islamologiques43
INSTITUT FRANÇAIS D’ARCHÉOLOGIE ORIENTALE
Annales
AnIsl 43 - 2009
Annales islamologiques 43 – 2009Sommaire
vii abstracts.
Dossier dirigé par
abbès Zouache
La guerre dans le monde arabo-musulman médiéval Perspectives anthropologiques
abbès Zouache 1 Introduction.
1. Définir la guerre. Le soi et l’autre
Emmanuel Fons 31 À propos des Mongols. Une lettre d’Ibn Taymiyya au sultan al-Malik al-Nāṣir Muḥammad b. Qalāwūn.
أمحد ولددايل 74 وجوب القتال عند املفرسين. مسألة النسخ بآية السيف وموقف فخر الدين الرازي منها.
Makram Abbès 87 La guerre chez Ibn Ḫaldūn. Lecture du chapitre 35 du livre iii de la Muqaddima.
2. Mythe, sacré
al-amin Abouseada 107 Supernatural Powers in Christian-Muslim Warfare. Crusades and Beyond.
allen Fromherz 127 Being Like Women to be Better Men. Mythical Origins of the Male Veil.
Annales islamologiques 43 – 2009Sommaire
3. Violences
Yassir Benhima 137 Du tamyīz à l’ i‘tirāf : usages et légitimation du massacre au début de l’époque almohade.
‘Abd al-‘Azīz M. a. Ramadān
155 The Treatment of Arab Prisoners of War in Byzantium, 9th- 10th centuries.
abbès Zouache 195 Têtes en guerre au Proche-Orient mutilations et décapitations, ve-vie/xie-xiie siècle.
4. Techniques, cultures
Benjamin Michaudel 245 La poliorcétique au temps de Saladin. L’exemple de la campagne militaire de 1188 en Syrie côtière.
Valérie Serdon-Provost 273 Pratiques et représentations dans le fait militaire au Moyen Âge. L’exemple de l’archerie en terre d’islam.
David Bramoullé 303 Les populations littorales du Bilād al-Šām fatimide et la guerre, ive/xe-vie/xiie siècle.
varia
Frédéric Lagrange 337 L’ adīb et l’almée. Images de la musicienne professionnelle chez Nagīb Maḥfūẓ et Tawfīq al-Ḥakīm.
مــرڤت عثمـان حسـن 376 طائفة املغاين يف مرص يف العرص اململوكي.
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annales islamologiques 43 − 2009
Frédéric Lagrange
L’ adīb et l’almée
Images de la musicienne professionnelle chez Nagīb Maḥfūẓ et Tawfīq al-Ḥakīm
«À l’ osta Ḥamīda al-Iskandarāniyya, la première personne à m’avoir enseigné le sens du mot “art” »: c’est par cette dédicace placée en exergue de sa nouvelle Al-ʿ awālim, rédigéeàParisen juin1927,que le jeuneTawfīqal-Ḥakīm(1898-1987)marquait
pourlapremièrefoissonintérêtpourlesalmées(ʿ awālim),ceschanteusesprofessionnellesquianimaientencorelesmariagesdanslestoutespremièresdécenniesduxxesiècleetquiavaienttantexcitél’imaginationorientalisteausiècleprécédant1.Lasympathie,voirelafascinationdel’auteurpourcetteprofessionféminineauxfrangesdelarespectabilitéseretrouveencoredanssonpremierroman,ʿAwdat al-rūḥ,publiéen1933maisrédigéàParisencettemêmeannée1927,l’Osṭa2ḤamīdadesanouvellesemuantdansleromanenOsṭaLabībaŠaḫlaʿ 3, personnage fictifaunomdescènepluscomique.C’estenfindanssonautobiographie,publiéeen1964sousle titre Siǧn al-ʿ umr,queTawfīqal-Ḥakīminsistesurlerôledelamusiquearabe,soussesver-sionssavantescommepopulaires,danssaformationartistique;ilconfirmelesliensd’amitiéayantunisafamilleàunealmée,cettefoisnomméeḤamīdaal-ʿAwwāda,quiservitdemodèleaupersonnagecomiqueprésentàlafoisdans Aʿwdat al-rūḥ etdanssanouvellede1927–bien
1. VoirRodinson,«ʿ Ālima».2. Issu du turc usta (expert,adroit),letermeégyptienosṭa désignedansuncorpsdemétierunartisan,unouvrierouunpatronqualifié,forméetexpérimenté(voirM.Hinds,S.Badawi,Dictionary,p.21)etneserencontreemployépourunefemmequedansledomaineduchantetdeladanse(sedistinguantdoncdutitre meʿallema).Ilestencoreemployédanslemilieudesdanseusesprofessionnelles,voirVanNieuwkerk,
‘A Trade Like No Other’,p.50-52.3. Le verbe itšaḫlaʿ signifiesedéhancherdemanièresensuelle,danslecadredeladanseorientale.IlyauraiteuunealméeprenantcommenomdescèneAmīnaŠaḫlaʿ,soudano-égyptienne,décédéeen1924,etcélèbrepoursoninterprétationdeqūlu le-ʿēn eš-šams-e ma teḥmāši àencroireBuṭrus,Al-kitāb,p.93-94,maiscetauteurestsujetàcaution.
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l’adīb et l’almée338
quecetroisièmenomnecorrespondea priori àaucuneartisteréelledesannées1910.Cetintérêtpourlamusiquen’estpasseulementrévélateurdelapersonnalitédel’auteur;c’estaussiuneaubainepour lemusicologueet l’historien,sachantque lessourcesémiquespermettantdeconnaîtrelaréalitédumétierd’almée,leurscoutumesetleurrépertoiresontfortlimitées:lesmusiciennesn’intéressentpaslespremiersmusicologuesarabes.CenesontsansdoutepaslesalméesquiinitièrentNagībMaḥfūẓ,quantàlui,aumonde
del’art:lespraticiensdelamusiquesontplusdesfigurantsquedespersonnagescentrauxdanslagéographiehumainedelaḥāra explorée tout au long de son œuvre 4.Maislesréférencesauchantetàlachansonsont-ellesfortnombreusesdanslesromansdelaphaseréaliste,etpar-ticulièrementlaTrilogie,commedanslesécritsplustardifsoùlaḥāra acquiertunedimensionsymbolique.Lafréquencedesréférencesaurépertoirechantécitadin,soussesdeuxfacessavantesetpopulaires,attirel’attentiondulecteur:travaildedocumentationduromanciersurunepériodequ’ilétaittropjeunepourconnaîtreintimement,ousouvenirsd’adolescencecultivés?InterrogéparletraducteurfrançaisdelaTrilogie surlesréférencesmusicalesdutexte,Maḥfūẓavoue:«Jen’aipaspurépondreàtoutessesquestions,parcequ’ilyabeaucoupdechansonsdontjemesouvenaisetquej’aicitéesdansleroman,sansenconnaîtreprécisémentl’origine.C’estsansdoutequej’aiétéfortementinfluencéparl’époqueoùjefréquentaislesmusic-halls[masāriḥ]deRōḍal-Faragavecmonpère,dansmonenfance 5. » Cetattachementàintroduiredestitresoudespassagesdechansonsdanssonœuvres’ex-
pliqueaisément:lechantsesitueàuncroisementdethématiquesquiconcernentaupremierchefunedesfonctionsquesedonnelafictionromanesqueenÉgypte:l’enregistrementdeseffetsdutempsetdel’histoiresurunpeuplequiseregardeperpétuellementdansunmiroirensedemandantqui ilest, larévélationdesdessousde lasociété,d’ununderworld que lelectorat effendi estsupposéignorer,et,paradoxalement,lepartagederéférencescommunesquicréentunsentimentdeconnivenceentreauteuret lecteurdansunefiction largementconsacréeàdéfinirlanatureduliensocial.Lachansonestelleaussi,àundegrémodeste,undīwān al-Miṣriyyīn,«dépôtdeleursavoir,réservedeleursusages,matièredeleurhistoire6 ». Dansunelargemesure,lamusique,lesartsdelavoixsontpratiquesidentitairesdanscettenation;lesquestionsliéesàlaplacedelafemmedanslasociété,àsavisibilité,saliberté,sondroitauplaisir,à l’expression,etautravailviennentrencontrercesproblématiquesdans lapersonnedelamusicienne,deladanseuse,maisaussidel’entraîneuseetprostituée.Enoutre,laquestiondecequ’onécouteetdecequ’onaimeenmusiqueesttoutaussidéterminanteque
4. VoirLagrange,«Ǧuġrāfyā».5. Al-Naqqāš,Naǧīb Maḥfūẓ,p.339.ContrairementàcequelaissepenserMaḥfūẓdanscettepage,PhilippeVigreuxn’ajamaisfaitparaîtredelivrenid’articlesurlesréférencesmusicaleschezMaḥfūẓ,quandbienmêmeilenauraiteuleprojet.DenombreusessallesdespectaclessesituaientaubordduNildanslequartierdeRōḍal-Farag,dontlemythiquecasinoAlf Layla,dirigéparSettTawḥīda,quiaccueillaittouteslesgloiresfémininesdelachansonlégère,commeNaʿīmaal-Miṣriyya.6. NousreprenonslàlestermesmêmesdeSuyūṭīdanssaglosedelacélèbreformuleal-šiʿr dīwān al-ʿArab dansal-MuzhirI,p.273.Surlafonctionassuméeparlachansond’expression,demiroiroudemoteurdesinterrogationsde la sociétédans lesannées 1910-1930,voirLagrange,Musiciens et poètes,«UneÉgyptelibertine?»,«Women».
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lespositionnementspolitiquesetreligieuxdanslesgrandesoppositionsdialectiquesaṣāla/ḥadāṯa, qadīm/ǧadīd et aṣīl/daḫīl queMaḥfūẓmetenscèneàtraverssespersonnages,fiction-nalisantsousformedeconversationdecaféoudesalondesdébatsdesociété7 : le dialogue opposant dans Ḫan al-Ḫalīlī lepathétiqueAḥmadʿĀkif,àtraverslepointdevueduquellanarrationestconduite,etsonéternelopposantmodernisteAḥmadRāšidestédifiant:lepremierécouteencoreen1943lesdisquesdeMunīra[al-Mahdiyya],ʿAbdal-Ḥayy[Ḥilmī],[Yūsuf]al-Manyalāwīet lechantdes«qiyān » (comprendre«almées»),estimantqu’UmmKulṯūmetʿAbdal-Wahhābsont«admirablesquandcequ’ilsinterprètentestinspirédupatrimoineancienetinsignifiantsendehorsdecela 8 »,tandisquelesecondavouesondésintérêtpourlamusiqueengénéral,maissonappréciation,néanmoins,durépertoireclassiqueocciden-tal.Lerefusd’unepossibleconciliationentredifférentsgoûtsmusicauxexpliquesurleplanidéologique l’impossibleconstitutionduchantsavantduxixesiècleenrépertoireclassiqueetsarelégationdansledomainedel’ancien.UndialoguepresquesemblableseretrouvedansBidāya wa-nihāya entreleprétentieuxetnavrantchanteur/souteneurʿAlīṢabrīetlemauvaisgarçonḤasan9,ladéfensedurépertoireanciendesadwār 10 confinantauridicule,puisqu’elleestassuréeparunimposteurquinesaitmêmepasdiscernerlesmodes,etunvoyouquiforcelepublicd’unenoceàl’écoutertorturerlesgrandespiècesdurépertoire11.Cesontcependantlesalméesqui,dufaitdeleurrôleéminentdanslaTrilogie, sont les
musicienneslesplusprécisémentobservées/décritesparMaḥfūẓ,etluidonnentl’occasiondeconstruiresondécorparbiaisdecitationsdechantsetparolesreprésentatifsd’uneépoque.Maisdansquellemesuresapeintureest-ellecrédible?Qu’étaientlesalméesautournantduxxesiècle?Étaient-ellesleshéritièresdesgrandescantatricesduxixesiècle,tellesleslégendairesSakneh(Sākina)ouAlmaẓqueleskhédivesmêmesaimaiententendre,etquiseproduisaientmodestementdissimuléesdesregardsmasculinsparunrideau,ouétaient-ellesdesfemmesentretenuesrecevantleursamantsdansunepénicheappontéeàImbāba,àlarecherched’unimpossiblemaripour lessortirde leurtristecondition,commeonse les imagineàpartirdespersonnagesdeZubayda,Galīla(quifinirapatronnedebordel12)etZannūbadansQaṣr al-Šawq ?Quelsrapports lesmusiciennesprofessionnellesseproduisantdans l’espaceprivé
7. Cettecontroverseestl’objetmêmedel’opusculepolémiquedeMansī,Al-Mūsīqā.8. Maḥfūẓ,Ḫan al-Ḫalīlī,p.143.9. Maḥfūẓ,Bidāya wa-nihāya,p.40-41.10. Le dōr (pl.adwār)estunchantendialecterelevé,évoquantgénéralementlemald’aimer,destructurebinaire:uneexpositionduthème(maḏhab) sur troisouquatrephrasesmélodiquesexplorant lemodeprincipaletunmodeconnexe,interprétéparlechanteursolisteetlesinstrumentistes/choristes(maḏhabgiyya),puisledōr proprementdit,quidéveloppelesélémentsmélodiquesexposés,etlaisseauchanteurdesplagesd’improvisationornementaleoucompositoire,seulouenresponsorial(hank)aveclesinstrumentistes/choristes.Lamiseaupointetlaperfectiondecemodèleestl’œuvredel’écoleduchantsavanturbainégyptiendanslasecondemoitiéduxixesiècle,jusqu’auxannées1930oùcerépertoiresefigeenpatrimoinefermé.Ilcompteenviron300-400pièces.11. Ḥasancontraint lepublicàécouter lesdeuxdōr-s«qadd-e mā aḥebbak zaʿlān mennak » et « bustān gamālak », deuxcompositionsdeMuḥammadʿUṯmān(1855-1900).12. Maḥfūẓ,al-Sukkariyya,p.109-114,visitedeKamālchezGalīla.
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entretenaient-ellesavec leschanteusesexerçantdevantunpublicpayantdans lessallesdespectacleduCaireauxlendemainsdelaGrandeGuerre,oucellesenregistréesparl’industriedudisque,quiconduitlatransformationdel’alméeenrespectablemuṭriba ? Laségrégationgenréequicaractériselasociétéégyptienneauxixesièclefutprofondément
modifiéeautournantduxxesiècle,souslapressiond’unenouvelleidéologiedelamixité.Laplacedesfemmesdanslamusiqueenfutnaturellementbouleversée:silesgrandescantatricessont rares au xixesiècleetlamusiquesavanteessentiellementuneaffaired’hommes,lesannées1930montrentunescènemusicaledominée,aucontraire,pardesartistesfémininespuissantes,respectées,voireadulées.Quesepasse-t-ildoncenunecinquantained’années?Lestémoignageslittérairesfournissentuncontrepointbienvenuauxsourcesécrites,ico-
nographiquesousonorespermettantdecerner lerôledesmusiciennesdans lesmusiquescitadinesdel’Égypteaudébutduxxesiècle.Carlediscoursdesintellectuelsréformistesn’estguèrefavorableauxmusiciennes:àl’exceptiondequelqueschanteusesderenomquiinter-prètentlesœuvressavantesusuellementréservéesauxhommes,leurrépertoirealterneleplussouventchantsdemariagestraditionnels,qudūd syriens(beaucoupd’entreellessontd’originelevantineouseformentpartiellementàBeyrouth,AlepetDamas),etsouventdestextesunpeulestesquelesbonnesâmess’émeuventdevoirchanterdevantlesfillesdelabonnesociété.LereceveurdespostesetsociologueMuḥammadʿUmars’indigneainsien190213 :
«Actuellement,lechantestcheznousuneinsulteàl’honneur,uneatteinteaucourageetàlavirilité.Immoral,ilhabituel’âmeàl’indolenceetàlapassivité,enplusd’inciterauvice,àlaboisson,àlacompagniedesfemmes,ettoutcequel’ontrouvedansleschansonsactuelles.Cequivautpourleshommesvautautantpourlesfemmes:leurchansonslorsdesmariagesnepeuventmêmeêtrecitées,tantellesrévèlentleuréloignementdetoutemesure,leurindignitéjusqu’àl’obscénité.ÔArabes,disons-lebienclairement,leschansonsdesBarbarinsvalentmieuxquelesnôtres[…]Voiciunexempledecequel’onchantedanslesfêtes14 :qamarayaqamarayaqammūra/yamḥannidēlel-ʿ aṣfūraenkont-eḫāyefmen’ommi/’ommiʿalayyasatūrawenkont-eḫāyefmen’abūya/’abūyaʿaddal-Manṣūrawenkont-eḫāyefmenoḫti/oḫtiʿayqawe-mašhūrawenkont-eḫāyefmengōzi/gōzibyākoldaṭūrawenkont-etāyehʿanbetna/betnaqoddāmodaḥdūra
Beau comme la lune, petite lune, toi qui teins au henné la queue des oiseauxSi tu as peur de ma mère… ma mère sait garder mes secretsSi tu as peur de mon père… mon père est parti à MansûraSi tu as peur de ma sœur… ma sœur est une coquette célèbre
13. ʿUmar,Ḥāḍir al-Miṣriyyīn,p.197-198.14. Dans les translittérationsde textesdialectaux, les règlesduvocalismepropreauparlercairotesontobservées:pasdevoyellelongueenfinale,uneseulelongueparmot,Vcc>vcc.
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Si tu as peur de mon mari… mon mari mange de la daṭūra 15
Si tu ne sais plus ou j’habite… il y a un fossé devant chez moi. »
Cen’estguère,nonplus,vers lesécritsde lamusicologiearabenaissanteautournantdusiècleque l’onpeutsetourner,cettedernièresedésintéressantpresquetotalementdesvoixféminines.PourKāmilal-Ḫulaʿ ī:«Laplupartdeschanteuses(muġanniyāt)célèbresenÉgyptedenosjours,onlavoit,fortlaide,neconnaîssentrien[ġayr āʿlimāt,jeudemotsansdoutevolontaire]desbasesdecetart,etleurseuleexcuseencedésastre,quenesauraitniertouthommederaisondotéd’unpeudeclairvoyance,estquecesontdesfemmes.»Unequin-zained’annéesplustard,lefondateurdelapremièrerevuemusicale,IskandarŠalfūn,tenaitundiscourssemblablesurleschansonslégèresdetypeṭaqṭūqa 16 dans son Rapport sur l’état du chant en Égypte 17.Quantàla«presseartistique»,quiconsacresescolonnesauxrivalitésentregrandeschanteusesdanslesannées20,ellen’existaitpasavant-guerre.Lapremièresourced’informationsurlesmusiciennesdansl’Égypteauxixesiècleetau
débutduxxe est constituée par les récits de voyage des visiteurs européens. Or, ce sont des témoignagesàmanieravecprécaution.Sicertainssontgénéralementfiables(Villoteau,Lane,leshistoriens),d’autresrecherchentjusqu’en1900lesfrissonsdeFlaubertetdeMaximeduCamp,desdécenniesauparavant,ressassantletoposdela«dansedel’abeille»etautresfan-tasmesdeharemquileurinterdisaientleplussouventl’accèsauxconcertsdeschanteuseslesplusrenommées.Defaçongénérale,sil’alméesusciteencorelacuriositéauxixesiècle,c’estau xxesièclenaissantunsujetdépassé,etlesvoyageursn’ontplusrienàapportersurcettequestiontroparpentée.Ilexisted’autressourcesrenseignantsurl’artdesmusiciennesetdeschanteuses:l’iconogra-
phie;certainesphotographiesreprésentantdes«caféschantants»cairotesautournantdusiècle,etmettantenscènedesmusiciennessemblantappartenirauxcatégorieslespluspopulaires;enfin,lesnombreuxdisques78toursenregistrésentre1903etlafinde«l’èredesalmées»,aucoursdel’Entre-deux-guerres.Quandbienmêmelaproportiondeschanteusesdanslesdis-quesgravésavantlaPremièreGuerremondialeestinfinimentinférieureàcelledesvocalistesmasculins,cessupportsfournissentdesinformationssurlerépertoirefémininpermettantdenuancerlediscoursdesvoyageurs,etd’observerlapénétrationdeleurrépertoireparlechantsavantenpleineefflorescence.Cesontcependantdesindicationscontradictoires:silaplupartdesartistesenregistrentdeschantsdutypeṭaqṭūqa,certainesinterprètentlerépertoiresavantdes adwār de«l’écolekhédiviale»,composésparʿAbduhal-Ḥāmūlī,MuḥammadʿUṯmān,DawūdḤusnīetautresmusiciensreprésentatifsd’unarturbainetélitiste.Ainsi,onretrouve
15. Plantedelafamilledessolanacées,auxpropriétéspsychotropesethallucinatoiresconnues.16. Laṭaqṭūqa estunchantendialecte,comportantunrefrainetunnombreillimitédestrophes,comportantuneoudeuxphrasesmélodiques.C’estavant-guerreunchantdefemmes,associéauxmariages.Avecl’industriedudisqueetàpartirdesannées1920,ceformatsestandardisera(avec4ou5strophes),s’enrichiraetsecomplexifierasurleplanmélodique,etseraadoptéparleshommes.Ilestàl’originedelachansonuġniya moderne.17. Šalfūn,Taqrīr.
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danslescataloguesdesmaisonsdedisquesquelquesalméesn’enregistrantquedesadwār de l’écolekhédiviale,commeNaffūsaal-Bimbāšiyya(la colonelle),Fāṭimaal-Baqqāla(l’épicière),etsurtoutlesdeuxgrandesartistesBambaal-ʿAwwāda(la luthiste)etAsmāal-Kumsāriyya(la contrôleuse).Al-Kumsāriyyaporteuncurieuxnom,arabisationdel’italiencommissario et quidésigneleconducteuroulecontrôleurdanslesbusetlestramways.LeslignesdetramwaySuarèsétaientencoursd’installationautournantdusiècle,maisonnevoitguèrepourquoicetteartisteallas’emparerdecetitre,sinonqu’ilestpossiblequelescompagniesprivéesaientemployédesjoliesjeunesfillespourassurercettefonction,afind’attirerlesclients18.InterprèteprolifiquedesdisquesOdéon,sesversionsdesgrandespiècessontindiscutablementduni-veaud’unSayyidal-Ṣaftī,sansatteindrelessommetsdesgrandsmaîtrestelsManyalāwīouḤilmīdanslaprécisiondesmélismesetl’inventivitémélodique.Notonstoutefoisqued’autresélémentsconstitutifsdelawaṣla,leconcertdemusiquesavante,enregistrésparleshommesnelesontpasparlesfemmes:ainsilemawwāl 19, le muwaššaḥ 20, et la qaṣīda 21, sous ses deux formesmesurées(ʿ alā l-waḥda)oulibre(mursala).Cen’estqu’après-guerrequ’ontrouveradesenregistrementsdecegenredechantspardesvoixféminines.D’autrepart,letyped’accom-pagnementinstrumentaldonttémoignentcesdisquesnecorrespondpasauxdescriptionsdesvoyageurs,certesantérieuresàl’arrivéedu78toursenOrient:c’estuntaḫt 22 masculinquiaccompagneunesolistedanstouteslesgravures,quelerépertoiresoitsavantouléger.Ainsi,l’alméeBahiyyaal-Maḥallāwiyyasaluerituellementsonqānūngī Tawfīqd’un«allāh allāh ya Sī Tawfīq »endébutdefacedetoutessesgravuresOdéon(vers1908)23. Onn’entendgénéralementpasdevoix fémininessecondant lasoliste, laparticipation
desalméesd’unetroupeselimitantàquelquesinterjectionsourires,maisdesvoixmascu-linesfontofficedechoristes,cequiestmanifestementendécalageavecl’usagesocialmaiscompatibleavecleconcertensalle–latransformationdel’alméeenpropriétairedesalle,seproduisantdevantunpublicmasculinoumixte,seraunphénomènemajeuraprès-guerre.Iln’existeàmaconnaissancequ’unseulexempledechorus«mixte»avecunealternancepré-arrangéedes interventions fémininesetmasculines,dans lasectionenresponsoriald’unepiècesavantehautementvirtuose,chantéeparAsmāal-Kumsāriyya24, une innovation dont onnepeutsavoirsiellenaîtdanslessallesdespectaclesousielledécouledirectementdu
18. C’estdumoinslesujetdufilmdeḤasanal-ṢayfīAl-kumsāriyyāt al-fātināt (lesséduisantescontrôleuses),avecIsmāʿīlYāsīnetNajāḥSallām,1957,dontonpeutimaginerqu’ils’inspired’uneanecdotevéridique,sansassurancecependantconcernantsonhistoricité.19. Improvisationmélodique,généralementascendante -descendante, surunpoèmedialectalde5ou7vers.20. Poèmeendialecterelevéouenarabelittéral,surmélodiefixéeetcyclerythmiquecontraignant.21. Poèmeenarabelittéral,mélodieimprovisée,semi-improviséeoufixée(aprèslaPremièreGuerremondiale),surlecyclewaḥda ousanscyclerythmique.22. Ensembled’instrumentistes(cithare-qānūn,luth-ʿūd,flûte-nāy,violon-kamān,tambourinsurcadre-riqq, etdanslesorchestresfémininstambourinvase-darabukka ou ṭabla,cymbalettes-ṣāgāt).23. ÉcouterparexempleḪallīk ʿala ʿōmī,Odéon45017.24. Asmāal-Kumsāriyya,El-kamāl fel-melāḥ ṣodaf,Odéon45198(4faces),s.d.(vers1908?),surla4eface,hank (responsorial)surlesparolesʿala kēd el-ʿida,avecuneclairedistributionenvoixfémininesetmasculines.
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support78tours,maisquientoutétatdecausenesemblepasrefléterunepratiquelorsdescirconstancesclassiquesdereprésentationdesalmées,invitéeslorsdesfêtesfamiliales.L’industriedudisquenaissantedonnaunstatutparticulieràdesosṭa,des«chefsdetaḫt »
conduisantunetroupe,maislesgroupesd’alméeseux-mêmesneserontpasenregistrés,etlefonc-tionnementdeleurmusiquen’estdoncpasconservé,sinonparlesenregistrementsduCongrèsduCairede1932,quinereprésententquelacatégorielapluspopulaireparmileschanteusesféminines,laseuleàsedésignerencoredutermed’alméedanslesannéestrentealorsquelesautresinterprètesfémininesseparaientdésormaisdunomdemuġanniya, muṭriba ousimplementartiste.Lareconstructionbiographiqued’itinérairespersonnels,commel’enquêtemenéepar la
chercheuseHebaFaridsursonarrièregrand-mèrelachanteuseNaʿ īmaal-Miṣriyya(1894-1976)25, est une voie encore peu explorée 26quiaideàmieuxcernerlesoriginessocialesdesalmées,leurformationprofessionnelle(et,partant,leséchangesmusicauxentreÉgypteetSyrieaudébutdu xxesiècle),ainsiquelamétamorphoseprogressivedel’alméeenchanteuse,parlebiaisdurépertoire,durapportàlascèneetàl’industriedudisque:Naʿ īmaal-Miṣriyyaestl’undesmultiplesmodèlesàpartirdesquelsMaḥfūẓaconstruitsespersonnagesd’almées,etl’unedesreprésentanteslesplusillustresdelachansonpolissonneévoquantalcool,plaisirsetoublidesconvenances 27,maisonladécouvrefilled’uncommerçantaiséd’originemarocaine,mariéeàquinzeans,mèreàseize,divorcéel’annéesuivante,obligéedesubveniràsesbesoins,forméeaumétierdechanteuseàAlepentre1911et1914,commençantunecarrièred’alméepuisdevenantreinedessallesdespectacleetdu78toursdanslesannées1920,vivantavecsasœur,safilleetsanièceàŠubrā,alorsquartierbourgeois,etn’abandonnantsaprofessionquelorsquesoncinquièmemariluiimposeunevierecluseetrespectable,détruisantphotographies,disquesetdocumentscompromettantsd’unpasséqu’onveutdésormaistaire:laréalitépetite-bourgeoisedelavraieviedecette(untemps)célèbrealmée/chanteuserapprochefinalementbienplusNaʿ īmaal-MiṣriyyadesfillesduSayyidAḥmadʿAbdal-Gawwādquedesentraîneusesqu’ilfréquente.Letémoignagedelalittératurepermetdenuanceroud’approfondirlesconclusionsétablies
àpartirdesdiversessourcesdisponibles.Maislaméfiance,onlevoit,s’impose:lareprésenta-tionquesefontlesÉgyptienscontemporainsdesalméesd’antanestsansdouteplusnourrieparlafictionlittéraireetaudiovisuellequepardestémoignagesetsouvenirsréels.Lamé-moirecollectiveaiciétémodeléepardesreprésentationsstandardisées,crééesparl’industriecinématographique(lasériedes«filmsd’almées»deḤasanal-Imāmdanslesannées1960et1970particulièrement28).LaTrilogie deNagībMaḥfūẓa,elleaussi,puissammentcontribué
25. VoirAzimi,«ALifeReconstructed»,etlesitehttp://naima-project.org.26. Le Munīra al-Mahdiyya deRatībaal-Ḥifnīestmalheureusementunesimplecompilationdelieuxcommunssurlechantfémininauxixesiècleetaudébutduxxesiècle,etn’offrequasimentpasd’informationsneuvessurla«sultane»desannées1920,sansparlerdeperspectivesociologique.27. ParticulièrementsonsuccèsTaʿāla ya šāṭer nerūḥ el-qanāṭer,Viensmongrandqu’onailles’enpayerunetrancheauxbarrages(Yūnusal-Qāḍī,ZakariyyāAḥmad,Polyphon44076/77,vers1927),voirLagrange,«UneÉgyptelibertine?».28. Šafīqa al-Qibṭiyya,1963;Bayn al-qaṣrayn,1964;Qaṣr al-šawq,1967;Ḫalli bālak min Zūzū,1972;Bamba Kaššar,1974;Badīʿa Maṣābnī,1975.Sulṭānat al-ṭarab,1979.
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àmodeleruneimagedel’alméequin’étaitsansdoutepastoutàfaitpréciseauparavant.Or,Maḥfūẓétantnéen1911,ilnerestaitplusquedestracesdecetteprofessionlorsdesesvingtans,etilestvraisemblablequelesalméesdemeurantrueMuḥammadʿAlīen1930nerepré-sentaientpasl’intégralitéduspectremusicaletsocialcouvertparcetteprofessionquelquesdécenniesauparavant.Lesrapportsentrelittératureetréférentielréelsesituentdoncsurtroisplans,qu’ilestdifficilededémêler:lafictionmoderneestrefletdepratiquesréelles;elleestrefletdereprésentationsconcernantcespratiques;elle induitdenouvellesreprésentationsconcernantcespratiques,dufaitdesadiffusion.
Un topos maḥfūẓien : la débauchée piètre musicienne
Lareprésentationdominantedansl’imaginaireégyptienassocieplaisir,dissimulation,alcool,chantetmœurs légères,quandilnes’agitpasderelentsdeprostitution,àcetteprofession.C’estassurémentl’imagequelesprofessionnellesdelamusiquecontribuentàdonnerd’elles-mêmesdanslesannées20,alorsquetriomphelachansonlégère29.Leparfumdedésiretdedébauchequiémanedecetteprofessionetdecesfemmesamenéesàsedéplacer,àconnaîtrel’intérieurdesmaisonsrespectables,estévidentdanslesdeuxséquenceslesplusimportantesde la Trilogie mettantenscènedesalmées30.AinsilapremièreapparitiondeZubayda31 dans Bayn al-qaṣrayn,situéeparlerécitvers1918:quandlepatriarcheAḥmadʿAbdal-Gawwād32 se rendchezla«Sultane»,prétextantvouloirlouersesservicespourunefête33,ilattendquelaruellesoitobscurepourentrerchezelle,commes’ilserendaitdansunemaisondemauvaiseréputation 34,etlaconversationprendimmédiatementuntourgrivois.Commedansl’imagetopiquede laqayna enlittératuremédiévale,prostitution,chantfémininetconsommationd’alcoolsontclairementassociés–lacocaïneestleseulélémentmoderne…LapatientereconstructionparMaḥfūẓdesondécor1918sebasesurdesindicesderéa-
lisme,dontl’authenticitésupposéeestnécessairepourassurerlalégitimitédel’auteurfaceàunlectoratayant,pourpartie,connulaPremièreGuerremondiale.Onenretirelesélémentssuivants:l’alméeestusuellementinvitéepouranimerdesfêtes,maispossèdedanssademeureunsalondemusiquedestinéàrecevoirsesamis,ouanimerdescérémoniesd’apaisementdesesprits(zār)35. Le taḫt deZubayda(dénomméǧawqa parlenarrateur)comporteunhomme,maisceqānūnǧī estaveugle(ledétailsemblevraisemblableetexpliquelatolérancepoursa
29. VoirLagrange,«UneÉgyptelibertine?».30. Maḥfūẓ,Bayn al-qaṣrayn,p. 85-99;Qaṣr al-šawq,p. 79-94.31. Zubaydaestclairementidentifiéeparletextecommeʿalma,voirMaḥfūẓ,Bayn al-qaṣrayn, p.92.32. Enarabeclassiqueǧawād,danslapratiqueégyptiennetoujoursréaliséeǧ/gawwād,avecgémination.33. Maḥfūẓ,Bayn al-qaṣrayn,p.85-91.34. Comparerinfra aveclavisiterendueenfantparTawfīqal-Ḥakīmchezuncourtierafindelouerlesservicesd’unealmée:c’estauprèsdesonagentetnondel’artisteelle-mêmequ’onétaitdonccensépasser.35. Il existedes allusions auzār dans lesparolesdes chansons légèresdes années 1920,mais aucunenregistrementcommercialdeschantsdecescérémonies.L’hypothèseselonlaquellelesalmées/chanteusespouvaientégalementseproduirecommekūdya (exorciste)esttrèsvraisemblable:Naʿīmaal-Miṣriyyaétaituneofficiantereconnueencedomaine(communicationpersonnelledeH.Farīd).
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présenceparmilesfemmes;deplus,cetinstrumentdemusiquesavantenesemblepasavoirjamaisétépratiquéparlesmusiciennesàcetteépoque).Àpartleʿ ūd jouéparlajeuneZannūba,lesautresinstrumentistesdel’ensemblemenéesparZubaydasonttoutesdespercussionnis-tes : l’une joue de la darabukka,l’autredulargetambourinsurcadreduff etunetroisièmeestdésignée de āʿbiṯā bi-l-ṣanaǧ (cymbalettes,endialecteṣagāt),laracineverbaleemployéeparlenarrateurimpliquantqu’ils’agitplusd’unspectacledestinéàagacerlessensetaccompagnerladansequ’uneperformancemusicale–onn’entenddurestejamaiscescymbalettesdanslesenregistrementsdechantsur78tours.Lorsdecepremierconcertduroman,l’ensemblejoueenpréludeunepiècedurépertoireinstrumentalottoman,courammentinterprétéeenÉgypteaudébutduxxesiècle,lebašraf ʿUṯmān bey 36,suivid’uneinterprétationchoraleouresponso-riale du muwaššaḥ « bi-l-laḏī askara ».Lerirevulgairedel’alméeàlaconclusiondecettepièceexaspèreAḥmadʿAbdal-Gawwādquiyvoituneinconvenancedansceregistresavant:
«Ellecontinuaàféliciterlesmembresdel’ensemble,quiredoublaientdeplaisanterie,leurde-mandantqueldōr ilssouhaitaiententendre.L’hommeenconçutunecertainegêne,etsonhumeurs’assombritunmomentàl’idéedelarudeépreuvequ’allaitsubirsonamourduchantclassique.Peus’enaperçurent,dureste.IlsaisitqueZubaydan’étaitpascapabled’improviserdeslayālī,commetouteslesalmées,ycomprisBambaKaššar37elle-même.Ilsouhaitaitensonforintérieurqu’ellechoisisseunedecesrengaineslégères[ṭaqṭūqa]qu’onchantepourlesfemmeslorsdesmariages,plutôtquedeselancerdansl’aventureconsistantàinterpréterundōr desgrands-maîtres[ fuḥūl], qu’elleéchoueraitsansaucundouteàreproduiredemanièresatisfaisante.Craignantpoursonouïedélicate, il luisuggéraalorsunechansonlégèrequiconvenaitmieuxauxcapacitésvocalesdelachanteuse:–Quediriez-vousde«Monpetitoiseau,maman38 » 39 ? Maislas!pousséeparsonpublic,l’alméechoisitd’interpréterledōr “ʿala rūḥi ana l-gāni” 40 :
36. Ils’agitducompositeurstamboulioteTanburiBüyükOsmanBey(1816-1885),compositeurd’unevingtained’ouverturesdeformepeşrev (enarabebašraf).Cetteappellationestinsuffisanteenelle-même,sanslamentiondumode(maqām).Lebašraf ʿ Uṯmān bey lepluscourammentenregistréenÉgypteaudébutduxxesiècleestlebašraf en maqām ʿuššāq (Baidaphon12516/17;Odéon31009,etc.),quiesta priori peucompatibleentantqu’ouvertureaveclemuwaššāḥ en maqām bayyātī auquelilestfaitallusionparlasuite.37. BambaKaššarserait,selonBuṭrus,Al-Kitāb,p.92-93,lafilleducheikhMuḥammadKaššar,auraitépousélechanteurMuḥammadal-Ṣaftī(fautedefrappepourSayyidal-Ṣaftī?),etseraitdécédéeen1917.Lestroistitrescitésparmisessuccèssupposésappartiennentaurépertoireléger.L’ouvragedeBuṭrusestcependantunesourceextrêmementsuspecte.IlestfortprobablequeBambaKaššarsoitcettemêmechanteuseidentifiéecommeBamba[Fahīm]al-ʿAwwādasurdisquesZonophoneetOdéon,etdontlerépertoireestintégralementsavant,composéd’adwār.UneBamba(prénomactuellementinusitémaiscourantaudébutduxxesiècle),sansdouteencorelamême,estégalementsignaléecommeétantlacinquièmevoixlapluscélèbreenÉgyptedansuncourrierintérieurdelacompagnieGramophoneen1907,fac-similéchezLagrange,1994.38. Ils’agitdelaṭaqṭūqa « ʿ aṣfūri yamma ʿaṣfūri»,enmaqām bayyāti ṭāhir,composéeparDawūdḤusnī(1871-1939),enregistréeparZakīMurādsurdisqueGramophone14-12346/47,enregistréen1912,distribuéen1914.39. Maḥfūẓ,Bayn al-qaṣrayn,p.96.40. «Jesuisresponsabledemapropreinfortune», dōr enmodeǧahārkāh,composéparMuḥammadʿ Uṯmān,enregistrésursupport78toursavantlaGrandeGuerreparʿ Abdal-ḤayyḤilmī(ZonophoneZ102034/35/36)
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«L’hommen’eutd’autrechoixquedeseprépareràcherchersonplaisirdansl’alcooletenrêvantàlaperspectiveprometteused’unenuitencompagniedel’almée.Unsourirelumineuxsedessinasurses lèvreset ilrejoignitalors lesautresconvivesdans leurhumeurfestivequerienn’auraitputroubler,éprouvantmêmeunpeudecompassionenverscettefemmesidésireused’imiterlesgrands-maîtrespoursatisfaireunauditoiremélomane,quandbienmêmeunetelledémarcheseraitmêléedecetteprétentionpropreauxjoliesfemmes41 , 42. »Laquestiondurapportentregenre(ausensdegender)etrépertoiresestévidemment
centraledanscepassage: lechantégyptienestauxixesièclehomo-socialementstructuré,danssaproduction,danssaconsommation,danssesrépertoires,danssonaccompagnementinstrumental,etc.Les«transgressions»decettedistributiongenréesonttacites:l’organisationdesmusiciennesenguildes,letitred’usṭa queportentlestêtesdetroupesontusuellementdesprivilègesmasculins;lesfemmesduḥaramlik àl’étageécoutentleschanteursseproduisantdans le salāmlik durez-de-chausséeenregardantdepuis les fenêtresouvragées;certainesartistesexceptionnelless’emparentdurépertoiremasculin,maissanspourautantyacquérirunegrande légitimité.Maḥfūẓenregistre ici ladoxa masculinedominantavant-guerre,etquivaprofondémentsemodifierenquelquesdécennies(ladomination impérialed’UmmKulṯūmsurlechantégyptienàpartirdesannéestrentejusqu’àsamorten1975enétantlameilleureillustration).LesalméesfréquentéesparleSayyiddonnenttypiquementunconcertdemusiquesavante,unewaṣla,bienqueletermenefigurepasdansletexteduroman:pièceinstrumentaledurépertoireégypto-ottoman,muwaššaḥ interprétéparlasolisteaccompagnéed’unchœur,maispremièreanicroche:aulieudechoisirelle-mêmeledōr,piècederésistancedelasoirée,etdepréparerlepublicàl’apprécierpardesimprovisationsnonmesuréessurlesmotsyā lēl ya ēʿn (layālī),l’alméeinterrogesonauditoireetsedérobeàl’improvisation.Defait,aucunedesartistesfémininesayantenregistréavant-guerredesadwār du répertoire savant sur 78toursneserisqueàgraverdeslayālī ou un mawwāl,etseuleMunīraal-Mahdiyyas’yessayedanslesannéesvingt,avecunsuccèscontestableendépitdelabeautédesavoix.L’incompé-tencefémininedanscerépertoireparaîtuneévidencepourlemélomanequ’estleSayyid,etlefaitestquelesrarestémoignagesenregistrésmontrentunemoindreinventivité43.AḥmadʿAbdal-Gawwādesthommedesontemps,etleromanciercaractériseencoreparlebiaisdelafocalisationinterneetdudiscoursindirectlibreunrapportàl’arttrès«générationnel»,oùlesfemmesfournissentdesplaisirscharnelsetdesamusementslégers,maisn’ontpasdeplacedans les ivresses plus intellectuelles du ṭarab.
en1907,SulaymānAbūDawūd(Odéon45509)vers1908,Asmāal-Kumsāriyya(Odéon45206)vers1908,puisparṢāliḥʿAbdal-Ḥayy(Baidaphon82189/90)vers1922.41. Cetteallusionàunġurūr ta’lafuhu l-ġawānī poursuitsurunplanintertextuelplussubliminall’isotopiemusicalequistructurelepassage,puisquelelecteurde1957rapporteracevoisinagedeġurūr et ġawānī auversd’AḥmadŠawqīḫadaʿūhā bi-qawlihim ḥasnāʿū / wa-l-ġawānī yaġurruhunna ṯ-ṯanā’ū,chantéparMuḥammadʿAbdal-Wahhābvers1927(Baidaphon85655/56).42. Maḥfūẓ,Bayn al-qaṣrayn, p.97.43. Àl’exceptiond’Asmāal-Kumsāriyya,qui,malgrél’étrangetédesonnom,proposedesinterprétationssatisfaisantes.
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AutreinconséquenceplussubtiledececoncertdonnéchezGalīla:l’absencedecohérencemaqāmienne;quelquesoitlemodedubašraf ʿ UṯmānBeyjoué,lemuwaššaḥ cité est en maqām bayyātī,etdoncthéoriquementincompatibleaveccetteouverturepuisqueletanburistestam-boulioten’a,semble-t-il,pascomposédebašraf surcemode44;ilestégalementincompatibleavec le dōr « ʿAlā rūḥi ana l-gāni »,pièceenmodeǧahārkāh, lequelnecorrespondpasnonplus à l’un des bašraf-sdeʿUṯmānBey.Ils’agitdoncd’unconcert«impossible»,leprincipefondamentalunissantlesélémentsconstitutifsdelawaṣla étantl’unitédemodemusical.Onnepeutévidemmentdistinguerlàs’ils’agitd’une«erreur»deMaḥfūẓ,quisecontentepourson«effetderéel»deciterdestitresauthentiquesdepiècesd’époquerelevantdelamusiquesavantesansprêterattentionà leursdifférencesdemaqām, ou s’il s’agit d’un indice supplé-mentaireglisséparunromancierinformé,trahissantl’incompétencedecesmusiciennesdansledomaineduchant.Lesecondpassageleplusricheenélémentsexploitablesparl’historiendelamusiqueest
leretourduSayyidAḥmadauxréjouissancesencompagniedesesvieuxamisetdesalmées,cinqansaprèslamortdesonaînéFahmī(doncen1924).Lascènesedéroulecettefoisdansuneʿ awwāma (maisonflottante)surlabergeoccidentale
duNil,àproximitéd’Imbāba,quiestencoreunvillage indépendantduCaireàcettedate.C’estdanscequartierqueMunīraal-Mahdiyya(v.1885-1965),quicommelafictiveGalīladeMaḥfūẓétaitcourammentdésignéedutitredeSulṭāna,possédaitunedecesdemeures,oùlalégendeprétendquesetintunefoisuneréunionducabinet45,etcefaubourgestnommémentcitédansunedeschansonslesplusoutrageantesdeMunīra46,repriseparleschanteusesdesonépoque.Maiscetteʿawwāma n’estpaslapropriétédesalmées,elleestlouéeparl’undesamisduSayyidafind’abriterdessoiréesoùlamusiqueestfinalementunélémentmineur,aupointquelesvoletsrestentclostantqueleNilesttraversédefelouques.Ladépendanceéco-nomiquedecesfemmesaubonvouloirdeleursprotecteursestainsisoulignée,etlarechercheincessanted’amants/marisparlesalméesaucoursdelaTrilogie reflètesansdouteuneréalitéquetaitlavisiond’al-Ḥakīm:pourcertainestrajectoiresderéussitepersonnelledanslesquellesle titre d’usṭa prendtoutesasignification,combiend’artistesdesecondrangsontcondamnéesàchercherunsitr,liciteounon,dansladominationmasculine?Lascèneestplacéesouslesignedelasexualitéparlebiaisd’uneplaisanteallusioninter-
textuelle:leretourduSayyidestappeléparsonamiʿAlīʿAbdal-Raḥīm«laylat ruǧūʿ al-šayḫ », référenceauclassiquedel’érotologieRuǧūʿ al-šayḫ ilā ṣibāh 47,etelles’achèveparunetentative
44. VoirÖzalp,Türk1,biographiep.587-590,listedescompositions,p.590.45. al-Ḥifnī,al-Sulṭāna,p.102-106.46. Laṭaqṭūqa « ma tḫafš-e ʿ alayya»,Baidaphon83474/75,vers1925,voirLagrange,«UneÉgyptelibertine?»,p.279-280.47. Ruǧūʿ al-šayḫ ilā ṣibāh fī l-quwwa ʿ alā l-bāh,éditédansAl-ǧins ʿ ind al-ʿArab II,Cologne,Al-KamelVerlag,1997,p.7-182.L’attributiondecetouvrageestdiscutée:leséditeursencréditentgénéralementl’ulemaottomanet šayḫ al-Islām Aḥmadb.KamālPacha=KemâlPasha-Zâde(m.1534),maisV.L.Ménage(«KemālPasha-Zāde»,EI2)estimeplusvraisemblablequ’ilensoitletraducteur,del’arabeversleturc,pourlecomptedusultanSelimIer.L’auteurenseraitplussûrementAḥmadb.Yūsufal-Tīfāšī(m.1253),selonBrockelmann
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ratéedesatisfactionsexuelleimmédiateetparlafrustrationduSayyid.L’ensembledesparti-cipants(troisfemmesettroishommes)saluentleretourduhérosencitantdestitresdechants,patrimoniaux,savantsoulégers48,poursuivantlefonctionnementintertextuelquistructurele«plaisirdutexte»pour le lecteuraverti.Laseulechansoneffectivement interprétée lorsdelasoiréeestévoquéepardeuxdesesvers,enfaittirésdelaṭaqṭūqa deNaʿ īmaal-Miṣriyya« Kollo ella keda 49 »,qu’ilestutileicid’examinerintégralement:
kollo ella keda, la bass ! ergaʿ !di ḫabṭetēn fer-rās tewgaʿ 50
ḥaqqa kollo ella keda
men yōm ma ʿaḍḍetni l-ʿ aḍḍada kān nahār lam yetqaḍḍa 51
gabū-li qāl ṭast el-ḫaḍḍa 52
w-ana nayma we-sarḥa we-batwaggaʿkollo da kollo, ḥaqqa kollo ella keda…
aʿmel kabāyer w-atbahragʿala kēfi mīn da-li yeḥarrag 53
ḥell er-robāṭ keda w-etfarragtelaqi maṭraḥha beyelmaʿkollo da kollo, ḥaqqa kollo ella keda…
(I,p.495)commepourǦamālǦumʿa,l’éditeurdesonautreclassiqueérotiqueNuzhat al-Albāb (Londres, RiadEl-Rayyes,1992,p.40).48. Successivement:«ṭalaʿa l-badru ʿ alaynā »(lapleinelunenousapparaît),chansonquelatraditionattribueauxfemmesdeMédineaccueillantleProphètedel’islamlorsdel’hégire;«atānī zamānī bi-mā artaḍī»(jemerésousàcequem’apporteledestin),texteanonymeancienchantéauMaghreb,commeenOrientsouslaformemuwaššaḥ enmoderāst (enÉgypte,enregistrementsdiversdontʿ Abdal-ḤayyḤilmīsurZonophoneZ2-102063,en1906);«kont-e fēn ya ḥelw-e ġāyeb »,dōr enmodebayyātī,enregistréparʿAbdal-ḤayyḤilmīsurBaidaphon1964/65,vers1907;«men baʿd-e talaṭṭāšar sana »(Aprèstreizeans),ṭaqṭūqa deMunīraal-Mahdiyya(Yūnusal-Qāḍī/Muḥammadal-Qaṣabgī)parlaquelleelleévoquaitsondivorce,enregistréesurdisqueBaidaphon83470/71,vers1925.49. Maḥfūẓ,Qaṣr al-šawq,p.87-88.Ṭaqṭūqa enmodeǧahārkāh,surdisqueBaidaphon83079/80,vers1925,compositeuretauteurinconnus(BadīʿḪayrī?),non-créditésaucatalogue.LapièceaétérééditéesurCD,Cafés chantants du Caire,vol.2,«Lesalmées »,AAA115,ClubdudisquearabeParis,1996.50. Expressioncourante,«deuxcoupssurlatêtefontbienmal»,signifiant«silapremièrefoisaétédifficile,jenemerelèveraipasdelaseconde».51. Lanégationpar lam,nécessairepourraisonsdemétriqueetderime,estcourantedanslestextesendialectelittéraireduxixesiècleetdudébutduxxesiècle.52. Laṭāsat al-ḫaḍḍa (ṭast el-ḫaḍḍa)estunepetitetimbaleencuivredécoréedemotifs,écrituresetpiècesmétalliques,qu’onremplitd’eauenprononçantdesformulesmagiques,etdanslaquelleboiventlesenfantseffrayés,lesfemmesoulesjeunesfillespourlespréserverdesespritsetdelastérilité.Voiraussiladescriptiond’Amīn,Qāmūs,p.275.53. Ḥarrag ʿalā :empêcher(maintenantobsolète).
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be-zeyāda 54 we-ḥyāti ʿala qalbakewʿa tebusha ana fe-ʿ arḍakla-tṭīb we di men nār ḥobbakelli baqa fel-qalb-e mzarraʿkollo da kollo, ḥaqqa kollo ella keda…
mennak arūḥ fēn ’āh yānidi l-ʿ aḍḍa lessa m’almāniṭab ʿoḍḍ-e fe-drāʿi t-tānibe-šwēš da ēh la’ bass ! ergaʿ !ḥaqqa kollo ella keda…
Toutsaufça!reculemongars!Déjàquej’aifailliypasserlapremièrefoisAhvraiment!Toutsaufça…
Depuisquetum’asmordueAhcejour-là,jel’aisentipasserIlsontvoulumedésenvoûterJ’étaiscouchée,sansforce,confuseetendolorieAhvraimenttoutsaufça!
Jecommetsdespéchéscapitaux,jem’exhibesanspudeurCommeçamechante,quipeutmefairedesreprochesoum’empêcher?DéfaislebandageetregardeTuverraslatracedetamorsureencoreluisanteAhvraiment,toutsaufça!
Casuffitcommeça,tun’aspaspitié?Surtoutn’embrassepas[latrace],jet’ensupplieEllepourraitguérir,etc’estlabrûluredetonamourQuimeresteplantéedanslecœurAhvraimenttoutsaufça!
Commentpourrais-jet’échapper?AlorsquetamorsuremefaitencoresouffrirMordsdoncl’autrebras,jet’enprieAïe!Doucement!Ahnon,reculeAhvraimenttoutsaufça!
54. Be-zeyāda :celasuffit(maintenantobsolète).
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Danscette«Chansondelamorsure»,ilnes’agitpasdesouffrancephysiqueoudeviolenteblessure:laʿaḍḍa estporteused’uneforteconnotationérotiquedansl’habitusamoureuxtra-ditionnel,etseconçoitcommeunpréludeaurapportsexuel.L’hommedoitmordrecommepreuvedel’ardeurdesondésir,etcettemorsureestmétaphoredelaconsommationultimequ’estlapénétration.Lacitationdecettechansondansletexteromanesquefonctionnesurplusieursniveaux:dans lecadrede ladiégèse, le faitquedesfemmeschantentcetexteencompagnied’hommes,endehorsdelasituationd’énonciationparticulièrequeconstituelespectaclemusicalquienfictionnalise lecontenu,actualiseprécisémentcecontenu, lerendincitatif,etlemétonymise:c’estcetexte quiestpréludeaurapportsexuelquiconcluelascènepourdeuxdestroishommes,c’estcechantquitraduit l’appeldesfemmesàêtremordues/possédées,guériesdelafièvreetdelatorpeurquis’estemparéed’elles,tandisquelatroisième,Zannūba,toutcommel’héroïnedelachanson,repousseleSayyidd’unesortedebass!ergaʿ ! comparableàceluiqu’onentenddanslachanson,maislaisseentendrequecetteultimeagacerien’apourbutquededifféreruneconsommationultérieure.Commelesamantesrouéesdelatraditionlittérairemédiévale,cesfemmes«yatamannaʿna wa-hunna l-rāġibāt 55 ». Mais lacitationde lachansondans leromann’estquepartielle,etelle impliquepour
fonctionnerparfaitementetefficacementuneconnaissanceintimedecerépertoire,cequin’estdonnéeen1957qu’àlagénérationmêmedeMaḥfūẓ(etcelledeseslecteursplusâgés,qu’onpeutsupposerinformésdecettechansonautrefoiscélèbre).Lesdeuxversquiensontgardéssontpourlerécepteurdotésd’unefonctionévocatrice,l’étrangetédutexteetsonimpudiqueénonciationdelasexualité,auregardducorpuslexicaltrèslimitéquiconstitueletextedeschansonsavantetaprèslaparenthèsedesannéesvingt,ramènentlelecteuràuneépoquefan-tasméequiestenelle-mêmeuneʿ awwāma oscillantdoucementaurythmeduressacmémoriel.Onchantaitdoncdeschosespareilles,sesouvientoudécouvre le lecteureffaré,mesurantl’ampleurdudécalageentrelescorpsdésirantsquisemettentenmusiqueetlathématiquepolicéeduchantd’amourdanslesdécenniesultérieures.Tousceshommesentonnantdeconcertleversévoquantlaṭāsat al-ḫāḍḍa,unvocableparfaitementincongrudansunpoèmechanté,feignentdecroireunmomentàcescontesdebonnesfemmes,quirejettentimplicitementlesalméesdanslemondedelanaïveté,del’arriération,delasorcelleriedomestiqueenvoiededisparitiondans l’universdeseffendis,aumêmetitreque lezār etautresvieillespratiquesurbainescondamnéesparlamodernité.Cette«scèneduretour»,danssaglobalité,estéclairantesuruncertainnombredepoints,si
nousfaisonsl’hypothèsedesavraisemblance,maiscomportequelquesincertitudes.Lepremierproblèmeestévidemmentlestatutsocialdelamusicienneetlerapportàlaprostitution.Lestextesdurépertoirefémininlégerdesannéesvingtdéveloppentàl’envil’imagedelalibertine.Maisonpeutsedemanderdansquellemesurecettereprésentationdesoireflèteuneréalitésociologique,etobserverlemanifestedécalageentrecetteconfusionalmée/prostituéepatente
55. «Ellesfeignentdeserefuseralorsquecesontellesquidésirent »,formulecourantesouventprésentéeàtortcommeunḥadīṯ.
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chezMaḥfūẓ56et lessouvenirsdeTawfīqal-Ḥakīm(voir infra).IlestévidentquelestroisalméesdelaTrilogie nesontpasdeschanteusesdegrandrenom:ellescitentetinterprètentdessuccèsd’autreschanteuses,mentionnentMunīraal-Mahdiyya,maisnesontpaselles-mêmesdescélébritésnationales,devantprendregardeàleurréputation.
À la source de l’art : l’almée chez al-Ḥakīm
Les allusionsauxalméeschezTawfīqal-Ḥākīmpeuventêtreréduitesàunsimpleclind’œildestinéaulectoratnostalgique,commeaudétourd’uneligne:ainsidansYawmiyyāt nā’ib fī l-aryāf (1937)l’épisodedel’accidentdetrain,surlequelenquêtelenarrateur:
«Jesaisis leclouentremesdoigtsetmemisàl’observer,alorsquel’inspecteur,derrièremoi,remarquait:–“Etoùdoncétaitlecheminotquandletrains’estrenversé?”[kān el-ʿ aṭašgi fēn lamma l-wabūr
weqeʿ enkasar]Jecomprisqu’ilplaisantait,et faisaitallusionàcettechansonà lamodeilyaunetrentaine
d’annéesquandChafikalaCoptetrônaitausommetdel’artlyrique57. »
L’auteur,peuassuréquesonlecteurdécoderadelui-mêmel’allusion,oupensantdéjààlapostéritédesonœuvrequandcettechanteuseseradepuislongtempsoubliée,secharged’expli-citercequiauraitpudemeurerunephrasecryptique–onavuqueMaḥfūẓ,desannéesplustard,feralepariinverse.C’estlàl’unedesraresmentionschezunintellectueld’unpersonnagefémininquisembleavoirmarquésagénération:Šafīqaal-Qibṭiyya,mentionparailleursbientroublante:nulletracedecettechansondanslesnombreuxrecueilsderengainesfémininesédités au tournant du xxesiècle–puisqu’endépitdel’absencevolontairededatationdansleroman, l’actionsemblesedérouleraudébutdesannéestrente,etsurtoutnulletraced’unequelconqueprésencedecettealméedansledomaineduṭarab,duchantsavantsusceptibledeprovoqueruneémotionesthétiqueintense(letitrecitéparTawfīqal-Ḥakīmmontrebienqu’ils’agitdechansonlégère).Šafīqanesemblepasavoirétéenregistréeparl’industrienaissantedudisque78toursprésenteenÉgyptedepuis190358(était-elledéjàdécédéeouretirée?On
56. Laconfusionġāziya /prostituéechezlesvoyageursduxixesièclecommedanslesreprésentationsémiquesestquantàellesansdouteplusjustifiée.VoirVanNieuwkerk,‘A Trade Like no Other,p.116-140.57. Al-Ḥakīm,Yawmiyyāt,p.46.58. Ellen’estprésentedansaucundescataloguesZonophone,Gramophone,Odéon,Baïdaphonopérantavant-guerreauMoyen-Orient.LeFihris al-mūsīqā delaBibliothèquenationaleégyptienne,vol.1,174-175,mentionnedanssacollectiontroisdisquesquiluisontattribués:unsample recordGramophonedontlenumérodematricecité(1570)necorrespondàaucunecampagned’enregistrementconnue(voirPerkinset al., The Record Collector,1976,etLagrange,Musiciens et poètes,p.759);deuxdisquesd’unemystérieusecompagnie«Jramnon»(encaractèresarabes),probablementfauteducopistepour«Gramophone»,dontun sample record.N’ayantpuvoirniécoutercestroisdisques,ilestdifficiledeconsidérercommeétabliquecetteartistedéposaeffectivementsavoixsurlesupport78tours.
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nedisposed’aucunedonnéebiographique59),et leseulsouvenirdesonartconservéparcesupportestledisqueraqṣ Šafīqa,enregistréparlapolissonnealméeBahiyyaal-Maḥallāwiyyadanslapremièredécennieduxxesiècle60,danslequell’hommageàcellequ’onsupposeêtreunmodèledanslaḫalāʿa plusquel’artlyriqueconsisteàévoquersonébriétéetfaireentendrelecélèbreriredesentraîneuses(voirinfra).LeportraitdesalméeschezTawfīqal-Ḥakīmestdépourvudeladimensiontransgressive
quicaractériseleurimagechezMaḥfūẓ,etleurfréquentationapparaîtplusbonenfant.CommeMaḥfūẓ,al-Ḥakīmfutnourridechantarabe,etyadéceléundesélémentsinitiauxdesafor-mation.Ledramaturgequ’ildevaitdevenirrencontralethéâtresoussaformeprédominantedansl’Égyptedel’avant-guerre:lemélodramechantant,dontlafigurelaplusmarquantefutlecheikhSalāmaḤigāzī(1857-1917),hymnodepasséauchantprofanesavantetauxplanchesdanslesdernièresdécenniesduxixesiècle.Filsd’unjugepostéenprovince,Tawfīqal-Ḥakīmseremémoredupassagedelatroupeducélèbreacteur-chanteur:
«Ledébutdemonintérêtvéritablepourlesarts,sousl’aspectleplusimmédiat,semanifestalejouroùserenditdanslebourgdeDisūqlatroupeducheikhSalāmaḤigāzī.Ils’agissaitpeut-être—c’estmêmeprobable—d’unedecestroupesquil’imitaient,jouaientsessuccèsetprenaientsonnomlorsdestournéesenprovince.Onavaitmontépourlatroupeunescèneenboisdansunterrainvaguedelaville,qu’onavaitdécoréeetrecouvertedetissubigarré,deslampesàpétroleilluminantlechapiteau.LesmembresdelatroupeportaientlescostumesdesMartyrs de l’amour 61,c’est-à-direle Roméo et Juliette deShakespeare,agrémentée“depoèmesetdemélodiesinimaginables”.Depuislamatinée,ilsparcouraientlesruellesdubourgencostumeschamarrés,leursperruquesblondesleurtombantsurlesépaules,latêterecouverted’antiqueschapeauxàplume,etdessabresetdespoignardsaccrochésaubaudrier.Desenfantsetdesadolescents leurcourraientderrière, lescommerçantsetlesartisansquittaientleurséchoppes,lafoulefaisaitrangpourlesobserver,etlesfemmesreclusesnelesquittaientpasdesyeux,derrièreleursfenêtres62. »
Desannéesplustard,Tawfīqal-ḤakīmreverraauCairelamêmepièce,maisaveclevraicheikhSalāma:
«J’étaisàunâgemepermettantdecomprendresonjeu,etdemieuxappréciersonchantetsespoèmesqu’àl’époquedeDisūq[…]Mamèreetmagrand-mèrem’accompagnèrentunsoiràunereprésentation de Šuhadā’ al-Ġarām dontjesuivisparfaitementlespéripéties,appréciantlechant
59. LaviedeŠafīqaal-QibṭiyyatellequerelatéedanslefilméponymedeḤasanal-Imām(1963)oùelleestincarnéeparHindRustum,surunscénariodujournalisteGalīlal-Bindārī,estpeut-êtrebaséesurquelquesélémentsressortissantàlamémoirecollectivedumondeartistiquedanslesannées1950-1960,maisdoitêtreconsidéréecommeunefiction,comme,dureste,l’ensembledesfilmsdeḤasanal-Imāmexploitantlefilondesalméesautournantdusiècle,filmsreflétantetnourrissantl’imaginairecollectifégyptien.VoirVanNieuwkerk,‘ATrade Like no Other’,p.43.60. DisqueOdéon45031,vers1907.61. Šuhadā’ al-Ġarām,adaptationdeNaǧībal-Ḥaddād,crééedansladernièredécennieduxxesiècle.62. Al-Ḥakīm,Siǧn al-ʿumr,p.74-75.
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ducheikhSalāmadanssonfameuxaria“AhJuliette,pourquoicesilence?”63.Mais lecheikhàcetteépoqueboitaitunpeusurscèneetétaitcontraintdes’appuyersurunechaise,aprèssonattaqued’hémiplégie64…»
LavéritableinitiationmusicaledeTawfīqal-Ḥakīm,cependant,seralefaitdecetteOsṭa Ḥamīdaal-ʿAwwāda.Lenomest-ilréel?Aucuncataloguede78toursniaucunesourcemu-sicologiquenecitecenom.IlexistabiencetteBambaal-ʿAwwāda[Kaššar?]déjaévoquée,enregistréeparlacompagnieZonophoneentre1906et1908.Sonrépertoire,dontiln’estpaspossiblededéterminerlareprésentativitéauregarddecequ’elleinterprétaitlorsdesessoi-rées,estexclusivementcomposédurépertoiresavant,sansaucunedespièceslégèresassociéesusuellementauxvoixfémininesetauxsoiréesdemariage.Laconnaissancedesmodesdontl’osṭa Šaḫlaʿ faitladémonstrationdans Aʿwdat al-rūḥ (voirinfra)laisseouvertecettepossibi-lité.Quantàlanisba mentionnéedansladédicacedelanouvelle,al-Iskandarāniyya,elleestégalementpropreàuneFarīdaal-Iskandarāniyya65,quielleenregistralesṭaqāṭīq usuelles du répertoired’avant-guerre:ʿala l-gadaʿ el-asmar, ya bēḍa bēḍa, ya btaʿ ez-zēt,etc.Maisdanslanouvelle Al-ʿAwālim/Fī l-qiṭār (voirinfra),lachansonquedemandentlespassagersetquel’alméeconsentàinterpréteraprèss’êtrefaitlonguementprierestFel-ʿ ešq-e qaḍḍēt ;or,ilexisteunseulenregistrementdecechant,parl’alméeAmīnaal-ʿ Irāqiyya66,effectuévers1912.Manifestement,cettechansonquiprovoqueàcepointlanostalgiedujeuneTawfīqal-ḤakīmdepuisParisoùilécriten1927,devaitêtreundessuccèsdesoninidentifiablealmée.Ils’agitd’unepièceintermédiaire,uneṭaqṭūqa enmodeṣabā,detexterelevé,laissantplaceàdesimprovisationsdanssastructurerépétitive,maissansêtrecomparable,auniveaudelacomplexité,àundōr 67. Ilestdonc impossibledeconclureà l’authenticitédunomcitéparal-Ḥakīm: ilpeuts’agird’unedesinnombrablesartistesquin’eurentpaslachanced’êtrerepéréesparl’industriedudisque,oud’unpersonnagecréédetoutespiècesenmélangeantlesouvenirdediversesgloiresdelascèneaucoursdesannées1900-1910.Lafréquentationdecettefemmeparunefamilledepetitsbourgeois,d’effendis,n’était
manifestementpasfrappéed’interditsil’onencroitlessouvenirsd’al-Ḥakīm.AlorsquelarencontrefortuitedelavertueuseAmīna,épouseduSayyidAḥmadʿAbdal-Gawwād,avec
63. CetariaestconservésurdisqueOdéon45242-1/2/3/4,enregistrévers 1908, sous le titreoriginalSalāmun ʿ ala ḥusnin,poèmedeNaǧībal-Ḥaddād,airsemi-improviséetnonmesurésuccessivementenmodesrāst-nahāwand-bayyātī-ʿirāq-rāst.Ils’agitdumorceaudebravouredecetteadaptationduRoméo et Juliette.Gravésurquatrefaces,l’airdureplusdequatorzeminutessur78toursetprenaitprobablementplusd’unevingtainedeminutessurscène.Ilaétérééditéen1994surCD«Lesarchivesdelamusiquearabe,ShaykhSalamaHigazi »,Paris,Clubdudisquearabe,AAA085.64. Al-Ḥakīm,Siǧn al-ʿumr,p.93.65. CataloguegénéraldesdisquesarabesZonophone1909,p.22-23.66. Amīnaal-ʿIrāqiyya,Fel-ʿešq-e qaḍḍēt zamāni,Gramophone3-13874/75,voirCatalogue général de disques Gramophone arabes double-face,cataloguedejuin1912,p.32.67. Al-ʿIrāqiyyalaisseentendredeslayālī intéressantsendébutdesecondeface,etiln’yanulletracedanssoninterprétationdelavulgaritéludiquequerecherchel’effrontéeBahiyyaal-MaḥallāwiyyachezOdéon,parexemple,ouladébutanteMunīraal-Mahdiyya.
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sonanciennemaîtressedansleQaṣr al-Šawq deMaḥfūẓestuntélescopageinattendudedeuxmondesdestinésànejamaisserencontrer,lasituationestfortdifférentechezal-Ḥakīm:
«Mafamilleavaitfaitlaconnaissanced’ungrouped’alméesanimantlesmariages,àl’occasiondelanocedemononcleʿ Alī[…]L’événementmarquantdecettenoce,encequimeconcerne,étaitquelamariéeavaitinsistépourquecesoientdesalméesduCairequichantentpendantlazaffa, etnondesalméesd’unebourgadecommeŠibīnal-Kōm.C’étaitlàcequiconvenaitàsonrang,luisemblait-il.LeplusjeunefrèredufiancéfutdépêchéauCairepourdes“tractations”avecunetrouped’alméesqu’ilramèneraitàŠibīn[…]Toutcedontjemesouviens,c’estquej’accompagnaimononcleauCaire,etquenousmarchâmes longuementdans larueMuḥammadʿAlī,nousarrêtanttous lestroispasdevantunedecespetiteséchoppesétroitessur lesmursdesquellesétaientaccrochésdesinstrumentsdemusique,desluths,destambourins(riqq)etdesdarabukka-s. Delonguesnégociationsetd’interminablesmarchandagessedéroulaiententremononcleetlescommerçantsquioccupaientceslieux,alorsquejememorfondais,tenuderesterdebout.Enfin,notretournées’achevadansunedeceséchoppesouunaccordfutsigné.Jesusplustardquec’estdanscesboutiquesqu’officiaientlesagentsquifournissaientdesalméespourlesnoces[…]L’en-sembledesalméesarriva[pourlanoce]aucoucherdusoleil.Jelesentendisjouerunoudeuxdōr-savantd’êtregagnéparlesommeil,etjem’endormaisavantdepouvoirvoirlanoce.Maisdeslienss’étaienttissésentremamère,magrand-mère,etl’OsṭaḤamīdaal-ʿAwwāda,qui
étaitlachanteusesolisteàlatêtedelatroupe,aucoursdecemariage.Cettechanteuse[muṭriba] étaitunefemmesympathique,decommerceagréable,etunebelleâme,bienqu’ellenefûtpasunebeauté.Elles’étaitprised’amitiépourmamèreetmagrand-mère,estimantavecsonhabituelbagoutqu’ellesétaient«lesdeuxseulsêtreshumainsdanscettenoce,aveccettemariéequivousfichelebourdon».Mamèrel’invita,elleetsonensemble,etl’anfini,nousnousrendîmespourlesvacancesd’été
àAlexandrie,commemamèreenavaitl’habitude–ellenepouvaitsepasserdesavillenatale.OsṭaḤamīdavintnousrejoindreavecquelquesprochesparmisatroupe,entantqu’invitéedemarquerecevanttousleségardsdusàsonrang.Desoncôté,ellen’étaitpasavaredesavoixetnousrégalaitdeseschantsoudesesimprovisations(taqāsīm)auluth.Lorsque,desannéesplustard,nousnousinstallâmesauCaire,sesvisitessefirentplusfréquentes[…],ilnesepassaitpasunesemainesansqu’ellenepasseuneoudeuxnuitscheznous,jusqu’àcequesonagent(muṭayyib)viennelachercherpourunenoceouunesoirée[…]Ellem’encourageaitàchanteravecelle,medisantquej’avaisunevraiecapacitéàreproduirelesmélodiesexactementcommejelesentendaisd’elle.Unjourquejerentraisdel’écoleprimaireMuḥammadʿAlî,oùj’étaisenpremièreannée,jelatrouvaiàlamaisonjouantduluth,seuledansunepièce,etjeluidemandaidem’enseigneràjouerdecetinstrument.Ellecommençaalorsàm’apprendreledébutd’unbašraf,et,auboutd’uncertaintemps,jeparvinsàfairesortirdescordesuneversionconvenabledel’introduction(maṭlaʿ)de ce bašraf.Mamèreentraalorsdanslapièce,croyantquec’étaitl’alméequijouait.Quandellemevittenant l’instrumentcontremoi,unemélodieharmonieusesortantde l’instrument,ellepoussauncriretentissant,seprécipitasurmoidansunétatdefurieetm’arrachaleluthdesmainsenhurlant:“Sitonpèresavaitça,ilt’égorgerait.”Ellemerépétaquejeneréussiraispasàl’écolesijeretouchaisuneseulefoisàl’instrument,etquemonseulavenirseraitdedevenirchanteur
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desrues(meġannawātī).EllemeforçaàjurersurSīdīal-Bisṭāmī–lesermentultime!–quemesmainsnesaisiraientplusceluthdetoutemavie.Jejuraiettinsparole,maiscelanem’empêchapasd’apprendreparcœurlesairsetleschants,mêmelesplusdifficilescommelesvieuxadwār quel’Osṭaelle-mêmeinterprétaitavecpeine,ainsiceuxdeʿ Abduhal-Ḥamūlī.MamèreappréciaitparticulièrementlespiècesdeḤamūlī,etnousracontaitpleind’histoiresàsonsujet:elleprétendaitquelachanson“Pavane-toimabelle68”avaitétécrééepourelle,àl’occasiondesanoce.»
Àlasuitedecepassage,l’auteurracontelesliensd’amitiéunissantlecélèbrechanteuretcompositeuràsongrand-pèreSīdīal-Bisṭāmī,quil’avaitlogéàAlexandrielorsdesamaladie.Tawfīqal-Ḥakīmconfirmeimplicitement,commeMaḥfūẓplustard,quecertainesalmées
étaientsusceptiblesdevarierleurrépertoireselonlademandedel’auditoireetd’interpréterdeschantssavants,possédantquelquesrudimentsdesavoirthéorique.Sonalmée,commecelledeMaḥfūẓ,saitjouerunbašraf durépertoireottoman,etquandbienmêmeelleéprouvequelquesdifficultésàexécuterlesadwār deḤamūlī(1836ou1845-1901)69,cesonteuxqu’onluidemandechezcettefamillemélomane.Maisl’incidentduluthprouvequelefaitmêmedeteniruninstrumentdemusiquefaitpasseruneinvisiblefrontière,cellequiséparelesawlād al-nās dessaltimbanques.OnnepeuticiquesesouvenirdugrandhymnodeYûsufal-Manya-lâwî(m.1911)serefusantàraccompagnerundesesinstrumentistesdansunmêmefiacre,depeurdelapertedeprestigequienrésulteraitpourluisilesgensvoyaientdanssavoitureunecithare70.Lahautetenuedesonrépertoirepermetàl’alméed’êtrereçuecommeuneamie.Sansdouteaussi le faitd’êtremariéeàson«impressario»(muṭayyib),détailquin’apparaîtpasdansl’autobiographie,maisquiestprêtéàlaŠaḫlaʿ de Aʿwdat al-rūḥ 71,copieconformedelaḤamīdadeSiǧn al-ʿ Umr : elle est ainsi mastūra,maiscesitr estnéanmoinsfragile,etilneconviendraitpasquel’almée«contamine»lefilsdelafamille.
Les almées dans le train 72
C’estdanssanouvelleal-ʿAwālim,écriteen1927qu’al-Ḥakīmpeint l’unedes images lesplustouchantesetnuancéesdesalméesenlittératureégyptienne,enfaisantœuvrelui-mêmed’ibn al-kār,d’enfantdelaballe,commeontenteradelemontrer.UnesimplescènedansunevoituredetrainentreLeCaireetAlexandrie:unitédetemps,delieuetd’action,momentdevoyagedansletempsaussi,parenthèsependantlaquellel’auteuroffreunmomentdeplaisir(la languesavoureuse, l’effronteriecharmantedesfemmes).Riennes’ypasse,oupresque:
68. Etmaḫṭari ya zēna,unetraditionnelleṭaqṭûqa demariage,enregistréeavant-guerreparMunīraal-MahdiyyasurdisqueZonophone103421sousletitreZaffat al-ʿarūsa,n’estpasréputéeavoirétécomposéeparḤāmūlī,cequiseraitbienétonnant,etilnes’agitaucunementd’unepièceduregistresavant.Cedétailparticipeàridiculiserlaprétentiondelamèredel’auteur/narrateur.69. VoirélémentsbiographiqueschezLagrange,Musiciens et poètes.70. Rizq,Al-Mūsīqā IV,p.71-72.71. Al-Ḥakīm,ʿAwdat al-rūḥI,p.148.72. Voirtraductionintégraleenannexe.
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unjourdeRamadan,l’osṭa accompagnéedeNageyyalajoueusederiqq, ḤafīẓaetSolom,lapercussionnisteaveugle–qu’onretrouveratoutestroisaveclemêmenomdans Aʿwdat al-rūḥ 73,ainsiqueFaṭmaladanseuse,attendenttoutesengareduCaireledépartdutrainpourAlexandrieoùellessontconviéesàanimerunenoce.Unefoisletrainparti,ellesdiscutentavecungrouped’effendispassagers,intriguésetémoustillésparcesfemmes.Ilsdemandentàl’osṭa d’interpréterunchant,etelles’exécutedebonnegrâce,nonsanslesavoirfaitlonguementpatientercommel’exigentlesrèglesdel’art.Lepointdevuenarratifdanscettenouvelleestenquelquesorteinversedeceluiquisera
adoptécinqansplustardparl’auteurdans Aʿwdat al-Rūḥ :dansleroman,lemilieusecretdesalméesestdécouvertparunregardd’enfant,etlelecteurinvitélàoùilnedevraitpassetrouver,parcetteconvention.Lelecteurestplacéenvoyeur,élémentétrangerauquell’écrituredonnelachancedepénétrerlegynécée.Danslanouvelle,lenarrateurestextradiégétique,et,entermesgenetiens,lafocalisationnulle.Cen’estpaslelecteurquis’invitetelunvoyeurchezlesalmées,cesontellesquiforcentsonmonde.C’estcemilieuétrangequientredansl’espacecommundes«honnêtesgens»:lesmusiciennesprennentletrain.Lemomentd’untrajetentreLeCaire,oùellesvivent,etAlexandrie,oùellesvontanimerunenoce,ellessont«àdécouvert»,leurssecretsoffertsaumonde,leursmœurstransgressivesexposées.PourquoiunÉgyptienrésidantàPariséprouva-t-illebesoindesesouvenirdecesfemmes?Lechoixdeperspectivenarrativeenlui-mêmesuggèredesréponses,commeladédicace:alorsmêmequel’«Oiseaud’Orient»al-Ḥakīm/MuḥsinestàParispours’initieràdesartsque l’élite intellectuelleégyptienneregardecommemodèlesd’imitationencemomentderenaissanceexogène,ilrendhommageàsesnaïvesformatricesetforcelelecteurcontemporainàlesregarder:peut-êtresont-ellesunpeuvulgaires,sansdouteunpeuindécentes,maisellessuscitentledésiretonnesauraitsemontreringratenversleplaisirreçuetconsommé:cesfemmesproduisirent,aussi,del’art.Cen’estévidemmentpasunhasardouunsimplechoixdel’éditeursicetexteestcouplé,dansl’éditionde1939,aveclanouvelleRāqiṣat al-maʿbad (Ladanseusedutemple)dansunrecueilconsacré aux arts : Al-ʿ awālim entreprenduneréhabilitation,unhommagetardif,déclenchéparladistance,parl’acquisitiond’unregardextérieursursapropreculture,quandbienmêmeceregardn’estévidemmentpasdénuéd’ambiguïté.CommelamèredeMuḥsin,sonpersonnage-écho,al-Ḥakīmnepeuts’empêcherderecevoiretd’aimercesfemmesà peine fréquentables.Commeelles,ilsemontreunpeuprovocant,enlaissantàleursociolectelaplaceduliondanssontexte(lerapportnarration/dialogueestde48%/52%)74,rapporttoutàfaitinhabitueldanslanouvelleégyptienne,commesil’auteuradmettaitdes’effacerderrièresespersonnages,des’abstenirdecommentaire,laissantlathéâtralités’imposerdevantlanarrationromanesque–lanouvellead’ailleursfaitl’objetd’unemiseenscèneen2004-200575.Nousnesommespas
73. Dansuneprespectivedecritiquegénétique,onpeutsedemanders’ilnes’agitpasd’unfragementqu’al-Ḥakīmrenonçaàintégrerà Aʿwdat al-rūḥ.74. Décompteeffectuésurles7premièrespages.75. ParlatroupedeHassanal-Geretly«Al-Warsha»,auCaire,Alexandrie,Rome,avechuitacteurs.Lepublicnecomprendplusuncertainnombredetermesobsolètesdudialogue,quifonctionnentsimplementcommemarqueursd’ambianceetdonnentunesaveurprovincialeetdécalée.Lamiseenscènefaitparcontre
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danslecontextedurapportfascination/répulsionquicaractérisel’attituded’al-Ḥakīmenverslemonderural.Ici, lafascinationl’emporte,mêmes’ilestsuggéré,entre les lignes,quecesvoyageursquiparlentauxalméesnesontpastoutàfaitdesgentlemen(l’undeuxneporte-t-ilpas une gallabiyyehsurmontéed’untarbouche,commeentredeuxmondes?),etquel’osṭa ne verraitpasd’unmauvaisœilquecesmessieursviennentluirendrevisiteauCaire,puisqu’elleleurdonnesonnometadresse;maisonestcependantbienloindesdébauchéesdeMaḥfūẓ.Musique,plaisir,désiretinterdit:cesélémentssontmêléstoutaulongdelanouvelle.Désir
deshommespourcettefemme,peut-êtredéjàâgée,quilaisseéchapperunecheveluremêléedefilsdorés,etdemeuresourdeauxremontrancesdesescamarades,sûrequ’elleestdesaséduction.Femmessanshommes,sinoncelourdeauḤaǧǧMuḥammadquilesaccompagne,fumantdescigarettesenpleinRamadan,volontiersespiègles,selivrantàdesjeuxdeséductionaveclesquatrepassagers«effendis»,quiserefusentheureusementàfairerespecterlamorale.C’estlecontrôleur,représentantdel’ordre,quidemeureraidecommelajustice,maisimpuissantàdéfendrelamoralepubliqueautrementqueparlefroncementdesessourcils,samauvaisehumeuretsontonpète-sec.Lesartistesbénéficientd’uneclaused’exceptionauxexigencesde labienséance:el-feṭār mubāḥ le-’ahl el-ḥaẓẓ ya sidna l-mufatteš,ditundespassagers,s’im-provisantavechumourmuftī descheminsdefer,etlarègles’appliqueimplicitementàl’artistedel’écriture,semblemurmurerl’auteur,nouvellisteouromancier.D’ailleurs, letrainentierparticiperaàlatransefinale,devantuncontrôleurméduséetsansmoyens.Al-Ḥakīmaunegrâcedeplumedélicieusequandildécritleurémotionàl’idéedequitter
LeCaire(ya ḥabībti ya Maṣr),qui faitpasserunnuagedevagueà l’âmevitechassépar laperspectiveduvoyageetd’Alexandrie,lasecondecapitale.C’estquecesfemmesnequittentpasseulementLeCaire,ellesquittentlarueMuḥammadʿAlī,ellesquittentunhabitatappa-remmentcollectif,oùtoutesensemblerésidentauseindecollèguesd’unemêmecorporation.Leurmondemodeste(onnourritleslapinssurletoit)estrégipard’autresrèglesquecellesquis’appliquentauxfemmesducommun:ellesfumentenpublic,réclamentlemeilleurtabac,etniellesni leurimpressarioquiabuseduhaschichnerespectentle jeûnesacré,cequinelesempêchenullementdesaliveràlaperspectivedurepasderupture.Maisdanscettescènequisepasseavantlagrandevaguededévoilementquitoucheralepaysdanslesannéesvingt,ellesnepeuventvoyagerquecouvertesd’unemelāya,d’unvoileprotecteur,àtraverslequelelless’ingénientàfairebrillerleursatours.Autreprotectionqu’ellessedonnent:leurargotdemétier.Déjà,al-Ḥakīmmaîtriselaca-
ractérisationsocialedesespersonnagesparleurlangage.Larépliquehalbatt ensaḫaṭṭi lamma terfa iʿ es-sahlūla keda fe-wusṭ el-bagūr 76 prononcé par l’osṭa tançantsonamieNageyya,estuncondenséd’idiotismes:l’adverbeinterrogatifhalbatt (sepourrait-ilque),fémininetpopulaire,désormaisperdudanslesvillesetpurementrural; lacroyancepopulairedanslestransfor-mationsenanimauxdiversetparticulièrementensinge(masḫūṭ)suiteàunmauvaissort;la
apparaîtredesinnuendosexuelsquipassentinaperçuslorsd’unelecturecursive,ainsilaréplique«afṣ-e mīn elli bāyen» (voir infra)prend-elleunetournuregrivoise,probablementvoulueparl’auteur,maisquipourraitéchapperaulecteursansl’oralisationdutexte.76. Al-Ḥakīm,al-ʿAwālim,p.36.
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sahlūla (<ṣahlala amusementbruyant), lerireretentissantdescoquinesalmées,sisouventreproduitdanslesfilms,maisqu’ontrouvedéjàdanslesgravures78tours77;laprononciationbagūr pour babūr (<it.vaporetto),termedésignantlewagon.L’OsṭaḤamīdaneparlepasexac-tementlamêmelanguequelespassagers,etcertainementpascelledel’auteur:elleditʿelwān pour ʿenwān (adresse),Faṭna pour Faṭma,qu’al-Ḥakīmcorrigesystématiquementquandlenarrateurreprendsesdroitsdanslanarration.Maiscesfemmesdisposentaussid’unsīm quileurestpropre.Cetextenousrenseigneainsisurunsecond argotdesalmées,nonpaslexicalmaisbasésurdesmétathèsessyllabiques,prochedu«verlan»oudu«louchébem»français,manifestementdifférentdusīm al-ʿ awālim,déjàdocumenté78,lequelestàl’originede«l’argothomosexuel»duCaire,etquifonctionnesurunelistedetermes«secrets».Leromanciersedoitderévéleràsonlecteurcequ’ilestsusceptibled’ignorer.C’est laseule interventiondi-rectedunarrateurdanslerécit,cedécodageprovidentielqu’iloffre,faisantencorelapreuvedesaconnaissanceintimedesusagesdetouteslescatégoriessociales,commeZolal’argotdesmineursoudesvendeusesduBon-Marché,oùdanslecadreégyptienʿAlā’al-Aswānīlivrantjustementquelquesclésdusīm al-kawānīn dans son Immeuble Yacoubian 79.Onvoitàquelpointl’auteurseplaceiciau-dessusdesespersonnages:lapetiteNageyyasetrompeelle-mêmeenmanipulantl’argotdesacaste,etlenarrateurluicorrigelalanguedesonpropremétier,envéritableosṭa de l’écriture. Lesalméesjouentàrefuserdejoueretchantertoutaulongdel’épisode:l’osṭa répond
inlassablementàtouteslessollicitationsparsonḥāḍir,admirablecontradictionquisignifieàlafoisleprésentetlaprocrastination.Uneformulerésumel’attitudedesalmées:«et-toql ṣanʿa » (il fautsavoirse fairedésirer).C’est là,semble-t-il,uneréalitéde leurpratique:cetartde l’allècheestpratiquécommedans l’undesépisodesdu«chapitredesalmées»deAʿwdat al-rūḥ (voir infra), lesalméesprofitant longuementdufestinavantdedaignercom-mencerleurconcert.C’estbiencequenousditaussiAḥmadAmīndanssadescriptiondesusagesdeḤāmūlīetAlmaẓ:onnesauraitentendre lesmusiciensavantquecesderniersaientcopieusementmangéetbu80.Ceprincipepourraittoutautants’appliqueràal-Ḥakīm,quidanslacompositionsavantedesapetitepièce,retardejusqu’auderniermomentlavoixlibératricedesonhéroïneet lesurgissementdu ṭarab.Ilyacommeuneidentitédestatutentre la ṭaqṭūqa recherchéede l’osṭa et cette nouvelle, une petite musique entêtante,etunmessagedélivrésurl’essencedel’écrituredefictionpoural-Ḥakīm:l’artdesusciterledésir,lacapacitéàoffrirduplaisir.
77. ParticulièrementledisquedeBahiyyaal-Maḥallāwiyya«RaqṣŠafīqa»,Odéon45032(vers1908),sortedesketchdanslequelBahiyyaimitelalégendaireChafīkalaCopte,etoùl’onentenddiversesinterjectionshautementchoquantesencedébutdesiècle:ana sakrāna qawi, yelʿan abū-lli yezaʿʿalna ḥatta,suivid’unrireretentissant.78. Rowson,«CantandArgot»;id., «al-sīm»;ʿ Īsā,Al-Luġāt al-sirriyya.Surlesargotsbaséssurlamétathèse,voirYoussi,«SecretLanguages».79. Al-Aswānī,ʿEmārat Yaʿqūbiyān,p.53.80. Amīn,Qāmūs,p.283.
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Il fautdirequ’ilaétéàbonneécole:dans Aʿwdat al-rūḥ, l’enfantMuḥsin,alter ego de l’auteur,généreusementinvitéparlesalméesentantquepetitmembredutaḫt à participer à unenoce,s’étonnedelesvoirexigercigarettesetboissonstoutenpromettantdechanter,enretardantsanscesselemomentduplaisir:
«–Maispourquoivousvoustaisez?Quandest-cequ’onvachanter?Çafaitlongtempsquelesgensattendent!Šaḫlaʿ luijetaunregarddepitiéetdecommisération,commeonregardeunpetitenfantou
unignorantdépourvud’expérience,puisellesepenchasurluietluiglissaàl’oreille,commepourconfierunsecret:–Maisc’estça,notremétier[kār], imbécile!C’est legrandsecretdumétier!Plusonsefaitdésirer,plusonestappréciée.T’ascompris,monpetitgars?Ḥafīẓalajoueusedetambourinajouta,enfrottantlapeaudel’instrumentdesapaumepour
mieuxlatendre:–C’estbienvrai,ça.Savoirsefairedésirer,c’esttoutunart.– Exactement, opina Šaḫlaʿ , avançant son visage de Ḥafīẓa pour qu’elle lui allume sa
cigarette 81. »
Leparallèleentrel’artduconteuretceluidelachanteuseestpatent,etc’estsansdoutelàqueladédicaced’al-Ḥakīmprendtoutesasignification:cen’estpassimplementuneinitiationà la jouissanceesthétiquedont l’auteurestredevableauxalmées,maisbienunrapportautemps,auplaisir,àladégustation,qu’ilauraapprisauprèsd’elles.
Les trois noces et le retour de l’âme
Troisansaprèscettenouvelle,al-Ḥakīmrouvrelaquestiondeschanteuses,eninsérantdemanièrea priori déconnectée du sujet principal de ʿ Awdat al-rūḥ, une«parenthèsedesalmées»quioccupel’intégralitéduchapitreneuvièmedupremiertome82.Toutlechapitreestlui-mêmesuscitéà lafinduchapitreviiiparuneruse initiale:Saneyya, la jeunefillequiallégorisel’Égypteàlaveilledelarévolutionde1919,estcurieusedeconnaîtrecesétrangesfemmesalorsqu’elledonneuneleçondepianoàMuḥsin.Derrièrecedernier,c’estbienentendual-Ḥakīmquiréécrit,mêle,colle,réarrangedesrécitsprobablementrecueillisdanssajeunesseauprèsdel’énigmatiqueḤamīdaal-Iskandarāniyyaetajoutedesdétailspourproduireuneffetderéel,commeunadīb médiévaldonnantunnouveausensàdesrécitsrecueillisauprèsdesourcessûresqu’ilréarrangeselonsonprojet.Lechapitrecomportequatresous-partiesettroisnoces,ladernièreétantunrécitbeaucouppluslongetdétailléquelesprécédents:1. L’apparitiondesalméesdansl’universdeMuḥsin,suiteàunconcertauquelassistesa
mère,cequicorrespondauxélémentsautobiographiquesdeSiǧn al-ʿ umr ;
81. Al-Ḥakīm,ʿAwdat al-rūḥ,p.140-141.82. Al-Ḥakīm,ʿAwdat al-rūḥ,p.125-148.
l’adīb et l’almée360
2. Lanocedelacolique:l’osṭaḤamīdaŠaḫlaʿ prépareunplatdepoissonetestaperçueparunclientaristocrateentablierdecuisinière,cequiluisembleincompatibleavecsonstatutd’artisterenommée,puisestempoisonnéecommelerestedelatroupeparceplat,etsetrouvefrappéedemauxdeventreépouvantablesenpleinereprésentationdansungynécée;3. Lanocejuive(analyséeinfra);4. Lanocedesriches:lamèredeMuḥsinconsentàleconfieràlagardedeḤamīda,qui
doitanimerunenocedansunefamilleaisée.L’enfantjouitdesonstatutdemembredutaḫt, observelefonctionnementdesalméesenreprésentation,assisteàladansesensuelledeḤamīda,tombeendormietestréveilléparlesbaisersdel’osṭa,premièreémotionérotique.Toutenmaintenantunnarrateuromniscient(ilvajusqu’àdécrireMuḥsinendormin’ayant
puassisteràlafindelatroisièmenoce),etenvariantlespointsdesvueentresonjeunealter ego et l’osṭa elle-même,ilprésentelesdeuxpremièresnocescommeunemboîtementdenarrationsintradiégétiques:narrateur>Muḥsin>Ḥamīda,sollicitéepourraconterles«belleshistoires»quelejeunegarçonaimeréentendre.Seullerécitdeladernièrenoceestconstruitàtraverslepointdevueduhérosenfant,cequiempêchel’identificationcomplètedulecteuraveclui.Danscestroisrécits,lelecteur(adulte,mâle,musulmanouchrétien)estinvitéparlerécitàsetrouverlàoùilnedevraitpasêtre,làoùiln’apassaplace:letémoignagedel’enfant,emmenéparlesalméesàleurfêtes,lenon-adultepouvantvoircequel’hommenepeutsavoir,etletransmettantensuite;àcetitre,la«parenthèsedesalmées»dansleromanfonctionnecommeletoposduhammamchezd’autresauteurs:lelieufémininoùleseulmâleadmisestl’enfant,avantd’êtreexpulséàl’avène-mentdel’adolescence.L’arrivéedeḤamīdaàlatroisièmenocerenforcecesentimentdeprivilègeinsigneaccordéaulecteur:alorsqueleshommesregardentavecenvieetexcitationl’arrivéedesalmées,etlesaccompagnentderemarquesflatteusespleinesdesous-entendusérotiques,seulMuḥsinentreentourédecesmusiciennes,protégéesparelles,etdécouvreungynécéeemplidefemmesparéesdeleursplusbeauxatours,brillantcommedesétoiles83. Lascènedelanocejuiveest,malgrésabrièveté,laplusricheenélémentsexploitablespar
l’historiencommelelittéraire.Ils’agitd’undesrécitsfavorisdel’enfant,raconté par l’osṭa Šaḫlaʿ ,etsimplementrapportéparlenarrateur,médiateurdessouvenirsdeMuḥsin.Danscettescènecocasse,l’alméesetrouveinvitéeàanimerunmariagechezunerichefa-
millejuiveduCaire.Elleeffleuremalencontreusementlamariéeaprèssonbainrituel,forçantlapauvrefilleàreprendreunbainglacé.
«Lapauvrefillerevintdesonbainfroidenhoquetantetclaquantdesdents.Leshommes,en-tendantlevacarme,montèrents’informer.Lesfemmesdelafamilleetlesinvitéesleurdirententonnant :–QueleDiableemporteLabība!Puisse-t-ellerôtirenenfer!Labībal’atouchée!Lachanteuseentendaittoutcela,recroquevilléeparmilesmembresdesonensemble,tremblant
depeuretd’appréhension.EllesemitintérieurementàréciterleVersetduTrône,et jetaituncoupd’œilàladérobéedetempsentemps,pourvoirsilafureurdelamaisonnées’étaitcalmée.Puisellesecollaitàseschoristes(sannīda)enchuchotant:
83. Ibid., I,p.137.
frédéric lagrange 361
–Nageyya,rapproche-toiunpeudemoi!Cache-moi,jet’ensupplie!Ettoi,Solom,tiens-moilamain,jet’enprie!Protégez-moi,lesenfants(ya awlād).Abūal-Suʿūd,faisunmiracle!Jeteprometsunedemi-douzainedecierges[pourtonmausolée],maisfaisqu’ons’ensortesainesetsauves!Solom,quiétaitencorepluseffrayéequ’elle, lacalmaitenglissantàsamaîtressesurunton
bravache:–Allonsdonc!Maisqu’est-cequetuveuxqu’ilsnousfassent?Nageyyaluirépondit,enconfidence:–Lamoindredeschosesseraitqu’ilsnousbalancentnousaussidanscesatanébainfroid!Claquantdesdents,Solomcommenta:–Seigneur,protégez-nous!Qu’est-cequ’onafaitpourmériterça?Surcesentrefaites, l’agitationavaitdiminué,et la famillede lamariées’étaitditqu’ilétait
préférableque leschosesreprennent leurcours,afinque lasoiréenes’achèvepassurunenotedésagréable.Ilsfirentdoncsilence,etdemandèrentàl’OsṭaLabībadeseremettreàchanter,etelle futd’avisderépondreà leurdemandesur lechamp,afindenepasprovoquerunnouveauproblèmeetdetenterdeleurfaireoubliersabévue.Elleseredressadanssonassise,etordonnaauxmusiciennesdesaisirleursinstruments.ElleditàNageyya:–Accordeleluthsurlemodeḥigāzkār !Puisellelançasavoixetchanta“kēd el-ʿ azūl…”(lesmanigancesducenseurdel’amour).Mais
àpeineeut-elleterminé lepremiercouplet[dudōr]qu’onentenditdeschuchotementsparmilesmembresdel’ensemble[taḫt].EllesaisitlavoixdeSolomquis’élevaitaupointdecouvrirlasienne : –MonDieu,monDieu,UsṭaŠaḫlaʿ ,vousêtesl’honneurdupays,ceconcertestdignedesrois!(Allāh Allāh ya-sṭa Šaḫlaʿ ya maṣreyya, ya samaʿ el-mulūk).PuissuccédaàceslouangesuneremarquelancéeparSolomd’unevoixàpeineaudible:–MonDieu,quellemaîtrisedumode“dissonancekār”(Allâh Allâh, ya našāzkār).Šaḫlaʿ seretournaverselle,furieuse:–Qu’est-cequiteprend,mafille?Maiselleserenditvitecomptequ’ellechantaitfaux,dufaitdelapaniquequis’étaitemparée
d’elle.–Queveux-tuquej’yfasse?Ilsnousontportélapoisse!Chantezdonc,mesfilles,despetiteschansonsfaciles.L’importantestqu’ons’ensorteaveclapeausurlesos.Qu’ilsseramassent“lesmanigancesdescenseurs”etqu’onenfinisse84. »
Cepassageestàlafoisunrécitplaisantetuntémoignageprécieuxsurlesmétiersdelamusique,lesrapportsinter-communautairesdansl’Égyptedutournantduxxesiècle,etindi-rectementsurlerôlequedessinepourlui-mêmel’adīb réformiste.Surcedernierpoint,outrelemaniementexpertdesregistresdelangue,al-Ḥakīmfaitlapreuvedesalégitimité(etdelalégitimitédesafiction)às’instituercommeintellectuelprônantuneréformedelasociétéettenantundiscoursproprementpolitique,cequiestlesujetprincipaldesonroman,enmontrant
84. Al-Ḥakīm, ʿAwdat al-rūḥ,I,p.131-133.
l’adīb et l’almée362
qu’iln’estaucunrecoin,aucunecommunautédurichetissusocialnationalqu’ilignore.Pourcela,illèvelevoilesurdeuxcommunautésexotiques etdontlarévélationdesmœurssecrètessontaguichantespoursonlecteurégyptieneffendi de1933:lesalmées,envoiededisparitionetthéoriquementrestreintesaumondedugynécée,etlesjuifs,quidanscettescènesupposéesedéroulerdans lapremièredécennieduxxesiècle fontencorepartiede lacommunauténationale,maisnevontpastarderàensortir,communautédulimès dont l’égyptiannité est à lafoisculturellementindéniable,etpourtantdéjàmenacée.Lepassageestd’abordinformatifsurleplanmusicologique.Onreconnaîtdanslespa-
rolescitéesparŠaḫlaʿ ledōr deMuḥammadʿUṯmānYā-manta wāḥešni (Ôcombientumemanques),unedespluscélèbrespiècesdurépertoirede l’écolekhédiviale,compositionenmodeḥigāzkār,parailleursbienidentifiéparl’auteur,cequidonnequelqueconsistanceàsesprétentionsd’instrumentiste.Œuvre longueetcomplexe,sonexécutionexigeuneparfaitemaîtrisedesintervallesmaqâmiensetunesolidesciencedel’improvisation.L’alméedeTawfīqal-Ḥakīmconnaîtapparemmentlesmodesetpeutcomprendrelesubtiljeudemotsparlequelsa joueuse de ʿūd luifaitcomprendrequ’ellechantefaux:utilisantlemotnašāz (dissonance),elleformeunmodeimaginaireenluiajoutantladésinencekār,termeturcquel’onretrouvedanslenomdenombreuxmaqāmāt arabo-ottomans,etquipeutdoncpasserpouruneremar-quetechniqueauxoreillesdel’auditoireprofane.N’étantpasenétatd’abordercerépertoirequirequiertlasalṭana (l’ivresseesthétiquequigagnel’exécutant)afindetransmettreleṭarab (ivresseesthétiquedurécepteur),l’alméerecommandealorsàsatroupederevenirauxchantsfémininsplusfaciles,qu’elledésigneparletermedeġinwa,uneappellationquel’onretrouveeffectivementdansdescataloguesde78toursd’avant-guerre,avantqueletermeṭaqṭūqa ne s’imposedéfinitivementpourdésignerlerépertoireléger.Maisc’estsurleplanstructurelquelepassageestsansdouteleplusriche.Ainsiquel’ana-
lysejustementLaṭīfaal-Zayyāt85,laconstructiongénéraleduromansuitunmodèleunion/désunion/retouràl’union:lafamilledesonclesettantesdeMuḥsin,quisedésignesignifica-tivemententresesmembresparlenom«al-šaʿb»,esttroubléeparl’apparitiondansl’immeublededeuxpersonnages,labelleSaneyyaetlejeunevoisinMuṣṭafā,etfonctionneallégoriquementcommeunmicrocosmedupeupleégyptien,quiluiaussisedésunitsousl’actiondélétèreducolonialismebritannique,maisseretrouveraunielorsdelarévolutionde1919,pendantlaquelleMuḥsin,sesoncles,latanteZannūba,ettouslespersonnagesdépassentleursintérêtségoïstespourlaPatrieetlebiencommun.Onpourraitreformulerceschémaentermesdeplerosis / ke-nosis / plerosis 86.Lavisiondelasociétécolonialeetl’événementmajeurqu’estlaRévolutionde1919insèrentl’Égyptedansunmythiquecycled’équilibre,destructionsetrenaissances.Or,la«parenthèsedesalmées»,usuellementsaisicommeunesimplerespirationouflash-back dans
85. Al-Zayyāt,«ʿ Awdatal-rūḥ».86. Ces termesgrecs,empruntésà la théologiechrétienne,ontété reprispar l’anthropologueaméricainTheodoreGasterpourtraiterdesritesetdesmythesdessociétésagricolesduProche-Orientancienfaisantalternermomentsdevide(mortdelanature)etplénitude(retouràlavitalité).Cesconceptsontétéintroduitsdans lesétudesde littératurearabeparAndrasHamoridansLa Littérature arabe médiévale (Princeton,UniversityPress,1974,trad.françaiseSindbad,2002)etpeuventêtreinvoquésici.VoirGaster,Thespis.
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l’économiedurécit,s’insèreenréalitédanscettestructuretripartite,l’épisodedelanocejuiveenformantlepointnodal.Clairement,l’épisodereproduitavecdesvariationsintéressanteslemouvement:a/unioninconsciente,irréfléchie>b/événementperturbateurmenantàladiscorde,désunion>c/réunionfinale,poursauvegarderl’intérêtcollectif,endépassantsonindividualité.Maisàladifférencedelaconclusionheureuseduroman,oùmêmedanslamaladie,frappéeparlagrippe,lafamilleréconciliées’entraide,toutcommelepeupleégyptiens’estretrouvésouslafiguretutélairedeSaʿ dZaġlūl,l’unitéretrouvéeàlafindecetépisodeparticulierestparcontreunesimpleunitédefaçade.Notonsd’ailleursquelesdeuxpremiersrécitsdenoceévoquentdes«nocesratées»,etqueseulelatroisième,àlaquelleassistel’alter ego du narrateur, est une réussite. L’incidentdelarobetouchéeaurarévéléavecuneextrêmeviolencelafragilitédustatutjuifdansl’Égyptede1900.Contrairementàl’IrakoulaTunisiedemêmeépoqueoùdesartistesjuifsvontanimerlesfêtesdesbourgeoismusulmans,cesonticidesmusulmanesquivontlouerleursservicesàunefamillejuiveaisée.Ladifférencedestatutsocialplacelesmusiciennes,commeellesysontaccoutumées,ensituationinférieure,maisleurcommunauté,dansuneperceptionpré-modernedespréséances,lesplaceau-dessusdeleursclients(ilsuffitdelireladescriptionparLanedel’imagedesjuifsenÉgypteen1830,undemi-siècleavantledéroulementsupposédecettescène)87.Laprésenced’alméesdanslessoiréesdelabourgeoisiejuiveestusuelle:ainsilevoyageursuisseCharlesDidier(1805-1864)décrit-ildanssonouvragede1860,Les nuits du Caire, l’arrivéetriomphaledelacélèbreSakneh[Sākina]invitéepourlasommeastronomiquede1200livresàl’occasiondelacirconcisiond’undesfilsdeYaʿ qūbQaṭṭāwīBey,premierJuifàrecevoirletitredeBeysouslerègned’Ismāʿīl88.Sansincident,cesfemmessesatisferaientvolontiersdeleurstatut.Maisl’étrangetérelativedesmœursjuives(ilyaquelquehumiliationpourlachanteuseàdevoirseconcevoircommeimpure),révéléeparleromanciersoucieuxdeprouversonexpertisesursapropresociété,etlesinsultesreçuesfontresurgirlafracturecommunautaire.Usuellementpeuinquiètedeschosesdelareligionsinondanssonaspect«magique»(voirlanouvellefī l-qiṭār/al-ʿ awālim),l’osṭaŠaḫlaʿ réciteleversetdutrône,usagepopulaire,etprometdesciergesàunsaint.Quantàl’apostrophefinale,quijouesurlesparolesdesonchant,«ahomma yaḫdu “ kēd el-ʿ azūl ” fe gettethom »,ondevinebienquece-hom nedésignepasforcémentcetteseulefamille,maiscesjuifsautrefoissoumis,quidésormaisfontpartiedel’élite.Ilseraitdifficiledenepasvoirdanscepassaged’unromansifortementallégoriquel’imaged’uneprochainesortiedelacommu-nauténationaledesJuifségyptiens:totalementarabophones,presqueidentiquesdansleurscoutumesauxmusulmans,ilsreproduisenteuxaussilaséparationhomosocialedel’espace(lesalméesnesontinvitéesetécoutéesquepardesfemmes,quihabitentdansunḥaramlik à l’étage puisqueleshommes,pourintervenir,doiventmonter),écoutantetjouantlamêmemusique,ilssontnéanmoinsautresetneferontpeut-êtrepaspartiedel’équationfinale:l’imageried’Épinalégyptienneinsistesurl’unionducroissantetdelacroixlorsdelarévolutionde1919,etnelaisseaucuneplaceàl’étoileàsixbranches.
87. Lane,Manners,p.545-549.88. TextetraduitenarabechezRizq,al-Mūsīqā, III,p.26-32.
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Tawfīq al-Ḥakīm et Nagīb Maḥfūẓ archivent tous deux des institutions, métiers,comportementsetreprésentationsdontilsperçoiventladisparitionprochainesouslescoupsdeboutoirdelamodernité.Lerapportdeshommesàlamusique,quienÉgyptecommeailleursestsignegénérationnel,etlaplacedesfemmesdansl’espacepublic,sontnaturellementdessujetsquinepouvaientmanquerd’êtreévoquésdanslecadred’unefiction,autobiographiqueounon,quiprendleliensocialcommeobjetprincipaldesonexploration.L’adīb etl’alméesontthéoriquementauxantipodesd’unspectreintellectuel: leréformistelibreetinsoumis,consciencedelaNation,dénonciateurdestaresd’unesociété,desesarriérations,desesfailles;lemaîtredesgloses,aussiàl’aisedanslemaniementdelalanguedel’héritagemédiévalquecelledesbas-fonds,multipliantlesclinsd’œilintertextuelsavecunlectoratqu’ilsupposeapteàlesdécoder.Àl’autreextrémité,destravailleusesleplussouventanalphabètes,dépendantesdeshommes,dépositairesd’unartacquisparimprégnationmaisqu’ellesnesauraientthéoriser,maîtrisantmallessubtilitésduchantsavant,enbasdel’échellesociale,exerçantunmétieràlafoisfascinantetmépriséparlesawlād al-nās,prochesouselivrantàlaprostitution,pra-tiquantsorcellerie(zār)etsuperstition(ṭāsat al-ḫaḍḍa,cultedessaints).L’attitudedesdeuxromanciersn’estpas identique:Maḥfūẓjoueavecsonlectoratenluiprésentantunmondedeviveursetderouées,chaquedialoguesefaisantsuitedesous-entendus,denégociations,d’encodageintertextueldécodéparlesprotagonistescommeparlelecteur.L’alméeestfemmedejouissanceplusqu’artiste,sonuniversestfortementsexualisé,etsielleinitielespersonna-gesduroman,c’estsansdouteplusauxplaisirsdelachairqu’àunartraffiné.MaislechantestpourMaḥfūẓàlafoisuneconditiondel’uns,del’êtreensembleetdelasociabilité,etunmémorialdelacommunauté.Àcetitre,lesalmées,quitransmettentcettehistoirecommune,sontaussidesservantesdelamémoire.Tawfīqal-Ḥakīmnesexualisepasàcepointlemétierdechanteuse:certes,l’émotionqu’il
ressent devant la danse de l’osṭa quelepubliccouvredepiècesd’oretdebillets–cedétailestbiendocumentépar lesvoyageursoccidentaux,mais le faitqu’uneartistede latrempedeḤamīdaŠaḫlaʿ soitaussiunedanseuseesttroublant;lanouvellede1927évoquequantàelleunedanseusedistinctedel’almée,etc’esthistoriquementplusvraisemblable–estbienunpremieréveildessensdevantunefemmequiestàlafoissubstitutdelamère(elletientlittéralementsonrôledansl’épisode)etpremieramour;maisl’alméeestavanttoutinitiatriceauplaisiresthétique,etenseignantedansl’artdel’agacerie,delamaîtrisedutempoquiestaussil’artduromancier.Cesdeuxvisionssontcependanttraverséesdepointscommuns:leplaisir,d’abord.Quelle
qu’ensoitsanature, lesalméesoffrentplaisiràleursauditeurs/amants,etlatransitivitédel’écritureromanesquefaitdecesépisodesdesmomentsd’intenseplaisirdutexte.Autrepointderencontre,l’écritureseconçoitcommerévélationd’unmondedérobé,commeentréeencatiminidansununiversinterdit:quecesoitlademeuredeGalīla,laʿawwāma appontée àImbābaoulesappartementsdesfemmesdécouvertspar l’enfant, le lecteursefaitvoyeur,guidéparunenfantouun libertin.Lerapportau langage,enfin.Maḥfūẓnecherchepascommeal-Ḥakīmàreproduireunsociolecte,maisenparsemantsesdialoguesdecitationsdechansons, ildonneunedimension ludiqueàsonécriture,queseuls les initiéspeuvent
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pleinementgoûter.Sonaînécite,lui,pluslittéralementcesīm,cetargotque«frappent»lesalmées,selonlacollocation89empruntéeparletexte,etleurouvrelesreplisinconnusdelalangue.L’uncommel’autrenousouvrentdesunivers fermés,nousdonnent l’illusiond’unprivilège,conféréparl’écrituredefiction,celuid’apparteniràunmondeénigmatiqueetqu’ilssaventdestinéàêtrebroyéparletemps.Quandbienmêmel’historienleurestredevabledeprécieusescorrectionsàsoninformationparcellaire,c’estavanttoutceparfumdeplaisirquireste,longtemps,enbouche.
Annexe
Les Almées
EnvironcinqminutesavantledépartdutraindelagarecentraleduCaire,leHaggMohammed,impressariodecesdames,descenditdelavoituredetroisièmeclasseetsepostasurlequai,souslafenêtre,enépongeantsasueuretentoussantàlamanièredesfumeursinvétérésquipassentleurvieàrespirerlesvapeursdehaschichmêléesdetabac.–Allez,bonRamadan!s’écria-t-il,avantunenouvellequintedetouxquis’achevaengroscra-chat.Iljetafurtivementunregardconfiantsurl’OstaHamidalachanteuseetlesmembresdeson
ensemble.Ellesseserraienttoutessurdeuxbanquettessefaisantfaceauboutduwagon,leursinstrumentsdemusiqueplacésentreleursjambesdansdesbaluchons.–Allez,sansblague90,jevousaiplacédansunboncoinstot,restez-ybienjusqu’àlagaredeSidiGaber,àAlexandrie.L’OstaHamidalevavigoureusementsesmainsverslecielensignedeprière:–PourvuqueSidiGaberexaucenosprières!Récitezlafatīḥapourl’âmedeSidiGaber,mesfilles!–Doucement,luicriaaussitôtleHaggMohammed,faisattention,sansblaguetamainvafairetomberletambourinduhautdubaluchon,ilvanousbriserlecolduluth!–QueDieunouspréservedescatastrophes!Exaucenosvœux,SidiGaber!AhmonDieu,pourvuqu’ilexaucetousnossouhaits,avecsonpouvoirsecret…Maisdis-nous,HaggMohammed,cetrain-là,c’estl’expressoulePullman?–L’express!Excusez-moi,maisvouscroyezqu’ilyaunevoituredetroisièmeclassedans lePullman?–Maispeut-êtrequ’onvaarriveraprèslarupturedujeûne?–Ahçanon,nomd’unchien!Detoutefaçon,voustrouverezquelqu’undelafamilledumarié
pour vous attendre à la gare.
89. Ḍarab/yeḍrab sīm.90. Bala qafya («sansblague»)estlegimmick discursifetticdelangageparlequelal-Ḥakīmcaractérise,avecgrandeéconomiedemoyens,sonpersonnage.
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C’estalorsqueSolom,lapercussionnisteaveugle,laissajaillirunrireironiqueaussitôtsuividesoncommentaire:–Etsiontrouvepersonnepournousattendre,mesaïeux?Ceseral’heuredemanger,ettoutlemondenepensequ’àsonventre,àcetteheure!–Maistais-toidonc,malheureuse!luilançal’OstaHamida,seretournantensadirection.Onapasidéedediredeschosespareilles!J’ail’adressesurmoi91. –Cac’estbien,Hamida,lafélicitaleHaggMohammeddansungrandsourire.C’estque,sansblaguer,siy’apersonnepourvousattendre,vousavezl’adresse.Maisl’OstaHamida,cepersonnageconsidérable,nevenaitd’ypenserqu’àcetinstantmême:
ellesemitsoudainàlarechercherfiévreusementdansseshabits,danssoncorsage,avantdeseretourner,anxieuse,versFatmaladanseuse:–Fatna,mafille!Oùas-tumislafeuillequejet’aidonnée,quandonétaitdanslefiacre?–Maislescymbalettessontenveloppéesdedans,répondit-elle.L’OstaHamidasefrappalapoitrineens’écriant:–Lescymbalettes,mapetite?Lafeuillesur laquelle ilya l’adresse?QueDieutechangeenguenon!LeHaggMohammedserenfrognaquelquepeu,avantdelesgronder:–Alorscommeça,sansblague,vousn’êtespascapablesdeprendresoind’unpetitboutdepapier…C’estalorsquerésonnadanslagarelepremiercoupdesifflet.Touslesmembresdel’orchestre
s’écrièrentenmêmetemps,leursvoixsechevauchantdansleplusgranddésordre:–Àbientôt,HaggMohammed!–Ducalme,Mesdames,intervintl’hommeleurfaisantsignedesetaire.Excusez-moi,maisilresteencoreunsifflet…Puis,aprèsunequintedetouxetuncrachat,ils’exclama:Allez!BonRamadanàtoutlemonde!L’OstaHamida,souriantavecmalice,commentaalors:–Maisc’estvraiça,HaggMohammed!Tufaislejeûne,toi.QueDieut’accordelapatience…L’hommes’abstintderépondre,etrefusadeprêterattentionauxsouriresrusésetironiquesque
s’échangeaientcesdames.Ilcontinuaàmarmonnerdesformulespieusesetàévoquerle jeûne,puis,relevantlatête,ils’enquit:–Alors,sansblague,vousavezbienpigécequevousdevezfaire,unefoisarrivéesà lagaredeSidiGaber?DemandezoùhabiteMohammedBeyQotbi,commec’estécritsur lepapier.MohammedBeyQotbi,c’estunrichard,àAlexandrie,voustrouverezforcémentquelqu’unpourvousindiquerlechemin.Lesiffletretentitalorsetl’hommeélevalavoix:
91. En-nabi tensaddi, we-tḥoṭṭi ʿ ala meltek borš, el-ʿelwān maʿāya.Letermeburš,nonattestédansledictionnairedeHinds/Badawi,désigneunepetitenattedepalmequel’ondonnegénéralementauxprisonnierspourqu’ilss’enfassentunepaillasse.L’expressionsembleidiomatiquemaisn’estplusconnue,ellesignifielittéralement:«metsurtamalchanceunepaillasse»,donc>dissimuletonincompétence,nerévèlepastastupidité.Quantà ʿelwān < ʿunwān,c’estuneréalisationmaintenantperdue,connotantunparlerfémininpopulaireetpeuinstruit.
frédéric lagrange 367
–Alorsmesbelles?C’estbon?Vousn’avezbesoinderien?–HaggMohammed,criaSoloml’aveugle,ilnousfautunegargouletted’eaufraîche!–Unegargoulette?Maisdequoiparles-tu,noussommesenpleinRamadan,mavieille!CrainsunpeuleBonDieuettiens-toitranquille!Nageyyalajoueusedetambourinhochalatêted’unairentendu:–C’estlameilleure,celle-là…Dis-moi,HaggMohammed,c’estquoileplusgrave,unpeud’eauouunnarghiléauhaschich?–Maisdequelnarghiléparles-tu,magrosse?s’emportaleHaggMohammed.Ah,ça,j’enfaisbienlesermentparmonjeûne…–Tonjeûne?l’interrompitNageyya.Queljeûne,aujuste,monpetitchéri?Nemeparlepasdejeûne!Jet’aivudemespropresyeuxcematinlagôzadanslamain,entraindetousseretderenifler…LeHaggMohammedvoulutrépondre,maisl’OstaHamidal’interrompit,changeantdesujet
pourmettreuntermeauxhostilités.Aprèsunsignedeconnivenceducoindel’œilavecNageyya,lajoueusedetambourin,elleaffirma:–LeHaggMohammedjeûne,exactementcommemoi.Trouvonsunsujetdeconversationmoinsdéprimant,lesfilles!Casuffitcommeça,toutdemême.Caalors!Oh!HaggMohammed!HaggMohammed!Commejesuisbête…J’aioubliédetedire…Quellegourde!Leslapins!Ilssontsoustagarde,HaggMohammed.N’oubliepasdejeterauxlapinssurlaterrasselesépluchuresdesmelons.Jetelesconfie!QueSayyedaZeinabtesoutienne.C’estalorsqueretentitlederniercoupdecloche.Lebrouhahas’élevadetoutepart.Letrainse
mitenmarche,aumilieudescrisdesfillesdel’orchestre:–Àbientôt,HaggMohammed!tandisque lui lessaluaitencriantàsontour.Toutes lesvoixsemêlèrent, jusqu’àceque le
Haggsoitaussiincapablequetouteautrepersonnededistinguerlemot«lapin»de«àbientôt»entrecesvoixembrouillées,etpourtantlesdeuxcôtéscontinuèrentàpoussercescrisinstinctifs,commes’ilsadressaientleurscrisaucrimême,etcejusqu’àcequeletrainsefûtéloigné.Cen’estqu’àcemomentquechacunrevintàluietaucalme…
Lesmembresdel’orchestredemeurèrentassisesunmoment,plongéesdansunprofondsilence,commesi le faitdequitterLeCaire,nefût-cequepourunemissiondecourtedurée, laissaitdansleursespritsuneempreintedetristesse,uneémotionnostalgique.CecalmelugubrenefutinterrompuqueparlavoixdeSoloml’aveuglequiremarqua:–Ohlàlà!Pauvredemoi!J’aioubliédedireauHaggMohammeddenousacheterdutabac!C’estpascemalheureuxpaquetdetabacSamsonquivanoussuffiretoutelajournée,quandmême?Personnene luirépondit, toutes lesfillesdemeurantsilencieuses, têtesbaissées.Finalement,
l’OstaHamidarelevaquelquepeulechefetsoupira,pleined’émotion:–MoncherpetitCaire…Etcefutcommesicettephrasetraduisaitparfaitementlesentimentdechacuned’entreelles.
Ellesgardèrenttouteslatêtebaisséeencoreunmoment,avantdelareleveretderegarderautourd’elles, pour se distraire. –Cen’estquepourunejournée,demainonrentreracheznous,intervintSoloml’aveugle.
l’adīb et l’almée368
Nageyyalapercussionnisteluiréponditensouriant,fixantduregardlesiègesuivant:–Etquivousaditqu’Alexandrien’estpasjolie?J’vousjure,parleProphète,Alexandriec’estunvraiplaisir!Fatmaladanseuse,toutenregardantelleaussilesiègesuivantaveccoquetterie,lança:–Alexandrielajolie,terredesafran92…Toutessemirentàrépétercettemêmeformulerituelle,tandisquesedissipaientlesdernières
tracesdenostalgiecairote.Levisagedel’OstaHamidaretrouvasalimpidité.Ellelança:–Solom,roule-moidoncunecibiche…L’aveuglepritlepaquetdetabacets’employaàrouler,tandisquel’Ostaétudiaitlevisagedesvoya-
geursalentours,avantdeseretournerversFatmaetNageyya,pourleurconfierironiquement:–Ehbien,avecdespassagerscommeça,onn’estpasvernies! * * *L’Ostan’avaitpastort: lefaitestquelaplupartdespassagersétaientd’austèreshommesdu
Sudetdespaysans.Etpourtant,sesbeauxyeuxnoircisaukhôln’avaientpasremarquéderrièreelle lespassagersdubancvoisin,troiseffendisetunquatrièmeportantunegallabeyya 93 et un tarbouche.Sil’Ostaavaitvouluensavoirplus,elleauraitapprisquecesquatrecompères,depuisledépart
dutrain,n’avaientpascesséuneseulesecondedelaregarderelleetlesautresfillesdel’ensemble,àl’exceptiondeSoloml’aveugle.Etsielleavaitvouluconfirmation,illuiauraitsuffidedemanderauxyeuxdeNageyyaetdeFatma.Lacigaretteroulée,Solomsefrappalapoitrineensignededésespoir:–Misère!Nousn’avonspasd’allumettes!C’estàcemomentqueparut lecontrôleurqui frappasur lacloisonde leurvoitureavecsa
poinçonneuseencriant:–LesbilletspourQalyoub!Tournantlatêteverslasourcesonore,Soloms’écria:–Monsieurlecontrôleur!Vousn’auriezpasdufeu,parhasard?QueDieuvouspréservevosfemmes…–Commentça,dufeu?réponditl’hommesèchement.–Excusez-nous!intervintl’OstaHamidad’untoncâlin.C’estpourallumernotrecigarette…D’untonexprimantlaréserve,etsansseretournerverselles,ils’enquit:–VousnejeûnezpasenpleinRamadanouquoi?Ilétaitdéjàparvenuausiègesuivant,oùrapidementl’hommevêtud’unegallabeyya s’éclaircit
la voix, saisissant l’occasion de prendre la parole :–Lesbienheureuxontledroitderomprelejeûne,Monsieurlecontrôleur…
92. « Iskandereyya mareyya turab-ha zaʿfarân »estunlieucommun,uneexpressioncourammentprononcéeàl’évocationd’Alexandrie.Letermemareyya estunjeudemot(tawriya):mareyya danslesensd’utileetagréable(yemri ou yomri,êtreutiledufaitdesesrichesses),maisaussileprénomMaria,prononcéàl’arabe,usueldanslescommunautésgrecqueetitaliennedelavillecosmopolite,évoquantunebellejeunefillejoueusepourl’auditeurarabe.93. Beneš,gallabeyyaendialected’Alexandrie.
frédéric lagrange 369
Lequeldemeuracoi,manifestantsafroideuretsaréserve.Ils’acquittadesamissionavecsérieux,sansaménité.Quandilsefutéloigné,l’OstaHamidacommenta:–Unvraipoison,celui-là!Fatma,quifixaitduregardleseffendisdelabanquettevoisine,luirépondit:–Ahçamavieille,c’estbienvrai.Pourquiilseprend,àfairelefiercommeça?Dieunousenpréserve…L’hommeengallabeyya s’éclaircit de nouveau la gorge :–C’est que les gens comme lui, c’est pas pour mal dire, hein, ils se prennent pour legouvernement!Fatmaapprouvaderechef,ettoutlemonde,alméesd’uncôtéeteffendisdel’autre,semitàcasser
dusucresurledosducontrôleur,jusqu’àcequel’undeseffendisconclue:–Enfin,c’estpasgrave,toutça.GrâceàDieu.Sonamiproposaaimablement:–Nousavonsdesallumettessurnous,Mesdames!Letroisièmeajouta–Etmêmedescigarettes!L’hommeengallabeyya toussa et les interrogea :–Etoùdescendez-vous,Mesdames,sicen’estpastropindiscret?–ÀSidiGaber,Pardi!réponditaussitôtSolom,commetropheureused’avoirfaitlaconnaissancedecesgentlemenmunisdecigarettesetd’allumettes…–Nousaussi,s’exclamèrent-ilsenchœur.Onferalecheminensemble,alors,siDieuveut.NousallonsàAlexandrie.–Cesoir,précisal’undeseffendis,nousferonsnosprièresdeRamadanàlamosquéeSidiAboual-ʿAbbas!S’éclaircissantlavoixcommedecoutume,l’hommeengallabeyyaremarqua:–J’imaginequevousvousdéplacezpourunmariage,Mesdames?–Tout-à-fait,Messieurs,réponditl’OstaHamida,gonfléed’orgueiletd’importance.RiendemoinsquelemariagedeMohammedBey…MohammedBey…Beycomment,mapetiteFatma?–MohammedBeyQotbi.Regardantleseffendisdroitdanslesyeux,l’Ostarépéta:–MohammedBeyQotbi!Unnotabled’Alexandrie,pasn’importequi,hein!–Considérable!–MohammedBeyQotbi…hésital’undeseffendis…Ilestassezâgé,non?Soloml’aveuglerépondit:–Lemarié?Pasdutout,jevousjure,unbongarssympathique,unptitjeunot94quifaitplaisiràvoir!
94. Mešalben : le termen’estpluscomprispar les locuteursactuelsdudialectecairote.Un informateurrapprochel’adjectifdešalabi,aisé,riche,debonnefamille;c’estlesensquenouschoisissons.Unautredonneunedéfinitionpluscomplète,maismoinsvraisemblable:.مذاق التمر األمحر وهو الذع وحلو يف نفس الوقتmaḏaq al-tamr al-’aḥmar wa huwa lāḏiʿ wa ḥulw fī nafs al-waqt.
l’adīb et l’almée370
Nageyyasetournaverselle:–Parcequetul’asvu,peut-être?–Maisc’estleHaggMohammedquinousaditquec’étaitunpetitjeune,lemarié…Sursesentrefaites, l’undeseffendissortitdesapochesonétuiàcigarettesqu’ilfittourner
parmilesmembresdel’ensemble.AvisantFatmaladanseuse,illuidemanda:–Etjesupposequec’estcettepetitejeunefillequiestchargéederécolterlesdonsdupublic?–OuiMonsieur,répondit-elleaveccoquetterie.RegardantNageyya,unautres’enquit:–Etvous,Madame,quelleestvotrefonction?–Ladarbouka,Monsieur,répondit-elleensouriant.Letroisième,l’hommeengallabeyyademandaàl’Osta:–Nousaimerionsbienavoirl’honneurdeconnaîtrevotrenom…Fièrement,l’OstaHamidaseprésenta:–Hamidael-Mehallaweyya.Demandezdansnotrequartier,àBabel-Khalq,tout lemondevousindiqueraoùj’habite!–Trèshonoré,répondirent-ilsrespectueusement.Pointantdudoigtleluth,l’und’euxs’enquit:–Vousêtesdonclajoueusedeluthàlatêtedugroupe!–Exactement,Monsieur.L’hommeengallabeyya se racla encore la gorge avant d’approuver :–Excellent!Excellent!Leluthestlesultandelamusique…Quellemerveille…–Bienentendu,commentaunautre.C’estlepèredeschantsetdesjoyeuxmoments!Ilyeutalorsunmomentdesilence,interrompuparSolom:–Maisalors,personnevasedécideràmedemanderàmoicequejefaisdansl’orchestre?Unecertaineconfusions’emparadeshommes,embarrassés,quimarmonnèrentquelquesplates
excuses.Poursetirerdecettesituation,l’und’euxsortitdesapochesonétuiàcigarettesetlefitcirculerparmilesfillesdugroupe.MaisSolom,aprèsavoirsaisiunecigaretteditenfaisantlamoue:–C’estbon,merciMonsieur.NousnefumonsquedutabacSamsom,lamarqueàlagazelle…Letrainvenaitjusted’entrerengaredeQalyoub,etl’effendinevoulutrienentendre:ilirait
acheteràSolomunpaquetdetabacaubuffet!Àpeineletrainfut-ilrepartiqu’unerelationd’in-timités’étaitinstalléeentrelespassagersdesdeuxbanquettesvoisines…L’hommeengallabeyya demanda:–Maisdites-moi,OstaHamida,prionssurleProphète…–Surluilaprièreetlesalut…–Commejevousdis,poursuivit-il,nousfaisonslejeûne,etlejeûneurabienledroitdesedis-traireunpeu,non?Oujemetrompe?L’undeseffendissaisitlaperche:–Etpuisfranchement,Dieuvouslerendraitaucentuple.–Etceseraitenpluscommeuneaumônepourremplacerlejeûne…Toutendessinantsessourcilsavecunbâtonnet,OstaHamidatemporisa:
frédéric lagrange 371
–J’ailavoixunpeuenrouée…L’hommeengallabeyya protesta :–Votrevoixenrouéeestlasourcemêmedel’extasemusicale!–J’aimeraisentendre«J’aipassémavieàaimer95»,parcequeNaïmaal-Masreyya…OstaHamidalecoupaavecmépris:–Misère!VouscroyezqueNaïmaal-Masreyyasaitchanter«J’aipassémavieàaimer»?–C’estbiencequejepensais…commental’homme,finaud.Solomsecoualatêteetdécréta:–Monsieur,sachezqueceuxquinousécoutentn’écoutentpasNaïmaal-Masreyya!–Maisjustement,sedéfendit-il,j’aiprécisémentenviedenepasavoiràl’écouter.OstaHamidaopinaduchefàl’avisdeSolom,avantdes’écrieravecorgueiletenthousiasme:–Dites-lui!Dites-luiquijesuis!Hamidaal-Mehallaweyya,etpoussez-moidesyouyous!L’hommeengallabeyyaserécriarespectueusement:–Maisbienentendu,chèreMadame!Etc’estpournousunhonneur…Danssonéchauffement,l’OstaHamidanesentitpasqueledevantduvoilenoirquiluirecou-
vraitlatêteavaitglisséversl’arrièresansqu’ellen’yprennegarde,révélantla«safa»,lefiletdoréetscintillantquidécoraitsachevelure,ainsiqu’unfoulardbrodédesequinsquiattiraittouslesregards.Leshommess’enaperçurentetjetèrentàladérobéedesregardssursescheveux,detempsàautre.Fatmaladanseuselessurprit,etellesedépêchad’avertirsamaîtresseenemployantl’argotdemétiercomprisdesseulesalmées:–Atsa ! Atsa ! ta fasa est arrapente ! Cequisignifiaitenclair:«Osta!Osta!tasafaestapparente!»Maisl’Ostan’entenditpas,ounevoulutpasentendre,tropoccupéequ’elleétaitàdessinerses
sourcilsavecsonbâtonnet.Nageyyalajoueusedetambourinelleaussis’aperçutdesregardsportésparleshommessurlescheveuxdelachanteuse,etellesejoignitàsacollèguepourlamettreengarde :
– Atsa ! ta fasa est arrapue ma soeur ! Sil’Ostan’yprêtaaucuneattention,cenefutpaslecasd’undeseffendisquiintriguéparcette
phraseétrangequ’ilnecomprenaitpasdemanda:–Atsa…Atsa…C’estoù,ça?C’estunevilledeHaute-Égypte?L’hommeengallabeyya le corrigea :–Pasdutout,ellessontentraindeparlerdansleurjargon.LetondeFatmasefitdeplusenplusstridentdevantl’absencederéactiond’OstaHamidaet
lesregardsportésparleseffendissurlacheveluredesamaîtresse.Ellecria,aucombledel’exas-pération:–Maisenfinmasoeur,écouteunpeucequ’ontedit:ta fasa est arrapente ! Nageyyaelleaussiintervint,énervée,jalousedelaréputationdel’Osta:–Faisunpeuattention,masoeur!Ta fasa est apparente!
95. « Fel-ʿeshq qaḍḍēt zamāni»,voir lecorpsde l’articleainsique lesdonnéesbiographiquessurNaʿīmaal-Maṣriyya.
l’adīb et l’almée372
Relevantlemot,l’undeseffendisdemandaenriant:–C’estlafasadequiquiestapparente?–Quellegourde!serepritaussitôtNageyya.Ohlàlà!Tuvois,masoeur,jevoulaisdiretafasa
est arrapenteetvoilà-t-ypasquej’aidittafasaestapparente!Puiselle lançaunrireretentissant,quiattiraenfinl’attentionde l’Osta.Cettedernièrese
retournaverselle,lafixantd’unregardnoir:–Maistuasdûêtrechangéeenguenon!Est-cequ’onaidéederirecommeunefollecommeçaaumilieuduwagon96!–C’estquejemesuistrompéeenparlantnotrejargon.Quellesotte!s’excusaNageyya.Alorsque l’OstaHamidaretournaitàsessourcilsetàsonbâtonnet, l’hommeengalabeyya
demandad’untonsuppliant:–OstaHamida,noussommesvosserviteurs…Selaisserprierpardeshommesquijeûnent,çanesefaitpastoutdemême…–Maisbiensûr,toutdesuite,réponditl’Ostaavecorgueiletunecoquetterieétudiée.–«J’aipassémavieàaimer»,imploraundeseffendis.–Toutdesuite,répondit-elleencoreenminaudant.–Simplement«toutdesuite»?Noussommesvosserviteurs…intervintunautreeffendi.–Avecplaisir,toutdesuite,réponditsimplementl’Osta.Désignantleluth,l’hommeàlagallabeyyaremarqua:–L’instrumentestàcôtédevous…Ilestjuste-là,OstaHamida!Maîtrisantl’artdesefairedésirer,ellesecontentad’un:–Maisoui,toutdesuite.Nousallonsnousymettre…PuiselleregardaNageyyaetditassezfortpourêtreentenduedeseffendis:–MonDieu,commej’auraisenvied’unebonnetassedecaféturcsanssucre…–Nousvousl’offrironsavecplaisirdèsquenousseronsengaredeBenha,OstaHamida,ditl’hommeàlagallabeyya. Saisissantl’occasion,undeseffendissuppliaencore:–Onnepourraitpasentendreenattendant«J’aipassémavieàaimer»?Nousvousenprionsvraimentparticulièrement!Etavectoutecettelenteuretcetartconsommédefaireattendresonpublicquepossèdeune
vraiefilledumétier,l’Ostaréponditavecgrâce:–Toutdesuite.Prendtontambourin,Solom.PuiselleavisaFatmaetluidemandaensonjargon:–Dis-moi,Fatna,mafille:regardebienmonvisage,j’auraispasunsourciltroplégeretunautre
trop dessiné ?
96. « Halbatt ensaḫaṭti lamma terfaʿi ṣ-ṣahlūla keda f-wesṭ el-bagūr »,formulationtypiquementdestinéeàsignifierlesociolectedesalmées.Halbatt équivautaumoderneatāri (sansdoute,peut-être),ṣahlūla désigneclairementlecélèbreriredesalmées,bagūr estunedéformationdebabûr < vaporetto,désignantlalocomotiveoucommeiciletrain(renduparwagondanslatraduction).
frédéric lagrange 373
C’estcemomentquechoisitlecontrôleurpourentreretvérifierlesticketsdespassagersmontésàQalyoub.S’adressantauxmembresdel’orchestre,illeurdemandasursonmêmetonpète-secet guindé :–Personnen’estvenus’ajouter?Toutenterminantsonsourciltroplégeravecsonbâtonnet,l’Ostaluirépondit:–Laseulechosequiestvenues’ajouterici,c’estlekhôlsurmessourcils!Lecontrôleursedépêchadesortir,depeurquesaréputationnefûtaffectéeparlesplaisanteries
decesgens-là…Etàpeineétait-ilàl’autreboutdelavoiturequerésonnèrentdanstoutlewagonlesvoixdesalméesaccompagnéesdeleursinstruments,luth,tambourinetdarbouka,entonnant:
J’ai passé ma vie à aimerMes soucis aujourd’hui me suffisentVoyez mon corps alangui…Ils’immobilisaalors,stupéfait,alorsquetoutletrainbouillonnaitd’excitation97!
Paris,juin1927.
97. Jeudemotenarabe:lecontrôleurwaqafa mabhūtan tandisqueletrainwaqafa ʿalā riǧl.
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Références bibliographiques
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