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18 Dossier : Les prisons Comment sortir de prison et se réinsérer dans la vie Les personnes qui sont confrontée à la justice pénale sont généralement issues des franges les plus défavorisées de notre société. Leur passé et leur vie sont souvent marqués par des handicaps sociaux qui se transmettent de génération en génération : faible niveau socio- économique ; milieu familial et social déstructuré ; père absent ; placement en institution ; conditions de logement insalubres ; scolarité jalonnée par une suite d’échecs et bas niveau d’éducation de base et de formation, ne leur permettant de manier les écrits qu’à un niveau de survie ; exclusion du monde du travail ; passé professionnel instable et peu de chances de trouver du travail ; problèmes de toxicomanie ; difficultés de gérer un budget et problèmes d’endettement… Toutes ces blessures, issues de leurs conditions de vie précaires, finissent par engendrer l’anxiété, une violence intérieure, une image de soi déficiente, un sentiment d’infériorité... et bien souvent, ce chemin chaotique aboutit à la délinquance et à la prison, qui constitue l’handicap social ultime. Sur une population de plus ou moins 10.000 détenus, 75 % d’entre eux sont des jeunes entre 18 et 35 ans. 95 % sont de sexe masculin. Ils accumulent générale- ment une série de petits délits commis au cours de l’adolescence, ce qui les précipite dans les rouages de la justice pénale, dès leur majorité. Le plus souvent ils sont condamnés pour toxicomanie ou pour accumu- lation de délits connexes (par exemple, des petits vols répétés pour se procurer de la drogue). Cependant, contrairement à la perception que nous en donne les médias, les personnes condamnées pour des faits gra- ves (crimes de sang) ne représentent qu’à peine 0,5 % de l’ensemble de la population pénitentiaire. Face à l’accroissement de la délinquance, une grande partie de l’opinion publique reste persuadée que l’em- prisonnement constitue le moyen de dissuasion le plus efficace contre la criminalité. La plupart des systèmes de justice pénale européens répondent favorablement à l’écho de cette opinion, en prononçant des peines de prison de plus en plus nombreuses et de plus en plus longues. Les recherches criminologiques démontrent pourtant que la peine doit être suffisamment propor- tionnée au délit commis. A force d’emprisonner et de maintenir trop longtemps un délinquant à l’écart de la société, l’effet dissuasif de la peine perd de son utilité sociale ; elle fabrique des êtres potentiellement plus révoltés et plus aptes à récidiver. La prison provoque un « traumatisme carcéral » (comme disent les cri- minologues) qui s’ajoute aux nombreux handicaps so- ciaux qui existaient déjà avant la détention. Elle est, à la fois, déstructurante, violente, criminogène, protectrice, non responsabilisante, bref, elle crée des dégâts. Et plus la peine est longue, moins la personne incarcérée a des chances de pouvoir un jour se réinsérer harmonieu- sement. Paradoxalement, malgré le prononcé de peines plus sé-

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Page 1: Dossier : Les prisons - Centre Avec · 2016. 6. 17. · 18 Dossier : Les prisons Comment sortir de prison et se réinsérer dans la vie Les personnes qui sont confrontée à la justice

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Dossier : Les prisons

Comment sortir de prison et se réinsérer dans la vie

Les personnes qui sont confrontée à la justice pénale sont généralement issues des franges les plus défavorisées de

notre société. Leur passé et leur vie sont souvent marqués par des handicaps sociaux qui se transmettent de génération en génération : faible niveau socio-économique ; milieu familial et social déstructuré ; père absent ; placement en institution ; conditions de logement insalubres ; scolarité jalonnée par une suite d’échecs et bas niveau d’éducation de base et de formation, ne leur permettant de manier les écrits qu’à un niveau de survie ; exclusion du monde du travail ; passé professionnel instable et peu de chances de trouver du travail ; problèmes de toxicomanie ; difficultés de gérer un budget et problèmes d’endettement… Toutes ces blessures, issues de leurs conditions de vie précaires, finissent par engendrer l’anxiété, une violence intérieure, une image de soi déficiente, un sentiment d’infériorité... et bien souvent, ce chemin chaotique aboutit à la délinquance et à la prison, qui constitue

l’handicap social ultime.

Sur une population de plus ou moins 10.000 détenus, 75 % d’entre eux sont des jeunes entre 18 et 35 ans. 95 % sont de sexe masculin. Ils accumulent générale-ment une série de petits délits commis au cours de l’adolescence, ce qui les précipite dans les rouages de la justice pénale, dès leur majorité. Le plus souvent ils sont condamnés pour toxicomanie ou pour accumu-lation de délits connexes (par exemple, des petits vols répétés pour se procurer de la drogue). Cependant, contrairement à la perception que nous en donne les médias, les personnes condamnées pour des faits gra-ves (crimes de sang) ne représentent qu’à peine 0,5 % de l’ensemble de la population pénitentiaire.

Face à l’accroissement de la délinquance, une grande partie de l’opinion publique reste persuadée que l’em-prisonnement constitue le moyen de dissuasion le plus efficace contre la criminalité. La plupart des systèmes de justice pénale européens répondent favorablement à l’écho de cette opinion, en prononçant des peines de prison de plus en plus nombreuses et de plus en plus longues. Les recherches criminologiques démontrent pourtant que la peine doit être suffisamment propor-tionnée au délit commis. A force d’emprisonner et de maintenir trop longtemps un délinquant à l’écart de la société, l’effet dissuasif de la peine perd de son utilité sociale ; elle fabrique des êtres potentiellement plus révoltés et plus aptes à récidiver. La prison provoque un « traumatisme carcéral » (comme disent les cri-minologues) qui s’ajoute aux nombreux handicaps so-ciaux qui existaient déjà avant la détention. Elle est, à la fois, déstructurante, violente, criminogène, protectrice, non responsabilisante, bref, elle crée des dégâts. Et plus la peine est longue, moins la personne incarcérée a des chances de pouvoir un jour se réinsérer harmonieu-sement.

Paradoxalement, malgré le prononcé de peines plus sé-

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vères, les politiques pénales recherchent aussi, depuis une trentaine d’années, un plus grand équilibre entre leur humanisation et le maintien de leur caractère dis-suasif. En Belgique, ce nouveau concept s’est principa-lement traduit par des mesures tendant à individuali-ser la peine ou à améliorer le régime à l’intérieur des prisons.

Travailler à la réinsertion au sein de la prison…

La Loi de principes du 12 janvier 2005, concernant l’administration des établissements pénitentiaires et le statut juridique des détenus (cf. doc. Parlem. 0231/016), prévoit de donner une consistance au “Plan de déten-tion individuel”. Cet important instrument de gestion de la peine devrait désormais constituer la clé de voûte de tout travail réalisé au sein de la prison, en vue de la réinsertion future dans la société. Afin de normaliser, autant que possible, la vie quotidienne en prison, il doit permettre au détenu de participer de manière cons-tructive à la détention, en disposant d’une ouverture aussi large que possible sur le monde extérieur. Ce plan, élaboré avec sa collaboration, définit l’esquisse d’un parcours de détention qui consiste en un pro-gramme d’activités planifié, qui doit faire coïncider ses besoins individuels (aide sociale et familiale, santé, édu-cation, activités culturelles, formation professionnelle, orientation vers le marché de l’emploi, réparation des victimes…) avec les diverses modalités individuelles d’exécution, d’interruption et de fin de la peine (sor-ties, semi-détention, libération conditionnelle…). À travers ce programme, le but recherché n’est pas de faire de la prison un «hôtel ****», mais de maintenir le détenu dans un contexte le plus proche possible de la société, où il devra inévitablement se réintégrer.

En faisant ainsi le choix de responsabiliser le détenu vis-à-vis de son avenir, la prison devrait contribuer à exercer une influence positive sur son comportement : meilleure compréhension des circonstances qui ont occasionné le délit, acceptation plus constructive de la faute, déve-loppement des aptitudes sociales destinées à résoudre les problèmes... En fin de compte, il s’agit de donner au détenu un maximum de chances pour participer à nou-veau à une vie sociale normale, en évitant la récidive. Mais qu’en est-il concrètement ?

Au niveau social, les Services d’aide sociale aux dé-tenus de la Communauté française (un ou plusieurs par arrondissement judiciaire) offrent une aide sociale et psychologique aux détenus qui le demandent ainsi

qu’à leurs proches. Ces organismes, qui disposent de moyens insuffisants pour réaliser leurs missions, sont particulièrement actifs pour les aider à maintenir leurs liens familiaux qui, souvent, se détricotent progressive-ment au cours de la détention.

Pour les détenus qui veulent se former, les nouvelles dispositions de la Loi de principes (Art. 76 à 80) con-sacrent le droit à la formation. Elles visent à donner un sens à la détention et à améliorer les perspectives de réinsertion, moyennant un programme de formation le plus large possible. Un certain nombre d’initiatives (al-phabétisation, français, calcul, certificat d’éducation de base, formations pré-qualifiantes, langues…) sont pri-ses en charge par des professionnels et des bénévoles du secteur public (Enseignement de promotion sociale et à distance de la Communauté française, Forem…) et du secteur associatif (organismes d’éducation perma-nente, certains services d’aide sociale aux détenus…).Mais elle se heurtent à des obstacles de taille : l’organi-sation de la prison (manque de locaux, surpopulation, transferts, incertitude quant à la date de libération…) ; la motivation des détenus (échecs accumulés, influence de la toxicomanie…) ; le manque d’une politique globa-le, coordonnée et structurée, avec pour conséquence que l’on ne peut mettre sur pied que des initiatives, presque toujours parcellaires, ponctuelles, précaires et trop dépendantes de la bonne volonté locale – ce qui empêche d’élargir l’offre, d’accroître les possibilités de certification et d’harmoniser les méthodes avec cel-les utilisées à l’extérieur. Remarquons cependant que certaines initiatives politiques sont actuellement prises par la Communauté française pour remédier à ce der-nier obstacle.

En matière de travail pénitentiaire, la Loi de principes (Art. 81 à 85) reconnaît le droit aux personnes déte-nues de participer au travail disponible dans la prison. Son principal objectif est également de donner un sens à la détention. Mais, pour des raisons budgétaires, le lé-gislateur a fait le choix d’une option minimale, tant et si bien que l’organisation actuelle du travail pénitentiaire risque de ne pas évoluer. Dès lors, au regard des re-commandations de « normalisation » préconisées par le Conseil de l’Europe, un certain nombre de critiques sont à formuler : offre de travail insuffisante (seulement pour le tiers des détenus) ; tâches peu motivantes, per-mettant certes de « tuer le temps » et d’apprendre les rudiments d’un métier, mais exercées dans des condi-tions qui ne permettent pas d’acquérir ou de renforcer les aptitudes nécessaires à exercer une activité assurant

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une subsistance après la libération (maintenance de la prison, ateliers techniques de construction de portes, châssis, barreaux… pour les besoins internes de l’ad-ministration, travaux de sous-traitance, à la pièce, pour des entreprises extérieures) ; travail empêchant sou-vent de participer à certaines activités de formation, dont l’importance est pourtant déterminante pour la réinsertion ; pas de rémunérations se rapprochant de celles octroyées dans la société libre (gratifications de plus ou moins 1 euro de l’heure, ou un peu plus pour le travail à la pièce) et pas d’indemnité de manque à ga-gner, d’où pas d’accès à divers droits sociaux… – ce qui a pour effet de désocialiser le détenu et de l’empêcher d’assumer ses responsabilités vis-à-vis de sa famille et des parties civiles.

… et après la sortie de prison

Après la libération, de quelles chances les personnes ex-détenues disposent-elles réellement pour se réin-sérer dans la société ?

Sous l’effet du « traumatisme carcéral », elles présen-tent généralement un profil fragile : désocialisation, isolement, perte de la notion de réalité, altération des repères espace-temps, perte de confiance en soi et d’estime de soi… La liberté les insécurise et les désta-bilise : elles reproduisent les schémas comportemen-taux développés en détention ; elles ne parviennent pas à être acteurs de leur réinsertion. D’ailleurs, 50 à 60 % d’entre-elles récidivent (en général dans l’année qui suit leur libération).

Les détenus ne peuvent généralement qu’élaborer un vague projet de réinsertion, en fin de peine, souvent sous la pression des conditions qui leur sont imposées dans le cadre d’une libération conditionnelle (logement, activité constructive, travail, guidance psychologique, sociale et financière, interdictions de police…).Beaucoup d’organismes qui oeuvrent à la réinsertion des publics défavorisés se sentent très dépourvus pour répondre aux besoins multiples des personnes ex-dé-tenues et refusent d’assurer leur suivi post-carcéral. Celles-ci n’ont alors comme seul choix que de pren-dre contact, de manière dispersée, par la méthode du « bouche-à-oreille », avec les rares organismes qui sont disposés à les épauler dans leur parcours de réinser-tion.

Parmi les difficultés qui se présentent à la sortie de

prison citons : l’impossibilité d’entamer un réel par-cours d’insertion dès la prison ; les difficultés pour le détenu de se projeter dans l’avenir, surtout à cause de sa situation matérielle et sociale précaire, malgré toute la bonne volonté dont il peut faire preuve ; la date de libération incertaine ; la législation en matière de casier judiciaire qui, mis à part la nécessité d’une réglementa-tion quant à l’incompatibilité de certains délits par rap-port à l’accès à des postes « sensibles », va totalement à l’encontre d’une réelle politique de reclassement so-cial des citoyens ayant été frappés d’une condamnation, cette pratique revenant à infliger une seconde peine, de nature morale, à celui qui a déjà « payé son dû » au corps social.

Bref, les (ex-)détenus ne disposent pas d’un soutien suffisant pour préparer efficacement leur réinsertion dans la société libre. Ceci constitue l’une des causes majeures du taux de récidive élevé : il manque actuel-lement un chaînon au sein même de la prison. Pourtant si certaines étapes de leur parcours d’insertion étaient entamées pendant la détention, les détenus dispose-raient de chances accrues pour mener à terme leur projet d’insertion.

L’observation de nombreux projets expérimentés dans d’autres pays de l’Union européenne, et qui commen-cent à se développer chez nous, met en évidence que la

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plupart des personnes (ex-)détenues ne se sont jamais référé aux « modèles sociaux » dominants, alors qu’il leur est demandé, souvent sans aucune préparation préalable, de se couler dans le moule de la société.Avant donc de songer à tout projet de réinsertion so-ciale et professionnelle au sens strict, il est important de répondre à des besoins bien spécifiques au niveau du « savoir-être », des attitudes, de la motivation, de la socialisation…

À cet égard, la pratique culturelle et artistique leur of-fre un moyen puissant pour opérer des changements dans leur manière de penser et pour abandonner la délinquance. En devenant des acteurs d’un projet qu’el-les ont choisi, ces personnes en rupture sociale et for-tement fragilisées pourront se responsabiliser, se fixer des objectifs, se projeter dans l’avenir, retrouver une confiance en soi , retrouver le goût d’apprendre, libé-rer un potentiel de changement, reconstituer un tissu de relations sociales, développer leur citoyenneté, re-devenir des acteurs sociaux, développer leur créativi-té… et finalement acquérir des compétences de base et des compétences clés, transposables dans un projet de vie, dans un parcours d’insertion plus large, voire professionnel.

Sur le plan plus spécifique de la réinsertion profession-nelle, il semble important de développer des stratégies qui permettent de mieux faire coïncider les program-mes (extra-) pénitentiaires d’insertion socioprofes-sionnelle avec les besoins des entreprises, moyennant la collaboration d’employeurs « citoyens » : elles per-mettraient de faire accéder à l’emploi un certain nom-bre de personnes (ex-)condamnées qui, sans ces stra-tégies particulières, ne trouveraient jamais d’emploi. Il semble également nécessaire de prévoir des stratégies

différentes, selon que les personnes sont directement ou non réinsérables sur le marché de l’emploi.

Pour conclure, nous pouvons affirmer que la réin-sertion des personnes (ex-)détenues se heurte à de nombreux obstacles et sera toujours un sujet de con-troverses. Il est donc essentiel de démontrer que des programmes de réinsertion adaptés à leurs besoins re-présentent le meilleur espoir d’une réinsertion durable et d’une diminution de la récidive, pour le plus grand bien de la société en général. Il ne s’agit pas, bien sûr, de donner à ces personnes des privilèges par rapport aux autres citoyens. Il s’agit plutôt de favoriser une égalité des chances dans l’accès à une vie normale.

Alain [email protected]

Coordination de l’OED (Organisation pour l’emploi des personnes (ex-)délinquantes)

Coordination pénitentiaire du Réseau Art et PrisonSecrétaire du REDA (Réseau Détention et Alternatives)

Sentier Kleindal 5B-1630 Linkebeek