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AUDREY PINSONNEAULT D ONNER NAISSANCE EN BOLIVIE REGARD SUR LES RAPPORTS ETHNIQUES ET LA RÉSISTANCE AUTOCHTONE DANS LA PROVINCE DU C HAPARE Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.) DÉPARTEMENT D’ANTHROPOLOGIE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2012 © Audrey Pinsonneault, 2012

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AUDREY PINSONNEAULT

DONNER NAISSANCE EN BOLIVIE

REGARD SUR LES RAPPORTS ETHNIQUES ET LA RÉSISTANCE AUTOCHTONE DANS

LA PROVINCE DU CHAPARE

Mémoire présenté à

la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)

DÉPARTEMENT D’ANTHROPOLOGIE

FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES

UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2012

© Audrey Pinsonneault, 2012

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RÉSUMÉ

En Bolivie, la résistance des Autochtones a impulsé des changements sociopolitiques

majeurs au cours des dernières années, permettant entre autres l’amorce d’une révision en

profondeur des rapports ethniques au pays. La société bolivienne est fortement marquée par

une hiérarchisation historique des rapports sociaux, économiques et politiques entre

Autochtones et non Autochtones. Ancrée dans le processus plus large des grandes

transformations sociales qui s’opèrent actuellement à l’échelle nationale en Bolivie, cette

recherche tente de mieux comprendre comment les inégalités ethniques sont négociées,

contestées ou renforcées par les acteurs sociaux dans la vie quotidienne. Depuis 2003,

l’accès universel gratuit aux services de santé en périnatalité a multiplié les contacts entre

les familles autochtones des régions rurales et les membres du personnel médical, souvent

des non Autochtones d’origine urbaine. En s’inscrivant dans la littérature anthropologique

qui considère la naissance comme un phénomène social complexe et indissociable du

contexte économique et politique plus large, cette recherche examine comment les rapports

sociaux liés à la grossesse et à l’accouchement permettent de mieux comprendre la réalité

sociale en Bolivie. Une attention particulière sera portée sur la situation des femmes

autochtones boliviennes en milieu rural de même que l’évolution de la dynamique sociale

entre Autochtones et non Autochtones dans le domaine des soins de santé. Le tout est

abordé à travers l’analyse des expériences d’accouchement de femmes quechuas établies

dans la province tropicale du Chapare, une zone de migration récente des populations

autochtones andines où les organisations paysannes sont particulièrement militantes.

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REMERCIEMENTS

Au moment de terminer la rédaction de ce mémoire, j’ai un élan de gratitude envers tous ceux

et celles qui ont contribué à ce projet de recherche. Mes premières pensées vont vers les

femmes de Villa Tunari qui m’ont ouvert toute grande la porte de leur histoire personnelle avec

une franchise et une générosité aussi surprenantes que touchantes. Sans elles, cette recherche

n’aurait jamais suscité en moi tout l’enthousiasme et la persévérance qui ont été nécessaires

pour me lancer dans cette belle aventure et pour la mener à terme. Je suis aussi très

reconnaissante envers mes amis de Bolivie auxquels je me suis attachée autant qu’à leur beau

pays. Je remercie tout spécialement Benedicta et Rodrigo; en plus d’enrichir mes réflexions et

d’affiner ma compréhension de leur univers de multiples façons au fil des années, ils ont rendu

mon périlleux séjour dans leur communauté avec ma fille de deux ans très agréable, presque

comme un retour chez-moi.

Je tiens ensuite à remercier ma directrice de recherche, Marie France Labrecque, pour sa

supervision rigoureuse, ses commentaires constructifs, sa très grande disponibilité ainsi que son

ouverture remarquable face à mes idées et mes choix. Le succès d’un premier projet de

recherche repose grandement sur le travail de direction qui le supporte et j’estime avoir été

choyée à ce niveau. Je remercie également mes collègues d’ici et d’ailleurs qui ont alimenté et

facilité mon travail de recherche de diverses façons dont Jaqueline Michaux, Ineke Dibbits et

Barbara Bradby à qui je dois beaucoup. Merci aussi à mes amies et collègues du Collectif les

accompagnantes à Québec; ces femmes passionnées et engagées dans le domaine de

l’humanisation de la naissance ont été pour moi des sources d’informations, d’inspiration et de

motivation.

Enfin, je lance un merci immense à ma famille et à mes amis qui remplissent ma vie de tout ce

qui est essentiel. Leur confiance et leur patience ont été des cadeaux infiniment précieux et leur

présence auprès de ma fille a été d’une valeur inestimable par moment. Je me sens

particulièrement reconnaissante envers les êtres extraordinaires qui partagent mon quotidien.

Merci à Ulysse qui a largement démontré au cours des derniers mois que je peux compter sur

lui dans les moments plus ardus. Merci aussi à ma fille, Lilaya, qui m’a accompagnée malgré

elle à travers toutes les étapes de cette recherche; du haut de ses yeux d’enfant, elle m’a

enseigné un tas de choses que je n’aurais jamais pu apprendre dans les livres et qui donnent à

cette recherche une couleur unique.

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À toutes les femmes qui luttent pour mettre leurs enfants au monde dans la dignité.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé .................................................................................................................................... ii

Remerciements ....................................................................................................................... iii

Liste des tableaux ................................................................................................................. viii

Liste des annexes.................................................................................................................... ix

Introduction ............................................................................................................................ 1

Chapitre 1 : Problématique et méthodologie de recherche .............................................. 6

1.1Bases théoriques de la recherche....................................................................................... 6

1.1.1 La naissance : Pluralisme des modèles ........................................................................ 6

1.1.1.1 Regards anthropologiques sur l’accouchement et la naissance ............................... 6

1.1.1.2 Le pluralisme médical en anthropologie ................................................................. 8 1.1.1.3 Le modèle biomédical de la naissance .................................................................. 10 1.1.1.4 Le modèle andin de la naissance ........................................................................... 12

1.1.1.5 La rencontre entre les modèles de la naissance dans les Andes ............................ 14

1.1.2 Les rapports ethniques................................................................................................ 17

1.1.2.1 Approches théoriques de l’ethnicité et des rapports ethniques ............................. 17 1.1.2.2 Dimension historique des rapports entre Autochtones et non Autochtones ......... 20

1.1.2.3 Identités ethniques et idéologies racistes .............................................................. 21 1.1.2.4 Catégories ethniques et racisme dans la région andine ......................................... 24

1.1.3 La résistance ............................................................................................................... 27

1.1.3.1 Approches théoriques de la résistance .................................................................. 27 1.1.3.2 La résistance politique en Amérique latine ........................................................... 29

1.1.3.3 La résistance dans le contexte global .................................................................... 31 1.1.3.4 La résistance autochtone ....................................................................................... 32

1.2 Bases méthodologiques de la recherche ......................................................................... 35

1.2.1 Question de recherche ................................................................................................ 35

1.2.2 Stratégie de recherche en trois axes ........................................................................... 36

1.2.3 Collecte des données .................................................................................................. 39

1.2.3.1 Séjour sur le terrain ............................................................................................... 39 1.2.3.2 Techniques d’enquête ............................................................................................ 40

1.2.4 Présentation des données............................................................................................ 44

1.2.4.1 Informateurs et participantes ................................................................................. 44

1.2.4.2 Modalités de la cueillette et traitement des données ............................................. 48

1.2.5 Considérations éthiques.............................................................................................. 49

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Chapitre 2 : Mise en contexte de la recherche ..................................................................53

2.1 Contexte à l’échelle nationale .........................................................................................53

2.1.1 Portrait général du pays...............................................................................................54

2.1.2. L’histoire d’un changement de cap ............................................................................56

2.1.2.1 Instabilité, violence, retour à la démocratie et virage économique ........................56

2.1.2.2 Néolibéralisme et multiculturalisme (1994-2000) .................................................59

2.1.3. La résistance des Autochtones de Bolivie .................................................................60

2.1.3.1 L’émergence des mouvements autochtones ...........................................................61 2.1.3.2 L’influence des mouvements autochtones sur la scène politique nationale ..........63

2.1.3.3 Le passage au politique ..........................................................................................64

2.1.4 Une révolution des rapports ethniques? ......................................................................67

2.1.4.1 Revalorisation des identités autochtones ...............................................................67 2.1.4.2 Revitalisation des idéologies racistes.....................................................................68 2.1.4.3 La pertinence d’une étude à l'échelle locale ..........................................................69

2.2 Contexte à l’échelle locale : un des moteurs du virage politique ...................................70

2.2.1 portrait général de la région étudiée............................................................................70

2.2.2 Colonisation du Chapare .............................................................................................71

2.2.3 Coca et narcotrafic .....................................................................................................72

2.2.4 Adaptation locale du monde andin .............................................................................73

2.2.5 Histoire récente de la région .......................................................................................74

2.2.6 Situation actuelle à Villa Tunari .................................................................................78

2.3 Donner naissance en Bolivie ...........................................................................................82

2.3.1 Condition des femmes boliviennes .............................................................................82

2.3.2 Maternité et accouchement en Bolivie ........................................................................83

2.3.2.1 Le système de santé................................................................................................83

2.3.2.2 Santé et pluralité.....................................................................................................84 2.3.2.3 Portrait de la situation nationale en santé maternelle .............................................85

2.3.2.4 Les femmes autochtones et l’accouchement institutionnalisé ...............................87 2.3.2.5 L’«interculturalisation» des soins en santé maternelle ..........................................89

2.3.3 La possibilité d’un dialogue entre les modèles de la naissance en Bolivie ................92

Chapitre 3: Donner naissance à Villa Tunari, une analyse descriptive .........................95

3.1 L’accouchement à Villa Tunari.......................................................................................98

3.2 Le modèle traditionnel local de la naissance ...............................................................101

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3.2.1 Profil des participantes ayant vécu l’accouchement à domicile ............................... 102

3.2.2 Les pratiques traditionnelles racontées par les participantes ................................... 102

3.2.3 Regards des participantes sur le modèle traditionnel de la naissance ...................... 106

3.3 Le modèle biomédical local de la naissance ................................................................ 110

3.3.1 Profil des participantes ayant vécu un accouchement institutionnalisé ................... 110

3.3.2 Les pratiques biomédicales dans trois institutions de santé ..................................... 111

3.3.2.1 Le centre de santé de Villa 14 de Septiembre ..................................................... 112 3.3.2.2 L’hôpital de Chipiriri .......................................................................................... 113 3.3.2.3 L’hôpital San Francisco de Asís de Villa Tunari ................................................ 118

3.3.3 Les accouchements par césarienne........................................................................... 121

3.3.4 Regards des participantes face au modèle biomédical de la naissance ................... 123

3.3.4.1 Réticence par rapport à l’accouchement institutionnalisé ................................... 123 3.3.4.2 À propos des césariennes .................................................................................... 128

Chapitre 4: L’accouchement, un miroir de la société étudiée ...................................... 131

4.1 Analyse de la rencontre entre les modèles locaux de la naissance ............................... 131

4.1.1 Des expériences d’accouchement plurielles ............................................................. 131

4.1.2 Sélection «à la carte» des pratiques biomédicales ................................................... 134

4.1.3 Rapport de force entre les modèles locaux de la naissance...................................... 138

4.2 La dynamique locale des rapports ethniques................................................................ 140

4.2.1 L’identité qu’on affirche, l’identité qu’on affirme ................................................... 140

4.2.2 L’accouchement, une fenêtre sur les rapports ethniques .......................................... 146

4.2.2.1 Identité ethnique et choix en matière d’accouchement ....................................... 146 4.2.2.2 Influence de l’hégémonie du modèle biomédical sur les rapports ethniques...... 147 4.2.2.3 La dynamique ethnique dans la salle d’accouchement ....................................... 154

4.3 Résistance des femmes autochtones migrantes de Villa Tunari .................................. 156

4.3.1 L’accouchement à domicile, un acte de résistance? ................................................. 157

4.3.2 Le discours caché entre les lignes d’une soumission apparente ............................... 158

Conclusion.......................................................................................................................... 162

Bibliographie ...................................................................................................................... 168

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LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1 : Présentation des participantes (p. 46)

Tableau 2 : Accouchements des participantes (p.100)

Tableau 3: Indicateurs de l’identité ethnique chez les participantes (p.143)

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LISTE DES ANNEXES

Annexe 1 : Situation géographique du terrain d’étude

Annexe 2 : Divisions provinciale de Cochabamba et municipale du Chapare

Annexe 3 : Schéma d’entrevue semi-dirigée

Annexe 4 : Formulaire de consentement verbal

Annexe 5 : Formulario de consentimiento oral

Annexe 6 : Cartes de la Bolivie

Annexe 7 : Distribution géographiques des groupes autochtones de Bolivie

Annexe 8 : Images, centre de santé de Villa 14 de Septiembre

Annexe 9 : Images, Hôpital de premier niveau de Chipiriri

Annexe 10 : Images, Hôpital San Francisco de Assis de Villa Tunari

Annexe 11 : Images, marche des Cocaleras (1995) et blocage routier (2005)

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INTRODUCTION

On sait qu’en Amérique latine, les discours et les pratiques qui encadrent le modèle de

développement de type néolibéral de même que la «modernité» occidentale qu’il symbolise

sont de plus en plus critiqués, contestés et renégociés par des groupes marginalisés, les

laissés pour compte de ce modèle (Alvarez et Escobar, 1992). En Bolivie, plusieurs

mouvements sociaux formés et dirigés par des Autochtones se sont inscrits dans cette voie

résistante d’une manière tout à fait unique au cours des dernières décennies; des

événements sans précédent découlèrent de ce processus de lutte politique, dont l’élection

historique d’un Autochtone à la présidence de la République en décembre 2005. Dans ce

pays où l’équilibre précaire repose depuis des siècles sur des injustices insoutenables,

souvent aux dépens de la majorité autochtone de la population, il s’agit d’un revirement

politique exceptionnel qui offre la possibilité d’une véritable redéfinition des bases de la

société boliviennes.

L’ébullition sociopolitique qu’on observe actuellement en Bolivie fut en grande partie

impulsée par de nouveaux secteurs autochtones de la société, lesquels ont émergé au cours

des dernières décennies suite à des expériences de migration interne et d’intégration rapide

aux rouages de l’économie moderne. C’est le cas par exemple des paysans producteurs de

coca de la province du Chapare, majoritairement des Autochtones quechuas ayant migré

depuis la région andine au cours des 30 dernières années pour aller remplir les plus bas

échelons de l’industrie florissante de la coca-cocaïne. Ces derniers se sont organisés dans

l’urgence au début des années 1990, en réaction aux programmes de lutte aux drogues

adoptés par le gouvernement des États-Unis qui menaçaient directement leur mode de

subsistance et leur sécurité. Ils ont progressivement incorporé une dimension identitaire à

leur mouvement de résistance, faisant passer l’identité indienne d’un marqueur d’infériorité

à un symbole de fierté. Au cours des années 2000, le discours des Cocaleros est devenu un

puissant vecteur de mobilisation politique parmi la majorité autochtone de la population

nationale. Le mouvement social de résistance initié par les paysans du Chapare a donné

naissance au parti politique qui est actuellement aux commandes du pays, le MAS

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(Movimiento al Socialismo), élu au pouvoir par la majorité des Boliviens en décembre 2005

à la suite d’une période intense de lutte sociale et de mobilisation partout au pays.

C’est après un long séjour au Chapare en 2005 et 2006 que je me suis intéressée à la réalité

quotidienne des gens qui habitent cette région tropicale, ces paysans ordinaires qui, dans

des conditions souvent proches de la survie, ont formé les premiers rangs d’un processus de

résistance collective majeur au pays. La réalité locale du Chapare est très souvent invisible

dans les travaux en anthropologie puisqu’il s’agit d’une région située en dehors du territoire

ancestral des populations autochtones andines. Le Chapare est pourtant l’une des régions

rurales les plus densément peuplées du pays et la population locale, majoritairement des

familles d’origine quechua, compte parmi les populations autochtones les plus mobilisées

et les plus actives sur la scène politique nationale. D’une part, la région est fortement

intégrée au sein des marchés internationaux et de l’économie capitaliste par le biais de la

culture de la coca qui est le plus important moteur de l’économie locale. D’autre part, le

Chapare demeure solidement ancré dans l’univers culturel andin par l’entremise de la

langue quechua, du mode de vie paysan ainsi que des liens complexes qui sont maintenus

entre ses habitants et leur communauté d’origine dans les Andes. Le Chapare constitue

donc un exemple frappant de la réalité autochtone contemporaine, une réalité où la frontière

entre la tradition et la modernité n’existe plus et où les identités ethniques sont

constamment réinventées au rythme des déplacements, des échanges et des confrontations.

En Bolivie, le virage politique amorcé en 2006 fut accompagné par la promesse d’une

transformation en profondeur des traits de la société, en commençant par la déconstruction

des structures colonialistes et racistes qui entrainent depuis des siècles un partage inégal des

richesses entre les habitants. Des échos de ce changement de cap sont parvenus à toute la

planète, avivant autant les espoirs de la gauche politique que la fierté des Autochtones et de

leurs sympathisants. En dépit de cette visibilité, on ignore ce qui se passe concrètement

dans la vie de ceux qui habitent à l’intérieur des frontières de ce pays morcelé par des

barrières à la fois géographiques, culturelles, socioéconomiques et idéologiques. Comment

la vie des Boliviens et des Boliviennes se retrouve-t-elle transformée en cette période de

grands changements? Est-ce que les efforts déployés pour revaloriser les identités

autochtones à partir des sommets du pouvoir parviennent réellement à faire contrepoids aux

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siècles de domination des Indiens par les Blancs sur ce territoire?C’est un désir de

documenter l’impact des transformations politiques récentes sur la dynamique des rapports

sociaux entre Autochtones et non Autochtones qui a servi de point de départ pour ce projet

de recherche.

La question ethnique a pris une tournure très polémique en Bolivie depuis le début de ce

qui fut annoncé comme une véritable « révolution démocratique et culturelle1 » par la

nouvelle élite politique. Si la majorité autochtone du pays voit germer une chance inespérée

de participer pleinement à la société civile, on observe en contrepartie les démonstrations

dramatiques de « l’exacerbation d’un racisme anti-indien » au sein de certains secteurs

minoritaires de la population dont les acquis se retrouvent menacés par les orientations

politiques et économiques du nouveau gouvernement (Le Bot, 2009 :33). De plus, les

mouvements autochtones se fragmentent au gré des intérêts locaux et régionaux qui entrent

parfois en contradictions les uns avec les autres, notamment entre les groupes majoritaires

des hautes terres et ceux des basses terre qui sont beaucoup moins représentés dans

l’appareil politique (Rousseau, 2011). Ainsi, l’instabilité qui se vit dans tout le domaine

sociopolitique est porteuse de nombreux espoirs, mais elle provoque aussi de vives tensions

sociales susceptibles d’approfondir les divisions ethniques.

Postulant que les acteurs sociaux jouent un rôle clé dans tout processus de changement

social, cette recherche suggère qu’une étude axée sur les rapports sociaux à une échelle

locale peut ouvrir une fenêtre privilégiée sur la portée réelle des changements

macroscopiques qui sont à l’oeuvre dans une société en mutation comme c’est le cas en

Bolivie. Ainsi, cette recherche se penche sur un phénomène social qui met en scène des

interactions entre des acteurs autochtones et non autochtones dans un contexte de vie

quotidienne et à une échelle locale. Comme c’est le cas dans plusieurs régions rurales de

Bolivie, la présence de non Autochtones au Chapare se concentre presque exclusivement

autour des services publics en santé et en éducation. La présente étude a donc été orientée

vers les relations entre le personnel de santé et la population locale dans les institutions

1 Revolución démocrátrica cultural : expression employée par le gouvernement au pouvoir pour décrire

son projet de changement politique.

2 Tel qu’employé ici, un modèle est un ensemble de pratiques ainsi que les croyances et valeurs qui les appuient.

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publiques. L’objet d’étude a ensuite été circonscrit au domaine des soins de santé en

périnatalité pour diverses raisons d’ordre stratégique qu’il convient d’exposer brièvement.

Notons d’abord que pour de nombreuses femmes autochtones qui vivent en milieu rural en

Bolivie, les consultations médicales font partie des rares occasions qu’elles ont d’entrer

personnellement en contact avec des non Autochtones. À ce propos, il faut savoir que la

grossesse et l’accouchement sont sujets à une médicalisation accrue depuis 2003, soit

depuis l’instauration d’un programme d’assurance santé qui garantit la gratuité des soins

périnatals pour toutes les femmes bolivienne. Suivant les lignes directrices des instances

sanitaires internationales, ce nouveau programme a fait du respect de la diversité culturelle

sa marque de commerce avec comme mot d’ordre l’«interculturalisation» des soins de santé

en périnatalité (Ministerio de Salud y Deportes, 2005). Pourtant, en dépit des efforts

déployés pour adapter les pratiques médicales aux valeurs culturelles de toutes les femmes

boliviennes, l’encadrement médical de la naissance dans les institutions de santé ne fait pas

l’objet de l’acceptation populaire souhaitée parmi les mères autochtones. En effet, sept ans

après l’instauration de la gratuité des soins périnatals, les données révèlent que les services

demeurent sous-utilisés et que le pays compte toujours le taux de mortalité maternelle le

plus élevé du continent. La compréhension des processus d’appropriation des intrants de la

modernité par les populations locales ou autochtones a toujours suscité beaucoup d’intérêt

en anthropologie. La naissance en Bolivie s’avère donc un sujet pertinent pour une

recherche anthropologique dans la mesure où il permet de mieux comprendre comment

l’implantation de la biomédecine peut être vécue par les acteurs autochtones et de quelle

manière elle s’inscrit dans la dynamique ethnique préexistante.

Je dois souligner que mon parcours de chercheur fut largement influencé au cours des

dernières années par mon implication communautaire dans le domaine de

l’accompagnement à la naissance ainsi que par mon vécu personnel de la maternité. En plus

de faciliter mon accès sur le terrain à des données de qualité, ces expériences extra-

académiques ont fait naître en moi un intérêt marqué pour l’investigation des rapports de

pouvoir souvent invisibles qui sont impliqués au moment de l’accouchement. La prise en

charge médicale de la grossesse et de l’accouchement peut impliquer un rapport de force

particulièrement asymétrique si la vulnérabilité physique et émotionnelle de la femme

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enceinte sont attisés par la prévalence de rapports ethniques inégaux entre elle et le

personnel médical. À cet égard, cette recherche permet d’appréhender les rapports sociaux

entre autochtones et non Autochtones à partir d’un point de vue privilégié et peu exploré en

sciences sociales, celui de la salle d’accouchement.

Le mémoire est divisé en quatre chapitres. Au chapitre 1, les bases théoriques et

méthodologiques de la recherche sont successivement détaillées, montrant comment celles-

ci s’insèrent à la fois dans la littérature scientifique en sciences sociales et la tradition

ethnographique en anthropologie. Le chapitre 2 est entièrement consacré à la présentation

du cadre contextuel de la recherche ; tous les éléments historiques, politiques, économiques

et sociaux qui sont nécessaires pour comprendre les enjeux liés au sujet de l’étude y sont

présentés. Le chapitre 3 offre une description des données amassées dans le cadre de ce

projet de recherche. Mettant en valeur la richesse du matériel ethnographique recueilli, ce

chapitre offre une description détaillée des pratiques locales en lien avec l’accouchement

tout en accordant une place privilégiée à la parole des femmes rencontrées sur le terrain.

Enfin, au chapitre 4, les éléments théoriques et contextuels présentés aux chapitres 1 et 2

sont repris au profit d’une analyse plus en profondeur des données empiriques présentées

au chapitre 3. Ce dernier chapitre vise à ramener les résultats de cette recherche vers un

plus grand niveau d’abstraction. Ainsi, les deux premiers chapitres de ce mémoire

démontrent la pertinence d’étudier les expériences d’accouchement au Chapare dans la

perspective d’une compréhension plus fine de la dynamique ethnique en Bolivie tandis que

les deux derniers chapitres décrivent les données recueillies et présentent les résultats qui

en ont été tirés.

En somme, ce mémoire pose un regard original et nuancé sur la dynamique des rapports

sociaux entre Autochtones et non Autochtones en Bolivie en plus de documenter, pour la

première fois à l’aide de données qualitatives, la situation de l’accouchement à Villa

Tunari, au Chapare.

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CHAPITRE 1 : PROBLÉMATIQUE ET MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE

Ce chapitre précise la problématique de cette recherche, laquelle a été élaborée à partir

d’une lecture critique et sélective de la littérature scientifique en lien avec les intérêts de

recherches soulevés en introduction. La méthodologie de recherche découlant de cette

problématique est ensuite présentée de même que les techniques d’enquête qui ont été

utilisées. Enfin, les données ethnographiques recueillies sur le terrain sont brièvement

présentées et les considérations éthiques soulevées par l’ensemble de la recherche sont

soulignées.

1.1BASES THÉORIQUES DE LA RECHERCHE

Les outils théoriques dont je me suis munie pour cette recherche gravitent autour de trois

champs conceptuels qui sont abordés en anthropologie: la naissance, les rapports ethniques

entre Autochtones et non Autochtones et la résistance. Ces trois champs conceptuels seront

présentés successivement en faisant ressortir les approches théoriques et les auteurs qui ont

le plus influencé mes positions théoriques. Une attention particulière sera portée aux

relations qui existent entre ces concepts, le tout dans le but de démontrer qu’ils peuvent être

utilisés de manière complémentaire pour analyser l’expérience d’accouchement des

femmes autochtones migrantes de Villa Tunari.

1.1.1 LA NAISSANCE : PLURALISME DES MODÈLES2

1.1.1.1 Regards anthropologiques sur l’accouchement et la naissance

Suite aux études pionnières menées par Margaret Mead puis par plusieurs de ses élèves, les

dimensions sociales et culturelles des phénomènes sociaux touchant spécifiquement les

femmes ont gagné graduellement l’attention des chercheurs, ce qui mena, entre autres, à

l’éclosion du champ d’études de l’anthropologie de la naissance. De nos jours,

l’accouchement est replacé par les anthropologues dans le contexte plus large des relations

politiques et économiques dans lequel il se déroule. L’anthropologue Brigitte Jordan a

souligné qu’une étude locale des pratiques, des savoirs et des valeurs qui existent en

2 Tel qu’employé ici, un modèle est un ensemble de pratiques ainsi que les croyances et valeurs qui les appuient.

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matière d’accouchement peut servir à élargir notre compréhension de la situation des

femmes dans la société visée ainsi que du rôle qu’elles y jouent (1980).

Étant un phénomène social majeur de même qu’un procédé biologique risqué, la naissance3

est partout sujette à une modélisation culturelle ainsi qu’à certaines formes de régulation

sociale. Les pratiques et les croyances qui servent à encadrer la naissance localement

dépendent donc des procédés physiologiques impliqués, mais elles dépendent surtout des

structures sociales, de l’écologie, de l’histoire, du développement technologique, de la

cosmologie, des valeurs sociales, etc. Dans les faits, il existe une diversité de pratiques et

de croyances impressionnante quant à la façon de mettre au monde les enfants humains. Or,

il est important de souligner que chaque façon de faire apparait comme inévitable et

nécessaire sur le plan endogène (Davis-Floyd, 1992 : 153; Jordan, 1980 :2).

Les processus physiologiques impliqués dans l’accouchement placent la parturiente dans

une transition naturelle de son identité. Cet état de transition est accompagné de sensations

physiques intenses qui provoquent chez la femme une vulnérabilité accrue ainsi qu’une

plus grande ouverture aux suggestions et aux recommandations qui lui sont faites (Brabant,

2001). L’anthropologue Davis-Floyd soutient qu’en imposant sur le phénomène de la

naissance des pratiques culturelles strictes, une société peut tirer avantage de cette

vulnérabilité dans le but de transmettre efficacement des valeurs et des normes précises

(1997). Jordan ajoute que les systèmes culturels associés à la naissance sont la plupart du

temps très conservateurs, c’est-à-dire que les procédures qui en découlent servent avant tout

à maintenir le statu quo dans une société donnée (1980).

Davis-Floyd propose de considérer la naissance comme un rite de passage, car le traitement

qu’on en fait dans plusieurs cultures correspond exactement à la définition de ce genre de

rituels, c'est-à-dire une mise en scène chargée de symboles redondants et dont l’objectif

principal est l’alignement du système de croyances de l’individu avec celui de la société

(1997 : 404). Elle explique que :

By making the naturally transformative process of birth into a cultural rite of passage, a society can ensure that its basic values will be transmitted to the

3 Ici le terme naissance fait référence à l’ensemble des phénomènes qui entourent la mise au monde d’un enfant à la

fois avant, pendant et après l’accouchement.

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three new members born out of the birth process: the new baby, the new mother and the new father (Davis-Floyd, 1997: 404).

Comme la naissance met en scène des processus physiologiques, mais aussi des éléments

sociaux et culturels, on peut difficilement défendre l’idée d’homogénéiser la naissance sur

la base d’un seul et même modèle pour tous. C’est pourtant ce qui s’observe à l’échelle

mondiale avec le phénomène de médicalisation de la naissance; les directives globales en

matière de développement mènent actuellement à une homogénéisation généralisée des

pratiques associées à la naissance sur le modèle biomédical occidental. C’est ainsi qu’un

peu partout dans le monde, les pratiques, les croyances et les savoirs locaux en lien avec la

naissance sont transformés, adaptés ou carrément écartés sous l’influence des valeurs et des

pratiques biomédicales modernes. Au niveau local, la naissance devient donc un lieu de

confrontation entre différentes visions du monde, du corps et de la vie qui sont parfois

radicalement distinctes, le tout selon un rapport de force souvent inégal. Dans ce contexte

pluriel, les femmes sont amenées à prendre position à travers la mise au monde de leurs

enfants. En affirmant les valeurs culturelles qu’elles souhaitent mettre de l’avant au

moment de leur accouchement, elles se positionnent automatiquement par rapport aux

valeurs des autres acteurs de la communauté de même que par rapport aux valeurs de la

culture mondiale dominante en périnatalité (Jordan, 1980; Bradby, 1998). Les études

portant sur le pluralisme médical peuvent apporter certains outils théoriques pertinents pour

l’analyse de ce genre de réalité.

1.1.1.2 Le pluralisme médical4 en anthropologie

Critiques d’une conception de la médecine centrée uniquement sur le traitement de

symptômes physiques, des spécialistes de l’anthropologie médicale ont proposé le concept

théorique de pluralisme médical pour faire référence à un contexte dans lequel coexistent

plus d’une tradition médicale. Ce concept remet en question la dichotomie populaire entre

la médecine moderne (occidentale, biomédicale) et les médecines traditionnelles5 (locales,

autochtones). En somme, le concept de pluralisme médical permet d’examiner les diverses

4Le domaine périnatal est entièrement assimilé au domaine médical l’intérieur du modèle biomédical occidental, mais

ce n’est pas le cas partout. Il sera donc ici question du concept de pluralisme médical bien que le champ conceptuel du

pluralisme des modèles de la naissance ne se limite pas au domaine médical. 5En Bolivie, il existe une grande variété de médecines traditionnelles entre les différents groupes autochtones ainsi qu’à l’intérieur de chacun des groupes. Pour une mise à jour de la diversité des savoirs médicaux traditionnels dans les

Andes boliviennes, voir entre autres la thèse de Jacqueline Michaux (2000).

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traditions médicales qui cohabitent et la manière dont elles interagissent dans la vie des

acteurs, en se gardant de les hiérarchiser ou de les évaluer exclusivement en fonction des

objectifs de santé propre au modèle biomédical moderne.

Partant de cette position théorique de base, on constate que, sur le terrain, la coupure entre

les systèmes médicaux occidentaux et non occidentaux n’est pas toujours aussi nette qu’on

le laisse entendre (Benoist, 1996). À ce propos, Leslie souligne que dans un contexte

pluriel, la disponibilité de différentes pratiques médicales amène un dynamisme à

l’intérieur de chacun des modèles médicaux puisqu’ils se retrouvent en constante

négociation les uns avec les autres (Leslie, 1981).

Le courant théorique de l’anthropologie médicale critique a également attiré l’attention des

chercheurs vers l’influence des forces économiques, politiques et sociales sur le choix que

font les acteurs en matière de soins de santé. Associé à ce courant, Benoist (1996) conclut

que le pluralisme médical est le résultat de rapports de force qui transcendent les conduites

individuelles. Ainsi, l’importance occupée par chacune des différentes médecines en

contact correspond souvent à la distribution globale du pouvoir au sein de la société. À ce

sujet, Baer rapporte que le contexte actuel de mondialisation de la médecine scientifique

occidentale ne s’explique pas uniquement par l’efficacité de ses pratiques, mais également

par la domination mondiale de l’économie capitaliste dont elle représente certains intérêts

(2003). Lock argumente que l’hégémonie du modèle biomédical marginalise les autres

médecines, notamment en imposant ses propres critères pour mesurer l’efficacité des autres

pratiques (2003).

Enfin, Baer souligne que l’hégémonie de la médecine moderne fait face un peu partout à

une résistance qui s’exprime notamment par le recours à d’autres modèles médicaux,

phénomène qui, souligne-t-il, s’observe surtout parmi les groupes marginalisés (2003). Ce

dernier aspect est particulièrement pertinent pour la présente recherche. Dans le contexte

andin, la dynamique des rapports ethniques entre Autochtones et non Autochtones

influence forcément la relation entre les différents modèles médicaux en contact.

À ce propos, Miles et Leatherman, spécialistes de l’anthropologie médicale dans la région

andine, reconnaissent que la biomédecine est dominante et souvent hégémonique dans les

Andes, mais ils signalent qu’il ne s’agit tout de même que de l’une des alternatives parmi

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lesquelles les individus peuvent choisir (2003:9). Les mêmes auteurs expliquent que dans la

région andine : « Ethnomedecine can be an important source for reevaluing cultural identity

and a symbolic means of resisting the penetration of western capitalist ideology in social

relations » (Miles et Leatherman, 2003 : 10).

Crandon, qui a également mené des recherches anthropologiques dans les Andes, ajoute

que la médecine traditionnelle peut être un véritable levier de pouvoir parmi les populations

andines (2003 : 38). Il a observé que le discours populaire en matière de santé peut être

révélateur de la dynamique ethnique et des luttes sociales.

Because of the politico economic nature of the Bolivian indigenous medical traditions and the Western medical tradition as it exists in Bolivia, medical

dialogue – how people talk about who has what disease or illness and what should be done about it – is a social idiom through which Bolivians negotiate the content of ethnic identity, and thereby facilitate or impede movement of

economic and political resources across ethnic boundaries (Crandon, 1986: 473).

Nous retenons de ces arguments que le recours à des pratiques dites traditionnelles peut être

l’expression d’une résistance de la part d’acteurs marginalisés et que les discours populaires

entourant les soins de santé peuvent aider à cerner la dynamique ethnique locale. À la

lumière de ces arguments théoriques, on peut supposer que les expériences d’accouchement

des femmes autochtones de Bolivie sont dans une certaine mesure le reflet de l’état des

rapports de force entre Autochtones et non Autochtones en Bolivie ainsi que du rapport

asymétrique entre les médecines traditionnelles et la médecine moderne dans le monde.

Pour le découvrir, les modèles de la naissance qui cohabitent en Bolivie seront présentés

successivement, puis une description de la rencontre entre les deux modèles sera faite dans

les sections qui suivent.

1.1.1.3 Le modèle biomédical de la naissance

Le modèle biomédical de la naissance affiche une performance exemplaire en termes de

prévention de la mortalité de la mère et de l’enfant6. Or, il faut demeurer conscient que ce

modèle de la naissance est accompagné d’un ensemble de valeurs et de croyances qui ont

6 Cette performance peut difficilement être comparée; très peu d’études systématiques ont été menées à ce jour pour démontrer les effets réels des pratiques traditionnelles en matière de naissance dans le monde, notamment en ce qui

concerne les taux de mortalité et de morbidité (Cominsky, 2003 : 81).

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été socialement construites et ce, dans un contexte historique particulier dont la dimension

politique n’est pas à négliger. À cet égard, il faut savoir que, bien que le modèle biomédical

de la naissance fonde sa légitimité sur la science, l’ensemble des croyances qui s’y

rapportent ainsi que les pratiques qui en découlent ne sont pas toujours les meilleures d’un

point de vue objectif7. En ce qui a trait aux soins périnatals dans le monde, certaines

pratiques sont appliquées en dépit de la démonstration scientifique de leur inefficacité ou,

dans certains cas, de leur nocivité, ce qui prouve que les pratiques propres au modèle

biomédical de l’accouchement ne reposent pas toujours sur l’objectivité scientifique8. De

plus, Davis-Floyd a démontré que la formation même des médecins atténue leur sens

critique face aux méthodes enseignées, ce qui rajouterait à l’inertie du modèle (1987). En

effet, les recherches en sciences biomédicales évoluent à un rythme très rapide, mais les

changements de pratiques sont souvent lents à être apportés. La présente étude a permis de

recueillir de nombreuses données qui démontre cette réalité. Elles seront présentées au

chapitre 3.

Suite à une vaste collecte de données réalisées aux États-Unis entre 1983 et 1991,

l’anthropologue Davis-Floyd a fait une analyse percutante des forces qui façonnent la

naissance en milieu hospitalier (1997 :403). Elle explique que selon l’idéologie

biomédicale propre à la médecine moderne, la grossesse et l’accouchement ne peuvent être

catégorisés comme normaux qu’a posteriori. C’est la notion de risque qui domine la prise

en charge hospitalière des femmes qui accouchent. À travers l’accouchement médicalisé,

les femmes percoivent donc de multiples façons que leur corps est une machine

défectueuse, voire incapable de donner naissance sans l’assistance de la technologie

moderne. Par exemple, le monitorage répété et parfois même continue laisse croire qu’un

problème surviendra, les interdictions alimentaires suggèrent que le risque d’une

7 Le modèle biomédical de la naissance tel qu’il est appliqué dans plusieurs régions du monde est de plus en plus

critiqué et sujet à être transformé en Occident et ailleurs : on considère que de nombreuses pratiques qui en découlent

sont invasives du processus naturel lorsque l’accouchement ne présente pas de complication. 8 Certaines interventions comme le rasage du pubis, le recours systématique au lavement et l’utilisation systématique de la position gynécologique lors de l’accouchement font encore partie des soins de routine dans plusieurs hôpitaux du

monde, dont plusieurs hôpitaux de la Bolivie. Des recherches reconnues par l’OMS les ont classées comme étant des

pratiques qui sont à l’évidence nocives ou inefficaces et qu’il convient d’éliminer (1997). L’OMS reconnait également

depuis 1997 que l’interdiction de manger ou de boire, l’administration d’ocytocine et l’épisiotomie sont des pratiques

fréquemment utilisées à tort dans les institutions de santé (OMS, 1997). Là où de telles pratiques sont encore encouragées, comme c’est le cas à l’hôpital de Villa Tunari, on peut dire que le modèle biomédical local est en réalité

discrédité par les recherches scientifiques les plus récentes.

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intervention chirurgicale est élevé, les interventions qui visent à accélérer le travail laissent

supposer que la vitesse de dilatation est anormale, etc. L’auteur suggère que ces pratiques

bimédicales affectent la confiance qu’ont les femmes en leur capacité de mettre au monde

leur enfant naturellement.

Davis-Floyd soutient que la prise en charge institutionnelle de la naissance par la médecine

scientifique est un rituel standardisé qui tend à contrôler le processus de la naissance afin de

faire de la femme qui accouche une femme moderne qui a internalisé certaines valeurs qui

forment à son avis le cœur de la société occidentale: l’autorité de la science, la supériorité

de la technologie et le patriarcat (Davis-Floyd, 1997 : 414). Appuyée par ses données

empiriques, Davis-Floyd conclut que chaque jour, dans les hôpitaux nord-américains, les

pratiques biomédicales qui entourent l’accouchement renforcent le statut de subordonnées

des femmes tout comme elles renforcent aussi la nature patriarcale de la société

(1997 :414)9. La femme qui ressort d’une expérence d’accouchement hospitalier aura

internalisé ces valeurs, convaincue qu’elle n’auraient jamais pu mettre au monde son enfant

sans l’aide du médecin et de la technologie. Pourtant, dans la grande majorité des cas, les

pratiques médicales n’ont qu’une utilité préventives et les accouchements pourraient se

dérouler sans aucune intervention.

À la lumière de cette analyse, on peut évidemment s’interroger sur l’impact de la mise en

application de ces mêmes pratiques en dehors de la société occidentale, là où on observe la

préexistence de rapports de domination historiques au sein de la population comme c’est le

cas en Amérique andine où on retrouve un modèle de la naissance traditionnel encore très

vivant.

1.1.1.4 Le modèle andin de la naissance

Les pratiques et les croyances qui sont associées au modèle andin de la naissance sont

extrêmement hétérogènes à travers la région andine de même que partout où sont établies

des populations aymaras ou quechuas. Or, en dépit de cette variabilité interne, on reconnait

un certain nombre de caractéristiques générales du modèle andin que je mettrai ici en relief,

9 «Every day in hospitals, women’s status as subordinate is subtly reinforced as is the patriarchal nature of

the technocracy» (Davis Floyd, 1997: 414).

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sans toutefois prétendre à une description exhaustive. En fait, cette section vise avant tout à

décrire le modèle andin de manière suffisante pour permettre une compréhension de ce qui

le distingue fondamentalement du modèle biomédical.

Françoise Lestage a relevé de nombreuses analogies avec le monde végétal dans le discours

des paysans quechuas sur la grossesse, la naissance et la petite enfance (1999). Ainsi, le

modèle andin de la naissance représente à plusieurs niveaux un prolongement de la

cosmovision andine où tous les éléments sont reliés et où le maintien de l’équilibre entre les

éléments visibles et invisibles prime sur la santé physique. Cette citation tirée de la thèse de

Jacqueline Michaux10, illustre bien cette dimension :

… il apparaît que les femmes aymaras conçoivent l’accouchement également

comme un événement spirituel : l’enfant et le placenta sortent du vagin, mais l’ajayu11 de la mère risque de sortir par la fontanelle considérée comme ouverte.

Les personnes qui assistent l’accouchement veillent avant tout à la survie spirituelle de la mère (2000, chapitre 14 :9).

Il est important de souligner que plusieurs des pratiques et des croyances que l’on observe

en milieu rural dans la région andine, et qui sont généralement décrites comme

« traditionnelles » ne sont pas nécessairement préhispaniques. Suite à une recherche

documentaire ainsi qu’à une analyse en profondeurs des pratiques associées à la naissance

dans une communauté rurale du Pérou, Lestage conclut : « Davantage de similitudes

apparaissent entre l’attitude de la femme en couche d’Europe classique et celle de la

parturiente andine du XXe siècle qu’entre cette dernière et son ancêtre préhispanique »

(1999 : 112).

Ainsi, le modèle andin de la naissance correspond à un ensemble de pratiques dynamiques

qui sont transformées et adaptées par les êtres humains qui le font vivre. Le fait

d’incorporer à leurs pratiques et à leurs activités des éléments de la culture dominante

d’aujourd’hui ou d’autrefois ne signifie pas forcément que les sages-femmes andines aient

arrêté d’être cohérentes avec leur propre culture autochtone. À ce propos, Bradby suggère

de rejeter la dichotomie simpliste entre le savoir traditionnel et le savoir moderne et de

10

L’anthropologue Jaqueline Michaux travaille auprès de communautés aymaras de Bolivie depuis près de

25 ans. Elle réside à La Paz avec sa famille.

11 L’ajayu est un concept aymara-quechua qui se rapproche de l’âme, c’est ce qui anime le corps.

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plutôt aborder le savoir12 comme étant une toile fragmentée et discontinue qui est

continuellement transformée au fil des interactions entre les acteurs (2002). Cette

conception nous amène à penser que les modèles de la naissance en contact dans les Andes

s’influencent mutuellement; « … local conceptions have the capacity to absorb and rework

external models, just as the latter necessarily incorporate local ideas and representations »

(Long, 1992 : 269).

Il ne faut pas négliger cependant le fait que les interactions entre les acteurs membres de

différents groupes culturels impliquent aussi des aspects de contrôle, d’autorité et de

pouvoir qui sont inhérents aux relations sociales entre ces acteurs (Long, 1999 : 20). À cet

égard, on peut évidemment se demander comment se déroule la rencontre entre les acteurs

qui sont porteurs du modèle biomédical et du modèle andin de la naissance.

1.1.1.5 La rencontre entre les modèles de la naissance dans les Andes

On constate que les pratiques sont extrêmement différentes entre les deux modèles de la

naissance qui coexistent dans les Andes; chacun repose sur un ensemble de croyances et de

savoirs qui entre parfois en contradiction avec l’autre. On comprend de ce portrait polarisé

des modèles de la naissance que l’expérience d’accouchement dans les Andes implique

pour la femme de faire des choix qui transcendent le domaine des préférences personnelles.

Lestage souligne que dans les Andes, il s’agit véritablement de deux visions du monde qui

s’affrontent à travers la rencontre des modèle de la naissance; l’une met l’accent sur

l’aspect biologique et clinique tandis que l’autre s’efforce avant tout de placer la mère et

l’enfant à naître « à l’abri des puissances mauvaises et de protéger simultanément la société

dont ils font partie » (1999 : 119). Rozée, qui a fait une étude récente en Bolivie, explique

que si l’accouchement institutionnel est considéré par plusieurs comme plus sécuritaire,

l’accouchement à domicile est souvent présenté par les femmes autochtones comme plus

confortable, chaleureux et rassurant, étant donné que la femme est accompagnée et qu’elle

peut suivre à sa guise les rituels et les coutumes qui ont la fonction culturelle de la protéger

(2007). Dans la culture andine, l’accouchement est le moment de la vie où l’on accorde le

12

Ici, la notion de savoir fait référence aux connaissances qui sont transmises à l’intérieur d’un modèle de

la naissance et qui découlent de différentes pratiques. Le fait que ces savoirs soient objectivement

confirmés par la science ou non n’a aucune importance analytique pour cette recherche.

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plus de pouvoir à la femme : lors de l’accouchement à domicile, la parturiente andine a le

contrôle absolu sur ses mouvements et toutes les personnes présentes sont à son service.

Coordonnatrice du réseau bolivien pour l’humanisation de la naissance et de

l’accouchement, Ineke Dibbits a souligné en entrevue que, dans un tel contexte, le choix

d’un accouchement médical correspond à une perte de pouvoir pour les femmes

autochtones andines qui, le cas échéant, doivent se soumettre à une prise en charge

complète par le personnel hospitalier (Friedman-Rosudovski, 2008).

Évidemment, le contexte de valorisation accrue du modèle biomédical à la fois par les

instances internationales et par les autorités sanitaires nationales a un impact sur les choix

que font les femmes boliviennes au moment de mettre au monde leurs enfants. À ce propos,

on ne peut ignorer qu’à une échelle globale, le modèle biomédical de la naissance est lié à

tout un ensemble de discours et de pratiques qui dictent aux populations du monde entier la

voie à suivre en matière de développement. Plusieurs anthropologues se sont attardés au

sens et à la portée des discours et pratiques du développement dans le but de mettre en

lumière les jeux de pouvoir qui y sont sous-jacents (Escobar, 1995; Ferguson 1994). À

l’intérieur de ce champ d’étude, on a entre autres souligné que l’apparente neutralité que

procurent les aspects scientifiques et techniques des actions de développement renforcent sa

domination; « this masking of the political under the cloak of neutrality is the key feature of

modern power» (Shore et Wright, 1997 : 9). On en retient que le modèle biomédical de la

naissance, de même que les discours et pratiques de développement qui le supportent,

incarnent une vision du monde particulière, un «sens commun planétarisé», qui participe au

maintien de rapports asymétriques entre les sociétés du monde et entre les groupes humains

au sein de ces sociétés.

À l’échelle locale, cette position hégémonique du modèle biomédical influence les

comportements des femmes. Toutefois, les faits démontrent que les femmes autochtones

andines maintiennent une capacité de faire des choix différents de ce qui leur est prescrit

par le «haut». On remarque par exemple certaines formes de pluralisme médical, lequel se

manifeste entre autres par le recours des femmes autochtones à des pratiques traditionnelles

avant, pendant ou après l’accouchement hospitalier (Bradby et Lawless, 2005). Bradby

insiste sur le fait que les femmes andines qui accouchent sont les actrices d’une recherche

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active de solutions aux contradictions et aux incompatibilités entre les différents modèles

de la naissance auxquels elles ont accès. Suite à une étude menée en zone périurbaine de

Sucre entre 1994 et 1995 puis dans d’autres régions du pays par son équipe de recherche,

cette même auteure a constaté que c’est à travers l’entrecroisement de différents savoirs que

les femmes autochtones andines contemporaines comprennent la naissance, et c’est à partir

de ce bagage culturel diversifié qu’elles négocient la façon de mettre au monde leurs

enfants. En fait, il semble que la négociation entre les modèles de la naissance se produit de

manière systématique, peu importe que l’accouchement se déroule à la maison ou à

l’hôpital (Bradby : 1999).

Ce genre de phénomène peut être compris grâce au concept d’indigénisation de la

modernité apporté par Sahlins. Cet auteur explique : «Local societies everywhere have

attempted to organize the irresistible forces of the Western World System by something

even more inclusive : their own system of the world, their own culture» (Sahlins, 1999 :

47). Plusieurs anthropologues ont en effet démontré que lorsque des pratiques dominantes

sont implantées dans un milieu, elles sont l’objet d’une réappropriation sélective de la part

des acteurs locaux (Michelutti, 2007; Sahlins, 1999). Tout ce qui est étranger est filtré par

les logiques du familier de sorte que même ce qui est imposé prendra localement une

couleur particulière. Ainsi, dans le cadre de cette recherche, j’ai été appelée à me pencher

sur la réappropriation qui est faite localement du modèle biomédical de la naissance qui

tend à s’imposer en force depuis quelques années sur les expériences très personnelles de la

grossesse et de la naissance. De même, je me suis intéressée au rôle créatif des actrices

locales dans ce processus encore récent.

Soulignons enfin que des mesures sont parfois prises à partir du «haut», c’est-à-dire au

niveau des politiques de santé, en vue de faciliter l’intégration des pratiques biomédicales

chez les utilisatrices autochtones. L’anthropologue Brigitte Jordan, qui s’est penchée

spécifiquement sur l’efficacité des pratiques périnatales en présence d’un modèle

autochtone de la naissance, recommande une accommodation mutuelle entre le modèle

biomédical et le modèle local pour une amélioration significative et efficace des conditions

de santé maternelle. Elle explique :

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The mutual accommodation of the two systems then requires not only training programs which upgrade traditional midwives in the direction of modern

medicine, but also training programs which upgrade medical personnel in the direction of traditional medicine (Jordan, 1980: iii).

En ce qui concerne la Bolivie, plusieurs anthropologues ont souligné la nécessité d’établir

un dialogue sur la base d’un respect mutuel entre les spécialistes de chacun des modèles de

la naissance (Arnold et Yapita, 1995; Bradby, 1999; Fernandez, 1999 :203). Selon Denys

Arnold et Juan de Dios Yapita, le personnel médical devrait recevoir une formation

anthropologique au sein même des facultés de médecine, apprendre l’aymara ou le quechua

et s’adapter aux préférences des femmes autochtones concernant la position

d’accouchement (accroupie, par exemple). Nous verrons au prochain chapitre que des

efforts ont été déployés en ce sens par les autorités sanitaires boliviennes, mais avec des

résultats mitigés.

Au terme de cette première section, on constate que l’accouchement ne peut être dissocié

du contexte social plus large dans lequel il se déroule; cette étape cruciale de la vie peut

manifestement être révélatrice des relations de pouvoir qui se jouent entre les acteurs

sociaux, ainsi que de la façon dont ces rapports sont reproduits ou contestés à travers les

activités quotidiennes qui impliquent des interractions entre eux. En Bolivie, la majorité des

professionnels de la santé sont originaires de la ville et ne s’identifient pas à un groupe

autochtone (Michaux, 2000). La rencontre qui a lieu dans la salle d’accouchement entre le

personnel médical et les femmes autochtones est donc inévitablement influencée par la

dynamique des rapports ethniques à l’échelle locale et nationale.

1.1.2 LES RAPPORTS ETHNIQUES

1.1.2.1 Approches théoriques de l’ethnicité et des rapports ethniques

De nos jours, on s’entend assez bien en sciences sociales pour dire que l’identité ethnique

n’est pas une donnée naturelle, mais plutôt un objet fluctuant, qui se transforme et s’adapte.

Pour étudier les rapports entre Autochtones et non Autochtones en Bolivie, il convient

effectivement de mettre de côté toute vision essentialiste de l’ethnicité car «il n’y a aucun

critère objectif qui permet de définir la condition de l’Indien, ou de séparer l’Indien du non-

Indien » (Lavaud, 2001: 51). En fait, il semble que ce soit précisément à cause des

ambiguïtés et contradictions qu’il contient que le concept d’ethnicité fonctionne si bien

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dans la réalité pour communiquer et faire exister le sentiment d’une appartenance collective

à une même communauté (Gosselin, 2001). Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart

spécifient que ce qui différencie en dernier ressort l’identité ethnique des autres formes

d’identité collective, c’est qu’elle est orientée vers le passé.

Le fait que nombre de groupes qui se considèrent actuellement comme des

groupes ethniques n’avaient aucune conscience de leur identité commune il y a à peine un siècle atteste que la continuité avec le passé est toujours rétablie par

des processus créatifs […] Qu’une identité soit toujours d’une certaine manière créée ou inventée, ne signifie pas pour autant qu’elle soit inauthentique… (Poutignat et Streiff-Frenat, 1995 :180).

Les recherches contemporaines convergent vers une approche de l’ethnicité qui permet

entre autres de rendre compte de la fluidité des identités ethniques en Bolivie; «In Bolivia

one is, and is not, many things at the same time» (Goodale, 2006: 641). Il s’agit de

l’approche interactionniste, inspirée des écrits de Frederick Barth. Cette approche considère

que les groupes ethniques existent dans leurs rapports aux autres et que le contenu des

identités qu’ils portent est toujours susceptible d’être changé ou redéfini. Envisagée dans

cette perspective, l’ethnicité ne correspond plus à un ensemble de traits transmis de

génération en génération; l’ethnicité est plutôt relationnelle et dynamique.

L’approche interactionniste propose de rejeter toute tentative de définir l’ethnicité par son

essence, mais de s’intéresser plutôt aux « processus sociaux d’exclusion et d’incorporation

par lesquels des catégories discrètes se maintiennent » (Barth, 1995: 204). L’idée sur

laquelle se base l’approche interactionniste est que puisque c’est dans le rapport à l’altérité

que l’ethnicité prend son sens, c’est à partir de l’examen des frontières symboliques entre

les groupes ethniques qu’on peut arriver à saisir la réalité complexe dans laquelle elle existe

(Gosselin, 2001). L’objet d’étude est donc déplacé du contenu vers le contenant; au lieu

d’étudier quels sont les traits culturels distinctifs d’un groupe ethnique, on s’attarde sur la

mouvance de ses frontières au gré de ses contacts avec les autres groupes. D’ailleurs,

l’interpénétration et l’interdépendance qui existent entre les groupes ne doivent pas être

vues comme les signes d’un brouillage entre eux, mais comme les conditions mêmes du

maintien de la diversité ethnique (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995).

En somme, l’approche interactionniste permet de comprendre la situation des sociétés

pluriethniques de la manière suivante:

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… le pouvoir des dominants a entre autres pour effet de restreindre l’éventualité des choix possibles d’identité offerts aux dominés. Mais les membres des

minorités peuvent également exploiter pour leur propre compte les ambiguïtés, les incertitudes et les malentendus communicatifs […] la connaissance des

usages ethniques et des possibilités de leur manipulation fait partie de la compétence de tous les membres de ces sociétés, chacun pouvant les exploiter avec plus ou moins de succès en fonction des contraintes objectives qui pèsent

sur lui et de son aptitude personnelle… (Poutignat et Streiff-Fenart1995 :147).

De plus, Poutignat et Streiff-Fenart rappellent l’importance de s’écarter de deux croyances

erronées par rapport à l’ethnicité : que les groupes ethniques forment des entités discrètes et

homogènes, et que les liens ethniques sont voués à disparaitre avec le processus de

modernisation et de mondialisation en cours. Au contraire, ces deux auteurs soutiennent

que « ce n’est pas le repliement sur soi et l’isolement, mais au contraire l’implication dans

les activités et les rôles de la société globale qui rendent saillante la conscience ethnique »

(1995 :77).

Enfin, l’ethnicité peut être politique si elle coïncide avec une fonction d’organisation

d’intérêts politiques. Malgré certaines lacunes13, ce genre d’approche de l’ethnicité, qui vise

surtout à en étudier l’utilisation stratégique, est pertinente pour rendre compte de la

mobilisation politique sur la base d’une identité ethnique partagée. Certains auteurs ont

d’ailleurs montré que l’ethnicité peut être une forme de mobilisation politique plus efficace

que la classe sociale étant donné qu’elle permet de combiner à la fois des intérêts communs

et des liens affectifs concrets (Poutignat et Steiff-Fenart, 1995 :107).

Jean Michaud a écrit : «L’identité des groupes ethniques se construit d’abord et avant tout

dans la relation politique, économique et symbolique à l’autre » (2008 :1). Dans le cas des

relations entre Autochtones et non Autochtones en Amérique latine, les identités ethniques

sont fortement marquées par l’histoire des rapports de force et des relations d’exploitation

entre Autochtones et non Autochtones, ce qui donne lieu à une dynamique ethnique

particulière qu’il importe de détailler.

13 Les théories instrumentalistes réduisent généralement l’ethnicité à un instrument politique. Or le seul fait qu’il existe des intérêts matériels communs ne semble pas être une condition suffisante pour le développement d’une solidarité de

groupe sur la base de critères ethniques.

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1.1.2.2 Dimension historique des rapports entre Autochtones et non Autochtones

Même si dans plusieurs pays latino-américains le métissage biologique qui a lieu depuis des

siècles entre Autochtones et non Autochtones touche pratiquement toute la population, on

observe que ceux qui sont associés avec les peuples autochtones sont généralement

confinés aux classes sociales les plus basses et que l’élite économique et politique se

dissocie généralement de toute origine commune avec eux. Cette situation est le résultat de

cinq siècles d’exploitation, de domination et d’infériorisation des Autochtones par les non

Autochtones. Il est impossible de mesurer l’ampleur du traumatisme psychologique et

physique que les Premiers Peuples des Amériques ont hérité de l’histoire de leurs rapports

avec les non Autochtones. Plusieurs auteurs soutiennent que la population colonisée dont

l’identité a longtemps été stigmatisée en arrive bien souvent à intérioriser l’état d’infériorité

qui est associé à sa position de vaincue (Daes, 1995 ; Lavaud, 2001). Voici comment Erica

Daes articule cette position :

Life is like a journey [...] we gain wisdom and self-confidence from the choices that we make on this journey. For the oppressed however, a stranger is always

by their side, blocking their chosen destination, saying to them ‘not that way’. Eventually, the experience of oppression becomes internalized as an accumulation of implicit, subconscious limitations on freedom. External

oppression becomes self-oppression. The victim of oppression travels the road of life thinking at every crossroad ‘Not that way’, until the result is immobility,

inaction and self-isolation (Daes, 1995: 5).

Il ne faut donc pas négliger l’impact du contexte historique de colonisation, d’oppression et

de violence sur la qualité des rapports actuels entre Autochtones et non Autochtones. Or, il

est essentiel de prendre un certain recul par rapport à l’opposition simpliste qu’on peut être

tenté de faire entre, d’un côté, le Blanc14 dominateur et de l’autre, l’Indien15 subordonné. À

ce propos, Simard soutient que les rapports ethniques entre Autochtones et non

Autochtones se déroulent « selon une logique [...] que les acteurs appliquent le plus souvent

14

« Blanc » correspond ici à une catégorie ethnique populaire qui n’a rien à voir avec la couleur de la peau

et qui désigne principalement les Boliviens qui ne se reconnaissent pas comme Autochtones .

15 On ne peut nier que le terme indien a été utilisé historiquement de manière discriminatoire pour qualifier

les membres des différents peuples autochtones des Amériques. Toutefois, l’affirmation et la résistance des

dernières décennies ont permis aux Autochtones de se réapproprier l’identité indienne pour en faire un

symbole de fierté et un instrument puissant de mobilisation commune selon un principe d’unité dans la

diversité. Dans ce mémoire, l’emploi du terme indien n’est donc pas fait de manière péjorative, mais plutôt

en référence à toute la complexité du rapport de domination-résistance dans lequel il existe.

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sans la connaître, inspirés par la culture, l’idéologie, l’imitation ou les simples réactions

adaptatives à des situations dont ils ne sont pas les auteurs » (Simard, 1983: 66).

Nous retenons de ce débat que les contraintes sociales qui ont été imposées aux

Autochtones au cours de l’histoire influencent leurs rapports actuels avec les populations

non autochtones qui habitent le même territoire. Or, en tant qu’acteurs sociaux16, les

Autochtones disposent d’un certain pouvoir d’action qui, même lorsqu’il est limité par un

contexte de domination, leur permet d’influencer la dynamique ethnique et de se

réapproprier les discours et les pratiques qui leur sont imposées. Cette précision étant

apportée, on peut maintenant s’attarder aux traces laissées par ce contexte historique de

violence et de domination sur les discours et les pratiques des acteurs au sein des sociétés

andines contemporaines.

1.1.2.3 Identités ethniques et idéologies racistes

« Si les races n’existent pas, le racisme constitue une fracture majeure au sein des sociétés

latino-américaines, en dépit (et souvent à la faveur) du déni qui prédomine » (Le Bot,

2009 :21). Tenant compte de cette remarque de Le Bot, faut-il réhabiliter le concept de

race?

En sciences sociales, on a souvent remis en question la pertinence du concept de race.

L’anthropologie culturelle a d’abord privilégié l’usage du concept de culture pour expliquer

l’existence de différences significatives entre les groupes humains, le tout dans le but de

distancier la discipline de l’idéologie raciste de l’époque. Ce n’est que plus tard que des

anthropologues rétablirent la pertinence du concept de race pour rendre compte de certaines

réalités sociales; cette fois, on s’attarda plutôt à la notion de race en tant que construction

sociale, culturelle, historique et idéologique.

I suggest that anthropologists must learn to see that race is a concept which

signifies and symbolizes social conflicts and interests by referring to different types of human bodies and to understand racial formations as the sociohistorical

process by which racial categories are created, inhabited, transformed, and destroyed (Visweswaran, 1998: 77).

16 Pour plus de détails sur les approches centrées sur les acteurs sociaux, voir Long, 1992 et Ortner, 2006.

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Bien qu’on dispose des preuves scientifiques du caractère fictif des catégories raciales,

plusieurs auteurs sont d’avis que les rapports ethniques peuvent tout de même être teintés

par des discours et des pratiques proprement racistes. Par définition, le racisme correspond

à toute situation sociale où l’ethnicité devient la base de réactions quotidiennes de

préjudices (Weismantel et Eisenman,1998 : 122). Elbaz (2002) explique que le racisme

peut se présenter sous différentes formes; il se traduit par des rumeurs, des préjugées

individuels et collectifs et des généralisations abusives; toute idéologie raciste présuppose

d’un ordre naturel où un groupe est survalorisé au détriment d’un autre; poussé à l’extrême,

le racisme diabolise l’Autre et le dénude de ce qui le rend humain.

Dans cet optique, il a été démontré par différents auteurs que les discriminations ethniques

qu’on observe en Amérique latine reposent bel et bien sur la construction imaginaire de

« races17 » (De la Cadena, 2000; Weismantel 2001; Labrousse, 1985). Mary Weismantel

synthétise la situation comme suit :

Race, then, is a fiction […] But in the Andes, and throughout the Americas, it is a social fact of great salience nonetheless. Race naturalizes economic inequality

and establishes a social hierarchy that spans the continent (Weismantel, 2001: xxx).

Il est donc possible que l’on ait un racisme sans race. Sur le plan de la mobilité sociale, il

semble que la naturalisation de la différence ethnique soit un instrument de contrainte aussi

puissant que les caractéristiques phénotypiques en elles-mêmes (De La Cadena, 2000). À

cet égard, De La Cadena a proposé le terme de fondamentalisme culturel pour décrire

l’ensemble des croyances aliénantes qui visent à faire passer les caractéristiques d’un

groupe ethnique (pauvreté, accès limité à l’éducation, mode de vie plus axé sur la proximité

et l’interdépendance, etc.) pour des différences naturelles et inévitables; cette même auteure

explique que l’identité indienne demeure ainsi enfermée dans une image négative pour tous

ceux et celles qui y sont associés. Ainsi, la configuration profondément inégale des rapports

ethniques telle qu’on la retrouve dans la plupart des pays latino-américains repose en

17 Ces « races » n’ont évidemment aucun fondement biologique, ce qui n’empêche pas que leurs impacts sur la société

soient bien réels. C’est pourquoi j’ai fait le choix de recourir dans ce mémoire à l’adjectif « raciste » pour qualifier

certains discours, et ce, en dépit du fait que le caractère fictif et non scientifique des catégories raciales a été clairement

démontré depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Ce choix ne vise pas à donner une valeur quelconque au concept de race; il traduit simplement un souci de décrire les certains discours propres à la société andine le plus fidèlement

possible.

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grande partie sur des discours racistes, lesquels prennent souvent un caractère idéologique

(De la Cadena, 2000; Weismantel et Eisenman,1998).

La reprise par Weismantel (2001) de quelques-uns des qualificatifs qui sont employés à

travers les Andes pour faire référence aux Autochtones et aux non Autochtones sont

éloquents à cet égard : l’Indien est dit sale, on le croit porteur de maladies, et souvent

stupide tandis que les membres de la société créole sont d’emblée considérés comme des

gens éduqués, cultivés et décents. Évidemment, la relation étroite qui perdure entre les

différences ethniques et les inégalités socio-économiques donne force et souplesse aux

différentes formes de discours racistes contemporains, ce qui leur permet de se maintenir

malgré leur absence de fondement (De La Cadena, 2000; Weismantel, 2001).

En ce qui concerne le monde andin, l’anthropologue Marisol De La Cadena a démontré que

la persistance d’idéologies racistes s’explique par le fait que les stéréotypes raciaux sont

maintenant camouflés sous le langage apparemment neutre et « politiquement correct » de

l’ethnicité et de la culture. Cette situation donne lieu à une nouvelle forme d’exclusion qui

correspond clairement à du racisme même si le terme « race » est absent du discours, ce à

quoi l’auteure fait référence par le terme silent racism ou racisme silencieux (De La

Cadena, 2000).

En Amérique latine on rejette officiellement les races biologiques, mais on continue

d’associer le fait d’être blanc à ce qui est la norme, puis on justifie la subordination des

Indiens par leur refus ou leur incapacité à entrer dans cette norme (Weismantel et

Eisenman, 1998 : 123). La reproduction de tels rapports ethniques hiérarchisés se fait de

différentes façons : par la violence; par le renforcement de préjugés; ou encore à travers

l'idéalisation d’une culture indienne millénaire, prestigieuse et soi-disant authentique, avec

laquelle les Autochtones réels ont peu de points communs ce qui a pour effet d’accroître le

mépris qu’on leur accorde (Beaucage et Brunel, 1987). Sur ce dernier point, Labrousse

précise au sujet de la condition indienne en Amérique andine:

Le débat sur le degré de pureté ou d’authenticité de la tradition indienne est donc vide de sens […] La marque de l’indianité ne réside pas dans l’usage d’un habit traditionnel, mais dans la démarche consistant à se donner un signe

extérieur d’une cohésion encore bien réelle (Labrousse, 1985 : 31).

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1.1.2.4 Catégories ethniques et racisme dans la région andine

Dans la littérature anthropologique, on identifie souvent trois groupes ethniques18

principaux dans la société andine : les Indiens (qui appartiennent à divers peuples

autochtones andins), les Blancs (aussi appelés Euro-descendants ou Créoles) et les

Mestizos19 (ou tout autre terme utilisé pour désigner une position intermédiaire entre les

deux autres groupes). Évidemment, il existe une grande variabilité à l’intérieur de chacun

de ces trois groupes et les frontières qui les séparent sont perméables et souples. Avant de

présenter une description critique de ces trois catégories ethniques populaires, il faut

souligner que ces catégories populaires n’ont aucune réalité tangible, ce qui n’empêche pas

qu’elles soient très présentes et influentes au sein des sociétés andines. À cet égard, Le Bot

explique qu’en Amérique latine, les clivages ethniques correspondent à une frontière

arbitraire qui traverse toue la société, les groupes, les familles et jusqu’aux personnes elles-

mêmes.

Le fait qu’on ne puisse fixer les contours d’un groupe ethnique ni mesurer avec précision la proportion d’Indiens et de non-Indiens […] n’annule en rien

l’existence de groupes d’identification ethniques, ni celle de clivages ethnoraciaux et du racisme anti-indien (Le Bot, 2009 :21).

Évidemment, les identités indiennes correspondent en partie au produit d’un héritage

culturel précolonial diversifié qui s’exprime « par un territoire ancestral et des rites, mythes

et pratiques spirituelles millénaires » (Intisunqu Waman, 2005 : 26). Toutefois, puisque

c’est à travers l’histoire de leurs relations avec les nouveaux arrivants et leurs descendants

que les Autochtones des Amériques sont devenus Indiens (Beaucage 1987), on ne peut

définir l’identité indienne sans tenir compte de sa relation intrinsèque avec les Blancs.

Actuellement dans la région andine, il semble que la position sociale et la situation

économique des acteurs comptent autant sinon plus que leurs origines culturelles dans les

représentations qui tentent de définir leur identité (De La Cadena, 1995; Lavaud, 2001;

Simard, 1983). Dans le discours populaire, être Blanc équivaut généralement à jouir de

18 À elle seule, la région andine de Bolivie comporte plusieurs groupes ethniques qui ne sont pas détaillés par ces

catégories populaires, dont les Quechuas, les Aymaras, les Urus et les Afros-Boliviens. 19 J’ai choisi d’utiliser le terme en espagnol Mestizo tel qu’employé en Amérique latine pour ne pas induire de

confusion avec le terme Métis qui est employé ailleurs dans des contextes historiques fort différents (au Canada par

exemple). Si le terme Mestizo fait étymologiquement référence au métissage biologique entre un Blanc et un Indien, son usage populaire ne correspond en rien à ce genre de réalité, pas plus que les termes Blanc et Indien ne sont

synonymes d’une quelconque homogénéité génétique (Labrousse, 1985; Lavaud, 2001).

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privilèges économiques et politiques passés de génération en génération (Harris, 1993),

tandis que le terme Indien sert généralement à qualifier une personne illettrée, pauvre,

monolingue (dans une langue amérindienne) et qui habite en zone rurale. Intermédiaire

entre l’Indien et le Blanc, le terme Mestizo prend différentes définitions selon les contextes.

Les identités ethniques servent donc à structurer et légitimer les relations de pouvoir au

sein des sociétés andines de telle sorte qu’être Indien dans les Andes équivaut généralement

à occuper une position instrumentale et symbolique de subordonné. Or, la position associée

à l’identité indienne n’est pas figée une fois pour toute. En effet, les recherches

anthropologiques dans les Andes montrent que l’ethnicité peut être contestée, négociée ou

transformée sur la base de l’ambiguïté des définitions de chacun des groupes. Marisol De

La Cadena, qui a conduit des recherches dans la région de Cuzco, explique que les

catégories Indien et Mestizo sont relationnelles : « It is in the intimacy of every day

relations in the street, marketplace, and village that implicit decisions are made about who

is and who is not Indian » (De la Cadena, 1995: 343). Pour sa part, Intisunqu Waman

soutient que c’est la situation économique qui détermine avant tout l’identité ethnique dans

le monde andin; il explique « le Mestizo disparaît dans le monde indien s’il est pauvre,

mais s’il est riche, il se confond avec les Blancs » (2005 : 90). Enfin, Julia Ströbele-Gregor

affirme qu’en Bolivie « Whether a Mestizo is counted as Indian or closer to Whites is a

sociopolitical decision, the result of sociopolitical practices » (1994: 107). En somme,

l’Indien et le Blanc sont les pôles d’un continuum identitaire sur lequel le Mestizo occupe

une position hiérarchique intermédiaire qui relie les deux mondes tout en marquant la

profondeur de la fissure qui les sépare.

Il est important de souligner que les inégalités ethniques peuvent cohabiter avec d’autres

types de discrimination. Par exemple, suite à ses observations faites au Pérou, De la Cadena

a démontré que le genre peut se juxtaposer à l’ethnicité pour structurer et légitimer les

inégalités sociales au profit des hommes et des Blancs. Elle a démontré qu’au cœur du

patriarcat latino-américain, la modernisation a renforcé l’indianisation des femmes, alors

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qu’elle a ouvert les possibilités d’une plus grande mobilité sociale20 pour les hommes (De

la Cadena, 1995: 343). En somme, dans cette société où les inégalités prennent racine dans

l’histoire et sont maintenues dans le discours, la femme indienne des campagnes occupe le

bas de la pyramide sociale tandis que l’homme blanc de la ville occupe la position la plus

valorisée.

Mary Weismantel a étudié les processus d’échange à travers lesquels les rapports ethniques

hiérarchisés sont mis en scène et recréés au quotidien dans les marchés en Équateur (2001);

son analyse apporte, à mon avis, une compréhension nuancée et fort à propos de la

dynamique ethnique dans les Andes. Weismantel explique entre autres que les catégories

ethniques populaires amènent une polarisation de l'ensemble de la population andine entre

ceux qui sont « inférieurs » et ceux qui sont « supérieurs ». À son avis, cette situation dilue

la diversité ethnique au profit d’une vision binaire et réductrice des groupes sociaux; les

catégories populaires (Indien, Meztizo et Blanc) seraient en quelque sorte le résultat de

cette polarisation. Weismantel en conclut que la division sociale entre le monde indien et le

monde des Blancs correspond à une dialectique particulière où le Mestizo n’existe pas

vraiment : les Indiens s’en méfient tout autant qu’ils se méfient des Blancs, et les Blancs les

méprisent tout autant que les Indiens. Selon cette même auteure, la dynamique entre Indien

et Blanc correspond à « a racist system that, like capitalist modernity, is divided into two

halves that do not make a whole » (2001 :xxxiii).

Évidemment, on peut s’attendre à une résistance des acteurs autochtones face à une telle

stigmatisation des identités indiennes. L’anthropologue Pierre Beaucage explique que les

identités indiennes contemporaines se sont forgées aux cours de longs processus historiques

de sélection, d’acceptation et de refus, lesquels ont permis aux Autochtones de résister à

l’assimilation. D’après ce même auteur, ce sont ces processus internes de « filtration de

l’étranger » qui auraient permis le maintien d’identités autochtones distinctes de la société

créole (Beaucage 1987). Confimant ces propos pour les communautés autochtones des

Andes, Labrousse a écrit:

20 Pour De La Cadena, ce processus de dé-indianisation qui accompagne souvent l’ascention sociale participe à renforcer les idéologies racistes qui condamnent alors davantage l’identité indienne à la pauvreté et à la

marginalisation.

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Toutes ont subi profondément l’impact de la colonisation, puis du mercantilisme et du capitalisme et leur structure et leur fonctionnement n’ont

sans doute peu à voir avec ce qu’ils étaient à l’origine. Mais les éléments apportés par l’extérieur ont été aussi assimilés dans un but d’autopréservation…

(Labrousse, 1985 : 30).

En outre, les identités indiennes contemporaines prouvent que les acteurs peuvent intégrer

les éléments qui leur sont imposés selon une logique culturelle qui leur est propre sans que

leur identité ethnique soit appelée à disparaître. Cette dimension m’a amenée à explorer la

dynamique ethnique entre Autochtones et non Autochtones sous l’angle de la résistance,

troisième champ conceptuel de ma recherche. Dans la section suivante, j’aborde donc les

dimensions théoriques de la résistance qui sont pertinentes pour cette recherche.

1.1.3 LA RÉSISTANCE

...one can only appreciate the ways in which resistance can be more than opposition, can be truly creative and transformative,

if one appreciates the multiplicity of projects in which human beings are always engaged, and the multiplicity of ways in which

those projects feed as well as collide with one another (Ortner, 1995 :191).

1.1.3.1 Approches théoriques de la résistance

Plusieurs auteurs insistent sur le fait que la résistance s’articule, tout comme le pouvoir,

autant dans la pratique que dans le discours (Bleiker, 2000; Foucault, 2005; Scott, 1990).

La résistance est alors conçue comme ayant un aspect symbolique et un aspect pratique. Sur

le plan du discours, la résistance correspond à la lutte contre les idéologies de la domination

tandis que dans la pratique, elle s’observe à travers les luttes concrètes, mais pas

nécessairement directes, qui sont menées pour minimiser la supériorité des dominants et

l’infériorité des subalternes (Scott, 1990).

Selon Foucault, il n’y a pas de centre rationnel du pouvoir, le pouvoir n’est donc pas

localisé dans les appareils de l’État; il est plutôt situé dans les réseaux de relations qui

existent entre les acteurs, dans les institutions et dans les discours. Ainsi, avec Foucault, on

conçoit le pouvoir comme une relation construite historiquement. Pour ce même auteur, là

où il y a du pouvoir, il y a aussi de la résistance; la résistance n’est pas extérieure au

pouvoir, elle en est l’opposé irréductible (2005). Cette position théorique peut être enrichie

par celle de Gramsci, penseur italien de la première moitié du XXe siècle. Selon ce dernier,

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le processus de domination n’est jamais complété, car le consentement des subordonnés

cohabite toujours avec certaines formes de résistance qui minent le projet hégémonique de

la classe dominante (Mittleman et Chin, 2005). Enfin, à partir de son point de vue

particulier de politologue pratiquant l’ethnographie, James Scott argumente que le pouvoir

n’est pas comme une structure immuable, mais plutôt une relation dynamique au sein de

laquelle les acteurs subordonnés jouent eux aussi un rôle politique actif. Scott considère

que les groupes qui ont peu de pouvoir ont eux-aussi une vie politique et ce, même lorsque

les conditions répressives ne permettent pas de déceler des actes de résistance ouverte de

leur part au niveau macroscopique21.

Enfin, d’après Gramsci, c’est dans la vie quotidienne que se développe la conscience

contre-hégémonique, qui est essentielle à la révolution (Mittleman et Chin, 2005).

D’ailleurs, Bleiker souligne que la trop grande attention qui est portée aux révolutions

spectaculaires masque la lente transformation des valeurs qui la précèdent (Bleiker, 2000).

Le fait de reconnaitre un spectre aussi vaste de formes possible de la résistance permet

d’étendre l’étude de la résistance à des domaines de recherche beaucoup plus variés. James

Scott a consacré plusieurs travaux à l’étude des formes informelles, indirectes et souvent

invisibles que peut prendre la résistance des acteurs relativement dépourvus de pouvoir. Il

en a tiré certaines notions théoriques qui sont pertinentes pour cette recherche : la résistance

de tous les jours, l’infrapolitique et la transcription cachée.

La « résistance de tous les jours » (everyday resistance) correspond aux moyens

socialement constitués qui sont employés par les subordonnés pour contester, de façon

détournée, leur condition de domination (1985). Comme l’explique Scott, la résistance de

tous les jours vise les mêmes objectifs stratégiques que la résistance ouverte sauf que sa

discrétion et son anonymat en font une forme de résistance mieux adaptée aux situations où

les rapports de force rendent l’opposition ouverte trop risquée; elle existe parallèlement à

une soumission apparente, et elle évite toute confrontation directe avec l’autorité.

21 Il faut souligner que le fait de reconnaître que les individus qui ont peu de pouvoir disposent d’une certaine marge de manœuvre à partir de laquelle ils peuvent agir sur leur réalité (agency) ne signifie pas qu’on nie les lourdes contraintes

qui sont susceptibles de miner leur capacité d’action (Ortner, 2006: 130).

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Pour Scott, la résistance de tous les jours se joue à un niveau du social qui échappe au radar

d’analyse des sciences politiques traditionnelles. Il suggère la notion « infrapolitique » pour

qualifier le niveau sur lequel le chercheur doit s’attarder pour détecter et comprendre ces

formes et ces expressions de la vie politique qui sont ni publiques ni formellement

organisées. La formulation dichotomique proposée par Scott entre la résistance au niveau

politique et la résistance au niveau infrapolitique présente de nombreux avantages

analytiques. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l’infrapolitique et le politique se

situent à différentes échelles d’un même processus. Scott explique d’ailleurs que le discours

et les pratiques de résistance qui relèvent de l’infrapolitique soutiennent, accompagnent et

préparent la résistance ouverte (1990).

La résistance qui se produit au niveau infrapolitique peut être détectée à partir de la notion

de ce que Scott nomme la « transcription cachée » (hidden transcript). La transcription

cachée correspond au discours alternatif que tiennent les subordonnés en coulisse de la

sphère publique; c’est la dimension discursive de la résistance de tous les jours. Scott

précise que ce type de discours est camouflé « entre les lignes » du discours public sous

forme de rumeurs, de blagues, de récits mythiques, etc. (Scott, 1990 : 183).

Le fait d’accorder une attention particulière à la variabilité des formes et des expressions

locales de la résistance de tous les jours peut servir à comprendre plus en profondeur

comment les changements sociaux qui sont visibles et publics se construisent au quotidien,

dans l’ombre de la sphère publique, à travers des formes de résistance qui sont invisibles à

une échelle d’analyse globale. D’ailleurs, de nombreux chercheurs intéressés par les

mouvements sociaux ont vu la nécessité d’élargir leur objet d’étude vers des échelles plus

informelles et invisibles des luttes de pouvoirs dans le but de mieux saisir la complexité du

processus de résistance politique. Depuis les années 1990, l’étude de la résistance en

Amérique latine s’est inscrite dans cette tendance, offrant certains rapprochements avec les

différentes approches théoriques de la résistance qui furent présentées jusqu’ici.

1.1.3.2 La résistance politique en Amérique latine

Il faut d’abord mentionner que la culture politique en Amérique latine tend à favoriser

l’exclusion politique des masses; les relations politiques y sont traditionnellement perçues

comme une extension des relations privées de l’élite. Dans l’histoire, une distance a donc

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30

été créée entre le politique et la société civile latino-américaine. Or, depuis environ 198022,

on assiste à une multiplication des formes organisées de résistance dans la région (Escobar,

1992). On observe que des groupes subordonnés et marginalisés sont de plus en plus

engagés dans des luttes ouvertes, organisées, concertées, institutionnalisées. Ainsi, depuis

30 ans, on voit émerger dans le paysage latino-américain de nouvelles formes de résistance

qui traversent les frontières et les cadres traditionnels de la résistance politique. Ces luttes

sont parfois supportées par des réseaux de communication et de collaboration translocaux

et même transnationaux.

Ces nouvelles formes de résistance sont largement analysées dans le cadre de l’étude des

mouvements sociaux. Au sein de ce champ d’études, de nombreux spécialistes de

l’Amérique latine estiment que la « théorie des nouveaux mouvements sociaux » (Cohen,

1985; Melucci, 1989) est particulièrement pertinente pour analyser les formes collectives

de résistance dans la région latino-américaine.

La théorie des nouveaux mouvements sociaux se fonde sur un argument principal : les

mouvements sociaux ne peuvent pas être définis seulement en termes de catégories

politiques et économiques, il faut aussi les replacer dans les domaines sociaux et culturels.

Cette approche constitue clairement une critique à l’endroit des théories traditionnelles qui

encourageaient surtout les chercheurs à concentrer leurs recherches vers les aspects visibles

et mesurables de l’action collective, et donc d’en négliger les aspects moins visibles,

comme ceux de la culture et de la vie quotidienne (Alvarez et Escobar, 1992). La théorie

des nouveaux mouvements sociaux ouvre donc la voie à une plus grande communication

entre, d’une part, l’analyse de la contestation politique ouverte et institutionnalisée, qui est

l’objet de l’étude plus traditionnelle de la résistance et, d’autre part, l’analyse de la

résistance plus discrète et quotidienne que Scott situe au niveau infrapolitique.

Selon cette approche théorique, il y a coexistence entre les fonctions instrumentales

(comme les stratégies employées pour favoriser l’inclusion politique et la mobilisation de

ressources) et les fonctions culturelles des mouvements sociaux (comme la prolifération de

réseaux informels visant la construction de nouvelles formes de solidarité identitaire).

22 Cette date correspond grossièrement à la fin des dictatures militaires dans la région. Le contexte spécifique du retour

à la démocratie en Bolivie sera explicité au prochain chapitre.

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31

Ainsi, la théorie des nouveaux mouvements sociaux élargit la conceptualisation de l’action

politique en s’intéressant non seulement à l’étude des mouvements sociaux qui contestent

directement l’autorité, mais aussi à ceux qui la contestent indirectement. Ce genre

d’approche permet d’aller au-delà du politique pur et dur et donc de comprendre de façon

plus large la dynamique sociale (Snow, 2004).

Comme l’explique Nash (2005), la théorie des nouveaux mouvements sociaux a rendu

visibles de nouveaux acteurs sociaux. Ces derniers sont rassemblés en fonction de facteurs

de mobilisation autres que la classe sociale, comme l’appartenance ethnique, le genre, la

race, l’orientation sexuelle ou la religion. À l’époque de la mondialisation des marchés

économiques et des moyens de communication, Alvarez, Dagnino et Escobar (1998)

considèrent que ces nouvelles identités résistantes constituent la clé d’une lutte politique

plus large pouvant déboucher sur une transformation réelle des sociétés latino-américaines.

1.1.3.3 La résistance dans le contexte global

Alvarez, Dagnino et Escobar soulignent que le discours et les pratiques qui sous-tendent les

mouvements sociaux contemporains sont le résultat d’une réappropriation locale

d’éléments qui existent déjà dans le monde globalisé qui les entoure; le discours et les

pratiques des acteurs sociaux engagés dans une telle lutte politique sont « never pure,

always hybrid but nevertheless showing significant contrasts in relation to dominant

cultures » (1998 :8).

Dans un même ordre d’idée, Michelletti explique qu’à l’époque contemporaine, les idées

globales qui sont prônées par la communauté internationale comme les droits humains, la

démocratie ou même l'humanisation de la naissance23 peuvent être réappropriées

localement pour ensuite prendre littéralement racine dans la conscience populaire des

différentes sociétés du monde. De son côté, Sahlins utilise le concept d’« indigénisation de

la modernité » pour décrire les phénomènes de réappropriation des éléments modernes par

les groupes autochtones contemporains (1999). Enfin, nous considérerons que la

consolidation de mouvements sociaux par les groupes autochtones au cours des dernières

23 La RELACAHUPAN (Red latinoamericana y del caribe por la humanización del parto y del nacimiento) est un

exemple de réappropriation par les femmes latino-américaines des principes et valeurs issues des divers mouvements pour l’humanisation de la naissance dans le monde; le Réseau bolivien pour l’humanisation de l’accouchement et de la

naissance (REBOHUPAN) y est affilié.

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décennies correspond à ce genre de phénomène de réappropriation du global à l’échelle

locale; ces mouvements ne sont pas isolés du reste du monde, au contraire ils s’inscrivent

pleinement dans le contexte global de mondialisation des marchés et d’accélération des

communications.

Enfin, selon Alvarez, Dagnino et Escobar, les contestations d’ordre culturel qui sont

déployées par les mouvements sociaux contemporains contribuent à redéfinir les

significations et les limites du système politique. Localement, les luttes sociales deviennent

donc de véritables « guerres d’interprétation » où les idées globales sont contestées et

négociées. Ainsi, peu importe qu’ils accèdent ou non au pouvoir, les mouvements sociaux

ont le potentiel de transformer la société puisqu’ils remettent en question la culture

politique dominante (c'est-à-dire la construction sociale particulière à une société qui établit

ce qui compte comme du politique) ainsi que les notions provenant de la communauté

internationale.

Social movements not only have sometimes succeeded in translating their agendas into public policies and in expanding the boundaries of institutional

politics but also, significantly, have struggled to resignify the very meanings of received notions of citizenship, political representation and participation, and, as a consequence, democracy itself (Alvarez, Dagnino et Escobar, 1998 :2).

1.1.3.4 La résistance autochtone

Pour Pierre Beaucage la résistance des Autochtones s’inscrit depuis des siècles au niveau

de leurs pratiques quotidiennes et de leurs croyances culturelles, par le biais de la

reproduction continue d’une barrière ethnique destinée à créer et préserver une identité

distincte de l’autre qui les opprime. Ce même auteur a proposé la notion de « cultures de

résistance » pour saisir comment le refus discret mais obstiné des groupes autochtones face

à la domination, au racisme et à l’acculturation a pu se cristalliser à travers le temps jusqu’à

devenir indissociable de leur identité (1987). La résistance serait donc en quelque sorte une

dimension des identités indiennes contemporaines, leurs octroyant un potentiel unique de

lutte pouvant être exprimé ou non selon le contexte. Au début des années 1980, le contexte

international sembait favorable à ce genre de résistance.

À partir des années 1970, alors qu’on prédisait leur extinction prochaine en tant que

groupes ethniques distincts, les Autochtones d’un peu partout ont commencé à se faire

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33

entendre. D’abord cantonnés à l’échelle locale et régionale, ils se sont progressivement

projetés sur la scène internationale pour imposer leurs demandes par delà les frontières des

États Nations qui les étouffaient (Beaucages, 1987). Dans la littérature, on parle de « réveil

autochtone » étant donné le commencement brusque et la montée rapide des mouvements

autochtones24. Partout sur les continents américains, ce réveil s’est manifesté par

l’émergence d’une multiplicité de nouveaux mouvements sociaux de résistance composés

par des Autochtones et supportés par les courants d’idées mondiaux comme la démocratie

et la défense des droits humains. Il faut souligner qu’au moment où les Autochtones ont

choisi de se tourner vers l’extérieur pour organiser leur lutte, le transfert des questions

autochtones sur la scène internationale était devenu essentiel pour freiner les politiques de

développement assimilationnistes qui mettaient en péril leur existence même en tant que

groupes ethniques (Morin et Saladin d’Anglure, 2002).

Les mouvements sociaux qu’on associe au réveil autochtone se sont développés en rupture

par rapport aux anciennes insurrections indiennes contre l’ordre colonial ou néocolonial

(plus ponctuelles dans le temps et exclusivement fondées sur la violence); ils se distinguent

également des luttes armées révolutionnaires des années 1960 à 198025 qui visaient à

éliminer les différences culturelles (ou au mieux à les instrumentaliser). De manière

générale, les mouvements autochtones contemporains sont inscrits dans la durée, ils

affichent un caractère pacifique et ils prônent l’affirmation des différences culturelles dans

le cadre d’un nouveau pacte national (Le Bot, 2009). Malgré des orientations et des

contextes d’émergence similaires, les différents mouvements autochtones contemporains

ont suivi des trajectoires variées. À certains moments clés, ils se sont fait écho au-delà des

frontières nationales, mais ils n’ont jamais obéi à une organisation transnationale concrète.

Certains ont pris de l’ampleur jusqu’à se projeter sur la scène nationale comme ce fut le cas

en Bolivie. Partout, ces mouvements ont rendu possible la transformation historique des

24 Les différents mouvements sociaux autochtones présentent de nombreux points de convergence (même période

d’émergence, contextes de développement similaires, orientations communes), mais ils n’obéissent pas à une

organisation transnationale et les rares mobilisations conjointes n’ont pas suffit à faire naître un mouvement panindien. On parle donc d’un «mouvement de mouvements» dont les luttes sont dispersées sur le territoire américain et qui sont

éloignées par des différences culturelles et historiques de même que par des contextes nationaux distincts. (Le Bot,

2009 : 14). 25 « L’Amérique latine est souvent encore identifiée avec la figure de Che Guevara. Les mouvements indiens sont au

plus loin de ce modèle […] Ils ont surgi alors que les guérillas refluaient ou étaient écrasées. Ils ont parfois été pris dans l’engrenage des conflits armés, mais ne se sont développés en s’en écartant et en refusant la logique politico-

militaire » (Le Bot, 2009 :10).

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Indiens en acteurs politiques en plus de déboucher sur un rayonnement international de la

cause autochtone (Brysk, 2000; Morin et Saladin D’Anglure, 2002; Ramos, 2002). «… ces

Indiens cherchent des voies pacifiques pour vivre ensemble, égaux et différents dans le

cadre des sociétés nationales et en s’ouvrant à un monde globalisé» (Le Bot, 2009 : 345).

Les mouvements autochtones correspondent à des phénomènes de mondialisation par le

bas26; ils se sont développés en réaction à l’effet marginalisant de la mondialisation et

grâce aux nouvelles opportunités qu’elle a permis de créer. À travers la mise en place de

mouvements de résistance par-delà les frontières de leur communauté et par le biais de leur

participation à des événements internationaux, les membres des premiers peuples se sont

appropriés de nouveaux outils de lutte disponibles dans le monde globalisé au profit de la

réalisation de leurs objectifs propres (Brysk, 2000; Sissons, 2005).

À cet égard, le sociologue Yvan Le Bot a remarqué que les acteurs des mouvements

autochtones contemporains « sont habituellement issus d’expériences de modernisation,

d’intégration et de développement» (2009: 13). Les questions et les défis auxquels ces

acteurs sont confrontés sont donc les mêmes que ceux que pose au reste du monde la

mondialisation des marchés sur le modèle néolibéral en vigueur : les migrations massives,

les identités mouvantes et éclatées, l’accentuation de la discrimination ethnique et

l’approfondissement des inégalités sociales. S’ils puisent dans leur histoire pour définir leur

mouvement, c’est dans un esprit d’ouverture vers l’avenir car « Nowhere in the indigenous

world are reappropriations regarded as returns to past; rather they are always reimagination

of the future. » (Sissons, 2005 : 11).

Enfin, les Autochtones comptent aujourd'hui parmi les rares acteurs politiques qui se

mobilisent à la fois pour des enjeux politiques, sociaux et culturels. Leurs différents

mouvements ont contribué de manière significative à étendre le champ de la démocratie

dans des sociétés latino-américaines à forte proportion autochtone, mais au-delà de leurs

gains sur la scène politique formelle, ils ont aussi et surtout ébranlé les idéologies racistes

dominantes, initiant du coup des changements sociaux profonds et irréversibles.

26 L’expression «mondialisation par le bas» fait référence à divers secteurs de la société civile mondiale qui

s’organisent pour défendre des valeurs opposées aux processus de mondialisation qui sont imposés par le haut (par les élites économiques et les multinationales) comme la défense des doits humains, la lutte contre la pauvreté, l’équité de

genre, le respect de la diversité culturelle et la paix.

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Un renversement historique de la question indienne s’est opéré : de la soumission à l’émancipation; de la résistance passive à l’initiative; du repli sur

soi ou de l’insurrection sans lendemain à des actions collectives organisées qui s'inscrivent dans la durée; de la reproduction de la tradition à la production de

nouveaux liens sociaux et d’un nouvel imaginaire; de la honte de soi à l’estime de soi; du racisme intériorisé à l’affirmation de l’égalité dans la différence (Le Bot, 2009 : 42).

1.2 BASES MÉTHODOLOGIQUES DE LA RECHERCHE

La première partie de ce chapitre a fait ressortir les intersections des trois champs

conceptuels retenus pour ancrer cette recherche dans la littérature, le défi étant d’arriver à

déceler les lieux et les expressions concrètes de ces intersections. La méthodologie a été

conçue de façon à relever ce défi, particulièrement sur une échelle locale à partir d’une

analyse des rapports quotidiens entre Autochtones et non Autochtones autour de la

naissance.

Dans cla présente partie, j’exposerai tout d’abord la question centrale qui émerge de la

problématique de recherche qui vient d’être présentée. Puis, je décrirai les stratégies

auxquelles j’ai fait appel pour opérationnaliser les différents éléments théoriques de la

problématique qui se retrouvent dans la question. Je détaillerai ensuite les méthodes

d’enquête que j’ai privilégiées pour y répondre concrètement. Enfin, je ferai une brève

description du matériel amassé lors de la collecte de données en plus de discuter de

certaines considérations d’ordre éthique ayant influencé l’ensemble de ma démarche

méthodologique.

1.2.1 QUESTION DE RECHERCHE

L’ensemble des éléments théoriques soulevés dans la première partie m’amène à poser la

question suivante comme point de départ pour cette recherche : Dans le cadre des

transformations sociales qui sont en cours en Bolivie, dans quelle mesure les pratiques

et les discours qui entourent l’accouchement dans la zone rurale de migration du

Chapare sont-ils le reflet de la persistance des rapports ethniques hiérarchisés entre

Autochtones et non Autochtones au sein de la société et de la force de la résistance

autochtone au pays?

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Cette question reprend les principaux éléments théoriques soulevés dans la section

précédente tout en les replaçant dans le contexte bolivien actuel27. Elle interroge la façon

dont les rapports ethniques et les relations de pouvoir sont négociés par les acteurs à

l’échelle locale, et ce, par le biais de l’étude des pratiques et des discours entourant

l’accouchement. Pour répondre adéquatement à cette question, il faut faire appel à une

stratégie efficace afin d’opérationnaliser28 les différents concepts théoriques qui sont

abordés.

1.2.2 STRATÉGIE DE RECHERCHE EN TROIS AXES

Localisée dans une région où la force de la résistance autochtone est frappante et où les

inégalités ethniques sont flagrantes, cette recherche envisage l’expérience d’accouchement

des femmes autochtones migrantes du Chapare comme un objet d’étude en soi, mais aussi

comme une opportunité d’aborder les questions de la résistance et des rapports ethniques

sous un angle autrement inaccessible.

Pour réaliser cette recherche, j’ai fait appel à une méthodologie de recherche qualitative de

type empirico inductif. Ce choix méthodologique signifie d’une part que les bases

théoriques de la problématique ont été éprouvées et réajustées à la lumière de la réalité du

terrain (Chevrier, 1992). Ainsi, le processus de recherche a donné lieu à un mouvement

d’aller-retour continu entre le matériel théorique et les données empiriques. D’autre part,

les résultats de cette recherche ont pu être nuancés ou approfondis au besoin par les bases

théoriques de la problématique, mais ils correspondent principalement à l’analyse des

données recueillies directement sur le terrain.

Pour assurer l’articulation entre les bases théoriques de cette recherche et la réalité concrète

du terrain, j’ai choisi d’organiser mon travail selon trois grands axes. Ces derniers font écho

aux trois champs conceptuels élaborés plus haut tout en étant étroitement liés au contexte

spécifique de l’étude; ils correspondent à trois lignes directrices qui furent suivies à travers

tout le processus de recherche. Les trois axes de cette recherche sont :

la coexistence de différents modèles de la naissance;

27 Le contexte de la recherche est détaillé au chapitre 2. 28 Le terme opérationnaliser fait référence à la démarche par laquelle les concepts théoriques abstraits peuvent être

travaillés de manière concrète, à partir du traitement de données empiriques.

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les rapports ethniques hiérarchisés entre Autochtones et non Autochtones;

et l’affirmation et la résistance autochtone

Ces trois axes de recherche ont dirigé mon attention, mon regard et mes questions tout au

long de la collecte de données, le tout dans le but de faire ressortir de la réalité concrète les

informations utiles pour cette recherche. Voici dans le détail comment chacun de ces axes

permet de créer un pont entre la théorie et la pratique.

La coexistence de différents modèles de la naissance

Ce premier axe a dirigé cette recherche vers l’étude des choix que font les femmes au

moment de mettre au monde leurs enfants ainsi que vers les discours qui supportent les

différentes pratiques locales en périnatalité. Cet axe a donc permis de cibler les données

nécessaires pour décrire comment les différents modèles de la naissance sont vécus,

compris et négociés par les acteurs locaux à Villa Tunari29. En outre, cet axe permet de

rejoindre plusieurs éléments théoriques de la problématique traitée comme le pluralisme

médical (Benoist, 1996; Leslie, 1981), la ritualisation de la naissance (Davis-Floyd, 1997;

Jordan, 1980), l’hégémonie du modèle biomédical (Baer, 2003) et la négociation des

savoirs (Long, 1992). Enfin, on peut dire que ce premier axe propose plusieurs

entrecroisements avec les deux autres axes de recherches puisque la relation qui existe entre

les modèles de la naissance est forcément influencée par la dynamique sociale complexe

dans laquelle elle se développe. Les deux autres axes ont permis d’analyser les mêmes

phénomènes sociaux, mais cette fois dans l’optique d’une compréhension plus large des

rapports de forces qui se jouent localement.

Les relations ethniques hiérarchisées

Ce deuxième axe m’a surtout amené à soulever les discours racistes qui affectent les

rapports sociaux à Villa Tunari. Sur le plan théorique, cet axe met à profit différents

éléments théoriques associés au champ conceptuel des rapports ethniques comme la fluidité

des frontières ethniques (Barth, 1995), la naturalisation de la différence ethnique (Eisenman

et Weismantel, 1998), la stigmatisation de l’identité indienne (Lavaud, 2001), le racisme

29 Villa Tunari est une vaste section municipale située dans la province du Chapare, une des trois provinces de la zone tropicale du département de Cochabamba; elle compte environ 65 000 habitants, principalement des Autochtones

andins migrants de première, deuxième ou troisième générations.

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silencieux (De la Cadena, 1998), la polarisation de la population (Weismantel, 2001) et

l’indianisation de la femme (De la Cadena, 1995). Bien entendu, j’ai pu observer, à travers

le parcours et le discours des différents informateurs, comment les identités ethniques sont

négociées localement et comment cette dynamique est vécue intimement par les femmes.

L’affirmation et de la résistance autochtone.

Le troisième axe a plutôt orienté ma recherche vers différents aspects macropolitiques liés à

la montée des mouvements sociaux autochtones ainsi que sur leur portée à une échelle

moindre, au niveau des luttes de pouvoir plus discrètes entre les acteurs dans leur vie

quotidienne. Cet axe rejoint différents éléments théoriques : la culture de résistance

(Beaucage, 1987), la résistance quotidienne ou infrapolitique et la transcription cachée

(Scott, 1990), la dimension culturelle des mouvements sociaux (Cohen, 1985; Melucci,

1989; Alvarez, Dagnino et Escobar, 1998), les nouveaux mouvements sociaux et les

mouvements autochtones contemporains (Brisk, 2000; Nash, 2005; Stewart-Harawira,

2005) et l’indigénisation de la modernité (Sahlins, 1995).

Sur le terrain, l’axe de l’affirmation autochtone a orienté la collecte de données, d’une part,

vers les pratiques et discours collectifs visant la revalorisation autochtone et, d’autre part,

vers les pratiques et les discours individuels qui défendent ou promeuvent les valeurs et les

croyances se rapportant à la culture autochtone d’origine. Ce dernier axe m’a donc permis

de poser un regard à la fois sur la résistance politique organisée des Autochtones migrants

de Villa Tunari, qui est plus visible, et sur la résistance informelle de ces mêmes acteurs

face aux rapports ethniques hiérarchisés.

Synthèse

En somme, cette stratégie de recherche en trois axes permet de rendre concrètement

observables sur le terrain les principaux éléments théoriques de la problématique. Ainsi, les

conclusions de cette recherche pourront faire directement référence aux concepts théoriques

qui sont au cœur de la problématique tout en étant solidement ancrés dans la réalité qu’elle

tente de saisir.

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1.2.3 COLLECTE DES DONNÉES

1.2.3.1 Séjour sur le terrain

La collecte de l’ensemble des données pour cette recherche s’est déroulée dans le cadre

d’un séjour en Bolivie30 entre janvier et avril 2009. Au cours de ce voyage, j’ai d’abord

séjourné à La Paz, la capitale administrative du pays. J’y ai visité le département des

sciences sociales à l’Université Mayor de San Andrés, où j’ai pu parcourir la littérature

scientifique la plus récente au sujet de la santé reproductive des femmes en Bolivie. De

plus, j’y ai rencontré deux professeures, une anthropologue et une sociologue, toutes deux

spécialistes des questions de genre et de la santé reproductive des femmes31. Ces dernières

m’ont permis d’entrer en contact avec le réseau bolivien d’humanisation de la naissance et

de l’accouchement qui est également basé à La Paz (REBOHUPAN) et qui est la seule

organisation à militer officiellement pour l’amélioration des conditions d’accouchement au

pays. J’ai également fait de la recherche documentaire dans les archives de diverses

organisations32 à La Paz où j’ai eu accès aux politiques nationales en santé de même qu’à

quelques statistiques nationales pertinentes qui m’ont permis de me familiariser avec le

discours officiel et les politiques en vigueur en périnatalité à l’échelle nationale.

Je me suis ensuite rendue au Chapare, dans le département de Cochabamba, à 12 heures de

route de La Paz. C’est dans cette région située au pied de la cordillère des Andes et au

commencement du vaste bassin amazonien que s’est déroulée la collecte des données qui

ont servi à la présente étude. Plus précisément, je me suis rendue dans certains villages de

la municipalité de Villa Tunari, une sous-division administrative de la province du Chapare

dans la zone tropicale du département de Cochabamba33.

J’ai choisi de mener mon étude dans cette région34, car aucune étude anthropologique

n’avait encore été conduite sur les conditions locales d’accouchement. Pendant mon séjour

de 8 semaines dans la région, mon travail de recherche a principalement gravité autour du

village de Villa Tunari, car on y retrouve le plus important hôpital de la région, de même

30 Voir la situation géographique du terrain de l’étude à l’annexe 1. 31 Il s’agit de Susana Rance, sociologue, et de Jacqueline Michaux, anthropologue. 32 Dont l’Organisation panaméricaine de la santé et l’ONG Save the Children. 33 Voir les cartes de la division provinciale du département de Cochabamba puis de la division municip ale du Chapare à l’annexe 2. 34 J’ai également habité à Villa Tunari de mai 2005 à février 2006.

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que le siège des organisations paysannes de toute la zone tropicale du département de

Cochabamba, organisations qui sont très influentes au sein des mouvements sociaux

autochtones à l’échelle nationale. J’ai aussi fait du travail de recherche à Chipiriri et à

Villa 14 de Septiembre, deux communautés rurales située à respectivement 30 et 45

minutes de transport routier du village de Villa Tunari et qui appartiennent aussi à la sous

section municipale du même nom35.

1.2.3.2 Techniques d’enquête

C’est principalement à partir de la voix des femmes autochtones migrantes du Chapare que

j’ai voulu répondre à ma question de recherche. J’ai donc eu recours à des techniques

d’enquête favorisant la création d’un rapport de confiance entre le chercheur et les

informateurs, en insistant davantage sur la richesse ethnographique des données recueillies

auprès de chacune des personne rencontrées que sur la taille de l’échantillon. La plupart des

techniques d’enquête utilisées pour cette recherche relèvent donc de la méthode de

recherche qualitative et s’inscrivent dans la tradition ethnographique en anthropologie.

J’ai surtout eu recours à trois techniques de recherche qualitative très utilisées

en anthropologie et qui sont mutuellement complémentaires : l’observation participante, les

entrevues semi-dirigées et les entrevues de type récit de vie. Pour compléter ce matériel,

j’ai également fait de la recherche documentaire sur place ainsi que des entrevues

informelles avec différentes chercheuses et professionnelles impliquées dans le domaine de

l’accouchement des femmes autochtones en Bolivie. Cette variété de techniques d’enquête

a permis de mener mon étude à la fois au niveau du discours officiel (par l’entremise des

archives), du discours informel (par le biais des entrevues) et des pratiques (grâce à

l’observation participante, aux récits de vie et aux statistiques des institutions locales de

santé publique).

L’observation participante

L’observation participante a été réalisée dans divers contextes quotidiens de même que

dans certains événements clés. Ma première expérience d’observation participante s’est

tenue lors de la rencontre mensuelle de la REBOHUPAN à La Paz en février 2009. Le

35 L’emplacement de chacune des institutions de santé visitées peut être identifié sur la carte du réseau municipal des

services de santé, disponible en ligne : http://tinkuvilla.com/documentos/47_Mapa_07.pdf (consulté le 30 avril 2011).

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groupe était composé de Boliviennes citadines de différents horizons et classes sociales,

dont des étudiantes, des infirmières, deux sages-femmes traditionnelles aymaras et un

médecin. Cette rencontre a été très utile pour m’informer sur les conditions locales

d’accouchement en milieu hospitalier et pour comprendre l’ouverture qui existe, dans le

discours comme dans la pratique, pour des pratiques alternatives dans les hôpitaux du pays.

À Villa Tunari, j’ai eu l’occasion de faire de l’observation participante dans un bureau de

consultation médicale réservé aux suivis de grossesse. Ces séances d’observation se sont

échelonnées sur six semaines, toujours dans le même bureau et en compagnie de la même

médecin généraliste, une femme non autochtone sans enfant. J’ai eu la chance d’y observer

les interactions entre la médecin en poste et des dizaines de patientes autochtones migrantes

résidant dans différentes communautés de la région, dont certaines communautés très

éloignées et difficilement accessible. Ces observations ont été essentielles à ma

compréhension des discours et des pratiques qui façonnent localement les relations entre

Autochtones et non Autochtones. Les nombreux échanges informels avec la médecin m’ont

également permis de me familiariser avec la configuration locale du modèle biomédical de

la naissance, c’est-à-dire les pratiques qui sont préconisées et les croyances sur lesquelles

elles s’appuient. Ces séances d’observation participante ont grandement facilité mon

interprétation ultérieure de l’ensemble des données, notamment parce qu’elles m’ont

permis de mieux interpréter les témoignages des participantes quant à leur relations avec les

médecins. L’observation des interactions entre médecins a également été très instructive à

plusieurs égards. Enfin, l’analyse réflexive de l’impact de ma présence en tant que

chercheure étrangère dans ce milieu fut également utile pour consolider certaines pistes

d’interprétation.

De plus, ma présence continue au sein de l’hôpital de Villa Tunari m’a permis d’organiser,

à la fin de mon séjour sur le terrain, un groupe de discussion sur l’humanisation de la

naissance avec le personnel de santé de l’hôpital, dont plusieurs résidents en médecine. Mes

observations lors de ce groupe de discussion m’ont permis de constater l’écart qui existe

entre les pratiques en vigueur et les discours officiels en matière de soin périnatals. La

participation des résidents m’a aussi permis d’actualiser mes connaissances sur le contenu

de la formation médicale en Bolivie.

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J’ai également fait de l’observation participante à une rencontre mensuelle de la Fédération

des femmes paysannes de la région36. Plus de 150 femmes provenant de toutes les

communautés de la zone tropicale de Cochabamba y étaient réunies. Cette journée fut

décisive quant à ma compréhension concrète du fonctionnement interne de l’organisation

paysanne ainsi que de la réalité des femmes paysannes provenant des communautés les plus

éloignées de la région. J’y ai également établi de nombreux contacts, notamment avec les

dirigeants et les membres de la mairie, qui m’ont ensuite permis de recruter plus facilement

des participantes issues de communautés éloignées en plus de faciliter mon accès aux

archives municipales.

Finalement, j’ai participé à de nombreuses reprises et de manière informelle à différents

contextes de vie quotidienne réunissant plusieurs femmes. Entre autres, j’ai fait de

l’observation participante dans la cuisine d’un restaurant où les employées sont toutes des

femmes, dont plusieurs mères. J’ai aussi passé de nombreuses heures avec des femmes

commerçantes établies soit au bord de la route de manière informelle, soit au marché de

Villa Tunari. Enfin, j’ai pu discuter avec les mères de famille dans les files d’attente des

différentes institutions de santé visitées. Ces séances d’observation de situations de la vie

quotidienne m’ont permis, d’une part, de tisser des liens de confiance avec certaines

femmes plus réticentes à une entrevue formelle, en plus de me permettre de consolider

plusieurs analyses préliminaires.

Les entrevues

L’entrevue correspond à la technique d’enquête principale de cette recherche. Cette

technique d’enquête a l’avantage de recueillir directement le discours des acteurs, et donc

d’avoir un accès privilégié au sens qu’ils donnent à leurs expériences ainsi qu’à leur point

de vue. Parmi les femmes recrutées pour participer aux entrevues, certaines sont membre

du personnel, les autres sont toutes des habitantes de la région qui ont eu l’expérience d’au

moins un accouchement, soit à domicile, soit dans une institution de santé. Puisqu’il s’agit

d’une zone de migration, la population locale est très hétérogène. À cet égard, j’ai voulu

que les participantes à cette recherche forment un échantillon tout aussi hétérogène afin

36 Il s’agit de la «Federación de Mujeres campesinas del Trópico de Cochambamba», qui regroupe 28 centrales

syndicales paysannes et représente près de 50 000 femmes selon mes estimations personnelles.

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d’être représentatif de la réalité locale. Il est important de comprendre que malgré des

apparences d’homogénéité et de fermeture sur le monde extérieur, les parcours de vie des

habitants de Villa Tunari sont extrêmement diversifiés et souvent surprenants pour un

observateur extérieur. Je me suis donc efforcée d’orienter le recrutement de façon à

privilégier la diversité tant au niveau de l’âge des participantes, du lieu de leurs

accouchements, du niveau de scolarité que du parcours de migration. Une telle

hétérogénéité des points de vue était nécessaire afin de bien comprendre la réalité

socioculturelle des femmes autochtones migrantes de la région de même que pour

comprendre la complexité des processus de changement sociaux qui se déroulent dans ce

pays et dont la migration et la diversification des activités font immanquablement partie.

Dans un tel contexte, j’ai enfin dû m’assurer de former un échantillon suffisamment grand

pour arriver à une certaine saturation des données.

J’ai majoritairement effectué des entrevues de type semi-dirigé puisque cette technique

favorise la liberté d’expression des participants, tout en respectant les contraintes de cette

recherche quant à la disponibilité des participantes et à la durée de la collecte de données.

Les guides d’entrevue semi-dirigées ont été construits autour des trois axes retenus afin

d’orienter le discours des participantes vers les différents éléments de la problématique37.

De plus, j’ai veillé à ce que la formulation des questions soit flexible et non directive de

manière à influencer le moins possible le discours des informatrices (Poupart et al, 1997).

Le seul critère d’exclusion pour les entrevues a été le sexe puisque j’ai effectué des

entrevues formelles uniquement auprès de femmes. Pour le reste, le recrutement des

participantes s’est fait au gré des rencontres et des opportunités. Quant aux mères

interrogées, j’ai recruté une majorité de femmes quechuas originaires des hautes terres, dont

plusieurs vivant principalement de l’agriculture afin que l’échantillon soit comparable à la

population locale. Enfin, j’ai interrogé quelques professionnelles de la santé qui étaient

elles-mêmes mamans, pour comparer leurs expériences avec celles des autres mères

interrogées.

Cette technique m’a permis de recueillir le discours de 17 femmes autochtones migrantes

ayant vécu un ou plusieurs accouchements (à domicile ou en milieu hospitalier) ainsi que

37 Le schéma des entrevues semi-dirigées est disponible à l’annexe 3.

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les propos de sept professionnelles de la santé (médecins, auxiliaires et infirmières) qui

travaillent en périnatalité localement, dont trois sont mamans. Les entrevues semi-dirigées

ont duré en moyenne 1 h 30 chacune et toutes se sont déroulées en espagnol.

J’ai également eu la chance d’approfondir mon enquête auprès de deux participantes qui

sont devenues des informatrices privilégiées pour cette recherche. Suite à une première

entrevue semi-dirigée, j’ai procédé avec elles à une entrevue ouverte de type récit de vie où

je les ai invitées à raconter en détail leur histoire familiale ainsi que leur cheminement

personnel à travers la maternité. La richesse de ces deux témoignages a été cruciale pour

interpréter l’ensemble des autres données recueillies. Il s’agit de deux femmes avec

lesquelles j’avais tissé des liens d’amitié avant de débuter cette recherche. Elles avaient

respectivement 27 et 40 ans au moment de la collecte de données. Toutes deux sont

Quechuas originaires des vallées andines et ont migré au Chapare au début de l’âge adulte,

soit à une vingtaine d’années d’écart. J’ai également eu la chance de connaître une partie de

leur famille respective : j’ai rencontré la mère le la première dans sa communauté d’origine

dans les vallées andines (à ToroToro, dans le département de Potosi), et j’ai interviewé la

fille de la seconde, qui a deux enfants et réside au Chapare avec sa mère.

Les entrevues de type récit de vie se sont échelonnées sur plusieurs rencontres et

correspondent, dans les deux cas, à plusieurs heures d’entretien. Ces entrevues ouvertes et

non dirigées ont permis, dans un premier temps, de consolider mon guide d’entrevue grâce

à une connaissance plus en profondeur du contexte spécifique de mon sujet d’étude, de

même que du vocabulaire local employé par les femmes pour aborder les questions de santé

reproductive. Dans un deuxième temps, le rapport privilégié avec ces deux participantes

m’a permis de recruter plusieurs participantes parmi leur réseau, en plus de me fournir un

espace de confiance pour consolider ou réviser mes interprétations tout au long de la

collecte.

1.2.4 PRÉSENTATION DES DONNÉES

1.2.4.1 Informateurs et participantes

L’accès aux données qui sont utilisées pour cette recherche a été possible grâce à la

collaboration et la participation de nombreuses personnes. Ceux et celles qui ont participé à

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ma recherche de manière plus indirecte, par le biais de discussions informelles dans le

cadre de mes activités quotidiennes sur le terrain où encore lors des périodes consacrées à

de l’observation participante sont considérées ici comme des informateurs. C’est le cas des

bénévoles impliquées au sein de la REBOHUPAN, des chercheurs en sciences sociales

avec qui je me suis entretenue, de plusieurs mères rencontrées brièvement au cours des

différentes étapes de la collecte de données, de quelques médecins et résidents en médecine

en poste dans la région durant mon séjour et enfin de quelques dirigeants de l’organisation

syndicale paysanne de la région du Chapare avec lesquels j’ai eu la chance de discuter. De

ce groupe, je tiens à souligner la participation importante de Sandra, la médecin en poste au

bureau des consultations en périnatalité durant mon séjour avec qui j’ai pu échanger

longuement au fil des heures d’observation effectuée dans son bureau.

D’autres ont collaboré plus étroitement à cette étude par le biais d’un entretien formel sous

forme d’entrevue. Ce sont les participantes à cette recherche. Ce groupe est composé de 23

femmes que j’ai interviewées personnellement, dont six sont membres du personnel de

santé dans l’une des institutions de la région. Pour dresser un portrait général de cet

échantillon, j’ai résumé la situation générale de chacune des 23 participantes à l’intérieur de

deux tableaux; le premier dresse un portrait des mères résidentes de la région qui ont

participé à la recherche tandis que le second présente les participantes qui sont membres du

personnel de santé. Des informations générales y sont regroupées: l’âge, la première langue

apprise, le nombre d’enfants, la ou les occupation(s) principale(s), la région d’origine et la

scolarité.

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Tableau 1 : Présentation des participantes

Nom Âge Langue Nombre d’enfants

Occupation Origine (milieu)*

Scol.

Résidentes du Chapare Antonia 40 Quechua 5 Agriculture Cochabamba (R) 5

Bartolina 23 Quechua 2 Marché/agriculture

Chapare (R) 11

Isabelia 20 Moxeño 2 Kiosque/agricultur

e Beni (R) 5

Severina 28 Quechua 1 Propriétaire resto Potosi (R) 13 Sonia

20 Quechua 1 Employée resto Chapare (R) 5 Ana 22 Quechua 2 Marché Cochabamba (R) 5

Elena 35 Quechua 3 Marché/agriculture

Cochabamba (R) 5

Fatima 19 Quechua 1 Employée resto Cochabamba (R) 3

Margarita 33 Aymara/Esp. 2 Propriétaire resto Cochabamba (U) 3

Catarina 30 Quechua 5 Agriculture Chapare (R) 1 Filomena 18 Quechua 1 Agriculture Potosi (R) 8 Alicia

49 Quechua 7 Marché/agriculture

Cochabamba (R) 1

Rita 30 Quechua 1 Marché Cochabamba (R) 11 Justina 27 Quechua 1 Agriculture/dirigea

nte synd. Chapare (R) 7

Valentina 24 Quechua 4 Agriculture Chapare (R) 11

Fernanda 25 Espagnol 1 Technique en agronomie

Cochabamba (U) 13

Juana 30 Quechua/Esp. 1 Avocate Chapare (R) 15

Personnel medical

Lucia 31 Espagnol 0 Infirmière lic38. Cochabamba (U) 15 Susana 25 Quechua/Esp. 0 Infirmière aux. Potosi (U) 13

38

En Bolivie, les infirmières qui ont une formation universitaire reçoivent le t itre de enfermera licenciada

(Lic.), titre auquel je fais référence dans ce mémoire par la traduction «infirmière licenciée».

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Maria luz 25 Quechua/Esp. 1 Infirmière aux. Oruro (R) 13

Lidia 28 Quechua 0 Infirmière lic. Oruro (R) 15 Marta 36 Espagnol 1 Médecin Cochabamba (U) 17

Carolina 33 Quechua 2 Infirmière lic. Oruro (R) 15 *Entre parenthèse, milieu rural (R) ou urbain (U).

Pour ce qui est des 17 participantes qui ne sont pas des professionnelles de la santé, on note

que seule Juana a complété des études universitaires; elle travaille comme avocate à la

mairie de Villa Tunari. Severina et Fernanda ont également entamé des études

universitaires, mais n’ont pas pu les terminer, la première pour accompagner son mari au

Chapare et la seconde en raison d’une grossesse non planifiée. Rita, Bartolina et Valentina

ont toutes trois terminé leurs études secondaires; les autres ont une scolarité qui varie entre

une année du primaire et un secondaire non complété. Seulement cinq de ces femmes

habitent en dehors du village de Villa Tunari de façon permanente; les autres ont une

occupation rémunérée au village soit au marché ou dans un commerce de restauration, mais

la plupart comptent également sur l’agriculture pour la subsistance de leur famille.

Fernanda, Margarita et Isabelia sont les seules participantes de ce premier groupe à ne pas

avoir appris le quechua en bas âge, mais deux d’entre elles ont appris une langue

autochtone autre.

Comme on peut le constater, le personnel de santé interrogé pour cette recherche ne

constitue pas un groupe homogène, tant du point de vue professionnel qu’ethnique. Trois

sont des infirmières licenciées, deux sont des infirmières auxiliaires et deux sont médecins;

cinq d’entre elles travaillent à Villa Tunari et deux à Chipiriri. La plupart ont également

travaillé dans d’autres institutions de santé de la municipalité de Villa Tunari et certaines

ont également travaillé dans d’autres régions rurales du pays. Aucun membre du personnel

de santé ne réside de façon permanente dans la région, c'est-à-dire qu’elles retournent dans

leur famille durant leur congé qui représente dix jours par mois pour les médecins et six

jours par mois pour les autres. De ce groupe, on compte un total de trois mères.

Au niveau de la langue, seulement deux participantes de ce dernier groupe disent ne pas

avoir appris le quechua à la maison; or elles ont grandi en milieu urbain avec au moins un

parent quechuaphone. Si l’on tient compte de l’ensemble des informations regroupées à ce

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sujet, il semble y avoir une corrélation entre le lieu de résidence (urbain ou rural) et la

transmission des langues autochtones des parents vers les enfants; ceux qui grandissent en

ville ont tendance à perdre le quechua comme principale langue d’usage au profit de

l’espagnol. Toutefois, une des participantes a grandi en ville et a tout de même appris le

quechua en bas âge, ce qu’elle explique par le fait qu’elle allait régulièrement visiter sa

famille à la campagne. Enfin, les trois professionnelles de la santé qui ne parlaient pas le

quechua avant de travailler à Villa Tunari disent avoir rapidement appris sur place, tout

comme Fernanda qui habite dans une communauté très éloignée où le quechua est la langue

d’usage.

1.2.4.2 Modalités de la cueillette et traitement des données

Toutes les entrevues ont été enregistrées en partie ou en totalité; ces enregistrements audio

constituent la plus importante partie des données utilisées pour cette recherche. Le reste des

données a été compilé dans des cahiers de notes pour ce qui est des entrevues informelles et

des informations recueillies au quotidien, puis sur des grilles d’observation en ce qui

concerne les rassemblements auxquels j’ai participé.

Lorsque nécessaire, les témoignages de participantes sont repris en partie directement dans

le texte afin de mettre en valeur la richesse et les subtilités du point de vue personnel des

participantes. De plus, l’abondance des citations ramène les participantes au cœur de cette

recherche, ce qui répond à une préoccupation importante dans le cadre d’une étude auprès

d’acteurs dont la parole est peu souvent entendue. Les citations sont présentées en français

dans le texte, avec la version originale en espagnol en bas de page afin que les lecteurs plus

sensibles au terrain puissent avoir un accès plus direct aux données recueillies. Enfin, les

citations qui ponctuent la présentation des résultats de cette recherche me paraissent

importantes, car elles permettent aux lecteurs de cerner de plus près l’interprétation

originale : « L’anthropologue n’est qu’un interprète de données qui, elles-mêmes, sont déjà

des interprétations, les citations permettent de comparer entre elles les interprétations du

chercheur et de ses interlocuteurs » (Michaux, 2000 : 24).

Je tiens à souligner que plusieurs des participantes ont une connaissance limitée de

l’espagnol, qui est leur deuxième ou troisième langue; elles font donc fréquemment des

erreurs grammaticales dans l’accord du genre et le temps des verbes. De plus, les habitants

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de la région étudiée adaptent largement la langue espagnole aux figures de style

linguistiques du quechua. Ainsi, même un lecteur qui maîtrise bien l’espagnol pourrait

avoir de la difficulté à comprendre les phrases reprises en dehors du contexte. C’est

pourquoi l’ensemble de ces phrases a été vérifié auprès de différents locuteurs de

l’espagnol qui maitrisent les habitudes langagières locales afin de valider le sens qui en est

tiré. J’ai traduit librement les extraits en français en tenant compte de ces facteurs39 et en

essayant de respecter les nuances de la langue d’origine.

Finalement, la recherche documentaire a permis d’amasser de nombreux documents

officiels qui m’ont été utiles pour analyser les discours officiels sur les soins de santé. J’ai

entre autres consulté les recommandations de l’OMS en périnatalité, des politiques

nationales boliviennes concernant les soins de santé (dont le SUMI), le texte de la nouvelle

constitution bolivienne, et des résultats de recherches produits par le ministère de la Santé

au sujet de l’«emphase interculturel» dans le domaine de la santé reproductive des femmes.

Les statistiques municipales quant à l’utilisation des services périnatals m’ont également

été d’une grande utilité pour comprendre et analyser la spécificité de la situation locale, et

ses similitudes avec la situation décrite ailleurs au pays.

L’analyse de toutes ces données s’est faite de façon itérative pendant et après la période de

collecte. Des pistes d’interprétation ont été explorées et consolidées progressivement durant

le travail sur le terrain. Enfin, l’ensemble du matériel a été révisé au cours de l’année qui a

suivi dans le but de faire une description critique de l’expérience locale d’accouchement et

d’identifier des catégories qui ressortent de façon significative des données recueillies. Les

résultats de cette recherche ont donc émergé d’une analyse toujours plus fine des données,

jusqu’à la formulation de certains énoncés plus généraux en réponse à la question de

recherche.

1.2.5 CONSIDÉRATIONS ÉTHIQUES

En tant que chercheur, je n’ai pas le pouvoir d’éliminer les contraintes et les biais de ma

recherche, mais j’estime qu’il est nécessaire de les exposer clairement afin de m’assurer de

la transparence de ma démarche et de la rigueur de mon travail. Pour terminer cette partie

39 Les erreurs grammaticales ont été éliminées dans la traduction française afin de refléter l’idée des participantes sans

insister sur leur niveau de maitrise de l’espagnol comme seconde langue.

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méthodologique, je tiens donc à souligner quelques préoccupations éthiques qui furent au

cœur de mes réflexions tout au long de mon enquête et de ma démarche d’analyse.

Tout d’abord, afin que mes travaux n’aient pas un impact négatif sur la vie des personnes

impliquées, j’ai pris des mesures concrètes visant à garantir en toute circonstance la

confidentialité du matériel, l’anonymat des participantes de même que l’intégrité, le bien-

être et le respect des personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche. À cette fin,

tous les noms des informateurs et des pratricipantes qui sont mentionnés dans le texte sont

des pseudonymes et les détails concernant la vie personnelle des personnes interrogées ont

été épurés au besoin, de sorte que personne ne puisse être reconnu à la lecture de ce

mémoire. De plus, par souci de justice et d’équité, la participation à cette recherche s’est

faite sur une base entièrement volontaire et nul n’a reçu de compensation financière ou

autre. Toutes les personnes interviewées ont reçu des informations complètes sur les

objectifs et conditions de la recherche et elles ont consenti verbalement à y participer40.

En ce qui concerne les biais de ma recherche, le simple fait que je sois une femme nord-

américaine peut avoir influencé ou intimidé les participantes à cette recherche en raison de

la distance culturelle qui nous sépare. J’estime que cette contrainte a pu être atténuée par

une expérience préalable du terrain m’ayant permis d’acquérir une connaissance

approfondie des habitudes langagières locales et de développer sur place quelques relations

amicales sincères. À cet égard, je dois reconnaître que les femmes avec lesquelles je

m’étais liée d’amitié dans le passé ont littéralement catalysé le processus de recrutement

des participantes; sans leur aide, je n’aurais certainement pas pu procéder à autant

d’entrevues en si peu de temps. En contrepartie, je dois reconnaître que ma nationalité a été

un important facteur de prestige dans ma relation avec le personnel médical, dont le

directeur de l’hôpital de Villa Tunari, qui a spontanément autorisé ma présence dans son

institution et même dans une salle de consultation.

En général, j’estime que mes expériences extra-académiques en lien avec l’accouchement

ont été fort pertinentes; ce bagage m’a permis de discuter avec le personnel médical sur

certains sujets techniques et d’approfondir au besoin les récits d’accouchement des

40 Le formulaire de consentement verbal employé pour les entrevues est disponible aux annexes 5 et 6, en français et en

espagnol respectivement.

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participantes mères. Je dois aussi mentionner que la présence de ma fille de deux ans à mes

côtés sur le terrain semble avoir atténué la méfiance de la population locale à mon égard, ce

qui a sans doute contribué à la création d’un espace de confiance pour aborder les questions

intimes liées à la maternité et à la santé sexuelle. Comme l’exprime bien l’anthropologue

Jacqueline Michaux en parlant de la naissance comme sujet de recherche, « voilà bien un

domaine où les savoirs sont égaux, où les compétences académiques ne peuvent plus créer

de distance entre « chercheuse » et « informatrices », où les rires et les exclamations de

surprise prennent le pas sur la gêne partagée dans d’autres situations d’enquête » (Michaux,

2000 (14) : 1). Toutefois, s’il est vrai que l’accouchement unit les femmes en ce qu’il

représente une expérience universelle du corps, il révèle aussi avec acuité la variation

socioculturelle par la façon dont il est imaginé, représenté et raconté. À cet égard, je dois

reconnaître que ma propre expérience de mère ainsi que mon travail comme

accompagnante à la naissance au Québec41 ont influencé mes valeurs personnelles ainsi que

ma vision de la naissance. Je défend les principes de l’humanisation de la naissance et je

suis extrêmement critique face à la fréquence des interventions médicales lors des

accouchements hosapitaliers ne présentant pas de complication. Ce biais a forcément teinté

mes questions et mes interventions auprès des participantes. J’en ai tenu compte dans mon

approche des informateurs sur le terrain de même que dans mon analyse.

Enfin, je tiens à mentionner que je sympathise avec les mouvements sociaux autochtones

en général ainsi qu’avec le courant politique de gauche qui occupent tous deux de plus en

plus de place sur la scène politique latino-américaine. Tous ces éléments apportent

inévitablement un biais à cette recherche. Ainsi, sans être ouvertement engagée, mon

enquête a pu être révélatrice de mes opinions sur plusieurs plans : choix du sujet de la

recherche, lieu de l’étude, type de questions posées, thèmes abordés, choix des participants,

etc.

Sur le terrain, je n’ai pas exposé d’emblée mes positions personnelles de sorte à ne pas

inhiber l’expression des opinions différentes de la mienne (particulièrement de la part du

personnel de santé), mais par souci de transparence, j’ai répondu honnêtement à toutes les

41 En tant qu’accompagnante à la naissance, j’ai été formée au sujet de la physiologie de l’accouchement et des différentes interventions médicales possibles durant l’accouchement. J’ai aussi assisté à une dizaine d’accouchements

en milieu hospitalier au Québec et participer à plusieurs activité de discussion sur le sujet de la naissance.

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questions qui m’ont été posées par les informateurs. En tout temps, j’ai favorisé une

attitude de non-jugement et fait preuve de grande sensibilité à l’égard de toutes les

personnes rencontrées. À certaines occasions, j’ai fait preuve de plus de franchise quant à

mes positions personnelles afin de favoriser l’ouverture des femmes qui auraient eu

tendance à ne pas exprimer librement leur opinion en présence d’une étrangère

(particulièrement les femmes ayant vécu des accouchements à domicile).

Évidemment, je ne peux mesurer l’impact de ces biais sur les données que j’ai recueillies,

mais je peux affirmer qu’à aucun moment je n’ai senti que cette subjectivité ouvertement

exposée ait limité mon accès à certaines données. De manière générale, je crois plutôt que

mes opinions personnelles ont servi à mon enquête, notamment en favorisant mon insertion

dans certains milieux généralement très fermés aux étrangers comme l’organisation

paysanne et le regroupement des femmes commerçantes du marché de Villa Tunari. De

plus, j’ai remarqué que les valeurs qui se dégageaient de mes questions, comme le respect

des identités autochtones et la valorisation des pratiques traditionnelles en périnatalité, ont

souvent favorisé l’ouverture progressive des participantes plus réservées lors de l’entrevue.

Pour terminer, en ce qui a trait au traitement des données, j’estime que la rigueur

scientifique de même qu’une démarche d’analyse fondée sur la réflexivité ont permis de

minimiser l’impact de mes biais personnels sur les résultats de cette recherche. D’ailleurs,

l’examen des données empiriques m’a amenée à formuler des réponses souvent plus

nuancées que ce que j’avais prévu initialement.

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CHAPITRE 2 : MISE EN CONTEXTE DE LA RECHERCHE

Ce chapitre présente l’ensemble des éléments qui sont utiles pour situer cette étude à

l’intérieur de son cadre contextuel. Il a été construit de manière à illustrer comment les trois

champs conceptuels ciblés dans la problématique s’articulent concrètement dans la réalité

tout en mettant en valeur la relation dynamique qui peut exister entre le monde local et le

monde global. Le tout est présenté en trois sections. Dans la première section, on traite du

contexte général de la Bolivie ainsi que des éléments historiques ayant conduit aux

transformations sociales et politiques qu’on observe actuellement dans ce pays. La

deuxième section est consacrée au contexte local avec d’abord un survol de l’histoire

récente de la région étudiée et ensuite une description de la réalité au sein de la section

municipale de Villa Tunari. Enfin, la troisième section porte sur le contexte de

l’accouchement en Bolivie. Cette dernière section présente la situation des femmes

boliviennes, les forces et limites du programme national de soins de santé dans le domaine

périnatal et les enjeux spécifiques liés à l’accouchement des femmes autochtones andines

en milieu hospitalier. Ainsi, ce chapitre pose les bases nécessaires pour bien comprendre les

résultats de cette recherche, lesquels seront présentés dans les chapitres subséquents.

2.1 CONTEXTE À L’ÉCHELLE NATIONALE

Comme nous le savons, de nombreuses transformations sociales et politiques s’opèrent

actuellement en Bolivie. Les changements qui en découlent tendent à modifier la

dynamique des rapports entre Autochtones et non Autochtones au pays. Cependant, les

espoirs de construire une société plus égalitaire fleurissent sur un terrain sociopolitique

extrêmement tendu. Puisqu’il s’agit de la trame de fond sur laquelle se déroulent les

phénomènes sociaux qui sont étudiés ici, il importe de présenter brièvement les éléments

qui ont conditionné et préparé ce grand virage dans l’histoire de la Bolivie de même que les

bouleversements qu’il suscite au sein de la société.

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2.1.1 PORTRAIT GÉNÉRAL DU PAYS

Enclavée au cœur du continent sud-américain, la Bolivie compte cinq frontières communes

avec d’autres pays et n’a aucun accès à la mer42. Au total, la superficie actuelle de la

Bolivie est de 1 098 581 km2, soit l’équivalent de l’Ontario au Canada. Ce vaste territoire

est partagé entre deux zones géographiques dont les caractéristiques sont radicalement

opposées. Du côté occidental, il y a les hautes terres andines au climat froid et sec ; on y

retrouve des vallées ainsi qu’un vaste plateau situé entre 3500 et 5000 mètres d’altitude

(l’altiplano). Dans l’est du pays, on retrouve plutôt les basses terres qui font partie du

bassin amazonien et où le climat est tropical humide43. Entre la végétation luxuriante de

l’Orient et l’aridité des zones montagneuses se défilent de hautes vallées tropicales creusées

par l’écoulement des eaux de pluie qui alimentent le bassin amazonien. C’est au cœur de ce

contraste saisissant que cette recherche a été conduite.

La Bolivie est une république parlementaire44. Sur le plan administratif, le pays est divisé

en neuf départements autonomes: La Paz, Potosí, Oruro et Cochabamba, tous situés dans la

partie andine, puis Chuquisaca, Tarija, Santa Cruz, Pando et Beni qui font partie de la

grande région orientale45. Chacun de ces départements est sous-divisé en provinces puis en

municipalités46.

En 2008, la population bolivienne fut estimée à 10 millions d’habitants (INE). De ce

nombre, 52 % réside en zone urbaine. Il s’agit d’une population très jeune : la moitié est

âgée de moins de 20 ans (Langlois, 2008 : 22).

42 Voir les cartes de la Bolivie à l’annexe 6. 43 Une partie des basses terres boliviennes appartiennent à la grande région du Chaco (savanes sèches) et aux terres

humides du Pantanal (dans le quart sud-est de la Bolivie qui jouxte le Brésil et le Paraguay). La zone des basses terres

est deux fois plus vaste, mais deux fois moins peuplée que celle des hautes terres (Blanchard, 2008). 44 Le président, élu tous les cinq ans, est à la fois le chef d'État et le chef du gouvernement. Le parlement, dénommé

Assemblée législative pluri-nationale, est formé par deux chambres : le Sénat, composé de 36 sièges, et la Chambre des

députés, composée de 130 sièges. 45 Voir la carte départementale de la Bolivie à l’annexe 6. 46Au niveau départemental, depuis avril 2010, date d’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution, l’autorité est assurée par les Gouverneurs qui sont tous nommés par suffrage universel et peuvent être révoqués par référendum. Les

membres du conseil municipal sont également élus par suffrage universel tous les cinq ans.

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La Bolivie fait partie des cinq pays latino-américains où la population autochtone est la

plus importante47. Selon le dernier recensement national effectué en 2001, 31 % de la

population s’identifie comme Quechuas, 25 % comme Aymaras et 6 % comme appartenant

à un des 34 autres groupes autochtones du pays, dont les Guaranis, les Moxeños et les

Chiquitanos sont les plus importants en nombre48. Il n’y a donc que 38 % des Boliviens qui

considèrent ne pas appartenir à un groupe autochtone, ce qui fait de la Bolivie le pays avec

la plus grande proportion d’Autochtones en Amérique49.

Bien que le pays soit extrêmement riche en ressources naturelles, on estime que plus des

deux tiers de la population bolivienne sont pauvres et que, de ce nombre, plus de la moitié

vit avec moins de 1 $ américain par jour (Langlois, 2008 : 22)50. De plus, il existe en

Bolivie un écart dramatique entre le niveau de vie des plus défavorisés et celui des plus

riches. On rapporte qu’en 2007, 63 % du total des revenus s’est retrouvé aux mains de

seulement 20 % de la population tandis qu’à l’autre bout de l’échelle sociale, 40 % de la

population gagnait à peine 7 % du total des revenus nationaux.

Ces inégalités socio-économiques sont très révélatrices quant à la dynamique des rapports

ethniques entre Autochtones et non Autochtones51 ; en effet, les frontières de la pauvreté

témoignent d’un grave problème de discrimination raciale qui est inhérent à la société

bolivienne. Même après 25 ans de démocratie, la stigmatisation raciale persiste, et ce, en

dépit de tous les instruments juridiques qui ont été mis en place pour y mettre un terme52.

Cette réalité s’illustre de multiples façons. Par exemple, en 2002 les enfants autochtones

boliviens âgés de 9 à 11 ans travaillaient dans une proportion de 31 % contre 8 % parmi

47 Les quatre autres pays latino-américains avec la plus importante population autochtone sont le Mexique, le

Guatemala, l’Équateur et le Pérou. 48 Voir la distribution géographique des populations autochtones de Bolivie à l’annexe 7. 49 Cette affirmation repose sur des critères d’identification subjectifs qui peuvent faire varier les résultats d’un

recensement à l’autre. 50 Selon le calcul de l’indice de développement humain (IDH), qui a l’avantage de prendre en compte les facteurs

sociaux et culturels, la Bolivie se situe au 113e rang sur 182 pays dans le classement de 2009, ce qui la place toute en

bas de l’échelle du continent sud-américain, au-dessus de Haïti et dans une situation comparable au Honduras, au

Nicaragua et au Guatemala. 51 Il a été démontré par une étude conduite dans plusieurs pays latino-américains entre 1994 et 2004 que le fait d’être autochtone diminue encore de manière significative la probabilité d’un individu de sortir de la pauvreté, d’être éduqué

et d’avoir accès à des services de santé de base (Banque mondiale, janvier 2006, « Pueblos Indígenas, pobreza y

desarrollo humano en América Latina: 1994-2004 », www.worlbank.org, consulté le 8 novembre 2009). 52 La Bolivie a ratifié la Déclaration des droits humains en 1948 et la Convention no 169 de l’Organisation

internationale du Travail, relative aux droits des peuples indigènes et tribaux, en 1991. En 1994, le caractère pluriculturel et multiethnique de la nation bolivienne a été introduit dans la constitution. Enfin, un projet de loi contre

le racisme a été déposé en octobre 2010, mais il est encore tôt pour en noter les effets.

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leurs compatriotes non autochtones (Langlois, 2008 : 41). De plus, c’est principalement au

sein des populations autochtones que l’on retrouve encore aujourd’hui des conditions de

travail comparables à la semi-servitude53. À toutes les atteintes aux droits humains s’ajoute

une liste impressionnante de non-respect des droits territoriaux et culturels des peuples

autochtones partout au pays.

En somme, les inégalités socio-économiques qui pénalisent la majorité autochtone de

Bolivie sont en parfaite continuité avec la veille tradition d’infériorisation ethnique des

populations autochtones sur ce territoire. D’où l’ampleur du défi que représente la

construction d’une société où tous ont les mêmes droits et les mêmes chances dans ce pays.

Depuis quelques années, des millions de Boliviens à l’indianité affirmée ont entreprit de

relever ce grand défi par une mise à l’épreuve historique du jeu démocratique. Même si leur

élan est souvent dispersé et confus, il a déjà suffit à ébranler la hiérarchie ethnique qui

semblait encore inébranlable il y a peine quelques années.

2.1.2. L’HISTOIRE D’UN CHANGEMENT DE CAP

2.1.2.1 Instabilité, violence, retour à la démocratie et virage économique

En Bolivie, le jeu politique a toujours été monopolisé par la fraction non autochtone de la

population. En dépit de leurs nombreux efforts pour résister à la domination blanche54, les

Autochtones de Bolivie sont demeurés entièrement exclus du pouvoir officiel jusqu’à la

moitié du XXe siècle. Ce n’est qu’avec à la révolution nationale de 1952 que l’on reconnut

le droit de vote aux Autochtones ainsi qu’aux femmes. Ce changement de cap politique

permit aussi une réforme agraire (abolition et expropriation des grandes propriétés et

redistribution aux paysans pauvres), l’abolition juridique du servage et la nationalisation

des mines.

À cette époque, le terme Indio (indien) fut officiellement banni au profit du terme

ethniquement neutre de campesino; cette démarche faisait partie d’une vaste politique

assimilationniste qui devait garantir la modernisation de la nation. L’objectif de telles

53 C’est le cas des quelques 135 000 travailleuses domestiques en milieu urbain, des milliers de familles guaranies

soumises au travail forcé par de grands propriétaires terriens ainsi que des dizaines de milliers de travailleurs agricoles saisonniers sur les grandes plantations des départements de Santa Cruz, Beni et Pando (Langlois, 2008 : 43, 59). 54 Quelques 2000 révoltes furent enregistrées en Bolivie entre 1861 et 1940.

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politiques était l’élimination non pas des Indiens eux-mêmes, mais du caractère indien de la

société55. Il faut noter qu’en Bolivie, l’organisation sociale ainsi que le mode de vie des

peuples autochtones ont longtemps été perçus (et le sont encore dans certains secteurs)

comme étant incompatibles avec le développement économique du pays.

Indigenous and traditional peasant cultures were made partly responsible for the

country’s backwardness, and the state ideology set out to control its inherent elements of resistance through assimilation to the dominant (Stobele-Gregor, 1994: 108).

En 1964, le gouvernement révolutionnaire, divisé et corrompu, commençait à épuiser sa

popularité. Encore une fois, l’instabilité politique se solda par la voie des armes56. Des

gouvernements militaires se succédèrent alors à la tête du pays jusqu’au début des années

1980, avec la toute la brutalité et la corruption qui caractérisent les dictatures de l’époque

dans le Cône Sud.

En 1982, la Bolivie amorça un retour définitif à la démocratie. Le pays faisait alors face à

une situation économique désastreuse ce qui justifia, dès 1985, l’adoption de mesures

draconiennes pour stabiliser les indicateurs macroscopiques de l’économie. Le tout se fit

selon le Programme d’ajustement structurel de type néolibéral préconisé par le Fonds

Monétaire international (FMI) : compression des dépenses publiques, gel des salaires,

libéralisation des importations et déréglementation des prix.

Durant un certain temps, la Bolivie fut considérée comme l’élève modèle de la Banque

Mondiale et du FMI tellement sa performance était bonne en matière de stabilisation de

l’inflation et de croissance du PIB (Langlois, 2008). Le programme néolibéral permit

effectivement d’augmenter les exportations et l’accumulation de capital, mais il échoua

totalement à améliorer la qualité de vie des habitants du pays. En fait, les impacts de ce

périlleux virage économique furent dramatiques pour l’économie nationale (fermeture des

mines nationales, mises à pied massives, chute des salaires, destruction de l’économie

paysanne, déstructuration de l’industrie manufacturière nationale, détérioration des services

publics). Le programme néolibéral a contribué à la stagnation de tous les secteurs de

l’économie nationale à la seule exception des économies informelles, dont celle de la coca-

55 « …la eliminación ya no de los Indios, sino de lo indio » (Antequera, 2008 : 29).

56 Au total 189 coups d’État ont eu lieu depuis l’Indépendance de la République en 1825.

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cocaïne, qui est vite devenue la plus importante industrie au pays57. Les élites économiques

et politiques boliviennes entretenaient déjà des liens étroits avec le narcotrafic58. Or,

l’application du programme néolibéral favorisa encore davantage l’expansion de l’industrie

de la coca-cocaïne : le blanchiment des narcodollars fut désormais possible à l’intérieur

même du système bancaire et la main-d'œuvre nécessaire à l’expansion du narcotrafic fut

assurée par les chômeurs des mines59 et les paysans appauvris des hautes terres.

Dans ce pays où les inégalités socio-économiques étaient déjà très prononcées, le fossé

entre les classes sociales se creusa encore davantage suite au virage néolibéral.

Évidemment, les Autochtones de Bolivie, déjà fortement marginalisés, ont été touchés de

manière particulièrement sévère par la mise en place des réformes néolibérales (Langlois,

2008 : 49). La précarité généralisée encouragea de plus en plus de familles à diversifier leur

mode de subsistance et à envisager la migration interne comme stratégie de survie, soit vers

les villes, soit vers les zones tropicales de colonisation pour la production de coca. On

constate a posteriori que l’importance grandissante du narcotrafic a permis d’absorber

quelques uns des plus grands chocs économiques du virage néolibérale sur la société60

(Leons et Sanabria, 1997). Or, en intégrant les plus bas échelons de cette industrie illicite

en tant que producteurs de coca, des dizaines de milliers d’Autochtones andins se

retrouvèrent presqu’instantanément projetés au cœur des enjeux et des conflits de la

mondialisation néolibérale.

Quelques années plus tard, ce secteurs de déplacés (dont plusieurs avaient été formés dans

le syndicalisme paysan ou dans l’action ouvrière) allait devenir l’un des plus importants

noyaux du renouveau de la résistance autochtone au pays. Comme nous le verrons, ce sont

57 Il s’agit sans doute de l’une des formes les plus pures d’une économie de marché échappant aux régulations étatiques

et aux barrières frontalière. 58 Durant la dictature de Garcia Meza (1980-1982), l’économie de la coca fut protégée au p lus haut niveau du

gouvernement. Il a en effet été maintes fois démontré que cette dictature avait été financée et inspirée par la mafia de la

cocaïne (Labrousse, 1985 : 59). C’est durant cette période sombre que la Bolivie a massivement incorporé les réseaux internationaux du narcotrafic. 59 La fermeture des mines nationales en 1987 provoqua la mise à pied de dizaines de milliers de mineurs. Selon

Sanabria (1999), le démantèlement des mines nationales avait comme objectif spécifique de détruire la force politique

des syndicats de mineurs, qui représentaient alors la force de résistance la mieux organisée et mobilisée du pays, afin

d’éliminer l’opposition principale à la nouvelle politique économique. 60 On rapporte qu’environ 10 % de la population nationale serait toujours employée dans le circuit économique de la

coca-cocaïne, dont quelque 120 000 petits paysans producteurs de coca (Le Bot, 2009 : 189).

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paradoxalement les politiques néolibérales qui ont donné ce nouveau souffle à la résistance

des Autochtones de Bolivie.

2.1.2.2 Néolibéralisme et multiculturalisme (1994-2000)

Au cours des années 1990, le virage néolibéral se poursuivit. Toutefois, pour pallier le

mécontentement populaire, l’élite politique privilégia une approche d’ouverture face à la

diversité ethnique et culturelle au pays61. Par exemple, le gouvernement de Sánchez de

Lozada (1993-1997)62 autorisa la privatisation des entreprises d’État et l’exploitation des

ressources naturelles du pays par des compagnies étrangères; or, pour assurer l’acceptation

de ces réformes économiques très impopulaires, il les jumela à des réformes sociales

destinées à adoucir la résistance.

C’est ainsi que furent émises : la loi de la participation populaire (1994), qui prévoit entre

autres la décentralisation du système de santé vers les départements et les municipalités; la

loi du service national de réforme agraire (1996), qui vient étendre les droits territoriaux

des peuples autochtones; et la loi des municipalités (1999), qui favorise une

décentralisation du pouvoir tout en permettant une participation politique plus effective au

niveau local. Le tout fut encadré par une réforme constitutionnelle majeure. En 1994, la

Bolivie devint officiellement un pays multiethnique et pluriculturel. Sur le plan juridique, le

pays venait de faire un pas immense vers l’inclusion et la reconnaissance des peuples

autochtones sur son territoire.

Avec le recul, on doit reconnaître qu’en dépit de leurs limitations63, les réformes

néolibérales à la faveur du multiculturalisme qui ont été lancées au cours des années 1990

ont eu un impact majeur sur la société bolivienne. L’anthropologue Nancy Grey-Postero

soutient qu’en rendant possibles de nouvelles formes d’organisation politique, ces réformes

(qui étaient d’abord destinées à calmer les protestations) ont eu pour effet de catalyser la

61 Cette attitude d’ouverture fut symbolisée par la candidature d’un Aymara, Victor Hugo Cárdenas, à la vice

présidence au côté de Gonzalo Sánchez de Lozada comme président aux élections nationales de 1992. 62 Il s’agit du premier mandat de Sánchez de Lozada, dit «Goni», à la présidence du pays. Il fut réélu en 2002 mais son mandat fut écourté par son exil aux États-Unis en octobre 2003. Ce personnage fut l’un des principaux instigateurs du

virage néolibéral en 1985. 63 « …les réformes obéissaient essentiellement à une logique administrative et, lorsqu’elles ont été appliquées, elles ont

contribué à mettre sous tutelle les instances communautaires, à les incorporer dans l’appareil institutionnel plutôt qu’à

les dynamiser ou à assurer leur autonomie. Elles se sont traduites le plus souvent par une augmentation de la bureaucratie, de la corruption et de l’incompétence » (Le Bot, 2009 :180)

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résistance autochtone (2007). Plusieurs groupes, dont les producteurs de coca du Chapare,

sont effectivement parvenus à utiliser ces nouvelles politiques à leur avantage, notamment

en se dotant pour la toute première fois de leurs propres partis politiques. La plupart du

temps, les mouvements autochtones qui prirent de l’expansion à cette époque

s’organisèrent en rupture par rapport aux partis politiques traditionnels et dans un esprit de

résistance face au néolibéralisme et à la discrimination raciale.

Si une telle mobilisation politique des Autochtones a été possible à ce moment de l’histoire,

c’est qu’un renversement idéologique de la question autochtone avait préalablement été

entamé en Bolivie. La section qui suit explique comment les mouvements autochtones ont

ouvert la voie à ce changement de cap.

2.1.3. LA RÉSISTANCE DES AUTOCHTONES DE BOLIVIE

…les cultures indiennes peuvent être toute autre chose que des mécanismes d'oppression; elles peuvent devenir la base de la résistance (Beaucage, 1987).

En Bolivie, les identités ethniques sont construites et contestées de façon dynamique, mais

en général les idéologies racistes qui favorisent la blancheur au détriment des identités

indiennes ont une influence déterminante sur la répartition des ressources et du pouvoir

entre les groupes. Or, depuis quelques décennies, la dynamique des rapports ethniques entre

Autochtones et non Autochtones a commencé à se transformer sous l’influence de

mouvements sociaux dirigés et composés par des Autochtones. Le tout s’inscrit dans le

processus global de réveil autochtone mentionné au chapitre 1. Toutefois, le contexte

bolivien est assez singulier puisque les Autochtones sont parvenus à s’imposer en tant

qu’acteurs de premier plan dans la vie politique nationale. La résistance autochtone a

définitivement participé à transformer la culture politique et à lancer de nouveaux débats au

pays : « …le pays a basculé en quelques décennies d’une idéologie assimilationniste

hégémonique à un débat passionné sur le caractère multiculturel de la nation » (Le Bot,

2009: 202). Dans cette région du monde où la résistance autochtone avait presque toujours

été écrasée dans le sang avant de plonger dans l’oubli, il s’agit bien entendu d’un

revirement exceptionnel qui mérite qu’on s’y attarde.

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2.1.3.1 L’émergence des mouvements autochtones

La Bolivie a vu éclore quelques-uns des premiers mouvements autochtones contemporains

en Amérique. Certains mouvements ont commencé à s’organiser et à se faire entendre à

partir de la région andine du pays dès les années 1970 et 1980. Ce même élan s’est ensuite

généralisé à tous les groupes autochtones du pays au cours des années 1990 et 2000.

L’anthropologue Xavier Albó soulève quatre facteurs ayant favorisé le développement des

premiers mouvements sociaux autochtones en Bolivie :

la décomposition des régimes communistes d’Occident qui a coupé l’herbe sous le

pied de la gauche traditionnelle, ce qui a créé un vide sur les plans idéologique et

politique, vide dont ont pu profiter les peuples autochtones pour se tailler une place;

l’imposition du modèle économique néolibéral qui a intensifié la précarité

économique des plus pauvres dont la majorité est autochtone; l’effritement de la

classe ouvrière suite à la fermeture des mines nationales, ce qui a poussé divers

groupes politiques à se tourner vers la mobilisation de nouveaux acteurs sociaux,

dont les Autochtones;

et finalement l’apparition de nouveaux courants mondiaux financés par différentes

instances internationales comme la défense des droits humains, l’équité de genre ou

encore la protection de l’environnement qui ont tous éprouvé une synergie de

sympathie à l’égard des mouvements autochtones64 (Albo, 2005).

Ce «réveil» des Autochtones de Bolivie s’accompagnait d’une prise de conscience

importante : l’accès à la démocratie n’avait pas suffi à mettre fin à la discrimination sociale

et raciale en Bolivie; les barrières séparant les Autochtones de la société créole étaient

encore aussi rigides qu’avant la Révolution nationale.

Il faut rappeler que l’exode rural et les migrations internes provoqués par les différentes

crises économiques et politiques depuis la seconde moitié du XXe siècle ont fait surgir de

vastes zones périurbaines composées d’Autochtones migrants de même que de nouvelles

64 En Bolivie, les alliances avec l’extérieur (anthropologues, ONG, organisations religieuses) ont été particulièrement

influentes dans l’organisation et la mobilisation des nombreux peuples autochtones minoritaires de la région

amazonienne. Pour les peuples des hautes terres, qui sont majoritaires en nombre et qui possèdent une longue histoire d’articulation avec l’État, la participation dans les instances supranationales a joué un rôle plus secondaire; leur

mouvement de résistance a été surtout axé sur la question nationale (Albò, 2002).

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communautés paysans en zone rurale de colonisation65. C’est souvent sous l’initiative de

ces Autochtones migrants, scolarisés et avantagés par leur expérience de la «modernité»,

que des groupes se sont organisés dans le but de revaloriser l’indianité et de défendre les

droits des peuples autochtones.

Servant de pont entre la ville et les campagnes, les premières organisations indiennes ont

apporté un nouveau souffle au sein du syndicalisme paysan, lequel se trouva bientôt

indissociable d’une identité indienne clairement affirmée. C’est ainsi que, dès le début des

années 1970, on assista à l’émergence du katarisme, une école de pensée privilégiant les

revendications socio-économiques et l’organisation paysanne, mais avec une forte

dimension communautaire et identitaire66. Le katarisme déboucha sur l’un des premiers

mouvements autochtones de l’Amérique latine, le mouvement Tupac Katari, lequel a

ensuite donné naissance à la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de

Bolivie (CSUTCB). Fondée en 1979 lors du premier congrès national paysan, la CSUTCB

permit de concrétiser une nouvelle alternative politique pour la Bolivie en alliant pour la

première fois des « revendications sociales à partir d’une position de classe », et des

« revendications culturelles sur une base ethnique » (Labrousse, 1985 : 141). La CSUTCB

est encore très influente sur la scène politique nationale.

L’anthropologue bolivien Xavier Albó définit le phénomène inespéré du despertar indio

(réveil autochtone) par une réappropriation de l’indianité par les Autochtones eux-mêmes.

La citation qui suit, tirée du second congrès de la CSUTCB en juin 1983, en est une

illustration frappante :

Nous, les paysans de Bolivie, sommes les héritiers légitimes des grandes sociétés préhispaniques, tant de celles qui construisirent la civilisation andine que celles des Plaines tropicales. Notre histoire n’est pas seulement l’histoire passée. Elle est aussi

l’histoire présente et celle de l’avenir. Celle-ci se résume par une lutte permanente pour réaffirmer notre propre identité historique, pour développer notre culture et, avec

notre propre personnalité, être sujets de l’histoire.67

65 La population du Chapare est principalement le résultat de telles migrations, à partir des communautés rurales

quechuas des hautes terres et des vallées andines ainsi que des anciens centres miniers. 66 Le katarisme a été nommé d’après le chef de la rébellion anticoloniale du 18e siècle Tupac Katari qui a lutté aux

côtés de son épouse Bartolina Sisa. 67 Citation tirée des thèses politiques de la CSUTCB qui furent approuvées à main levée lors du congrès tenu en juin

1983. Le texte est repris intégralement dans Labrousse, 1985 : 167-168.

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Comme le montre la dernière citation, les mouvements autochtones de Bolivie prennent

racine dans une nouvelle vision actualisée et élargie de l’identité indienne. Cette solidarité

panindienne demeure néanmoins difficile à mettre en pratique dans ce pays en raison des

nombreuses différences historiques, culturelles et démographiques qui divisent les groupes

andins (quechuas et aymaras) des autres groupes autochtones. En fait, c’est la nécessité de

faire front commun contre une élite politique déterminée à maintenir les orientations

néolibérales qui a motivé les premières alliances entre les différents mouvements

autochtones du pays. Ces alliances se firent donc à la fois sur la base d’une indianité

partagée au-delà des différences et sur la base d’une même expérience d’exclusion et de

marginalisation.

2.1.3.2 Influence des mouvements autochtones sur la scène politique nationale

En 1990, les mouvements autochtones de Bolivie firent une entrée spectaculaire sur la

scène politique nationale avec la « Marche pour la dignité, la terre et le territoire »68 qui

regroupa sur la route vers la capitale quelques dizaines de milliers d’Autochtones de

différentes origines ethniques. L’événement fut l’occasion d’une toute première alliance

officielle entre les groupes autochtones des Basses-Terres et les mouvements autochtones

andins. Étant donné l’ampleur de cette mobilisation, le gouvernement bolivien fut forcé

d’écarter définitivement les politiques assimilationnistes face à l’évidence de la vitalité des

identités autochtones au pays69.

Encouragés par la force de cette première action concertée, les Autochtones du pays

multiplièrent les mobilisations massives au cours des années suivantes. Plusieurs enjeux ont

fait l’objet de protestations à l’échelle nationale: la réaction à la célébration des 500 ans de

la découverte, la défense de la feuille de coca, le droit à la terre, le libre accès à l’eau

(2000), la nationalisation du gaz naturel (2003), etc. En plus des nombreux gains remportés

en lien avec les différents enjeux de lutte70, les organisations autochtones du pays ont retiré

68 Plusieurs centaines de représentants de différents groupes ethniques autochtones de l’Orient ont effectué pendant plus d’un mois une marche depuis les plaines orientales jusqu’à La Paz. Une délégation de paysans andins de la

CSUCTB est venue à la rencontre des marcheurs jute avant leur arrivée dans la capitale, symbolisant l’unification de

deux secteurs qui jusque-là ne se percevaient qu’à travers préjugés et stigmatisations (Le Bot, 2009 :174). 69En réponse à cet événement, le gouvernement de Jaime Paz fut l’un des premiers en Amérique latine à ratifier la

convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples indigènes et tribaux. 70 En décembre 1995, une marche des femmes cocaleras accompagnées de leurs enfants du Chapare jusqu’à La Paz fit

connaitre au grand public la brutalité de la répression dans cette région (voir image à l’annexe 11); en 2000, l’action

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de ces nombreuses expériences de protestation massive une meilleure maîtrise des règles du

jeu démocratique, une compréhension élargie du fonctionnement du monde globalisé ainsi

qu’une visibilité encore inégalée sur la scène nationale.

Ces luttes firent émerger deux nouveaux noyaux de la résistance autochtone «tous deux

engendrés par le développement des économies de marché et la migration interne» (Le Bot,

2009: 189), en particulier au Chapare, avec le mouvement des producteurs de coca, et à El

Alto, une ville voisine de La Paz, avec les associations de quartier. Ces secteurs de déplacés

témoignent de la montée de nouvelles identités indiennes « moins définies par le

monolinguisme, le territoire et l’appartenance communautaire» (Le Bot, 2009: 201); les

mouvements autochtones qui montent en force dans les années 1990 et 2000 projettent une

image positive de ces nouvelles identités indiennes et en font le principe d’une action

politique rassembleuse.

Peu à peu, la résistance autochtone parvint à influencer la culture politique et à lancer de

nouveaux débats de telle sorte que « …le pays a basculé en quelques décennies d’une

idéologie assimilationniste hégémonique à un débat passionné sur le caractère multiculturel

de la nation » (Le Bot, 2009: 202). De plus, à mesure qu’elles gagnèrent en efficacité, les

luttes des Autochtones commencèrent à rallier d’autres mouvements populaires également

touchés par les conséquences sociales désastreuses du néolibéralisme économique. À

quelques moments-clés, la résistance autochtone devint même le noyau de l’ensemble de la

résistance civile face au pays. Dans ce contexte d’effervescence, de plus en plus de

militants autochtones sentirent que le temps était venu de passer « de la protestation à la

proposition »71.

2.1.3.3 Passage au politique

On sait que les Autochtones de Bolivie ont profité des nouvelles possibilités offertes par le

«visage multiculturel» des réformes néolibérales pour introduire l’appareil politique

officiel. Leur poids démographique se fit rapidement sentir aux urnes. Déjà en 1999, parmi

des mouvements sociaux à Cochabamba empêcha la privatisation des ressources d’eau par une multinationale

européenne; en 2003, les protestations à La Paz en opposition aux termes des contrats de vente des ressources de gaz naturel conduisirent à la démission du président Sánchez de Lozada puis à la promesse d’un référendum. 71 Slogan du MAS aux élections législatives de 2002.

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les 1 700 conseillers municipaux élus aux élections municipales à travers tout le pays, 55 %

étaient des Autochtones (Michaux, 2000 : 9).

En 2002, le Mouvement au socialisme72 (MAS), parti créé par les syndicats de paysans

producteurs de coca, récolta plus de 20 % des votes aux élections législatives73. Deux ans

plus tard, soit peu de temps après les sombres événements d’octobre 200374, le MAS reçut

un appui massif en zone rurale aux élections municipales, dépassant largement les limites

du Chapare. Enfin en 2005, après des mois de résistance active des mouvements sociaux à

travers tout le pays, des élections anticipées furent convoquées pour mettre fin à la crise

généralisée. Surpassant les espoirs, le candidat du MAS, Evo Morales, remporta les

élections présidentielles avec une majorité historique de 53,74 % des votes au premier

tour75. Morales est le premier président autochtone de l'histoire de l’Amérique latine. En

fait, aucun mouvement autochtone ne s’était jusqu’alors hissé à une position de pouvoir

aussi importante. Le succès politique d’Evo Morales et son parti a permis d’amener les

mouvements autochtones au-delà de la reconnaissance identitaire et de la résistance.

En poste depuis janvier 2006, le gouvernement de Morales aspire à une véritable

«décolonisation» de l’État bolivien dans un cadre démocratique. Le programme de

changement76 qui est mis de l’avant par ce gouvernement a été soumis aux urnes à plusieurs

reprises et, jusqu’à présent, il continue de recevoir le support populaire77. La série de

victoires électorales remportée par le MAS est exceptionnelle, d’autant plus qu’elle marque

la pleine participation de la majorité autochtone à la politique nationale.

72Créé officiellement en 1999, le MAS est un parti politique représentatif de la diversité sociale et culturelle de la

nation. Son objectif est de faire le pont entre les mouvements sociaux et les institutions politiques officielles. 73 Le MAS obtint alors 27 sièges à la chambre des députés et 8 au sénat. Pour Evo Morales, il s’agit d’un second

mandat au parlement; il récolta d’ailleurs la seconde place aux élections présidentielles. 74 En septembre et octobre 2003, la nouvelle d’un accord d’exportation du gaz naturel bolivien provoqua le

soulèvement des mouvements sociaux qui exigèrent la nationalisation des ressources de gaz. Sous les ordres du

gouvernement, des dizaines de manifestants furent tués à El Alto et à La Paz. Suite aux pressions populaires, le président s’est enfui aux États-Unis et fut remplacé par le vice-président Mesa. La crise a été calmée par la promesse

de la tenue d’un référendum sur le gaz et d’une assemblée constituante. 75 Au cours de la campagne électorale de 2005, le MAS a reçu l’appui des mouvements autochtones, qui constituent sa

base principale, mais le parti a aussi bénéficié d’un appui urbain important, notamment auprès des pauvres et des

intellectuels de la classe moyenne (Lazarte, 2008). 76 On fait actuellement référence au projet politique du gouvernement du MAS par l’expression populaire El cambio,

« le changement ». 77 Lors d’un référendum révocatoire tenu à l’échelle nationale en août 2008, Evo Morales obtint une fois de plus un

niveau de support sans précédent avec 67 % des votes en faveur de la poursuite de son programme politique; un

nouveau projet constitutionnel a été accepté par la majorité des Boliviens lors du référendum de janvier 2009; enfin, le mandat d’Evo Morales à la présidence a été renouvelé en janvier 2010, avec encore une fois une majorité des votes et

plus des deux tiers des sièges au parlement.

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Le nouveau pouvoir se présente comme l’acteur d’une «révolution démocratique et culturelle» et surtout, le sentiment prime au sein des secteurs

populaires, particulièrement chez les Indiens, que pour la première fois dans l’histoire du pays, ce pouvoir est le leur» (Le Bot, 2009 : 207).

La nouvelle constitution, adoptée par l’assemblée constituante en décembre 2007 puis

approuvée par la population en janvier 2009, est un pas décisif vers le dépassement définitif

des inégalités entre les groupes ethniques. Articulé autour de l’idée d’un état plurinational,

son objectif principal est de permettre le sumak kawsay ou « bien vivre pour tous ». Puisant

dans les traditions autochtones du pays, le nouveau texte constitutionnel propose la

refondation de l’État sur de nouvelles bases qu’on souhaite à la fois indépendantes des

paramètres ethnocentriques occidentaux et libres des impacts du colonialisme.

Or, en dépit des accomplissements notables de ce gouvernement jusqu’à ce jour78, on est

forcé de reconnaître « que la lutte contre la discrimination et pour l’inclusion de la majorité

est plus profonde et plus complexe que prévu » (Langlois, 2008 : 12). Il faut souligner que

le MAS, qui était à l’origine un outil de résistance, s’est retrouvé dans une position de

pouvoir sans y être vraiment préparé. Dans les faits il semble que le projet de «révolution

culturelle et démocratique» du gouvernement soit continuellement en processus

d’élaboration et d’ajustement ce qui donne parfois lieu à des contradictions qui fragilisent

sa popularité. De plus, la vocation première du MAS était de servir d’instrument politique

aux mouvements sociaux, mais il s’avère difficile de conjuguer les demandes de tous les

secteurs sociaux et de rester fidèle aux valeurs de base du mouvement tout en assumant les

contraintes de l’appareil politique.

Il (le MAS) s’est ainsi trouvé dans la situation, inédite et sans équivalent dans le

reste du continent, d’avoir à définir et à mettre en œuvre une politique de l’identité, une «révolution culturelle», depuis le sommet de l’État et sans y être

préparé. Au-delà du discours sur la nécessaire «décolonisation», le MAS en effet ne s’était jamais soucié de construire un programme de gouvernement…» (Le Bot, 2009 : 208).

78 Le gouvernement d’Evo Morales a décrété une diminution des salaires des hauts fonctionnaires, une augment ation

du salaire minimum et la nationalisation des hydrocarbures (mai 2006); il a aussi entre autres relancé la réforme

agraire (en 2006, une vaste politique de redistribution de terres fut mise en branle, l’objectif étant de redistribuer

20 millions d’hectares dans un délai de cinq ans) et organiser la tenue d’une assemblée constituante, suspendu les activités de la Drug Enforcement Administration sur tout le territoire national et mis sur pied un projet de loi contre le

racisme.

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En plus des défis que représente l’ascension au pouvoir d’un parti avec peu d’expérience de

gouvernance dans un pays en crise, les projets initiés par les mouvements autochtones se

retrouvent freinés par une résistance féroce de la part de non Autochtones qui ont beaucoup

à perdre d’une redistribution plus égalitaire des ressources de gaz et des propriétés

foncières. En conséquence, on se retrouve maintenant face à deux tendances politiques

radicalement opposées : d'un côté, il y a le parti au pouvoir qui place la diversité ethnique

au cœur de la définition de la nation; de l’autre côté, il y a une opposition, minoritaire en

nombre, mais largement financée par les élites économiques créoles, qui boycotte le

processus de changement par des stratégies qui allient racisme et égoïsme économique (Le

Bot, 2009). Si les revendications autonomistes prônées par ce dernier secteur ne permettent

pas de « construire un véritable projet alternatif de société à l’échelle du pays » (Absi, 2008

: 316), son influence parvient néanmoins à enliser les décisions du gouvernement dans des

débats formels parfois coûteux.

Dans ce contexte de profonds changements et de grandes tensions, on peut se demander de

quelle manière les rapports ethniques qui se déroulent au quotidien se retrouvent à leur tour

transformés?

2.1.4 UNE RÉVOLUTION DES RAPPORTS ETHNIQUES?

2.1.4.1 Revalorisation des identités autochtones

Comme le souligne Weismantel, puisque le discours raciste a un pouvoir instrumental si

grand, il ne faut pas minimiser la capacité que peuvent avoir d’autres images et d’autres

récits de créer une réalité différente où les rapports ethniques seraient révisés (Weismantel,

2001). C’est précisément ce qui semble se produire à l’heure actuelle en Bolivie. Plusieurs

travaux anthropologiques récents suggèrent que les mouvements autochtones apportent

réellement un vent de changement au sein de la dynamique des rapports ethniques entre

Autocthones et non Autochtones en Bolivie (Grey-Postero, 2007; Albro, 2006; Goodale,

2006). Selon l’anthropologue Mark Goodale, la transformation des représentations

identitaires qui est en train de se dérouler en Bolivie va bien au-delà de la revalorisation de

l’identité indienne; on assiste selon lui à une véritable redéfinition des catégories ethniques

et de leur sens; les transformations en cours pourraient constituer une opportunité unique,

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pour les Indiens boliviens, de se réclamer de la modernité qu’on leur a longtemps imposée

(Goodale, 2006).

Tel qu’énoncé plus haut, on observe depuis quelques années une réappropriation de

l’identité autochtone par des acteurs sociaux qui étaient autrefois considérés comme

assimilés à la culture blanche ou métisse79; c’est le cas par exemple de nombreux

Autochtones ayant migré vers les zones urbaines ou vers de nouvelles zones de colonisation

rurale de l’Orient bolivien. Ce phénomène d’élargissement des identités autochtones au-

delà des cadres traditionnels confirme que les Autochtones de Bolivie ont entrepris de

relever le défi d’entrer dans la modernité sans cesser d’être Indien (entrar en la modernidad

sin dejar de ser Indio).

Évidemment, ces processus d’affirmation identitaire et d’émancipation politiques

provoquent de vives réactions dans ce pays où les différences sociales, culturelles, et

politiques qui divisent la population forment souvent des murs de préjugés et de méfiance.

2.1.4.2 Revitalisation des idéologies racistes

Il semble que le processus de revalorisation des identités autochtones évolue parallèlement

à certaines formes de revitalisation des idéologies racistes, particulièrement dans la région

orientale où les Autochtones migrants andins sont de plus en plus nombreux80. On retrouve

très peu d’ouvrages anthropologiques qui traitent de la question des relations entre les

migrants andins (majoritairement des Autochtones aymaras et quechuas) et les autres

habitants dans la région orientale du pays. Pourtant, avec les migrations internes les

rapports ne cessent de se multiplier entre ces secteurs de la société qui se retrouvent

désormais en compétition pour les ressources et le territoire.

Il existe en Bolivie une terminologie populaire qui est utilisée dans le discours informel

pour distinguer les habitants du pays: il s’agit de la division entre Cambas et Kollas81.

Selon cette division arbitraire et fortement raciste, le terme kolla regroupe indistinctement

79 « No dejan de ser Aymaras ni Andinos los que ya han perdido su pedazo de tierra en el territorio originario por este

simple hecho»79(Albo, 2002: 95). 80 Dans plusieurs zones de colonisation rurales, les Autochtones migrants en provenance des Andes sont aujourd’hui

plus nombreux que les membres des communautés autochtones locales; c’est le cas à Villa Tunari. 81 À l’origine, le terme Kolla fait référence au mot Kollasuyu ( le territoire kolla ) qui était le nom d’une des quatre

parties de l’Empire inca à l’époque précoloniale.

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tous les Boliviens autochtones des Hautes-Terres tandis que l’identité camba, fondée sur le

mythe d’un métissage « blanchissant », englobe tous les Boliviens originaires des Basses-

Terres qui ne se reconnaissent pas d’origine autochtone. Voici une description de la réalité

ethnique à Santa Cruz qui illustre bien cette réalité :

Cambas truly believe themselves to be superior to Kollas claiming, among

other things that they are more directly descended from the Spaniards and are not Indians as many of the Quechua or Aymara speaking Kollas are. Thus the

society of Santa Cruz is a very hierarchical one that places Cambas at the top and Kolla migrants on the bottom (Raymond, 1995).

Depuis quelques années, la polarisation politique du pays a intensifié les zones

conflictuelles entre les militants et opposants du MAS sur l’ensemble du territoire national.

Dans la partie orientale du pays, le discours raciste sur lequel la division Camba-Kolla

repose a été énormément alimenté par cette situation, provoquant parfois des affrontements

violents82. On sait par exemple que les revendications autonomistes83, qui regroupent

l’ensemble des demandes de l’opposition depuis quelques années, sont de plus en plus

fondées sur l’affirmation passionnée d’une identité camba. Or cette valorisation identitaire

encourage aussi un rejet violent des Autochtones andins installés dans les basses terres, ces

derniers étant considérés comme des facteurs de pauvreté et de désordre social dans la

région (Blanchard, 2005). C’est à cette situation complexe que Lavaud fait référence

lorsqu’il affirme que nous sommes actuellement face à une véritable « ethnicisation » de la

vie politique en Bolivie (2008).

2.1.4.3 La pertinence d’une étude à l'échelle locale

À ce jour, les succès de la résistance autochtone n’ont pas mis fin au racisme, à la

discrimination et à l’indigénisation de la pauvreté qui imprègnent le tissus- social en

Bolivie. Toutefois, les changements déjà apportés ont permis de lancer une réflexion

critique importante sur le type de développement qui est souhaitable pour le pays, en plus

d’ouvrir de manière irréversible de nouvelles possibilités pour les membres des groupes

82 L’illustration la plus tragique de cette violence est le massacre du Porvenir, survenu en septembre 2008: des hommes

de main soupçonnés d’être à la solde du gouvernement du département du Pando ont massacré des p aysans favorables

à Evo Morales, en majorité des Autochtones migrants d,origine andine. 83 On sait que ces revendications autonomistes ont pour but premier de permettre aux départements de l’Orient de protéger les immenses propriétés privées ainsi que de conserver les profits économiques tirés des exportations

d'hydrocarbures et de soja.

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autochtones. Il sera intéressant de suivre la tournure des événements dans ce pays en pleine

mutation.

Ce projet de recherche propose de poser un regard sur cette réalité, mais en s’attardant à

l’impact des processus de changement macroscopiques à l’échelle locale et plus

précisément au niveau des relations sociales quotidiennes entre les individus. En coulisse

de ces grands bouleversements sociaux et en deçà des changements politiques, que se

passe-t-il? Comment ces transformations affectent les relations quotidiennes entre les gens?

Quel est l’écho de ces transformations dans les discours et les pratiques à l’échelle locale?

Ces questions sont centrales pour cette recherche; elles nécessitent la présentation du

contexte régional et local dans lequel elle s’est déroulée.

2.2 CONTEXTE À L’ÉCHELLE LOCALE : UN DES MOTEURS DU VIRAGE POLITIQUE

2.2.1 PORTRAIT GÉNÉRAL DE LA RÉGION ÉTUDIÉE

La province du Chapare est une importante zone de migration rurale depuis un peu plus

d’un demi-siècle ce qui en fait une zone de rencontres et d’échanges entre des individus aux

origines culturelle et géographique variées. Les habitants sont surtout originaires des

vallées de Cochabamba, d’Oruro et de Sucre, mais aussi, dans une plus faible proportion,

des anciens centres miniers de Potosí. La majorité de la population locale est donc quechua.

On y retrouve aussi quelques migrants aymaras, des non Autochtones originaires de la ville

de Cochabamba, de Santa Cruz et du Beni ainsi que les membres de groupes autochtones

de la région, principalement les Yukis, les Yuracarés et les Trinitarios84.

Au Chapare, l’économie est basée presque exclusivement sur l’agriculture85. On y produit

la banane, l’orange, la mandarine, le cœur de palmier, l’ananas, la papaye, le riz, la yucca

et, bien entendu, la feuille de coca. En général, les parcelles cultivées sont petites et le

rendement de la terre est faible étant donné l’épuisement rapide des sols après la coupe des

arbres, la prolifération rapide de la végétation et les dénivellations nombreuses du terrain.

84 Les Trinitarios représentent un sous-groupe du peuple amazonien des Moxeños dont le territoire ancestral est situé

entre les départements du Beni et de Cochabamba. 85 Il existe aussi une petite industrie touristique qui est gérée surtout par des non Autochtones originaires de la ville.

Les services touristiques se concentrent au village de Villa Tunari.

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C’est dans cette région rurale particulièrement touchée par la pauvreté que la résistance

autochtone de Bolivie a trouvé un nouveau souffle depuis 1990. Ce renouveau politique a

vu le jour dans un contexte difficile qu’il importe de détailler.

2.2.2 COLONISATION DU CHAPARE

L’histoire de la colonisation des Basses-Terres de la région tropicale de Cochabamba a

toujours été étroitement liée à la culture de la feuille de coca. L’exploitation agricole de ce

territoire a débuté à l’époque préhispanique, puis elle s’est étendue durant les périodes

coloniale et républicaine à travers le système d’haciendas fondé sur le travail d’une main

d’œuvre autochtone gratuite. La région du Chapare, qui est située sur le territoire ancestral

du peuple autochtone des Yuracarés, a toujours été une importante zone de colonisation des

terres tropicales en raison de sa proximité géographique avec la ville de Cochabamba86.

Toutefois, malgré les nombreux efforts de développement déployés au cours de l’histoire,

l’exploitation agricole de la région est demeurée extrêmement limitée jusqu’à tout

récemment, essentiellement en raison de l’inaccessibilité des terres, mais aussi en raison de

conditions sanitaires locales particulièrement difficiles (fièvre jaune, malaria, animaux

sauvages, insectes, serpents venimeux, humidité, etc.).

Comme nous l’avons vu, au terme des dictatures militaires (1964-1982), la Bolivie se

retrouva face à une profonde crise économique ; les réformes néolibérales mises en place

pour rectifier la situation provoquèrent une augmentation drastique de la pauvreté au pays

(Léons et Sanabria, 1997). Parallèlement, le boom de l’industrie de la coca-cocaïne, qui

débuta en 1980, créa une demande grandissante de main-d’œuvre agricole peu spécialisée

dans les zones tropicales encore inexploitées. Cette combinaison de facteurs entraina une

vague de migration massive de paysans de l’altiplano et des hautes vallées vers le Chapare

au cours des années 1980; ces derniers s’aventuraient dans ces espaces tropicaux peu

accueillants dans l’espoir d’y trouver les moyens de subvenir aux besoins de leur famille.

Avec la fermeture des mines nationales en 1985 et 1986, on enregistra une autre vague de

migration importante au Chapare; les milliers d’ouvriers chômeurs, ainsi que leur famille,

furent encouragés à s’établir dans les nouvelles zones de colonisation des basses terres.

86 Les premiers colons andins du Chapare étaient des paysans qui fuyaient les conditions d’esclavage imposées par les

propriétaires terriens dans les haciendas.

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C’est ainsi que le syndicalisme déjà très combatif des migrants paysans reçut le renfort de

militants formés dans l’action ouvrière87. D’ailleurs, les syndicats paysans de la zone du

Chapare ont toujours milité activement sur la scène politique nationale (Salazar, 2008)88 et

leur influence n’a fait que prendre de l’ampleur avec l’arrivée continue de nouveaux colons.

En une seule décennie, ce sont donc des dizaines de milliers de Boliviens qui allèrent

s’établir au Chapare dans le but de démarrer une culture de coca89. La population locale

constitue donc un véritable melting-pot de divers groupes qui se reconnaissent, pour la

grande majorité, un même fond culturel andin (Le Bot, 2009: 199).

2.2.3 COCA ET NARCOTRAFIC

On sait que la consommation de coca fait partie d’un univers culturel très ancien qui est

profondément ancré dans la tradition andine; la feuille de coca est un puissant vecteur de

valeurs identitaires, culturelles, cosmologiques et économiques (Allen, 2002; Spedding,

2004). Une partie de la production nationale de coca répond donc à la demande pour la

consommation traditionnelle, c’est-à-dire la mastication, l’infusion, ou l’utilisation à des

fins rituelles.

Or, la culture de la coca répond aussi à une forte demande internationale pour son dérivé

illicite, la cocaïne. Et c’est ce à quoi la production du Chapare est presque entièrement

dédiée étant donné le goût plus amer des feuilles qu’on y cultive en comparaison avec les

feuilles de coca cultivées en plus haute altitude dans la région des Yungas de La Paz.

L’histoire de la colonisation récente du Chapare est donc étroitement liée à l’implantation

et le développement rapide du narcotrafic en Bolivie. À l’échelle nationale, certains

facteurs ont participé à créer un contexte favorable à la production intensive de coca au

Chapare. Entre autres, il a été maintes fois démontré que le coup d’État du général Luis

García Meza, en juillet 1980, avait été directement financé par la mafia de la cocaïne

87 Toutes les communautés autochtones rurales ont un système d'autorité propre. Au Chapare, l’organisation paysanne

a été influencée à la fois par l’organisation syndicale qui fut imposée à la paysannerie avec la Réforme agraire et par les fondements du syndicalisme ouvrier. 88 Les syndicats paysans du Trópico de Cochabamba ont entre autres participé à la rupture de l’alliance entre paysans et

militaires (1970) qui rendit difficile le maintien au pouvoir des dictatures militaires et conduisit progressivement au

retour à la démocratie en Bolivie (Salazar, 2008). 89 Le mouvement migratoire vers le Chapare se poursuit encore aujourd’hui mais avec beaucoup moins d’ampleur depuis que la culture de la coca y est limitée et que de nouvelles possibilités de migration transnationale existent,

notamment vers l’argentine, le Brésil et l’Espagne.

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(Labrousse, 1985 : 59). C’est réellement cette dictature, la dernière en place avant le retour

définitif à la démocratie, qui a propulsé le pays dans les réseaux du commerce mondial des

drogues. En effet, en 1979, on estimait la production totale de coca en Bolivie à 7 000

tonnes de feuilles tandis que déjà en 1981 cette même production dépassait les 50 000

tonnes (Labrousse, 1985 : 56).

Il faut souligner que les conditions locales (absence de routes et de services, très mauvaise

qualité des terres) ainsi que les contraintes personnelles des migrants (manque de capital

financier et manque de connaissances du milieu) font en sorte qu’aucun autre produit

agricole ne vaut la peine d’être cultivé comme source principale de revenus, sur les

parcelles acquises par les colons du Chapare. En 1985 par exemple, on estimait que la

production d’un kilogramme de feuille de coca rapportait de 10 à 15 fois plus de profit

qu’un kilogramme de café (Labrousse, 1985, 57). Face à l’échec plus que lamentable des

tentatives de développement alternatif dans la région au cours des deux dernières

décennies, on peut dire qu’il n’existe pas à ce jour de solution alternative à la coca qui soit

réellement rentable et applicable pour les paysans sans crédit, sans capital et sans formation

du Chapare (Cantin 204 ; Léons, 1997 ; Painter, 1994).

En un court laps de temps, les Autochtones andins qui ont migré vers le Chapare ont subi

un changement drastique d’environnement en plus d’être confrontés à une inclusion rapide

aux marchés économiques mondiaux par le biais du narcotrafic. Dans ce contexte

particulièrement déstabilisant, qu’advient-il des identités autochtones andines dans la

région?

2.2.4 ADAPTATION LOCALE DU MONDE ANDIN

L’anthropologue britannique Allison Spedding, qui a étudié de près le mode de vie des

producteurs de coca, argumente que la production de coca en Bolivie opère selon une

logique qui se rapproche davantage du modèle paysan andin que de l’agriculture de type

capitaliste (2004). Spedding explique que le fait d’incorporer à leurs pratiques et à leurs

activités des éléments de la modernité (monétarisation, réseaux de transports, production

visant des marchés internationaux, démocratie) ne signifie pas nécessairement que les

Cocaleros se sont distanciés de la culture andine, mais plutôt qu’ils ont actualisé leurs

traditions face à des conditions nouvelles. D’ailleurs, Spedding soutient qu’il serait

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virtuellement impossible de produire de la coca à l’intérieur d’un contexte purement

capitaliste puisque la rentabilité de cette activité exige de pouvoir disposer, au moins en

partie, d’une main-d'oeuvre non rémunérée (la famille) dont le travail n’est pas considéré

lors du calcul des bénéfices. Elle souligne que même durant l’apogée des prix de la coca,

entre 1980 et 1986, il fut impossible de recenser des producteurs qui avaient adopté des

relations de productions exclusivement capitalistes (2004 : 7).

Ces arguments supportent l’idée que le modèle de la paysannerie andine ne doit pas être

perçu comme étant figé dans le passé, mais plutôt comme un mode de vie dynamique qui

est transformé et adapté par les êtres humains qui le vivent. De plus, l’exemple des

Autochtones migrants du Chapare, qui ont quitté leurs terres ancestrales pour incorporer

une économie mondiale, démontre que l’opposition qui est souvent faite entre tradition et

modernité est sans fondement.

Cependant, dans le cas particulier du Chapare, il faut garder à l’esprit que même s’ils

partagent majoritairement une appartenance commune au monde andin, les habitants du

Chapare proviennent de communautés différentes ce qui rend le tissu social hétérogène et

fragmenté. C’est le partage d’une expérience commune d’injustice et de violence qui a

forgé une cohésion réelle entre les Autochtones migrants de la région autour d’une vision

élargie de l’identité et de la culture indienne.

2.2.5 HISTOIRE RÉCENTE DE LA RÉGION

La guerre aux drogues

En réponse à la croissance inquiétante des problèmes liés à la toxicomanie aux États-Unis,

le gouvernement américain a lancé, dès le début des années 1980, des politiques

internationales de lutte contre la drogue. Pour combattre plus spécifiquement le problème

grandissant de dépendance à la cocaïne à l’intérieur de ses frontières90, le gouvernement

américain opta pour une stratégie de lutte passant essentiellement par l’éradication des

plants de coca dans les pays producteurs du Sud. Au Chapare, les familles de producteurs

de coca se retrouvèrent face à une véritable situation de guerre suite à l’implantation de ces

90 On peut s’interroger sur la pertinence et l’efficacité d’une telle stratégie sachant que l’extraction de la cocaïne à partir de la coca exige entre autres l’utilisation de quelque 41 produits chimiques fabriqués dans les pays du Nord et

sans lesquels la fabrication de la cocaïne serait impossible (Painter, 1994).

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politiques; les mesures punitives et la répression militaire violente forment le cœur des

actions qui y furent déployées.

Déjà en 1983, 225 millions de dollars avaient été investis par les États-Unis pour lutter

contre la production de cocaïne en Bolivie. Et ce budget n’a fait qu’augmenter avec les

années (Labrousse, 1985). Très tôt, les syndicats paysans et ouvriers se sont mobilisés pour

dénoncer l’intervention militaire au Chapare et dans les Yungas91. Par exemple, en 1982 la

confédération syndicale Tupac Katari déclarait :

Les paysans condamnent l’intervention américaine et l’utilisation de l’herbicide 2-

4D92 pour détruire les cultures traditionnelles et légales de la coca dans le Chapare et les Yungas. Nous n’accepterons pas de misérables indemnisations et nous ferons face à la tentative d’ethnocide dont est menacé notre peuple93 (Labrousse, 1985 :62).

Sous les pressions de Washington, le gouvernement bolivien adopta, en 1987, la loi 1008.

Avec cette loi, les deux principales régions de production de coca (le Chapare et les

Yungas) furent militarisées afin de contrôler l’entrée de précurseurs chimiques et la sortie

de produits dérivés de la coca de ces régions. Grâce à un important financement américain,

une section spéciale de l’armée fut même créée (UMOPAR), pour lutter localement contre

le narcotrafic.

La loi 1008 est devenue célèbre pour la corruption qu’elle a entrainée (Farthing, 1997). Le

pouvoir des policiers et des officiels responsables de l’éradication s’en trouva gonflé, de

telle sorte que ces derniers se sont livrés à une répression excessivement violente contre les

individus confinés aux plus bas échelons de l’économie de la coca/cocaïne. Dix ans après

l’instauration de la loi 1008, on constata que l’une des conséquences les plus importantes

des lois antidrogue et anticoca fut de renforcer et d’exacerber les inégalités sociales,

économiques et culturelles déjà très prononcées au sein de la société bolivienne (Farthing,

1997, 254). Si d’une part l’industrie illégale de la cocaïne a été très peu touchée par ces

mesures répressives, d’autre part la corruption, la violation de droits humains et les abus

91 Autre région de production de coca située dans le département de La Paz en Bolivie. 92 Défoliant utilisé entre autres pendant la guerre au Vietnam et considéré dangereux pour les humains par l’OMS. 93 Déclaration de Jenaro Flores prononcée lors de l’assemblée générale de juillet 1982. Traduit et cité par Alain

Labrousse (1985 : 62).

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ont fait partie prenante de la réalité des petits paysans producteurs de coca durant plusieurs

années.

Cette réalité n’est pas très surprenante dans un contexte social où les rapports ethniques

sont aussi fortement hiérarchisés qu’en Bolivie. D’ailleurs, Léons et Sanabria estiment que

les structures du commerce de la drogue sont un prolongement des conventions

traditionnelles racistes de la société bolivienne : le dur travail est accompli par les

Autochtones et les profits les plus importants sont encaissés par l’élite traditionnelle issue

de la société créole blanche.

In Bolivia, the preeminent social dividing is one of social race. [...] Nevertheless, the distinction is no less real for its lack of totally biological basis as it creates a cultural

ceiling that one classified as indigenous is not permitted to rise above, in the narcotics as in anything else in the society (1997: 12).

La lutte des Cocaleros

Au Chapare, les organisations syndicales paysannes se sont fortement mobilisées en

réaction à la répression violente et continue de la part de l’armée. Au cours des années, la

résistance des Cocaleros s’est exprimée sur plusieurs fronts : grèves de la faim, marches

pacifiques, sabotages des équipements de l’armée, barrages routiers et même affrontements

armés. Tous ces actes ont été posés par des hommes, des femmes et même des enfants

malgré une forte répression militaire et sous la menace constante de voir leur mode de

subsistance disparaître (Sanabria 1997).

Dans son étude de la résistance des producteurs de coca du Chapare, Sanabria conclut que

dans les faits, les paysans du Chapare ont résisté avec succès aux politiques anticoca

(1997). En effet, les petits producteurs de coca ont systématiquement maintenu leurs

activités de subsistance en dépit des efforts d’éradication94 et des menaces pressantes de la

part de l’armée durant les années de violence. C’est actuellement par le biais d’une étroite

collaboration avec l’organisation syndicale des producteurs de coca que le gouvernement

d’Evo Morales propose depuis 2006 de lutter contre le narcotrafic « sans morts ni blessés ».

Pour ce faire, Evo Morales et son gouvernement appellent les syndicats Cocaleros à la

rationalisation volontaire des superficies cultivées; le nouveau ministère du Développement

94 Les plants de coca étaient souvent éliminés de manière volontaire, pour être immédiatement replantés ailleurs dans la

clandestinité.

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intégral et de la coca assure aux producteurs que les paysans ne seront pas pénalisés s’ils

s’en tiennent à la culture d’un cato95 de coca par famille. Le contrôle militaire de la région

du Chapare se poursuit, mais les activités de subsistance des habitants ne sont plus

menacées et la gestion du problème des drogues se fait en collaboration avec la population

et sans l’influence de pays étrangers.

Grâce à leur lutte, les Cocaleros en sont même arrivés à faire connaître leur cause à travers

le mouvement transnational autochtone, les médias alternatifs ainsi que certaines ONG

étrangères comme Human Rights Watch. La résistance ouverte et médiatisée des Cocaleros

a permis de mettre en lumière des injustices profondes sur le plan économique, politique,

social, idéologique et même culturel. Grâce à cette visibilité, la lutte obstinée des habitants

du Chapare a participé à éveiller la conscience citoyenne en Bolivie et à stimuler le

militantisme à l’échelle nationale contre les conséquences du néolibéralisme.

«… le mouvement des cocaleros est parvenu à faire de la coca bien plus qu’une

source de revenu irremplacable pour les planteurs. La coca est devenue une cause nationale, le symbole d’une identité qui plonge ses racines dans le passé andin et de la résistance contre l’impérialisme» (Le Bot, 2009 : 189).

Peu à peu, les producteurs de coca du Chapare se sont également imposés en tant que

nouvelle force du syndicalisme paysan sur la scène politique nationale, notamment grâce à

leur participation massive à des protestations portant sur des questions d’ordre national96. À

cet égard, on dit que le mouvement des producteurs de coca a facilité le rapprochement et la

cohésion entre les groupes autochtones et les secteurs populaires (Healy, 1997 : 227); cette

réalité est sans doute le résultat de la proximité dont jouissent les paysans du Chapare à la

fois avec le monde andin et avec certains éléments de vie modernes. Les analystes

qualifient d’ailleurs le mouvement autochtone des Cocaleros d’indianisme inclusif97 (Le

Bot, 2009).

Le mouvement de résistance des Cocaleros a donné naissance à une organisation politique

officielle qui est maintenant à la tête du gouvernement national. C’est dire la portée que

95 Mesure traditionnelle qui équivaut à 1600 m2. 96 C’est d’abord en tant que leader syndical des Cocaleros à la centrale syndicale de Villa 14 de Septimebre qu’Evo

Morales a réussi à se tailler une place sur la scène politique locale. C’est grâce à son leadership en avril 2000 durant la

« guerre de l’eau » à Cochabamba qu’il a acquis une renommée nationale. 97 Le terme est proposé en opposition au mouvement autochtone Pachakuti (MIP) qui n’a pas su rallier la faveur

populaire en raison de son caractère exclusif, voire même raciste à l’égard des non Autochtones.

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peut avoir un mouvement de résistance initié par un groupe opprimé et avec peu de

ressources. À ce jour, les résultats de la résistance des producteurs de coca ne sont pas tous

cohérents entre eux et entièrement consolidés, mais la situation actuelle est tout de même

révélatrice quant à l’impact que peuvent avoir des actions déployées à une échelle locale

sur la réalité à une échelle plus globale. Cette recherche s’attarde sur le retour de ce

balancier. Maintenant que le mouvement autochtone local est parvenu à influencer le cours

des choses à un niveau plus général, comment les discours et les actions qui sont générés au

niveau de la politique nationale viennent-ils à leur tour influencer le cours des échanges

quotidiens entre les acteurs sociaux au Chapare ? Parmi cette population particulièrement

mobilisée depuis deux décennies, quels sont les rythmes et les impasses de la révolution des

rapports ethniques dont on fait mention dans la littérature? Pour répondre à ces questions, il

faut avoir une connaissance plus approfondie du contexte de la localité étudiée.

2.2.6 SITUATION ACTUELLE À VILLA TUNARI

Portrait général de la section municipale

Située à moins de 300 mètres d’altitude, Villa Tunari fait partie de la grande région

tropicale de Cochabamba (Trópico de Cochabamba)98. Il s’agit de la plus vaste section

municipale de la province du Chapare avec une superficie de 21 700 km2. À l’heure

actuelle, 92 % des habitants de cette vaste municipalité vivent en milieu rural. D’ailleurs,

seulement trois communautés y comptent plus de 1000 habitants, dont le village de Villa

Tunari qui est le plus important centre urbain ainsi que le siège de la mairie (Cantin, 2004).

La population de Villa Tunari est donc extrêmement dispersée à travers le territoire et

l’accès aux nombreuses communautés est souvent difficile. Selon les données du

recensement de 2001, parmi les 53 996 habitants de la municipalité de Villa Tunari, 87,2 %

vivent dans des conditions de pauvreté « avec des besoins de base insatisfaits ». En 2004,

malgré une amélioration des services de base, seulement 22 % des habitants avaient accès à

des services d’eau courante (non potable dans tous les cas) et 20 % à l’électricité (Cantin,

2004).

98 La zone du Trópico de Cochabamba correspond aux provinces Chapare, Carrasco et Tiraque. Voir la carte de la

division provinciale du département de Cochabamba à l’annexe 8.

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L’organisation syndicale paysanne

Les paysans du Chapare sont beaucoup plus politisés que les habitants d'autres zones

rurales du pays. Dans cette région où les communautés sont particulièrement dispersées sur

le territoire, l’organisation syndicale est très efficace en matière de transmission de

l’information, de participation des membres et de mobilisation populaire. Il s’agit

manifestement du noyau de la société civile au niveau local.

La région tropicale de Cochabamba se distingue d'autres régions majoritairement

autochtones du pays sur le plan de l’organisation paysanne. Il faut dire que le Chapare fait

partie des zones rurales du pays les plus fortement intégrées aux marchés mondiaux99.

Cependant, l’absence formelle d’un système d’autorité autochtone à Villa Tunari ne signifie

pas que les valeurs traditionnelles andines soient totalement exclues des mécanismes de

prise de décision. Par exemple, l’implication en tant que dirigeante ou dirigeant se fait sur

une base bénévole et généralement on observe une rotation aux postes d’autorité. De plus,

les réunions sont généralement tenues en quechua et les décisions se prennent à

l’unanimité. Certains de ces principes sont hérités de la tradition andine.

Dans la section municipale de Villa Tunari, chaque paysan producteur de coca est affilié à

l’un des quelque 420 syndicats de la municipalité, qui sont à leur tour regroupés en 35

centrales syndicales (Cantin, 2004). Toutes ces centrales font partie de la fédération des

producteurs de coca de la grande région du Trópico de Cochabamba dont les rencontres ont

lieu sur une base mensuelle avec des délégués de chaque syndicat100. La présence aux

réunions mensuelles est obligatoire pour tous. Les absents peuvent avoir une amende et

éventuellement se voir obligés de quitter leur terre et la participation de chacun des paysans

affiliés aux activités politiques peut aussi être contrainte par une amende.

Les femmes sont également représentées dans l’organisation syndicale au niveau régional;

depuis les années 1990, elles possèdent une organisation indépendante de celle des

hommes. La fédération des femmes du Trópico de Cochabamba (Federación de Mujeres del

99 En plus du gaz naturel et du pétrole, le Chapare exporte: du bois précieux, des fruits tropicaux, du coeur de palmier,

et bien sûr, de la coca ainsi que des produits dérivés de coca de manière illicite. 100 La fédération régionale du Trópico de Cochabamba entretient des liens au niveau départemental avec la Federación Única de Campesinos de Cochabamba (FUCC) et au niveau national avec la Confederación Sindical Única de

Trabajadores Campesinos de Bolivia (CSUTCB).

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Trópico de Cochabamba)101 tient des réunions chaque mois au village de Villa Tunari; des

femmes déléguées de chacun des syndicats viennent y assister pour ensuite rapporter dans

leur communauté les informations à partager.

La politique municipale

Depuis la mise en application de la loi sur la participation populaire de 1994, les

infrastructures liées à l’éducation, à la santé, aux sports, aux services de base, à l’irrigation

et au transport routier sont toutes du ressort des municipalités. En théorie, les

gouvernements municipaux disposent d’un budget pour administrer le tout. À Villa Tunari,

le gouvernement chargé de ces fonctions est composé d’un maire, de sept conseillers

municipaux élus ainsi que d’une équipe de professionnels responsables de l’administration.

Les élus municipaux de Villa Tunari comptent quelques femmes, dont la présidente actuelle

de la Fédération des femmes de la région tropicale de Cochabamba. La grande majorité des

employés municipaux sont des citadins car la population locale compte peu de techniciens

ou de professionnels, mais on privilégie l’embauche de personnel originaire de la région102.

Le pouvoir politique municipal est largement influencé par les organisations syndicales

même s’il fonctionne de manière indépendante. Actuellement, les conseillers municipaux

sont tous rattachés au MAS et revendiquent tous leur appartenance au mouvement social

autochtone ainsi que leur expérience au sein des organisations syndicales. Cette situation de

monopole politique permet à la municipalité de jouir d’une grande stabilité politique.

Le système local de santé

Au niveau des services de santé, on compte sur l’ensemble du territoire municipal, un

hôpital de second niveau (c’est-à-dire équipé pour des chirurgies) situé au village de Villa

Tunari, un hôpital de premier niveau (non spécialisé, mais comptant quelques médecins) à

Chipiriri, huit centres de santé de premier niveau (c’est-à-dire avec un médecin et un

auxiliaire), et 17 postes sanitaires surtout destinés aux premiers soins d’urgence (qui

101 La fédération des femmes du Trópico de Cochabamba a été créée en 1995 et est liée au niveau national à la

Federación de Mujeres Campesinas Indígenas Originarias de Bolivia « Bartolina Sisa » (FMCIOB’ BS ’). 102 L’avocate en poste pour les services à la population est originaire de Chipiriri et elle est fortement liée à la vie

rurale locale par sa famille même si elle a étudié en ville et qu’elle ne pratique pas l’agriculture.

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comptent seulement un auxiliaire)103. Dans les municipalités avoisinantes qui font partie de

la même région géographique (Trópico de Cochabamba), on ne compte que des institutions

de premier niveau. Les habitants des alentours (des provinces de Tiraque et Carrasco

notamment) se déplacent régulièrement vers Villa Tunari pour recevoir des soins, ce qui

augmente l’achalandage.

Les professionnels de la santé qui travaillent à Villa Tunari proviennent surtout des centres

urbains. Certains sont originaires d’autres régions rurales du pays, mais comme ils ont

migré en ville pour leurs études, ils se sentent souvent plus près du mode de vie urbain.

Sauf dans de rares exceptions, les médecins et les infirmières qui travaillent à Villa Tunari

ne s’établissent pas définitivement dans la région ; ils y travaillent dans l’attente d’obtenir

un poste plus près de leur domicile. Il y a un important roulement du personnel dans les

institutions de santé de même qu’un grave problème d’absentéisme. Les professionnels de

la santé voyagent régulièrement en ville où ils ont laissé leur famille et où ils ont parfois

une pratique privée104. Cette situation a un impact considérable sur la qualité des soins et

sur la confiance des utilisateurs locaux.

Depuis l’entrée au pouvoir du gouvernement du MAS, la région du Chapare a bénéficié de

plusieurs améliorations sanitaires puisqu’elle représente le siège des bases sociales de ce

parti. Dans le domaine de la santé, des équipes de médecins cubains sont venues s’établir à

Villa Tunari, apportant avec eux des équipements médicaux jusqu’alors non disponibles

ainsi qu’une disponibilité de spécialistes et de médecins encore inégalée. Ainsi, l’hôpital

San Francisco de Asís de Villa Tunari possède depuis 2006 l’équipement et le personnel

qualifié qui sont nécessaires pour procéder à des échographies, des radiographies et des

chirurgies simples. Associées à la gratuité des soins périnatals depuis 2003, toutes ces

nouveautés sont venues transformer les paramètres de l’accouchement à la faveur d’une

médicalisation accrue dans la région.

Comme la population locale est majoritairement composée d’Autochtones migrants, les

expériences d’accouchement des femmes du Chapare sont aussi grandement influencées par

103 Toutes les données pour 2004 sont tirées de Cantin, Françoise, Villa Tunari Regards, mai 2004, disponible en ligne :

http://www.cooperation.net/francoise.cantin/v.t.-regards-no-1-mai-2004-f/villa-tunari-regards-no-1-f-final-moyen.pdf

(consulté le 2 novembre 2009). 104 Les infirmières et auxiliaires ont 6 jours de congé par mois tandis que les médecins généralistes ont 8 jours de congé

par mois.

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le rapport qu’entretiennent les Autochtones de Bolivie avec le modèle biomédical de la

naissance de même que par la dynamique locale des relations entre les femmes autochtones

et le personnel médical. Cette dynamique particulière est présentée dans la prochaine

section portant sur le contexte dans lequel les femmes boliviennes évoluent et, plus

spécifiquement, les conditions dans lesquelles elles mettent au monde leurs enfants.

2.3 DONNER NAISSANCE EN BOLIVIE

2.3.1 CONDITION DES FEMMES BOLIVIENNES

Comme c’est le cas dans la plupart des pays latino-américains, on observe des inégalités de

genre marquées en Bolivie. Un sondage mené en 2003 a révélé que 64 % des Boliviennes

ont déjà été victimes de violence conjugale. De plus, les femmes boliviennes mettent au

monde 7,39 enfants en moyenne au cours de leur vie105et l’avortement n’a toujours pas été

dépénalisé. Enfin, selon le recensement de 2001, 19,35 % des femmes sont analphabètes,

contre 6,94 % des hommes.

Bien entendu, ces inégalités se répercutent sur la scène politique. Selon un amendement

apporté à la loi bolivienne en 2004, la représentation obligatoire des femmes parmi les

candidats de chaque parti est de 50 %. Toutefois, il semble que le harcèlement et la

violence politique à l’endroit des femmes soient très courants; en 2004 plus d’une centaine

de femmes élues conseillères municipales ont admis avoir subi des pressions et menaces de

la part de leurs collègues de parti pour les forcer à démissionner (Langlois, 2008 : 153). Les

données statistiques montrent que la même année, seulement 19 % des sièges du parlement

étaient occupés par des femmes.

Comme ailleurs dans le monde où la majorité de la population vit dans des conditions

économiques difficiles, les inégalités de genre accentuent la précarité des situations des

femmes parmi les classes sociales plus basses.

…women work long days, often longer than men do. Increasingly, women

work more double days as they intensify their inputs into market work as well as into home food production. In addition, fertility rates are often high, and

105 Données de l’Instituto Nacional de Estadísticas, disponibles en ligne : www.ine.gouv.bo (consulté le 2 décembre

2009).

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women spend much of their adult life pregnant, lactating, and caring for small children. Biological reproduction can be physically stressful, especially in

contexts of high fertility and marginal living conditions (Larme et Leatherman, 2003:193).

En Bolivie, les conséquences de cette situation sont parfois dramatiques, particulièrement

en milieu rural où la précarité économique est souvent criante. Certains chiffres illustrent

bien cette dimension de la réalité bolivienne. Par exemple le taux d’analphabétisme

augmente à 37,91 % pour les femmes en milieu rural; ces dernières ont en moyenne à peine

trois années de scolarité (INE). Le recensement de 2001 révèle aussi qu’en milieu rural, les

hommes ont des revenus moyens 13 fois plus élevés que les femmes.

Puisque les populations rurales en Bolivie sont majoritairement autochtones, ces données

permettent de supposer que les femmes autochtones sont davantage marginalisées

socialement et économiquement que leurs semblables masculins. C’est à cette situation de

double stigmatisation, à la fois de genre et de race, que l’anthropologue De la Cadena fait

référence lorsqu’elle stipule « women are more Indian » (1995).

Davis Floyd a suggéré que la médicalisation de la naissance renforce la supériorisation de

l’homme par rapport à la femme106. Dans le contexte bolivien, on peut se demander si

l’accouchement selon le modèle biomédical renforce aussi certaines formes de

discrimination des Indiens, ou plus spécifiquement des Indiennes. Le portrait qui suit des

conditions périnatales en Bolivie contribue à documenter cette question.

2.3.2 MATERNITÉ ET ACCOUCHEMENT EN BOLIVIE

2.3.2.1 Le système de santé

En Bolivie, l’instabilité politique a rendu la continuité dans les politiques de santé et

l’expansion des services de santé en milieu rural dificiles107. Antonio Braun résume la

situation de la santé publique en Bolivie de la façon suivante :

L’organisation du secteur public du pays était, et est toujours, caractérisé par une atomisation, la duplication ou la multiplication des actions de santé, la

106 L’anthropologue américaine Davis Floyd argumente que la prise en charge de la naissance par la médecine

biomédicale contribue à reproduire, renforcer ou même exporter certaines des valeurs et croyances qui sont au cœur de

la société occidentale moderne, dont la suprématie de la technologie sur le corps et la supériorité de l’homme par

rapport à la femme (1994 : 414). 107 Les causes de cette réalité sont nombreuses : projets de réformes jamais conclus, réorganisation des institutions de

santé, modifications des priorités à chaque changement de gouvernement etc.

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mauvaise utilisation des ressources existantes, qui sont importantes, et un esprit accentué de concurrence et de rivalités institutionnelles (Braun, 1989 :98).

Le système de santé dépend, depuis 1999, de trois instances : la municipalité (elle-même

étroitement liée avec les communautés), la préfecture (au niveau départemental) et le

ministère de la santé. En théorie, les populations locales ont désormais leur mot à dire dans

l’élaboration des priorités municipales en santé, mais « dans la pratique, les communautés

ne se sentent pas suffisamment représentées et écoutées au sein des gouvernements

municipaux » (Michaux, 2000, chapitre 24 :6). Souvent, la mise en place d’une politique de

santé locale se heurte à des problèmes de coordination et de cohérence internes qui minent

la mise en place de politiques durables et réellement adaptées aux besoins réels de la

population.

Il ne faut pas oublier que le contexte historique a provoqué la marginalisation de la majorité

indienne par rapport au processus de construction du système de santé publique. Les

communautés autochtones du pays ont donc maintenu leurs propres conceptions et

pratiques liées au corps, à la santé et aux grands passages de la naissance et de la mort et ce,

en parallèle des services publics de santé. De ce fait, le personnel de santé en milieu rural se

retrouve confronté à une série de contradictions culturelles lors de la mise en application de

pratiques biomédicales auprès de patients plus près d’autres médecines. Cette distance

culturelle entre soignants et soignées est de plus renforcée par l’asymétrie des rapports

ethniques entre Autochtones et non Autochtones ainsi que par la différence de classe qui

l’accompagne souvent.

2.3.2.2 Santé et pluralité

Considérée tantôt comme un «fléau» ou une «barrière» à l’implantation d’un système de santé de type occidental, tantôt comme un atout dont les ressources permettraient d’enrichir des alternatives de santé de la population, la culture fait partie de ces

variables que tout décideur de la santé se doit, de nos jours, d’intégrer dans ses programmes (Michaux 2000, ch. 1 :1).

La Bolivie est l’un des rares pays au monde à avoir légalisé les médecines traditionnelles

dès 1986. Depuis déjà quelques décennies, les notions telles «la reconnaissance des

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médecines traditionnelles» et «l’interculturalité»108 des soins de santé ponctuent le discours

officiel des autorités sanitaires boliviennes, souvent dans un souci de cohérence avec les

recommandations générales des instances internationales, à des fins de financement109.

Avec la création en 2006 d’un vice-ministère de médecine traditionnelle et de

l’interculturalité, un nouveau modèle de soins de santé publique a été mis sur pied en

Bolivie (Modelo de Salud Familiar, comunitario e Intercultural). L’interculturalité, qui est

un principe idéologique central de ce nouveau modèle, a pour la première fois été définie

clairement. Il s’agit d’une « approche sociale communautaire dans laquelle s’inscrivent le

dialogue, le respect, la reconnaissance, la valorisation et l’interaction des différents

systèmes médicaux et acteurs sociaux de la santé, tout en promouvant un processus

d’articulation et de complémentarité pour améliorer la qualité des soins en santé »110.

Ainsi, il est clairement établi depuis déjà plusieurs années, mais avec plus d’emphase

depuis 2006, que les soins de santé doivent s’adapter aux coutumes et croyances des

peuples autochtones. En théorie, le personnel de santé se doit d’autoriser le recours aux

médecines traditionnelles selon le libre choix des patients, de faciliter l’utilisation des

herbes médicinales d’usage fréquent et d’adapter ses soins aux traditions autochtones sur la

base d’un principe d’interculturalité. Sur le terrain, on observe que les pratiques

hospitalières ne se sont toujours pas ajustées à ces normes (Bradby, 1992; Michaux, 2000).

À l’échelle du pays, on oscille entre des réformes en profondeur dans le discours et une très

grande inertie dans la pratique. Évidemment, le domaine périnatal n’échappe pas à cette

tendance.

2.3.2.3 Portrait de la situation nationale en santé maternelle

En l’an 2000, on rapportait en Bolivie 420 décès de la mère pour 100 000 naissances d’un

bébé vivant, soit le taux de mortalité maternelle le plus élevé en Amérique latine111. Avec la

108 Ici, le terme interculturalité ne suggère aucun positionnement théorique de ma part. Il s’agit uniquement de la

reprise du terme tel qu’il est actuellement employé dans les politiques sanitaires en Bolivie. J’ai d’ailleurs fait le choix de ne pas traiter le concept d’interculturalité au chapitre 1 en raison de son instrumentalisation et de sa teneur

idéologique dans le contexte étudié. 109 La réunion d’Alma Ata (URSS, 1978), la convention No 169 de l’organisation internationale du travail (1989),

l’initiative pour la santé des Peuples autochtones des Amériques (OMS, 1993). 110 La définition est sur la page web du ministère de la santé et des sports : www.sns.gob.bo\index.php?ID=Principios (consulté le 29 décembre 2010). 111 Donnée tirée du rapport de l’Organisation panaméricaine de la santé de 2007.

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signature des « Objectifs du millénaire pour le développement » en 2000, la Bolivie s’est

retrouvée face à un important défi en matière de santé reproductive. Les objectifs

spécifiquement liés à la santé reproductive des femmes visaient à réduire la mortalité

maternelle de trois quarts entre 1990 et 2015 en plus de rendre les soins périnatals

accessibles à toutes les femmes. Depuis, la santé reproductive des femmes est devenue une

priorité de santé publique au pays.

En janvier 2003, un programme public d’assurance santé universelle pour les mères et les

enfants (Seguro Universal Materno Infantil- SUMI) fut implanté à l’échelle nationale112.

Depuis, les soins médicaux sont entièrement gratuits pour les femmes à partir du début de

la grossesse et jusqu’à 6 mois après l’accouchement ainsi que pour les enfants jusqu’à l’âge

de 5 ans. De plus, le programme du SUMI fait prévaloir des rapports respectueux envers les

patientes de toutes origines, une collaboration avec les sages-femmes traditionnelles et une

adaptation des pratiques dans les institutions de santé (hôpitaux, centres de santé et postes

sanitaires) en fonction de la culture locale (Ministerio de la Salud, 2005).

Deux ans après l’implantation du SUMI, le taux de mortalité maternelle avait déjà baissé à

230 pour 100 000 naissances. Toutefois, les statistiques montrent que l’amélioration des

indicateurs qui a suivi la mise en place du SUMI ne s’est pas généralisée à l’ensemble de la

population. Selon l’Institut national de statistiques, en 2006 plus de 600 femmes perdaient

toujours la vie pour chaque tranche de 100 000 naissances enregistrées en milieu rural

(Friedman-Rudovski, 2008)113. De plus, d’après le rapport de l’organisation panaméricaine

de la santé (2007), on évalue à 60 % le niveau d’accouchements institutionnalisés en milieu

urbain, contre seulement 35 % en milieu rural. Ce pourcentage descend à moins de 10 %

dans les communautés où les femmes sont majoritairement autochtones et monolingues

dans une langue autre que l’espagnol. Parmi l’ensemble des femmes boliviennes ayant vécu

un accouchement institutionnalisé en 2005, seulement 19,8 % des femmes issues de la

partie la plus pauvre de la population ont été assistées par un médecin pour leur

accouchement, contre un taux de 97,9 % pour les femmes faisant partie de la partie la plus

112 Plusieurs autres programmes ont été implantés auparavant, mais avec une accessibilité moindre. 113 http://www.womensenews.org/search/node/birth%20la%20paz (consulté le 10 octobre 2009).

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riche. En présence d’un système de soins périnatals supposément accessibles et adaptés aux

besoins de tous, ces statistiques soulèvent des questionnements importants.

2.3.2.4 Les femmes autochtones et l’accouchement institutionnalisé

Sur le territoire bolivien, l’accès aux services de santé est souvent problématique compte

tenu de l’absence de centres médicaux dans de nombreuses communautés rurales et de leur

sous-équipement en ressources matérielles et humaines lorsqu’ils existent. Les facteurs

géographiques et économiques ont donc forcément un impact sur l’utilisation des soins de

santé périnatals dans plusieurs régions où l’accès est contraint par la dépense et le délai

associés au transport vers l’institution la plus proche. Toutefois, de plus en plus de

recherches qualitatives et quantitatives montrent que d’autres facteurs doivent aussi être

considérés pour expliquer le faible taux d’accouchements institutionnalisés au pays

(Michaux, 2000; Rozée, 2007). On sait par exemple que les médecins proviennent en

majorité d’un milieu urbain et non autochtone. L’expérience de l’accouchement des

femmes autochtones en milieu hospitalier ouvre donc un espace de rencontre entre des

acteurs sociaux qui sont éloignés à la fois par leur niveau économique, par leur milieu de

vie et par leur identité ethnique.

En outre, la situation urbaine montre que l’existence d’un service médical gratuit à

proximité du domicile n’est pas une condition suffisante pour que les femmes aient recours

à l’ensemble des soins qui sont compris par le SUMI. En fait, parmi toute la gamme des

services compris par le SUMI, c’est l’assistance médicale lors de l’accouchement qui

s’avère être le moins utilisé à travers tout le pays (Pooley, 2009). Depuis la gratuité des

services, on observe en effet que de plus en plus de femmes se rendent aux contrôles

prénataux et aux rencontres postnatales, sans pour autant faire le choix d’un accouchement

institutionnalisé114.

Cette attitude de rejet face à l’accouchement institutionnalisé est particulièrement

observable en milieu autochtone. Par exemple, à El Alto, où la population est d’origine

aymara dans une proportion de 95 %, on rapporte que plus de la moitié des femmes

114 Conversation personnelle avec Bertha Pooley, La Paz, 14 février 2009.

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choisissent de donner naissance à domicile en dépit de la gratuité des services de santé115.

Dans une autre étude menée en 2005 à Yapacani, zone rurale de migration où la

composition démographique est similaire à celle de Villa Tunari (une population

majoritairement autochtone quechua), on rapporte également que la majorité des femmes

choisissent de ne pas donner naissance à l’intérieur des institutions publiques de santé;

souvent le facteur géographique n’est pas le principal en cause (Otis et Brett, 2008).

En somme, les différents programmes de couverture des soins périnatals qui ont été mis sur

pied depuis 1995116 n’ont pas donné les résultats escomptés en termes de taux d’utilisation

des services par la population, mettant en évidence l’influence de facteurs autres

qu’économiques. Pour répondre à cette situation problématique, on encourage plus

intensivement la mise en place de politiques dites « interculturelles » dans le domaine de la

santé maternelle. En 2004 et 2005, le ministère de la santé, en coordination avec des

organismes internationaux, élabora une stratégie d’adaptation culturelle de l’accouchement

(Estrategia de Adecuación Cultural del Parto). Quelques rencontres furent organisées à

l’échelle nationale. Puis un guide fut élaboré afin de développer une approche

interculturelle en santé maternelle, la Guía para el Desarollo de un Enfoque Intercultural

en la Atención de la Salud Materna. Publié en 2005 et diffusé à travers toutes les

institutions de santé du pays, ce guide sert de référence officielle pour les soins de santé

maternelle. Il tient compte des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé

concernant les soins liés à un accouchement normal (OMS, 1997) ainsi que du contenu de

la résolution ministérielle 0496 prise en 2001 pour favoriser le principe de l’interculturalité.

Le guide suggère :

de questionner les patientes en prénatal concernant leur préférence pour la position

et le lieu d’accouchement;

d’offrir des infusions chaudes aux patientes durant le travail;

de permettre la présence d’une personne pour accompagner la mère tout au long de l’accouchement;

de réduire le plus possible les examens vaginaux;

de limiter les interventions comme l’épisiotomie, l’induction artificielle du travail et

la césarienne;

115 Donnée tirée de l’article de Jean Friedman Rudovski, 2008. 116 De 1995 à 1998, le Seguro de maternidad y niñez; de 1998 à 2002, le Seguro Básico de Salud; et depuis 2003, le

SUMI.

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d’offrir d’emblée aux patientes de conserver leur placenta;

et de s’assurer que les femmes sont nourries en moins de 3 heures suite à leur accouchement.

Entre 2005 et 2007, une alliance avec l’Union Européenne permit de réaliser des ateliers de

sensibilisation sur l’interculturalité en périnatalité de même que des formations pratiques

sur ce thème. Ce projet fut mis en place dans plus de 14 institutions de santé réparties à

travers sept départements du pays. En tout, 496 personnes participèrent à ces ateliers, dont

une majorité de professionnels de la santé et une minorité de spécialistes des

accouchements à domicile. Grâce aux nouvelles orientations du ministère de la santé depuis

2006, des fonds furent également attribués pour l’achat de matériel favorisant l’application

de l’approche interculturelle des soins en santé maternelle comme des matelas pour le sol et

des barreaux d’appuis.

2.3.2.5 L’«interculturalisation» des soins en santé maternelle

Pour l’anthropologue Jacqueline Michaux, spécialiste de la santé reproductive dans les

Hauts-Plateaux andins, la faible couverture institutionnelle des accouchements en Bolivie

reflète une attitude générale de refus de la population face à la biomédecine. Pour expliquer

cette attitude, Michaux insiste d’abord sur le facteur humain :

Tout patient à droit à des explications dans une langue qu’il comprend, à être considéré comme une personne digne de respect ou à être écouté lorsqu’il a des doutes ou des craintes au sujet du traitement proposé par le personnel de santé.

Ces droits, qui sont loin d’être respectés dans les Hauts Plateaux aymaras, sont nécessaires pour une meilleure acceptation des services de santé de la part des

populations locales. (Michaux, 2000 (1): 12)

Un autre facteur important est, selon Michaux, le rapport asymétrique qui existe entre les

médecines traditionnelles et la biomédecine. Elle soutient que la compétence des

spécialistes traditionnels est analysée à partir de catégories médicales qui ne sont pas aptes

à rendre compte de la nature de l’efficacité des cures rituelles, ce qui entraîne la négation de

toute pratique traditionnelle par le corps médical dans le secteur formel. D’ailleurs,

Michaux conclut de ses observations dans quelques centres de santé que l’ensemble des

relations interculturelles qui sont vécues reposent sur une incomprehension mutuelle qui

mine la possibilité d’un dialogue veritable entre le personnel et les utilisateurs de soins.

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Tel que mentionné au chapitre 1, plusieurs anthropologues ayant travaillé dans les Andes

(Lestage, 1999, Bradby et Murphy-Lawless, 2005) ont soulevé les contradictions qui

existent entre les pratiques biomédicales et les systèmes de savoirs et de valeurs

traditionnels dans le domaine périnatal (Lestage, 1999; Bradby, 1999). En fait, certaines

pratiques médicales en matière de naissance sont perçues par les Autochtones andines

comme dangereuses, abusives, irrespectueuses ou tout simplement effrayantes (Bradby,

1999). Parmi les pratiques hospitalières qui sont souvent dénoncées par les femmes

autochtones boliviennes en matière d’accouchement, on signale le manque d’intimité des

salles d’accouchement, le recours abusif aux interventions chirurgicales comme

l’épisiotomie et la césarienne, les examens vaginaux répétitifs et le non-respect du pouvoir

de décision des femmes quant à la position d’accouchement.

En ce qui a trait plus spécifiquement au respect des valeurs culturelles, on critique

notamment l’absence de considération pour les besoins de réconfort et d’accompagnement

des femmes, le non-respect des pratiques relatives au traitement du placenta117, la

désapprobation du personnel quant à la consommation d’infusions, la contrainte

d’accoucher dans une position jugées dangereuse et inconfortable et l’alimentation

inappropriée en postnatal (Terrazas et Dibbits, 1994).

Parmi ces pratiques, soulignons que l’épisiotomie et la destruction du placenta sont souvent

effectuées de manière systématique en dépit de prescriptions contraires par le ministère de

la santé et des sports. De plus, dans une étude publiée en 2007, Rozée rapporte que, dans

un hôpital qu’elle a visité à La Paz, la présence d’un proche est formellement interdite

auprès de la femme qui accouche, ce qui va à l’encontre de la loi. La présence d’un proche

est tolérée seulement dans une des trois institutions que j’ai visitées pour cette recherche,

pour palier au manque de personnel. Dans les deux autres, on m’a affirmé que la présence

d’un proche était interdite pour des raisons d’hygiène.

Ineke Dibbits rapporte que de nombreux médecins boliviens tendent à condamner les

pratiques dites traditionnelles sans comprendre la logique culturelle sous-jacente et en toute

117 «La placenta es el doble del bebe y por ello no puede desecharse en la basura, como sucede en los hospitales»

(Antonia).

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ignorance de leur pertinence sur le plan physiologique.118 À son avis, une grande partie du

problème de fermeture des médecins boliviens face aux pratiques traditionnelles semble

provenir de l’ignorance de ces derniers dans le domaine des ethnomédecines et de la

physiologie de l’accouchement, ce qui représente à son avis une grande faiblesse de leur

formation (2003). J’ai pu constater que la possibilité même d’un accouchement

physiologique (sans intervention) était méconnue par le personnel lorsque je leur ai

présenté des vidéos filmées en Europe ainsi que dans des cliniques privées en Équateur et

au Brésil. Leur plus grande surprise a été de constater que le périnée peut s’étirer pour

laisser passer la tête, et donc qu’il n’est pas nécessaire de couper le périnée pour que

l’enfant naisse. Ils ont également manifesté leur étonnement de voir que la salle n’était pas

entièrement stérilisée, que le père était présent sans masque et sans gants. Et surtout, les

étudiants en médecine et les infirmières présents pour ce visionnement ont tous été

extrêmement surpris de voir que dans des pays dits développés, on pouvait faire le choix

d’accoucher accroupie, à la maison, et sans intervention médicale.

Dans le milieu médical en Bolivie, on parle encore par exemple de « position plus

sécuritaire » pour accoucher en parlant de la position gynécologique119; le personnel

médical croit souvent que les positions verticales de poussée peuvent provoquer des lésions

crâniennes au nouveau-né, ce qui a pourtant été démenti par la science. De plus, le

personnel de santé évalue les pratiques traditionnelles exclusivement en fonction de critères

médicaux qui se veulent objectifs (asepsie, risque d’infection, etc.) alors que les pratiques

andines répondent souvent à des critères subjectifs comme le bien être affectif et spirituel

de l’enfant et le maintien des normes communautaires.120 Ce problème de fermeture de la

part des individus formés à l’intérieur du modèle biomédical par rapport au modèle médical

andin expliquerait en grande partie la réticence des femmes autochtones à accoucher sous

leurs soins.

Finalement, en ce qui concerne plus spécifiquement les populations autochtones migrantes,

Bradby souligne que les femmes qui se retrouvent isolées par rapport à leur famille en

118 Communication personnelle avec Ineke Dibbits, La Paz, le 11 février 2009. 119 Discussion informelle avec l’équipe de résidents en medicine, Hôpital de Villa Tunari, le 6 avril 2009. 120 Il faut comprendre que le modèle andin vise à soigner et à protéger avant tout de l’être spirituel qui vient de naître.

C’est pourquoi on attribue des soins dont l’efficacité biomédicale est contestable (Michaux, 2000, chapitre 14 :22).

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contexte de migration se tournent davantage vers les services institutionnels,

particulièrement si elles n’ont pas expérimenté l’accouchement à domicile avant de migrer.

Le contexte de migration augmente donc la dépendance des femmes autochtones face au

système de santé public et donc le taux d’accouchements institutionnalisés dans les zones

de migration. Cette même anthropologue soutient que si la diminution des risques liés à des

complications est la raison la plus utilisée pour expliquer le choix d’un accouchement à

l’hôpital, l’association symbolique avec la modernité est également un important facteur de

motivation; pour les migrantes urbaines par exemple, c’est un symbole notoire de leur

« arrivée en ville » (1999).

2.3.3 LA POSSIBILITÉ D’UN DIALOGUE ENTRE LES MODÈLES DE LA NAISSANCE EN BOLIVIE

La sociologue Barbara Bradby, qui a travaillé spécifiquement sur l’accouchement parmi les

populations andines, soutient qu’une diminution notable des risques liés à l’accouchement

en Bolivie doit inévitablement passer par une communication entre les pratiques

traditionnelles locales et les pratiques occidentales modernes, le tout dans un climat de

collaboration et dans un respect mutuel pour les différences culturelles. Carmen Bernand

soutient même qu’une intégration entre les deux modèles médicaux est une nécessité pour

lutter efficacement contre le boycott des populations autochtones aux services de santé

publics.

Comme il fut mentionné précédemment, il y a depuis plusieurs années une volonté

politique claire en faveur d’une transformation des rapports ethniques et d’une remise en

question de la supériorité absolue de la biomédecine occidentale, volonté politique qui est

désormais solidement appuyée par le texte constitutionnel. Il est clair qu’une politique de

santé monoculturelle n’est plus viable en Bolivie (Michaux, 2004 :109) et ce, non

seulement en raison du manque de confiance de la part de la population autochtone, mais

surtout parce que les relations de pouvoir ont été redistribuées en Bolivie et que la politique

de santé doit en être le reflet. Or, pour construire un système médical pluraliste il faut

affronter les problèmes de racisme, de discrimination ethnique et d’exclusion culturelle qui

caractérisent encore les rapports interculturels en Bolivie (Michaux, 2000 (1) : 2).

En outre, l’absence de reconnaissance actuelle de la valeur des pratiques et des croyances

traditionnelles dans le domaine de l’accouchement et de la naissance en Bolivie est un des

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reflets de la stratification de la société bolivienne et des idéologies qui s’y affrontent. Dans

le domaine de la naissance, nous avons vu que de nombreux efforts ont été déployés pour

adapter les services de santé aux besoins culturels et physiologiques des Boliviennes.

Cependant, l’impact de ces initiatives ponctuelles demeure limité. Plusieurs auteurs

soutiennent que cette situation est en grande partie imputable à l’état actuel de

l’enseignement et de la formation du personnel de santé qu’on juge inadéquats et souvent

dépassés (Arnold et Yapita, 1995; Dibbits 2003; Michaux, 2000).

Dans un élan désespéré pour encourager les femmes autochtones à utiliser les services

périnatals, une nouvelle politique périnatale a été annoncée lors de mon séjour en Bolivie

en 2009, le Bono Juana Azurduy De Padilla.. Il s’agit d’un bonus remis en argent aux

femmes enceintes au moment des rencontres prénatales et lors de leur accouchement dans

une institution, le tout dans le but d’encourager les femmes à utiliser les services de santé

publics. Il a été démontré par le passé que de tels incitatifs ne représentent pas des solutions

viables à long terme pour améliorer la santé des populations autochtones réticentes à la

biomédecine. Michaux souligne que « La population devrait choisir la médecine

occidentale non pour les avantages matériels ou symboliques qu’elle pourrait proposer,

mais pour sa compétence réelle » (2000 (20) : 12).

Et justement, la compétence du modèle biomédical tel qu’il existe actuellement commence

à être remise en question ; il existe depuis déjà quelques années un mouvement qui milite

en faveur de l’humanisation de la naissance et de l’accouchement en Bolivie121. Si ses

membres sont surtout non autochtones et d’origine urbaine, elles incluent tout de même

dans leurs revendications la valorisation du savoir et des pratiques locales dites

traditionnelles en périnatalité. Il s’agit donc d’un mouvement qui s’inspire du discours

global en faveur de l’humanisation de la naissance, mais avec un penchant pour la cause

autochtone qui lui donne sa couleur propre. Bien que ce mouvement soit encore naissant et

concentré en milieu urbain, il constitue une voie de communication nouvelle entre les

Autochtones et les non Autochtones dans le domaine spécifique de l’accouchement et de la

121

Le réseau bolivien pour l’humanisation de l’accouchement et de la naissance (REBOHUPAN) qui siège à La Paz fut créé en 2001 suite à une rencontre internationale sur l’humanisation de la naissance tenue au Brésil en 2000. Il

s’agit d’une initiative nationale et l’organisme est indépendant du gouvernement.

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naissance. Le REBOHUPAN a de particulier le fait qu’il milite pour faire reconnaitre le

droit de toutes les femmes boliviennes de bénéficier d’une attention médicale adaptée à leur

corps et à leur culture. Dans le contexte national, le fait que des femmes non autochtones ou

des Autochtones métissées et occidentalisées revendiquent leur droit à accoucher dans une

position autre que la gynécologique et questionnent la pertinence de certaines pratiques

biomédicale constitue une nouveauté.

Synthèse

Ce chapitre montre la pertinence d’une étude qualitative sur le phénomène de

l’accouchement au Chapare, laquelle pourra être révélatrice des rapports ethniques qui

prévalent localement entre Autochtones et non Autochtones, de même que de la vitalité

politique de la population autochtone migrante de la région et de la participation réelle des

femmes au sein des organisations politiques locales. Enfin, l’analyse des discours et des

pratiques locales en lien avec l’accouchement sera utile car elle permettra de fournir l’un

des rares comptes-rendus de la situation de l’accouchement en Bolivie depuis l’instauration

du SUMI.

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CHAPITRE 3: DONNER NAISSANCE À VILLA TUNARI, UNE ANALYSE DESCRIPTIVE

Ce chapitre présente le matériel ethnographique recueilli, lequel a été organisé de manière à

offrir une analyse descriptive des expériences d’accouchement des habitantes de Villa

Tunari. Les différentes pratiques locales relatives à chacun des modèles présents sont

décrites de même que les discours qui les supportent. Certaines données d’archive ont été

utilisées pour documenter cette description, mais ce sont surtout les données qualitatives de

première main qui ont servi à l’écriture de ce chapitre. À cet égard, une place prédominante

est accordée à la parole des participantes ce qui rapproche le texte de la réalité décrite, en

plus de mettre en valeur la manière particulière qu’ont ces femmes de raconter leurs

expériences. En somme, ce chapitre constitue un premier niveau d’analyse des données; les

questionnements qui y sont soulevés seront abordés plus en profondeur au prochain

chapitre en fonction des trois axes de recherche. Une brève définition de chacun des

modèles locaux de la naissance ouvre le chapitre afin d’assurer une compréhension

homogène des termes utilisés.

Le modèle biomédical local de la naissance

Lemodèle biomédical auquel je fais référence dans la partie analytique de ce mémoire

correspond uniquement aux pratiques et aux croyances en vigueur en milieu hospitalier en

Bolivie, et plus spécifiquement dans la section municipale de Villa Tunari, au Chapare. Ce

modèle ne correspond pas nécessairement au modèle biomédical tel qu’il est appliqué dans

d’autres régions du monde. Je considère d’ailleurs que le modèle biomédical de la

naissance fait l’objet d’une appropriation locale partout où il est implanté. La configuration

locale du modèle biomédical de la naissance pourra être révélatrice de la dynamique entre

les acteurs sociaux concernés (le personnel médical et les femmes paysannes d’origine

autochtone) de même que des valeurs et des discours qui sont renforcés et reproduits à

travers l’exercice de la médecine obstétricale en Bolivie.

Rappelons également que tout modèle de la naissance est soutenu par une vision de la

naissance et du processus de l’accouchement qui est une construction sociale subjective

ayant sa propre histoire. Ainsi, la neutralité scientifique qui appuie et justifie les pratiques

périnatales en milieu hospitalier est considérée dans cette recherche comme une croyance et

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non pas comme un fait objectif122. À cet égard, nous avons vu que plusieurs pratiques sont

en vigueur dans certaines institutions de santé alors qu’elles sont en fait réfutées par les

études scientifiques les plus récentes, dont la pratique systématique de l’épisiotomie, la

restriction à la position gynécologique pour l’accouchement, l’interdiction de la présence

d’un accompagnant, etc. Ainsi, la neutralité scientifique qui sert à justifier les pratiques

biomédicales ne garantit en rien leur bien-fondé. Toutefois, ce regard critique face au

modèle biomédical de la naissance ne vise pas à discréditer l’ensemble des pratiques qui en

découlent, lesquelles sont particulièrement efficaces dans certaines situations.

Le modèle traditionnel local de la naissance

Les données recueillies dans la section municipale de Villa Tunari ont confirmé la présence

de pratiques et de croyances relatives à l’accouchement et à la naissance qui

n’appartiennent pas au modèle biomédical. Ici, je désigne l’ensemble des pratiques locales

qui constituent des alternatives au modèle biomédical de la naissance, de même que les

discours qui les façonnent, par le terme général de «modèle traditionnel de la naissance»123.

Le qualificatif «traditionnel» a été privilégiée parce qu’il permet de mettre en valeur le fait

que localement, les modèles autochtones de la naissance ont une plus grande profondeur

temporelle que le modèle biomédical puisque l’option de l’accouchement à l’hôpital n’est

concrètement envisageable que depuis peu124.

Le choix de l’adjectif « traditionnel » traduit également un désir de ne pas restreindre cette

étude à un modèle autochtone en particulier. En effet, même si la majorité des habitants de

la section municipale de Villa Tunari sont des Autochtones d’origine andine (quechua et

aymara), la population de la région étudiée demeure très diversifiée125. À ce propos, les

entrevues ont confirmé que la rencontre et l’influence mutuelle qui a lieu sur place entre

122 C’est ce que j’ai tenté de montrer au chapitre 1, section 1.1.1.3. 123Malgré de nombreux liens et points de rencontres, le modèle traditionnel de la naissance tel que j’y fais référence

n’appartient à aucune médecine traditionnelle précise. Toutefois, comme la grande majorité de la population

autochtone locale est d’origine quechua, le modèle traditionnel décrit ici est très étroitement lié au modèle andin de la naissance tel que décrit au premier chapitre. 124 Les soins périnataux ne sont gratuits que depuis l’instauration du SUMI en 2003, et ce n’est que depuis 2007 que

l’on retrouve localement l’équipement et les spécialistes nécessaires pour détecter et traiter les complications possibles

lors d’un accouchement. 125 Tel que mentionné au chapitre 2, il y a en Bolivie 36 groupes autochtones reconnus officiellement. Au Chapare, on retrouve trois principaux groupes autochtones originaires de la région (les Yuracarés, les Yukis et les Moxenos

Trinitaires), mais la grande majorité de la population de Villa Tunari est quechua.

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des individus de différentes origines apportent un dynamisme au sein des pratiques en lien

avec l’accouchement à domicile. Par exemple, Isabelia (Autochtone trinitaire originaire du

Beni) a consommé la fleur d’oranger en infusion durant son accouchement à domicile.

Cette même fleur a été utilisée par les participantes d’origine andine qui ont accouché à

domicile en zone tropicale (Elena, Catarina, Margarita). Plusieurs informatrices ont

également souligné l’usage local de cette plante lors des accouchements. Or la fleur

d’oranger n’est pas disponible dans la région andine, soit dans les communautés d’origine

des femmes quechuas. J’en déduis qu’il se produit sur place un partage de savoirs entre les

femmes autochtones de la région amazonienne et les femmes autochtones migrantes venues

des hautes terres. D’ailleurs, aucune des participantes à cette recherche n’a soulevé de

distinction formelle entre les modèles de la naissance propre à chaque groupe autochtone ;

toutes ont fait référence aux pratiques et aux croyances entourant l’accouchement à

domicile de manière générale, en opposition au modèle biomédical de la naissance qui s’est

imposé en force depuis la gratuité des services publics en santé reproductive.

De plus, les données montrent que les pratiques qui sont observées lors des naissances à

domicile peuvent varier d’une famille à l’autre, et même d’une génération à l’autre au sein

d’une même famille selon le parcours de migration des individus, leur origine, leur âge,

leur réseau social, etc. Ainsi, à Villa Tunari le modèle traditionnel de la naissance

correspond à un ensemble hétérogène de pratiques et de croyances. Bien sûr, il n’est pas

question de faire ici une description exhaustive de chacune des variantes locales du modèle

traditionnel de la naissance126. Je m’attarderai plutôt à décrire les savoirs et pratiques en

lien avec la naissance à domicile qui sont communs à toute la région étudiée. C’est donc à

ce partage d’éléments communs et catégoriquement distincts de la médecine moderne

occidentale que je fais référence par l’emploi du terme « modèle traditionnel de la

naissance ».

126 Ce choix ne remet aucunement en question la pertinence d’étudier chacun des modèles autochtones de la naissance isolément; cette distinction n’est tout simplement pas pertinente dans le cadre de cette recherche qui porte sur une

population autochtone majoritairement migrante.

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3.1 L’ACCOUCHEMENT À VILLA TUNARI

À partir des archives de l’hôpital de Villa Tunari et de la municipalité, on sait que 1378

accouchements institutionnalisés ont eu lieu à l’intérieur de la division municipale de Villa

Tunari en 2008. De ce nombre, 797 accouchements ont eu lieu à l’Hôpital de Villa Tunari,

ce qui correspond environ à 60% des accouchements institutionnalisés. Pourtant moins de

5% du total de la population municipale réside en permanence au village de Villa Tunari127.

Cet hôpital constitue la seule institution de la région à être dotée de l’équipement et des

spécialistes nécessaires pour procéder à des interventions chirurgicales. On en déduit que

plusieurs femmes de la région sont disposées à parcourir de longues distances pour aller

accoucher dans un milieu hospitalier équipé pour détecter et traiter les complications qui

pourraient survenir au cours de leur accouchement.

Parallèlement, les statistiques municipales montrent que de tous les types d’institution de

santé existant sur le territoire municipal (postes sanitaires, centre de santé, hôpital de

premier niveau et hôpital de second niveau), ce sont les postes sanitaires qui sont les moins

fréquentés pour les accouchements. Cela n’a rien de surprenant étant donné qu’il s’agit

d’avantage de postes de premiers secours et qu’il n’y a pas de médecin sur place. Par

ailleurs, l’utilisation des services dans les institutions de premier niveau (hôpital de

Chipiriri et centres de santé) varie énormément entre les différentes institutions de la

section municipale. Dans cette dernière catégorie d’institutions, c’est l’hôpital de Chipiriri

qui enregistre la plus grande quantité d’accouchements.

Les archives municipales ne font aucune mention des accouchements domiciliaires sur le

territoire128. Pourtant, les données qualitatives recueillies suggèrent que les accouchements

à domicile sont toujours fréquents à Villa Tunari. Quelques données quantitatives

recueillies ailleurs au pays permettent d’estimer la proportion locale des accouchements

domiciliaires. D’abord, les statistiques nationales démontrent toutes un faible taux de

d’accouchements institutionnalisés parmi les populations rurales composées

127 Le voyage des différentes communautés jusqu’au village de Villa Tunari varie entre quelques dizaines de minutes

en voiture et quelques dizaines d’heures de transport divers (marche, barque, camion, voiture, bus). 128 En fait, les statistiques produites au niveau municipal ne tiennent pas compte de la provenance des pat ientes.

Comme plusieurs se déplacent à partir des municipalités voisines pour accoucher à Villa Tunari ou à Chipiriri (les deux institutions les plus reconnues dans la région) les chiffres laissent virtuellement croire à l’absence d’accouchements à

domicile sur le territoire municipal de Villa Tunari.

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majoritairement d’Autochtones comme c’est le cas pour la région étudiée. De plus, des

données qualitatives recueillies à Yapacani révèlent que les femmes optent pour

l’accouchement dans une institution de santé dans 37% des cas (Otis et Brett, 2008)129. Le

taux d’accouchements institutionnalisés est sans doute similaire à Villa Tunari où la

population est également composée majoritairement de paysans d’origine quechua130. Dans

tous les cas, le taux d’accouchements institutionnalisés à Villa Tunari ne dépasse

certainement pas le 50% enregistré dans la ville majoritairement autochtone d’El Alto

(Rudowski, 2008), où les installations de tous les niveaux sont disponibles et où

l’accessibilité ne pose pas problème. On peut supposer que le taux d’accouchements

domiciliaires à Villa Tunari se situe entre celui d’El Alto et celui de Yapacani, soit de 50%

à 60%.

Ces données quantitatives donnent une idée générale et superficielle de la situation locale.

Or les témoignages des participantes ainsi que de nombreux informateurs permettent de

comprendre à quoi peuvent réellement ressembler les expériences d’accouchements dans

cette région, autant à la maison qu’en institution. Voyons donc maintenant comment les

données recueillies permettent de décrire comment chacun des modèles de la naissance est

vécu et raconté localement.

En tout, 20 des 24 participantes à cette étude avaient vécu au moins un accouchement au

moment de la collecte de données. Ensemble, elles ont cumulé l’expérience personnelle de

44 accouchements, dont 19 ont eu lieu à domicile contre 25 en milieu hospitalier. Toutes

les expériences d’accouchements des participantes (membres ou non du personnel de

santé)131 ont été comptabilisées dans le tableau qui suit.

129 Yapacani est une communauté du département de Santa Cruz qui est située dans la même vaste région de

production de coca que Villa Tunari; la population y est très similaire, avec une forte majorité de colons quechuas. 130 On doit tout de même s’attendre à un taux d’accouchement institutionnalisé légèrement supérieur à Villa Tunari puisque les accouchements présentant des complications médicales peuvent être traités localement. 131 Pour avoir des informations générales sur chacune des mères interviewées, il faut se référer au tableau 1 (p.45).

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100

Tableau 2 : Accouchements des participantes

Nom Âge Accouchements de leur mère

Nombre d’accouchements Interventions médicales

À domilcile En institution

Antonia 40 Domicile 5 0 Aucune

Bartolina 23 Domicile 0 2 Épisiotomie,

péridurale

Isabelia 20 Domicile 1 1 Épisiotomie

Severina 28 Domicile 0 2 2 césariennes

Sonia 20 Domicile 0 1 Épisiotomie,

Ana 22 Domicile 0 2 poussée externes

Elena 35 Domicile 2 1 Épisiotomie

Fatima 19 Domicile 1 0 Aucune

Margarita 33 Domicile 1 1 Épisiotomie,poussées

A refusé le transfert

pour césarienne (siège)

Catarina 30 Domicile 4 1 Non mentionné

Filomena 18 Domicile 0 1 A refusé la césarienne (pertes colorées)

Alicia 49 Domicile 5 1 Césarienne avec ligature

Rita 30 Domicile 0 1 Épisiotomie

A refusé la césarienne

(naissance prématurée)

Justina 27 Domicile 0 1 Épisiotomie

Valentina 24 Domicile 0 4 Épisiotomie

Fernanda 25 Domicile

Sauf 1 césarienne

0 1 Césarienne

Juana 30 Domicile 0 1 Épisiotomie

Maria luz 25 1er à domicile

Autres à

0 1 Épisiotomie,

poussées

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l’hôpital*

Marta 36 Hôpital* 0 1 Césarienne planifiée

Lucia 33 Domicile 0 2 Épisiotomie *Assurance familiale

Ces données mettent en valeur plusieurs éléments pertinents pour une compréhension

générale du phénomène étudié. On note d’abord que toutes les femmes interrogées sont

elles-mêmes nées à domicile, à l’exception de Marta et Maria Luz, dont la famille jouissait

d’une assurance santé, et Fernanda, la seule d’une famille de 12 enfants à être née à

l’hôpital en raison d’une urgence médicale. Pour leur part, Margarita et Catarina, aînées

d’une famille nombreuse, ont dit avoir été témoins des naissances de leurs frères cadets à

domicile.

Contrairement à leur propre mère, plusieurs des femmes interrogées ont choisi d’accoucher

à l’hôpital. Cette réalité confirme que nous sommes présentement face à un important

virage vers le milieu hospitalier en périnatalité dans la section municipale de Villa Tunari.

Néanmoins, le modèle traditionnel de la naissance est encore présent, bien que moins

important que le modèle biomédical.

D’autres observations générales méritent d’être soulignées. Premièrement, celles qui ont

accouché à domicile ont généralement été accompagnées par un membre de la famille

proche et aucune n’a rapporté avoir accouché de son premier enfant seule. On remarque

ensuite que celles qui ont opté pour l’accouchement institutionnalisé ont presque toutes

choisi d’accoucher dans une institution pouvant garantir la présence d’un médecin132.

Enfin, on note que les interventions médicales sont fréquentes lors des accouchements

institutionnalisés, dont l’épisiotomie et les poussées externes sur le fond utérin qui ne sont

pas recommandées par l’OMS (1997). Le recours à la césarienne est relativement fréquent

également. Trois des participantes ont avoué avoir refusé l’intervention chirurgicale lors de

leur accouchement hospitalier; il s’agit de Margarita, de Filomena et de Rita.

3.2 LE MODÈLE TRADITIONNEL LOCAL DE LA NAISSANCE

132

À Villa Tunari, on peut compter sur la présence d’un médecin dans les centres de santé et à l’hôpital.

Les postes sanitaires ne comptent que la présence d’un auxiliaire.

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3.2.1 PROFIL DES PARTICIPANTES AYANT VÉCU L’ACCOUCHEMENT À DOMICILE

Parmi les mères interrogées, sept ont donné naissance au moins une fois à domicile. Ces

dernières sont toutes originaires d’une région rurale et toutes ont appris une langue

autochtone au cours de leur enfance (le quechua pour la plupart). De plus, on remarque

qu’aucune n’a complété plus de cinq années de scolarité. Ce dernier élément évoque la

possibilité d’une corrélation entre le niveau d’étude et le choix du lieu de l’accouchement,

comme si au-delà d’un certain niveau de scolarité, l’accouchement domiciliaire devenait

difficile à envisager.

Celles qui ont eu l’expérience de l’accouchement à domicile appartiennent à différents

groupes d’âges. Les plus âgées de ce groupe ont accouché de leurs premiers enfants alors

que les services médicaux étaient encore payants (Antonia, 40 ans; Alicia, 49 ans; et Elena,

35 ans). Dans leur cas, la question du choix du lieu d’accouchement ne s’est pas posée

concrètement, puisqu’elles ne pouvaient se permettre les frais des soins biomédicaux. Il y a

moins de dix ans, cette situation était généralisée parmi la population paysanne;

l’accouchement à domicile semblait aller de soi.

À la campagne, comme il manquait d’argent ou je ne sais pas, à cause de la foi

par dessus tout. [On se disait] Je vais accoucher et je vais le faire ici et c’est tout! Alors nous nous sommes presque toutes débrouillées comme ça, sans plus. Toutes les femmes, au naturel133 (Antonia).

Les autres (Catalina, 30 ans; Isabelia, 20ans; Margarita, 33 ans; et Fatima, 19 ans) ont vécu

un accouchement à domicile après 2003, soit en dépit de la gratuité des soins médicaux.

Dans leur cas, il s’agit d’avantage d’un choix car l’accouchement hospitalier était aussi une

option. D’ailleurs, ces quatre participantes ont également expérimenté l’accouchement

institutionnalisé à un moment de leur vie. J’examinerai plus loin ce qui a pu les motiver et

influencer leur choix. Mais d’abord, voyons comment les témoignages des participantes

permettent de décrire l’accouchement à domicile au Chapare.

3.2.2 LES PRATIQUES TRADITIONNELLES RACONTÉES PAR LES PARTICIPANTES

133« En el campo, como falta dinero, o no sé, por el fe más que todo. ¡Voy a tener, y voy a tener aquí no más! Porque todas están teniendo así no más. Entonces todas también casi nos hemos acomodado así no más. Todas las mujeres,

natural».

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C’est surtout à partir de la mise en commun des expériences directes de ces sept

participantes que les pratiques traditionnelles locales sont décrites dans la section suivante.

Les expériences d’accouchements domiciliaires des participantes sont très variées, mais

elles présentent de nombreuses similitudes qu’il importe de relever. Soulignons d’abord

que dans tous les cas, le premier accouchement à domicile a eu lieu en compagnie d’une

personne de confiance appartenant à la communauté d’origine et ayant eu l’expérience

préalable de plusieurs accouchements (la mère, la belle-mère ou le beau-père). Elena, qui a

migré durant l’enfance au Chapare, a accouché de ses deux premiers enfants à domicile

accompagnée de sa mère. Isabelia et Margarita ont également accouché à domicile auprès

de leur mère, mais avant de venir s’établir au Chapare; l’une a accouché dans la région du

Béni, et l’autre dans les Yungas du département de La Paz. Catalina, qui a vécu toute sa vie

au Chapare, a aussi été accompagnée de sa mère pour son premier accouchement, puis de

son mari pour les trois autres accouchements à domicile. On m’a également raconté certains

accouchements où la femme n’était pas du tout accompagnée, comme ce fut le cas pour

Antonia lors de son dernier accouchement. Il semble que cette dernière situation soit plus

rare, bien qu’on ne s’en surprenne pas outre mesure.

Il faut dire que traditionnellement dans les Andes, c’est la mère ou la belle-mère qui assiste

le conjoint lors de la naissance des premiers enfants, suite à quoi le conjoint peut prendre

seul le relai auprès de sa femme lors de la naissance des enfants (Bradby et Murphy-

Lawless, 1999). La migration fait évidemment obstacle à cette pratique lorsque les jeunes

femmes se retrouvent loin des femmes aînées de leur communauté d’origine. Dans ces

conditions, plusieurs femmes choisissent d’accoucher à l’hôpital, mais il existe aussi la

possibilité de voyager en fin de grossesse vers la communauté d’origine. Par exemple

Antonia est retournée accoucher de ses premiers enfants dans le village de son mari, auprès

de ses beaux-parents. Pour leur part, Alicia et Fatima sont retournées accoucher de leur

premier enfant auprès de leur mère dans leur village natal. Fatima a fait ce choix en 2007,

donc en dépit de la gratuité des soins.

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Les données montrent que le modèle andin de la naissance134 tel que décrit par les

anthropologues comme Denys Arnold (1995) ou Françoise Lestage (1999) ne se retrouve

pas tel quel au Chapare. Les particularités du climat ainsi que la détérioration du tissu

social qui découle de la migration expliquent assurément une partie de cet écart. On a vu

qu’en venant s’établir au Chapare, les Autochtones migrants d’origine andine ont dû

modifier le mode de vie andin en fonction de leur nouvel environnement (Spedding, 2004).

L’accouchement à domicile au Chapare s’inscrit en continuité avec cette réalité; étant

donné que de nombreuses pratiques andines ne peuvent tout simplement pas s’appliquer au

Chapare135, le modèle traditionnel local correspond à une adaptation et à une

réappropriation du modèle andin.

Les entrevues ont révélé qu’au moment de l’accouchement à domicile, les femmes

consomment des infusions chaudes, mais aussi d’autres aliments comme le miel, le

chocolat et l’huile. La plupart des plantes médicinales utilisées dans les hautes-terres

andines ne poussent pas en zone tropicale. Ainsi, les femmes quechuas qui accouchent à

domicile au Chapare continuent à consommer l’origan et le romarin en infusion qui se

vendent dans les marchés locaux sous forme séchée, mais elles consomment aussi des

tisanes de fleurs d’oranger pour faciliter la dilatation du col de l’utérus comme le font les

femmes autochtones amazoniennes. La plupart des participantes ont exprimé avoir une

grande confiance en l’efficacité des infusions ainsi que des autres aliments consommés au

cours de l’accouchement. Cet extrait de l’entrevue avec Margarita illustre bien comment les

femmes associent le bon déroulement de l’accouchement avec ces éléments.

Elle [ma mère] mettait de côté pour moi des fleurs d’oranger et elle mettait aussi de côté du miel. Et c’est ça qu’elle m’a fait prendre ce jour-là, quand j’avais mes douleurs. Elle m’a fait prendre ça, et c’est grâce à ça que j’ai

accouché rapidement136 (Margarita).

134 Il ne faut pas négliger le fait que même dans les communautés andines traditionnelles, le modèle andin de la

naissance est souvent adapté ou transformé en fonction de la réalité des femmes qui l’appliquent, des contraintes

familiales et du contexte particulier de chaque naissance. Ainsi, le modèle andin de la naissance est déjà un modèle

flexible qui comporte différentes variantes locales. 135 Par exemple le fait de chauffer la maison, de couvrir la femme en couches ou d’éviter le contact avec l’eau pour la période post-partum sont des prescriptions impossibles à suivre en zone tropicale. 136«… las mamás de antes saben con que hacer, como nacen las wawas todo no? Saben ellas. Nosotros no sabemos en

realidad. Ella me lo guardaba. Flor de naranja me lo guardaba, flor de naranja y miel. Y eso me ha hecho tomar este

día, cuando ya estaba con mi dolor. Me ha hecho tomar eso. Y con eso rápido he tenido».

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Il ressort également des témoignages que la position de la femme est laissée libre pour

l’accouchement à domicile; certaines des participantes ont donné naissance assises ou semi-

assises, d’autres accroupies. La seule pratique qui m’a été décrite avec précision pour

l’accouchement domiciliaire au Chapare est le traitement du placenta. Il semble que le

placenta est toujours lavé avec soin, puis il est enterré près de la maison ou défait dans la

rivière.

Isabelia a mentionné que les femmes qui l’ont accompagnée lui ont fait des massages

pendant le travail, ce qui à son avis a facilité l’expulsion du bébé. Antonia a pour sa part

fait référence à la technique du manteo qui consiste à balancer avec force la parturiente

dans une couverture (aguayo) afin de bien orienter le bébé à naître. Ces deux pratiques

traditionnelles (les massages et le manteo) ont été appliquées dans les communautés

d’origine des participantes (au Beni et dans les vallées de Cochabamba, respectivement).

Celles qui ont accouché au Chapare n’ont pas fait mention de telles pratiques.

Il semble que la migration ait été un obstacle dans la transmission des techniques

traditionnelles qui exigent un apprentissage plus spécifique comme les massages et le

manteo, mais aussi les versions manuelles et le suivi de la progression du travail par la prise

du pouls. Comme les femmes plus âgées ayant accumulé les compétences informelles de

sages-femmes ne se déplacent pas souvent vers les zones de migration, les pratiques

andines qui demandent un enseignement particulier sont moins susceptibles d’être

poursuivies en zone de migration. C’est ce qui explique sans doute qu’aucune pratique de

ce genre ne m’ait été rapportée concernant les accouchements à domicile qui se sont

déroulés au Chapare. D’ailleurs, aucune des informatrices rencontrées n’a fait mention de la

présence de sage-femme traditionnelle reconnue dans la région du Chapare.

Pour terminer cette description du modèle traditionnel local, il est intéressant de souligner

que toutes les participantes concernées ont gardé un souvenir positif de leur(s)

accouchement(s) à la maison. De plus, elles ont toutes affirmé sans hésitation qu’elles ne

craignaient pas les complications possibles lors de leur accouchement à domicile. Pourtant,

ces femmes sont intimement conscientes des risques encourus : Catalina et Alicia ont

personnellement perdu un enfant à la naissance tandis que Margarita et Antonia ont toutes

deux été témoin du décès de frères et sœurs plus jeunes. À ce propos, Antonia a commenté

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en entrevue : « Il est clair que souvent, le bébé meurt. (…) Chacun va à son destin. Celui

qui veut mourir meurt. C’est comme ça, non? C’est naturel.»137. On comprend que

contrairement au modèle biomédical où c’est la notion du risque qui oriente toutes les

pratiques, à l’intérieur du modèle traditionnel, c’est avant tout le processus naturel de

l’accouchement qu’on veille à préserver (Michaux, 2000). D’ailleurs, les participantes ont

été plutôt évasives lorsque venait le temps de me décrire les différentes pratiques

traditionnelles, comme s’il s’agissait d’une évidence ou d’informations sans grande

importance.

Voici comment les partcicipantes m’ont raconté différentes étapes de leur accouchement :

«Et bien on me frictionnait! Tu vois? Et après mon bébé est né138» (Isabelia); «On me

secouait dans l’aguayo, seulement ça, rien d’autre139» (Antonia); «Eh bien j’ai accouché

avec ça, les infusions, les herbes. Avec ça et rien de plus» (Catarina); «Le placenta? Il faut

l’enterrer et c’est tout140» (Catarina).

Cette particularité du discours suggère que l’efficacité des pratiques traditionnelles repose

davantage sur leur force symbolique que sur la précision des techniques. Les pratiques

traditionnelles relatives à la naissance ont surtout le pouvoir de mettre la femme qui

accouche en confiance, de la rassurer et de la mettre en contact étroit avec son corps.

D’ailleurs, suite au récit des accouchements de sa fille aînée à l’hôpital, Antonia s’est

montrée sensible au fait que la médicalisation de la naissance est en train de transformer le

rapport que les femmes entretiennent avec la nature et la vie:

Avant, nous avions plus confiance que l’enfant allait être bien. Nous avions confiance. (…) Maintenant ce n’est plus comme ça. Tout repose sur le médecin

et rien d’autre. Avant c’était tout naturel. Maintenant il n’y a plus cette confiance, cette foi en la vie. Alors il y a plus de peur (Antonia)141.

3.2.3 REGARDS DES PARTICIPANTES SUR LE MODÈLE TRADITIONNEL DE LA NAISSANCE

137 «Claro, el bebé siempre casi mayormente se moría. (…) Cada uno a su destino. El que quiere morirse se muere. Así

¿no? Natural». 138 «Me friccionaban pues ¿no ves? Después ya, ha nacido mi bebé.» 139 «Me botaba en aguayo. Solamente esto. Nada más. » 140«Con este pues, mate, hierba. Con eso no más pues»; «La placenta, hay que enterrar no más.» 141 «antes, teníamos más confianza que el niño va a ser bien. Teníamos confianza. (…) Ahora no es así. Todo es al

médico no más ya. Antes todo natural. Ya no hay esa confianza, esa fe en la vida. Entonces, más miedo».

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Cinq participantes ont expérimenté à la fois l’accouchement domiciliaire et l’accouchement

institutionnalisé; elles ont toutes préféré donner naissance à domicile. D’ailleurs, elles

affirment unanimement qu’elles referaient ce choix si elles devaient mettre au monde un

autre enfant, à condition bien sûr de compter sur une personne de confiance pour les y

accompagner. Elena explique pourquoi :

Je préférerais à la maison. Parce qu’il y a plus de tout. Ce que tu veux, on te le donne (…) À l’hôpital non. Tu dois attendre de voir ce qu’on va t’apporter. Il

faut attendre pour se faire aider. Tu vois? Comme de dire « ah maman, donne-moi ceci! » ou «maman passe-moi cela! » À l’hôpital tu ne dis pas ça. Tu as

peur142 (Elena).

C’est d’ailleurs faute de pouvoir être accompagné à la maison par une personne de

confiance que la plupart se sont résignées à l’accouchement institutionnalisé à un moment

de leur vie reproductive. Isabelia m’a confié avoir fait le long voyage jusque chez ses

parents au Beni dans l’espoir de mettre au monde son deuxième enfant à la maison

accompagnée de sa mère comme ce fut le cas pour la naissance de son fils aîné. Toutefois,

en voyant que la date prévue d’accouchement était dépassée de plusieurs jours, son mari l’a

obligée à rentrer à la maison, ce qu’elle a fait. Elle a accouché de sa fille cadette à l’hôpital

de Villa Tunari le lendemain. Pour sa part, Elena a avoué s’être résignée à accoucher de son

dernier enfant à l’hôpital car sa mère, qui avait été présente pour la naissance de ses deux

premiers enfants, était désormais trop vieille pour l’accompagner. Enfin, Catalina a avoué

s’être rendue au poste sanitaire le plus près de chez elle pour accoucher de son dernier

enfant parce qu’elle était seule à la maison avec son autre bébé. Elle a précisé que si son fils

aîné avait été présent pour s’occuper de ses frères et sœurs, elle aurait pu accoucher à la

maison, mais il était à l’école. Son expérience d’accouchement institutionnalisé l’a

convaincue de ne pas y retourner pour un accouchement ultérieur. Malgré le fait qu’elle ait

déjà perdu l’un de ses enfant à la naissance lors d’un accouchement à domicile, elle affirme

se sentir plus confortable et plus en sécurité à la maison pour accoucher.

142 « En la casa más me gustaría. Porque hay mas, mas de todo. Lo que quieres te dan. ( …) En el hospital no. Tienes

que esperar lo que te traigan. Tienes que esperar lo que te ayudan no ves. Es decir Ah Mami esto, o esto pásame. En el

hospital no dices eso. Tienes miedo».

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Pour leur part, les femmes interrogées qui n’ont pas vécu un accouchement à domicile

n’ont généralement pas de connaissances très approfondies des pratiques et des croyances

qui y sont associées, et ce malgré le fait qu’elles soient toutes nées à la maison. J’ai

demandé à Bartolina si sa mère l’avait préparée en vue de son premier accouchement, ce à

quoi elle a répondu : «Non. J’avais peur parce que j’étais jeune. J’étais là-bas, toute seule (à

Tarija). Je ne savais pas pourquoi j’avais mal. Je ne savais même pas que c’était parce que

j’allais avoir un enfant que j’avais mal143».

L’opinion de ces participantes par rapport à l’accouchement à domicile varie, mais elles y

font souvent référence comme à un phénomène qui appartient au passé, ce qui illustre bien

la coupure intergénérationnelle qui se produit entre les jeunes femmes qui choisissent

l’accouchement institutionnalisé et leurs aînées qui ont accouché à la maison. Cet extrait de

l’entrevue avec Sonia le montre bien : « Avant, les femmes en savaient beaucoup. C’était

comme ça non? Mais maintenant, et bien on ne sait plus. (…)La mère de ma mère, on dit

qu’elle savait bien comment faire naître144». Même Margarita, qui a beaucoup apprécié son

expérience d’accouchement à domicile, avoue ne pas posséder le savoir traditionnel de ses

aînées par rapport à la naissance : « ... les mamans d’autrefois, elles savent comment faire,

avec quoi, elles savent comment naissent les bébés et tout ça. Elles savent. Nous, nous ne

savons pas en réalité145». Cette réalité confirme qu’à l’intérieur du modèle traditionnel, la

transmission du savoir se fait au moment même de l’accouchement. J’ai pu consolider ce

point lors de la double entrevue avec Antonia et sa fille Bartolina; Bartolina entendait alors

le récit des accouchements de sa mère pour la toute première fois.

Parmi les 13 participantes qui ont choisi de ne pas accoucher à la maison, 11 ont affirmé

d’emblée ne pas avoir considéré l’accouchement à domicile comme une option et ce,

principalement par peur des complications possible. Par exemple, au sujet de l’éventualité

d’un accouchement à domicile, Bartolina a affirmé: « J’aurais peur que quelque chose se

143 «Tenía miedo porque yo era joven. Allá sola no más estaba. No sabía porque me dolía. Ni sabía yo que me estaba

doliendo por tener hijo». 144 « Antes las señoras sabían arto pues ¿no? Así. Ahora no mas, ya no. (…) De mi mama, su mama sabia dice, bien

sabia hacer nacer». 145 «…ellas las mamas de antes saben con que hacer, como nacen las wawas todo no? Saben ellas. Nosotras no

sabemos en realidad».

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déroule mal146». Toutes les participantes qui ont poursuivi des études postsecondaires ont

partagé une opinion similaire par rapport à l’accouchement à domicile, incluant bien sûr les

membres du personnel de santé.

Parmi ces 13 participantes qui ont accouché exclusivement à l’hôpital, seulement deux ont

dit avoir considéré la possibilité d’un accouchement à domicile; il s’agit de Sonia, 20 ans et

de Filomena, 18 ans. Toutes deux se sont résignées à un accouchement institutionnalisé

faute de pouvoir être accompagnées à la maison par une personne de confiance.

(À la maison) Je n’allais pas pouvoir voyons! Parce que j’étais toute seule avec

ma sœur (cadette). Ma sœur est un peu timide, elle aurait pu avoir peur. Allons-y sinon je vais avoir peur, qu’elle m’a dit147 (Sonia).

Sonia et Filomena ont vécu presque toute leur vie en zone rurale148 et elles n’ont pas

terminé leurs études primaires. Encore une fois, les données suggèrent que l’accouchement

à domicile ne peut être envisagé que par les femmes qui ont un faible niveau de scolarité.

Pour certaines, un premier accouchement institutionnalisé semble avoir renforcé la peur de

l’accouchement; elles ont le sentiment qu’elles ne pourraient pas accoucher naturellement,

sans interventions de l’extérieur. C’est le cas de Valentina qui semble convaincue qu’elle

ne pourrait pas accoucher sans l’épisiotomie : «J’avais peur d’accoucher à la maison, parce

que moi j’ai toujours accouché avec une coupure149». Pour leur part, Sonia et Filomena ont

déclaré qu’elles ne voulaient tout simplement pas avoir d’autres enfants car elles

craignaient un autre accouchement.

Enfin, quelques participantes croient que les pratiques et savoirs traditionnels en lien avec

la naissance demeurent pertinents dans la région, surtout dans les zones éloignées où

l’accès aux soins de santé publics est difficile. Celles qui habitaient à l’intérieur des terres

au moment de notre entrevue (Antonia, Catarina, Valentina, Fernanda, Justina) ont toutes

confirmé que le modèle traditionnel demeurait vivant et répandu loin des centres. Selon

Alicia, il est dommage de ne plus compter de spécialistes traditionnels dans la région car

146 «Me daría miedo, que algo saliera mal». 147 «No iba a poder pues. Porque solita estaba con mi hermana. Mi hermana es un poco tímida, se puede asustar.

Vámonos me voy a asustar me ha dicho». 148 Filoména est originaire des vallées de Potosí, elle a migré au Chapare en début de grossesse pour y rejoindre son mari. Sonia a grandi dans la province de Tiraque (près du Chapare) où ses parents ont migrés au début de l’âge adulte. 149 «Tenía miedo tener en la casa, porque yo siempre he tenido con sutura».

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dans certains cas, les spécialistes traditionnels pourraient intervenir efficacement pour

permettre une naissance par voies vaginales alors que les médecins sont limités à

l’intervention chirurgicale.

En entrevue, Justina a clairement exprimé son regret de voir le modèle traditionnel de la

naissance aussi peu valorisé ou reconnu, tout comme l’ensemble des savoirs traditionnels.

Dirigeante syndicale haut placée dans l’organisation des femmes, elle adopte un discours

passionné au sujet de la revalorisation des savoirs traditionnels ainsi que de leur pertinence

au sein de la société actuelle :

Moi je crois que nous ne devons pas oublier ce que nous avions avant. Parce que je crois que, tout ce qu’ont appris autrefois nos parents et nos grands-

parents, c’était très naturel, c’était très différent, et c’était très vrai. Et tout ça (ce savoir traditionnel), je crois qu’il faut continuer de le valoriser, ça doit continuer d’exister. Et en tant que médecins, en tant que gens d’aujourd’hui,

nous ne devons pas l’oublier. Je crois que les deux choses (le modèle traditionnel et le modèle biomédical) devraient tout simplement marcher

ensemble vers l’avant150 (Justina).

3.3 LE MODÈLE BIOMÉDICAL LOCAL DE LA NAISSANCE

3.3.1 PROFIL DES PARTICIPANTES AYANT VÉCU UN ACCOUCHEMENT INSTITUTIONNALISÉ

Parmi les 20 mères interrogées, 18 ont eu au moins une expérience d’accouchement

institutionnalisé. Toutes ces participantes ont bénéficié de la gratuité des soins, à

l’exception de Justina qui a accouché en 2002; cette dernière a choisi de payer pour un

accouchement dans une clinique privée informelle, de meilleure réputation parmi la

population locale que les institutions publiques. Enfin, des 25 accouchements dont on m’a

fait le récit en entrevue, sept ont eu lieu dans une institution de premier niveau contre 18

dans un hôpital équipé pour faire des chirurgies.

Seulement cinq participantes ont accouché dans une institution de santé non-équipée pour

les chirurgies (Justina, Catarina, Karina, Valentina et Margarita). Ces cinq femmes ont

généralement fait leur choix en fonction de la proximité par rapport à leur lieu de résidence.

150 «Yo creo que no debemos olvidarlo, de lo que antes teníamos. Porque yo, creo que lo que antes han aprendido

nuestros papas, nuestros abuelos era muy natural, era muy diferente, era muy verdadero. Y todo eso yo creo que se debe seguir valorando, se debe seguir existiendo, y eso debemos valorarlo como médicos, como… como… como gente

de hoy ¿no es cierto? No debemos olvidarlo. Y creo que las dos cosas deberían marchar no más adelante».

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Dans tous les cas, il aurait été possible pour ces femmes de se rendre dans un hôpital

spécialisé si elles l’avaient souhaité. Margarita a même délibérément choisi d’accoucher

dans un centre de santé en dépit des recommandations de son médecin qui, deux semaines

avant son accouchement, avait fortement suggéré qu’elle se rende à l’hôpital pour une

césarienne en raison de la position du bébé en siège. Pour sa part, Sonia a spécifié qu’elle

avait préféré accoucher à Chipiriri plutôt qu’à Villa Tunari car quelques unes des

infirmières qui y travaillent sont originaires de la région et elle se sentait plus à l’aise en

leur compagnie.

Parmi les 13 participantes qui ont accouché dans une institution comptant le matériel et les

spécialistes pour les chirurgies, certaines ont également fait ce choix simplement en raison

de la proximité par rapport à leur résidence (dont Filomena et Isabelia), mais la plupart ont

délibérément choisi d’accoucher en présence de toutes les installations et de la technologie

nécessaires pour gérer les complications possibles durant l’accouchement. Soulignons que

toutes les participantes qui ont fait des études postsecondaires font partie de ce groupe.

Encore une fois, il semble y avoir un lien entre le niveau d’éducation et la perception d’un

niveau de risque élevé lors de l’accouchement.

3.3.2 LES PRATIQUES BIOMÉDICALES DANS TROIS INSTITUTIONS DE SANTÉ

Comme il fut mentionné, au cours de la collecte de données je me suis rendue dans trois

institutions de santé de la municipalité de Villa Tunari :

l’hôpital de second niveau de Villa Tunari (équipé pour les césariennes);

l’hôpital de premier niveau de Chipiriri et;

le centre de santé de Villa 14 de Septiembre, qui est également une institution de

premier niveau.

Tout le personnel de santé interrogé travaillait dans une de ces trois institutions lors de

notre entretien. De plus, des 18 participantes ayant vécu un accouchement institutionnalisé,

huit ont accouché dans une des ces trois institutions. La description des pratiques en

vigueur dans chacune de ces institutions est basée sur le récit de l’expérience directe de ces

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huit femmes; sur le témoignage de la médecin, des trois infirmières licenciées151 et des

deux infirmières auxiliaires interviewées; ainsi que sur les informations recueillies lors de

ma visite dans chacune des institutions, notamment auprès des résidents en médecine et des

médecins en poste à Villa Tunari et à Villa 14 de Septiembre.

J’ai expliqué au chapitre précédent que depuis 2007, des soins de second niveau sont

disponibles à l’hôpital de Villa Tunari. C’est le seul endroit où l’on pratique des

césariennes dans toute la région. Comme les deux autres institutions visitées ne comptent

pas de médecins spécialistes ni d’équipement pour les chirurgies, elles sont regroupées dans

une même catégorie (institutions de premier niveau) car on y offre à peu près les mêmes

services en périnatalité152. Cependant, il faut souligner que l’institution de Chipiriri est plus

appréciée par la population locale que les centres de santé, notamment parce qu’elle compte

plusieurs médecins en poste et possède quelques appareils spécialisés dont une machine à

échographie. Dans les autres institutions de premier niveau de la région, les médecins en

postes sont reconnus pour s’absenter fréquemment153 et l’équipement est plus rudimentaire.

3.3.2.1 Le centre de santé de Villa 14 de Septiembre154

Au centre de santé de Villa 14 de Septiembre, on retrouve un espace d’attente extérieur

couvert qui est rattaché à quelques salles fermées: un bureau, une salle de consultation pour

les urgences, une toilette (hors service lors de ma visite), une salle de soins dentaires et une

salle réservée aux accouchements. Il y a aussi un évier extérieur avec de l’eau non potable

où les gens peuvent se rafraichir ou se laver et quelques bâtiments à l’arrière réservés au

personnel qui est logé sur place.

La salle d’accouchement est utilisée en moyenne quatre fois par mois. Il s’agit d’une salle

extrêmement exigüe, sans ventilation et sans eau courante. On y retrouve une table

151 Le titre «infirmière licenciée» (enfermera licenciada) fait ici référence aux infirmières qui ont suivi une

formation au niveau universitaire en Bolivie.

152 En Bolivie, on distingue un hôpital de premier niveau d’un centre de santé : le premier compte sur un personnel plus

nombreux dont quelques médecins tandis que le second ne comprend qu’une équipe de deux ou trois personnes :, un

médecin, un infirmier auxiliaire, parfois un dentiste à temps partagé et un résident en médecine par moment. Ni le

centre de santé ni l’hôpital de premier niveau ne sont équipés pour pratiquer des chirurgies.

153 Personnellement, j’ai effectué trois visites au centre de santé de Villa 14 de Septiembre et le médecin

était sur place à une seule occasion.

154 Des images du centre de santé de Villa 14 de Septiembre sont disponibles en annexe 10.

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gynécologique exclusivement verticale et particulièrement étroite qui est munie d’étriers et

de marches pour y monter. L’équipement est très rudimentaire. Il n’y a pas d’espace sur le

sol pour circuler et aucun équipement n’est disponible pour accoucher dans une position

alternative à la position gynécologique155. La table gynécologique est recouverte d’une

surface lavable amovible en plastique.

Le médecin que j’ai rencontré dans ce centre de santé a confirmé lors de notre rencontre

qu’il ne laissait pas aux femmes le choix de la position pour accoucher. Il a d’ailleurs fait

référence aux patientes plus réticentes à monter sur la table gynécologique pour accoucher

en disant «certaines ne savent pas, il faut leur montrer156». De plus, ce même médecin ainsi

que le résident en poste lors de mes visites ont confirmé qu’on y pratique l’épisiotomie

systématique pour les premiers et seconds accouchements. En général, on tolère la présence

d’une personne pour accompagner la femme qui accouche dans la salle d’accouchement.

En cas de complication, les patientes peuvent être transférées à l’hôpital de Villa Tunari en

taxi à leur frais; la nuit, il faut aller réveiller le propriétaire d’un véhicule le cas échéant.

Lorsqu’elles sont suivies au cours de la période prénatale, les femmes sont référées à

l’hôpital de Villa Tunari pour au moins un examen complet avec échographie, lequel est

couvert par le SUMI. Si un problème est détecté ou suspecté en prénatal, on peut suggérer à

la femme de se présenter directement à Villa Tunari le jour de son accouchement.

3.3.2.2 L’hôpital de Chipiriri157

À Chipiriri, l’hôpital compte quelques chambres d’hospitalisation, quelques salles de

consultation, une salle d’accouchement ainsi qu’un espace d’attente à l’intérieur, lequel est

généralement rempli. Il n’est pas rare de retrouver également des patients ou des membres

de leur famille installés à l’extérieur de l’hôpital158. L’hôpital de Chipiriri est située entre

l’église catholique et l’école secondaire; avec la radio communautaire, ce sont les

155 « Les femmes enceintes ne devraient pas être couchées sur le dos pendant le travail ou l'accouchement. Il faudrait les encourager à déambuler pendant le travail et leur permettre de choisir librement la position qu'elles adopteront pour

la délivrance» (OMS, 1985). 156 «Algunas no saben, hay que enseñarles» 157 Voir les images de l’hôpital de Chipiriri en annexe 11. 158 Ces espaces sont utilisés non seulement par les patients en attente de soins, mais aussi p ar les familles des patients internés qui habitent loin; l’institution doit régulièrement tolérer que des adultes et des enfants séjournent sur place

dans des campements improvisés.

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principaux édifices du village. Un bâtiment a été aménagé sur le terrain de l’hôpital pour

loger des bénévoles étrangers.

L’institution est gérée et financée en partie par un groupe de religieuses étrangères, ce qui

explique qu’on y retrouve un niveau de soin et d’équipement légèrement supérieur aux

autres institutions de premier niveau de la région. De plus, l’hôpital de Chipiriri reçoit

parfois des stagiaires de l’étranger, surtout de l’Espagne, ce qui permet un échange

d’expériences et de connaissances. Enfin, le personnel de l’hôpital est

presqu’exclusivement féminin, ce qui correspond simplement à une préférence des

religieuses en charge. À Chipiriri, les femmes ont donc la possibilité d’être examinées et

d’accoucher en compagnie d’une femme médecin si elles le désirent.

On a enregistré une moyenne de dix naissances par mois à Chipiriri en 2008. La salle

d’accouchement est équipée d’une table gynécologique, d’un incubateur pour bébé, d’une

lampe médicale, d’un support à infusion, d’un lit de bébé et d’autres instruments et appareil

médicaux. La table gynécologique est exclusivement verticale, mais la hauteur est

ajustable. Elle est recouverte d’un drap pour les accouchements. Les femmes en travail sont

placées dans une salle pendant la dilatation du col de l’utérus; quand la dilatation est

complète, on les transfère à la salle d’accouchement159 où elles ne peuvent être

accompagnées par un proche.

Le personnel m’a confirmé qu’à la demande des patientes, un matelas peut être posé

directement sur le sol pour permettre un accouchement en position accroupie. Marta et

Lucia, qui travaillent à Chipiriri, m’ont toutes deux confirmé qu’il est très rare que les

patientes fassent une telle demande. En entrevue, la médecin a pourtant insisté sur

l’importance de laisser aux femmes le choix de la position dans laquelle elles veulent

accoucher. Elle a même déclaré qu’elle proposait d’emblée le sol lorsqu’elle voyait une

femme hésiter à monter sur la table gynécologique :

Il faut dire que, d’un point de vue plus sociologique, parfois tu regardes et tu te dis, non, celle-là ne veut pas monter [sur la table gynécologique]. Alors, je leur

demande : Que préfères-tu, sur la table ou sur le plancher? (…) Non c’est correct comme ça, qu’elles me disent, et elles montent. Maintenant, la majorité

est habituée à accoucher sur la table. Mais, tout de même, je crois qu’il faut

159 Cette pratique est proscrite par l’OMS selon son rapport de 1995 sur l’accouchement normal.

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toujours que ce soit possible n’est-ce pas?… (…) Les femmes ont toujours le choix160 (Marta).

En 2008, l’hôpital a fait l’achat d’un lit d’accouchement qui s’adapte à différentes positions

de poussée161. Les infirmières l’appelle le lit interculturel (la cama intercultural). Ce lit n’a

jamais été utilisé pour un accouchement; il est utilisé uniquement dans sa position verticale,

comme un lit ordinaire. En fait, il semble que personne dans l’hôpital ne sache

concrètement comment utilisé cet appareil. D’ailleurs, les infirmières qui

m’accompagnaient lors de ma visite ont été légèrement embarrassées, mais surtout

curieuses lorsque je leur ai montré des illustrations des différentes positions qu’il est

possible d’adopter pendant le travail et au moment de la poussée sur ce genre de lit.

À Chipiriri, l’option d’un accouchement dans une position verticale est donc une

possibilité. Or cette option ne semble être offerte aux femmes qu’en toute dernière instance,

en cas de refus catégorique de la patiente de prendre la position gynécologique. Voici

comment Marta m’a décrit une situation survenue la veille de notre entretien :

Il y a cette femme par exemple. Impossible, elle n’a pas voulu monter sur la table. Elle disait je veux aller à la toilette, en quechua. C’était une

quechuaphone fermée. Alors elle disait je veux accoucher dans les toilettes. Je vais accoucher, vite, emmenez-moi aux toilettes! (…) Alors je lui ai dit, bon,

dans ce cas tu vas accoucher ici. On a amené le matelas, on l’a déposé sur le sol et puis j’ai dû me pencher, je n’avais pas d’autre choix, puis je l’ai attrapé [le bébé]162 (Marta).

Les entrevues ont révélé que la liberté de position n’est envisagée que pour une certaine

catégorie de patiente. Lucia a décrit comme suit les femmes à qui on offre cette option :

« Quelques unes sont super quechuas. Elles ne comprennent pas d’autre langue. Elles sont

très fermées. Alors on leur demande comment elles veulent accoucher163 (Lucia) ». Lucia a

également expliqué que même lorsqu’on leur propose, les femmes choisissent rarement

160 «Como que ya uno, sicológicamente también, las mira y dice no, esa no quiere subir. Entonces, ¿O prefieres tenerlo

en la camilla, o prefieres en el suelitos? les digo yo. (…)No está bien no mas dicen y se suben. La mayoría, ya está

acostumbrada a tener en la camilla. Pero después, yo creo que si, debe haber siempre eso ¿no? (…) Hay siempre esa

elección de la mujer». 161 Cet achat a très certainement été fait dans le but de remplir les objectifs d’interculturalité fixés par le ministère de la santé et pour lequel des fonds ont été octroyés. 162 Esa mujer por ejemplo no imposible, no se quiso subir a la camilla. Ella decía yo me quiero ir al baño. En quechua.

Era quechuista cerrada. Entonces decía lo voy a tener al baño, que lo voy a tener,! llévenme al baño!. (…)Yo le dije ya,

ni modo, entonces lo tienes aquí. Trajimos el colchón, lo pusimos en el suelo y ni modo, yo me tuve que aguachar,

sentar, y lo agarré. 163 «Algunas son súper quechuas. No entienden otro idioma. Son muy cerradas. Entonces se les pregunta cómo quieren

su parto».

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d’accoucher dans une position alternative. À son avis, plusieurs femmes montent sur la

table gynécologique alors que ça leur déplait. Pourquoi? Lucia hésite à répondre. « Peut-

être par peur, ou par respect pour les médecins », a-t-elle suggéré. «Parce que la position

gynécologique est confortable pour le médecin, pas pour la maman164» (Lucia).

Les interventions médicales qui semblent être le plus couramment pratiquées pendant

l’accouchement à l’hôpital de Chipiriri sont l’induction du travail par le biais de l’injection

d’hormones synthétiques, les pressions manuelles sur le fond utérin et l’épisiotomie. Nous

les verrons successivement. On m’a confirmé que le transfert en plein travail donne souvent

lieu à un arrêt ou un ralentissement des contractions. Dans de telles circonstances, Marta

m’a expliqué qu’un soluté d’ocytocine synthétique est administré, généralement par

intraveineuse. Cela n’a rien de surprenant puisque l’adrénaline sécrétée dans le corps en

situation de stress peut inhiber l’ocytocine, l’hormone qui est responsable des contractions.

L’extrait suivant montre qu’au début de notre entretien, la médecin ignorait la cause

biochimique de ces arrêts fréquents du travail.

Il y a ce genre de difficulté, par exemple disons que nous avons un

accouchement avec une bonne dynamique de travail dans le lit de dilatation. Et bien quand elles entrent dans la salle d’accouchement, elles se couchent dans la

position gynécologique, et les douleurs disparaissent. Non! Mais c’est qu’on avait une bonne dynamique de travail. De toute manière, il faut terminer le travail. C’est là qu’on utilise l’intraveineuse avec l’ocytocine. À partir de là ça

va, ça progresse bien165.

Lucia, infirmière licenciée, m’a également confié que les pressions manuelles externes sur

le fond utérin étaient relativement courantes comme intervention pendant l’accouchement.

Lucia m’a expliqué que les pressions manuelles étaient parfois nécessaires, lorsque la mère

est très fatiguée, après plusieurs heures de travail, ou encore lorsque la mère refuse de

«collaborer» avec le personnel. Cette idée a été maintes fois reprise par le personnel

interrogée : la nécessité pour la femme qui accouche de « collaborer » avec le personnel

médical. Sonia a accouché à Chipiriri en 2008. Selon ses dires, plusieurs personnes ont

164 «Tal vez por miedo o por respeto a los médicos, no se. Porque la posición ginecológica es cómoda para el médico,

no para la mama».

165 Hay esa dificultad. porque por decirle tenemos un trabajo de parto y esta con buena dinámica en la cama de

dilatantes, y cuando entran a la sala de parto se echan en la posición ginecológica. Y desaparece el dolor ¡Por Favor! Es que estaba con buena dinámica. Y ni modo, tenemos que conducir. Ahí, tenemos el suerito con el oxitocina y ya va

avanzando bien.

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poussé sur son ventre au moment de la naissance de sa fille. Dans son cas, la poussée n’a

pourtant duré que quelques minutes. Lucia m’a confirmé en entrevue qu’elle connaissait les

dangers associés à cette pratique166: « Ça leur cause des douleurs après l’accouchement. On

les blesse en faisant cela, c’est vrai, mais on ne peut pas faire autrement 167». Barbara

Bradby a également relevé le recours fréquent à ce genre d’intervention lors de son étude à

Sucre, souvent au détriment de l’utilisation des forceps ou de la ventouse. Elle a interprété

cette préférence pour les pressions externes par une négociation entre le modèle biomédical

et le modèle traditionnel andin. Les femmes autochtones andines seraient, selon cette

auteure, plus réceptrices aux pressions externes qu’aux forceps car selon le modèle

traditionnel andin, l’intrusion d’un instrument à l’intérieur du corps de la femme est perçue

comme une agression tandis que les pressions externes rappellent les massages pratiqués

lors des accouchements à domicile.

La médecin interrogée à Chipiriri m’a affirmé ne pas être en faveur des épisiotomies

systématiques. À son avis, les déchirures du périnée son plus faciles à guérir et plus

naturelles que les coupures, ce qui concorde avec les plus récentes recherches sur le

sujet168. Toutefois, les deux participantes qui ont accouché à Chipiriri ont affirmé avoir subi

une épisiotomie et l’infirmière interrogée sur place a confirmé que cette pratique était

courante, ce qui laisse croire que la position personnelle de cette femme médecin

n’influence pas de façon significative les pratiques en vigueur à Chipiriri. Marta m’a dit

être consciente que sa position personnelle face à l’épisiotomie n’est pas très courante

parmi ses collègues médecins. D’ailleurs, les résidents en médecine que j’ai rencontrés sur

le terrain avaient tous reçu une formation qui encourage les épisiotomies systématiques

pour les premiers accouchements.

En cas de complication, les patients peuvent être transférés rapidement vers Villa Tunari

(à environ 30 km) car l’hôpital possède une ambulance. À titre d’exemple, voici comment

166 « Dans de nombreux pays, la pratique de la pression sur le fond utérin pendant le deuxième stade du travail est

courante (expulsion). Elle vise à accélérer l’accouchement. Outre la question de l’inconfort maternel accru, on soupçonne que cette pratique est nocive pour l’utérus, le périnée et le fœtus. (…) Il semble toutefois que cette méthode

soit utilisée trop souvent, sans qu’on ait fait la preuve de son utilité» (OMS, 1995 : 29).

167 «Les causa dolor después del parto. Le lastimemos sí, pero no podemos hacer otro.»

168 «Rien ne prouve de manière fiable que l’utilisation généralisée ou systématique de l’épisiotomie ait des effets

bénéfiques, mais il est évident qu’elle peut être nuisible» (OMS, 1995 : 33).

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Marta a décrit dans quelles circonstances elle faisait transférer les femmes vers l’hôpital de

Villa Tunari pour une césarienne :

Quand les mères n’aident pas, ne collaborent pas, ne poussent pas, je les

envoie… Ce sont surtout les adolescentes. Le pelvis est étroit. Alors dans ce cas, non, ça ne naîtra pas ici. Parfois c’est en raison du fait qu’elles sont très sensibles à la douleur, parce qu’elles commencent à peine à dilater et elles

crient déjà. Alors je préfère les envoyer, au cas où il y aurait une complication169 (Marta).

3.3.2.3 L’hôpital San Francisco de Asís de Villa Tunari170

L’hôpital San Francisco de Asís de Villa Tunari est le plus grand hôpital de toute la région

et le seul hôpital de second niveau existant entre Cochabamba et Santa Cruz sur ce

versant171. L’hôpital compte des spécialistes en gynécologie, en pédiatrie et en anesthésie.

On y accueille plusieurs femmes en travail d’accouchement chaque jour; selon les données

qui m’ont été fournies aux archives de l’hôpital et de la municipalité, pour l’année 2008,

entre 58% et 61% des accouchements institutionnels enregistrés à l’intérieur de la division

municipale de Villa Tunari ont pris place à l’hôpital San Francisco de Asís de Villa Tunari,

pour un total de 797 naissances (Archives municipales, 2008).

Plusieurs femmes viennent des provinces voisines de Carrasco et de Tiraque de même que

des communautés les plus éloignées du Chapare pour y faire leur suivi de grossesse.

Généralement, les femmes qui se présentent pour un accouchement sont invitées à passer

d’abord un examen et une échographie à la salle réservée aux consultations périnatales où

j’ai fait des observations. Lorsque le travail est bel et bien entamé, on les invite à circuler à

l’extérieur ou à retourner chez elles si elles sont toujours en phase de latence (de 0 à 3 cm

de dilatation) et on procède à leur hospitalisation lorsque leur col est dilaté de plus de trois

centimètres. Après un lavement de routine172, on dirige la femme en travail vers une salle

169« Cuando las madres no ayudan, no colaboran, no pujan… Más que todo son las adolescentes. La pelvis es estrecha.

Entonces eso no, no va a nacer aquí. A veces es por el mismo hecho de que son muy sensibles al dolor. Porque apenas

están dilatando y están gritando. Entonces yo prefiero mandarles, por si haya alguna complicación».

170 Voir une photographie de l’hôpital en annexe 12.

171 Il y a deux routes qui relient Cochabamba et Santa Cruz, mais les deux ne communiquent pas entre elles. La route

qui passe par Villa Tunari est la principale voie utilisée. L’autre route passe par Valle Grande où il y a aussi un hôpital

de second niveau. 172 « … lavement et rasage du pubis sont considérés depuis longtemps comme superflus et ne devraient être effectués

qu’à la demande de la femme » (OMS, 1995 :17)

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de dilatation (une chambre étroite avec un lit) où elle demeure seule durant parfois

plusieurs heures173. Lorsque la dilatation est complète à 10 centimètres et que tout se

déroule normalement, la femme est enfin dirigée vers la salle d’accouchement où elle ne

peut accoucher que dans la position gynécologique.

L’arrêt ou le ralentissement des contractions est fréquent; plusieurs infirmières ont

confirmé qu’on administre régulièrement de l’ocytocine synthétique pour stimuler les

contractions utérines devenues trop faibles174. Le personnel interrogé a aussi confirmé que

l’épisiotomie était pratiquée de façon presque systématique pour les premiers et les seconds

accouchements175. Isabelia, Elena, Valentina et Filomena disent avoir subi cette

intervention lors de leur accouchement à Villa Tunari; pour Isabelia il s’agissait d’un

deuxième accouchement et d’un troisième pour Elena. À ce propos, une infirmière licenciée

a affirmé : « Cela dépend du médecin qui assiste, de son expérience. (…) C’est que parfois,

il y en a qui s’impatientent et c’est pour ça qu’ils font l’épisiotomie176» (Lidia).

Le nouveau-né est amené à la pouponnière dès la naissance pour y recevoir les soins de

routine qui durent environ 30 minutes177. Lidia, qui a fait partie d’un projet pilote

d’«interculturalisation» des soins de santé maternelle dans un centre de santé près de

Potosí, est consciente que cette pratique n’est pas supportée par les recherches les plus

récentes. Elle a affirmé en entrevue : « La littérature dit qu’une fois que la mère met son

enfant au monde, nous devrions tout de suite le mettre sur la mère, car c’est un contact qui

va aider l’attachement de la mère au bébé178». Lidia remet donc en doute les pratiques en

vigueur, mais en tant qu’infirmière, elle doit tout de même les appliquer. De manière

similaire, une autre infirmière en poste à Villa Tunari a commenté : «Ici, généralement, le

173 « Les rapports et les essais contrôlés randomisés sur le soutien apporté pendant le travail par une seule personne ont

montré qu’un soutien empathique et physique continu pendant l’accouchement s’assortissait de nombreux avantages, y

compris un travail plus court, une diminution sensible de la médication et de l’analgésie épidurale, un nombre réduit de scores APGAR inférieurs à 7 et moins d’accouchements nécessitant une extraction instrumentale » (OMS 1995: 21). 174 « Les gestes de routines, bien que non familiers, la présence de personnes inconnues et le fait d’être laissée seule

pendant le travail et/ou l’accouchement ont été cause de stress et le stress peut entraver le cours de l’accouchement en

le prolongeant et en déclenchant ce qui a été décrit comme une « cascade d’interventions ». (OMS 1995 :19) 175 «En conclusion, rien ne prouve de façon fiable que l’utilisation généralisée ou systématique de l’épisiotomie ait des effets bénéfiques, mais il est évident qu’il peut être nuisible» (OMS, 1995 : 33). 176 «Eso depende de la persona que atiende, de la experiencia que tiene. (…) Es que, a veces, por lo que se desesperan

también, hacen la episio». 177 «Le nouveau-né doit toujours rester avec sa mère si l'état de santé de l'un et de l'autre le permet. Aucun examen ne

justifie que l'on sépare un nouveau-né en bonne santé de sa mère» (OMS, 1985). 178 «La literatura dice que una vez que la madre da la luz, tendríamos que este mismo rato inmediatamente ponerlo

junto a la madre. Porque es un afecto que le va a ayudar el afecto de madre y al niño».

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bébé nait et on l’amène immédiatement à la salle des nouveau-nés. (…) Mais on ne devrait

pas faire ça n’est-ce pas?179» (Maria Luz).

Enfin, il existe à Villa Tunari une salle d’accouchement dite interculturelle (sala de parto

intercultural). Il s’agit d’une petite pièce sans fenêtre munie d’un matelas sur le sol et de

quelques barreaux fixés au mur pour se soutenir180. Lidia, une infirmière licenciée en poste

depuis 10 mois, m’a fait le récit d’un accouchement dans cette salle que lui ont raconté des

collègues.

Il y a une femme qui a accouché là. C’est accroupie qu’elle a accouché. Moi je

ne l’ai pas vu, ce sont les internes qui m’ont raconté. Ils ont dit qu’il n’y a pas eu de déchirure, aucune complication. Ils étaient vraiment étonnés et ils disaient « C’est incroyable! ». C’est que c’était son deuxième bébé, et elle ne voulait

pas accoucher dans la position gynécologique. (…) Depuis que je suis arrivée ici, c’est la seule fois que j’ai entendu parler d’une femme qui a accouché de

cette façon181(Lidia).

Cinq des participantes à cette étude sont membres du personnel de l’hôpital San Francisco

de Asís, dont Maria Luz, qui y travaille depuis quatre ans, et Carolina, depuis deux ans.

Aucune n’a été personnellement témoin d’un accouchement dans la salle interculturelle tout

comme une médecin avec qui j’ai discuté, et qui travaille en obstétrique depuis 2 ans. Il

apparait évident que la salle interculturelle ne sert que très rarement. La travailleuse sociale

en poste à l’hôpital m’a pourtant témoigné avoir participé à un atelier de sensibilisation sur

l’interculturalité en périnatalité à Oruro l’an dernier, certainement dans le cadre des

activités d’adaptation interculturelle de l’accouchement qui sont organisées à l’échelle

nationale depuis 2005.

Les témoignages des participantes laissent croire que le manque de connaissances à la fois

théoriques et empiriques du personnel sur la possibilité d’accoucher dans une position autre

que la position gynécologique renforce leurs préjugés et leur méfiance à cet égard. En

entrevue, Maria Luz a clairement exprimé son ignorance à ce sujet : «Pour te dire

franchement, je n’en ai même pas vu un, même pas une seule fois. Comment un bébé peut

179 «Aquí, generalmente nace el bebe y se lo lleva a la sala de los recién nacidos. (…) Pero se debería de hacerlo ¿no?». 180 La salle servait temporairement de salle d’entreposage lorsque je l’ai visitée. On trouve à l’annexe 12 une photo de

la salle interculturelle qui a été prise par une bénévole étrangère. 181 «Ha tenido una señora allí, de cuclillas que tuvo. Y yo no he visto, pero los internos estaban comentando de que ha

tenido. Pero no había ningún desgarro, ninguna complicación. Y estaban bien asombrados y decían ¡Increíble de esta señora! Porque era su segundo bebe, y no quería ella tener en la posición ginecológica. (…) Desde que he llegado, ha

sido la primera vez que he escuchado que ha tenido así.»

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naître comme ça par en bas, accroupie, je ne l’ai jamais vu. J’en ai entendu parler, mais le

voir, non je ne l’ai pas vu182». Comme le personnel ne voit que des accouchements en

position gynécologique, il est difficile pour eux d’imaginer qu’il puisse être possible

d’accoucher autrement.

3.3.3 LES ACCOUCHEMENTS PAR CÉSARIENNE

À l’hôpital de Villa Tunari, la patiente peut en tout temps être transférée à la salle de

chirurgie pour une césarienne, ce qui se produit dans environ deux cas sur cinq. En effet,

des 797 accouchements qui ont eu lieu à l’hôpital San Francisco de Asís en 2008, 285 se

sont soldés par une intervention chirurgicale. Évidemment, la possibilité, depuis 2006, de

faire des chirurgies à l’hôpital de Villa Tunari a fait grimper les taux de naissances par

césarienne dans la région. Autrefois, un cas de complication en cours d’accouchement

comportait des risques beaucoup plus élevés pour la vie de la mère et de l’enfant en raison

du transport nécessaire vers la ville de Cochabamba pour pratiquer une césarienne (à 3

heures de route par beau temps, et à 3500 mètres de plus au-dessus du niveau de la mer).

Toutefois, les données recueillies pour cette recherche suggèrent que le recours à la

césarienne est excessif à Villa Tunari183. À l’hôpital même de Villa Tunari, ce sont plus de

36% des accouchements enregistrés qui ont eu lieu par chirurgie en 2008. Des taux de

césarienne aussi élevés ne peuvent pas être entièrement justifiés par des urgences

médicales184. De plus, cette situation représente des risques accrus pour la santé des mères

et des nouveau-nés185.

En fait, les taux actuels de césarienne à Villa Tunari semblent préoccupants sur plusieurs

plans. Premièrement, il semblerait qu’à Villa Tunari, on procède systématiquement à des

182« Ni uno he visto para decir, ni uno he visto de cómo nace por abajo de cuclillas no he visto ni uno. He escuchado, pero ver no ». 183 Le taux de césarienne à Villa Tunari est excessif par rapport aux recommandations générales de l’OMS, bien qu’il

soit comparable et même parfois inférieur aux taux enregistrées ailleurs au pays et sur le continent. 184 Selon les lignes directrices de l’UNICEF et de l’OMS, des pourcentages supérieurs à 15% correspondent à une

utilisation inappropriée de cette intervention chirurgicale (OMS, 2001). 185 Bien que la césarienne soit la seule intervention à pouvoir sauver la vie de la femme et de l’enfant dans certaines

circonstances et que sa pertinence ne soit pas remise en doute, les inconvénients d’un recours excessif à la césarienne

ne doivent pas être négligés. Même si la technique opératoire est relativement simple, la césarienne reste une

intervention chirurgicale majeure. De manière générale, il a été démontré que l'augmentation des taux de césariennes

est associée à un risque plus élevé d'antibiothérapie après l'accouchement et de morbidité et mortalité maternelles sévères. L'augmentation du taux de césariennes est aussi associée à une augmentation du taux de mortalité fœtale et du

nombre de nouveau-nés admis en unités de soins intensifs pendant sept jours (OMS, 2001).

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césariennes pour toutes les grossesses suivant une première césarienne. Une telle procédure

limite le nombre d’enfants qu’une femme peut avoir car on ne recommande pas de

pratiquer plus de trois césariennes pour une même femme. De plus, le fait d’avoir eu une

césarienne augmente les risques de complication pour une grossesse subséquente,

augmentant ainsi la dépendance des femmes face à certaines technologies et techniques

propres au modèle biomédical. Mes observations m’ont permis de constater qu’après une

première césarienne d’urgence, de nombreuses femmes de la région se retrouvent

entièrement vulnérables face à un modèle de la naissance étranger à tout ce qu’elles

connaissent et contre lequel leurs propres connaissances se révèlent inutiles.

Les entrevues avec le personnel médical ont confirmé que les médecins et infirmières sont

tous conscients que l’accouchement vaginal est préférable pour la mère et pour l’enfant. Ils

ont d’abord parlé des complications possibles sur le plan physique : davantage de sécrétions

chez le nouveau-né, allaitement plus difficile et risques d’infection pour la mère. Or,

certaines intervenantes rencontrées m’ont également parlé d’un autre inconvénient, cette

fois sur le plan affectif.

…du côté maternel, ou plutôt de l’affection, je crois qu’il y a plus de problèmes avec la césarienne. Il n’y a pas autant d’attachement. C’est-à-dire que les

mamans n’ont pas… Et bien on peut voir qu’elles n’ont pas autant d’affection qu’avec un accouchement vaginal, où elles sont plus près de leurs bébés186

(Carolina). Pour donner une référence, les doyens de l’université et même la littérature

scientifique disent que l’accouchement normal est le meilleur moyen pour l’enfant. (…) Et en plus de ça, le fait même que le bébé sorte par là et qu’il

sente la chaleur de la maman (…) Je ne sais pas. Moi je crois que quand il sort… Et bien je suppose que c’est comme ça. Quand il sort par le canal vaginal, l’enfant sent… Il sent comme une caresse de la mère. Alors il se sent

plus en sécurité aussi187 (Marta).

C’est que je l’ai vu, dans mon bureau, les cas avec lesquels je travaille. (…). Une fois qu’elles ont leur enfant elles l’abandonnent, elles le laissent à quelqu’un d’autre. Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’affection envers l’enfant.

186 «…de la parte maternal, o sea de cariño, creo que se tiene más problemas con la cesaría. No hay tanto apego. O sea,

las mamas no, no…. Se nota que no los tiene tanto afecto como en el parto son mas apegadas hacia ellos». 187 «Por referencias de docentes y la misma ciencia dicen que, el parto normal es el mejor medio para el niño (…) Y

aparte de eso, es el mismo hecho de que el bebe sale por ahí y siente digamos el calor también de la mama (…) No sé. Yo creo que…cuando sale… yo supongo que es así. Cuando sale por el canal vaginal, el niño siente… siente como un

abrazo de la madre. Entonces se siente seguro también».

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(…) Quand une maman accouche normalement, la douleur qu’elle a sentie vient lui piquer la conscience et dire oui, c’est mon enfant. Et c’est quelque chose qui

les unit, non?188 (Juana).

Le dernier extrait est particulièrement préoccupant quant aux possibles répercussions d’un

recours abusif à la césarienne dans une région où les conditions de vie sont aussi précaires

qu’au Chapare. Il serait pertinent d’approfondir cet aspect avec de plus amples recherches.

Pour leur part, toutes les mères interrogées croyaient instinctivement que l’accouchement

vaginal était préférable à une césarienne et la majorité était réticente à la possibilité de voir

pratiquée une telle intervention. Lorsque je les ai interrogées au sujet des inconvénients de

la césarienne, les participantes mères ont surtout parlé de la période de récupération qui les

rend inaptes au travail physique, des inconforts liés à la cicatrice, et du fait d’être privées de

vivre un vrai accouchement.

C’est mieux normal! La césarienne c’est affreux! Parce qu’à tout moment ça peut se déchirer par là. (…) Moi je n’ai pas pu travailler pendant presque six

mois, sans rien faire189 (Alicia).

Et quand tu accouches normal, ça finit par passer. Tu n’as pas de cicatrice. C’est qu’après une césarienne tu ne peux plus lever des choses lourdes, tu dois te soigner beaucoup plus longtemps. C’est ça (l’inconvénient de la

césarienne)190 (Severina).

Moi je dis que c’est mieux d’être bénie naturellement, non? Parce que c’est là que la mère sent vraiment, ce que c’est que d’avoir un bébé191 (Juana).

3.3.4 REGARDS DES PARTICIPANTES FACE AU MODÈLE BIOMÉDICAL DE LA NAISSANCE

3.3.4.1 Réticence par rapport à l’accouchement institutionnalisé

En entrevue, les femmes ont souvent exprimé leur réticence face à l’accouchement

hospitalier en se référant à l’émotion précise de la peur. Plusieurs l’ont exprimé

188 «Es que he visto ¿no? en la oficina, los casos que atiendo. (…) Y abandonan, regalan una vez que tienen a sus hijos.

(…) No hay cariño, no hay amor hacia ellos. En cambio cuando una mama tiene normal, el dolor por lo menos le remuerde la conciencia en decir, ‘si es mi hijo’. Es algo que los une ¿no?». 189 «Es mejor normal pues. Cesaría es pues feo. Porque rato puede romper p or allí. (…) yo casi seis meses no he podido

trabajar nada». 190« Y Cuando tienes normal, te pasa. No tienes una herida. Que después no puede alzar ¿qué se yo? pesados, cuidarte

mucho más tiempo. Y eso». 191 «Yo digo, es mejor ser bendiga naturalmente (…) Porque allí es donde realmente la madre siente, lo que es tener un

bebe».

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spontanément comme Alicia qui m’a confié: «Oh, c’est grave comme j’ai peur! C’est pour

ça que je n’y vais pas192». La peur était d’ailleurs l’un des principaux facteurs de réticence

face à l’accouchement institutionnalisé identifiés par Otis et Barier lors de leur recherche

conduite à Yapacani en 2006. À ce propos, les données m’ont permis de comprendre que le

terme de la peur193 est utilisé par les quechuaphone de manière particulière; il s’agit non

seulement d’une émotion, mais aussi d’un état général d’affaiblissement ou de vulnérabilité

qui provoque le stress et l’inconfort.

Le personnel de santé a rapporté que l’arrêt du travail en cours d’accouchement ou au

moment de l’expulsion était fréquent dans les institutions de santé. Sachant que l’adrénaline

sécrété dans le corps en situation de stress peut interrompre les contractions, on peut en

déduire que les femmes se sentent souvent stressées ou insécurisées au cours de leur

accouchement dans une institution de santé.

J’ai constaté que la réticence des femmes interrogées face à l’accouchement

institutionnalisé est parfois liée aux pratiques biomédicales en tant que telles, et parfois à

des facteurs d’ordre relationnel. À ce sujet, je présenterai ici quelques exemples de facteurs

pouvant susciter la peur, l’inconfort ou l’inquiétude face à l’accouchement institutionnalisé

chez les femmes que j’ai rencontrées à Villa Tunari.

Parmi les pratiques biomédicales locales qui suscitent la peur ou l’inconfort, la position

gynécologique est souvent mentionnée par les femmes, particulièrement par celles qui ont

connu d’autres positions d’accouchement. Par exemple, après qu’elle m’ait expliqué avoir

accouché sur le dos avec les pieds dans les étriers lors de son troisième accouchement, j’ai

demandé à Elena si elle avait aimé accoucher dans cette position, ce à quoi elle a répondu :

«Pas tellement. J’ai eu peur194!». La contrainte de la position d’accouchement a suscité le

même genre de crainte chez Catarina qui a accouché de son cinquième enfant au poste

sanitaire de sa communauté après quatre accouchements domiciliaires. Lorsque je lui ai

demandé où elle préférerait accoucher la prochaine fois, elle a répondu : « À ma maison!

192 « ¡Oh, grave es miedo pues! Por eso no voy». 193 En médecine andine, la peur est la source de nombreuses maladies que seuls les chamanes peuvent traiter, dont le susto (littéralement le sursaut, la peur), un mal qui affecte souvent les enfants. 194« No tanto. ¡Yo me he asustado! ».

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J’ai peur. (…) Je ne peux pas accoucher comme ça voyons! (D’un mouvement rapide de la

main, elle trace une ligne horizontale dans les airs à plusieurs reprises)195».

Catarina a dit être préoccupée également par le traitement qui a été fait de son placenta lors

de son dernier accouchement en institution. Elle évoque la croyance traditionnelle

concernant les représailles possibles du placenta sur la santé de la mère s’il n’est pas enterré

convenablement lorsqu’elle me confie :

-Au poste de santé, ils ne l’ont pas enterré. Ils l’ont jeté, c’est ce qu’on dit, n’est-ce pas? -Et cela vous plait, ou non?

-Non, C’est par là que… je peux attraper ça… euh… C’est déjà arrivé qu’un cancer entre par là, n’est-ce pas? C’est ça [qui me fait peur]196 (Catarina).

La possibilité d’une intervention chirurgicale est également très inquiétante pour certaines,

dont Isabelia qui a déclaré : « En arrivant j’avais très très peur. (…) J’avais peur de me

rendre à l’hôpital parce qu’ils allaient peut-être m’opérer et puis je ne voulais pas197».

Plusieurs participantes ont aussi affirmé qu’elles n’aimeraient pas subir une césarienne, soit

par peur d’être opérée, soit par crainte des conséquences sur leur état physique, ou tout

simplement parce que l’idée d’une telle intervention les répulse. Les extraits suivants

illustrent bien cette situation :

La peur, la peur… la peur de se faire ouvrir, non? C’est une opération en soi. Moi je dis que c’est mieux d’être bénie naturellement198 (Juana);

Non [je n’aimerais pas avoir une césarienne]. Parce que moi je lève des choses très lourdes. On dit que quand tu as une césarienne, tu ne peux plus lever des poids lourds, c’est pour ça199 (Elena).

Enfin, certaines participantes ont également parlé de la peur ou du malaise qu’elles ont

ressenti en raison du manque d’intimité lors de leur accouchement à l’hôpital. À l’intérieur

195«- ¿Si usted tiene otro bebe, donde lo va a tener?

-En mi casa. Tengo miedo.

-¿Que le da miedo?

- ¡No puedo tener así pues!» 196 «-En posta no han enterrado. Han botado dicen, ¿no ves? -¿Y eso le gusta o no?

-No. Por allí… me va a agarrar este… mm… A veces un cáncer ha entrado ¿no ves? Eso». 197 «Allícito, teniendo miedo bien feo, feo, feo. Tenía miedo de venir al hospital. Porque quizás me iban a operar pues,

y no quería». 198 « Miedo, miedo… Miedo a que todo te abren ¿no? Es una operación en sí. Mientras pero, yo digo, es mejor ser bendiga naturalmente ¿no? ». 199 «No. Porque yo alzo pesados. Porque dicen que cuando tienes cesaría, no puedes alzar. Por eso».

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du modèle biomédical, la femme qui accouche est perçue avant tout comme une patiente et

il est fréquent que l’intimité de cette dernière ne soit pas considérée de manière prioritaire.

Alicia a affirmé à ce sujet: « Oh, la peur est très grande! À l’hôpital il y a tellement de

docteurs qui entrent n’est-ce pas. Ça me fait peur ça. 200». C’est principalement pour cette

raison que Maria Luz et Lucia, qui connaissent bien le modèle biomédical puisqu’elles y

travaillent, ont attendu à la toute dernière minute pour se rendre à l’hôpital pour accoucher.

Margarita m’a également fait part de son inconfort par rapport au manque d’intimité dans la

salle d’accouchement, soulignant que dans une petite communauté, la situation entraîne

aussi des problèmes de confidentialité: «Par exemple, quand j’ai eu mon premier fils, (…)

Tout le monde est entré, comme s’ils étaient en train de me dépecer. Pour moi ce fut une

véritable honte201».

Margarita associe aussi sa réticence par rapport au modèle biomédical local de la naissance

à la présence d’hommes dans la salle d’accouchement:

Ce que je n’aime pas, je vais te le dire. Ce sont toujours des hommes qui nous soignent. Il fallait que j’aille toute rouge de honte pour me faire examiner. Moi

je lui disais même mon mari ne me voit pas comme ça, comment un docteur va me voir comme ça?202 (Margarita).

Dans la région, certaines femmes choisissent d’accoucher à Chipiriri lorsqu’elles ont le

même genre de malaise, particulièrement les jeunes femmes monoparentales comme Sonia.

D’autres refusent carrément d’aller à l’hôpital si elles doivent se faire examiner par un

homme; c’est le cas de Fatima qui a simplement affirmé: «Si c’est un homme, non!203».

Cette dernière est allée accoucher à domicile dans sa communauté d’origine car elle ne

voulait pas prendre ce risque.

Toutes les participantes à cette étude ont été questionnées au sujet des améliorations qu’il

serait souhaitable d’apporter dans les institutions de santé locales pour mieux servir les

femmes qui accouchent. Il est intéressant de souligner qu’aucune n’a fait référence à

l’accessibilité ou aux frais de transport. Les participantes non membres du personnel de

200 «Uh, grave es miedo pues. Por eso no. Hospital, tantos doctores entran ¿no ves? Me da miedo eso». 201 «Por ejemplo cuando he tenido mi primer hijito yo (…) Toditos se han entrado como me estuvieran carneando a mí.

Ya ha sido para mí una vergüenza». 202 «Lo que no me gusta, te voy a decir. Siempre nos atienden hombres. (…)Yo tenía que ir todo coloreada, haciéndome ver. Yo le decía ni mi marido me ve así, ¿Como que un doctor me va a ver así?». 203 «Si es hombre !no!».

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santé ont plutôt insisté sur la mauvaise qualité des soins et l’attitude parfois désagréable du

personnel. Par exemple, Elena a spontanément répondu:

Ce qui manque, c’est la présence du personnel. Parce qu’on reste là, couchée. Il

passe deux, trois heures et personne ne vient. Voilà ce qui manque ici à l’hôpital. Moi c’est pour ça que je n’y vais pas. C’est seulement pour cette fois que j’y suis allée204 (Elena).

Plusieurs autres femmes ont répondu dans le même sens. Par exemple, Catarina, qui a été

très déçue de son expérience au poste de santé de sa communauté, a simplement répondu:

«Ils ne s’occupent pas des patients! Je suis mieux à ma maison tout simplement205». Le

manque de présence et d’accompagnement est une critique récurrente formulée par les

femmes qui ont vécu l’accouchement à domicile. La plupart des participantes qui n’ont pas

accouché à domicile ont simplement mentionné qu’elles auraient préféré être

accompagnées de leur conjoint ou d’un proche, mais aucune n’en a formellement fait une

critique.

Plusieurs participantes ont aussi critiqué la mauvaise qualité de la présence du personnel

hospitalier. Par exemple, à propos des infirmières rencontrées lors de son accouchement par

césarienne, Alicia a affirmé: « Celles-là, elles étaient méchantes!206». Filomena m’a

également confié avoir été intimidée par le personnel hospitalier lors de sa première

rencontre prénatale, alors qu’on lui a reproché d’avoir une mauvaise hygiène car ses

vêtements sentaient mauvais207. Le jour de son accouchement, elle a pris le temps de laver

ses vêtements et de les sécher au milieu des contractions avant de se rendre à l’hôpital par

crainte des représailles. Pour sa part, Isabelia a affirmé : «C’est que parfois ils ne nous

traitent pas bien. Parfois ils te blessent quand ils te mettent le doigt208». Enfin, Severina a

déclaré avec une pointe d’humour que ce qui manquait surtout au personnel de l’hôpital de

Villa Tunari, c’était de l’amabilité et de la bonne humeur!

204 «Lo que falta es más la atención. Porque uno está allí echada. Pasa dos tres horas y no vienen. Eso es, hace falta

aquí. En aquí en el hospital yo por eso no voy. Por esa vez no más siempre he llegado». 205 «!No atienden! Mejor en mi casa no más». 206« ¡Malas eran ellas!». 207 Le climat du Chapare est extrêmement chaud et humide. Lorsqu’il pleut plusieurs jours consécutifs, il est

impossible de sécher complètement les vêtements qui restent alors avec une forte odeur de moisissure malgré qu’ils

soient propres. Il faut posséder des vêtements de rechange en bonne quantité pour éviter ce genre de situation, surtout en période de pluies. 208 «Es que a veces no atienden bien. A veces te lastiman pues cuando meten el dedo».

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Juana a expliqué que la mauvaise qualité des soins pouvait décourager les femmes de

revenir à l’hôpital:

Dans les centres de santé, peut-être parfois en raison de la quantité de gens qui

arrivent en même temps, le peu de personnel ne suffit pas alors on n’offre pas un accueil de qualité. Alors la femme qui vient pour la première fois ne reste pas avec une bonne impression, c’est pour ça qu’elle se dit non, moi je préfère à

la maison!209 (Juana).

Jacqueline Michaux explique dans sa thèse que les médecins doivent obligatoirement faire

quelques années de pratique en zone rurale. Selon Michaux, ils vivent souvent leur année

au sein de la population rurale comme un exil forcé, en particulier lorsqu’ils n’ont pas pu

accéder à un poste en ville plus convoité et se trouvent donc fort isolés de leurs amis et

parents. Michaux a remarqué sur le terrain que ce sont eux qui manifestent plus facilement

une attitude négative face aux patients autochtones. Par exemple, le résident en stage à

Villa 14 de Septiembre lors de ma visite était souvent seul sur place car le médecin profitait

de sa présence pour s’absenter plus souvent. Or il ne parlait aucunement le quechua et avait

une connaissance très minimale du milieu rural, ce qui rendait son travail difficile dans

cette zone. La situation est similaire dans le cas des résidents en stage à Villa Tunari de

même que pour les spécialistes en poste pour quelques jours par semaine seulement et qui

alternent entre ce travail et celui dans leur clinique privée en ville.

3.3.4.2 À propos des césariennes

Parmi la totalité des participantes, quatre ont vécu un accouchement chirurgical, pour un

total de cinq enfants nés par césarienne, soit un enfant sur cinq pour le total des enfants des

participantes à cette recherche. La première, médecin, a demandé qu’on lui pratique une

césarienne planifiée avant terme pour éviter les douleurs des contractions210. Une autre, peu

familière avec le modèle biomédical, a demandé qu’on lui fasse une césarienne après avoir

vécu six accouchements à domicile afin de pouvoir obtenir une ligature des trompes à

l’insu de son mari.

209 «En los centros de salud, a veces tal vez por la cantidad de gente que va llegando, y poco personal médico, no

abastece y no es atendida con calidez, calidad ¿no? a la persona como debería de ser. Entonces no le deja una buena

impresión a la mama que tiene por primera vez y dice no, yo prefiero en mi casa». 210 L’OMS (2009) reconnait que les césariennes pratiquées sans indication médicale sont associées à un risque plus élevé de décès et de complications maternelles que les accouchements normaux par voie basse; on recommande donc

d’éviter les césariennes inutiles ou de convenance.

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Mon mari ne comprend rien. Moi je ne voulais plus de bébé, mais mon mari lui en voulait encore. J’ai été parler avec le médecin. Ma soeur aînée est venue

aussi. Il m’a dit que ce serai mieux de faire une césarienne… et c’est comme ça que j’ai eu une ligature des trompes211 (Alicia)

Fernanda a subi une chirurgie d’urgence en cours de travail; elle a failli perdre la vie au

cours de l’intervention et un spécialiste lui a confié a posteriori que d’après son dossier, la

césarienne n’était pas nécessaire. Elle conserve une amère déception par rapport à son

expérience d’accouchement et sa confiance en la compétence des médecins est maintenant

très faible :

Si les gens d’autrefois pouvaient accoucher normalement, pourquoi on nous opère maintenant? Aussitôt que quelque chose se passe et qu’ils ne peuvent pas, ils disent que le bébé est coincé et directement ils nous prescrivent une

opération. (…) Et nous sommes obligées d’accepter212 (Fernanda).

Enfin la dernière de ce groupe a vécu deux césariennes à moins de 18 mois d’écart. Elle dit

avoir cédé à la pression des médecins au moment de donner naissance à son premier

enfant : «Ils m’ont dit, ce serait mieux une césarienne, comme ça ton enfant ne va pas

souffrir et toi non plus. J’étais vraiment confuse. J’ai pensé que mon enfant allait peut-

être… C’est surtout pour le bébé que j’ai accepté 213 »(Severina). J’ai remarqué que parmi

le personnel médical, cette croyance en la souffrance de l’enfant durant la naissance était

passablement répandue. Nous y reviendrons au prochain chapitre.

En entrevue, Severina a exprimé un certain scepticisme face aux motivations des médecins

qui lui ont suggéré une césarienne : «Les docteurs, la majorité te disent… et bien ils ne te

parlent pas beaucoup du fait que tu peux accoucher normalement. Moi je crois que c’est

parce qu’ils gagnent plus en faisant une césarienne qu’en assistant un accouchement

normal»214 (Severina). Marta, qui fait partie du milieu médical, partage les mêmes

impressions que Severina :

211 «Mi marido no entiende nada. Yo no quería wawas, mi marido si quería wawas. Allá, yo hablaba con doctor. Mi

hermana mayor también hablaba. Ya mejor cesaría tiene que ser (…) ligadura he tenido». 212 «Si la gente antigua podía tener normal, ¿Porque ahora nos operan? Algo pasa, y no pueden, o dicen que esta

trancado el bebe y directamente nos pronostican operación. (…) Obligados tenemos que decir ya». 213

« Mejor cesaría sería me han dicho. Así tu hijo no va a sufrir, y tu tampoco. Porque los niños cuando nacen, a

veces tienen trauma. Entonces, yo me sentía confundida… he pensado por allí mi hijo nace…más que todo por la

wawa he decidido». 214« Los doctores mayormente te dicen… no te aconsejan mucho que puedes hacerlo normal. Yo pienso que porque

ganan mas ellos haciendo una cesaría que atendiendo un parto normal».

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Tu sais quoi, je pense que c’est comme ça. En réalité, pour un médecin, un gynécologue, c’est plus facile d’entrer et de pratiquer une césarienne.

Pourquoi? Parce que comme ça, il ne va pas avoir à rester debout toute la nuit. Tandis qu’avec le travail d’accouchement, on doit souvent rester debout. On n’a

pas le choix. (…) Au contraire avec la césarienne… Parfois, pour ne pas se compliquer plus longtemps, césarienne! Moi je dis que c’est pour le confort, le confort du médecin. Et pour se libérer, disons-le, du travail d’accouchement qui

prend plus de temps215 (Marta).

Severina a le sentiment d’avoir subi une injustice. Elle se dit peinée à l’idée de ne jamais

pouvoir vivre un accouchement naturel, ce qui est impensable maintenant qu’elle a eu deux

césariennes. Fernanda partage ce sentiment d’injustice, lequel est jumelé à un sentiment

d’impuissance face à l’autorité médicale. Plusieurs femmes m’ont fait part de réactions

similaires lors de ma participation à la rencontre de l’organisation des femmes paysannes.

Souvent, elles ont l’impression de ne pas être traitées comme il se doit dans les institutions

de santé, mais elles ne disposent pas des informations nécessaires pour appuyer cette

position. Leur niveau de confiance envers le modèle biomédical de la naissance en est

grandement affecté.

Synthèse

Ce chapitre a permis de mettre en valeur la richesse du matériel ethnographique recueilli

sur le terrain tout en accordant une place importante à la parole des participantes à cette

recherche. Dans le cadre d’une étude orientée vers l’expérience intime de femmes qui ont

peu souvent l’occasion de faire entendre leur point de vue, j’estime qu’une description

aussi détaillée constitue une étape essentielle pour en arriver à une analyse plus en

profondeur. Les témoignages de toutes ces femmes confirment que les pratiques locales en

matière de naissance sont inexorablement insérées à l’intérieur de la dynamique ethnique

locale et immanquablement influencée par les jeux de pouvoir qui s’y rattachent. C’est ce

qui est analysé à travers chacun des trois axes de recherche au chapitre qui suit.

215« Sabes que, yo pienso que es esto. En realidad, para un medico, ginecólogo, es más fácil entrar y realizar la cesaría.

Porque? Porque ya no se va a trasnochar. Mientras con el trabajo de parto, uno se trasnocha, s i o si. Mientras con la cesaría, (…) A veces para no complicarse ya de una vez ¡Cesaría! Yo digo comodidad, comodidad por el médico. Y

librarse, digamos, del trabajo de parto que lleva más tiempo».

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CHAPITRE 4: L’ACCOUCHEMENT , UN MIROIR DE LA SOCIÉTÉ ÉTUDIÉE

Dans ce chapitre, l’analyse des données sera approfondie en fonction des trois axes de

recherche qui ont orienté l’ensemble de la recherche: la coexistence de différents modèles

de la naissance; les rapports ethniques hiérarchisés entre Autochtones et non Autochtones;

et la résistance. Tout d’abord, la relation asymétrique entre le modèle biomédical et le

modèle traditionnel de la naissance à Villa Tunari sera examinée. Ensuite nous verrons

comment les données recueillies peuvent conduire à une meilleure compréhension des

rapports ethniques entre Autochtones et non Autochtones localement. Puis, seront

explorées quelques-unes des formes possibles de la résistance des femmes autochtones qui

habitent ou travaillent à Villa Tunari face à la position subordonnée de leur identité

ethnique. En somme, en tenant compte de l’ensemble des trois chapitres précédents, ce

quatrième chapitre vient monter d’un cran l’analyse déjà entamée afin d’exposer les

résultats de cette recherche.

4.1 ANALYSE DE LA RENCONTRE ENTRE LES MODÈLES LOCAUX DE LA NAISSANCE

4.1.1 DES EXPÉRIENCES D’ACCOUCHEMENT PLURIELLES

Cette étude sur l’expérience d’accouchement des femmes dans la section municipale de

Villa Tunari a permis de constaté qu’il existe un vaste éventail de choix individuels

possibles par rapport à l’accouchement allant de la consommation de boissons

traditionnelles avant l’accouchement hospitalier jusqu’à l’examen médical quelques heures

avant l’accouchement domiciliaire. En outre, l’ensemble des données receuillies pour cette

recherche illustrent bien la complexité d’une situation plurielle dans le domaine périnatal.

Tout d’abord, en dépit de la préférence exprimée par chacune des participantes pour l’un ou

l’autre des modèles de la naissance, elles ont toutes démontré qu’elles ne sont pas

totalement étrangères ni à l’un ni à l’autre des modèles de la naissance en contact, ne serait-

ce qu’en raison des liens intergénérationnels qu’elles entretiennent avec d’autres femmes de

leur famille. Ainsi, la distance géographique, temporelle et imaginaire qui sépare le modèle

biomédical du modèle traditionnel local de la naissance n’est jamais très grande, même

lorsque les apparences annoncent le contraire. De plus, il est ressorti des entrevues que les

actrices locales ne perçoivent généralement pas la diversité des pratiques en lien avec la

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naissance en fonction d’une division stricte entre deux modèles de la naissance. En fait, la

plupart des participantes ont une vision de la naissance qui correspond, dans une certaine

mesure, à un mélange entre les modèles biomédical et traditionnel de la naissance.

Par exemple, l’une des infirmières avec qui je me suis entretenue à Chiririri m’a confié

qu’après ses deux accouchements en milieu hospitalier, sa famille a déployé plusieurs

pratiques traditionnelles pour faciliter sa récupération: on lui a servi durant plusieurs jours

le bouillon d’un agneau tué spécialement pour l’occasion et on a veillé au respect de

diverses prescriptions culturelles. Elle m’a elle-même expliqué au sujet de la période

postpartum: «La maman devrait prendre soin d’elle durant un mois (après son

accouchement), ne pas toucher d’eau froide, ne pas lever des choses lourdes216» (Lucia). De

toute évidence, sa formation universitaire en soins infirmiers ne l’empêche pas de valoriser

certains aspects du modèle traditionnel de la naissance, au point de les incorporer à ses

propres expériences d’accouchement.

Quelques participantes ont également avoué avoir consommé des infusions préparées par

leurs aînées avant de se rendre à l’hôpital pour accoucher. Ce fut le cas de Juana qui m’a

expliqué que son accouchement hospitalier s’est bien déroulé «…grâce à ma belle-mère

qui m’a donné, qui m’a préparé un verre de… de fleur d’oranger. C’est cette tisane, avec en

plus une ou deux cuillérées d’huile et un peu de sucre; c’est pour ça que j’ai accouché

rapidement217» (Juana). De plus, le personnel de Chipiriri a rapporté différentes situations

où la femme qui accouche à l’hôpital insiste pour accoucher accroupie et pour conserver

son placenta. Tous ces cas rappellent les exemples de pluralisme médical appliqué au

domaine périnatal qui ont déjà été relevés dans d’autres régions de la Bolivie lors d’études

passées (Bradby et Murphy-Lawless ; 2005). Tout comme Bradby l’a observé en zone

périurbaine de Sucre, il y a utilisation de pratiques traditionnelles avant, pendant ou après

l’accouchement hospitalier à Villa Tunari.

Toutefois, contrairement à ce qui semblait se produire dans les localités étudiées par

l’équipe de Barbara Bradby en 1994 et 1995, les données recueillies montrent qu’à Villa

216 « Durante un mes tendría que cuidarse una mama, no tocar agua fría, no levantar pesos». 217 «…gracias a mi suegra que me dio, me preparo un vaso de… agua, la flor de… naranja. Ese matecito mas una o

dos cucharillas de aceite, mesclado con un poco de azúcar. Eso. Me ha hecho que rápidamente tenga.»

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Tunari il est plutôt rare qu’on ait recours à des praiques traditionnelles pendant

l’accouchement institutionnalisé. Le simple fait que la salle d’accouchement

«interculturellle» de Villa Tunari ne soit pratiquement jamais utilisée le démontre bien. Les

participantes membres du personnel de santé ont d’ailleurs confirmé qu’à Villa Tunari, il

est rare que les femmes négocient l’incorporation de pratiques traditionnelles au cours de

leur accouchement hospitalier.

En fait, les données suggèrent qu’à Villa Tunari, le pluralisme des modèles de la naissance

correspond d’avantage à la situation inverse, soit à l’utilisation de pratiques biomédicales

avant ou après l’accouchement à domicile. Il est effectivement exceptionnel qu’une femme

mette au monde un enfant à domicile sans avoir rencontré un médecin à au moins une

occasion en cours de grossesse; sauf pour parler de rares cas isolés dans les communautés

les plus éloignées, aucun cas de ce genre ne m’a été rapporté par les informateurs

rencontrés. Cette réalité contraste de manière radicale avec la situation locale d’il y a dix

ans, alors que seules quelques familles mieux nanties pouvaient se payer les services d’un

médecin. En effet, les participantes qui ont accouché avant 2003 n’ont pas consulté de

médecin ni en cours de grossesse, ni au moment d’accoucher. Au contraire, les

participantes qui ont accouché à la maison après l’instauration de l’assurance universelle

(SUMI) ont toutes eu recours à au moins un examen prénatal à l’hôpital avant d’accoucher.

De plus, mes observations à l’hôpital de Villa Tunari m’ont permis de constater que la

plupart des mères vont consulter le médecin au cours de la période postpartum et ce, au

plus tard au moment de faire vacciner leur enfant vers l’âge de deux mois.

En somme, chacun des modèles de la naissance prend une couleur locale bien particulière

au contact de l’autre qui l’influence et le confronte. Dans le cas de la localité étudiée, il est

clair que les termes «modèle traditionnel» et «modèle biomédical» de la naissance ne sont

utiles que pour situer les pôles d’un seul et même continuum quant aux valeurs, aux

croyances et aux pratiques des acteurs locaux en matière de soins périnatals. Là où on

pourrait croire qu’il existe deux façons bien distinctes de gérer la naissance, il y a en fait

tout un espace de rencontre, de partage, de négociation et de compromis entre les croyances

et les pratiques propres à chacun des modèles et des modifications sont apportées de part et

d’autre par les femmes.

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4.1.2 SÉLECTION «À LA CARTE» DES PRATIQUES BIOMÉDICALES

On sait qu’un contexte médical pluriel entraîne souvent un dynamisme à l’intérieur de

chacun des modèles en contact (Leslie, 1981). Bradby (2002) et Lestage (1999) ont

d’ailleurs expliqué que le modèle traditionnel andin de la naissance correspond à un

métissage entre différents savoirs locaux et étrangers. Au Chapare, la consommation de la

fleur d’oranger en infusion par les femmes quechuas est un exemple qui confirme que le

modèle traditionnel de la naissance est dynamique et que les acteurs le révisent selon les

contraintes rencontrées (absence de plantes médicinales andines en zone de migration) et

les alternatives disponibles dans le nouvel environnement (utilisation locale de d’autres

plantes à des fins médicinales). De même, on peut supposer que l’implantation du SUMI a

provoqué une diversification des pratiques traditionnelles locales en lien avec la naissance.

À cet égard, les donneés démontrent que la gratuité des services de santé a transformé

l’expérience de la grossesse et de l’accouchement à Villa Tunari et ce, même pour les

femmes qui accouchent à la maison. S’il est vrai que de plus en plus de femmes accouchent

à l’hôpital, les pratiques traditionnelles n’ont pas pour autant été écartées du paysage local.

Au contraire, pour bien des femmes, il semble que le modèle traditionnel de la naissance

continue d’agir à titre de référence au moment d’évaluer, de sélectionner ou de rejeter les

pratiques biomédicales. Dans cette optique, je suggère que la gratuité des services publics

depuis 2003 est venue élargir l’éventail des pratiques disponibles localement, donc parmi

lesquelles les Autochtones migrants peuvent choisir pour compléter et diversifier leurs

pratiques en lien avec la naissance, sans pour autant les remplacer les pratiques

traditionnelles.

Sur ce plan, les entrevues ont confirmé que les services gratuits disponibles dans les

institutions de santé du Chapare ne font pas tous l’objet d’un même engouement. Certaines

pratiques sont très prisées par la population locale, tandis que d’autres provoquent la peur,

le dédain ou l’indifférence. La médecin avec laquelle je me suis entretenue à Chipiriri a

affirmé que son institution a vu le nombre de consultation prénatales se multiplier depuis

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qu’elle s’est dotée d’un appareil à échographie218. Ce genre de technologie est

vraisemblablement très apprécié par la population locale219. Cependant, même si les

femmes du Chapare sont très enthousiastes par rapport à l’échographie, elles sont

nombreuses à se sentir inconfortables d’accoucher sur une table gynécologique et à craindre

les césariennes.

Par exemple, au cours de mes séances d’observation dans la salle de consultation à l’hôpital

de Villa Tunari, Alejandra, une jeune femme enceinte de 16 ans, s’est présentée un jour

accompagnée de son conjoint. Elle a demandé de passer une échographie et un examen.

Cette jeune femme était visiblement de famille autochtone migrante (échanges en quechua

avec son conjoint) mais s’exprimait bien en espagnol et portait des vêtements de style

occidental. Elle démontrait une bonne capacité à gérer ses contractions, lesquelles

semblaient régulières et fréquentes dès son arrivée. À l’hôpital, on lui a confirmé que le

travail d’accouchement était bel et bien entamé et on lui a annoncé que d’après l’écographie

le bébé était bien positionné. On pouvait donc procéder à son hospitalisation. La jeune

femme a alors discrètement annoncé au médecin qu’elle souhaitait quitter l’hôpital et

retourner dans sa communauté, Isinuta220, où ses parents et beaux-parents les attendaient

pour la naissance de l’enfant. La médecin a sévèrement désapprouvé cette decision. Elle a

mis le jeune couple en garde contre les dangers encourus et elle leur a fait signer une

décharge de responsabilité avant leur départ. Alejandra était alors dilatée de plus de quatre

cm avec des contractions aux cinq minutes environ d’après mes observations durant les 30

minutes qu’ont duré la consultation. Je l’ai vu quitter Villa Tunari en moto avec son

conjoint.

Pour ce jeune couple, la visite médicale avait visiblement pour but de s’assurer qu’aucune

complication biologique ou physiologique n’était détectable et, par conséquent, qu’il

s’agissait d’un contexte relativement sécuritaire pour accoucher à domicile. Il a été

impossible d’interviewer Alejandra à sa sortie de l’hôpital pour des raisons évidentes.

218 L’échographie est disponible à l’hôpital de Villa Tunari depuis 2006, et à Chipiriri depuis 2008. 219 Considérant que la plupart des pratiques traditionnelles qui permettent d’assurer le bon positionnement du bébé à

naître ne sont pas maitrisées par les Autochtones andins du Chapare (étant donné l’absence de sages-femmes

traditionnelles), il n’est pas étonnant que les femmes utilisent la technologie qui est désormais accessible pour se

rassurer sur ce plan. 220 Isinuta est l’une des rares communautés de la région à compter une ambulance et un médecin de garde. Cette

communauté est située à 3 heures de route de Villa Tunari lorsque les conditions sont bonnes.

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L’issu de l’accouchement demeure donc inconnu, mais peu importe qu’elle ait accouché à

domicile ou à la clinique d’Isinuta, on peut dire qu’Alejandra a su faire preuve d’une

détermination discrète mais affirmée pour faire respecter son choix malgré la

désapprobation de la médecin. Par le fait même, elle s’est appropriée chacun des modèles

de la naissance d’une façon tout à fait personnelle. Ce genre de situation n’est pas

fréquente221, mais très éloquente quant aux différentes combinaisons qui sont actuellement

possibles entre les pratiques biomédicales et les pratiques traditionnelles pour encadrer

l’accouchement au Chapare.

Bien entendu, du point de vue du personnel de santé, les pratiques biomédicales sont

beaucoup plus sécuritaires que les pratiques traditionnelles pour encadrer l’accouchement.

Lorsqu’elles se présentent aux rencontres prénatales, les femmes sont fortement

découragées d’accoucher à domicile. Par exemple, une infirmière a expliqué : « Si l’enfant

ne naît pas à l’hôpital, il pourrait y avoir des infections. La maman pourrait saigner

beaucoup. Elle pourrait même mourir222» (Carolina). Ainsi, comme ce fut le cas pour la

jeune Alejandra, pour Katarina et pour Fatima, les choix que font les femmes du Chapare

au sujet de leur accouchement ne correspondent pas toujours aux prescriptions des

médecins.

Tout comme l’a relevé Bradby dans son étude en zone périurbaine de Sucre, c’est souvent à

partir d’un bagage diversifié que les femmes autochtones migrantes sélectionnent les soins

biomédicaux (1999). Par exemple, Catarina se sent davantage préoccupée par les risques

qu’elle connait de représailles du placenta qui n’est pas retourné à la terre que par les

risques d’un accouchement à domicile sans supervision médicale; c’est donc sur la base de

l’entrecroisement de ces différents savoirs qu’elle prend sa décision d’accoucher à

domicile. Dans son cas, comme les examens pendant les périodes prénatale et postnatal

n’interfèrent pas avec ses croyances et ses valeurs, elle les incorpore volontiers à ses

pratiques. En ce qui concerne Alejandra, il est possible que le recours à la technologie

biomédicale juste avant d’accoucher a permis de la rassurer, renforcant ensuite sa confiance

221 Le cas d’Alejandra est assez exceptionnel du fait qu’elle est allée consulter en cours de travail pour ensuite rent rer

chez-elle. Habituellement, les femmes n’affichent pas ouvertement leur préférence pour l’accouchement domiciliaire vis-à-vis du personnel de santé. 222 «Si no nace en el hospital, podría haber complicaciones. La mama podría sangrar mucho. Podría llegar a morirse».

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envers les pratiques traditionnelles. Les modèles locaux de la naissance peuvent donc être

utilisés de manière complémentaire par les femmes de la région.

Ces expériences démontrent que certaines femmes autochtones évaluent les pratiques

biomédicales à partir de valeurs et de croyances différentes de celles des médecins. En fait,

parmi les services biomédicaux disponibles à Villa Tunari, les Autochtones migrantes en

sélectionnent certains qu’elles estiment pertinents et en laissent tomber d’autres qu’elles

jugent inutiles ou inappropriées.

Jacqueline Michaux a observé le même genre de phénomènes par rapport au soins de santé

en général dans la région de l’altiplano bolivien. Elle en a conclu que les femmes

autochtones négocient la relation avec la médecine biomédicale en faisant une sélection «à

la carte» des soins proposés dans les services de santé (2000).

Les femmes aymara tentent de déjouer les services de santé qui leur semblent peu pertinents à partir de leurs propres connaissances et acceptent les soins qui leur paraissent culturellement acceptables (…) C’est cela, à mon avis, le

pluralisme médical. Il ne s’agit pas de mélanger les genres sous prétexte de tenir compte de la dimension culturelle de la santé, mais de tracer les limites de

chacune des compétences médicales (Michaux 2000).

De toute évidence, pour les Autochtones migrantes de Villa Tunari qui préfèrent accoucher

selon le modèle traditionnel, le fait d’avoir recours à des pratiques biomédicales avant ou

après l’accouchement domiciliaire ne soulève aucune contradiction. Du point de vue de ces

femmes, il ne semble pas y avoir de confusion des genres et des compétences entre chacun

des modèles. À mon avis, ce genre dynamisme peut être interprété comme une forme

d’indigénisation de la modernité (Sahlins, 1995), comme l’expression d’une

réappropriation locale et culturellement ancrée des pratiques biomédicales à l’intérieur du

modèle traditionnel de la naissance.

Cependant, ce genre de dynamisme ne se produit pas aussi facilement dans les deux sens.

En effet, les données suggèrent que celles qui choisissent d’accoucher selon le modèle

biomédical ont moins souvent tendance à faire appel aux pratiques traditionnelles avant ou

après l’accouchement hospitalier que le contraire. Tout porte à croire que le choix du

modèle biomédical s’accompagne implicitement du rejet du modèle traditionnel. Serait-ce

une illustration du rapport de force inégal entre les modèles locaux de la naissance?

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4.1.3 RAPPORT DE FORCE ENTRE LES MODÈLES LOCAUX DE LA NAISSANCE

On a vu au chapitre 2 que l’«interculturalisation» des soins périnatals est largement

préconisé par le gouvernement bolivien depuis 2003. Or, il est clair que les procédures qui

encadrent l’accouchement dans les institutions de santé de Villa Tunari n’ont pratiquement

pas été modifiées en fonction des recommandations publiées en 2005 par le ministère de la

santé et du sport223. Pourtant, les entrevues ont clairement montré que les membres du

personnel de santé de Villa Tunari savent qu’ils ont désormais l’obligation d’adapter les

soins périnatals en fonction de la culture de leurs patientes. Par exemple, à Chipiriri, Marta

a insisté en entrevue sur l’ouverture de l’institution face aux pratiques et aux croyances

locales en lien avec le placenta :

Lorsque le placenta sort, on demande à la patiente «on le jette ou vous le

gardez?». La majorité répond maintenant «jetez-le c’est tout». Mais oui, il y a des patientes qui le gardent. (…) Ce sont leurs coutumes, non? Et si elles doivent le rendre [à la terre], moi je n’y vois aucun problème. Au bout du

compte, chacun a ses trucs non? Et il faut savoir respecter224 (Marta).

Lucia, qui travaille aussi à Chipiriri, a spécifié que ce genre de situation survient rarement

et que la plupart des médecins n’offrent même pas le choix aux patientes. À l’hôpital de

Villa Tunari, le personnel m’a carrément expliqué que les croyances traditionnelles

relatives au placenta n’existent plus dans la région; c’est pour cette raison, m’a-t-on dit,

qu’on n’offre pas aux patientes l’option de conserver leur placenta après l’accouchement.

Par ailleurs, la non-utilisation de la sala de parto intercultural à Villa Tunari et la mauvaise

utilisation de la cama intercultural à Chipiriri nous indiquent que l’adaptation culturelle

des services n’est pas vraiment encouragée par le personnel de santé. À ce propos, les

entrevues ont révélé qu’en général, le personnel de santé estime que seule une très faible

proportion des patientes nécessitent qu’on leur propose de telles mesures. Marta a par

exemple commenté : «la majorité des femmes sont habituées maintenant de monter sur la

table225» (Marta). Du côté des mères, j’ai remarqué que l’existence même des

223 Voir le chapitre 2, section 2.3.2.3 224 «Sale la placenta y preguntamos a la paciente ¿lo botamos o se lo lleva? (…) La mayoría dice ahora bótelo no más.

Pero hay pacientes que si se lo llevan(..) Son sus costumbres ¿no? Y, Si ellas se le tienen que devolver, yo no me hago ningún problema. Al final, cada uno tiene sus cosas ¿no? Y hay que saber respetar». 225 La mayoría, ya está acostumbrada a tener en la camilla.

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infrastructures visant l’«interculturalisation» étaient largement méconnue; plusieurs ont

même été surprises de m’entendre leur annoncer.

Tel que mentionné précédemment, l’accouchement domiciliaire est entièrement invisible

dans les statistiques municipales. De plus, j’ai constaté lors de mes entretiens que les

médecins tendent à minimiser le nombre d’accouchements qui ont lieu en dehors des

institutions de santé dans la région. À mon avis, ce déni généralisé des autorités locales

quant à la fréquence des accouchements domiciliaires et à l’importance du modèle

traditionnel de la naissance dans la région de Villa Tunari pourrait en partie expliquer le

statisme des pratiques hospitalières en périnatalité. En laissant croire que les pratiques

biomédicales qui entourent l’accouchement sont adoptées et acceptées par l’ensemble de la

population locale, il devient inutile de les réviser ou de les adapter.

Ainsi, à Villa Tunari, les directives gouvernementales visant à rééquilibrer le rapport de

force entre les patientes autochtones et le personnel non autochtones existent en théorie,

mais elles n’ont pas été intégrées dans la pratique. De toute évidence, peu d’efforts sont

déployés de la part des autorités sanitaires pour appliquer les recommandations du

ministère de la santé en matière d’interculturalisation des soins périnataux. Toutefois, il ne

faut pas négliger le fait que la population locale, qui est très militante, ne fait aucune

revendication en ce sens. Juana a par exemple spécifié au sujet de la presence du père dans

la salle d’accouchement :

La loi ne l’interdit pas. Ici, tu peux voir ton bébé et le père peut être présent

n’est-ce pas? C’est permis, si tu le souhaites, que le père entre. Mais en général, comme personne n’exige que ce droit soit respecté (…) et bien les papas n’ont

pas beaucoup l’habitude. C’est peut-être par peur226 (Juana).

Les données ont clairement montré que même lorsqu’elles sont en désaccord avec les

pratiques biomédicales, les femmes qui accouchent à l’hôpital n’exigent pas que ces

pratiques soient adaptées dans le sens de leur préférences ou encore qu’elles se rapprochent

des pratiques traditionnelles qu’elles connaissent. Généralement, une fois qu’elles font le

226 La ley tampoco te prohíbe. Aquí puedes ver a tu bebe y al padre ¿no? Esta permitido si tu gustas que entre el

papa. Pero en la mayoría, como nadie exige este derecho que tiene (…) entonces, no practican mucho los papas.

Tal vez por el temor.

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choix d’un accouchement institutionnalisé, les femmes se soumettent docilement à la prise

en charge médicale.

À ce propos, le témoignage de certaines participantes montre que le silence des femmes

autochtones lors de l’accouchement hospitalier ne traduit pas forcément leur acceptation

des pratiques en cours. Par exemple, Elena a affirmé que la position gynécologique lui

paraissait effrayante, mais elle s’y est soumise sans rien dire. Pour sa part, Juana aurait

aimé pouvoir être accompagnée par son conjoint en salle d’accouchement, mais elle s’est

pliée au refus de son médecin. Enfin, Isabelia a été incommodée par les examens vaginaux

et la présence intimidante des médecins lors de la naissance de sa fille cadette à l’hôpital.

Comme elle avait préalablement expérimenté des pratiques différentes lors de son premier

accouchement domiciliaire, je lui ai demandé si elle s’était opposée aux pratiques

médicales qui la dérangeaient, ce à quoi elle a répondu : «Non, je ne disais rien, je voulais

seulement que mon bébé sorte» (Isabelia).

Comment expliquer une telle contradiction entre les valeurs que ces femmes affirment en

privé et l’attitude qu’elles affichent lorsqu’elles sont à l’hôpital? Les données receuillies ont

permis de constater qu’au Chapare, la rencontre entre le personnel de santé et les femmes

enceintes dépasse largement le domaine des connaissances et des pratiques relatives à la

naissance. Plus que les pratiques traditionnelles en tant que telles, il semble que ce soit

l’association avec un statut social inférieur qui soit rejetté par cette catégorie de femmes.

L’analyse des données sera donc maintenant orientée vers la dimension ethnique de la

relation entre les femmes autochtones qui accouchent et le personnel médical.

4.2 LA DYNAMIQUE LOCALE DES RAPPORTS ETHNIQUES

Considérant que le rapport entre les modèles est souvent façonné par la répartition globale

du pouvoir entre les acteurs (Benoist, 1996; Baer, 2003), il s’agit ici de mieux comprendre

comment la position hégémonique du modèle biomédical de la naissance s’articule avec la

dynamique des rapports ethniques à Villa Tunari.

4.2.1 L’IDENTITÉ QU’ON AFFIRCHE, L’IDENTITÉ QU’ON AFFIRME

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Je tiens d’abord à mentionner que les participantes à cette recherche forment un échantillon

assez représentatif de la diversité ethnique parmi les femmes de la localité étudiée. Cette

diversité s’observe notamment sur le plan vestimentaire. En effet, au Chapare, certains

éléments de l’habillement traditionnel quechua227 sont très présents parmi la population

féminine et même dominants dans plusieurs communautés. Toutefois, plusieurs femmes

optent pour des vêtements de style nord-américain ou encore pour un habillement que je

qualifie ici d’intermédiaire; il s’agit d’une jupe droite, d’un chemisier brodé et d’une seule

tresse pour retenir les cheveux en arrière.

Cette diversité vestimentaire illustre avec éloquence la complexité de la dynamique

ethnique au sein de la population en Bolivie et au Chapare telle que décrite au chapitre 2.

Or, les données de cette recherche ont clairement montré que la correspondance entre

l’identité ethnique et les habitudes vestimentaires doit être extrêmement nuancée. On a vu

au chapitre 1 que l’ethnicité dans les Andes peut être contestée ou revendiquée par les

individus selon leurs aptitudes personnelles à exploiter les ambigüités propres à la

définition des identités ethniques, mais que dans le cas des individus qui ont peu de

pouvoir, l’éventail des possibilités peut être considérablement restreint par les idéologies

dominantes. Ces éléments théoriques peuvent être appliqués au cas étudié de plusieurs

façons.

Tout d’abord, on remarque que pour la plupart des femmes d’origine quechua, le port de la

pollera et de la coiffure en tresses correspond surtout à un choix passif, elles ne font que se

vêtir comme elles l’ont toujours fait, et comme leurs mères avant elles faisaient228. À cet

égard, pour les femmes d’origine quechua, l’abandon de la pollera et des tresses correspond

davantage à l’affirmation publique d’une position personnelle que le contraire, bien que ce

soit relativement commun. Il n’en reste pas moins que la femme qui choisit de ne pas

poursuivre la tradition vestimentaire des femmes de sa famille affiche continuellement sa

différence face à la génération qui la précède; son apparence devient le symbole d’une

227 Ces éléments sont la pollera (jupe ample) aux genoux, la coiffure en tresses de chaque côté, le chapeau de paille et

l’aguayo (châle) pour le transport des enfants et de la marchandise. 228 Toutes les participantes ont affirmé que leur propre mère portait la pollera, à l’exception d’Isabelia, dont la mère est

Trinitaire.

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rupture avec le passé, d’un désir de changement. En ce sens, les femmes portent le

changement social de manière beaucoup plus visible que les hommes229.

Mes entretiens avec plusieurs femmes de Villa Tunari sur ce sujet m’ont amenée à

comprendre que c’est surtout le parcours de vie qui conduit certaines femmes à l’abandon

des habitudes vestimentaires de leur famille. Ce choix se fait généralement au début de

l’adolescence et sera ensuite maintenu tout au long de la vie, à moins que la femme change

d’environnement230. En effet, plusieurs informatrices m’ont signalé que lorsqu’une femme

abandonne la pollera, il est pratiquement impossible pour elle d’y revenir plus tard dans sa

vie. C’est ce qui pourrait expliquer que plusieurs femmes se sentent Quechuas alors

qu’elles n’en portent pas le costume. Par exemple Severina et Juana ont toutes deux opté

pour les vêtements occidentaux à la fin du primaire, au moment d’aller poursuivre leurs

études en ville. Aujourd’hui, leur habillement ne les empêche pas d’affirmer leur identité

quechua avec beaucoup de fierté. Elles m’ont toutes deux expliqué que leurs sœurs qui

n’ont pas étudié en ville portent aujourd’hui la pollera.

Afin de mieux comprendre la diversité ethnique locale, j’ai comparé les différents

marqueurs identitaires andins que j’ai observés chez les participantes avec la réponse

qu’elles ont donné lorsque questionnées au sujet leur identité ethnique231. Ces deux facteurs

se retrouvent dans le tableau suivant.

229Présentement, l’arrivée de vêtements usagés bon marché en provenance de l’Amérique du Nord encourage les

parents à vêtir leurs filles avec des vêtements non traditionnels dès l’enfance ce qui rend plus difficile pour les jeunes

filles d’opter pour la pollera au moment de l’adolescence. Préoccupés par cette situation, certains dirigeants du

Chapare encouragent maintenant les femmes et les jeunes filles de leur communauté au retour à la pollera. Dans ce

contexte nouveau, le choix de la pollera pourra devenir un geste politique pour les jeunes femmes (entrevue avec Antonia). 230 Lorsqu’elles saisissent une opportunité de travail à l’extérieur du pays, en Espagne ou en Argentine, les femmes

boliviennes abandonnent généralement les habits qui marquent l’identité andine. 231 J’ai demandé au participante comment elles s’identifiaient, ce à quoi la plupart on d’abord répondu par leur

département ou leur province d’origine (Cochabambina, Potosina, Beniana, Chaparena, etc.). Ensuite, je leur ai demandé si elles s’identifiaient à un groupe ou un peuple autochtone. C’est ce qui explique que certaines ont deux

identités affirmées.

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Tableau 3 : Indicateurs de l’identité ethnique chez les participantes

Nom Marqueurs identitaires andins232 Identité principale affirmée

Au moins un accouchement à domicile

Antonia Pollera Quechua

Alicia Pollera Quechua

Isabelia Aucun Beniana

Catarina Pollera Quechua

Fatima Pollera Cochabambina

Elena Habillement intermédiaire Cochabambina

Margarita Habillement intermédiaire Boliviana

Accouchement à l’hôpital seulement

Sonia Pollera Chapareña

Ana Aucun Cochabambina

Severina Aucun Quechua

Filomena Pollera Potosina

Bartolina Aucun Boliviana et Quechua

Rita Pollera Cochabambina et Cholita*

Justina Pollera Quechua

Valentina Aucun Chapareña et Quechua

Fernanda Aucun Cochabambina

Juana Aucun Chapareña et Quechua * Terme populaire employé pour désigner celles qui portent la pollera et les tresses de chaque côté.

On comprend de ce portrait diversifié que les vêtements traditionnels ne sont pas forcément

utilisés comme des marqueurs identitaires par les femmes qui les portent. De l’extérieur, les

232 En Bolivie, les femmes quechuas portent une pollera aux genoux et parfois un chapeau de paille tandis que les

femmes aymaras portent une pollera qui va aux chevilles ainsi qu’un chapeau melon.

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femmes qui portent ce que j’appelle ici des «marqueurs identitaires andins», dont la pollera

et la coiffure en tresses, sont généralement associées à une identité autochtone andine. Il est

donc étonnant de constater que les participantes qui affichent ces marqueurs identitaires

autochtones avec le plus d’éloquence ne sont pas nécessairement celles qui affirment

d’emblée leur origine autochtone. Par exemple, Filomena, Rita et Sonia portent les habits

traditionnels et parlent plus couramment le quechua que l’espagnol. Pourtant, elles ne

s’identifient pas comme Autochtones mais plutôt par leur région d’origine (Chapareña,

Cochabambina et Potosina). De plus, ces femmes ont affirmé qu’elles ne souhaitaient pas

que leurs filles portent la pollera et qu’elles ne voyaient pas du tout l’intérêt de leur

enseigner le quechua. À mon avis, cette situation témoigne de la vitalité des attitudes

discriminatoires à l’égard des femmes qui portent la pollera, attitudes que ces jeunes mères

veulent visiblement éviter à leurs filles. Enfin, l’entretien avec Filomena et Sonia a montré

qu’elles ignoraient la signification des termes «autochtones» et «premiers peuples»

(Indígena et pueblos originarios), termes pourtant très présents dans le discours du

mouvement autochtone local. Cet extrait de l’entrevue avec Sonia l’illustre bien :

- En plus d’être Chapareña, est-ce que tu t’identifies à une culture autochtone ou à un des premiers peuples de Bolivie?

- Non. - Même si tu portes la pollera et que tu parles surtout le quechua?

- Quechua… quel est le rapport? Les Autochtones parlent quechua? (…) Autochtone, moi je ne connais pas ça233 (Sonia).

D’autres participantes qui portent la pollera ont pour leur part spontanément affirmé leur

identité autochtone quechua; c’est le cas de Justina, Catarina, Alicia et Antonia. Ces

dernières sont toutes impliquées dans l’organisation syndicale des producteurs de coca.

D’ailleurs, c’est surtout à partir des revenus de la coca que ces femmes parviennent à faire

vivre leur famille. Enfin, d’autres participantes ne portent pas la pollera et la coiffure

traditionnelle, mais s’identifient tout de même comme Quechuas et en éprouvent même de

la fierté. C’est le cas de Bartolina, Severina, Valentina et Juana. Il s’agit également de

femmes qui ont été impliquées dans l’organisation syndicale locale à une période de leur

233 - Además de ser Chapareña, ¿Te identificas con alguna cultura indígena, con uno de los pueblos originarios de

Bolivia?

- No. - ¿Igual si estas de pollera? ¿Igual si hablas más quechua?

- Quechua… ¿cuál es? Indígenas hablan quechua? (…) Indígena, no conozco yo.

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vie soit par l’entremise de leurs parents ou de leur mari, mais qui ne dépendent pas

exclusivement de la coca234. On en retient que le discours de revalorisation des identités

autochtones qui est véhiculé au sein des mouvements autochtones contemporains comme

celui des producteurs de coca influence concrètement la façon qu’ont les acteurs locaux de

percevoir leur propre identité. En ce sens, il semble que la participation au sein du

mouvement social des producteurs de coca par le biais de l’organisation syndicale renforce

le sentiment d’appartenance au groupe autochtone andin chez les paysans de la région du

Chapare qui sont originaire des Andes.

En ce qui concerne les participantes membres du personnel de santé, je dois d’abord

souligner qu’aucune ne porte la pollera. D’ailleurs, les femmes en pollera sont très rares

dans les universités du pays; on en parle comme des cas d’exception. De plus, aucune n’a

affirmé son identité autochtone d’entrée de jeu. La plupart d’entre elles ont été

embarrassées en début de rencontre lorsque je leur ai demandé la première langue qu’elles

ont apprise et le lieu de leur propre naissance. Généralement ce malaise s’est dissipé en

cours d’entrevue; elles m’ont progressivement révélé leurs origines de même que leur

rapport personnel avec le modèle traditionnel de la naissance. Lucia, Lidia et Susana ont

affirmé leur appartenance au groupe quechua tandis que Marta, Maria-Luz et Carolina ont

dit ne pas se sentir Quechua, mais ont tout de même reconnu l’identité quechua de leurs

parents et grands-parents. À ce propos, Marta a par exemple affirmé:

Mes parents sont de la campagne, mais moi eh bien j’ai été élevée dans un autre

environnement. En fait, moi je me sens comme si j’étais au milieu. Moi je n’appartiens ni ici, ni ici. (…) Je suis très reconnaissante envers mes parents, à

mon père et à ma mère, parce que grâce à eux, je suis une professionnelle. (…) Mais ça ne veut pas dire que je discrimine les gens de la campagne… moi aussi mes parents sont comme ça alors. Mais c’est vrai qu’il y en a qui … qui

détestent les gens comme ça235 (Marta).

234 Juana est avocate, Severina a travaillé comme enseignante et elle gère présentement un petit commerce de

restauration, Valentina a travaillé en Argentine comme ouvrière et Bartolina a travaillé comme domestique en Espagne

et elle tient présentement un petit kiosque de vêtements au marché. 235 Mis papas son del campo, pero yo ya me he sido criado en otro ambiente. O sea, Yo me siento como si estuviera al

medio. Yo no pertenezco ni aquí, ni aquí. (…)Yo agradezco mucho a mi p apa, porque gracias a mis papas, a mi padre y mi madre, soy profesional. (…) Pero eso no quiere decir que discrimino a la gente del campo (…) yo también mis

papas de mí son así entonces. Pero si hay personas que… odian a la gente así.

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À partir de ses recherches au Bangladesh et au Cameroun, Bernard Hours explique qu’une

institution de santé est un espace où se côtoient, se confrontent et convergent des croyances

et des pratiques diverses et ce, en partie en raison de l’hétérogénéité (sociale, culturelle,

ethnique, professionnelle, sexuelle, etc.) du personnel de santé (Hours, 1990). Parmi le

personnel médical, j’ai remarqué que celles qui avaient des origines rurales avaient souvent

plus de facilité à comprendre et respecter les besoins de la population locale car elles

connaissent intimement la réalité de la vie rurale de même que les contraintes matérielles

qu’on y rencontre. Par exemple, Lucia et Lidia ont avoué que dans leur famille, la

confiance envers la médecine moderne est limitée : « Encore aujourd’hui ma mère n’aime

pas aller à l’hôpital236» (Lidia); «Nous, à la maison, on prend presque toujours des

infusions de plante pour se soigner (…) c’est comme ça qu’on m’a enseigné chez moi237»

(Lucia). À ce niveau, les entrevues avec le personnel de santé ont permis d’atténuer la

barrière ethnique imaginaire qui semble exister entre le personnel de santé et le reste de la

population locale.

Ces données montrent que dans le contexte local, on est clairement face à une dynamique

ethnique très complexe où les acteurs se retrouvent à négocier leur identité. Cette

négociation peut se faire à la faveur ou en dépit des frontières qui sont socialement

construites entre les groupes ethniques. Voyons maintenant comment cette dynamique

s’articule avec les expériences d’accouchement, au niveau des rapports entre le personnel

de santé et les femmes autochtones.

4.2.2 L’ACCOUCHEMENT, UNE FENÊTRE SUR LES RAPPORTS ETHNIQUES

4.2.2.1 Identité ethnique et choix en matière d’accouchement

Parmi les participantes à cette recherche qui portent la pollera, certaines ont accouché à

domicile (Catarina, Antonia, Alicia, Fatima) et d’autres en institution (Karina, Filomena,

Justina, Rita). On retrouve aussi les deux cas parmi celles qui ne portent pas de pollera;

même chose pour celles qui s’identifient comme Quechuas. Aucune généralisation ne peut

donc être formulée quant à la relation entre les marqueurs identitaires visibles, l’affirmation

ou non d’une identité autochtone et les choix des participantes en matière d’accouchement.

236 «No le gusta ir a mi mama hasta ahorita al hospital». 237 «En la casa nosotros, casi siempre tomamos mates (…) así me han enseñado en mi casa».

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Toutefois, en dépit de l’absence de corrélation directe entre les marqueurs identitaires et le

choix du lieu d’accouchement, certaines relations méritent d’être soulignées. Tout d’abord,

On remarque que celles qui ne portent pas la pollera accouchent plus souvent à l’hôpital;

parmi les participantes qui ne portent pas la pollera, dix ont accouché exclusivement à

l’hôpital contre seulement deux à domicile. Cette première relation suggère que les femmes

qui ne portent pas la pollera sont plus enclines à considérer l’accouchement hospitalier et

qu’elles ont moins tendance à considérer l’accouchement domiciliaire comme une

possibilité réelle, en comparaison avec celles qui portent la pollera.

Parmi les sept participantes qui ont accouché à domicile, quatre portent les vêtements

traditionnels andins; ces quatre femmes ont clairement affirmé leur identité quechua en

entrevue. Au contraire, des quatre femmes qui portent les vêtements traditionnels et qui ont

accouché à l’hôpital, une seule a clairement affirmé son identité quechua, il s’agit de

Justina, qui est dirigeante syndicale. Enfin, les quatre participantes qui ont clairement

affirmé leur identité quechua mais qui ne portent pas la pollera (Juana, Severina, Bartolina

et Valentina) ont toutes accouché à l’hôpital. Ces relations sont pertinentes à mon avis. En

effet, les données suggèrent que ce sont les femmes qui portent la pollera et qui de plus

affichent une certaine fierté par rapport à leur identité quechua qui ont plus tendance à

accoucher à domicile dans la région.

Considérant ce qui a été souligné ici, on peut se demander, d’une part, pourquoi l’hôpital

est moins attrayant comme lieu d’accouchement pour les femmes en pollera que pour les

autres et , d’autre part, en quoi la fierté autochtone peut-elle contribuer au choix d’un

accouchement à domicile. C’est au niveau de la dynamique ethnique entre le personnel de

santé et les mères de Villa Tunari que j’ai trouvé l’ébauche d’une réponse à ces questions.

4.2.2.2 Influence de la position dominante du modèle biomédical sur les rapports

ethniques

Tel que mentionné au chapitre 1, les pratiques qui encadrent l’accouchement dans une

société servent généralement à maintenir le statu quo (Jordan, 1980). Cela est possible

notamment en favorisant l’alignement du système de croyances des individus avec celui de

la société dominante (Davis-Floyd, 1997). De manière plus particulière, on a vu qu’en lui

laissant croire que son corps est défectueux et qu’elle a besoin de la technologie et du

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médecin pour mettre au monde ses enfants, les pratiques biomédicales fragilisent la

confiance de la femme en sa capacité d’accoucher. Or, lorsque la capacité de la femme à

mettre au monde ses enfants par elle-même est questionnée, c’est par le statut de

subordonnée de la femme qui se retrouve renforcé (Davis-Floyd, 1997).

Dans le cas étudié, on a vu que les interventions invasives comme le rasage du pubis, le

lavement intestinal, l’épisiotomie systématique et les poussées externes sur le fond utérin

sont fréquentes lors des accouchements institutionnalisés et ce, malgré les prescriptions

contraires par les instances internationales en santé (OMS, 1997). Les données recueillies

sur le terrain suggèrent que par le maintien de ces pratiques désuettes, le modèle biomédical

local renforce l’infériorisation du modèle traditionnel de la naissance ainsi que des femmes

autochtones qui le mettent en pratique. À cet égard, j’estime que le discours véhiculé à

travers le modèle biomédical de la naissance à Villa Tunari est révélateur à différents

niveaux de la persistance d’idéologies racistes dans la société étudiée. Plusieurs données

appuient cet argument.

Tout d’abord, j’ai constaté que la possibilité d’un accouchement physiologique (sans

intervention) était totalement méconnu des infirmières et même des résidents en médecine

en stage à l’hôpital de Villa Tunari238. De même, j’ai constaté que les processus

biochimiques qui sont à l’œuvre durant l’accouchement et qui peuvent faciliter ou

compliquer le travail selon le cas leur sont inconnus. Comme ils ne voient presque jamais

d’accouchement physiologiques et qu’ils ignorent l’impact négatif que peuvent avoir

certaines pratiques biomédicales sur le processus même de l’accouchement, on peut

imaginer que les membres du personnel hospitalier en viennent à croire que la naissance est

toujours une source de grande souffrance et que le processus a souvent, voire même

toujours besoin d’intervention. Cette vision de la naissance influence forcément leur façon

de traiter et d’accompagner les femmes qui accouchent sous leurs soins. L’exemple de

Marta (médecin de Chipiriri) qui a choisi de donner naissance à son fils en planifiant à

l’avance une césarienne par peur de vivre un accouchement illustre avec éloquence à quel

238 Entretiens personnels avec le personnel de l’hôpital, avril 2009.

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point le modèle biomédical local influence négativement la vision qu’ont les membres du

personnel de santé de la naissance.

En fait, dans les institutions de santé de Villa Tunari, on fait la promotion d’une vision de la

naissance qui est en opposition radicale avec la vision de la naissance proposée à l’intérieur

du modèle traditionnel local où, comme on l’a vu, les discours et pratiques visent à assurer

qu’on interfère au minimum avec le processus naturel de la naissance. lors d’un

accouchement à domicile, toutes les actions visent à donner à la femme davantage

confiance en sa capacité d’accoucher par elle-même.

D’autres croyances qui sont véhiculées parmi le personnel de santé au sujet de la naissance

viennent renforcer l’idée qu’il est préférable d’intervenir lors de l’accouchement. Par

exemple plusieurs médecins ont suggéré que l’enfant qui naît par voie vaginale souffre : «

C’est sûr que durant l’accouchement, c’est le bébé qui souffre le plus, avec toute la douleur.

Tandis qu’avec la césarienne, ils ne souffrent pas, les bébés239 » (Marta). Plusieurs croient

également que certaines femmes boliviennes ne devraient pas donner naissance

naturellement en raison d’une malformation nommée «pelvis étroit» ou «pelvis androgyne»

(pelvis estrecha, pelvis androgena)240. Un médecin en poste à Villa Tunari m’a expliqué

que cette situation pourrait expliquer les cas de mortalité infantile parmi les enfants nés à

domicile. Ce médecin semblait convaincu de l’objectivité de son point de vue sur cette

question. Or, il n’existe aucune référence dans la littérature scientifique à ce sujet241. Ce

genre de croyances accentue la perception du risque qui est associé à l’accouchement à

domicile.

On peut dire que le discours relatif au modèle biomédical local encourage les membres du

personnel médical à déprécier et à craindre l’accouchement domiciliaire. Or, dans le

contexte local, c’est par le fait même le modèle traditionnel de la naissance qu’on rejette et

les femmes autochtones qui le pratiquent qu’on condamne. On a vu qu’au Chapare, de

239 «Claro que en el parto el bebe es el que se va sufriendo, con todo el dolor todo. Y en la cesaría ellos, no sufren ¿no?

Los bebes» 240 Entretien personnel avec une médecin à l’hôpital de Villa Tunari (avril 2009). 241 Un bref coup d’œil aux conditions de vie des habitants de la région permet de soupçonner bien d’autres facteurs en cause pour expliquer la mortalité infantile dont l’absence d’eau potable, la précarité des demeures, la mauvaise qualité

de l’alimentation, les piqûres d’insectes, etc.

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nombreuses femmes autochtones préfèrent accoucher à domicile. Cette situation provoque

de vives désapprobations de la part du personnel de santé.

Ça me dérange. Ce qui me dérange c’est le fait de les avoir contrôlées, qu’elles

aient eu disons toute la feuille de suivi prénatal complète, et ensuite qu’elles ne soient pas venues accoucher ici. (…) aux femmes à qui j’ai demandé où avaient-elles mis au monde leur bébé, elles me disent, avec un peu de peur, à

la maison (…) Elles savent pourtant que ça me fâche242 (Marta).

En fait, les données montrent que le modèle traditionnel de la naissance n’est aucunement

valorisé par les professionnels de la santé. Par exemple, une médecin interrogée a

simplement commenté au sujet des accouchements à domicile : « Ça doit être horrible je

vous dis!243». Un autre médecin rencontré à Villa 14 de Septiembre a déclaré lors de notre

entretien que si femmes qui ne sont pas à l’aise avec la position gynécologique ne savent

pas vraiment comment il faut faire pour mettre au monde leurs enfants, niant ainsi

complètement la valeur des expériences et des savoirs relatifs à l’accouchement

domiciliaire244.

D’ailleurs, il semble que les valeurs de respect de la diversité culturelle et de

reconnaissance des pratiques traditionnelles telles qu’elles sont véhiculées et promues par

le Ministère de la santé se retrouvent déformées par le rapport de forces asymétriques entre

les modèles locaux de la naissance. À titre d’illustration, Marta a affirmé au sujet des

femmes qui préfèrent accoucher verticalement et conserver leur placenta :

Nous devrions tous nous adapter, et je m’inclus aussi, mais ça ne sera pas comme ça tout le temps, ce n’est pas pour toute la vie. Moi je crois que ça (le

maintien des pratiques traditionnelles) durera encore longtemps, car l’éducation est encore, elle est très basse. Alors ils vont continuer avec ça, n’est-ce pas? Et

tout ce qu’il nous reste à faire c’est de les comprendre, et de les respecter245(Marta).

242 Me molesta. Me molesta el hecho de que les haya controlado tanto. Que hayan tenido digamos toda la hoja de la

historia, toda completa, y que no haya venido a tener a su hijo aquí (…) a las mujeres que yo les pregunté donde habían

tenido su bebe, entonces me dicen, con un poco de miedo también ¿no?, en mi casa. (…) Ellas también saben que me

he enojado. 243 « Debe ser horrible eso digo yo».

244 «Por ejemplo hay señoras que, que no saben lo que es, digamos, atención en parto. Ellas no saben traer al mundo».

245 «Deberíamos de adaptarnos, me incluyo también. Pero no va a ser eso todo el tiempo, no va a ser toda la vida. Yo creo que va a dar para largo todavía…porque la educación es todavía, es muy baja. Entonces van a seguir con esto no?

Y lo único que queda es entenderles no más, y respetar».

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Le modèle traditionnel est donc perçu non seulement comme un modèle inférieur mais

aussi comme une étape de développement moindre. C’est pourquoi on juge que les mesures

visant une adaptation culturelle des soins périnatals ne sont pertinentes que de façon

transitoire, en attendant que les femmes soient prêtes à accoucher dans le cadre du modèle

biomédical, qui est supérieur et donc préférable. Indirectement, il semble que le message

qui est véhiculé à travers un tel discours est que l’identité indienne correspond à un manque

de développement et d’éducation et donc qu’elle est inférieure.

L’efficacité de l’association symbolique qui est ainsi créée entre l’infériorité des pratiques

traditionnelles et l’infériorité de celles qui les mettent en pratique peut être démontrée par

différentes données. Par exemple, lorsque je leur ai demandé pourquoi à leur avis certaines

femmes choisissent d’accoucher à domicile, les participantes membres du personnel de

santé ont répondu :

Certaines femmes sont bien fermées, elles vont accoucher à la maison peu

importe ce qui arrive (…) elles ont pas mal de croyances et parfois on ne peut pas briser cette culture qu’elles ont246 (Lidia);

C’est la culture. Ce sont leurs coutumes, à ces femmes. (…) Elles sont plus comme ça, plus introverties247 (Carolina);

Moi je crois que c’est surtout à cause de leur culture, non? Comme ce sont aussi des gens qui ont peu d’éducation…248 (Marta).

Ainsi, on peut dire que la position dominante du modèle biomédical de la naissance

accentue les préjugés racistes à l’égard des Autochtones. Cette situation a forcément un

impact sur la relation entre le personnel de santé et les patientes autochtones. À cet effet,

quelques participantes ont suggéré en entrevue que les femmes qui portent les marqueurs

visibles de l’identité andine reçoivent un traitement différent de la part du personnel de

santé lorsqu’elles se présentent pour une consultation ou pour accoucher. En parlant des

femmes qui portent la pollera, Severina a dit : «Ils les traitent mal249, avec un air ennuyé,

246 « Hay algunas que son bien cerradas y si o si, van a tener en sus casas. (…)Tienen bastantes creencias y a veces no

se las puede romper esta cultura que tienen» 247 «Es cultura. Son costumbres de ellas. (…) Son más este, mas introvertidas». 248 «Yo creo que es este más, su misma cultura ¿no? Como es gente también con poca educación…». 249 «Se les atienden de mala manera, aburridos, como si hubieran estudiado solo para ganar plata y no porque les gusta

realmente».

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comme s’ils étaient là seulement pour l’argent et non pas parce que ça leur plait vraiment».

Margarita, qui jouit tout comme Severina d’une situation économique légèrement

supérieure à la moyenne locale, a pour sa part déclaré:

Ils (le personnel de l’hôpital) te regardent le visage. Par exemple, à ceux qui travaillent dans les champs (elle frotte sa joue pour montrer la coloration plus

foncée), ils les traitent mal, je l’ai vu. Moi, par exemple, comme je vis ici au village, et bien ils voient que je peux me faire respecter, n’est-ce pas? Je ne les laisserai pas me piétiner ou m’écraser. Mais les gens de la campagne, ils les

traitent mal. Ils sont méchants250 (Margarita).

Mes observations en salle de consultation m’ont permis de constater par moi-même que les

droits des patientes sont souvent bafoués (droit à la confidentialité, droit à des explications

claires dans une langue qu’elles comprennent, droit au respect de leurs préférences

culturelles, etc.). Pourtant, toutes les infirmières et médecins que j’ai interviewées ont fait

preuve d’intentions sincères d’aider la population locale. De plus, la plupart d’entre elles

ont un rapport personnel très étroit avec le monde autochtone ce qui facilite leur empathie

face aux patientes autochtones. Une infirmière à l’hôpital de Villa Tunari se rappelle par

exemple des commentaires de sa propre mère sur ses expériences d’accouchement

hospitalier: «Ma mère dit que quand elle est allée à l’hôpital, elle ne criait pas du tout car

elle avait peur des infirmières251» (Maria Luz). D’autres membres du personnel de santé

interrogées ont aussi confirmé qu’elles sont sensibles à l’inconfort des patientes

autochtones face aux procédures médicales.

Quand on y pense un tout petit peu… moi je me mets à leur place et je me dis

qu’elles doivent penser comme ça, que ça doit leur faire peur. Pour moi par exemple qui travaille ici et qui connait tout cela, ça me parait normal, mais pour

une femme qui arrive de la campagne…252 (Marta).

Cependant, les participantes membres du personnel de santé ont avoué se sentir

impuissantes ou limitées à aider les patientes autochtones pour différentes raisons. Tout

d’abord, il semble que la charge de travail est tellement lourde qu’il est difficile de prendre

250Te miran tu cara, ¿no? Por ejemplo a los de los chacos, los tratan mal, yo he visto. A mí p or ejemplo que aquí vivo,

ya me ven que yo me puedo hacer respetar ¿no? No me puedo dejar que me este pisoteándome, haciéndome debajo. Pero a la gente de los chacos los tratan mal. Malos son. 251 «Mi mama dice que cuando ha ido al hospital, no gritaba nada por temor a las enfermeras».

252 «Uno se pone a pensar un poquito…yo, me pongo un poco en el lugar de ellas ¿no? y digo si deben pensar eso de

que, les debe dar miedo. Yo por ejemplo que estoy aquí que conozco todo esto a mi me parece algo normal. Pero, una

que venga del campo…».

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le temps d’informer et de rassurer les patientes de manière adéquate. Les infirmières m’ont

également expliqué qu’elles se contentent de suivre les ordres même lorsqu’elles ne sont

pas d’accord car elles ne sont pas en position d’autorité253. Enfin, plusieurs ont confirmé ne

pas être suffisamment outillées au niveau des connaissances et des techniques pour

encadrer un accouchement non conventionnel de manière entièrement sécuritaire, c’est

pourquoi on s’y astreint que lorsque la patiente l’exige. À ce propos, Marta a critiqué la

formation des médecins:

Ce que les professeurs à l’université nous enseignent c’est surtout ça

[l’accouchement en position gynécologique avec interventions]. Ce sont des professeurs qui sont toujours en ville. Ils ne voient pas les nécessités qu’on rencontre en zone rurale. Alors parfois, ils vont jusqu’à faire croire ça aux

étudiants, ils laissent croire que ce sont des Indiens, des paysans, des cochons qui puent etc.254 (Marta).

La dernière citation montre avec une éloquence déconcertante à quel point la définition du

modèle biomédical de la naissance en Bolivie est étroitement lié au maintien des idéologies

racistes à l’égard de la population autochtone. D’ailleurs, c’est peut-être parce que les

politiques d’interculturalisation des soins périnatals sous-entendent une révision du rapport

de domination des médecins blancs des villes par rapport aux Indiens des campagnes que la

formation universitaire tarde autant à s’adapter en fonction des directives nationales.

Comme l’ont signalé plusieurs auteurs, il semble en effet que la formation des médecins

boliviens soit un obstacle à la mise en place des politiques d’«interculturalisation» des soins

de santé en périnatalité (Arnold, 1995; Rance, 1999).

À cet égard, je suggère que les termes à connotation négative qui ont été soulevés dans le

discours du personnel de santé à propos des femmes qui accouchent à domicile font partie

de l’ensemble des croyances aliénantes qui font passer les caractéristiques du groupe

ethnique quechua (pauvreté, accès limité à l’éducation, mode de vie plus axé sur la

proximité et l’interdépendance, etc.) pour des différences naturelles et inévitables. Un tel

discours contribue à enfermer l’identité indienne dans une image négative par un jeu

253 À ce propos, l’étude de l’équipe de Ineke Dibbits dans l’altiplano suggère que la verticalité du rapport entre les

enseignants et les étudiants conduit à une soumission presque aveugle du personnel de santé aux directives de leurs

supérieurs une fois sur le marché du travail (2002). 254 «Es que más lo que ensenan por decir los docentes en la universidad, es eso ¿no? Son docentes que están siempre en la ciudad. No ven las necesidades que hay en el área rural. Entonces, a veces, al los mismos alumnos, les creen eso

¿no? Eso de que Ai eso es un indio, un campesino, cochino, hediondo y tal.».

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d’association et de fausses perceptions. Ainsi, à travers le traitement de la naissance à Villa

Tunari, on continue à associer le fait d’être Blanc à ce qui est la norme, puis on justifie la

subordination des Indiens par leur refus ou leur incapacité à entrer dans cette norme. Cette

situation donne lieu à une forme d’exclusion qui correspond clairement à du racisme même

si le terme « race » est absent du discours, ce que De la Cadena nomme le racisme

silencieux (2000).

En somme, les données montrent que le discours qui supporte le modèle biomédical local

de la naissance est bel et bien teinté des idéologies racistes qui perdurent dans la société

bolivienne, bien que celles-ci soient camouflées par le langage apparemment neutre et

« politiquement correct » de la science, de l’éducation et de la culture. La position

dominante du modèle biomédical de la naissance à Villa Tunari participe donc à reproduire

les idéologies racistes à l’échelle locale, et donc à accentuer l’image négative de l’identité

indienne. Ces disocurs racistes ont forcément un impact sur les relations concrètes entre le

personnel de santé et les patientes autochtones au moment de leur accouchement.

4.2.2.3 La dynamique ethnique dans la salle d’accouchement

On a vu que les femmes de Villa Tunari ne font pas pression pour que des pratiques

traditionnelles soient incorporées en milieu hospitalier et ce, même lorsqu’elles sont

insatisfaites des soins qu’elles reçoivent. À ce propos, les données suggèrent que pour les

femmes autochtones peu familières avec le milieu médical, la peur peut être un élément très

déterminant quant à leur docilité et à leur silence au moment d’accoucher dans une

institution de santé. À ce sujet, une infirmière de Villa Tunari a commenté :

Certaines femmes sont tranquilles, elles ne crient pas du tout. D’après mes

conversations avec les femmes, c’est surtout à cause de la peur qu’elles ne crient pas. Elles disent des choses du genre «elles vont se fâcher» ou «J’ai peur que les docteures me chicanent» (Lidia).

Certaines femmes ont avoué en entrevue être en faveur d’une harmonisation des pratiques

biomédicales avec le modèle traditionnel local. Toutefois, ce n’est pas la majorité des

participantes qui se sont prononcées en ce sens, et celles qui l’ont fait n’ont pas critiqué

ouvertement les pratiques biomédicales lors de leur propre accouchement. Cet extrait de

l’entrevue avec Fernanda illustre bien la position de ces femmes.

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Moi j’aimerais que le personnel s’assure du confort de chaque femme. Si nous nous sentons confortables sur le plancher, que ce soit sur le plancher! Mais ce

serait très impossible.. parce que les docteurs ne voudront jamais nous assister sur le plancher (rires)255(Fernanda).

De même, certaines des infirmières interviewées ont manifesté leur curiosité au sujet des

avantages d’un accouchement alternatif. Par exemple, Lidia et Maria Luz se sont montrées

intéressées à obtenir des informations et de la formation au sujet des pratiques

traditionnelles et de l’accouchement physiologique. Toutefois, lorsque je leur ai demandé si

elles aimeraient essayer la salle interculturelle lors de leurs propres accouchements, un rire

nerveux est venu exprimer leur embarras. Il leur a semblé impossible d’imaginer ce genre

de scénario; elles respectent ce choix de la part des femmes en pollera, mais elles refusent

d’y réfléchir pour elles-mêmes. Pour sa part, Lucia a avoué qu’elle aurait aimé tenter

d’accoucher autrement que dans la position gynécologique, mais elle n’a pas osé le

demander pour deux raisons: « d’abord par peur du personnel, et aussi parce que… s’il

avait fallu que le bébé tombe…256 » (Lucia).

Pour sa part, Juana m’a expliqué qu’elle avait caché au médecin le fait qu’elle a consommé

une infusion traditionnelle avant son accouchement. Pourquoi? «Parce que le médecin peut

te faire des reproches. Il peut dire comment est-il possible que tu prennes quelque chose

que je ne t’ai pas donné?» (Juana). On a vu qu’au Chapare, les organisations syndicales

font la promotion d’un discours de revalorisation de l’identité autochtone. Or, la persistance

des idéologies racistes encourage un discours contradictoire à propos des identités

autochtones. Cette dualité est vécue au niveau des relation entre les acteurs sociaux, par le

biais d’attitudes discriminatoires, mais aussi de manière interne, par le biais de sentiment

contradictoires des individus par rapport à leur identité autochtone. En témoignant de son

experience d’accouchement, Juana, qui est très fière de ses origins quechuas, a

soudainement pris conscience de sa propre ambiguité au sujet de son identité autochtone.

Elle a alors ajouté : «Mais nous ne devrions pas avoir honte de lui dire (au médecin), n’est-

ce pas?» (Juana).

255 « A mi me gustaría que vean la comodidad de cada mujer. Si nos sentimos cómodas en el piso, en el piso… Pero

sería muy imposible porque los doctores no nos quisieran atender en el piso (rire)».

256 « …uno por miedo también al personal y otro también porque … por allí se me cae la wawa…»

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Si cette femme qui est avocate et militante au sein des organisations autochtones locales n’a

pas osé prendre ouvertement position en faveur de pratiques traditionnelles qu’elle juge

adéquates, on peut en déduire que la majorité des femmes qui accouchent à l’hôpital se

soumettent aux pratiques biomédicales sans intervenir, même lorsqu’elles aimeraient le

faire. La supériorité du modèle biomédical de la naissance sur le modèle traditionnel fait

donc écho à une dimension très intime, très personnelle de la vie des femmes autochtones

migrantes: le statut inférieur de l’identité autochtone. Lors de leurs accouchements,

plusieurs femmes préfèrent nier cette dimension de leur identité plutôt que d’avoir à

endosser les impact de la discriminations raciale qui survient dans les institutions de santé.

On a vu au chapitre 2 que dans le contexte local, la résistance autochtone prend une place

importante dans la vie politique. On peut donc s’attendre à une résistance des femmes

autochtones du Chapare face au statut inférieur qu’on leur attribut lors de leurs visites dans

les institutions de santé. En l’absence d’une résistance organisée, le prochain chapitre se

concentre sur les formes et expressions subtiles que peut prendre la résitance des femmes

autochtones migrantes du Chapare face à la place de subordonnée qui leur réservée à ce

moment crucial et profondément intime qu’est celui de mettre au monde leurs enfants.

4.3 RÉSISTANCE DES FEMMES AUTOCHTONES MIGRANTES DE VILLA TUNARI

On a pu constater que le rapport de force inégale entre les modèles de la naissance qui sont

en contact au Chapare renforce la hiérarchisation des rapports ethniques entre les femmes

autochtones migrantes qui accouchent et le personnel de santé non autochtone qui prend en

charge leurs accouchements en milieu hospitalier. Jusqu’à ce jour, cette situation n’a pas

suscité une résistance formellement organisée de la part de la population locale. Si, comme

l’a suggéré Gramsci, le consentement des subordonnés cohabite toujours avec certaines

formes de résistance qui minent le projet hégémonique du groupe dominant (Mittleman et

Chin, 2005), et bien c’est certainement au niveau infrapolitique qu’il faut s’attarder ici afin

de déceler la résistance des femmes de Villa Tunari face au modèle biomédical local de la

naissance. À cet égard, j’estime que la naissance telle qu’elle est vécue, comprise et

interprétée par les femmes autochtones que j’ai rencontrées au Chapare est un univers riche

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de sens qui permet de faire de nombreux parallèles avec les différentes approches

théoriques du concept de résistance qui ont été soulevées au chapitre 1257.

Dans le cas étudié, nous verrons comment cette dynamique se dessine à la fois au niveau

des pratiques, soit à travers les actions concrètes qui sont posées pour minimiser la

supériorité des non Autochtones au moment de la naissance, et au niveau des discours, par

le biais d’une lutte symbolique aux idéologies racistes.

4.3.1 L’ACCOUCHEMENT À DOMICILE, UN ACTE DE RÉSISTANCE?

Puisque que le modèle biomédical de la naissance tel qu’il existe à Villa Tunari participe à

renforcer la position de subalternes des femmes autochtones, j’estime que les actes

d’opposition ou de rejet des pratiques biomédicales par ces femmes peuvent être traduites

comme étant des actes de résistance face à cette dynamique dont elles sont victimes. En

effet, je soutien que dans le cas étudié, le choix d’un accouchement domiciliaire peut être

interprété comme une forme de résistance de tous les jours (Scott, 1990), comme une façon

de contester, de manière contournée, le pouvoir des non Autochtones ainsi que la

domination du modèle biomédicale de la naissance.

On a vu que les femmes autochtones ont exprimé leur réticence face à l’accouchement

hospitalier en évoquant le sentiment de la peur; elles ont peur d’être mal traitées, peur de se

faire réprimander ou encore peur qu’on leur impose certaines interventions. Le sentiment

de peur illustre à quel point les femmes autochtones se sentent vulnérables et impuissantes

face au personnel de santé qui se trouve en position de pouvoir par rapport à elles. Dans

pareil contexte de domination, l’accouchement domiciliaire peut à mon avis être compris

comme une stratégie de résistance face à aux pratiques médicales qui sont jugés

inadéquates. Pour les femmes concernées, cette forme de résistance informelle et anonyme

apparait sans doute mieux adaptée à leur situation que la résistance directe; ne s’exposant

tout simplement pas à un rapport direct avec le médecin non autochtone qu’elles craignent,

elles s’extraient à une situation de discrimination et de préjudice qu’elles n’ont pas la force

de contester ouvertement, surtout au moment de leur accouchement.

257 Voir la section 1.1.3.1. pour le détails des approches théoriques de la résistance dont il est ici question.

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Bine entendu, cette forme de résistance silencieuse et individuelle des femmes autochtones

de Bolivie n’a rien de spectaculaire; elles se contentent de rester chez elles au moment de

donner naissance à leurs enfants. Or, comme on l’a vu au chapitre 2, lorsqu’on comptabilise

tous ces actes individuels, les résultats commence à peser lourd sur les objectifs nationaux

en terme de couverture des services périnataux. En fait, cette forme de résistance de tous les

jours s’avère très significative dans les statistiques nationales étant donnée le nombre

impressionnant de femmes autochtones qui la déploient. D’ailleurs, la situation a déjà alerté

les autorités gouvernementales, mais les efforts qu’ils ont déployés pour y remédier ont

jusqu’à maintenant été vains.

Du côté des femmes autochtones qui accouchent en milieu hospitalier, les données

permettent aussi de faire ressortir certains actes de résistance de leur part. Les exemples

évoqués par le personnel concernant quelques patientes qui ont catégoriquement refusé de

monter sur la table gynécologique pour accoucher en font partie de même que les cas des

trois participantes qui ont refusé qu’on leur pratique une césarienne d’urgence. Ces actions

de refus sont certes moins discrètes, mais tout de même informelles et individuelles. Elles

peuvent donc être associées à des formes de résistance qui agissent au niveau infrapolitique.

Dans tous ces cas, on peut déduire que les femmes ont considéré le fait de se soumettre aux

pratiques en question encore plus dangereux que le fait de contester ouvertement les

recommandations du médecin.

Cette tendance des femmes autochtones à rejeter le modèle biomédical de la naissance ou

certains aspects de ce modèle révèle peut-être une volonté généralisée de ne pas se

soumettre à la domination culturelle des Blancs. Le phénomène pourrait donc être associé

au concept de culture de résistance (Beaucage, 1987); en effet, en reproduisant le modèle

traditionnel de la naissance, les femmes qui accouchent à domicile maintiennent une

certaine indépendance par rapport aux non Autochtones, en plus de limiter «the penetration

of western capitalist ideology in social relations » (Miles et Leatherman, 2003 : 10).

4.3.2 LE DISCOURS CACHÉ ENTRE LES LIGNES D’UNE SOUMISSION APPARENTE

À partir des propos tenus en entrevues pas les participantes membres du personnel de santé,

on a vu qu’il suffisait de creuser un peu pour découvrir, sous le discours public du respect

de la diversité culturelle, des idéologies racistes encore solidement ancrées. Un peu de la

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même façon, les données permettent de déceler les indices de l’existence d’une

«transcription cachée» (Scott, 1990) qui encourage une attitude de résistance des femmes

autochtones face aux pratiques biomédicales qui encadrent la naissance, le tout étant

camouflé entre les lignes du discours d’acceptation et de satisfaction des participantes

mères par rapport à ce modèle.

Par exemple, j’ai pu constater à de nombreuses reprises que les mauvaises expériences

d’accouchement en milieu hospitalier prennent rapidement la forme de rumeurs parmi la

population féminine à Villa Tunari. Les conséquences négatives de certaines interventions

comme la césarienne ou le traitement du placenta sont également gonflées jusqu’à prendre

la forme de rumeurs alarmantes ou d’explications mythiques. L’exemple de Catarina qui

craint d’avoir un cancer depuis que le médecin s’est débarrassé de son placenta illustre bien

cet argument. D’ailleurs, le témoignage de Catarina m’a permis d’accéder à certains

fragments du discours que tiennent les femmes autochtones de la région dans la sphère

privée, donc en coulisse de ce qu’elles affirment normalement en présence de non

Autochtones (comme moi). Suite à une première expérience d’accouchement

institutionnalisé lors la naissance de son cinquième enfant, Catarina a spontané déclaré que

la prochaine fois, elle accoucherait à la maison, car elle avait peur (Tengo miedo). Lorsque

je lui ai demandé des explications à ce sujet, elle a spontanément répondu: «C’est que je ne

peux pas accoucher comme ça (mouvement rapide des mains à l’horizontal)». Elle s’est

ensuite empressée d’ajouter: «Et puis… ah c’est trop loin! (…) Là où je vis, il n’y a pas de

taxi. Il faut venir de loin. C’est trop loin. Je ne peux pas me rendre, voyons258» (Catarina).

La distance est effectivement très grande entre la communauté de Catarina et le poste de

santé le plus proche. Pourtant, lors de son dernier accouchement, alors qu’elle craignait

d’accoucher seule sans l’aide ni de son mari ni de son fils ainé, elle a franchi cette distance

en plein travail d’accouchement et, de surcroit, avec son autre bébé sur le dos. À mon avis,

cet exemple montre que, la plupart du temps, la difficulté d’accès n’est pas un motif

suffisant pour empêcher les femmes du Chapare de se rendre dans une institution de santé

pour accoucher si elles le souhaitent vraiment. D’ailleurs, certaines femmes prennent la

258 «No puedo tener así pues… Aaaaii… !Lejos es!(…) Adonde estoy no hay pues taxi. Lejos tengo que venir. Lejos,

no puede venir pues, ya no».

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route pour aller accoucher à domicile en campagne alors qu’elles habitent tout près de

l’hôpital. À ce propos, rappelons qu’Isabelia et Fatima ont fait le voyage jusqu’à leur

communauté d’origine (dans les deux cas à plus de 6 heures de route) pour aller accoucher

à domicile auprès de leur mère alors qu’elles habitaient au village même de Villa Tunari

tout au long de leur grossesse.

À mon avis, ces données prouvent que le choix d’un accouchement domiciliaire se fait

certes dans des conditions difficiles (et difficilement imaginables pour bien des non

Autochtones), mais qu’il s’agit tout de même d’un choix et non pas d’une situation à

laquelle le contexte les oblige. Pourtant, face aux non Autochtones, les femmes laissent

croire qu’elles iraient volontiers accoucher à l’hôpital si les contraintes monétaire et

géographique ne les en empêchaient pas. À ce niveau, je crois que le discours de ces

dernières montre qu’elles choisissent simplement de ne pas contester publiquement la

supériorité du modèle biomédical de la naissance, et par extension du savoir des non

Autochtones sur le savoir des Autochtones. Or, sans contester les pratiques biomédicales de

manière directe et officielle, plusieurs femmes font le choix de s’en extraire en accouchant

chez elles. Entre elles, elles justifient sans doute ce genre de décision par un discours qui

vise à contrecarrer les idéologies racistes auxquelles elles refusent d’adhérer au plus

profond d’elles-mêmes.

Synthèse

À la lumière de ces données, je suggère que les femmes autochtones de Villa Tunari

entretiennent, dans la sphère privée, un discours de résistance face au modèle biomédical et

face à la discrimination raciale qu’elles subissent dans les institutions de santé. Ce discours

vient certainement justifier certains actes de résistance de leur part au niveau infrapolitique,

dont le choix d’un accouchement domiciliaire. Or, dans la sphère publique, ces mêmes

femmes se contentent de se taire ou de dire ce qu’elles croient que leurs interlocuteurs

souhaitent entendre; elles n’affirment pas publiquement leur position résistante. Cette

situation illustre à quel point l’indianité peut être lourde à assumer dans la sphère publique,

surtout dans un moment de grande vulnérabilité comme l’accouchement. De plus, il semble

que le discours local de revalorisation de l’identité autochtone ne permet pas le passage

vers une résistance plus organisée dans ce domaine, du moins pas pour le moment.

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En terminant, il ne faut pas négliger le fait que de nombreuses femmes ne contestent pas le

modèles biomédicale de la naissance à Villa Tunari, ni de manière formelle, ni de manière

contournée; elles vont accoucher à l’hôpital en toute confiance qu’il s’agit de la meilleure

option pour elles. À cet égard, je ne souhaite aucunement transmettre une image

romantique de la résistance des femmes autochtones du Chapare. Elles sont des femmes

travaillantes qui sont avant tout aux prises avec la préoccupation quotidienne de nourrir et

d’éduquer leurs enfants dans des conditions précaires, ce qui ne leur offre pas tellement de

latitude pour prendre du recul par rapport à leurs actions. Je me permets tout de même de

mentionner qu’à mon avis l’acceptation docile du modèle biomédical de certaines femmes

peut indiquer deux choses : soit une incapacité paralysante d’affirmation de ses valeurs et

de ses opinions face au médecin blanc auquel on reconnait un statut supérieur; soit un rejet

actif de sa culture d’origine au profit d’un rapprochement vers la culture dominante qui est

plus prestigieuse et encore plus valorisée socialement. C’est du moins le portrait qui semble

émerger des entrevues auprès des participantes concernées par ce genre de situation.

Évidemment, la situation locale en périnatalité change rapidement, d’où l’impossibilité de

tirer des conclusions définitives pour le moment.

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CONCLUSION

Je me permets maintenant de revenir à la question de départ qui a été centrale à cette

recherche sur les expériences d’accouchement des femmes autochtones dans la région du

Chapare, en Bolivie. La question posée était la suivante : Dans le cadre des transformations

sociales en cours en Bolivie, dans quelle mesure les pratiques et les discours qui entourent

l’accouchement dans la zone rurale de migration du Chapare sont-ils le reflet de la

persistance des rapports ethniques hiérarchisés entre Autochtones et non Autochtones au

sein de la société et de la force de la résistance autochtone au pays?

Au premier chapitre de ce mémoire, il a été démontré que les phénomènes sociaux liés à la

naissance permettent d’appréhender la réalité sociale plus large dans laquelle ils se

déroulent. On a vu également que les approches de différents auteurs sur les champs

conceptuels de la naissance, des rapports ethniques et de la résistance peuvent servir de

manière complémentaire pour analyser les expériences d’accouchement des femmes

autochtones de Bolivie sous un angle particulièrement intéressant et fort à propos pour une

recherche en anthropologie. Les bases méthodologiques qui supportent la présente

recherche ont également été décrites, attestant de la validité et de la rigueur des processus

de collecte et de traitement des données.

Au chapitre 2, les particularités du contexte national puis local de cette recherche ont été

présentées. Cette mise en contexte a permis de constater qu’une étude anthropologique sur

la situation de l’accouchement dans la région rurale du Chapare peut ouvrir une fenêtre

privilégiée sur la portée des changements macroscopiques qui s’opèrent depuis quelques

années dans ce pays, notamment sur le processus de résistance politique des Autochtones et

sur la révision des rapports ethniques qui est mise de l’avant.

Mettant en valeur la richesse du matériel ethnographique recueilli, le chapitre 3 a offert une

analyse descriptive de l’accouchement dans trois institutions de santé de Villa Tunari ainsi

qu’à domicile. On y a vu que les deux modèles locaux de la naissance sont supportés par

des croyances contradictoires: d’un côté, on estime que la naissance est quelque chose de

naturel et une expérience difficile, mais relativement positive tandis que de l’autre on

considère que c’est avant tout un risque qu’il faut contrecarrer par des pratiques préventives

et que l’accouchement est immanquablement désagréable et souffrant. La diversité locale

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des pratiques et croyances relatives à l’accouchement a également été détaillée, suite à quoi

le regard des participantes sur chacun des modèles locaux de la naissance a été présenté. On

a pu constater que l’accouchement en contexte médical pluriel implique forcément une

prise de position de la femme autochtone qui accouche et ce, soit dans le sens de

l’acceptation du modèle imposé par les non Autochtones, ou de la résistance à ce modèle

étranger par le recours à des pratiques traditionnelles autochtones. Le tout s’insère dans une

dynamique ethnique particulière et souvent fortement hiérarchisée entre ces femmes et le

personnel médical non autochtone dans les institutions publiques.

Enfin, au chapitre 4 les données qualitatives ont été analysées plus en profondeur. Pour ce

faire, les différents éléments théoriques, méthodologiques et contextuels qui furent soulevés

au long des deux premiers chapitres ont été mis à profit pour apporter une compréhension

plus fine de la situation décrite au chapitre 3. Ainsi, à partir de la mise en commun des trois

chapitres précédents, ce quatrième chapitre a permis de vérifier les différentes pistes

d’analyse déjà soulevées tout en présentant les résultats de cette recherches. Je me permets

de les résumer en trois points.

Cette recherche montre d’abord que l’accouchement à domicile fait partie de la

réalité locale en périnatalité. De plus, les données suggèrent que le modèle

traditionnel de la naissance tel qu’il existe à Villa Tunari incorpore certaines

pratiques biomédicales relatives à la naissance, le tout en fonction des valeurs

culturelles qui sont propres aux Autochtones qui habitent la région. En outre, le

recours à certaines pratiques biomédicales avant, pendant ou après l’accouchement

à domicile peut être interprété comme une forme d’indigénisation des intrants de la

modernité par les femmes autochtones du Chapare. L’utilisation «à la carte» des

soins biomédicaux montre la volonté des femmes autochtones de vivre leurs

accouchements dans un contexte sécuritaire, mais pas forcément selon les mêmes

critères de sécurité qui sont fixés par l’État et le personnel de santé.

Cette recherche a également démontré que le discours en vigueur au sujet de la

naissance dans le milieu médical à Villa Tunari encourage fortement les

interventions dans le processus naturel de la naissance. D’ailleurs, les données

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recueillies laissent supposer que les interventions médicales sont pratiquées de

manière parfois abusive et que certaines pratiques biomédicales locales vont à

l’encontre des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, ce qui

devrait évidemment faire l’objet d’un suivi. De manière générale, il a été remarqué

que les pratiques biomédicales locales renforcent le statut de subordonnée des

femmes qui accouchent en accentuant leur vulnérabilité physique et émotionnelle et

en les dépossédant du pouvoir de mettre au monde leurs enfants en toute dignité.

Or, dans le cas étudié, le discours qui supporte le modèle biomédical met de plus

une emphase particulière sur la position inférieure du modèle traditionnel de la

naissance, ce qui a pour effet de renforcer le statut inférieur de la femme indienne

de même que les idéologies racistes. En outre, le rejet des installations dites

interculturelles à Villa Tunari montre que le rapport asymétrique entre les modèles

locaux de la naissance se superpose aux rapports ethniques hiérarchisés qui

semblent toujours prédominer entre Autochtones et non Autochtones. Ainsi, la

subordination des femmes autochtones se retrouve renforcée de manière subtile

mais efficace dans les institutions de santé, d’où l’inconfort de plusieurs d’entre

elles maintes fois exprimées par la notion très symbolique de la peur.

Enfin, l’analyse des données a suggéré que la vivacité de pratiques traditionnelles

pour encadrer la naissance au Chapare de même que la fréquence des

accouchements domiciliaires dans cette région peuvent être interprétés comme des

formes discrètes et informelles de résistance de la part des femmes autochtones.

Ainsi, celles qui choisissent d’emblée l’accouchement à domicile, peuvent être

considérées comme les actrices de la résistance quotidienne des femmes

autochtones face à la dévalorisation de leur mode de vie et à la désappropriation de

leurs savoirs et de leurs compétences dans le domaine de la maternité. La lutte de

pouvoir qu’elles mènent en optant pour l’accouchement traditionnel est certes

discrète, mais elle démontre leur volonté ferme de conserver une fierté par rapport à

leur origine et de maintenir le pouvoir que le modèle traditionnel de la naissance

leur permet d’exercer sur leur propre corps. Leur résistance en tant que femmes à la

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désappropriation de leur maternité vient donc se conjuguer avec leur résistance en

tant qu’Autochtones face aux discours et aux pratiques racistes qui les dévalorisent.

En guise de clôture, soulignons quelques questionnements nouveaux que cette recherche a

fait naître. On a vu que les femmes du Chapare ne cherchent pas à exprimer leurs

déceptions et frustrations par rapport au modèle biomédical de la naissance par une action

concertée de résistance. Plus encore, cette question n’est même pas soulevée au sein de

l’organisation paysanne dont elles font partie. Au premier coup d’œil, l’expérience

d’accouchement des femmes autochtones du Chapare ne semble pas tout à fait refléter le

caractère très militant du processus de lutte politique des Autochtones boliviens. Peut-être

reflète-t-il plutôt la place qu’occupent réellement les femmes dans cette lutte? La place

qu’on leur donne? La place qu’elles osent prendre?

En fait, le discours de revalorisation identitaire qui est véhiculé à travers l’organisation

syndicale des paysans autochtones du Chapare n’a encore jamais abordé le domaine

exclusivement féminin de la naissance de même que plusieurs autres questions qui touchent

plus particulièrement les femmes. Cette réalité suggère que la place que prend la question

de la condition des femmes demeure limitée au sein du mouvement autochtone des

producteurs de coca, et sans doute aussi au sein des mouvements autochtones en général.

Cette question mériterait qu’on s’y attarde dans le cadre d’une autre recherche.

Il a également été soulevé qu’au-delà d’un certain niveau d’étude (généralement la fin du

secondaire), les femmes autochtones arrivent difficilement à envisager l’accouchement

domiciliaire comme une véritable option, et ce peu importe leur identité ethnique et leur

degré de mobilisation politique. À ce sujet, il serait intéressant de vérifier si le programme

éducatif traite du thème de la naissance et de quelle façon. Il ne serait pas étonnant de

relever dans le système d’éducation autant de marques des idéologies racistes qu’il fut

possible d’en identifier dans le domaine des soins de santé.

Sur le terrain, j’ai rencontré une seule femme autochtones ayant fait des études

universitaires qui a affirmé qu’elle souhaitait accoucher de son prochain enfant à la maison,

en compagnie d’une sage-femme traditionnelle. Il s’agit de l’une des bénévoles du réseau

bolivien d’humanisation de la naissance (REBOHUPAN), une jeune femme d’origine

Aymara habitant à La Paz. Elle est arrivée à prendre une telle position à la suite d’un

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accouchement hospitalier traumatisant, une expérience semblable à celle de plusieurs

femmes que j’ai interrogées au Chapare. Cet exemple permet d’imaginer que, tout comme

le discours environnemental mondial est venu soutenir et renforcer les demande des

Autochtones en Bolivie par rapport à différents enjeux liés à la terre, le mouvement

mondial d’humanisation de la naissance pourrait peut-être donner de la force à la résistance

encore individuelle et informelle des femmes autochtones de Bolivie qui souhaitent donner

naissance dans des conditions sécuritaires, sans pour autant être forcées de nier leur identité

et de rejeter les valeurs qui leur sont chères. Ce genre de possibilité implique une certaine

forme de collaboration entre les femmes boliviennes de différentes origines, rurale et

urbaine, autochtone et non autochtone.

Finalement, je tiens à mentionner que dans certains cas, la participation à cette recherche a

semblé catalyser la prise de conscience des participantes par rapport à certains enjeux liés à

la naissance auxquels elles n’avaient visiblement pas été sensibilisées auparavant. Par

exemple, Justina disait en début d’entrevue être satisfaite de son accouchement médicalisé.

Or elle a terminé son témoignage par une critique passionnée des soins périnataux

actuellement en vigueur dans la région259. Les femmes que j’ai rencontrées lors de la

rencontre mensuelle de la Fédération des femmes de la région ont également réagi avec

force suite à la présentation de mon projet d’étude par l’une de leurs dirigeantes. En fait, le

peu d’informations que je leur ai transmises a provoqué chez plusieurs un déferlement de

questions et surtout une soif de réponses. Enfin, un peu dans la même lancée, Juana a

déclaré à la toute fin de son entrevue :

Moi je souhaite pour ma fille qu’elle soit meilleure que moi, qu’elle réussisse mieux. Et qu’elle ait encore ses parents en vie à ses côtés. À moi, ça m’a manqué dans les moments les plus importants, comme celui de l’accouchement.

C’est ce que je voudrais, voir ma petite-fille ou mon petit-fils naitre. (…) Et cette fois tu peux être certaine que je vais entrer dans la salle d’accouchement

(rires)!260 (Juana).

259 «Par dessus tout, je recommanderais à tous les hôpitaux, a tout le personnel de santé de l’hôpital, qu’ils se mettent

au travail tel que le dit la nouvelle constitution où il est clairement expliqué qu’à partir de maintenant, les pratiques et

les coutumes de chacun doivent être respectées, de tous les Boliviens, et en particuliers ceux qui font partie des peuples marginalisés259»(Justina). 260 Yo deseo para mi hija que sea mejor que yo, de lo que he salido ¿no? Y que tenga todavía en vida a sus padres a su

lado, ¿no? A mí me ha hecho falta en momentos más importantes, como el parto es. Eso es lo que yo quisiera. Ver a mi

nieta o mi nieto nacer. ! Seguro, yo me entro esta vez !

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Il semble qu’une remise en question face au modèle biomédical de la naissance tel qu’il

existe localement était prête à germer, mais qu’elle n’avait simplement jamais été amenée

comme un thème de discussion. J’aurais définitivement aimé entendre les femmes partager

entre elle leurs expériences d’accouchement et réfléchir ensemble à des solutions

envisageables pour pouvoir collectivement se réapproprier leur maternité dans un contexte

sécuritaire. Le temps m’a manqué cette fois. Ce sera peut-être partie remise.

L’histoire a montré qu’au Chapare où tout pousse et fleurit avec une luxuriance

désorganisée, ce qui semble inaccessible survient parfois plus vite qu’on ne l’aurait cru et

dans des proportions qu’on aurait difficilement pu imaginer. Je termine donc ce mémoire

avec l’espoir de voir germer la pleine participation des femmes dans la vie sociale et

politique de cette région, notamment au moment de mettre au monde leurs enfants.

Pour changer le monde, il faut commencer par changer la façon de venir au monde.

(Michel Odent).

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ANNEXE 1- SITUATION GÉOGRAPHIQUE DU TERRAIN D’ÉTUDE

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ANNEXE 2- DIVISION PROVINCIALE DE COCHABAMBA ET DIVISION MUNICIPALE DU CHAPARE

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ANNEXE 3- SCHÉMA D’ENTREVUE SEMI-DIRIGÉE

Étape précédent l’entrevue

– Présentation de la recherche

– Lecture du formulaire de consentement et enregistrement du consentement verbal

Fiche d’identification du participant261

– Nom, âge, occupations

Nombre, edad, fuentes de ingresos y roles en la comunidad

– Langues parlées et chronologie de leur acquisition

Idiomas habladas y orden de adquisición

– Niveau de scolarité

Nivel escolar

– Lieu d’origine, lieu d’origine des parents

Lugar de origen, lugar de origen de ambos padres

– Lieu de naissance, nombre de frères et sœurs et lieu de naissance de chacun

Lugar de nacimiento, cantidad de hermanos y lugar de nacimiento de los hermanos

– Nombre d’enfants, âges des enfants, lieu de naissance des enfants

Cantidad de hijos, edad de los hijos, lugar de nacimiento de los hijos

Questions ouvertes

Les questions précédées d’un * sont destinées aux femmes autochtones uniquement

AXE 1 - valeurs et pratiques entourant la naissance

Avant d’avoir des enfants, que saviez-vous et que pensiez-vous d’accoucher?

Antes de tener hijos, que sabia y que pensaba del parto usted?

Décrivez-moi ce dont vous vous souvenez de chacun de vos accouchements en parlant des différentes étapes :

début du travail, travail actif, poussée, sortie du placenta, s oins postnataux).

De lo que se acuerde, describe sus partos (con detalles sobre cada etapa importante: el initio del trabajo, las

contracciones más fuerte, la expulsión del bebe, la expulsión del placenta, los cuidados del recién nacido y de

la madre después).

Comment vous a-t-on traitée tout au long de ces accouchements?

Como fue usted tratada durante todo el rato que duraron sus partos?

Selon vous, quelle est la meilleure manière de donner naissance? (lieu, interventions, personnes présentes,…)

Según usted, cual es la mejor manera de dar luz? (lugar, intervenciones, personas presente, …)

Que pensez-vous de la césarienne ? De l’accouchement naturel ?

Que opina usted de la cesárea ? Del parto normal ? Uno es mejor que otro ?

Pensez vous que la manière dont naît un enfant a une importance, peut avoir un impact ?

Es importante para un niño de que manera nace ?

Quelles sont selon vous les avantages et les inconvénients de donner naissance à l’hôpital? À la maison avec

une sage-femme? À la maison sans sage-femme?

Según usted, cuales son las ventajas y los inconvenientes de dar luz al hospital? A la casa con una partera? A

261Le texte est entièrement écrit au genre masculin pour ne pas l’alourdir. Toutefois la plupart de ces questions seront

posées à des femmes, et donc converties au genre féminin.

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la casa sin partera?

Si vous étiez en charge de l’hôpital de Villa Tunari ou de Chipiriri, apporteriez-vous des changements dans

les soins et les services aux femmes qui accouchent ?

Si usted fuera encargada del hospital de Villa Tunari o de Chipiriri, haría algún cambio para mejorar el

tratamiento y la atención de las mujeres durante el partos?

Quels changements pourraient selon vous être faits pour adapter les soins aux besoins spécifiques des femmes

de la campagne ? À leur culture?

Que cambios podrían hacerse para adaptar mejor los servicios a las necesidades de las mujeres del campo ?

A sus costumbres?

Si vous avez un autre enfant, où aimeriez-vous lui donner naissance? Pourquoi?

Si usted tenia que dar a luz a otro hijo, donde lo haría ? Porque ?

AXE 2 – description de la réalité ethnique

Quels sont les groupes ethniques que vous pouvez identifier dans votre communauté?

Cuáles son las etnias que usted puede identificar en su comunidad?

À quel de ces groupes appartenez-vous? Comment vous identifiez-vous?

¿A qué grupo se identifica usted?

Vous êtes-vous identifié à ce même groupe toute votre vie?

Y usted siempre se identificó con este mismo grupo étnico?

Comment croyez-vous que les autres vous identifient?

Como cree usted que los otros le identifica?

Peut-on dire que vous faites partie d’une groupe autochtone de Bolivie, que vous êtes Autochtone?

Se puede decir que usted hace parte de algún pueblo originario, que pertenece a una cultura indígena ?

Comment vous-sentez vous envers les membres des autres groupes ethniques?

Como se siente usted hacia los otros grupos étnicos?

*À quel groupe ethnique appartenait chacune des personnes prés entes lors de vos accouchements et quels

étaient leurs compétences spécifiques?

Durante sus partos, a cual etnia pertenecía cada persona presente? Y cuáles eran las competencias de cada

una?

*Pourquoi avez-vous choisi d’accoucher en présence de ces personnes?

Porque eligió usted de dar luz con estas personas?

*Si vous deviez revivre un autre accouchement, choisiriez-vous de vous entourer des mêmes personnes?

Pourquoi?

Si usted tenía que dar luz a otro hijo, elijaría a las mismas personas para ayudarla? Y porqué?

En général, vous sentez-vous respectée par vos employeurs? Par les professseurs de vos enfants? Par les

médecins et les infirmières?

Usted siempre se siente respetada por los empleadores ? Por los profesores ? Por los médicos y las

enfermeras ?

Croyez-vous qu’il y a du racisme en Bolivie? Au Chapare? Dans votre communauté?

Según usted, hay racismo en Bolivia ? Y en el Chapare ? Y en su pueblo ?

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AXE 3 – Support au mouvement autochtone

Avez-vous participé aux derniers grands événements de contes tation publique dans votre localité?

Usted participó a los últimos eventos de contestación publica en su localidad?

Êtes-vous d’accord avec le processus de changement initié par le gouvernement d’Evo Morales?

Usted esta de acuerdo con el proceso de cambio iniciado por el gobierno actual ?

Êtes-vous affectée par ces changements? Comment?

Le afectan a usted estos cambios ? De que manera ?

Usted ve que están cambiando también las actitudes, los comportamientos de la gente hacia los que vienen

del campo? Los que hablan puro quechua ? las que tienen su bebe en la casa ?

Que pensez-vous de l’importance qu’accorde le gouvernement actuel aux cultures autochtones?

Qué opina sobre la importancia que le da el gobierno actual a las culturas indígenas?

Abordez-vous souvent cette question avec votre famille? Vos collègues? Vos proches?

Usted habla mucho de este tema con su familia? Sus colegas? Sus amigos?

Si vous étiez président de la Bolivie, quels changements apporteriez-vous pour ameliorer la vie des femmes

du Chapare par exemple? De leur enfants ?Pour ameliorer la façon de mettre au monde les enfants?

Si usted fuera presidente de Bolivia, propondría algunos cambios en este sentido? Por ejemplo, haría

cambios para favorecer las mujeres indígenas? Para mejorar la manera de dar luz?

Pour terminer, que souhaitez-vous pour l’avenir de vos enfants? Voulez-vous qu’ils parlent quechua? Qu’ils

conaissent la vie de la campagne? Que vos filles portent la pollera?

Y para terminar, que desea usted para el futuro de sus hijos ? Quiere que siguen hablando quechua ? Que se

visten de pollera ? Que conozcan la vida del campo ? Que sean orgullosos de donde vienen ?

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ANNEXE 4- FORMULAIRE DE CONSENTEMENT VERBAL

PROJET DE RECHERCHE :

« Les pratiques associées à la naissance en milieu autochtone en Bolivie : Ethnicité et relations de pouvoir

dans une société en pleine transformation » (titre provisoire), par Audrey Pinsonneault, étudiante à la maîtrise

en anthropologie à l’Université Laval, QUÉBEC, Canada.

Direction :

Marie France Labrecque, professeure au département d’anthropologie de l’Université Laval, QUÉBEC.

Avant d’accepter de participer à ce projet de recherche, ce document vous est lu afin que vous compreniez

bien en quoi consiste le projet, quels sont ses objectifs, comment se déroulera votre participation et quels sont

les avantages, les inconvénients et les risques qui en découlent. Vous êtes invité à poser des questions à tout

moment durant la lecture du document.

Nature de l’étude

Cette recherche a pour but de mieux comprendre comment se déroule la naissance en milieu autochtone et

comment se vivent les rapports entre les femmes autochtones et les personnes non Autochtones qui sont

présentes lors des accouchements de ces dernières.

Les résultats obtenus serviront à l’élaboration d’un mémoire de maîtrise. Vous pourrez recevoir un résumé en

espagnol des résultats de cette recherche si vous laissez vos coordonnées à la chercheure.

Déroulement de la participation

Votre participation à cette recherche consiste à participer à une entrevue, d’une durée de moins de 2 heures.

L’entrevue peut être enregistrée. L’entrevue portera sur vos expériences d’accouchement ou vos expériences

de travail aupès de femmes en situation de grossesse, d’accouchement ou de post partum. Il est possible que

des participants soient recontactés pour une deuxième courte rencontre afin de recueillir un complément

d’information.

Avantages, risques ou inconvénients possibles liés votre participation

Le fait de participer à cette recherche vous offre une occasion de réfléchir individuellement, et en toute

confidentialité, sur la façon dont on traite les femmes autochtones qui accouchent.

Il est possible que le fait de raconter vos expériences sucitent des réflexions ou des souvenirs émouvants ou

désagréables. Si cela se produit, vous pouvez en parler à la chercheure, celle-ci pourra au besoin vous

mentionner des ressources en mesure de vous aider.

La recherche ne représente absolument aucun risques.

Participation volontaire et droit de retrait

Votre participation se fait sur une base volontaire.

Vous pouvez refuser de répondre à certaines questions ou mettre fin à votre participation à n’importe quel

moment sans avoir à le justifier. Votre retrait n’entrainera aucune conséquence négative et aucun p réjudice.

Tous les renseignements personnels vous concernant seront alors détruits.

Confidentialité et gestion des données

Les mesures suivantes seront appliquées pour assurer la confidentialité des renseignements fournis par les

participants :

Les noms des participants n’apparaîtront dans aucun rapport et ne seront founis sous aucun prétexte.

Toutes les données de cette recherche seront gardées dans un lieu sûr et connu uniquement de la chercheure.

Les données de cette recherche, incluant les notes et les enregistrements, seront entièrement détruites deux ans

après le dépôt du mémoire de maîtrise de la chercheure.

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Renseignements supplémentaires

Toute question concernant le projet de recherche pourra être adressée à la chercheure ou à la directrice de

recherche :

Audrey Pinsonneault Marie France Labrecque

01 418 522 1831 01 418 656 2131 ext. 7422

[email protected] [email protected]

Toute plainte ou critique peu être adressée en toute confidentialité en tant que participant à ce projet de

recherche :

Au bureau de l’ombusman de l’Université Laval :

Pavillon Alphons- Desjardins, Bureau 3320

Québec, QC, Canada

Téléphone : 01 418 656 3081

Courriel : [email protected]

Ou encore à Guillermo Vilela Diez de Medina :

Président de l ’ A s a mb le a p e r ma n e n t e d e lo s d e r e c h o s h u ma n o s d e Bo l iv ia ( A P DHB)

Téléphone : 00 519 244 0611

Courriel : [email protected]

Avec votre accord, les questions suivantes seront enregistrées sur magnétophone :

Avez-vous compris les objectifs du projet de recherche et les implications de votre participation?

Concentez-vous à participer de plein gré à cette recherche en ce jour du____________ 2009?

Remerciements

Votre participation est très précieuse pour me permettre de réaliser cette étude et je vous remercie

chaleureusement d’y participer.

Audrey Pinsonneault

*Approuvé le 1er

décembre 2008 par le Comité d’éthique en recherche de l’Université Laval (CERUL)

numéro d’approbation : 2008-300

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ANNEXE 5- FORMULARIO DE CONSENTIMIENTO ORAL

PROYECTO DE INVESTIGACIÓN: « El nacimiento en Bolivia: Etnicidad y relaciones de poder en una

sociedad en cambio »

INVESTIGADORA : Audrey Pinsonneault, estudiante a la maestria en antropología en la Université Laval, QUÉBEC, Canadá

DIRECCION: Marie France Labrecque, profesora de antropología a la Université

Laval, QUÉBEC, Canadá

Antes de aceptar en participar a este proyecto de investigación, el presente documento le será leído para que

entiende bien qué tipo de investigación es, cuáles son sus objetivos, como pasara su participación, y cuáles

son las ventajas, los inconvenientes y los riesgos involucrados. Usted puede hacer preguntas en cualquier

momento durante la lectura del documento.

El estudio

Esta investigación sirve para entender cómo funcionan las relaciones entre las mujeres indígenas y los que no

son indígenas y que están presentes durante sus partos.

Los resultados van a ser utilizados para elaborar una tesis de maestría. Los participantes van a poder recibir un

resumen de estos resultados en español si dejan sus informaciones personales a la investigadora.

La participación

Su participación a este proyecto consiste en participar a une entrevista de menos de dos horas. La entrevista

va a ser registrada. En la entrevista, hablaremos sobre todo sus experiencias de parto o de sus experiencias de

trabajo con mujeres embarazada, en situación de parto o en post partum. Puede ser que algunos sean

contactados para un segundo encuentro corto, cual servirá a colectar un suplemento de informaciones.

Ventajas, inconvenientes y riesgos potenciales:

El hecho de participar en esta investigación le ofrecer una oportunidad única de refeccionar de manera

individual y en todo confidencialidad, sobre el tratamiento que se hace en la sociedad boliviana de la mujer

indígena en parto.

Puede ser que relatar sus experiencias haga subir ideas o recuerdos muy emotivos o desagradables. Si ocure

eso, la investigadora puede indicarle recursos.

Esta investigación no presenta ningún riesgo.

Participación voluntaria y derecho de retracto.

Su participación es totalmente voluntaria. Usted puede elegir de no responder a algunas preguntas o de

acabar con su participación en cualquier momento sin tener que justificarlo. Retirarse no ocasionara

consecuencias negativas o prejuicios. Así, todas las informaciones personales serán destruidas a la demanda

de los participantes.

Confidencialidad y gestión de los datos

Las medidas siguientes serán tomadas para asegurar la confidencialidad de las informaciones dadas por los

participantes:

Los nombres de los participantes serán inscritos sobre ningún reporte y tampoco serán comunicados bajó

ningún pretexto.

Todos los datos de investigación serán guardados en un lugar seguro conocido solamente por la

investigadora.

Los datos, incluyendo las notas escritas y las grabaciones, van a ser destruidos dos años después del

depósito de la tesis de maestría de la investigadora.

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Informaciones adicionales

Toda pregunta relativa al proyecto de investigación podra ser comunicada directamente a la investigadora o a

la directora del proyecto:

Audrey Pinsonneault Marie France Labrecque

01 418 522 1831 01 418 656 2131 ext. 7422

[email protected] [email protected]

Se puede dirigir las quejas, denuncias o criticas de manera confidencial:

A la oficina de l’ombusman de l’Université Laval:

Pavillon Alphons- Desjardins, Bureau 3320

Québec, QC, Canada

Teléfono : 01 418 656 3081

Email : [email protected]

O a Guillermo Vilela Diez de Medina:

Presidente de l’Asamblea permanente de los derechos humanos de Bolivia (APDHB)

Teléfono : 00 519 244 0611

Email : [email protected]

Con su acuerdo, las preguntas siguientes van a ser grabadas con magnetófono:

Usted entendió bien los objetivos de esta investigación y todas las implicaciones de su participación?

Usted da su consentimiento para participar de su plena voluntad a este proyecto de investigación en el día de

________________ de 2009?

Agradecimiento

Su participación está preciosa para mi trabajo y le agradezco muchísimo

Audrey Pinsonneault

*Aprobado por el Comité ético de investigaciones de la Universidad Laval (CERUL) Numero de aprobación: 2008-300.

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ANNEXE 6- CARTES GÉOGRAPHIQUES DE LA BOLIVIE

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ANNEXE 7- DISTRIBUTION DES PRINCIPAUX GROUPES AUTOCHTONES DE BOLIVIE

*Source : Ministère des affaires paysannes et autochtones de Bolivie (MACPIO), 2002

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ANNEXE 8: CENTRE DE SANTÉ DE VILLA 14 DE SEPTIEMBRE

*L’aire d’attente

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*La salle d’accouchement

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ANNEXE 9 : HÔPITAL DE PREMIER NIVEAU DE CHIPIRIRI

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*La salle d’accouchement

*La «cama intercultural»

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ANNEXE 10 : HÔPITAL SAN FRANCISCO DE ASSIS DE VILLA TUNARI

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*La salle d’accouchement

*La «sala de parto intercultural»

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ANNEXE 11: IMAGES DE LA MARCHE DES COCALERAS DE 1995 ET DU BLOCAGE ROUTIER DE 2005 À VILLA TUNARI