures ; ils sont qu'au Darfour des conflits

politiques ou des contradictions économiques entre

modes de vie sédentaire ou nomade trouvent facilement

à se traduire dans le langage horriblement simpliste,

donc facilement mobilisateur et terriblement meurtrier,

du choc des identités. Les problèmes sont qu'aujourd'hui

les guerres de religion en Afrique sont possibles jusque

sur les campus universitaires : je songe ici à cette univer­

sité du Kenya où une mosquée des étudiants retentit

régulièrement des sermons enflammés de l'imam en

miroir des prêches évangélistes, à un jet de pierre de là,

d'un pasteur qui régulièrement croit devoir piétiner un

coran pour mieux marquer sa fureur islamophobe. Nous

sommes pourtant à l'Université.

W o l e Soyinka, en 1986, dans son discours de

Stockholm, a donné une longue réponse au propos de

Hegel qui, dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire

6

Page 7: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

avait dénié à l'Afrique l'existence d'une pensée de Dieu

c o m m e U n et transcendant. Dans son discours, Soyinka

affirmait d'une part que le devenir ancêtre des aînés de la

communau té et cette fabrique permanente de divinités

dans les religions d'Afrique ne signifiait pas l'absence

d'une pensée de l'Etre suprême au-delà de tout ce qui est

et qui tient de lui essence et existence. D'autre part et

surtout il insistait sur ce point que le fait que le divin y

soit inscrit dans le terroir, attaché au groupe, interdisait

par essence les guerres de religion : il n'y a aucun sens à

l'idée de convertir à soi une communau té différente car

on n'impose pas ses ancêtres à ceux qui proviennent d'au­

tres lignages. Soyinka a voulu voir là un esprit de tolérance

qui serait l'émanation des religions traditionnelles en

Afrique par opposition aux monothéismes juif, chrétien

et musulman. C'est possible, mais sans grand effet

aujourd'hui que les dieux s'en sont allés et que les conflits

religieux, dans le Nigeria de Soyinka par exemple, qui se

traduisent en de nombreuses pertes de vies humaines,

opposent les unes aux autres des communautés qui ont en

partage de croire au m ê m e Dieu : celui d 'Abraham,

d'Isaac et de Jacob. Ici, chercher nos points de départ

dans les problèmes eux-mêmes c'est ne pas se contenter

de l'invocation anachronique de ce qu'il en est des reli­

gions anciennes mais explorer une philosophie du dialogue

interconfessionnel, islamo-chrétien pour l'essentiel.

7

Page 8: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Il s'agit, au total, de ne pas en rajouter sur l'identité

mais de travailler, pour citer le préambule de l'organisa­

tion qui nous abrite, à élever dans les esprits les défenses

de la paix. C'est une tâche pour la philosophie morale et

politique sur le continent de construire une pensée de

l'africanité c o m m e ouverte, diverse, multiple, dont la

fidélité à soi se comprend c o m m e mouvemen t et qui soit

fondée sur le pluralisme culturel et religieux.

Cela veut dire que la philosophie en Afrique se don­

nera la tâche de penser une citoyenneté qui tienne c o m p ­

te de l'ethnicité sans être happée par elle.

Chercher nos points de départ dans les problèmes

eux-mêmes c'est, pour prendre la question de l'identité

par un autre bout, être attentif à ceci que la crise du sens

est là, présente, visible surtout dans le désarroi d'une jeu­

nesse africaine disproportionnée, grouillante, désorien­

tée, qui balance entre les deux visages d'une m ê m e

inquiétude : les fanatismes identitaires ou le scepticisme

démobilisateur. Cette jeunesse-là qui ne voit aujourd'hui

son futur que dans Tailleurs de l'émigration est plus

inquiète du devenir que de l'identité, du m a n q u e d'ou­

verture que de l'enracinement.

N'allons pas demander à la philosophie plus qu'elle

ne peut, surtout quand la solution des problèmes res­

semble à l'exercice d'arrêter la mer avec ses bras. Mais il

8

Page 9: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

lui appartient aussi de penser la crise africaine de la

manière dont Husserl s'est penché sur « la crise de l'hu­

manité européenne » ; de voir que les « exigences coex-

tensives » aux « problèmes eux-mêmes » sont une philo­

sophie du temps qui éclaire la valeur d'une attitude pro­

spective fondée sur la notion que le sens vient du futur

pour se projeter sur ce qui est à faire. C'est sur ce point

que je voudrais opposer le fait de partir des problèmes et

la simple lecture d'une réalité que le regard aura figée.

Cette lecture est, par exemple, celle que m è n e le philo­

sophe kenyan John Mbiti lorsqu'il pose que les Africains

en général comprennent le temps c o m m e une composi­

tion d'événements plutôt que c o m m e un cadre ou une

forme où ces événements ont lieu. Le temps est ces événe­

ments m ê m e s : en conséquence, le passé, le stock accumu­

lé d'événements, en est la dimension la plus importante et

l'avenir est quasi inexistant, seuls étant « futurs » ces quasi

événements que sont les choses qui doivent advenir très

prochainement, et cela de manière nécessaire, puisqu'elles

sont périodiques c o m m e les saisons ou que les prémisses

en sont déjà là, lisibles au présent, c o m m e la moisson dans

quelques mois est inscrite dans les semailles. Mbiti a cru

pouvoir appuyer sa thèse sur les langues africaines qu'il a

considérées et sur les calendriers employés dans les c o m ­

munautés qu'il a étudiées. Il n'a pas pris garde que ce qu'il

présentait c o m m e une analyse de ces éléments pour en

9

Page 10: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

extraire la vision d u m o n d e dont ils seraient porteurs pou­

vait s'appliquer, en conduisant aux m ê m e s conclusions, à

toutes les langues et à tous les calendriers humains : seuls

les usages rendent abstraits nos mots. Les etymologies sont

toujours concrètes.

Il ne s'agit donc pas d'opposer à cette lecture ethnolo­

gique une autre de m ê m e nature qui ne ferait que présen­

ter d'autres langues africaines auxquelles on ferait dire le

contraire de ce que Mbiti a fait dire aux siennes. Il s'agit

plutôt de convertir le regard parce que l'on aura cherché les

points de départ dans les problèmes eux-mêmes qui se

trouvent ici être ceux d'une maîtrise du futur, d'une « cul­

ture politique du temps », du développement dans les

sociétés africaines de ce qu'avec le philosophe Gaston

Berger nous appellerons « l'attitude prospective ». U n temps

homogène, linéaire, indéfiniment ouvert sur l'avenir et

dont on fait la marque de l'occident par opposition à des

mentalités autres n'est finalement la conception d'aucune

culture particulière. C'est une idéalité mathématique dont

la traduction en une image du temps c o m m e ligne conti­

nue est justement le contraire de ce que signifie une attitu­

de orientée vers l'exploration des futuribles. À l'opposé de

ce que dit Mbiti, un futur vide d'événements n'est pas la

condition d'une pensée prospective, c'est un néant de pensée.

Berger, pour faire entendre le sens de l'attitude pro­

spective, aimait à proposer la métaphore d'une voiture

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Page 11: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

lancée, la nuit tombée, sur une route de campagne dont

le conducteur ignore tout. Les phares doivent en être

puissants car c'est la voiture elle-même qui apporte la

lumière qui révèle le chemin, qui le fait donc exister : la

conduite a besoin, pour être possible, d'anticiper à tout

instant sur les courbes et virages possibles en m ê m e

temps que d'ajuster et de réajuster constamment les anti­

cipations sur la base desquelles les décisions sont prises.

Celle pensée du temps est tout le contraire de celle qui

en fait une route droite et vide et si elle n'a rien à voir

avec les cultures, elle a tout à voir avec une « culture poli­

tique du temps » qui aura cherché les points de départ

dans les problèmes eux-mêmes.

La meilleure traduction de la citation de Husserl dont

je suis parti est cette métaphore bergérienne pour signi­

fier le sens de l'initiative éclairée par la capacité prospec­

tive. L'on est embarqué dans une voiture toujours déjà

lancée et le seul point de départ est le problème à résou­

dre de ce qui est devant. C'est ainsi que je comprends le

sens du travail philosophique en Afrique, sa contribution

au labeur de sortir de la crise de sens. U n aspect essentiel

en est la promotion de cette culture d u temps où le sens

vient du futur et qui seul pourra donner un contenu à la

restauration de l'initiative africaine que cherche à invoquer

le slogan d'une « Renaissance africaine ».

11

Page 12: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

C o m m e n t philosopher avec l'Afrique

sans nommer le corps ?

Faubert Bolivar

Je tiens à remercier de manière spéciale m o n professeur et directeur de recherches M . Stéphane Douailler pour avoir suggéré aux organisateurs de la 3e Journée de la phi­losophie de m'associer à cette table ronde sur l'Afrique aux côtés d'éminents spécialistes de la question africaine. M e s remerciements vont également à FUnesco pour avoir rendu concrète cette suggestion du Professeur Douailler.

Comment philosopher en Afrique aujourd'hui ? Cette question nous a paru d'emblée riche de sens et quelque peu déroutante. S'agit-il de dire par là c o m m e n t inscrire une pratique philosophique dans les préoccupations afri­caines, c'est-à-dire c o m m e n t amener les Africains à phi­losopher ? C e qui sous-tendrait l'idée que les Africains en Afrique, l'Afrique dans sa diversité, confrontés qu'ils sont à la famine, à la guerre civile, au sous-développement et

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Page 13: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

au despotisme de toute sorte n'auraient pas assez de

temps pour se consacrer à la philosophie. O u bien, s'y

agit-il de dire c o m m e n t aborder l'Afrique c o m m e le ter­

ritoire d'une pensée proprement philosophique ? C e qui

nous renverrait au vieux débat sur la pertinence ou non

d'une philosophie spécifiquement africaine. O u , en der­

nière instance, cette question - comment philosopher en

Afrique aujourd'hui ? — nous amène-t-elle à prendre en

compte les manières concrètes pour l'Afrique de philoso­

pher, c'est-à-dire décrire c o m m e n t l'Afrique qui philoso­

phe philosophe effectivement ? C e qui cacherait l'idée

d'un rapport particulier du territoire africain à la philo­

sophie. Particularité qui témoignerait, c'est notre inter­

prétation, de la situation réelle de l'Afrique en tant

qu'entité géopolitique.

D e toute manière, n'ayant pas les compétences requi­

ses pour aborder cette thématique dans sa complexités,

nous avons opté pour une transformation de cette ques­

tion en une autre qui nous concerne de plus près (vu que

nous en avons fait quelque part le cadre de notre mémoire

de D E A de philosophie), à savoir : Comment philosopher

avec l'Afrique sans nommer le corps ?

La réponse à cette dernière question passe par l'éluci-

dation de deux notions-clé : celle du corps et celle de

l'Afrique, toutes deux saisies depuis une certaine tradi­

tion philosophique que nous nommerons occidentale.

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Page 14: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

E n premier lieu, qu'est-ce que le corps ?

Restituons une vieille scène de la philosophie antique :

Socrate se voilant la face pour porter un discours sur

l'amour.

L'action se passe à la fin du Ve siècle av. J . -C . à l'inté­

rieur des murs de la Grèce ancienne, et met en présence

Socrate et Phèdre autour d 'un dialogue pour le moins

complexe, où s'agitent des thèmes aussi divers que ceux

de l'amour, de la poésie, de l'âme, de la rhétorique et de

l'écriture. N o u s parlons évidemment de Phèdre1, en ce

que ce texte nous campe une image à première vue inso­

lite : celle de Socrate parlant la tête couverte.

Pour arriver à cette scène déterminante il nous faut

emprunter le passage de deux situations définitives.

N o u s avons, en premier lieu, Phèdre rapportant à

Socrate le discours écrit par Lysias sur l'amour dont la

thèse.est qu'il vaut mieux accorder ses faveurs à celui qui

n'aime pas plutôt qu'à celui qui aime, car l'amoureux est

toujours sous l'emprise de la folie. E n second lieu, nous

voyons Phèdre, à ce point séduit d u discours de Lysias

qu'il l'a lu presque en transe, mettant Socrate au défi de

relever le pari de la perfection du discours de Lysias sans

1. Platon, Phèdre, Traduction, introduction et notes par Luc

Brisson, Paris, Flammarion, 1989.

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Page 15: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

reprendre les arguments de celui-ci ; à l'insistance m e n a ­

çante de son jeune ami le philosophe se voit contraint de

construire un discours différent, mais égal sinon supérieur

à celui du sophiste, en exploitant la m ê m e idée de l'amour

c o m m e siège de la folie. Voyons d'abord en quelle forme

Socrate donne son accord à la demande de Phèdre :

« Je vais parler la tête encapuchonnée, pour arriver au

plus vite au terme de m o n discours et pour éviter que, en

te regardant, je ne perde, de honte, contenance »2.

N o u s comprenons la honte de Socrate c o m m e un

sentiment de défense par rapport à la situation compro­

mettante où il se soumet à un régime de discours qui ne

cadre pas avec sa conception réelle de l'amour. E n réali­

té, condamner l'amour au n o m de la folie revient pour

Socrate à se mettre sous condition de l'opinion ou de l'i­

gnorance, à se distancer de la sagesse philosophique dont

l'une des voies est de rassurer sur l'amour et la folie,

considérées c o m m e des dons divins. Socrate se dissimu­

lant le visage offrirait ainsi une dernière résistance à l'ex­

périence honteuse de prononcer un discours dont la

responsabilité et la paternité lui échappent — « Le discours

que tu as prononcé par m a bouche, après m'avoir drogué »3,

2. Phèdre 237a. 3. Phèdre 242d-e.

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Page 16: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

dira-t-il à Phèdre. A u juste, la honte de Socrate s'explique par le fait qu'il doit parler hors de lui, honte de devoir parler dans le voisinage méprisant des sophistes et des poètes, qu'il n'a de cesse de condamner au n o m de la phi­losophie4.

Pour aller au-delà de la question de la honte socra­tique parlant dans la distance de soi à soi et poser celle du corps, nous devons nous autoriser deux remarques. La première est que Socrate ne fait pas que s'encapu-chonner la tête, au m o m e n t d'accéder à la requête de Phèdre, mais appelle aussi à son secours « les Muses à la voix légère » pour entreprendre le récit c o m m a n d é par son jeune ami. À l'opposé, et c'est là notre seconde

4 . N o u s n'allons pas revenir sur le poète et la tension qui travaille les figures du poète, du sophiste, du tyran et du philosophe dans la philosophie platonicienne, ayant déjà consacré à cette étude une large place dans notre travail ultérieur de mémoire de maîtrise de philoso­phie {Université de Paris 8, 2002-2003) sous la direction de M . le Professeur Stéphane Douailler : Platon, le poème et son enjeu

philosophique. Sur la folie, la surveillance et le bannissement du poème

dans Ion, Phèdre et République. N o u s nous bornons juste à indiquer que le problème de la condamnation platonicienne de la poésie et de la rhétorique est bien plus complexe qu'on ne le présente ici. Notre parti pris de le lire sous un m o d e schématique n'enlève rien à sa c o m ­plexité dès lors qu'il est question de questionner la place du corps dans cette tension

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Page 17: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

remarque, lorsque ayant découvert sa faute contre Éros

Socrate entreprend de se faire pardonner en offrant en

expiation à la divinité u n discours digne de l'amour, il

tiendra à le faire sans se voiler la face —« la tête découver­

te et n o n point, c o m m e je l'étais tout à l'heure, encapu­

chonné, parce que honteux. »5.

Ces remarques nous conduisent à deux hypothèses.

E n effet, nous distinguons dans les deux attitudes oppo­

sées de Socrate, parlant respectivement la tête voilée et à

visage découvert, deux m o d e s d'institution platonicien­

ne d u rapport au corps. Ainsi, nous détachons d ' u n côté

le corps qui se cache parce que soustrait à la raison, sou­

mis à la parole orpheline de l'inspiré, et d'autre côté le

corps qui se découvre parce que parlant en pleine pos­

session de la raison, portant librement et fièrement la

parole responsabilisée d u philosophe. D ' o ù notre pre­

mière hypothèse : la honte est la position du corps livré à

lui-même. N o u s soutenons alors que si la tête de Socrate

parlant hors de sa raison n'est pas montrable, c'est qu'il

convient de regrouper en u n seul et m ê m e geste la pos­

ture qui consiste à cacher sa honte et à cacher son corps.

Aussi, admettons-nous sous une seule idée le corps et la

honte, car le corps est la honte m ê m e , la honte c'est la

honte d u corps qui n'est autre chose q u ' u n corps. Notre

5. Phèdre 243b.

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Page 18: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

deuxième hypothèse est que le corps est irréductible à la

honte. Il n'est alors de corps montrable que celui montré

par et avec la raison, de m ê m e que la raison est ce qui

montre le corps et non point ce qui le cache6. Socrate ne

peut porter son discours à Eros qu'en montrant sa tête7.

6. E n formulant ces deux hypothèses nous avons conscience d'al­ler à l'encontre tout aussi bien de la théorie du récit du mythe biblique de la Genèse et de la thèse couramment admise, à savoir qu'être raisonnable c'est cacher son corps. Sauf que pour nous la décence de ne pas montrer son corps tiendrait plus de la pudeur que de la honte ; en ce sens, nous rejoignons Maurice Merleau-Ponty pour qui la pudeur et l'impudeur s'inscrivent dans la dialectique du moi et d'autrui. Ainsi, cacher ou montrer son corps ne ferait que ren­voyer au jeu de la crainte et de la fascination et ne toucherait pas le sentiment de la honte (Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, pp. 194-195). D'autre part, pour nous la honte n'a pas le m ê m e statut qu'elle a chez Sartre, c'est-à-dire l'appréhension unitaire de trois dimensions : je, moi et autrui {L'être et le néant. Essai d'onto­

logie phénoménologique, Gallimard, 1943, pp. 259-341). E n choisis­sant de travailler sur le corps de la honte, c'est, contrairement à Sartre, pour nous aventurer sur la piste de la honte en tant que potentielle­ment existant pour elle-même dans le corps, indépendamment du regard d'autrui.

7 . Il convient de préciser que Socrate dont nous partons ne s'est jamais caché le corps mais la tête, et que c'est en connaissance de cause que nous faisons intervenir dans notre commentaire le corps à la place de la tête qui est en jeu dans le texte. Le choix de parler indifférem­ment du corps et de la tête s'autorise de la lecture de Platon lui-même

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Page 19: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Désormais une histoire philosophique du corps s'ou­

vre à nous à l'épreuve de ces deux hypothèses : la honte

est la position du corps livré à lui-même I le corps est irré­

ductible à la honte. Dans cette mesure, il devient possible

d'aborder le parcours philosophique du corps c o m m e le

point d'une tension permanente entre un état de chute et

un état de grâce, en sorte que si le corps est constamment

soumis à la honte, il lui reste néanmoins la promesse

d'être racheté par la raison. D o n c , dire que la honte

qui présente la tête, dont la sphéricité en fait la parfake imitation de l'univers, c o m m e ce qui doit commander à toutes les autres parties du corps ; ce qui implique que la tête est consi.dérée c o m m e le siège des organes utiles à toutes les prévisions de l'âme, et de ce fait tend à se donner le corps c o m m e véhicule. E n conséquence, il nous semble revenir au m ê m e de parler de la tête c o m m e signifiant le corps tout entier ou du corps c o m m e ce qui se réalise dans la tête (Platon, Timée,

traduction et notes par E . Chambry, Paris, Flammarion, 1969, 34c et 44a). Notons toutefois que la hiérarchie platonicienne de la tête sur le corps peut être comprise, au-delà de Platon, c o m m e une évolution ou une étape dans la pensée européenne, ainsi que le démontre Richard Broxton Onions (Les origines de la pensée européenne. Sur le corps,

l'esprit, l'âme, le monde, le temps et le destin, traduit de l'anglais par Barbara Cassin, Armelle Debru, Michel Narcy, Paris, Seuil, 1999, éd. originale, 1951), selon qui, pendant longtemps le siège de la pensée a été localisé quelque part dans le « cœur », ou dans la « phrène », cou­ramment traduite par « estomac ». Wittgenstein, en écrivant que penser c'est penser avec la main, ne fera rien d'autre que porter sa contribu­tion au renversement par l'absurde de cette tendance à soumettre le corps à la hiérarchie, au commandemen t d'une de ses parties.

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Page 20: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

n'épuise pas le corps ou que le corps est irréductible à la

honte c'est une autre manière de dire que la raison s'offre

c o m m e le salut du corps. Tout se passerait donc c o m m e

si le corps se donnait c o m m e ce qui réclame toujours la

surveillance, la présence de la raison pour ne pas rester

seul en lui-même, pour passer à la lumière ; pour ne pas

sombrer dans l'invisibilité de la honte.

Alors, nous aurions d 'un côté des corps qui se laissent

traverser par autre chose qu'eux-mêmes en m ê m e temps

qu'ils laissent transparaître autre chose qu'eux-mêmes, et de

l'autre des corps dont l'essence est la non-transparence. Par

conséquent, nous lisons le parcours philosophique du corps

c o m m e une tentative renouvelée de traverser le corps, c'est-

à-dire de le rendre transparent à autre chose. Aussi, le mépris

pour le corps repérable dans la philosophie occidentale ne

sera-t-il finalement que le mépris pour le corps en tant qu'il

est non-transparent. D e là, le corps de la honte s'entend du

corps dont l'essence est la non-transparence. Et pour pallier

l'obstacle de la honte il est désormais demandé au corps de

se montrer capable d'être autre chose que corps.

Mais, s'il faut traverser le corps, il ne convient pas de

traverser tous les corps. Parce que le corps est nécessaire

au « système des besoins »8. Platon embauche des « salariés » :

8. Myriam Revault d'Allones, Le Dépérissement de ¿apolitique.

Généalogie d'un lieu commun, Paris, Flammarion, 1999, p. 45.

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Page 21: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

le corps de la honte complemente c o m m e « force de tra­

vail » le dispositif de la Cité idéale9. Si le corps est requis

dans son opacité au m o m e n t m ê m e où il convient de le

rendre transparent, c'est qu'il reste supposé au corps u n

ethos dont la médiation continue d'être salutaire au pro­

jet d'échapper à la honte. N o u s pourrions dire alors que

le corps ne se réduit pas à la honte parce qu'il existe des

corps de la honte.

La préservation du corps de la honte à un n o m dans

les rhétoriques communautaires : Y esclavage. L'esclavage

nous apparaît c o m m e la figure tant éthique et politique

du corps de la honte. D e la m ê m e manière, l'esclavage est

une modalité essentielle à la communauté , n'en déplaise

aux différentes déclarations de son abolition, car il est la

juste détermination d 'un «partage du sensible » ayant le

corps c o m m e dividende10. L'esclavage est le donc le produit

9. Platon, République 371e. 10. Nietzsche parlait, quant à lui, d'une exigence de l'esclavage

propre à toute société hiérarchique : « Jusqu'ici toute élévation de type humain a été l'œuvre d'une société aristocratique, et il en sera toujours ainsi ; autrement dit elle a été l'oeuvre d'une société hiérar­chique et à la différence de valeur de l ' h o m m e à l ' h o m m e et qui a besoin d'une forme quelconque d'esclavage », Par-delà bien et mal. Prélude d'une philosophie de l'avenir, Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduit de l'allemand par Cornélius H e i m , Paris, Gallimard, 1971, p. 180.

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Page 22: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

de la traversée d u corps telle qu'il est d o n n é à l'esprit u n

corps réduit à la honte et un corps irréductible à la honte.

Dire que l'esclavage est à la fois ce qui reste d ' u n e

césure opérée dans le corps et le fait d u corps d e la honte

en tant que corps livré à l u i - m ê m e , c'est aussi se situer

depuis u n personnage philosophique exemplaire,

Aristote11. C'est lui qui, le premier, parla de l'esclave

c o m m e de l'écriture de la nature sur le corps :

« Et la nature veut marquer dans le corps la différence entre h o m m e s libres et esclaves : ceux des seconds sont robustes, aptes aux travaux indispensables, ceux des pre­miers sont droits et inaptes à de telles besognes, mais adap­tés à la vie politique (laquelle se trouve partagée entre les tâches de la guerre et celle de la paix). Pourtant le contraire, aussi, se rencontre fréquemment : tels ont des corps d ' h o m m e s libres, tels en ont l'âme. Il est, en effet, mani ­feste, que si les h o m m e s libres se distinguaient par le corps seul autant que les images des dieux, tout le m o n d e conviendrait que les autres mériteraient de les servir c o m m e esclaves. Et si cela est vrai d u corps, une telle dis­tinction est encore plus juste appliquée à l'âme. Mais il n'est pas aussi facile d'apercevoir la beauté de l'âme que celle d u corps »12.

11. Les politiques, Traduction et présentation par Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1993, I, 3-6.

12. Politiques 1255a-b.

23

Page 23: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

L'esclavage se signale par et dans le corps, ce qui veut

dire qu'il existe un corps identifié et identifiable à l'es­

clave ; et il est propre à ce corps de se mettre à profit en

se mettant au profit de la c o m m u n a u t é des corps libres,

car ceux-ci n'ont ni le temps ni l'indignité nécessaires

pour se « pencher » sur des tâches physiques (être libre

c'est avoir le corps droit) dont l'exécution est quand

m ê m e nécessaire à la cité. C e n'est pas sans raison que

l'esclavage relève de la justice et de futilité, dans la mesu­

re où il consiste à être juste envers la nature et utile à la

communauté. Rien d'étonnant alors que m ê m e dans l'île

bienheureuse de M o o r e il n'est pas question de faire

l'économie de l'esclavage13.

13. « Leurs esclaves ne sont ni des prisonniers de guerre- à moins que des soldats capturés lors d'une guerre où Utopie fut attaquée- ni des enfants d'esclaves ni aucun de ceux qu'on trouve en servage dans les autres pays. C e sont des citoyens à qui un acte honteux a coûté la liberté ; ce sont, plus souvent alors, des étrangers condamnés à mort dans leur pays à la suite d 'un crime. Les Utopiens les achètent en grand nombre, et pour peu d'argent, le plus souvent pour rien. Ces esclaves sont toute leur vie tenus au travail, et, de plus, les Utopiens plus durement que les autres. Leur cas en effet est jugé plus désespé­ré, et méritant des châtiments plus exemplaires, pour n'avoir pu s'ab­stenir du mal après avoir été formés à la vertu par une éducation si excellente. U n e troisième espèce d'esclaves est composée de manoeu­vres étrangers, courageux et pauvres, qui choisissent spontanément de venir servir par eux. Ils les traitent décemment, presque aussi bien que

24

Page 24: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Aristote parle certes aisément d u corps de l'esclave

par nature. Pourtant une difficulté demeure : la « robus­

tesse » d u corps ne montre pas forcément la silhouette de

l'esclave, car elle peut encore cacher l'« â m e » d ' u n libre.

C o m m e n t alors reconnaître l'esclave ? C o m m e n t discri­

miner de manière certaine l'esclave d u libre ? Aristote ne

résout pas ce problème, ce qui ne l 'empêche pas de conti­

nuer de soutenir la thèse de l'existence de l'esclave par

nature. Pour peu que l'esclavage soit le propre d u corps

de la honte — les esclaves par nature s'entendent de « ceux

dont l'activité consiste à se servir de leur corps, et dont

c'est le meilleur parti que l'on puisse tirer »14 - le fonda­

teur d u Lycée persiste à raccorder l'esclave à u n corps pro­

blématique, insaisissable, invisible :

« (...) il existe des gens qui sont, nécessairement, esclaves

partout, les autres nulle part »15.

lourde, étant donné qu'ils sont accoutumés à travailler davantage. Ils ne retiennent pas contre leur gré ceux qui souhaitent s'en aller, ce qui arrive rarement, et ils ne les renvoient pas les mains vides », T h o m a s Moore, L'utopie, Paris, Flammarion, 1987, pp. 189-190. Le portrait de la dernière espèce d'esclaves ne porterait-il à considérer la figure contemporaine de l'ouvrier « immigré » sous l'angle du concept d'esclavage c o m m e corps besogneux ?

14. Politiques 1254b. 15. Politiques 1255a.

25

Page 25: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Qu'est-ce que le corps ? Le corps est la figure naturelle

de la honte et de l'esclave.

Maintenant, demandons-nous qu'est-ce que

l'Afrique. Pour répondre à cette question, nous devons

avoir recours au philosophe de l'Esprit absolu : Georg

Wilhelm Friedrich Hegel. Précisons tout de suite que

notre lecture de Hegel vise à rester en marge de son

œuvre pour le moins touffue, et sur laquelle nous ne sau­

rions que rester à hauteur des considérations c o m m u n e s .

C e que nous avons à considérer de Hegel ne porte donc

que sur un infime aspect de son œuvre, un paragraphe à

l'intérieur d'une section, elle-même à l'intérieur d'un

chapitre se regroupant dans une vaste division de ses

Leçons sur la philosophie de l'Histoire (1822-1830) intitu­

lée La raison dans l'Histoire16 : « L'Afrique ». Nous nous

situons d'autant plus en marge de l'œuvre hégélienne

que le texte en question aura été rejeté par l'exégèse hégé­

lienne sur le compte des préjugés de l'époque, d'un côté ;

d'un autre côté, le texte en lui-même est présenté par

l'auteur c o m m e traité une fois pour toutes, ne présentant

pas de grand intérêt du point de vue du concept

d'Histoire que poursuit Hegel : « là-dessus, nous laissons

l'Afrique pour n'en plus faire mention par la suite ».

16. Traduction, introduction et notes par Kostas Papaioannou,

Pion, 10/18, 1998, pp. 245-269.

26

Page 26: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Il convient en effet de ne plus parler d'Afrique puis­

qu'il s'agit d 'un m o n d e anhistorique n o n développé qui

ne touche qu'au seuil de l'histoire universelle, et dont

l'évocation consiste à montrer « les manifestations épou­

vantables de la nature humaine ». Ainsi, c'est de la

manière suivante que l'Afrique apparaît à la raison de

Hegel :

« Dans l'Afrique proprement dite, l 'homme reste arrê­

té au stade de la conscience sensible d'où son incapacité

absolue d'évoluer. Il manifeste physiquement une grande

force musculaire qui le rend apte au travail, et témoigne

d'un esprit débonnaire, mais, en même temps, d'une féro­

ce insensibilité. »

L'Afrique est alors le lieu déserté par la raison qui tra­

verse les différents peuples à différents degrés. C e qui

explique que la différence à souligner entre les trois

continents d u Vieux M o n d e est essentiellement une dif­

férence d'ordre spirituel, à travers quoi l'Asie se profile

c o m m e le pays de tous les contrastes et de toutes les

oppositions, tenant le juste milieu entre l'Europe de

l'esprit réalisé et l'Afrique de l'absence de l'esprit. Il faut

remarquer que c'est d u lieu de cette distinction d'ordre

spirituel recoupée de déterminisme géographique que

Hegel isole trois parties de l'Afrique : une dite européenne,

c'est l'Afrique d u N o r d ; la deuxième, c'est ['Egypte,

déterminée par le bassin d u Nil ; enfin, Y Afrique proprement

27

Page 27: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

dite, le haut pays, l'« indocile », l'inaccessible, dont la

caractéristique fondamentale est donnée dans une méta­

phore curieuse mais vive, sur laquelle nous reviendrons

par la suite, « enveloppée dans la couleur noire de la nuit ».

Il revient dès lors à Hegel de montrer dans l'Afrique pro­

prement dite « l'inhumanité la plus irréfléchie et la plus

brutale » au n o m de laquelle il ne peut y avoir de subjec­

tivité telle que celle-ci requiert la médiation de

l'Universel, mais « une masse de sujets qui se détruisent »

parce que demeurant au stade de l'« immédiateté ».

Aussi, l'Afrique est-elle restée à l'« état d'innocence »,

donc à l'âge d'enfance de l'humanité, c'est-à-dire à la

condition animale originaire d u « paradeisos » (paradis),

lieu de la synthèse de l ' h o m m e , de la nature et de Dieu.

L'Afrique proprement dite est donc essentiellement u n

« parc animalier ». Ayant situé l'Afrique à partir de la

nature des h o m m e s qui y vivent, Hegel va entreprendre

d'étudier l'esprit qui anime ces hommes- là à travers la

religion, la société et Y Etat.

D u point de vue de la religion, Hegel nous dit que

l'esprit africain ne réussit à se déployer que sous deux for­

mes : la magie et le fétichisme. Cela ne saurait être autre­

men t s'il faut réaliser que l ' h o m m e africain est dans u n

rapport conflictuel permanent avec la nature qu'il cher­

che à dominer à tout prix pour la dévier de ses menaces

quotidiennes, dont la mort. C'est dans la magie que se

28

Page 28: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

livre la seule et unique rationalité de l'Africain, énoncée

en ces termes : « L ' h o m m e ne connaît que lui-même, et

lui-même c o m m e opposé à la nature ». C'est au n o m de

cette seule et unique rationalité que l'Africain est féti­

chiste. Dans la mesure où justement il n'y a que lui-

m ê m e dans sa puissance opposée à celle de la nature, il

lui revient de se représenter son pouvoir en un objet exté­

rieur à sa conscience. Alors, tout et n'importe quel objet

devient potentiellement un fétiche. C'est ainsi que s'ex­

plique son « culte des morts ». Magicien et fétichiste,

l'Africain ne souhaiterait par là que devenir « maître et

possesseur de la nature », à l'instar de toute conscience

intelligente ? N o n , conclut Hegel, puisque « le pouvoir

du nègre sur la nature est seulement une force de l'ima­

gination, une domination imaginaire ».

Pour ce qui touche à la société, les rapports humains

en Afrique se sont élevés essentiellement sur la base du

mépris : mépris total pour la vie et pour l ' h o m m e , et

mépris de la mort. L'Africain, écrit Hegel, est irrespec­

tueux autant à l'égard de lui-même qu'à l'égard d'autrui.

C'est pour cela qu'il est cannibale, ne pouvant imaginer

ni respecter le principe spirituel qui traverse le corps

humain : il n'y voit que de la « chair », « de la viande et

rien d'autre ». Autre chose, les « sentiments éthiques » ne

disent rien ou si peu que rien à l'Africain : il ne connaît

pas l'entraide, substitue l'accouplement à l'amour,

29

Page 29: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

développe la polygamie en lieu et place de l'amour, par

exemple « le roi du D a h o m e y a 3333 femmes », affirme

Hegel ; pire que tout, les gens d'Afrique « ne se préoccu­

pent pas de leurs parents malades ». Le mépris de la mort

vient doubler ce mépris pour la vie au sens où justement

la vie « n'a pas de valeur » pour l'Africain : c o m m e n t

comprendre autrement son fort penchant pour le « suici­

de » s'il tenait à la vie ? Mais Hegel ajoute : « il faut

pourtant attribuer à ce mépris pour la vie le grand cou­

rage, soutenu par une énorme force physique, des nègres,

qui se font tuer par milliers quand ils guerroient contre

les Européens. Dans la guerre des Ashanti contre les

Anglais, les nègres se précipitèrent sur les bouches des

canons et ne reculèrent pas, bien qu'il en tombât cin­

quante à la fois ». Le mépris pour la vie n'est pas à pren­

dre pour un dégoût car l'Africain n'entend rien à la vie,

et s'il n'entend rien à la vie c'est bien parce qu'il a un

corps puissant, « une énorme force physique » qui lui

cache l'esprit (?).

Sur la constitution politique de l'Afrique Hegel insis­

te d'abord sur le caractère impropre de ce m o t pour par­

ler du régime public africain. E n effet, il ne saurait exis­

ter d'Etat dans un endroit où l'« universalité rationnelle

qui est une loi de la liberté » est carrément absente et où

il n'y pas de « subjectivité », mais juste « une masse de

sujets qui se détruisent ». Ainsi, il n'y a qu'un m o t qui

30

Page 30: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

réponde à la situation arbitraire généralisée identifiée en

Afrique, c'est le despotisme. C e régime convient parfaite­

ment à traduire le m o d e de redressement de la lutte vio­

lente qu'exercent les différentes volontés particulières

entre elles pour se faire prévaloir chacune en m ê m e

temps et au m ê m e lieu, empêchant de cette manière

toute possibilité pour les Africains à « s'accorder » — « un

maître c o m m a n d e car la grossièreté sensible ne peut être

domptée que par une force despotique ». Mais le despo­

tisme étant lui-même un terme dans l'arbitraire, il est

constamment menacé « par les sens et l'énergie de la

volonté sensible ». O n est alors placé dans un théâtre de

violences terribles où nous voyons le « bourreau » exer­

cer, à côté du roi dont il est parfois le premier ministre,

l'une des plus importantes fonctions de la Cour « car il

sert au roi pour se débarrasser des suspects, et aux nota­

bles pour tuer le roi quand ils en ont envie ».

E n conséquence, le rapport de base du droit en

Afrique est Y esclavage, défini par Hegel c o m m e « une

institution indigène qui domine naturellement ». C e qui

signifie que l'esclavage est le n o m essentiel du rapport

des nègres aussi bien entre eux qu'avec les autres, tant et

si bien qu'ils « n'y voient rien de blâmable ». Aussi, est-il

superflu de remettre en cause l'esclavage des Africains

dans la mesure où ceux-ci sont dans un « esclavage absolu »

partout où ils se trouvent. Et Hegel de se prononcer sur

31

Page 31: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

le débat alors actuel de l'abolition de l'esclavage :

« L'esclavage est une injustice en soi et pour soi, parce

que l'essence de l ' h o m m e est la liberté. Mais pour arriver

à la liberté, l ' h o m m e doit acquérir d'abord la maturité

nécessaire. L'élimination graduelle de l'esclavage est,

pour cette raison, plus opportune et plus juste que son

abolition brutale ». Mais, ne nous empressons pas de dire

que Hegel était pour l'abolition graduelle de l'esclavage.

Car nous avons pris l'argumentation à rebours pour bien

montrer c o m m e n t Hegel renferme le cercle de l'esclava­

ge sur l'Africain. E n effet, l'argumentation de l'esclavage

des Nègres précède les dernières considérations que nous

venons de relater à propos des sentiments éthiques qui

seraient inexistants chez les Nègres et du pouvoir despo­

tique caractérisant l'Afrique. A u fait, dans la mobilisa­

tion de l'argumentaire éthico-politique, il devait s'agir

pour Hegel de prouver en quoi l'esclavage était « néces­

saire c o m m e m o m e n t de passage à un degré supérieur »

et pourquoi les Nègres étaient censés attendre d'être

mûrs pour la liberté :

« O n ne peut prétendre de façon absolue que l 'homme, par le seul fait qu'il est un h o m m e , soit considéré c o m m e essentiellement libre...Notre idée générale, c'est que l 'homme est libre en tant q u ' h o m m e ; mais autrement il n'a de valeur que sous quelque aspect particulier : époux, parents, voisins, concitoyens, n'ont de valeur que l'un pour l'autre. Chez les nègres, cela ne se produit qu'à un faible

32

Page 32: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

degré. Les sentiments éthiques, entre eux, sont d'une extrê­m e faiblesse, ou, pour mieux dire, n'existent pas du tout ».

Il suffit de relier le précédent extrait à l'allure générale

de la fin du texte pour nous convaincre de la véritable lec­

ture de Hegel de l'esclavage des Noirs, ou des Noirs eux-

m ê m e s c o m m e essentiellement esclaves partout et de tout

temps. Il se passe qu'à la fin d u texte il s'est opéré une sorte

de synthèse de tout ce qui a été dit pour produire une

appréciation conclusive sur les « Nègres ». La synthèse a

lieu en deux mouvements : dans un premier temps, Hegel

met l'accent sur ce qu'il appelle le « fanatisme » des Noirs,

ou mieux, la détermination des Nègres au fanatisme. Leur

fanatisme est constaté dans le fait que « toute idée jetée

parmi les nègres est saisie et réalisée avec toute l'énergie de

la volonté ». L'interprétation qu'en fournit Hegel c'est que

« le pouvoir de l'esprit est si faible chez eux, et si intense

pourtant l'esprit en lui-même » que leur rencontre ne sau­

rait que donner lieu à une situation explosive. N o u s

voyons là une bien élégante façon de ramener la question

d u corps. Car, pour qu'une idée puisse produire u n fana­

tisme tellement violent chez les Nègres qu'il « les pousse à

tout détruire », il faudrait que l'esprit, en tant qu'il est

intense, ne rencontre pas que l'obstacle d 'un esprit faible,

mais surtout quelque chose d'aussi intense qu'il l'est lui-

m ê m e . Nous pensons que ce à partir de quoi le nègre résiste

à l'esprit de toutes ses forces au point qu'à l'issue de

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Page 33: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

l'affrontement, il soit pris de fureur, ce n'est pas tant son

« esprit faible » que son corps qui se trouve aussi intense que

l'esprit lui-même. Hegel ne dit-il pas clairement d'ailleurs

que le fanatisme chez les nègres (« supérieur à tout ce qu 'on

peut imaginer ») est « plus physique que spirituel » ?

Le deuxième m o m e n t de la synthèse s'opère avec

moins de retenue. Il s'agit de délivrer la dernière vérité

sur les nègres de manière à ce que tout le m o n d e puisse

comprendre la question de la question. C'est une formu­

le lapidaire à laquelle l'hésitation ne convient pas :

« Il résulte de tous ces différents traits que ce qui déter­mine le caractère des nègres est l'absence de frein. Leur condition n'est susceptible d'aucun développement, d'aucune éducation. Tels nous les voyons, tels ils ont toujours été ».

Le Noir est donc renvoyé dans la « couleur noire de

sa nuit » d'Afrique. Tout se dit en effet dans l'évocation

de cette fameuse métaphore dont le sens se dévoile dans

sa redondance : le Noir ne permet de voir autre chose

que d u noir puisque le noir est noir17. L e Noir est

17. Le noir sert à la fois de substantif et de prédicat, c'est en ce sens qu'il est une substance rebelle, car il ne donne toujours que lui-m ê m e . N o u s comprendrions ainsi qu'Hérodote a pu « imaginer » que le sperme de l'Ethiopien est noir c o m m e son corps, et en parler en toute certitude de la m ê m e manière que d'autres diront plus tard qu'il a « l'âme aussi noire que le corps ».

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Page 34: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

inextricablement solidaire à la nuit confuse qu'à son

corps opaque. Le Noir est scellé à son « unité indifféren­

ciée et concentrée ».

U n corps et rien d'autre : le Noir est le corps absolu.

Et, si nous mobilisons une autre métaphore de Hegel :

«quand la philosophie peint son gris sur gris... »18.

N o u s comprendrons alors quand le philosophe peint

noir sur noir, c'est qu'on ne pourra plus connaître le Noir

qu'en tant que corps ou ne pas le connaître du tout.

Relire Aristote à la lumière de Hegel, ou l'inverse, place

sous nos yeux le corps de l'esclave que le premier n'avait

pas su trouver : le Noir en tant qu'il n'a que son corps.

E n ce sens, nous retenons que le philosophe de Iéna a

dénoué le problème philosophique qui s'était posé au

philosophe d'Athènes. Maintenant, le problème qui se

pose à nous ce n'est pas tant que Hegel avait tort sur les

« Nègres », c'est qu'il eût été possible pour lui d'avoir rai­

son, dans la mesure où le regard qu'il a contribué à jeter

sur les Africains se justifie depuis une notion archéolo­

gique de corps que la raison comprend. Aussi, n'est-il pas

18. « Q u a n d la philosophie peint son gris sur gris, c'est qu'une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée du crépuscule », Principes de la philosophie du droit, Préface, p. 76.

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Page 35: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

question pour nous de questionner les préjugés de Hegel,

encore faudrait-il questionner ceux d'Aristote qui partait,

quant à lui, d 'un concept vide, mais de le lire c o m m e un

philosophe de bonne foi qui a cru au corps, à ses vices et

ses vertus, auquel il a opposé Y esprit c o m m e source du

Moi... un peu c o m m e nous le faisons tous d'ailleurs.

Qu'est-ce que l'Afrique : l'Afrique est le lieu du Corps

absolu, donc de la honte, donc de l'esclave.

C o m m e n t philosopher avec l'Afrique sans n o m m e r le

corps ? Par cette question, nous voulions ouvrir la voie

aux questions suivantes : est-ce que notre rapport avec

l'Afrique n'est pas dans la continuité de l'approche lapi­

daire de Hegel ? L'esclavage, le colonialisme, le racisme,

le néo-colonialisme, l'impérialisme, l'ethnologie : toutes

ces institutions n'auraient-elles pas en c o m m u n une cer­

taine approche du corps ? Philosopher pour l'Afrique,

philosopher avec l'Afrique aujourd'hui, philosopher dans

le sens de l'émancipation ne serait-ce pas mettre fin au

corps ?

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Page 36: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Espace philosophique et espace religieux.

Ramatoulaye Diagne

La question de l'existence d'une philosophie africaine

a déchaîné une polémique, certes parfois violente, mais

féconde puisqu'elle a été l'occasion d'une réflexion sur ce

qu'est penser et ce qu'est être africain. Face à la question

« c o m m e n t philosopher en Afrique aujourd'hui », plu­

sieurs approches sont possibles. L'une d'elles consiste à se

demander s'il est possible, s'il est légitime de philosopher

alors que la pauvreté, les guerres, les maladies font de

l'Afrique un continent exsangue. Ces multiples m a u x

réclament des actions concrètes et non pas une réflexion

philosophique. E n d'autres termes, c o m m e n t oser philo­

sopher au milieu des cris et des larmes, pratiquer cette

discipline dont l'utilité n'est guère évidente lorsqu'il s'a­

git de faire face à des situations urgentes ? Le temps du

philosophe est distinct de celui de la Croix Rouge. Cette

approche de la question est importante, mais ce n'est pas

celle que je m e propose d'adopter. La question de l'utili­

té de la philosophie face à l'urgence de l'action a été

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Page 37: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

amplement débattue. C o m m e le montre Descartes à tra­

vers la morale par provision, la pensée ne s'exerce vérita­

blement que lorsqu'il lui est possible de suspendre son

jugement tant que l'esprit n'est pas en présence d'idées

claires et distinctes. E n effet, « les actions de la vie ne

souffrant souvent aucun délai », face à l'urgence, les exi­

gences de la raison changent. Elle ne peut plus chercher

ni l'évidence, ni la certitude : « [...] c'est une vérité très

certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de dis­

cerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les

plus probables »'.

La détermination de la volonté se substitue alors à la

clarté et à la distinction des idées que l'urgence de la

situation et l'opacité inhérente aux événements de la vie

sociale nous empêchent d'atteindre.

J'ai voulu orienter m o n propos dans une autre direc­

tion. C o m m e n t l'Afrique se présente-t-elle aujourd'hui ?

U n continent jeune, où la jeunesse tente désespérément

de donner une signification au m o t « avenir ». Les uns le

voient sous la forme d 'un visa obtenu par tous les

moyens, d'autres s'accrochent à l'espoir que le chemin

long et incertain des études les m è n e un jour quelque

1. René Descartes, Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, 1953, p. 142.

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Page 38: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

part, d'autres enfin choisissent le raccourci et s'en remettent

à Dieu. Depuis quelques années, de nombreux étudiants

empruntent à la fois ces deux dernières voies et le c a m ­

pus universitaire change de visage : à l'étudiant rebelle,

marxiste, anarchiste ou rasta succède maintenant l'étu­

diant affichant d'emblée, par son chapelet ou ses vête­

ments, son appartenance à telle ou telle confrérie reli­

gieuse. Face à cette présence grandissante du discours

religieux, le discours philosophique ne peut échapper à la

nécessité de s'interroger sur l'espace qu'il doit et peut

encore occuper. E n d'autres termes, qu'est-ce qui peut,

aujourd'hui, se pratiquer et s'enseigner librement sous le

n o m de philosophie ?

L'importance d u phénomène religieux dans l'espace

universitaire sénégalais suscite de nombreuses interroga­

tions ces dernières années. Les combats qui ont opposé

des étudiants mourides à des étudiants tidjanes ; les réac­

tions de rejet à l'encontre de certains philosophes voués

aux gémonies pour athéisme ; les chants religieux qui

marquent la fin de certaines soutenances de thèse de

médecine montrent que le souci d u religieux est extrê­

m e m e n t fort dans la communau té étudiante. Notre pro­

pos n'est pas de le condamner, mais de souligner l'im­

portance du respect de chaque espace. L'espace religieux

a ses règles, l'espace philosophique les siennes.

L'enseignement de la philosophie ne doit subir aucune

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Page 39: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

contrainte susceptible de le conduire à la mise en place

d'un programme « religieusement correct » en suppri­

mant l'analyse de la pensée de certains auteurs. Il ne s'a­

git pas non plus d'enseigner surtout l'histoire et la philo­

sophie des sciences ou du langage afin d'éviter d'aborder

des questions susceptibles de heurter certaines convic­

tions religieuses. M ê m e l'épistémologie put mettre en

évidence cette différence d'approche des problèmes entre

le religieux et le philosophique. U n e réflexion philoso­

phique sur le clonage ne peut pas se contenter de

condamner une telle pratique, voire d'en nier tout sim­

plement la possibilité et l'existence. C e serait faire vio­

lence à la philosophie que de lui demander de condam­

ner sans chercher à savoir quel sens peuvent encore avoir

les notions de vie, de mort, de destin, d'humanité et

enfin de Dieu face au clonage non seulement thérapeu­

tique mais aussi reproductif. Car là est la véritable ques­

tion : le discours philosophique n'est-il pas exposé à la

violence ?

N o u s pourrions définir la violence c o m m e le fait de

ne pas reconnaître l'autonomie de l'autre en l'obligeant à

se situer par rapport à un repère que nous lui imposons.

La philosophie subirait donc une violence si elle est som­

m é e de se situer par rapport à un discours religieux, alors

que leurs repères, leurs méthodes ne sont pas les m ê m e s .

E n effet, là où certains discours religieux apportent des

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Page 40: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

réponses indiscutables, la philosophie avoue son ignorance

en se présentant c o m m e un point d'interrogation. La

figure socratique demeure toujours emblématique de la

démarche philosophique qui ne doit pas craindre de

commencer par reconnaître sa propre ignorance. Là où

certains discours religieux assènent des certitudes, la phi­

losophie se présente c o m m e inquiétude, absence de

repos, absence de certitude de quelque nature que ce soit.

Enfin, là où la philosophie exige la lumière de la raison,

de manière souveraine, certains discours religieux h u m i ­

lient d'emblée celle-ci en lui disant qu'elle ne peut pas

comprendre. N'appartient-il pas à la raison de reconnaî­

tre en toute souveraineté et de manière tout à fait lucide

s'il existe ou non un domaine qui échappe à sa propre

législation ? N'est-ce pas la leçon essentielle de la philo­

sophie kantienne ? M ê m e Pascal qui ne m a n q u e pas de

reprocher à la raison son « orgueil » lui reconnaît le droit

de savoir douter où il faut, assurer où il faut, se soumet­

tre où il faut. Pour le philosophe chrétien qui soutient

qu'« il n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu

de la raison »2, c'est à elle qu'il appartient d'en décider

c o m m e le montrent les propos suivants :

2. Biaise Pascal, Œuvres complètes. Pensées, Paris, Seuil, 1963, Pensée 182-272, p. 524.

41

Page 41: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

« la raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait

qu'il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc

juste qu'elle se soumette quand elle juge quelle se doit sou­

mettre »3.

C e n'est donc pas d u dehors qu'il faut imposer le

silence à la raison. Lorsque le discours religieux refuse ce

droit à la raison, il se détruit lu i -même et devient une

simple superstition.

Ces analyses nous permettent de dire qu'il est néces­

saire de reconnaître que la philosophie et la religion n'en­

trent en conflit que lorsque certains discours religieux se

veulent, c o m m e le dit le philosophe Marcien T o w a ,

« l'autorité absolue tant dans le domaine de la vérité que

dans celui de la pratique ».

E n effet, pour Marcien T o w a , il est contradictoire d ' im­

poser à l'esprit des limites. L ' h o m m e est certes u n être

borné, mais quand, c o m m e esprit, il est esprit, il ne connaît

plus de limites. E n d'autres termes, la philosophie ne sau­

rait concevoir qu 'un discours autre que le sien lui dise qu'il

existe une vérité au-delà de la raison, naturellement inac­

cessible à l'esprit humain. Pour le philosophe camerounais,

c'est pour éviter le conflit entre l'espace religieux et l'espace

philosophique que l'on propose que la philosophie ait sa

3. Pensée 174-270, p. 523.

42

Page 42: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

vérité et la religion la sienne. Mais le discours religieux

c o n d a m n e le discours philosophique. L'auteur écrit :

« pour éviter la collision, on a proposé que la philoso­

phie ait sa vérité particulière et la religion la sienne. Mais

l'Eglise a condamné la doctrine de la double vérité, et la

philosophie non plus ne peut admettre à côté d'elle "la

satisfaction religieuse" »4.

Ces propos montrent le danger que peut représenter

cette « satisfaction religieuse » pour l'enseignement de la

philosophie. Et pourtant, c o m m e le dit Leibniz, Dieu

nous a donné la lumière de la foi et celle de la raison pour

nous guider. Renoncer à l'une ou à l'autre, c'est c o m m e

se crever u n œil dans l'espoir de mieux voir.

Il est nécessaire de le rappeler à nos étudiants, afin

que cette importante période de la vie, qui rimait pour

les générations précédentes avec ouverture et amitiés

défiant toutes frontières, ne signifie désormais pour eux

que repli frileux autour d'appartenances qui ne se posent

qu 'en s'opposant. Il ne faut pas qu'aujourd'hui être m o u -

ride signifie ne pas être tidjane o u ne pas accepter la phi­

losophie et vice versa. C e n'est pas de manière négative,

mais avec toute la force affirmative de leur foi que des

4 . Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans

l'Afrique actuelle, Yaounde, Clé, 1971, p. 63.

43

Page 43: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

guides religieux c o m m e Cheikh A h m a d o u B a m b a o u El

Hadj Malick Sy ont adhéré aux enseignements d u

Coran.

Pour conclure, nous reprendrons l'idée précédem­

m e n t mise en place selon laquelle il faut accepter que la

philosophie ait sa propre méthode , sa propre démarche

et ses exigences propres. Sur ce point, nous rejoignons

Spinoza lorsqu'il écrit dans le Traité théologico-politique :

« [...] il suffit à m a cause d'avoir montré pour quelle

raison la Philosophie doit être séparée de la théologie [...] ;

qu'aucune des deux ne doit être la servante de l'autre, cha­

cune occupant son royaume sans aucune opposition de

l'autre »5.

Selon le philosophe de la H a y e , la philosophie et la

religion, empruntant des voies différentes, visent le salut

de l ' h o m m e . Cependant, seuls quelques h o m m e s sont

capables d'atteindre la vertu sous la seule conduite de la

raison. Le discours religieux, en revanche, en frappant

l'imagination des h o m m e s par l'espérance de jouir des

jardins d u Paradis o ù coulent des ruisseaux, o u par la

crainte des flammes de l'Enfer, est capable de toucher le

plus grand n o m b r e .

5. Spinoza, Traité théologico-politique, Paris, Flammarion, 1965, p. 258 .

44

Page 44: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Sohravardi, pour avoir soutenu une thèse émanatiste, fut condamné à mort par les théologiens. C o m m e Socrate, celui que l'on su rnomma le Socrate de l'Orient ne chercha pas à échapper à la sentence et fut exécuté. Philosopher en Afrique aujourd'hui, n'est-ce pas rappeler la souveraineté de la raison afin que les philosophes afri­cains ne deviennent pas les Socrate d'Afrique ?

45

Page 45: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Orphée et le n o m de philosophie

Stéphane Douailler

ÀJ. Derrida

Depuis l'introduction de Jean-Paul Sartre à

l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de

Leopold Sédar Senghor (1948), puis ÏOrfeu negro de

Marcel C a m u s primé au festival de Cannes en 1959, il

est devenu difficile d'ignorer qu'Orphée existe en noir. Il

est présent en terre africaine, et c'est par exemple le

Nigeria, plus spécialement Ibadan en sa ville champignon

édifiée par les Anglais au milieu de champs de tabac et de

cacao, qui en administrerait aujourd'hui la preuve pour

avoir retenu son n o m c o m m e titres d'une grande revue

de littérature et d'essais ainsi que d'un album réputé du

chanteur Keziah Jones. Mais Orfeu negro n o m m e dans le

m ê m e temps une prolifération plus difficilement maîtri­

sable. U n e toile du peintre méridional Danielle

Jacquillard. U n camping de Dordogne recommandé aux

touristes anglais ou hollandais. U n e voie d'escalade dans

47

Page 46: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

une falaise du Périgord. Divers chevaux de course ou

chiens de race primés dans des concours. U n e variété de

chocolats que l'on vend chez Christian Constant, rue du

bac à Paris. U n vin rouge de Chypre de 12 degrés 5. Des

boites de nuit qui invitent à danser la salsa. Orphée noir,

Black Orpheus ou Orfeu negro sont le n o m d'une multi­

tude où s'atteste indiscutablement une négritude

d'Orphée, où se tiennent une richesse et un répertoire

africains d'images et de chants, où il doit forcément se

trouver aussi de la philosophie, mais où il demeure c o m ­

pliqué de rencontrer la philosophie entre des chocolats et

des chevaux de course. C'est pourquoi il peut paraître

approprié d'observer aussi les écarts que le n o m grec de

philosophie s'est en sa terre grecque attaché à marquer à

l'endroit moins d'un Orphée noir, encore qu'il s'y agit et

qu'il s'y agit peut-être principalement de ce que n o m m e

un Orphée noir, que d'Orphée lui-même, fils d'un roi de

Thrace et de la muse Calliope.

Orphée menaçant et innommable

Cette question occupe par exemple le prologue des

Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène

Laërce. Pour soutenir la double thèse, ou, si l'on veut, la

thèse dédoublée de l'origine grecque de la philosophie en

m ê m e temps que d'un engendrement grec de la race

humaine elle-même, Diogène Laërce élimine tous les

48

Page 47: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

autres prétendants à cette origine qu'on revendiquerait de trouver chez les Barbares : mages perses, prêtres et astrologues de Babylone ou d'Assyrie, gymnosophistes indiens, druides celtes, chamanes, sages d'Egypte. Philosophie requerrait (requerrait pour lui) d'être recon­nue et instituée en sa spécificité au milieu d'une prolifé­ration, contre une prolifération, parce que celle-ci ris­querait non seulement d'entraîner et de compromettre dans toute l'étendue de territoires et de peuples étrangers la signification spécifique attachée au n o m de philoso­phie, mais la menacerait en son cœur m ê m e , en Grèce, en la figure d'Orphée. « Ceux qui concèdent à tous ceux-là la découverte (de la philosophie), écrit Diogène Laërce, avancent également Orphée le Thrace, disant qu'il fut un philosophe et le plus ancien. Pour m a part, je ne sais s'il faut appeler philosophe celui qui a révélé de telles choses à propos des dieux, et (j'ignore) de quel n o m il faut appeler celui qui n'a pas hésité à prêter aux dieux la totalité de la passion humaine, et, par le biais de l'or­gane de la parole, à leur prêter des actes obscènes rares que certains h o m m e s commettent » (I, 5). Cette évoca­tion d'Orphée engage en réalité la question de la philo­sophie en son acception la plus courante. E n écrivant en effet qu'il ignore de quel n o m autre que celui de philoso­phe il conviendrait d'appeler Orphée, Diogène Laërce m i m e le jeu qui inscrirait ou transcrirait la différence

49

Page 48: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

fondatrice entre la philosophie, qui serait amour et quête

de la sagesse, et le savoir, qui serait science et sagesse.

Serait philosophe celui qui connaîtrait et pratiquerait

cette différence. Et se laisserait situer du côté de la philo­

sophie ou bien du côté des bons usages du n o m de philo­

sophie celui aussi qui, par empathie pour son objet ou par

souci d'expression rigoureuse, n'énoncerait son savoir au

sujet de la philosophie que dans la posture d 'un amour

pour ce savoir qui serait conscient de ce qu'il ignore et de

ce qui le sépare de la posture savante, c'est-à-dire

Diogène Laërce lui-même. L'ignorance affichée par

Diogène Laërce au sujet du n o m dont il conviendrait

d'appeler Orphée signale et veut signaler sa vraie

connaissance (ou son désir authentique de connaissance)

des usages prescrits précisément par le n o m grec de phi­

losophie. L'emploi de ce dernier supposerait l'exercice

d'une délimitation. N o n simplement par la langue

grecque, dans la clôture de la langue grecque, c o m m e il

lui arrive de l'évoquer en écrivant que « m ê m e le n o m

exclut que l'appellation soit barbare » (I, 4), car, à ce

titre, non seulement la plupart de ceux qui lisent, écri­

vent, commentent, enseignent la philosophie seraient

exclus de son champ, mais la langue grecque elle-même

serait réputée ne pas avoir su insinuer ses mots et ses

catégories dans d'autres idiomes et sur d'autres terres

ainsi qu'elle l'a pourtant fait. Mais encore par une

50

Page 49: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

délimitation plus complexe, opérée par les pages intro-

ductives de son ouvrage et par la mise en œuvre en elles

d'une modestie que ne suffisent pas à rendre aussitôt

intelligible, plus profondément intelligible que les intui­

tions psychologiques immédiates, les explications et les

traductions diffusées en tous lieux de ce que philosophie-

voudrait dire en se différenciant du savoir et de la sages­

se c o m m e rien de plus qu'un désir de savoir. Car la dif­

férence de la philosophie c o m m e modestie en m ê m e

temps que c o m m e thème sémantique directeur des pages

introductives du tableau de la philosophie que Diogène

Laërce nous a fait parvenir soutient aussi bien une pro­

position paradoxale par le fait de donner à son œuvre le

socle d'une prétention de savoir de quoi il s'agit en ce

mot . D e savoir de quoi il parle au m o m e n t où il en parle.

D'être en état d'opposer, au sujet de ce qu'est la philoso­

phie, et à ceux qui cherchent la philosophie parmi les

savoirs, rien d'autre à certains égards qu'un savoir qui en

son génitif non seulement objectif mais aussi subjectif

pourrait être dit le savoir m ê m e de la philosophie. Cette

prétention, et le paradoxe de cette prétention, se lient, et

se lient peut-être inséparablement dans le texte de

Diogène Laërce, à cette autre qui prête aux Grecs, là où

ils se tiennent à l'origine de la philosophie, d'avoir été en

m ê m e temps à la source de la race humaine. L'argument

qui élucide la spécificité de la philosophie c o m m e

51

Page 50: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

modestie face aux sagesses barbares établit la position

singulière des Grecs doublement : à la place modeste

qu'il leur assigne dans le savoir, il les distingue simulta­

nément de toute la supériorité de la race humaine.

Orphée inclus/exclu

L'un des traits de cette modestie, celui qu'Orphée sert

parmi beaucoup d'autres à n o m m e r , la décrit dans l'éco­

nomie d 'un châtiment. La doxographie d'un prétendant

à la philosophie ordonne chez Diogène Laërce, presque

systématiquement, une série d'éléments comprenant des

informations sur leur vie, leurs œuvres, les circonstances

de leur mort, avant de conclure par quelque jugement,

propos rapporté, vers ou citation servant d'épitaphe.

L'évocation d'Orphée obéit à cette forme, tout en décri­

vant sa vie et son œuvre c o m m e une faute, et en donnant

la voix pour dire sa mort et le circonscrire par une épita-

phe à son châtiment : « Cet h o m m e , la légende rapporte

que des femmes le firent périr ; mais l'épigramme qu'on

trouve à Dios de Macédoine dit qu'il fut frappé par la

foudre, elle qui est formulée ainsi : Ici les Muses ont ense­

veli Orphée, le Thrace à la lyre d'orjlui que Zeus qui règne

sur les hauteurs a occis d'un trait fumant» (I, 5). La

modestie à laquelle Orphée est ainsi ramené, par une

évocation d'une extrême violence, est celle qui doit pré­

valoir dans l'espace grec, qui différencie cet espace et par

52

Page 51: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

laquelle Orphée le Thrace mieux que par son apparte­

nance thrace et à la condition d'en payer le prix fort est

rattaché sans l'être à cet espace. Et telle est sans doute la

deuxième raison que Diogène Laërce a aussi bien de ne

pas savoir s'il convient d'appeler Orphée philosophe.

Orphée ne peut être rattaché à l'espace grec, à la modes­

tie dans laquelle son savoir brille, que par le châtiment

qui anéantit en lui, en sa vie et en son œuvre, ce par quoi

il est en réalité tout entier rattaché à l'espace non-grec. Il

n'est au sein du m o n d e grec que l'anéantissement d u

dehors de ce m o n d e . C'est pourquoi l'appeler philosophe

est quelque chose qu'il ne semble pas réellement possible

de dire. Et c'est pourquoi la modestie de la philosophie,

la modestie inscrite dans son n o m , celle que Diogène

Laërce manie en ce point c o m m e opérateur d'inclusion

et d'exclusion en énonçant qu'il ne voit pas c o m m e n t

n o m m e r Orphée, semble se prêter c o m m e d'avance à

recueillir cette impossibilité dans un dire sans dire. À dire

la philosophie en tant qu'elle ne sait pas, en m ê m e temps

qu'à dire la philosophie en tant qu'elle sait qu'elle ne sait

pas. À n o m m e r Orphée c o m m e sage grec, en m ê m e

temps qu'à n o m m e r Orphée c o m m e impossibilité que

grec puisse n o m m e r un sage. À cette bordure, l'exclusion

incluante d'Orphée dit non seulement la philosophie par

son contraire, par une évocation d'Orphée et de n o m b ­

reux autres sages dans les pays barbares qui justifierait de

53

Page 52: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

les ranger dans un autre genre de savoir que celui de la

philosophie, mais encore ne parvient à dire ce contraire

de la philosophie — ce contraire dont elle tire la possibi­

lité de pouvoir dire a contrario une philosophie qui serait

elle-même, délimitée, non-proliférante — qu'en mêlant

déjà la différence et l'auto-affirmation de la philosophie

à ce jeu des contraires.

La philosophie et les sagesses barbares

Le n œ u d paradoxal, et pour cette raison ultimement

obscur, par lequel le texte de Diogène Laërce croise le

savoir d'Orphée et celui de la philosophie, semble bien

être, par ailleurs, le seul à jeter quelque lumière sur la

délimitation opérée entre la philosophie et les savoirs

barbares. Sans doute tout paraît-il et a-t-il paru se dire à

ce sujet, explicitement et définitivement, dans les phra­

ses indéfiniment citées qui attribuent à Pythagore ou à

Léon tyran de Phlionte l'usage inaugural et véridique des

mots de philosophie et de philosophe, qui voudrait que

« nul n'est sage si ce n'est dieu », et que le philosophe ne

travaille pas plus loin que « chercher (ou chérir) la sagesse »

(I, 12). Mais cette différence, celle m ê m e que le propos

introductif de Diogène Laërce ressaisit et réaffirme pour

se la donner c o m m e orientation méthodique en vue de

son objet : l'exposition des vies et doctrines de ceux qui

ont marqué la philosophie ne semble pas par elle-même

54

Page 53: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

capable de faire ce qu'elle fait : opérer l'exclusion des

sagesses barbares. Les paragraphes charnières qui organi­

sent le passage de l'une à l'autre, de la question du c h a m p

concerné par le m o t de philosophie à un traitement de ce

c h a m p qui le restreint de fait au seul espace grec, asso­

cient, après l'explicitation du n o m de philosophie, une

série de motifs qu'on peut proposer de résumer ainsi :

(1) une variété du registre au sein duquel philosophie et

philosophe inscrivent leur différence par rapport à sagesse

et sage, et qui enveloppe notamment sous le n o m de

sophistes tant des sages que des poètes ; (2) une liste de

sages dont la suite du texte de Diogène Laërce et peut-

être sa mise au point m ê m e 1 montreront qu'ils peuvent à

l'égard de la différence entre sages et philosophes être

rapprochés des seconds ; (3) des liens de succession qui

identifient ceux qui ont été connus c o m m e philosophes

par leur insertion dans des séries nominatives distinctes

et finies ; (4) des critères de spécification indépendants

dé ces séries, qui les identifient sur la base de ce qu'ils

ambitionnent ou non de saisir, du ou des livres écrits ou

non écrits par eux, des raisons ou des circonstances qui

ont conduit à leur dénomination publique, des études

1. Voir par exemple R . Goulet, « Introduction » du livre I des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, Le Livre de Poche, Paris, 1999, pp. 47-52.

55

Page 54: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

que leurs recherches embrassent ; (5) une tripartition

thématique et historico-thématique de la philosophie en

étude physique, éthique et dialectique ; (6) une distribu­

tion éthique et existentielle de la philosophie en diverses

écoles de pensée (I, 12-21). Sans doute cet ensemble de

motifs et sa relative consistance semblent bien fonder, en

dépit de quelques distorsions, le m o d e de composition

adopté par l'ouvrage de Diogène Laërce pour former, à

partir de données dispersées et disparates, ou à partir

d'œuvres l'ayant précédé dans cette démarche, un tout

referable au n o m de philosophie. Mais aucun d'entre eux

ne semble aussi bien répugner ou devoir répugner par

lui-même à une admission, au sein de cette m ê m e c o m ­

position et donc dans le champ de la philosophie, de l'un

ou de l'autre des éléments de sagesse barbare recueillis et

rappelés dans ces pages. Les choses semblent plutôt s'êt­

re passées à l'envers. O n peut supposer que ces motifs

ordonnaient au contraire déjà le matériau avec lequel

Diogène Laërce rédige ses descriptions consacrées aux

non-Grecs : qu'ils faisaient apercevoir dans les sagesses

barbares elles-mêmes et dans leurs créations du mage , du

prophète ou du gymnosophiste d'autres inflexions savan­

tes ou poétiques de la figure du sage vers celle du philo­

sophe ; qu'ils faisaient discerner, notamment chez les

Perses et chez les Égyptiens, d'autres séries de successions

continues et identifiables ; appréhender chez eux et

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Page 55: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

ailleurs d'autres régimes de la connaissance, d'autres véri­

tés, d'autres savoirs physiques, éthiques et logiques ; et

aussi bien découvrir hors de Grèce d'autres écoles de

pensée.

L'idée d'une philosophie barbare précède en réalité le

travail de Diogène Laërce, utilise avant lui les instru­

ments d'analyse qu'il entend appliquer spécifiquement à

une elucidation grecque du philosophique, et c'est à la

fois vers et contre cette antériorité, en se rendant en

amont de toute sagesse, en amont des gestes devenus

c o m m u n s autour de lui d'imprimer sur les chemins de la

sagesse la voie qui les m è n e dans la philosophie, qu'il se

tourne vers le chant d'Orphée en tant que cet antérieur,

en tant qu'un plus ancien voire le plus ancien. Diogène

Laërce ne n o m m e en effet nullement Orphée un sage. A

son sujet il n'utilise pas ce mot , qui vaut pourtant à cer­

tains égards pour tous les autres qu'il évoque et qui les

unifie thématiquement au sein de ces pages introductives

avant et afin de recevoir la différence du sage et du phi­

losophe. Se demandant exclusivement (en ce qui le

concerne) s'il est possible de n o m m e r Orphée philosophe,

et avant de conclure (sous la détermination donc d 'un

troisième motif) qu'il ne voit pas de n o m pour le n o m ­

mer, Diogène Laërce inscrit en réalité dans son texte une

absence ou une occultation du m o t de sage qui met les

mots de philosophe et de le plus ancien (« Ils avancent

57

Page 56: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

également Orphée le Thrace en disant qu'il fut un phi­

losophe, et qu'il est le plus ancien » I, 5) dans une vio­

lente tension. Il les dispose de manière à les faire disso-

ner, à faire entendre la dissonance qui les oppose crû­

ment dès qu'on enlève à leur rapprochement le soutien

du double lien que le m o t de sage noue avec chacun

d'eux, et alors généralement entre eux. Orphée introduit

le cas d'une interruption de ce que sans doute ailleurs, et

visiblement dans l'ensemble des autres cas que Diogène

Laërce examine dans son propos introductif, le m o t de

sage met ou tend à mettre en continuité. Le cas d'Orphée

se présente c o m m e un cas de suspension d'une remontée

inscrite dans l'idée de philosophie du philosophe (celui

qui cherche et chérit la sagesse) vers le plus ancien (en

tant que l'un des n o m s et certainement un des n o m s

antiques de la sagesse). Il se présente c o m m e un cas de

perturbation d 'un ordre et d'une cohérence qui ten­

draient à s'instituer entre le plus ancien, le sage, le philo­

sophe, à autoriser entre eux des descentes et des remon­

tées et à soutenir selon ces parcours les mouvements du

connaître, et il rend visible que cette perturbation a en

réalité pour foyer le n o m de sage là où ce n o m n'est pas

fixé à lui-même et à ses autres par celui de philosophe et

par la compréhension grecque de la philosophie.

Là où Orphée vient se présenter lui-même entre phi­

losophe et le plus ancien, ou plus exactement là où sans

58

Page 57: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

écart entre les termes il vient se présenter immédiate­

ment et simultanément à une place unique unifiant^M/-

¿osophe&t le plus ancien, là où ce qu'il est et que Diogène

Laërce ne sait pas bien n o m m e r apparaît à la place

innommée du sage pour lier en son absence et hors de sa

nomination bien formée le philosophe et le plus ancien,

s'offrent des savoirs, des passions et des paroles dont le

mythe confie à des femmes, et l'inscription épigramma-

tique à la foudre divine, de les faire s'évanouir dans le

néant de la mort : « Celui qui n'a pas hésité à prêter aux

dieux la totalité de la passion humaine, et, par le biais de

l'organe de la parole, à leur prêter des actes obscènes rares

que certains h o m m e s commettent, celui-là la fable dit

que des femmes le firent périr, et l'inscription qui est à

Dios en Macédoine qu'il fut frappé par la foudre » (I, 5).

E n m ê m e temps, Orphée ne se présente pas à cette place,

ni n'y provoque cette perturbation ordonnée selon la

séquence d 'un crime et de son châtiment, indépendam­

ment de la question du sage. C'est par ressemblance avec

des sages, avec des sages barbares et/ou des nominations

de sages mal ajustées au caractère différenciant d u m o t et

de l'idée de philosophie, qu'il apparaît à cette place. Et

c'est pour autant que ces ressemblances viendraient lui

donner l'aspect d 'un sage contenant en lui la virtualité

du philosophique qu'il apparaît au contraire c o m m e une

liaison catastrophique entre la philosophie et le plus

59

Page 58: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

ancien. Sur ces bases, l'entrée en scène d'Orphée vient en

fait placer sous les yeux une ambiguïté constante du m o t

de sage, lequel n o m m e d'un côté l'accès au divin en

m ê m e temps que la gloire et/ou l'obscénité que les che­

mins qui frayent cet accès font advenir pour les h o m m e s

et pour les dieux, d'un autre côté une modestie nécessai­

re dans laquelle le savoir humain doit se connaître

c o m m e différent d'un savoir divin et qui mène à attri­

buer au sage, à celui qui parmi les h o m m e s pourrait être

appelé sage, un n o m plus exact signifiant quelque chose

c o m m e une demie sagesse par le biais du m o t de philoso­

phe. E n ce sens, la question de la philosophie, telle qu'el­

le occupe le propos introductif de l'ouvrage de Diogène

Laërce, est celle de trouver un bon rapport entre ce phi­

losophe et le sage, en m ê m e temps et par son biais qu'en­

tre les deux faces opposées du sage. À vrai dire, ce pro­

blème est moins résolu que rassemblé dans la formule

qui achève le mouvement de pensée de Diogène Laërce,

qui fait entrer dans l'exposition des vies et des doctrines

de ceux qui ont marqué la philosophie, et qui énonce à

la suite de Pythagore et de Léon tyran de Phlionte que «

nul (homme) n'est sage si ce n'est dieu ». Car, à bien

l'entendre, la formule continue en réalité à faire écho à

un sage saisi dans la figure d'un i n n o m m é et au bord

d'une frontière indécise avec le divin. Elle n'exclut pas

encore la réversibilité par laquelle son énoncé (« nul

60

Page 59: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

n'est sage sauf à être dieu ») confère à n'importe qui et

éventuellement à n'importe quel h o m m e de se faire dieu

en tant que sage. C e n'est que sous l'effet de la double

restriction, qui sur le plan humain identifie le sage au

philosophe et fait entendre par philosophe celui qui ne va

pas plus loin que chercher et chérir la sagesse, que cette

réversibilité est interrompue. E n deçà, sage conserve deux

faces, le glissement obscur de l'humain dans le divin, le

remède à ce glissement opéré par sa transformation phi­

losophique. Il demeure l'un de ces hybrides que Jacques

Derrida enseignait à découvrir dans la pharmacie de

Platon et dans le paysage grec2. Il est la possibilité d 'un

plus ancien, d 'un essentiel, d'une vérité, que ce glisse­

ment et les opérations de ce glissement font atteindre, et

il est aussi l'impossibilité d'arrêter ce glissement et les

disséminations que son mouvemen t enclenche par des

moyens qui seraient réellement distincts de lui-même. Il

institue la position paradoxale d 'un savoir qui fonde son

extension du m ê m e geste par lequel il la retient, et dont

l'opération logique s'avère exactement consonner avec le

geste contradictoire par lequel Diogène Laërce, pour

démarquer ce que philosophie veut dire, à la fois ouvre

2 J. Derrida, « La pharmacie de Platon », dans Tel Quel, 32 et 33 (1968) ; La Dissémination, Paris, Seuil, 1972 ; Platon, Phèdre, Paris, Flammarion, 1992.

61

Page 60: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

aux sagesses les plus variées et les plus nombreuses le ter­

ritoire d'expériences et de connaissances susceptibles

d'en accueillir le trait différentiel et le restreint au seul

espace grec issu d'une liste finie de sages. Insoutenable —

ainsi qu'elle l'est — cette restriction l'est entre autres de sa

configuration paradoxale. Source de difficultés inextrica­

bles - ainsi qu'elle l'est également - elle l'est tout autant

d'avoir elle-même des difficultés pour source. Pris dans

ces contraintes et dans l'aporie métaphysique dans

laquelle elles l'enferment, Diogène Laërce s'exprime au

sujet de la philosophie barbare de la manière la plus

injustifiable. Il écrit, o n le sait, ceci : les auteurs qui sou­

tiennent une telle origine à la philosophie « ne s'aper­

çoivent pas qu'ils attribuent aux Barbares les réalisations

des Grecs, lesquels furent à l'origine en vérité non seule­

ment de la philosophie, mais m ê m e de la race humaine »

(I, 3). La formule semble bien fixer et fixe certainement

la question de la manière à son tour la plus catastro­

phique. Nouant là aussi au sein de l'espace grec, directe­

ment , par-dessus l'instabilité inhérente au m o t de sage, le

n o m de philosophie à celui de plus ancien, de c o m m e n ­

cement, d'arkhè, elle ne semble pas savoir opposer à la

catastrophe orphique, passionnée, bavarde, obscène et

ultimement châtiée de ce lien, autre chose que sa cata­

strophe citoyenne, redressée, bien née, impunie. Elle

semble bien déjà confier ultimement et banalement le

62

Page 61: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

pouvoir et la tâche de border les aventures du sage à la

succession historique de deux mythes, celui originaire­

ment des dieux souverains, puis celui — c o m m e mythe

devenu peut-être non moins impitoyable pour nous — de

la raison souveraine. Et elle paraît alors peut-être annon­

cer en m ê m e temps, contre l'un et l'autre, malgré elle, à

quelques siècles de distance, une tâche c o m m u n e et

symétrique requérant d'affirmer du philosophique dans

les sagesses, et de la modestie du sage dans la philosophie,

afin que continue aussi bien l'instable rapport du sage et

du philosophe autant que du grec et du barbare. Mais la

réponse de Diogène Laërce pouvait difficilement elle-

m ê m e , dans le temps de sa profération, se cantonner et

s'abriter dans ce qui nous paraîtrait ainsi être deux

mythes. Ni réellement dans le plus ancien, celui des

dieux souverains, trop près encore des batailles dans les­

quelles son propre propos a été rendu possible. Ni davan­

tage dans le plus moderne, celui de'la raison souveraine,

encore insoupçonné c o m m e mythe. Aussi Diogène

Laërce dit-il en réalité autre chose quand il place les

Grecs « à l'origine en vérité non seulement de la philoso­

phie, mais m ê m e de la race humaine ». À y regarder de

près, on peut penser qu'il les immobilise et les statufie

moins à une source qu'il ne les met en marche devant. E n

grec arkhein a d'abord ce sens et par ce sens s'associe à

l'effective compréhension que Diogène Laërce semble se

63

Page 62: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

donner de ce qui peut et doit retenir le philosophe à l'é­

gard des aventures nombreuses et variées du sage, à savoir

de ne pas marcher trop vite. « C'est en allant trop vite,

écrit-il, qu'on donne les n o m s de sagesse et de sage » (I,

12). Plus que par un mythe ancien ou moderne, la rete­

nue paradoxale du philosophique se proposait en réalité

d'assurer la protection du sage par une prudence et par la

connaissance c o m m u n e qui conseille à celui qui va

devant de ne pas marcher trop vite. Sans doute ce savoir

universellement répandu et aussi invérifiable que toutes

les vérités de sa sorte ne protège-t-il pas Diogène Laërce

lui-même contre son aveuglement au sujet des Grecs et

des Barbares, ni ne lui accorde-t-il d'apercevoir chez ces

derniers la conjonction de vitesse et de lenteur, d'exalta­

tion et de retenue, d'extension et de retrait qu'il identifie

et laisse finalement insaisissable aux bords de la philoso­

phie. Mais il sort probablement sa question des simples

affrontements avec le mythe pour l'insérer dans une poli­

tique du temps.

Orphée noir

Se tenir hors de l'opposition et de la complicité

mythiques entre le mythe et la raison afin de déplacer la

question sur le plan d'une politique du temps caractérise

certainement l'introduction rédigée en 1948 par Jean-

Paul Sartre pour XAnthologie de la nouvelle poésie nègre et

64

Page 63: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

malgache de Leopold Sédar Senghor3. Tout entière ten­

due vers l'explicitation du geste poétique de Senghor,

Césaire, D a m a s , Diop, Laleau, Rabéarivelo et, à travers

eux, de la geste nègre d'un Orphée noir, la réflexion de

Sartre paraît sans doute loin de la compréhension

grecque que Diogène Laërce cherchait à se donner de la

philosophie. Tant dans son thème : l'expression poétique,

que dans son adhérence territoriale : faire droit à un

continent noir. Sartre, pourtant, y engage bien la philo­

sophie, et certainement un ensemble de chapitres noués

à son origine grecque. N o n seulement la négritude, théo­

risée par Senghor ou chantée par Césaire, lui paraît pren­

dre son vrai sens de se laisser traduire en langage heideg-

gerien c o m m e « être dans le m o n d e du nègre » (p. 194),

mais c'est encore Bergson qui permet de conforter ce

Dasein d'un soutien de l'intuition contre l'intelligence

(p. 195), Lucrèce d'une énergie fondamentale d'une

terre-mère (p. 199), Nietzsche d'une compréhension

passionnelle de la souffrance (p. 200), Pascal d 'un savoir

contrarié de la chute (p. 203). La relecture du recueil de

Senghor opérée par Sartre se dote par là indiscutable­

ment d'une liste finie de sages, tous grecs ou descendants

de grecs, pour penser, et aussi bien exalter et retenir, les

3. J.-P. Sartre, « Orphée noir », dans Situations, III, Paris,

Gallimard, 1949.

65

Page 64: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

aventures du sage dans la geste nègre. La comparaison

avec la mise au point inaugurale de Diogène Laërce per­

mettrait néanmoins de marquer les différences suivantes.

(1) « Orphée noir » inverse évidemment les bords entre

lesquels s'élucident la performance du connaître et ses

supports réflexifs. Prélevés chez le premier contre les

sagesses barbares et près du savoir grec, ils le sont chez

Sartre à l'opposé de la science coloniale et au plus proche

d'un pur chant noir. (2) Le changement d'orientation

inverse en m ê m e temps le pôle de la faute soumis à la

séquence du crime et du châtiment, et celui de la discus­

sion critique du problème appelée à jeter ses lumières sur

le sage. Alors que chez Diogène Laërce le verbe poétique

d'Orphée sert à faire apercevoir la limite inaudible et

coupable d 'un savoir excédant l'humain, il soutient chez

Sartre, en sa version noire, l'humaine prise de conscien­

ce d'un radicalement innocent par la pulvérisation poé­

tique des dissimulations du crime colonial et de la traite

négrière effectuées par l'universalisation chrétienne du

péché et sa complicité avec la bonne conscience ration­

nelle blanche. (3) Dans cette recherche à pôles inversés,

la stabilisation du sage au sein des glissements hors de soi

de l'humain et par ces glissements m ê m e s , au lieu d'être

opérée c o m m e chez Diogène Laërce à une frontière

(paternelle et signifiante) transgressée du divin, l'est à

l'autre bout, au profit d'une conscience réfléchie nègre,

66

Page 65: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

sur le fond (pansexuel et infralangagier) reconquis d 'un

naturel. (4) L'inversion des perspectives se détache des

affrontements mythiques entre lesquels se partageraient à

la fois les aventures risquées du sage ou du réfiexif et les

destins séparés des peuples du m o n d e , en les différen­

ciant, ainsi que faisait déjà Diogène Laërce, par des

séquences simplement temporelles. À côté de la tempo­

ralité du philosophe grec marchant devant avec cir­

conspection et à distance de toutes les fusions précipitées

des sagesses barbares avec le divin et avec ce qu'elles pres­

sentent de divin dans le philosophe m ê m e , Sartre met en

lumière celle de la marche à reculons précautionneuse de

la conscience noire retenant entre ses doigts — aussi long­

temps que cela sera nécessaire et pas davantage — sa pro­

pre conscience conquise sur elle-même ou à partir d'elle-

m ê m e avec les instruments volés au blanc. (5) La mise à

distance du mythique au profit du temporel inscrit la

réflexion de l'un c o m m e de l'autre dans un espace poli­

tique. Dans la cité, bien entendu, mais c o m m e on pour­

rait aussi le montrer précisément, chez Diogène Laërce.

Dans une historicité militante frayant la voie à l 'huma­

nité chez Sartre. À la faveur de ces déplacements, et au

plus près d'un Orphée noir, on peut alors reconnaître à

Sartre d'avoir véritablement su renverser l'univers de

définition d'une conscience que Diogène Laërce aurait

dit barbare. Commentan t par exemple Césaire :

67

Page 66: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

et la mer pouilleuse d'îles craquant aux doigts des roses

lance-flamme et mon corps intact de foudroyé

il relève c o m m e n t - à la différence de la poésie de

l'Orphée grec frappé à mort par la foudre divine - ces

vers, reprise profanée d u sacro-saint p o è m e homérique,

désorganisation de ses mots, parasitage de son paysage,

rébellion de ses éléments, à la fois foudroient « d 'un feu

blanc le grand Titan noir » et le laissent se relever

« intact, éternel, pour monter à l'assaut de l'Europe et d u

ciel» (pp. 191-192). Il demeure que ce renversement,

on le sait, possède u n pendant. Sartre ne parvient à voler

à son tour le temps, le temps politique, d'une prise de

conscience nègre dans l'exaltation de l'Orphée noir qu'au

prix d'une liaison directe et sans aucun espace d'aventu­

re entre la conscience ouvrière européenne et l'histoire

déjà tracée de l'émancipation d u genre h u m a i n .

L'Orphée noir se voit conférer le temps de sa propre

découverte, le jeu ouvert de son glissement vers l'humain

réglé par rien d'autre que ses possibilités de glissement,

l'exaltation de soi dans la poésie pure, une consistance

politique de ses créations surréalistes, à l'intérieur d'une

temporalité plus universelle qui a déjà et définitivement

enrôlé la liberté d u prolétaire blanc dans le savoir faire

professionnel, la maîtrise technique de la matière, la dis­

cipline d u travail, l'organisation calculée des luttes, la

rationalité pragmatique de l'action. Q u i a séparé son

68

Page 67: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

combat politique des obscurités de sa subjectivité et des

ambivalences du m o n d e de l'art (pp. 172-174). Aussi

rendre à tous la philosophie c o m m e instabilité inhérente

à la figure du sage requiert-il peut-être, aujourd'hui,

deux gestes supplémentaires. Libérer à son tour le temps

politique libérateur du mythique, ne régler par rien d'au­

tre que ce qui glisse en lui le glissement du temps. Faire

programme à nouveau de la capacité de « l'éternel procé­

dé qui consiste à jeter un pont entre les deux termes les

plus éloignés en espérant sans trop y croire que ce "coup

de dés" délivrera un aspect caché de l'être » (p. 190), ne

pas en répartir inégalement la fécondité selon les peuples

et selon les momen t s historiques, se demander à soi

autant qu'aux autres c o m m e n t philosopher aujourd'hui

en Afrique et ailleurs, ainsi que la présente discussion y

invite.

69

Page 68: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Philosopher aujourd'hui en Afrique :

Pour une éthique de la transgression

Lomomba Emongo

E n guise d'introduction : le substantif et l'infinitif

L'étude que voici se veut, à l'issue, un prétexte intro-

ductif à la recherche en alternatives qui, ce m e semble,

s'impose maintenant plus que jamais en contexte africain

sur des sujets aussi variés que la transformation de l'Etat,

l'approche des traditions locales, le statut des sciences

humaines questionnant en dehors de leur lieu natal, etc.

Voici que l'étude qui s'ouvre part elle-même d 'un autre

prétexte, fourni par la question organisant un atelier de

philosophie lors de la Troisième journée de la philoso­

phie à l ' U N E S C O : C o m m e n t philosopher aujourd'hui

en Afrique ?

Vaguement déjà entendue est, de prime abord, cette

question qui, en effet, rappelle en creux la déjà vieille

problématique de l'existence ou non d'une philosophie

africaine. Cependant, l'usage de l'infinitif « Philosopher »

71

Page 69: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

attendant d'être conjugué plutôt que du substantif

« Philosophie » donnée c o m m e une pensée advenue ou

en train de l'être, vient titiller à deux niveaux peu et

inégalement explorés les chroniques insomnies de l'éter­

nelle inquiétude philosophique.

D'abord, les non-dits, certains d u moins, de la pro­

blématique de l'existence ou non d'une philosophie afri­

caine. Banalisée par des décennies d'argumentation

inflationniste pour ou contre, elle ne laisse pas de sur­

prendre par la référence devenue normative à l'Europe,

à l'Occident plus généralement. Il nous faut pousser la

réflexion plus loin que les accusations d'occidentalisme

et d'élitisme émises à l'encontre de certains auteurs

et/ou courants de la philosophie africaine.

L'explicitation de la situation historique du philosopher

en contexte africain nous servira de cadre pour cette

réflexion.

Ensuite et fort subtilement, l'infinitif « Philosopher »

suscite une perspective rarement, sinon jamais évoquée :

la possibilité des alternatives africaines, dans l'espèce phi­

losophique. O n pourrait penser que je ressuscite de vieux

rêves ; rien du tout. La recherche en alternatives africai­

nes dans l'espèce philosophique ne peut se contenter ni

du discours à certains égards extrême de la « spécificité

africaine » par opposition, voire par exclusion de toute

autre référence (Emongo , 1990) ; ni du combat à mort,

72

Page 70: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

mais véritablement sans objet, de la modernité contre la

tradition et vice versa, dans l'hypothèse d'une tradition

tombant sous les coups de la modernité en Afrique

(Emongo, 2002) ; ni dans la proclamation sans nuances

d 'un universalisme qui, systématiquement, s o m m e

l'Afrique de rattraper son prétendu retard historique sur

l'Occident. M'importe plutôt de recharger et de réorien­

ter l'infinitif « Philosopher » à deux niveaux complémen­

taires à la situation historique : le niveau de la situation

interculturelle de l'intellectuel formé à l'occidentale

qu'est le philosophe africain et le niveau des alternatives

africaines dans l'espèce philosophique.

L'accent mis sur l'infinitif « Philosopher » promet,

je l'espère du moins, un aboutissement sans doute osé

dans une éthique de la transgression. Aboutissement

est, cependant, une manière approximative de n o m m e r

l'introduction que se veut la présente étude à une quête

aujourd'hui nécessaire et urgente des alternatives afri­

caines à l'intérieur de la quête universelle des alternatives

à la modernité venue d'Europe et désormais en perte de

vitesse. Aboutissement osé, car si introductif soit-il cet

aboutissement nous installe d'emblée dans l'affronte­

ment avec ce que j'ai appelé, ailleurs qu'ici, « l'ordre

établi de penser» (Emongo , 1995) que représente à

mes yeux la référence normative à l'Europe chez n o m ­

bre de penseurs africains et/ou africanistes.

73

Page 71: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Aboutissement osé dans l'éthique, car il s'agit d'élaborer

en fin de compte les lieux fondateurs, les conditions de

possibilité d 'un agir, ici d 'un philosopher, dont l'impé­

ratif implique le préalable d 'un nécessaire désarmement

normatif de la référence à l'Occident et la prise en

compte de la pensée jusque-là maudite au regard de

cette référence. D e la sorte, l'éthique de la transgression

attendue s'alimente aux sources des vertus propres à la

notion d'alternative.

Telle s'annonce l'ossature m ê m e de la présente

réflexion : expliciter la situation historique du philoso­

pher africain à ce jour, expliciter la situation intercultu­

relle d u philosophe africain formé à l'occidentale, esquis­

ser les grandes lignes d'une éthique de la transgression

dans l'espèce philosophique africaine. Et d'abord, expli­

citer le concept liminaire de « situation ».

Liminaire : le concept de « situation »

Le concept de situation m'inspire deux réflexions :

l'état des lieux de la pratique philosophique en question

et la position référentielle du pratiquant.

Établir un état des lieux du philosopher africain

évoque ce qu'est la philosophie africaine dans sa matéria­

lité. N o u s serions là, en termes propres, dans la perspec­

tive d'une histoire de la philosophie africaine. Plutôt que

7A

Page 72: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

de refaire l'histoire de la philosophie africaine1 o u de

m'enliser dans le débat sur le statut théorique d u discours

dans l'espèce philosophique africaine2, le concept de

« situation » dans la perspective des alternatives exige,

sans y échapper, d'élever la réflexion de la facticité à la

prospective, des faits historiquement attestés aux pro­

messes inhérentes au philosopher dans ce qu'il a de n o n

fini et de non définitif, de conforme aux chroniques

insomnies de l'éternelle inquiétude philosophique. Je m e

dois, ainsi, de transgresser les prescriptions faciles quant à

ce que sera ou doit être la philosophie africaine, de m ê m e

que les proclamations non moins faciles de ce qu'est, déjà,

ou que ne peut pas être la philosophie africaine3, vers ce

1. Cette histoire de la philosophie se fait, avec un bonheur inégal, aussi bien sur le continent africain (Smet, 1975, 1980 ; Sumner, 1988 ; Binda, 1994) qu'en diaspora (Wiredu, 1980, Appiah, 1992). . .

2 . Don t l'interrogation liminaire consiste, suivant les termes de Tshiamalenga (1977 : 34), à préciser au préalable « l'idée qu'on se fait des exigences auxquelles doit satisfaire une pensée pour être appe­lée philosophique ».

3. Bien inutile est à mes yeux la dette consistant à devoir établir en raison la légitimité et la validité exclusives d'une option particuliè­re projetée sur l'ensemble du philosopher africain en l'occurrence. À un Mutunda M w e m b o (1991), par exemple, on a envie tout de suite de demander en quoi la légitimité de l'herméneutique africaine qu'il vise s'épuise dans les objectifs poursuivis par les quelques auteurs qu'il examine dans son opuscule. Plus généralement, une certaine façon de

75

Page 73: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

que j'appellerai dorénavant la situation historique d u

philosopher en contexte africain.

La position d u philosophe africain, puisque c'est de

lui qu'il s'agit, se ressent d'une référence culturelle m u l ­

tiple. D e u x cultures sont prédominantes dans cette

conjoncture : l'héritage des traditions académiques

d'Occident, auquel a été formé le philosophe africain et

qui détermine pour l'essentiel l'allégeance de sa pratique

philosophique ; l'héritage des traditions orales africaines,

auquel il a été élevé et qui le sollicite encore et toujours,

qu'il l'assume ou qu'il la récuse4. Le concept de « situa­

tion » dans la perspective des alternatives exige, ici, de

transgresser ce que G a d a m e r (1976) a appelé « la situa­

tion herméneutique » d 'un entre-deux de familiarité et

d'étrangeté (nous y reviendrons) dans la médiation entre

le passé et le présent vers ce que j'ai (Emongo , 1997)

appelé la situation interculturelle qui nous situe en

l'Entre-traditions dont il sera question plus loin.

parler de la philosophie africaine prise globalement, c'est-à-dire et dans l'espace et dans le temps, avoisine l'abus de langage. J'y reviendrai.

4 . Nombreuses sont les études, par des Africains (Buakasa, 1978 ; Éla, 1998) et des non Africains (Ziegler, 1988 ; Garaudy, 1977 ; Latouche, 1998) qui tentent de lire l'apport des traditions africaines non seulement aux Africains d'aujourd'hui, mais possiblement à la transformation de la destinée humaine en général à l'ère post-moder­ne et post-industrielle.

76

Page 74: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Ainsi, m a démarche dans le sens d'une éthique de la

transgression, à l'intérieur d'une recherche en alternatives,

circule de la situation historique à la situation intercultu­

relle. E n fait, la notion de « situation » telle qu'explicitée

ci-dessus circonscrit les deux avenues de cette démarche.

La situation historique d 'un philosopher africain

L'approche de la situation historique d u philosopher

africain ne peut éviter sa dimension historique évidente.

Celle-ci tient son matériau de base dans l'hylétique des

pratiques philosophiques africaines. Ces dernières quant

à elles se laissent lire sous plusieurs angles possibles :

selon l'état des lieux suivant une évolution historique d u

passé à aujourd'hui ; selon les thèmes dominants ou

récurrents ; selon les courants identifiables dans l'espace

et dans le temps ; selon le rapport de la philosophie et de

la politique sur le continent, etc. Si, c o m m e déjà indi­

qué, je m'abstiendrai ici de proposer une nouvelle varian­

te de l'histoire de la philosophie africaine, je partirai

néanmoins de certaines d'entre elles, actuellement en cir­

culation, dans un souci plus interrogateur que descriptif.

L'explicitation de la situation historique d u philoso­

pher africain traverse trois lieux du discours ambiant :

l'héritage académique d'Occident, l'étymologie peu

discutée du m o t philosophie, les pressenties origines

négro-égypto-pharaoniques de la philosophie.

77

Page 75: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

De l'héritage académique d'Occident

Globalement, la situation historique du philosopher

africain se dégage dans le cadre de la pratique philoso­

phique en contexte africain. Il s'agit d'une pratique

quasi-exclusivement académique, suivant les règles de

l'art propres au milieu académique et s'inscrivant d'offi­

ce dans le cadre institutionnel de l'université, qui s'inscrit

elle-même dans le cadre culturel de la modernité. D e

sorte qu 'un N g o m a Binda a beau s'indigner de l'obé­

dience européenne et occidentale de certains de ses col­

lègues pour qui « toute entreprise philosophique qui ne

"se réfléchit pas dans les grands penseurs" et ne puise pas

sa matière dans la soi-disant tradition philosophique uni­

verselle est jugée sans consistance » (1977 : 156). Le fait

est qu'il n'est point d'entreprise philosophique du tout,

en contexte africain, qui n'ait cours en dehors de l'héri­

tage académique de la colonisation5. E n plus du recours

5. Sur un autre plan, m a réponse à Bongeli Ye Ikelo (Emongo 1990) peut être valablement opposée au présupposé du philosophe N g o m a Binda qui, c o m m e le sociologue Bongeli Ye Ikelo, croit par­ler à partir d'une région théorique inexpugnable par le reproche qu'il adresse aux autres. E n dehors des préjugés tenaces, dictés sans doute par les urgences africaines, quant à ce que serait une philosophie ou une sociologie vraiment utile à l'Afrique contemporaine, les deux auteurs donnent - à des degrés divers - dans un paradoxe : appeler de tous leurs v œ u x une philosophie ou une sociologie typiquement

78

Page 76: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

aux langues de l'ancien colonisateur, les schemes et sché­

m a s de penser, mais aussi les paradigmes en sous de la

pratique comportent tous une référence quasi-obligée à

cet héritage. Aucune parcelle du contexte philosophique

africain n'y échappe ni sur le continent ou dans la

diaspora, ni quand la pratique philosophique est le fait

des Africains d'origine ou des africanistes étrangers à

l'Afrique, ni dans le cadre de l'enseignement supérieur et

universitaire ou dans le cadre des idéologies politiques, ni

les auteurs ni les courants, y compris ceux qui croient

restituer ou retranscrire sans plus une philosophie pré­

existante6.

Evacuer la référence à l'héritage académique et à quel

prix ? L'assumer, jusqu'à quel point et à quelles condi­

tions ? D e u x pistes de réflexion vont se développer dans

la suite de m o n propos. La première vient de J. M . Ela

africaines sans opérer, pour ce faire, un déblayage des paradigmes. E n effet, ce sont encore les définitions et assertions héritées de la coloni­sation qui guident leur revendication d'une philosophie ou d'une sociologie typiquement africaines.

6. Je ne pense pas seulement à Tempels et aux tempelsiens. L'historien et égyptologue Théophile Obenga (1999), l'ethnologue Marcel Griaule (1966) le docteur T . Fourche et son co-auteur Morlighem (1973) ont également tenté de livrer une philosophie pré­existante, m ê m e si tous n'ont pas baptisé leur trouvaille de philoso­phique.

79

Page 77: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

(1993 : 282) constatant combien « l'université dévelop­

pe, d'une manière systématique dans l'esprit de celui qui

passe par elle, une attitude tout à fait typique [...] selon

laquelle il n'y a en réalité pas de science véritable, pas de

connaissances réelles, en dehors de celles qui sont élabo­

rées dans l'institution universitaire [d'où] le savoir est en

question à partir du m o m e n t où il n'est pas produit par

l'université mais également lorsqu'il vient d'ailleurs, en

dehors des lieux officiels dans lesquels jusqu'à présent on

a pensé que le savoir devrait naître ». La situation géné­

rale de la philosophie en contexte africain participe à l'é­

vidence de cette attitude typique. La deuxième piste tient

en la paraphrase de Foucault (parlant de Hegel et de la

philosophie contemporaine) par M u d i m b e (1982 : 12-

13) : « Pour l'Afrique, échapper réellement à l'Occident

suppose d'apprécier exactement ce qu'il en coûte de se

détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu'où

l'Occident, insidieusement peut-être, s'est approché de

nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet

de penser contre l'Occident, ce qui est encore occidental ;

et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore

peut-être une ruse qu'il nous oppose et au terme de

laquelle il nous attend, immobile et ailleurs ». Voilà un

défi dont le philosopher africain n'a pas encore pris

l'exacte mesure, tant peu l'assomption ou le rejet de la

référence à l'héritage académique d'Occident nous tirent

80

Page 78: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

d'affaire, en fin de compte. D ' o ù la légitimité d'une

recherche en alternatives...

De l'étymologie peu discutée du mot « philosophie »

Dans l'espèce philosophique africaine, le débat a

rarement sinon jamais pris en considération la charge

étymologique du m o t « Philosophie » autrement que

dans son assertion établie par l'histoire philosophique

occidentale. Tout en reconnaissant c o m m e philoso­

phiques les pensées, sentences, maximes, hymnes

orphiques, poèmes et mythes de certains auteurs

antiques et plus récents, la philosophie n'a jamais été

conçue que c o m m e l'amour inlassable de la sagesse. U n

Tshiamalenga (1977 : 37) discourant sur ce qu'est la phi­

losophie, verra là l'opportunité d'une analogie satisfai­

sante pour conclure « que l'ensemble des énoncés expli­

cites des négro-africains traditionnels relatifs à ce qu'il en

est en fin de compte (pour eux) de l ' h o m m e , du m o n d e

et de l'absolu, constituent "la philosophie africaine" tra­

ditionnelle tout c o m m e les fragments présocratiques

constituent "la philosophie" présocratique ». Mulago

(1965 : 148) de son côté distingue la philosophie for­

melle qui est « connaissance consciente d'elle-même, une

pensée conçue en forme de pensée », de la philosophie

matérielle, propre aux Bantu, qui serait « une connaissan­

ce intuitive, une appréhension spontanée de la réalité,

81

Page 79: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

une pensée non discursive ». Certes, nos auteurs n'appar­

tiennent pas à la m ê m e école et n'établissent pas néces­

sairement u n ordre d'importance dans les distinctions

qu'ils opèrent en parlant de la philosophie. Toutefois,

philosophie traditionnelle africaine et philosophie maté­

rielle semblent aller dans le m ê m e sens : la sagesse serait

parallèle, voire extérieure, sans doute antérieure au savoir

p r o m u rationnel, étape d'avènement de la philosophie au

sens rigoureux du m o t ; mais d'articulation entre les

deux versants de son étymologie, il n'y en a point7.

L'omission est totale dans les discussions philoso­

phiques africaines quant au statut théorique du savoir et

de la sagesse dans la définition étymologique de la philo­

sophie. L'adoption massive de la philosophie c o m m e

exclusivement savoir, a conduit à l'asservissement de la

sagesse et, le plus souvent, à l'infériorisation de tout ce

qui lui est accolé. Et plus, le savoir est généralement associé

à l'Occident c o m m e la sagesse l'est à l'Afrique suivant un

7. O n retrouve ce schéma de penser chez nombre d'auteurs. Exemplaire est l'exemple de Kinyongo ( 1979a et b) parlant des « élé­ments de discursivité » (mythes, légendes, récits, masques...) tout juste « d'essence intentionnelle » au sens où, sans plus, « ils veulent dire ». C'est l'interprétation philosophique, l'herméneutique philoso­phique très précisément qui vient leur conférer le pouvoir de dire, le sens.

82

Page 80: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

schéma disjonctif. D e sorte que m ê m e lorsqu'est recon­

nu à la sagesse africaine une certaine noblesse philoso­

phique, non seulement cela advient dans le cadre précis

de la pratique académique de la philosophie, mais on ne

m a n q u e pas, ce faisant, de poser la sagesse à l'autre extrê­

m e du savoir, particulièrement du savoir rationnel.

L'opposition entre savoir et sagesse s'aligne, à moins de

s'y alimenter, sur les oppositions plus anciennes entre les

« ténèbres » africaines et les « lumières » européennes, et

d'autre plus récentes entre le sous-développement sévis­

sant en Afrique et le développement advenu en Occident

soi-disant. D ' o ù les appels au rattrapage de l'Occident

transigent généralement par ce qu'Elungu Pene Elungu a

appelé le « culte de la raison » au sens où, dit-il (1986 :

179), on doit avancer « en recourant décidément à la rai­

son, en se servant, en tout et partout, de la raison c o m m e

fil conducteur »8. Q u e des questions demeurées ouvertes ! D u

savoir et de la sagesse, lequel/laquelle en impose à l'autre ?

8. Je réponds à Elungu Pene Elungu dans mes publications anté­rieures (voir E m o n g o , 1995 et 1999). M a critique est complétée, de manière constructive, par ceux qui, c o m m e Buakasa Tulu Kia M p a s u , se demandent : « Les sciences de l'Occident : pour quoi faire ? » (1978) ou bien fouillent l'intelligibilité des réalités culturelles africai­nes telle la Kindoki ou sorcellerie (1973) ou bien encore explorent la latence et la patience de la religion africaine traditionnelle (1979) en dépit des agressions subies de l'extérieur et de l'intérieur.

83

Page 81: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Quelle serait la sagesse intrinsèque de la philosophie

c o m m e savoir et quel serait le savoir propre à la philoso­

phie c o m m e sagesse ?

Qu'implique d'ainsi dissocier, pour le dire en ces ter­

mes-là, logos et mythos ? Des deux choses l'une : ou bien

on verse dans l'occultation ou bien on donne dans l'ex­

cès. Occultation de la possibilité, dans l'espèce philoso­

phique prise à sa racine étymologique, de l'appel et de la

réponse mutuels de l'amour et de la sagesse, de l'amour

de la sagesse et de la sagesse de l'amour, sans possibilité

de trancher pour la primauté de l'un ou l'autre terme de

l'équation autrement que de manière arbitraire, voire

irrationnelle. Excès de zèle qui, en croyant démythifier

au n o m et par la raison triomphante, conduit en fait

dans un nouveau mythe, le mythe de la techno-science

par exemple, dont Heidegger (1976) dit qu'elle est

l'aboutissement et la fin de la philosophie9. Voilà autant

9. Et de préciser que « la philosophie prend fin à l'époque pré­sente. Elle a trouvé son lieu dans la prise en vue scientifique de l'hu­manité agissant en milieu social. Le trait fondamental de cette déter­mination scientifique est par ailleurs son caractère cybernétique, c'est-à-dire technique » (1976 : 116). Et encore : « La fin de la philosophie se dessine c o m m e le triomphe de l'équipement d 'un m o n d e en tant que soumis aux commandes d'une science technicisée et de l'ordre social qui répond à ce m o n d e . Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la

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Page 82: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

de considérations qui viennent nourrir une recherche en

alternatives, à partir de la racine étymologique de la phi­

losophie. Certes, je n'ai rien tranché entre le savoir et la

sagesse, entre l'amour de la sagesse et la sagesse de l'a­

m o u r ; mais les interrogations soulevées sous cette

rubrique témoignent de la pertinence d 'un renouvelle­

ment du discours. Et davantage : elles témoignent de la

nécessité d'assumer ce renouvellement d u discours

c o m m e défi, entre autres, au triomphe de la raison à

laquelle a été réduite la philosophie, ainsi qu'à la culture

qui a consacré ce triomphe réducteur. Sans exiger de rele­

ver un tel défi, l'observation de R a y m o n d Panikkar

(1998 : 103) va dans le m ê m e sens : « O n s'est interrogé

sur ce qu'est la philosophie en partant de ce que, à l'ori­

gine, les Grecs entendaient par-là. À partir d'une culture

et avec les instruments de cette m ê m e culture, nous

pensée de l'occident européen » (p. 118). D e sorte que la tâche de la pensée à la fin de la philosophie revient à regarder dans l'essence de la technique - c'est cela le tournant, die Kehre. O n voit combien, presque incidemment, les philosophes africains s'alignent sur la per­spective eurocentrique de la pensée heideggerienne. Classique est devenue chez nombre d'entre eux la recherche des voies et moyens pour l'Afrique de rattraper l'Occident, d'intégrer aussi rapidement que possible l'univers technicisé à l'occidentale. Si certains discutent l'apparentement de la civilisation mondiale avec l'héritage occidental, peu ont le courage d'oser penser en termes d'alternatives africaines à l'hégémonie occidentale.

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Page 83: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

avons approché des terres lointaines — des cultures étran­

gères. Cela est d'autant plus significatif que m ê m e la

majorité des érudits issus d'autres cultures se sont

empressés de nous montrer que ce que l'on appelle de ce

n o m existait aussi dans leurs cultures respectives ».

Des origines africaines de la philosophie

La situation historique de la philosophie en contexte

africain se ressent, depuis la conférence du savant égypto-

logue Cheikh Anta Diop « Existe-t-il une philosophie afri­

caine ? Apport de l'Egypte à la pensée philosophique m o n ­

diale » (1976), du poids des origines de la philosophie.

Celles-ci seraient noires, égyptiennes et pharaoniques,

sources d'enseignement et, par la suite, d'inspiration des

premiers philosophes grecs. Fort des thèses du m ê m e

Cheikh Anta Diop (1967) sur l'antériorité africaine et

noire vis-à-vis de la Grèce, Théophile Obenga (1990) de

son côté n'hésitera pas à proclamer, ni plus ni moins,

l'existence d'une philosophie égypto-négro-pharaonique.

Confiant dans la rigueur scientifique de l'égyptologie, on

pourrait en tirer argument et tenir pour acquis que, de

par son origine noire et égyptienne, la philosophie est

depuis toujours un produit culturel africain. C e serait

aller trop vite en besogne, si n'étaient examinés au

préalable trois problèmes inéliminables purement et

simplement : le caractère après coup de la détermination

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Page 84: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

philosophique de la pensée égypto-pharaonique, les cri­

tères de fiabilité de la restitution de cette philosophie ori­

ginaire et les limites de sa possible réappropriation

aujourd'hui.

Premièrement, l'égyptologie n'ayant pas encore déchif­

fré le m o t « philosophie » dans les textes de l'Egypte

pharaonique à m a connaissance, c'est rétrospectivement

que la détermination « philosophique » est accolée à l'en­

semble de l'héritage égypto-pharaonique, c'est bien après

coup et quelques milliers d'années plus tard que l'Egypte

pharaonique se découvre détentrice de philosophie.

Certes, il n'est pas illégitime de relire l'origine inspiratrice

à partir des lieux inspirés ; mais il est réducteur, dans

l'espèce philosophique notamment , de prétendre rendre

l'origine telle qu'à l'origine à partir des fragments et dans

les termes et dans la perspective rationnelle de ces frag­

ments. D e telle sorte que si l'Egypte pharaonique a inspiré

ce qui va devenir la philosophie en Grèce, c'est qu'elle

avait développé quelque chose de plus grand, de plus

noble que les fragments présocratiques qui en ont été tirés !

Est-ce à dire qu'il n'y a jamais eu quelque chose de tel que

la philosophie, soit par analogie soit au titre « d'équivalent

10. Expression que j'emprunte à Raymond Panikkar qui l'expli­cite c o m m e suit, en parlant de la philosophie (1998 : 104) : « Les équivalents homéomorphiques ne sont pas de simples traductions

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Page 85: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

homéomorphique »10 en Egypte pharaonique ? Q u e non ! Cependant, la nuance s'impose face à deux attitudes éga­lement zélées et aux antipodes l'une de l'autre : le zèle de

littérales, pas plus qu'ils ne traduisent simplement le rôle que prétend jouer le m o t originel (en l'occurrence la philosophie), mais ils visent une fonction équivalente (analogue) au rôle supposé de la philoso­phie. Il s'agit donc d 'un équivalent non pas conceptuel mais fonc­tionnel, c'est-à-dire d'une analogie au troisième degré. O n ne recher­che pas la m ê m e fonction (que celle qu'exerce la philosophie), mais la fonction équivalente à celle qu'exerce la notion originelle dans la cos­movision correspondante ».

11. Après avoir remis en question l'idée du « savoir absolu » dont se prévaut l'Occident vis-à-vis du reste du m o n d e , après avoir rappe­lé fort à propos le caractère relatif de toute pensée en tant que toutes les pensées sont en principe et suivant le m o t juste de Husserl des « spécimens anthropologiques », Maurice Merleau-Ponty (1953 : 197) n'hésite pas, malgré tout, à affirmer : « Il y a quelque chose d'irrem­plaçable dans la pensée occidentale : l'effort de concevoir, la rigueur du concept restent exemplaires, m ê m e s'ils n'épuisent jamais ce qui existe. U n e culture se juge au degré de sa transparence, à la conscien­ce qu'elle a d'elle-même et des autres. À cet égard, l'Occident (au sens large) reste système de référence : c'est lui qui a inventé les moyens théoriques et pratiques d'une prise de conscience, qui a ouvert le che­min de la vérité. Mais cette possession de soi-même et du vrai, que l'Occident seul a prise pour thème, elle traverse pourtant les rêves d'autres cultures, et, dans l'Occident m ê m e , elle n'est pas accomplie ». À elle seule, l'ambiguïté qui caractérise ce passage c o m m e d'ailleurs tout le texte dont il est tiré dit assez combien peu évidentes sont la primauté et l'exclusivité reconnues à l'Occident.

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Page 86: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

l'exclusivité grecque ou , plutôt, occidentale11 et le zèle

de la spécificité négro-africaine12.

Deuxièmement, la restitution de la philosophie dans

son origine noire, égyptienne et pharaonique ne va pas

sans dire. Les réflecteurs de la philosophicité des décou­

vertes égyptologiques relativement à l'origine de la phi­

losophie coïncident, on le sait, avec ceux hérités de la

Grèce que leurs développements modernes ont placés

sous le signe de la rationalité aussi rigoureuse que possi­

ble. Je l'ai dit plus haut : la philosophie telle qu'en

Occident n'épuise pas le potentiel définitionnel de la

philosophie c o m m e telle ; Husserl, cité par Merleau-

Ponty, va encore plus loin : « La philosophie c o m m e

science rigoureuse, le rêve est bien fini », ce à quoi ajou­

te ce dernier auteur (1953 : 196) : « la philosophie ne

12. N o t a m m e n t N g o m a Binda lorsqu'il affirme on ne peut plus sérieux (1978 : 100) : « Tout penseur africain qui s'écarterait de l'é­cole de Cheikh Anta Diop ne peut jamais prétendre révéler la "philo­sophie" africaine. Seul l'historien, dans une histoire totale, informera le penseur africain ». C o m m e n t peut-on « révéler » la philosophie africaine dans sa totalité, dans ce qu'elle est en fin de compte ? Voilà ce que l'auteur oublie de préciser, à supposer qu'il ait jamais été pos­sible de dire une fois pour toutes une philosophie étendue sur un continent entier. O n serait davantage prêt à accorder à N g o m a Binda le mérite de l'information historique que peut apporter l'égyptologie à l'élaboration d'une histoire de la philosophie africaine.

89

Page 87: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

peut plus, en conscience, se prévaloir d'une pensée abso­

lument radicale, ni s'arroger la possession intellectuelle

du m o n d e et la rigueur d u concept ». D e là, elle ne m e

semble pas qualifiée pour jouer, en contexte africain, le

rôle d'instance de validation de l'authenticité ou de la

philosophicité de la philosophie découverte par l'égypto-

logie. C e , principalement, parce que l'instance de valida­

tion de la restitution d'une philosophie noire, égyptien­

ne et pharaonique, doit englober l'ensemble de la pra­

tique philosophique qui en vient, tant dans l'ordre du

temps que de l'espace. Cette instance appelée à fournir

des repères théoriques d'origine demeure tout entière à

établir. Sans doute la recherche en alternatives que la pré­

sente étude introduit y apportera-t-elle une contribution

- m ê m e si telle n'est pas sa préoccupation première.

Troisièmement, la réappropriation historique d'une

philosophie qui soit noire, égyptienne et pharaonique et,

tout à la fois, à l'origine de la philosophie tout court

avoisine l'abus de langage. E n attendant de répondre de

manière satisfaisante aux questions soulevées chemin fai­

sant, la philosophie d'origine ne peut être qualifiée, de

manière aussi indiscriminée que globale, de « philoso­

phie africaine ». Tout au plus représenterait-elle un cha­

pitre sans doute important de l'histoire de celle-ci,

auquel se sont ajoutés d'autres chapitres depuis : l'é­

poque confessionnelle des Pères de l'église ( c o m m e Saint

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Page 88: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Augustin) et des philosophes musulmans ( c o m m e Ibn

Khaldûn), le siècle classique éthiopien (notamment avec

Zâr'a Ya'egab) et l'époque contemporaine inaugurée en

Allemagne, suivant certains historiens, par Antoine-

Guillaume A m o 1 3 au XVIIF siècle, bien avant le très

controversé Tempels en Afrique. Il serait plus exact de

considérer les découvertes de l'égyptologie c o m m e le

socle historico-culturel et le fondement théorique d 'un

penser qui s'est continué dans l'espace et dans le temps,

avec tout ce que cela comporte de dispersion et de distor­

sion, d'approximation et d'occultation, de surcharge et

d'adaptation. Il faut donc éviter confusion et amalgame et

tenir pour légitime l'idée d'une philosophie africaine par­

tant probablement de la pensée négro-égyptienne, en

ayant à l'esprit que cette philosophie et cette pensée ne

sont ni co-extensibles ni réductibles l'une à l'autre.

La situation interculturelle du philosophe africain

La notion de la situation interculturelle est nouvelle

dans sa formulation, non sa réalité. Celle-ci est le fait de

13. Auteur d'au moins une dissertation en droit : Dissertatio Inauguradles de jure Maurorum in Europa (1729), une thèse en phi­losophie : De Humanae mentis apatheia (1734) et un ouvrage de psychologie de la connaissance : Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi (1738).

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Page 89: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

toute culture et, au-delà, de toute tradition porteuse de

culture14. Les traditions, c o m m e les cultures qu'elles por­

tent, « ne peuvent ni s'ignorer, ni s'absorber, ni s'exclure

les unes les autres ». Ainsi, « chaque tradition présuppose

toutes les autres et en est elle-même présupposée en

retour » (Emongo , 1995 : 201) ; ce qui veut dire qu'elles

sont toutes tenues au « devoir de reconnaissance mutuelle »

et au « devoir d'excellence réciproque ». E n s o m m e , « il

n'y a pas de tradition pure, toujours identique à elle-

m ê m e , sans interférence sémantique aucune venant du

dehors » {idem, p . 202.) Quelque chose de tel que la

situation interculturelle se profile dans l'inéluctable

interstice, dans la brèche constitutive de chaque tradition

et, partant, de chaque culture vis-à-vis des autres tradi­

tions, des autres cultures. Cet interstice, cette brèche se

laisse penser dans quelque chose de tel que l'Entre-

14. La tradition, disais-je ailleurs qu'ici, transige par la culture, elle en prend le détour : « La tradition est un fait qui n'est tel que médiatisé. La tradition est u n fait qui n'apparaît et ne se laisse saisir qu'au détour d 'un geste, d'une parole, d 'un silence, d 'un objet fabri­qué o u d 'un lieu naturel investi de sens qui en rendent compte » (Emongo , 1997 : 17-18). D e sorte que « les contenus culturels d'une tradition ne sont [...] que ses lieux et expressions transitoires ». E n effet, c'est la tradition qui « articule, à m ê m e la culture, la mémoire et le projet : le projet hic et nunc d'une mémoire postérieure et la mémoire hic et nunc d 'un projet antérieur » {idem : 18).

92

Page 90: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Traditions, région théorique et pratique de tous les pos­sibles au point d'intersection des cultures et des tradi­tions. Lieu, par conséquent, d 'un n œ u d qui se ressent moins c o m m e donné que c o m m e à ordonner, c o m m e une épreuve à relever.

Dite ainsi, en condensé, la notion de la situation interculturelle peut sembler indigeste, obscure. Dans les lignes qui suivent, je propose son explicitation en deux momen t s complémentaires dans m a perspective des alternatives africaines dans l'espèce philosophique : une esquisse d'explicitation phénoménologique de la notion elle-même, suivie d'une esquisse de prospective épisté-mologique en avant de ce que la notion de situation interculturelle donne à lire.

Esquisse d'explicitation phénoménologique

U n e phénoménologie descriptive permet d'expliciter la notion de la situation interculturelle en trois points : ses dynamiques génératrices, son sujet relativement à la présente étude et ses expressions.

Les dynamiques génératrices

La situation interculturelle survient par le contact qui advient, lui, à un m o m e n t ou à un autre, entre les cultu­res et, en sous, entre les traditions qui les portent. Le contact est toujours physique ; le choc ainsi occasionné

93

Page 91: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

induit généralement la valorisation des positions cultu­

relles acquises, chacune des parties en contact se référant

aux siennes dans une dynamique de la distanciation

axiologique d'avec la culture d'en face. Mais le potentiel

intrinsèque du contact entre les cultures et les traditions

ne s'épuise pas dans le choc, dans le heurt physique ; le

choc provoque également l'interpellation réciproque :

que je feigne de l'ignorer ou non, le fait de l'autre m' in­

terpelle ipso facto et vice versa. Le contact peut ainsi intro­

duire la dynamique d'une rencontre authentique impli­

quant une relativisation de chaque horizon axiologique,

de chaque contenu, de chaque référence en présence,

d'une part ; et la curiosité hylétique d'en savoir un peu

plus sur l'autre, d'autre part. À quoi je dois ajouter tout

de suite que la dynamique de la distanciation et la dyna­

mique de la rencontre ne se produisent pas suivant un

ordre prévisible et rigide. D e sorte que le contact peut

s'enliser dans la distanciation axiologique d'avec l'autre,

avec son corollaire de rejet, voire d'élimination de cet

autre ; tout c o m m e le contact peut se noyer dans la ren­

contre authentique avec l'autre, au point de risquer d'y

perdre son â m e . C'est A i m é Césaire qui écrivait à

M . Thorez, en 1956 (cité en exergue par Hountondji,

1970) : « Il y a deux manières de se perdre : par ségréga­

tion murée dans le particulier, ou par dilution dans

l'universel ».

94

Page 92: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Le sujet concerné

Il s'agit du philosophe africain formé à l'occidentale.

À ce que j'en ai dit plus haut, j'ajouterai qu'il est rare­

ment conscient de sa situation interculturelle, encore

moins l'est-il du caractère biaisé de ses références dans

cette conjoncture. Parmi les scénarii possibles, j'en

retiens deux qui rendent clairement compte de m o n

affirmation ci-dessus. Adopte-t-il le point de vue périmé

de la hiérarchie entre les cultures ? Le voilà qui fait le

procès des références africaines sous le signe de la moder­

nité p rénommée civilisation, universel, techno-science,

développement, démocratie, mondialisation, etc. Et de

s o m m e r l'Afrique de franchir la ligne, de s'arracher à ce

qui retarde son progrès soi-disant ; c o m m e le dit Elungu

Pene Elungu (1986 : 164), il y va d 'un « douloureux

arrachement, non seulement des cadres spirituels, cultu­

rels, sociaux de son environnement, mais aussi d u fon­

dement spirituel de son être, de son identité ». Terrible

arrachement que celui-là, si tant est qu'il soit jamais pos­

sible15. Le philosophe africain adopte-t-il le point de vue

tentant de la priorité référentielle africaine ? Le voilà qui

s'empêtre dans une improbable théorie de l'enracinement

africain de la modernité occidentale. Et de faire subir aux

15. Option qui ne manque pas d'adeptes, pourtant. Voir Towa

(1981), Kabou (1991), Poamé (2002), . . .

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Page 93: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

références africaines un tri purificateur « à l'aide des séca­

teurs de la modernité » (Poamé (2002), en vue de leur

élévation à la dignité de participer, d'en bas, à la moder­

nité. E n fait, la dynamique sous-jacente à une telle posi­

tion dessine un mouvement en trompe-l'œil. E n effet, le

mouvement ne m è n e pas « c o m m e on pourrait le croire

à première vue, de la modernité à la tradition, mais bien

plutôt de celle-ci - pour ce qui serait digne d'être sauvé

en elle - à celle-là » (Emongo , 1993 : 49). Certes, le phi­

losophe africain n'échappe pas à l'aliénation mentale

héritée de la colonisation16 ; faut-il y voir le lieu d'une

16. Aliénation qui peut prendre plusieurs visages. N t a m b w e Tshimbulu (1989) démontre avec brio combien l'ensemble du débat sur l'existence ou non d'une philosophie africaine pèche par « h o m o -logie structurelle méthodologique » en établissant une « liaison h o m o -logique » ayant valeur sémantique de « tout c o m m e » entre l'Afrique et l'Occident, aboutissant dans une « inference probable qui suggère plus de questions que des réponses ou, mieux, qui ouvre plus qu'il ne clôt le débat ». La chose est verifiable aussi bien chez les Africains qui récusent l'existence d'une philosophie africaine suivant le schéma de l'ethnophilosophie que chez ceux qui en affirment et le principe et l'existence. Pour les uns, les Africains auraient une philosophie tout c o m m e les Occidentaux ; pour les autres, les Africains devraient éla­borer des philosophies tout c o m m e en ont élaboré les Occidentaux... A u demeurant, il n'est pas certain qu'on en sorte par le fait m ê m e de recourir aux langues africaines, à partir du m o m e n t où les paradigmes qui gèrent le discours africain demeurent prisonniers de la référence à l'Occident, tributaires de l'homologie structurelle méthodologique.

96

Page 94: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

« discontinuité radicale entre le passé pré-colonial et l'ac­

tuelle direction qu'a prise la vie de l'Africain » dont parle

Abiola Irele dans son livre Praise of Alienation ? C e serait

scléroser les différentes dynamiques intrinsèques à toute

situation interculturelle ; ce serait hypostasier, en une

seule, l'ensemble des potentialités qui habitent ces dyna­

miques croisées, inachevées.

Les expressions

E n parlant des dynamiques génératrices, j'ai indiqué

deux expressions possibles de la situation interculturelle :

la distanciation axiologique sur le plan du contact phy­

sique et la rencontre authentique sur le plan hylétique.

La première procède de la valorisation des acquis, ce qui

entraîne la méfiance envers l'autre ; la dernière, de l'in­

terpellation, ce qui entraîne la curiosité pour l'autre. Je

voudrais indiquer, en plus, combien peu l'Occident

dominant se pense et a été pensé c o m m e seulement sus­

ceptible d'être à son tour mis à l'épreuve des autres cultu­

res. Ceci est, je crois, le fait principalement d u caractère

normatif qu'a fini par acquérir la référence à sa culture

moderne. Dans son principe, cette référence s'inscrit

dans le schéma hégémonique de l'Occident lui-même,

pris par les autres cultures c o m m e modèle, c o m m e enté-

léchie dont elles seraient encore des embryons : « Notre

idée du savoir est si exigeante qu'elle met tout autre type

de pensée dans l'alternative de se soumettre c o m m e

97

Page 95: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

première esquisse du concept, ou de se disqualifier

c o m m e irrationnelle » (Merleau-Ponty, 1953 : 194-195).

Cette idée du savoir occidental qui a colonisé le reste du

m o n d e peut-elle survivre à l'effritement de la modernité

en ce début du XXIe siècle ? Si la post-modernité entre en

service, le plus souvent, c o m m e le repère projeté et enco­

re flou d'une relecture pour l'essentielle critique des

conséquences de la modernité, l'idée selon laquelle

« l'Occident est un accident » (Garaudy, 1977)'7 reste

encore peu acceptée, périphérique, provinciale. Quant à

la recherche en alternatives, les voix les plus prometteu­

ses en ce sens sont, à quelques exceptions près, confinées

dans les rayons de la littérature parallèle ; rarement elles

sont entendues dans les cénacles d u savoir moderne

qu'elles interpellent. E n Afrique c o m m e ailleurs dans le

m o n d e , ces voix se veulent de plus en plus proches des

voies générées par la résistance des gens, majoritaires, de

la base (Ziegler, 1988 ; Ela, 1998 ; Latouche, 1988 ;

Esteva et al., 1996 ; . . . ) . Je retiens que, si puissante soit

17. Et croire qu'une « recherche fondée sur une conception non

hégémonique mais symphonique de la culture et surtout une vaste

diffusion populaire des cultures non occidentales [peut] apporter des

éléments décisifs de réponse » aux problèmes posés par un demi-

millénaire d'hégémonie occidentale. Ce qui « permettrait d'élaborer

non pas seulement un plan de survie mais un plan de vie et un "pro­

jet espérance" à. l'échelle planétaire » (idem : 219).

98

Page 96: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

la référence à l'Occident dans le chef de biens des philo­

sophes africains, leur situation interculturelle n'y est pas

percluse sans rémission ; plutôt, elle appelle ailleurs, elle

fait signe, signi-fie à partir des lieux habituellement

considérés c o m m e de simples objets d'étude, u n chaos à

organiser dans le cadre de la science, de la démocratie et

du développement, en fait des lieux fondamentalement

indociles à ce que j'ai appelé plus d'une fois l'ordre éta­

bli de penser. Ici prend tout son sens une recherche en

alternatives visant expressément la réhabilitation de cette

« pensée maudite », c'est-à-dire une éthique de la trans­

gression vis-à-vis de l'ordre établi de penser.

Esquisse de prospective épistémologique

À première vue, le philosophe africain formé à l'occi­

dentale habite une zone inconfortable : Tinter, l'entre.

Celle-ci, heureusement, s'inscrit dans une dynamique

subsumée dans l'élaboration des alternatives, dynamique

qui, à son tour, émerge de l'interstice, de la brèche cons­

titutive de chaque tradition vécue c o m m e culture face à

d'autres cultures et traditions. C'est donc à partir de ce

que donne à expliciter la tradition que j'entends élever

m a prétention à une prospective, pressentie épistémolo­

gique, relativement à un possible philosopher africain

qui soit dans l'ordre des alternatives recherchées. Pour le

dire autrement, la recherche en alternatives dans l'espèce

99

Page 97: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

philosophique africaine puise sa substance fondamentale

dans l'approche de la tradition porteuse de culture, la

tradition projetant l'horizon paradigmatique, la culture

constituant le cadre concret, vécu d 'un possible philoso­

pher africain en l'occurrence. Trois « épreuves » tracent la

voie de cette préoccupation : l'épreuve d u dehors, l'é­

preuve d u dedans et l'épreuve du n œ u d .

L épreuve du dehors : ¿a sanction eurocentrique

L'épreuve du dehors est, au sens propre, celle de la

sanction eurocentrique. L'idée, par exemple, d'une philo-

sophia perennis participe de l'affirmation massive, unila­

térale de la primauté européenne et aujourd'hui occiden­

tale sur le reste du m o n d e . Dans cette conjoncture, la tra­

dition prend du service c o m m e « l'affaire des Autres »

primitifs, c o m m e un condensé des « contenus de culture »

en deçà des sociétés industrielles, c o m m e « le passé » vers

lequel sont tournées les sociétés préindustrielles, c o m m e

« un objet d'étude » auquel la science va donner sens

(Emongo, 1997 : 16-22). Je n'entrerai pas ici dans les

débats qui ont émaillé l'histoire des idées africaines sur

toutes ces questions. Le fait est que — et je crois l'avoir

suffisamment démontré ci-dessus - des Africains se

comptent nombreux à se soumettre à cette sanction

eurocentrique, tant en philosophie qu'ailleurs. Q u e cela

leur soit reconnu c o m m e légitime ne laisse pas de soule­

ver des interrogations devant l'interpellation, par maints

100

Page 98: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

auteurs répétée, de la référence normative à l'Occident,

interpellation au n o m de la diversité qu'Adotevi place au

cœur de l'universel c o m m e sa vérité. E n effet dit-il (2004 :

13) : « C e n'est pas parce qu'il y a eu manipulation tota­

litaire de l'universel qu'on peut s'autoriser à penser que

cette pratique a p u abolir la vérité du pluralisme culturel.

L'histoire de la complicité de l'universel avec l'Occident

n'a jamais anéanti le sens du divers, puisque le divers est

au cœur de l'Universel c o m m e sa vérité ».

Dans l'espèce philosophique africaine, l'épreuve du

dehors sous l'angle de la sanction eurocentrique ne résis­

te pas aux faits d'histoire, pas plus d'ailleurs que les jus­

tifications intellectualistes que certains voudraient lui

trouver, en faisant c o m m e si n'existait pas l'entêtement

de la résistance multiforme à l'uniformisation du m o n d e

sous le label occidental. Paul Ricœur l'a pressenti lors­

qu'il écrivit (1955 : 282) : « le triomphe de la culture de

consommation, universellement identique et intégrale­

ment anonyme, représenterait le degré zéro de la culture

de création ; ce serait le scepticisme à l'échelle planétaire,

le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être ».

Tandis que Jean Ziegler constate : « l'unification violen­

te de la planète par le capital financier multinational d u

centre et sa rationalité marchande est u n fait d'évidence.

La résistance éclatante ou latente que lui opposent de

nombreux peuples dominés également [...] L'unification

101

Page 99: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

de la planète par la rationalité marchande bute sur les

cultures autochtones » (Ziegler, 1979 : 19). Est-ce à dire

que toute référence à l'Occident se trouve désormais bat­

tue en brèche par une éventuelle philosophie, dans

l'espèce, typiquement africaine ? Il faut croire que cette

philosophie tarde à voir le jour, n'en déplaise aux ténors

de la restitution d'une philosophie préexistante. Cette

dernière serait-elle antérieure à la Grèce présocratique

que - je l'ai dit plus haut - elle ne serait plus seulement

philosophie mais autre chose de plus grand, de plus

noble que la philosophie.

L'épreuve du dedans : la rupture avec la culture étrangère

L'épreuve d u dedans relève fondamentalement de

l'appel déjà vieux d'une science et d'une philosophie

typiquement africaines. J'ai déjà eu l'occasion de relever

quelques-uns des préjugés - moderniste, rationaliste,

ethnologiste, utilitariste et scientiste — à la base des dis­

cours favorables à cette option (Emongo , 1990 et 1998).

Néanmoins , l'interrogation demeure inachevée quant au

« lieu d'où part la parole et [quant à] l'archéologie qui

assume ce qui est dit» (Mudimbe , 1978 : 59). A cet

effet, l'injonction de Buakasa (dans une note de lecture

inédite à l'auteur, 1997) au philosophe africain formé à

l'occidentale qui m ' a servi de filière reflexive ailleurs

(Emongo , 2005) mérite d'être approfondie ici. Selon cet

auteur, l'idée de participation suggère non seulement le

102

Page 100: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

partage, mais aussi « la fusion du sujet et de l'objet dans

l'expérience d'interpellation, la saisie du dedans, l'inti­

mité d'autochtonie, l'amour du terroir. Il n'y a donc pas

à faire un procès de la tradition ; ce qui s'impose est de

faire tabula rasa de la culture étrangère, pour s'éprouver

dans la vie de chez nous par une expérience d u dedans —

observation participante - qui annule autant que possi­

ble la distance entre le sujet et l'objet de recherche ». Là

résident, selon lui, les conditions d'une « nouvelle nais­

sance, la re-naissance africaine ». L'observation partici­

pante, voire le recours aux langues africaines suffisent-ils

pour consommer la rupture, faire tabula rasa de la cultu­

re étrangère, invalider toute référence à l'Occident ?

C o m m e n t , concrètement, m e serait-il possible de faire

abstraction de m a formation académique ? Voilà ce que

les défenseurs de la re-naissance africaine sous le signe de

la rupture avec l'Occident ne nous apprennent pas.

Les dynamiques constitutives de la situation intercul­

turelle du philosophe africain formé à l'occidentale nous

apprennent, elles, que la remise en question peut rejoin­

dre l'élaboration des alternatives recherchées, sans qu'il

soit nécessaire de remplacer A par B . Est-ce à dire que

j'invalide, par-là, toute possibilité d 'un savoir africain qui

n'en réfère pas à l'Occident ? Rien du tout. Je suis m ê m e

d'avis qu 'un tel savoir existe et qu'il a bien des choses à

apprendre à la philosophie et à la science d'obédience

103

Page 101: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

occidentale. Le défi pour nous, formés à l'occidentale,

c'est justement d'y accéder, non pas en faisant c o m m e si

toute référence à l'Occident s'était estompée en nous,

non pas en opérant un mariage de raison entre cette réfé­

rence et ce savoir africain, mais en étant conscients de

notre situation interculturelle, en demeurant vigilants

face au risque permanent de transfert de l'une à l'autre,

en nous mettant en situation d'écoute et de réception de

ce savoir africain ayant sa pédagogie et ses paradigmes

spécifiques, et pas seulement en le soumettant au ques­

tionnement scientifique ou philosophique18.

L'épreuve du nœud': l'Entre-Traditions

Les enseignements de F exploitation phénoménolo­

gique et le renvoi dos-à-dos des épreuves du dehors et du

dedans constituent des étapes reflexives internes à la

dynamique des alternatives. E n effet, celle-ci transgresse

la simple curiosité hylétique en quête du lieu de la ren­

contre authentique. Apparemment donné, ce lieu l'est

18. Depuis la défense de m a dièse de doctorat en philosophie et lettres (Université Libre de Bruxelles), j'essaie de réaliser cette attitu­de dans mes recherches concernant l'Afrique, particulièrement celles relatives à ses réalités culturelles : le sens de la rencontre avec l'autre, de la maladie et de la guérison (Emongo, 1997) ; le sens de l'organi­sation et de l'exercice du pouvoir (Emongo, 2004) ; le sens de l'édu­cation (Emongo, 2005) ; ...

104

Page 102: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

toujours de quelque part. C e lieu premier, d 'amont, pré­

alable à tout lieu donné de discours, à tout discours d'a­

val, je l'appréhende c o m m e une région théorique et pra­

tique, en l'occurrence l'Entre-Traditions. C e néologisme

part du constat selon lequel les traditions qui sous-ten-

dent nos discours scientifiques et nos autres vécus cultu­

rels ne se combattent, ne s'absorbent ni ne s'ignorent

purement et simplement - contrairement à ce que pré­

tendent ceux qui opposent trop facilement modernité et

tradition en parlant de l'Afrique. Cela parce que la cons­

titution de la tradition prise au sens de toute tradition

repose sur un principe : la « déclôture » — de m o n autre

néologisme - qui marque l'ouverture, à la fois, vers le

passé remontant à un immémorial originel et vers le

futur culminant dans une manière de fin éternelle. La

tradition donc est constitutivement déclôturée en son

sein, d'où l'articulation ambiguë des termes qui la

concrétisent ; elle l'est également par rapport aux autres

traditions, d'où l'articulation en n œ u d des épistémolo-

gies, religions, systèmes d'organisation et d'exercice du

pouvoir, en fait des cultures en présence.

C'est le m o m e n t de dégager la double valence d 'un

possible philosopher africain. Double valence qui entend

que « ni rejet global des modes de savoir occidentaux

pour cause d'inauthenticité, ni adhésion massive à

quelque idée "émotive" d'une "science authentiqueraient

105

Page 103: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

africaine"'» le philosopher en question doit rejeter, égale­

ment , tout saut indu et tout silence résigné en faisant

c o m m e si de problème il n'en existait pas (Emongo,

1995 : 38). Double valence qui se profile en amont au

niveau des paradigmes fondateurs du discours, en aval au

niveau du discours lui-même. Premièrement, en l'Entre-

Traditions, la possibilité d'un philosopher africain s'ins­

crit dans l'articulation en n œ u d , lequel tient compte de

l'articulation ambiguë propre à chaque tradition en pré­

sence ; les philosophies données y sont promises à une

rencontre authentique. Promesse qui émerge elle-même

de ce que chaque tradition en présence revendique légiti­

m e m e n t deux titres au moins. D ' u n e part, la tradition se

présente c o m m e le sujet anonyme de toute philosophie

portée par elle ; car « il n'est pas possible d'interroger une

tradition en se mettant simplement et docilement en ses

lieu et place, sans, ce faisant, prendre lieu et place en face

d'elle. Car, aussi, la parole qu'on peut prendre sur une tra­

dition, qu'on la considère en tout ou en partie, est inca­

pable de lui être tout à fait étrangère » (Emongo, 1997 :

25). Mieux, « dans l'intention qu'on peut avoir de parler

d'elle, c'est encore et déjà la tradition qui parle indirecte­

ment d'elle-même, nous appelle et nous répond bien

avant que nous ne fassions appel à elle — c o m m e dirait P.

Ricœur » (Emongo, 1995 : 81). D'autre part, la tradition

se présente c o m m e altérité, au sens où chaque tradition

106

Page 104: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

est Autre pour autrui et où il n'est possible pour aucune

tradition d'échapper à cette condition. D e sorte que l'al-

térité transgresse l'autorité qu'instaure le règne de la véri­

té présumée des traditions prises individuellement

(Gadamer, 1976), vers l'autorité plurielle qu'instaure le

règne des vérités présumées des traditions en présence.

L'entre-deux de familiarité et d'étrangeté qui officie dans

la médiation entre le passé et le présent suivant chaque

tradition ne suffit plus pour justifier un philosopher pre­

nant essor non plus en avant ou en référence obligée à une

tradition donnée, mais en l'Entre-Traditions. Advienne

une philosophie concrète en l'Entre-Traditions, elle ne

peut désormais échapper à la no rme de la réciprocité.

Celle-ci récuse toute référence contraignante, sous peine

de disqualification scientifique ou philosophique, à une

culture ou tradition qui détiendrait le monopole de la

science ou de la philosophie ; elle récuse également l'idée

biaisée des traditions indignes d 'un savoir ou/et d'une

sagesse élevés. Elle décrit le fait qu'en l'Entre-Traditions,

l'objet d'une philosophie en élaboration in-forme (donne

forme à) son questionnement prochain, lequel le prend

en charge en retour. Dit autrement : prendre la parole

thématiquement sur un objet, en l'Entre-Traditions et

son règne des vérités présumées, c'est avant tout la lui

donnerpréthématiquement, pour autant que l'objet d'une

philosophie, c o m m e l'objet de toute science humaine,

107

Page 105: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

peut seulement être repensé l'ayant toujours et déjà été

dans un autre horizon épistémologique.

Deux ièmemen t par conséquent, en l'Entre-

Traditions le philosopher pris dans l'articulation en

n œ u d promeut un nouvel horizon philosophique, une

possibilité renouvelée de philosophie. Discours d'aval,

chaque philosophie participant du philosopher africain

en l'occurrence se ressentira forte et fïère des vérités pré­

sumées que lui fournissent les traditions en présence au

m o m e n t de sa configuration, étant à la fois partie inté­

grante et partie prenante dudit philosopher, concourant

à dignité et à droits égaux à leur fécondation mutuelle.

Le chemin qui nous m è n e jusqu'à ce point est, en prop­

re, celui-là m ê m e d'une éthique de la transgression.

Pour une éthique de la transgression

Quelles seraient, à partir de ce qui précède, les gran­

des lignes d'une recherche en alternatives dans l'espèce

philosophique africaine ? C e sont celles qui ramassent

l'explicitation de la situation historique d'un philosopher

africain et l'explicitation de la situation interculturelle du

philosophe africain non pas dans le sens d'une nouvelle

norme contraignante, mais dans la perspective d 'un

impératif renouvelé à la racine du discours philosophique

africain. Cette dernière perspective est proprement

108

Page 106: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

incapable de faire l'économie d u désarmement normatif

préalable vis-à-vis de l'ordre établi de penser, lieu à partir

duquel s'aménagent des propositions d'alternative.

Du désarmement normatif

L'idée du désarmement normatif prend le contre-pied

de deux attitudes extrêmes que sont le monolithisme cul­

turel et le l'apartheid culturel. Le monolithisme culturel

n'est rien d'autre que ceci : « ce que nous entendons

aujourd'hui par "le m o n d e " est fondamentalement le

résultat d'une vision occidentale qui se voudrait univer­

selle » (Panikkar, 1999 : 6). Il s'agit d'une attitude typi­

quement coloniale « qui croit que l'on peut exprimer la

totalité de l'expérience humaine avec les notions d'une

seule culture » (Panikkar, 1998 : 105). Tandis que l'apar­

theid culturel constitue, à l'opposé, l'enfermement dans

sa culture soi-disant pour préserver son identité. Il s'agit

cette fois-ci d'une attitude défensive qui, si légitime soit

sa volonté et son effort de contrer l'agression extérieure,

n'en est pas moins suicidaire, voire tout simplement

impossible sur le plan historique. L'explicitation de la

situation historique d 'un philosopher africain et l'explici­

tation de la situation interculturelle du philosophe afri­

cain en ont traité lorsqu'il a été question de la référence

normative à l'Occident et de l'appel d'une philosophie

qui soit typiquement africaine. Le désarmement normatif

109

Page 107: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

s'annonce dès lors c o m m e une dynamique à la fois cen­

trifuge et centripète : centrifuge par son rejet des attitudes

extrêmes qu'on vient d'évoquer ; centripète par la convo­

cation qu'il leur adresse à m ê m e ce que les traditions qui

les portent offrent d'articulation ambiguë en leur sein et

d'articulation en n œ u d dans leurs rapports les unes avec

les autres. N i plus ni moins, nous s o m m e s en régime de

l'Entre-Traditions et son règne des vérités présumées.

Cela étant, le chemin des alternatives se trouve grand

ouvert. Par le désarmement normatif, la géographie d u

centre et de la marge attrape le tournis, la référence

contraignante à une culture hégémonique également, au

profit de l'exigence, dans l'espèce philosophique africai­

ne, de réhabilitation de la pensée maudite qu'ont long­

temps représenté les cultures traditionnelles aux yeux de

la culture moderne. Face aux siècles de négation et de

chosification, d'assujettissement et d'exploitation, d'alié­

nation et de tâtonnement de l'Afrique, en tenir compte

désormais tient d 'un impératif catégorique en FEntre-

Traditions et son règne des vérités présumées. E n atten­

dant l'exception qui viendrait confirmer la règle,

l'éthique de la transgression est toute dite : catégorique

est en effet son impératif de transgresser l'autorité des

traditions données, de décloisonner les vérités présumées

qu'elles représentent chacune, c'est-à-dire d'en appeler à

l'articulation en n œ u d et à la réciprocité entre l'objet

110

Page 108: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

déjà pensé et le questionnement qui n'est jamais qu'une

nouvelle prétention de penser. N i modèle de philosopher

ni contenu de philosophie concrète, l'impératif catégo­

rique redécouvert à l'horizon paradigmatique et point

d'intersection des traditions n'est pas non plus substitu­

tion d'une culture dominante par une autre. Jaillissant

des rapports asymétriques à plusieurs degrés entre

l'Afrique et l'Occident (voir supra), il ne proclame aucune

éthique formelle et désincarnée. Q u e sa formulation

transige par une esquisse de prospective épistémologique

n'en fait pas non plus un idéal éthique, une éthique uni­

verselle fondée en raison. L'impératif catégorique qui se

dit sous le m o d e d'une éthique de la transgression prend

chair et sang dans la proximité immédiate de la situation

historique d 'un possible philosopher africain et de la

situation interculturelle du philosophe africain. E n u n

m o t , il suit la pente naturelle de la réalité décentrée de la

norme hégémonique occidentale en notre époque de

quête universelle d'alternatives post-modernistes.

Des alternatives

Face à la toute-puissance de l'Occident — ce texte

m ê m e en porte la marque à plus d 'un titre, mais c'est le

paradoxe temporaire de l'intellectuel africain contempo­

rain - la seule idée d'alternatives fait sourire. Pourtant,

jamais elle n'a été aussi pertinente qu'à l'âge de la post-

111

Page 109: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

modernité, de la fin des certitudes érigées en ordre m o n ­

dial de part en part occidental. Les projections modernes

et leur corollaire impérialiste, hégémonique et colonialis­

te sont sérieusement éprouvés par le pluralisme réaffirmé

des cultures et des traditions face à la mondialisation

néo-libérale des marchés, c'est vrai ; mais c o m m e n t pen­

ser la post-modernité autrement qu'à partir de ce qu'offre

d'instruments théoriques et pratiques la modernité ? La

réponse à cette question devient fourvoiement si elle

s'installe dans la logique du détachement. C'est connu,

en effet, la critique n'est jamais tout à fait détachée de ce

qu'elle attaque ; d'autant moins qu 'un système suscepti­

ble de critique n'est jamais rien que mauvais. L'enjeu,

donc, est, au-delà de la distance méthodologique avec la

modernité, celui fondamental du lieu d'où part le dis­

cours, ici l'Entre-Traditions, région théorique et pratique

redécouverte dans l'immédiate proximité du contexte

post-moderniste. Penser en l'Entre-Traditions se peut

valablement en termes d'alternatives. Encore faut-il

d'abord clarifier la notion d'alternative.

Si la recherche en alternatives doit transcender la

situation de fait, la notion m ê m e d'alternative s'élève de

celle-ci19. Je prendrai deux exemples de situations de fait.

Le premier exemple concerne le système de domination

occidental : non seulement est-il en train d'épuiser son

potentiel d'expansion hégémonique dans le phénomène

112

Page 110: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

de la mondialisation, mais c'est surtout le système qui le

fonde, à savoir la rationalité moderne ayant abouti dans

la techno-science et/ou dans la technocratie scientifique

et qui se trouve de plus en plus dans l'incapacité de trans­

cendance. E n effet, « un système rationnel, c o m m e la

technocratie scientifique, peut se corriger de ses défauts,

m ê m e modifier ses méthodes et admettre des réformes,

mais il ne peut éliminer la rationalité sur laquelle il est

fondé. Le système n'ayant aucun point transcendant ne

peut pas accepter une alternative » (Panikkar, 1999 : 31).

Le deuxième exemple concerne les systèmes culturels

africains dominés : acculés au pied du m u r et incapables

de ruser plus longtemps avec la domination ou d'exercer

leur étonnante capacité de latence et de patience, ils sont

condamnés à se réinventer ou à périr ; mais le fait est

qu'il y a réinvention grâce aux ruses de l'imaginaire, non

pas dépérissement dans l'attente surréaliste de la résur­

rection des formes traditionnelles de culture. E n effet,

« quand on a été rejeté, mis au rancart de l'économie

dominante, du marché mondial, lorsqu'on a été licencié

économique des entreprises normales, officielles, qu'on

est deflate ou compressé, lorsqu'on appartient à un pays

19. Contrairement à Panikkar (1999 : 30) qui prétend que « l'al­ternative doit être, au départ, une utopie au sens littéral : elle n'a pas de topos, de place ».

113

Page 111: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

moins avancé qui a fait faillite et qui n'a plus d'existence

statistique (ou si peu. . . ) , on est condamné à vivre autre­

ment, c'est-à-dire hors des normes dominantes »

(Latouche, 1998 : 24) . La notion d'alternative se c o m p ­

rend, par conséquent, c o m m e une production humaine,

en transcendance d'une situation de fait, et c o m m e une

résultante de la dynamique de la nature, dont l ' h o m m e

fait partie. Plutôt qu'une substitution de A par B ou vice

versa, la notion d'alternative est davantage une interpel­

lation de toute centralité dominante en m ê m e temps

qu'une proposition inachevée de recentrement à partir des

remous de la marge.

Ensuite, autant la recherche en alternatives se nourrit

de l'ouverture à l'autre, intrinsèque aux cultures et aux

traditions en présence, autant la notion d'alternative se

nourrit de la différence qui interpelle le soi en avant de

cet autre. O r , l'autre c'est d'abord m o i ; je suis autre pour

autrui c o m m e il est autre pour mo i . Certes chacun se

pense c o m m e soi et non pas c o m m e autre ; mais en

l'Entre Traditions se profile u n espace à la fois plein et

vide où se cherche et se trouve indéfiniment le soi non

seulement dans son ipséité c o m m e soi mais aussi dans

son altérité face à l'autre. Dans le va-et-vient entre soi et

autrui s'instaure ainsi u n rapport à la fois stable et instable,

chacun étant définitif et provisoire c o m m e soi ou c o m m e

autrui, tous étant provisoirement définitifs c'est-à-dire

114

Page 112: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

définitivement provisoires. D e sorte que l'alternative

n'est pensable que dans la familiarité de l'étranger que je

suis pour autrui ou, inversement, dans l'étrangeté du

familier qu'autrui devient pour moi . Le n œ u d , mieux

l'articulation en n œ u d m e semble dire assez correcte­

ment le caractère provisoirement définitif et définitive­

ment provisoire du mo i qui est avant tout autre pour

autrui. Et c'est le lieu d'émergence pressenti des alternatives

philosophiques africaines dans le cas de figure. Plutôt

qu'exclusion de l'autre ou exclusivité du soi, plutôt qu'u­

ne sclérose dans le face-à-face ad vitam aeternam entre le

soi et l'autre, plutôt que l'immobilisme dans le fait de

l'irréductibilité l'un à l'autre des termes en présence, la

notion d'alternative est davantage articulation en n œ u d

du soi et de l'autre, tous deux étant partie intégrante et

partie prenante d'une nouvelle prospective.

E n guise de conclusion : l'étonnement d 'Okolo

E n admettant que les hypothèses ci-dessus avancées

soient plausibles jusqu'à preuve de mieux, quelles sont les

alternatives africaines dans l'espèce philosophique ? —

sera-t-on tenté de m e demander. M a réponse est que la

présente étude se voulait au départ une introduction aux

alternatives en question et qu'en tant que telle, bien des

idées émises n'ont certainement pas reçu le développe­

ment qu'elles méritent. M o n espoir demeure que les

115

Page 113: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

considérations ci-haut tracent une voie pertinente dans

ce que je n'ai eu cesse d'appeler une recherche en alter­

natives. Et j'en viens à m e demander si la pratique phi­

losophique africaine, une partie du moins, ne peut être

valablement rangée parmi les alternatives africaines

recherchées. L'étonnement d'Okolo donne à penser en ce

sens. Faisant allusion aux philosophes occidentaux qui

ont longtemps nourri sa pensée en quête d'une hermé­

neutique philosophique conduisant à une praxis du

développement (Okolo, 1986), l'auteur s'écrie (Okolo,

1993 : 151) : « C e que nous s o m m e s allé chercher chez

ces grands philosophes dans un voyage spirituel poussé

par l'élan m ê m e de notre tradition, nous le retrouvons

aujourd'hui dans les profondeurs du dire traditionnel ».

Quant à la question à l'orée de la présente étude, rela­

tive au philosopher africain aujourd'hui, j'espère avoir

rendu plausible, en m e situant en l'Entre-Traditions et

son règne des vérités présumées, l'invalidité d'une impro­

bable philosophie africaine préexistante qu'il suffirait de

déterrer, voire d'une philosophie typiquement africaine

dont on a pris l'habitude de livrer la substance avant

terme. E n plus, je rejette avec une égale énergie le piège

qui veut que l'Afrique dans son intégralité spatio-tempo­

relle ait un m ê m e et unique philosopher, une manière de

philosophia africana perennis, d'une part, et le piège qui

veut qu'un possible philosopher africain soit saisissable

116

Page 114: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

en bloc, parallèlement, voire préalablement à sa réalisa­

tion historique, d'autre part. M a filière fut, dans les

pages qui précèdent, celle des enjeux du philosopher afri­

cain aujourd'hui, c'est-à-dire à l'époque de la quête uni­

verselle des alternatives à la modernité venue d'Occident.

À côté d'autres possibles, j'ai explicité les enjeux liés à la

situation historique d 'un philosopher africain et les

enjeux liés à la situation interculturelle d u philosophe

africain. Dans tous les cas, l'omniprésence de l'Occident

tutélaire est flagrante. E n termes d'alternatives africaines,

il faut espérer que, quels que soient les emprunts qui se

puissent faire à l'Occident, nul n'est plus soumis à une

référence contraignante à ce m ê m e Occident sous peine

d'invalidité philosophique ou scientifique. D a n s ces

conditions faites de transgression de l'autorité des tradi­

tions en présence, un philosopher alternatif africain est

possible. Pour m a part, mes recherches sur m a tradition

d'origine, la tradition osambala chez les Atétela du

Sankuru au cœur de l'actuelle République Démocratique

du C o n g o , s'efforcent de secouer le joug de toute réfé­

rence contraignante pour simplement dire ou d u moins

tenter de dire, en français et par écrit, ce qu'il m'est per­

mis de connaître de mes ancêtres.

117

Page 115: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

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Page 121: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Présentation des auteurs

Faubert Bolivar (Haïti)

Etudiant chercheur au sein du Département de phi­

losophie de l'Université Paris VIII (Vincennes-Saint-

Denis). Ses domaines de recherche incluent Droits de

l ' h o m m e ; Philosophie politique ; Théorie de l'Etat et du

droit. Il est également connu c o m m e créateur littéraire.

Ramatoulaye Diagne (Sénégal)

Ancienne élève du Lycée Louis-Le-Grand,

Ramatoulaye Diagne est titulaire d'une thèse de

Doctorat (Paris IV Sorbonne) intitulée : « Vérité et c o m ­

munication du vrai. Arnauld entre l'évidence cartésienne

et le formalisme leibnizien ». Ses recherches portent sur

la logique, l'histoire et la philosophie des sciences, et sur

la question de l'universel. Maître de Conférences au

Département de philosophie de l'Université Cheikh

Anta Diop de Dakar, elle enseigne la philosophie

125

Page 122: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

générale, la logique et l'épistémologie. Elle est l'auteur

de « Qu'est-ce que penser ? Introduction à la pensée de

Gottlob Frege. » et d'articles tels que « Leibniz et

l'Etranger». Revue Sénégalaise de Philosophie. N ° 15-16

1992. «Exorciser Babel: de la tour à la pyramide».

Revue SENS, mars 2000 France. « Le statut de la femme

en Islam chez Ameer Ali » Ethiopiques 66-67, 2001.

« L'innocence du devenir : Nietzsche et les modernistes

en Islam» A M O 4 , 2001. « F e m m e et chaos » in Annales

de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, N ° 31.

« Des monades et des clones ». In Le Cahier

Philosophique d'Afrique, Burkina Faso, 2002. « Le m o n o ­

théisme à l'épreuve du panthéisme et de l'émanatisme ».

In Le Cahier Philosophique dAfrique, Burkina Faso,

2003. « Senghor et la pensée de l'universel : l'éclairage

leibnizien. » A M O 2004.

Souleymane Bachir Diagne (Sénégal)

Ses recherches se concentrent sur l'histoire de la

logique et des mathématiques, l'épistémologie, la tradi­

tion de la philosophie dans le m o n d e , la formation de l'i­

dentité et la philosophie africaine. C'est un ancien élève

de la rue d ' U l m , où il a notamment étudié avec Louis

Althusser et Jacques Derrida. Sa thèse, dirigée par Jean

Toussaint Desanti et soutenue à l'Université Paris I,

Sorbonne en 1988, porte sur la logique de l'algèbre de

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Page 123: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Boole. Ses principales publications incluent deux ouvra­

ges sur George Boole : Boole, l'oiseau de nuit en plein jour

(Belin, Paris. 1989.) ainsi qu'une traduction française de

Boole's Laws of thought accompagnée d'une introduction

relative à son travail (Vrin, Paris, 1992). Son plus récent

ouvrage traite du philosophe et poète indien

M u h a m m a d Iqbal : Islam et société ouverte. La fidélité et

le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal

(Maisonneuve et Larose, Paris. 2001). Avant de rejoindre

Northwestern University, Souleymane Bachir Diagne

était le vice-doyen de la Faculté des Lettres ainsi que

professeur au sein du Département de philosophie de

l'Université de Cheikh Anta Diop à Dakar, au Sénégal.

Stéphane Douailler (France)

Professeur de philosophie morale et politique de

l'Université Paris-VIII où il dirige une équipe de recher­

ches sur les logiques contemporaines de la philosophie,

Stéphane Douailler est également coordonnateur d 'un

réseau de chercheurs de l'Agence universitaire de la fran­

cophonie sur L'état de droit saisi par la philosophie.

Concentrant ses recherches sur les formes et frontières de

la politique et du droit, les théories de la démocratie, les

territoires de mélange entre discours savants et ordinai­

res, il a pour domaine de spécialisation les écoles du

m o n d e antique, la philosophie française du X I X e siècle et

127

Page 124: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

la philosophie contemporaine. Il s'occupe de plusieurs

revues et collections, telles que La philosophie en com­

m u n (L'Harmattan, Paris) ou (le) Télémaque (Presses

universitaires de Caen). Il a notamment publié : Le phi­

losophe et le grand nombre (2e édition augmentée,

Horlieu éditions, 2006), Philosophie, France, X I X e siècle

(Le livre de poche, Classiques de la philosophie, 1994),

La philosophie saisie par l'État (éditions Aubier,1988).

L o m o m b a E m o n g o (Canada)

N é à Katako-Kombe, au cœur de l'actuelle

République Démocratique du Congo , l'écrivain

L o m o m b a E m o n g o est membre de la Chaire U N E S C O

d'étude des fondements philosophiques de la justice et

de la société démocratique, basée à l'Université du

Québec à Montréal (Canada). Il est aussi professeur asso­

cié au Département de philosophie de la m ê m e universi­

té où il est également Chargé de cours à la Faculté des

Sciences humaines. Pendant plus de sept ans, il a été

chercheur et animateur culturel à l'Institut Interculturel

de Montréal (Canada) bien connu en Amérique du nord

pour ses recherches et publications sur l'interculturalis-

m e . Il a été boursier de M I S S I O puis du Deutscher

Akademischer Austauschdienst et a préparé sa thèse de

doctorat sur La tradition comme articulation ambiguë à la

128

Page 125: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

Ruprecht Universitát Heidelberg (République fédérale

d'Allemagne.)

Parmi ses publications : La vraie histoire de la princes­

se Osango (Mémoire d'encrier, 2006), un ouvrage en col­

laboration : Le changement en panne au Congo/Zaïre : de

Mobutu à Kabila (Editions les 5 continents, 2001),

L'esclavage moderne. Le droit de lutter (L'Harmattan,

1997), Le devoir de libération. Esclave, libère-toi toi-même

(L'Harmattan, 1977), L'interculturalisme sous le soleil

africain. L'Entre-Traditions comme épreuve du nœud

(Institut Interculturel de Montréal, 1997), Muana-Mayi,

le parisien (Editions les 5 continents, 1998), L'instant

d'un soupir (Présence Africaine, 1989), deux ouvrages

sous sa direction : Une poignée de soleil. Hommage au

cinéma d'animation d'Afrique noire (Studio M a l e m b e

M a a et Ciné-Club de Wissembourg, 2001) et L'État-

Nation en Afrique contemporaine. Facticité et prospective

(Terroirs, 2006), quelques chapitres d'ouvrages dont le

dernier : « Modernité ou tradition ? Le faux dilemme afri­

cain » (In Sosoe, L . , Diversité humaine. Démocratie, mul­

ticulturalisme et ciotyenneté, L'Harmattan & Les Presses

de l'Université, 2002), une dizaine d'articles avec comité

de pairs dont le dernier : « L'éducation en contexte afri­

cain ntu, dans la perspective de la tradition », (In

Lnterculture, 2005), plusieurs rapports de recherche-

action et revue de littérature.

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Page 126: Comment philosopher en Afrique aujourd'hui?; 2006

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Dépôt légal : mars 2006

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