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Constructions, négociations et dérives des identités régionales dans les États des Grands Lacs africains : approche comparative Sous la direction de Bogumil JEWSIEWICKI et Léonard N'SANDA BULELI Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire (Université Laval, Québec), Réseau Démographie, Agence universitaire de la Francophonie, Unité d'enseignement et de recherche sur l'histoire de la mémoire, Institut pédagogique supérieur, Bukavu, R D Congo

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Constructions, négociations et dérives des identités régionales dans les États des Grands Lacs africains :

approche comparative

Sous la direction de Bogumil JEWSIEWICKI et Léonard N'SANDA BULELI

Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire (Université Laval, Québec), Réseau Démographie, Agence universitaire de la Francophonie, Unité d'enseignement et de recherche sur l'histoire de la mémoire, Institut pédagogique supérieur, Bukavu, R D Congo

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Table de matières Page

1. Introduction : de la mémoire, de l’identité et de l’imaginaire, plaidoyer pour un espace public de la négociation. Par Bogumil JEWSIEWICKI 5

2. État de la question sur le conflit Katangais-Kasaïen dans la province du Katanga (1990-1994). Par Donatien DIBWE dia Mwembu

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3. Les identités régionales et ethniques dans l’Ouest de la République démocratique du Congo (Bas-Congo et Kwango-Kwilu). Par Ernest KIANGU Sindani

49

4. Migrations, enjeux identitaires et conflit dans la région des Grands-Lacs africains. Cas de l’Est de la République démocratique du Congo. Par Léonard N’SANDA BULELI

93

5. Conflit identitaire en Ituri : Rapport préliminaire. Par Noël OBOTELA RASHIDI 127

6. Analyse comparée des discours régionaux au Congo. Par Pascal NYUNDA ya RUBANGO

139

7. Négociations identitaires et réconciliation au Burundi : Initiatives prises. Par Melchior MUKURI

163

8. Nationalism, Historiography and the (re) construction of the Rwandan past. Par Thomas TURNER

193

9. Commentaires d’Erik KENNES sur «l’État de la question sur le conflit Katangais-Kasaïen dans la province du Katanga (1990-1994)»

203

10. Commentaires de Christian THIBON sur «Les Migrations, enjeux identitaires et conflit dans la région des Grands-Lacs africains. Cas de l’Est de la République démocratique du Congo»

209

11. Commentaires d’Isidore NDAYWEL sur «Les identités régionales et ethniques dans l’Ouest de la République démocratique du Congo (Bas-Congo et Kwango-Kwilu)»

213

12. Commentaires de Marc LE PAPE sur «Traitements de l’Histoire nationale au Burundi et au Rwanda ».

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13. Annexes 223

14. Notice biographique des auteurs 237

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INTRODUCTION : DE LA MÉMOIRE, DE L’IDENTITÉ ET DE L’IMAGINAIRE, PLAIDOYER POUR UN ESPACE PUBLIC DE NÉGOCIATION

Bogumil Jewsiewicki

Ce projet, dont le présent volume constitue une première réalisation, est issu de la rencontre de plusieurs personnes et institutions. Il propose aux intellectuels de la région de l’Afrique centrale un lieu d’échange, un espace de négociation bénéficiant des éclairages critiques du regard universitaire. Si nous implantons ce lieu sur la Toile, tout autant pour le rendre accessible que pour y faciliter les échanges, la démarche universitaire n’est qu’une première phase. Lors de la rencontre où ont été présentés les textes qui composent ce dossier, Christian Thibon a attiré l’attention sur le rôle qu’a joué le téléphone mobile dans les négociations politiques au Burundi. Quand la méfiance entre les acteurs politiques est grande, il y a un avantage certain de commencer à se parler sans devoir se voir, sans que les interlocuteurs ne sachent où se trouvent les uns et les autres. Désormais, l’Internet est relativement accessible dans la région concernée, sans que l’on puisse parler de véritable démocratisation d’accès. Il s’agit néanmoins d’un espace de circulation de l’information, des opinions, de la propagande, espace qui est le plus accessible de tous pour ceux qui savent lire. Il existe toujours une barrière économique, technologique et institutionnelle à la capacité de fréquenter la Toile. Sans aucun doute les femmes s’y retrouvent nettement moins nombreuses que les hommes ; les villageois l’ignorent, à l’exception de quelques entrepreneurs politiques ou religieux. Cependant, l’espace électronique est de loin plus accessible que l’espace de l’imprimé, la barrière économique à l’entrée y est plus basse que pour la radio, sans parler de la télévision. Enfin, l’oralité postscripturale1, qui organise la communication publique dans les espaces urbains constitue plus un avantage qu’un handicap dans la fréquentation de l’espace électronique. Par contre, dans cette région où la tradition intellectuelle de la communication « moderne » est largement issue de la formation à l’école missionnaire, la Toile n’ayant pas le prestige de l’écrit, son usage peut, pour cette raison, être perçu comme un inconvénient; mais pour la même raison la Toile redevient un avantage puisque s’y exprimer peut être moins intimidant.

Cette longue entrée en la matière consacrée à en justifier le lieu trahit un malaise, une crainte que le débat proposé par ce dossier ne soit pas pris au sérieux. Relevons le défi de démocratiser l’espace d’échange et profitons de la multiplicité des lieux physiques et symboliques de son opération afin de surmonter le préjugé initial de sa faible légitimité. Au moment où le visiteur y accédera, le dossier sera simultanément accessible sur plusieurs sites web, celui de l’Agence universitaire de la Francophonie, le site www.anamnesis.fl.ulaval.ca de la Chaire de recherche du Canada sur l’histoire comparée de la mémoire et, prochainement, le site de l’Unité d’enseignement et de recherche sur l’histoire de la mémoire, Institut pédagogique supérieur, Bukavu, R D Congo et celui du Centre d'études des crises et des conflits internationaux (CECRI) de l’Université catholique de Louvain. Le Forum auquel vous êtes invités à participer est animé par le Dr. Léonard N’Sanda Buleli, fondateur et directeur de cette UER sur l’histoire de la mémoire. L’environnement du site anamnesis vous invite à une démarche comparative qui dépassant la région vise à universaliser une perspective plutôt qu’à singulariser2 l’expérience unique. Soyons clairs, universaliser l’unique ne signifie pas dissoudre le premier dans le second, mais plutôt saisir l’universel comme perspective afin de révéler tout autant ce qui leur est commun (partagé par toutes les expériences humaines) que ce qui est unique au second. Le défi actuel du pluralisme culturel — il serait plus juste de parler de la pluralité des hommes et des femmes dans leurs singularités autant que dans leur universalité — peut être relevé sur la Toile. Le recours à la tradition intellectuelle de travail critique en français peut aider à bien nous en servir. Une condition s’impose, reconnaître de quel lieu la parole est dite, celui de citoyen ou celui d’intellectuel critique, universitaire ou non. On peut, on devrait, être l’un et l’autre, mais à tour de rôle et non dans la confusion puisque chacune de ces postures a ses exigences qui ne sont pas nécessairement compatibles au même moment.

1 B. Jewsiewicki, « Vers une impossible représentation de soi », Les temps modernes, nos 620-621, p. 101-114. 2 Voir B. Jewsiewicki, « Cheri Samba. Universalizing a Unique Perspective », in Prince Claus Funds, Humor & Satire. 2005 Prince Claus Awards, La Haye, 2005, p. 67.

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Revenons maintenant au point de départ de ce dossier afin que le lecteur sache dans quelles conditions et par qui ce lieu de parole a été formé. En 2004, fut formulée l’idée d’un projet de recherche sur la dynamique identitaire au Congo. Cette initiative de Bernard Lulutala Mumpasi (alors professeur de démographie à l’Université de Kinshasa et membre du Réseau Démographie de l’AUF) a été relayée par Pascal Kapagama du Groupe d’études et de recherches sur les sociétés africaines (Université Laval, Québec) et appuyée par le Réseau Démographie de l’AUF. Invité à m’y joindre, je me suis trouvé devenir son animateur puisque, entre temps, Bernard Lututala est devenu recteur de l’Université de Kinshasa. Pour permettre au projet de démarrer, Richard Marcoux et le Réseau Démographie ont offert un soutien financier complété par les apports du projet « Séminaire virtuel - Mémoires historiques ici et ailleurs : regards croisés » et de la chaire que je dirige. Dans la région même, Donatien Dibwe dia Mwembu qui anime le projet « Mémoires de Lubumbashi », Kiangu Sindani de l’Université de Kinshasa et Melchior Mukuri de l’Université du Burundi, tous anciens boursiers postdoctoraux de l’AUF et de la Chaire, ont accepté d’y participer. Ce fut également le cas d’Augustin Nsanze (ancien chercheur associé à ma Chaire et au CELAT). Les moyens financiers restreints n’ont pas permis d’assurer la participation des deux derniers à la rencontre. Léonard N’Sanda, qui terminait alors son doctorat à l’Université Laval, est devenu depuis professeur à l’Institut supérieur pédagogique de Bukavu. C’est à titre de boursier postdoctoral de l’AUF et de la Chaire qu’il assure actuellement la coordination du projet dont le centre de gravité régional sera placé à Bukavu à partir de mars 2006, quand il y rejoindra son UER « Histoire de la mémoire ».

L’amitié de quelques collègues dispersés à travers le monde nous a apporté leur participation, soit en personne, dans les cas de Remy Bazenguissa, Isidore Ndaywel è Nziem, Nyunda ya Rubango, Marc Le Pape, Christian Thibon et Thomas Turner, soit en délégant un chercheur dans le cas d’Alphone Maindo du centre dirigé à l’Université Paris I par Richard Banegas. Pour terminer, le hasard nous a été favorable. Noël Obotela et Marcel Ngandu (ce dernier co-auteur avec Dibwe d’un livre sur le conflit Katangais-Kasaiens paraissant alors aux Éditions L’Harmattan1), étaient alors présents en Belgique invités respectivement par le Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren et par l’Université catholique de Louvain.

Le CECRI de l’Université catholique de Louvain s’est présenté comme lieu idéal pour tenir la rencontre, tout d’abord par la présence en ce centre de Valérie Rosoux2, dont les travaux sur la place de la mémoire dans les relations internationales nous apportent une dimension indispensable, ainsi que par l’orientation du Centre. Nous y avons bénéficié d’un accueil intellectuel et humain des plus précieux. Plusieurs collègues de l’UCL se joignaient également au groupe au gré de leur disponibilité. Enfin, et sans le moindre préjugé pour son importance, la collaboration de la Section Histoire du temps présent du Musée royal de l’Afrique centrale s’est traduite tout autant par la participation de Gauthier de Villers et d’Erik Kennes − qui a rédigé l’un des commentaires − que par la présentation du dernier volume des Cahiers africains/Afrika Studies, dirigé par Danielle de Lame et Donatien Dibwe dia Mwembu, Tout passe. Instantanés populaires et traces du passé à Lubumbashi.

Le parti pris de l’entreprise a été simple, présenter diachroniquement, par région, en quelques descriptions analytiques, la situation des conflits et négociations identitaires qui s’y déroulent depuis 1990. La comparaison faisait déjà partie du projet initial proposé par Bernard Lututala. Nous en avons fait l’élément central de la démarche en insistant sur la « comparaison entre » plutôt que sur la « comparaison à », trop hiérarchisante3. Les moyens matériels très limités nous ont d’abord restreint à porter le regard sur trois régions, le Katanga, le Sud-ouest et l’Est du Congo. La collaboration avec Melchior Mukuri et l’amitié de Thomas Turner nous ont valu deux textes sur le Burundi et sur le Rwanda ; nous avons attendu jusqu’à la dernière minute un texte promis par Augustin Nsanze, malheureusement trop occupé par ses obligations professionnelles actuelles. Pendant la rencontre, Noël Obotela et Alphonse Maindo avaient promis chacun un texte sur le Nord-

1 Vivre ensemble au Katanga, Paris, L’Harmattan 2005. 2 Ancienne boursière postdoctorale du CELAT, Université Laval. 3 Voir François Hartog, Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade, 2005, p. 197, s’appuyant sur Gérard Lenclud. Il est difficile de signaler ici la littérature sur la comparaison, rappelons seulement le récent numéro de la revue Genre Humain (42, 2004) De la comparaison à l’histoire croisée.

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est du Congo; seul Noël Obotela nous l’a fait parvenir, et Maindo, revenu à Kisangani, n’a pas pu être joint.

Seulement au moment où les trois rapports ont été déposés, et pas avant, j’ai adressé une demande pressante à Nyunda ya Rubango de faire l’analyse d’un échantillon de discours politiques dont il était question dans ces rapports. Par amitié, il a accepté de relever cette tâche. Je crois que le lecteur doit lui en être reconnaissant.

L’évolution interne de ce projet a donc fait que, formulé d’abord à partir de Kinshasa, il a été implanté à côté de celui lancé à Lubumbashi depuis 2001, « Mémoire de Lubumbashi » ayant déjà produit plusieurs manifestations locales et quelques publications1. À présent, Bukavu se trouve être son lieu d’implantation puisque l’UER dirigé par Léonard N’Sanda lui servira de centre de gravitation et d’animation. Une section sur le forum du site www.anamnesis.fl.ulaval.ca est réservée au présent projet, elle sera administrée par Léonard N’Sanda.

À dessein, aucun cadre théorique n’a été proposé au départ. Après la réception des rapports, nous avons disposé de trois semaines pour leur lecture et analyse, c’est au cours de cette période que les commentaires, qui figurent en fin de ce dossier ont été préparés. J’ai alors fait circuler un dossier composé principalement de quelques textes de Jürgen Habermas sur l’espace public et sur le patriotisme constitutionnel, ainsi que quelques analyses critiques qui leur ont été consacrées2. Hérold Toussaint a très justement attiré l’attention sur le potentiel de ce dernier concept pour la transition politique en Haïti3 ; j’estime que les analystes et acteurs politiques congolais gagneraient à en prendre connaissance.

Aboutissement d’une série de rencontres, du bricolage tant qu’entre amis qu’au niveau institutionnel, ce projet n’a pu se mettre en place en moins d’un an que grâce au capital des relations qui se trouvaient à son aval, mais surtout grâce à la confiance et aux appuis reçus tout d’abord au sein de l’Agence universitaire de la Francophonie. Tant la recteur de l’Agence, Michèle Gendreau-Massaloux, que le responsable du Réseau Démographie, Richard Marcoux, et le Bureau Amérique du Nord, plus particulièrement Lucie Parent, ont cru en nous et nous ont aidés. Nous avons également bénéficié dans le quotidien, et c’est la condition de pouvoir progresser, de l’appui du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (Université Laval), tout particulièrement de l’amitié de son coordonnateur Gervais Carpin. N’eut été la souplesse qu’offre le programme de la Chaire de recherche du Canada, la réalisation de cette entreprise en si peu de temps aurait été impossible, de même que la création d’une infrastructure numérique dont le site web anamnesis réalisé par Tristan Landry.

Le projet est maintenant entre les mains des citoyens et des intellectuels critiques de la région. De l’extérieur nous ne pouvons que l’accompagner contribuant d’une part à la nécessaire distinction entre les positions de citoyen et d’intellectuel critique à chaque fois que quelqu’un y prend la parole de manière responsable. D’autre part, les voix extérieures, dont le lieu d’énonciation n’est forcement pas citoyen, devraient contribuer à maintenir et à enrichir tout autant la diversité et le pluralisme des positions critiques que l’éclairage comparatiste. La posture historique ou mémorielle, tout comme la posture citoyenne et critique, ne peuvent pas être confondues. Toutes sont nécessaires, mais aucune ne détient de vérité entière et chacune, par l’éclairage qu’elle apporte à l’autre, par le rappel des responsabilités et des obligations en jeu, enrichit l’espace public où l’opinion publique

1 Ukumbusho - Mémoires de Lubumbashi : images, objets, paroles, Femmes-Mode-Musique. Mémoires de Lubumbashi et Le travail hier et aujourd’hui. Mémoire de Lubumbashi, Paris, L’Harmattan, respectivement 2001, 2002 et 2004, coll. « Mémoires lieux de savoir. Archive congolaise ». 2 Voir parmi les plus accessibles : Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, et Écrits politiques, tous deux Paris, Flammarion, 1992, coll. « Champs », Stéphane Haber, Jürgen Habermas, une introduction, Paris, Découverte, 2001, coll. « Pocket » et Habermas. L’usage public de la raison, sous la direction de Rainer Rochlitz, Paris, PUF, 2002, coll. « Débats philosophiques » 3 Cette conférence intitulée « Pourquoi lire Jürgen Habermas à l’Université d’État d’Haïti », prononcée le 20 octobre 2004 à l’Université Laval, peut être entendue sur l’audiothèque du site www.anamnesis.fl.ulaval.ca. Hérold Toussain y avait séjourné dans le cadre du programme « Mobilité des professeurs-cherchers invités du Sud », de l’AUF.

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travaille — entre les champs d’expérience et l’horizon d’attente — autour des lieux de mémoire et sous l’influence des cadres sociaux de la mémoire et de l’imaginaire.

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ÉTAT DE LA QUESTION SUR LE CONFLIT KATANGAIS-KASAÏEN DANS LA PROVINCE DU KATANGA (1991-1994)

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0. INTRODUCTION « Aucune étude sérieuse de l’évolution politique au Congo ne peut laisser de côté le difficile problème du « tribalisme «, ou de ce que l’on peut encore appeler « l’ethnicité «. C’est l’un des problèmes majeurs qui met en question l’existence même de l’entité congolaise» (Crawford Young)1

Cette citation de C. Young, vieille de 26 ans environ, est toujours d’actualité. Elle met en relief la place qu’occupe le problème identitaire dans le comportement des leaders politiques et, partant dans l’évolution politique de la République démocratique du Congo.

De façon générale, le continent africain est en crise. Depuis les indépendances, l’Afrique traverse une série de violences politiques, économiques, sociales, morales et même culturelles. Mutineries, rebellions, coups d’Etat militaires, conflits inter ethniques ou frontaliers, intolérance politique et religieuse, exclusion de l’autre, etc.., sont le lot de la vie quotidienne. L’Afrique semble perpétuer son étiquette de terra incognita, de par le comportement énigmatique de ses dirigeants, entraînant ainsi son gros point d’interrogation tant son devenir est incertain. Cette rupture brutale de l’équilibre de la société dans un contexte de violence chronique semble donner raison à ceux-là mêmes qui, au lendemain des années 1960, prétendaient que l’Afrique était mal partie, que son indépendance était ratée2. Cette crise est en fait la résultante de l’absence de l’intégration sociale, politique et économique des populations ou des pays en présence.

Dans certains états africains, l’ethnicité et le régionalisme rendent malaisée la cohabitation entre différents groupements sociaux. Le génocide ruandais vécu en 1994 et les troubles entre Hutu et Tutsi observés aussi bien au Ruanda qu’au Burundi ont pour origine le nationalisme ethnique, un problème d’identité. Ethnicité et régionalisme sont là des termes identitaires qui, en eux-mêmes, ne sont pas vecteurs de germes séparatistes. Mais leur utilisation fait (re)naître l’égoïsme, l’égocentrisme, l’exclusion, la haine de l’autre, l’intolérance. Ces identités apparaissent le plus souvent lorsque la souveraineté d’un groupe est en danger ou lorsque les intérêts des groupes en présence sont menacés. La cohabitation des différents groupes sociaux est le plus souvent entachée des conflits dans le contrôle des espaces économiques et politiques. Les conflits en question peuvent concerner deux ethnies au sein d’un même espace géographique ou deux espaces géographiques différents.

La République démocratique du Congo, sorte de sous-continent africain, n’échappe pas à cette crise. De par sa position géographique, il partage des frontières avec neuf pays des mondes anglophone, francophone et lusophone avec leurs problèmes particuliers. La région des grands lacs, par exemple, constitue un volcan en activités tant les problèmes de contrôle des espaces politique et économique entre les deux ethnies hutu et tutsi n’auront pas trouvé d’issue heureuse et définitive. En outre, 45 ans après son indépendance, la République démocratique du Congo en général et la province du Katanga en particulier se trouvent enlisés dans une période de turbulence politique chronique avec comme corollaires des profonds bouleversements économiques, sociaux, culturels et moraux aux conséquences néfastes.

Dans le cas qui nous concerne, l’ethnicité et le régionalisme se révèlent des stratégies identitaires qu’un individu ou un groupe d’individus de même provenance utilisent pour accéder au pouvoir et s’y maintenir. C’est pourquoi la résurgence des identités collectives apparaît le plus

1 Crawford YOUNG, Introduction à la politique zaïroise, 2è Edition, Presses Universitaires du Zaïre, Kinshasa, 1979, p. 107. 2 Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire G. BALANDIER, “Crises et mutations en Afrique”, in Le Monde diplomatique, mars 1964, p. 4; R. DUMONT, L’Afrique noire est mal partie, Edition du Seuil, Paris, 1962; A. De MEISTER, L’Afrique peut-elle partir?, Edition du Seuil, Paris, 1965, etc..

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souvent à l’approche des échéances électorales. C’est à ce moment aussi que l’on assiste à des jeux d’alliances ethniques ou régionales et aussi à des jeux de divorces et des conflits interethniques ou inter provinciaux.

Le début des années 1990 fut marqué au Congo par le discours du 24 avril du président Mobutu qui mettait un terme au monopartisme et ouvrait ainsi une nouvelle ère, celle du multipartisme intégral. Mais, cette période de transition politique que la population congolaise croyait pacifique fut longue et conflictuelle à cause des violations répétées des accords conclus entre le pouvoir et l’opposition. Elle fut, entre autres, caractérisée par la résurgence des identités collectives tribales, ethniques et régionales. Attisées par le pouvoir décadent de Mobutu devenu allergique à l’unité du pays, ces identités débouchèrent sur des conflits inter ethniques sanglants un peu partout au Congo, notamment dans les provinces du Nord-Kivu, du Sud-Kivu, du Kasaï Oriental et du Katanga.

Le premier grand conflit que la province du Katanga connaît fut non pas inter ethnique mais inter provincial. Ce conflit sanglant avait pour base la gestion des espaces économiques et politiques et, partant la création d’une bourgeoisie katangaise. Le pouvoir politique en place a procédé à la fois à la dékasaïnisation et à la katangaïsation des postes de responsabilités dans tous les domaines de la vie quotidienne. En d’autres termes, les postes de responsabilités jadis occupés par les originaires des provinces du Kasaï étaient arrachés à ces derniers et redistribués aux originaires du Katanga. Un conflit sanglant opposa les Katangais originaires de la province du Katanga aux Katangais originaires des provinces du Kasaï Occidental et Oriental. Ce conflit, communément appelé épuration ethnique, fait couler beaucoup d’encre et de salive.

Notre objectif n’est pas d’exhumer ici la mémoire des tensions qui ont secoué la province du Katanga au cours de la dernière décennie du XX ° siècle. Nous voulons rendre compte des débats autour de ces conflits, de la recherche de la réconciliation, etc., des avancées ou des blocages enregistrés dans le processus de la négociation, etc. Notre communication est axée autour de quatre points essentiels. Le premier point justifie la présence nombreuse des originaires des provinces du Kasaï dans la province du Katanga. Le deuxième point présente un bref aperçu historique du conflit katangais-kasaïen depuis la période coloniale. Le troisième volet, le plus important, traite des débats autour du conflit, de la recherche des voies et moyens pour la réconciliation entre les deux communautés antagonistes. Le dernier point, conséquence du conflit, montre le caractère de façade de l’identité katangaise. Nous clôturerons cette étude par une conclusion.

1. Qui sont les Katangais originaires des provinces du Kasaï ?

Les Kasaïens du Katanga constituent une communauté hétérogène aussi bien horizontalement que verticalement. Cette communauté est interethnique et composée, pour le Kasaï Oriental, des Luba-Kasaï, des Songye, des Tetela, des Kanyoka et, pour le Kasaï Occidental, des Luluwa, des Kuba, des Salampasu, des Kete, etc... Elle renferme deux catégories de personnes : celle des immigrés, des gens venus du Kasaï pour diverses raisons, et celles des natifs, gens nés sur place et qui ne sont Kasaïens que de nom.

La présence nombreuse et permanente des Kasaïens au Katanga comme d'ailleurs la notion même de «Kasaïens» datent de la période coloniale. Elle est d'abord liée à l'organisation territoriale du Congo belge. En effet, à partir des années 1910, le Congo belge fut divisé en quatre provinces : le Katanga (1910), la Province Orientale (1913), l'Équateur (1917) et le Congo-Kasaï (1918). Les territoires de Kanda-Kanda, Kabinda, Mpania Mutombo, Kisengwa et Tshofa faisaient alors partie de la province du Katanga et composaient, avec les territoires de Kabongo, de Mato et de Mutombo Mukulu, le district du Lomami créé en 1912. Cette dernière entité territoriale était considérée comme la plus peuplée du Katanga et, partant, le réservoir de la main-d’œuvre à destination du Haut-Katanga industriel1. En 1927, par exemple, sur une population totale du Katanga évaluée à 977.320 personnes, le district du Lomami en comptait à lui seul 499.578 habitants, soit 51% de la population totale. De ces 499.578 personnes, les territoires de Kanda-Kanda, Kabinda, Mpania Mutombo, Kisengwa et Tshofa disposaient de 398.100 personnes, soit 41% de la population totale du Katanga et 80% de celle

1 L. MOTTOULLE, «Contribution à l'histoire des recrutements et emplois de la main-d'oeuvre indigène dans les territoires du Comité Spécial du Katanga», in Bulletin CEPSI, nº 14(1950), p.13-26 (p.24).

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du district du Lomami1. Le recrutement de la main-d’œuvre à destination du Haut-Katanga industriel a commencé en 1912 dans le district du Lomami. La plupart des recrues du Lomami étaient composées des habitants des territoires de Kanda-Kanda, Kabinda, Mpania Mutombo, Kisengwa et Tshofa. De 1923 à 1930, la proportion des originaires de ces cinq territoires recrutés dans le district du Lomami et cédés au Haut-Katanga industriel par la bourse du travail du Katanga/Office Central du Travail au Katanga était en moyenne de l'ordre de 91% de l'ensemble des recrues2.

Ces cinq territoires furent détachés de la province du Katanga et rattachés à celle du Kasaï à l'issue de la grande réforme territoriale opérée en 1933. À partir de cette année, le Congo belge fut divisé en six provinces à savoir Léopoldville, Orientale, Équateur, Kivu, Katanga et Kasaï. La province du Katanga vit sa population passer de 1.199.968 habitants en 1932 à 877.350 habitants à la fin de 1933, soit une perte de 322.618 habitants (27%) rattachés désormais à la nouvelle province du Kasaï. Comme on le voit, ces anciens «Katangais» originaires des territoires de Kanda-Kanda, Kabinda, Mpania Mutombo, Kisengwa et Tshofa ont changé d’identité et sont devenus des «Kasaïens», donc des originaires de la province du Kasaï par l'arrêté royal du 25 juin 1933.

Le facteur le plus important qui justifie la présence nombreuse des Kasaïens au Katanga demeure sans conteste l'industrialisation. En effet, l'avènement de l'industrialisation dans le Haut-Katanga, région faiblement peuplée, a amené les colonisateurs à mobiliser les populations congolaises et celles des colonies voisines et à les agglomérer autour des mines. A elle seule, la population du Haut-Katanga ne pouvait pas satisfaire les besoins toujours croissants en main-d’œuvre, liés à la fois à la naissance et à l'essor des entreprises coloniales. La première raison réside dans la pauvreté démographique de la région elle-même. À titre d'exemple, la densité de la population du Katanga, toujours en dessous de la moyenne du pays, est passée de 2,08 habitants au Km² en 1938 à 2,50 habitants en 1948, à 3,33 habitants en 1958, à 5,04 habitants en 1970 et à 7,79 habitants au Km2 en 19843. Au cours des années 1910, les premiers recrutements de main-d’œuvre opérés sur le territoire du Haut-Katanga avaient non seulement érodé considérablement la population locale, mais également poussé une fraction importante des villageois à traverser la frontière pour se réfugier en Rhodésie du Nord (actuelle Zambie). En outre, l'érosion démographique et la mobilité de la population ont eu un impact néfaste sur les activités agricoles de la région. Aussi, a-t-on dû déplorer des cas de famine vers les années 1911-1912 et en 19184. Il en résulta donc un cercle vicieux. Les recrutements excessifs de la main-d’œuvre dans le Haut-Katanga ont perturbé la croissance harmonieuse de la population et la production agricole dans les milieux ruraux. Cette situation a entraîné à son tour la famine qui a eu un impact néfaste sur le rendement des travailleurs dans les foyers industriels.

Pour diverses raisons liées autant à la technologie de l'exploitation minière qu'à la recherche du moindre coût du travail, la main-d’œuvre était migrante au début. Les employeurs la recrutaient pour une période relativement courte, ne dépassant pas 12 mois, puis la renvoyaient dans son village natal. À la longue, avec l’évolution de la technologie, le système de main-d’œuvre migrante se révéla antiéconomique. A partir de l’année 1925, certains employeurs adoptèrent la politique de stabilisation de la main-d’œuvre africaine, communément appelée politique de peuplement du Haut-Katanga industriel. L'Union Minière du Haut-Katanga entreprit des missions de recrutement au Maniema, au Rwanda et au Kasaï. Interrompue par la grande crise économique mondiale des années 1930, cette

1 Rapports aux Chambres, 1927-1958. Les territoires de Kanda-Kanda, Kabinda, Mpania Mutombo, Kisengwa et Tshofa font partie du Kasaï Oriental. 2 MUTEBA Kabemba Nsuya, «Le recrutement de la main-d'oeuvre dans le district du Lomami à destinationdu Haut-Katanga industriel (1912-1933)». Mémoire de licence en Histoire, UNAZA, Campus de Lubumbashi, Lubumbashi, 1973, p.60 bis. 3 Rapports aux Chambres, 1927-1958; cf. aussi KABEYA Lusangu, «Histoire de la population autochtone du Zaïre (1925-1959)», travail de fin de cycle, UNILU, Lubumbashi, 1986, p.15-16; voir aussi INSTITUT NATIONAL DE STATISTIQUE, Recensement scientifique de la population 1984, Zaïre. Un aperçu démographique, Kinshasa, Ed. Saint Paul, 1991. Au cours de la même période, la densité de la population du Zaïre était respectivement de 4,37 hab/Km2; 4,78 hab.; 9 hab. en 1970 et 12,7 hab. au Km2 en 1984. 4 LWAMBA Bilonda, «Histoire du mouvement ouvrier au Congo belge (1914-1960). Cas de la province du Katanga», thèse de doctorat en Histoire, UNILU, Lubumbashi, 1985, p. 28.

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politique fut poursuivie et intensifiée à partir de 1934 jusqu'en 1945 à cause à la fois de la reprise économique et de l'effort de guerre. Au cours de cette dernière période, le recrutement concernait essentiellement le Kasaï. De 1926 à 1930, en moyenne 1800 travailleurs originaires du Kasaï étaient acheminés par an au Haut-Katanga industriel1. De 1943 à 1958, la proportion des recrutés du Kasaï est passée de 9,7% en 1943 à 12% en 1945, à 32% en 1950, à 38% en 1954 avant de tomber à 32% en 1955, à 24% en 1956, à 18% en 1957 et à 11% en 19582. Au sein de l'Union Minière du Haut-Katanga (actuelle Gécamines), les travailleurs kasaïens ont vu leur proportion passer de 49% de tous les Africains en 1936 à 60% en 1945 et à 50,2% en 19703.

La politique de stabilisation adoptée par l'Union Minière du Haut-Katanga et par d'autres grandes entreprises coloniales du Haut-Katanga, la construction des maisons dans les centres extra-coutumiers par le fonds d'avance et l'accès à la propriété immobilière ont constitué un frein au retour dans leur milieu de provenance des non originaires en général et des Kasaïens en particulier. Désormais, les familles kasaïennes vont s'enraciner dans les grands centres industriels du Haut-Katanga et y passer ainsi toute leur vie. Le témoignage de Mgr Eugène Kabanga est assez illustratif :

Jadis l'Union Minière construisait des maisons pour ses travailleurs retraités. À la retraite, elle remettait au travailleur un document sur lequel étaient inscrits l'adresse et le nom du camp où devait résider le travailleur retraité. Elle remettait en même temps les clés de la maison attribuée au travailleur retraité dans ses concessions éparpillées dans les territoires d'origine de ses travailleurs. En 1941, l'année de la grève des travailleurs de l'Union Minière, cette société trouva bon de loger ses retraités ici même car, après les massacres des travailleurs en 1941, les chefs coutumiers ne voulaient plus céder la main-d’œuvre à l'Union Minière. À partir de ce moment donc, l'État, l'Union Minière et le B.C.K. s'étaient convenus pour ne pas laisser les retraités rentrer au village. Il fallait alors construire beaucoup de cités où ces gens pouvaient rester avec leurs enfants. Les enfants des travailleurs retraités allaient remplacer leurs parents au fur et à mesure (...) C'est ainsi que nous avons fait construire des maisons à la cité au moment où nous travaillions encore4.

En fait, il faut reconnaître qu'en amenant les travailleurs retraités à construire près des sièges de l'UMHK, l'employeur avait l’intention d’installer ses retraités dans des villages maraîchers. Le travail agricole, comme occupation post retraite, ne date donc pas de nos jours. Déjà à l’époque de la mise sur pied du système de retraite, les autorités de l’Union Minière avaient émis le vœu de voir ces vieux retraités s’adonner aux travaux agricoles dans les environs immédiats des camps. Cette présence permanente des retraités allait aussi aider la société à fixer les cellules familiales près des camps et éviter ainsi à l’entreprise des charges de recrutement. Les autorités de l’Union Minière évitaient à tout prix que les enfants des travailleurs retraités ne quittent ou que le départ du travailleur retraité avec toute sa famille, entendons par-là ses enfants, garçons et filles, ne rompe les ménages réguliers de ses travailleurs5. C’est pourquoi, sur instruction des autorités de l’Union Minière, chaque chef de camp devait se renseigner sur la situation de famille de chaque candidat à la retraite. Les renseignements suivants lui étaient nécessaires : origine de la femme ; âge et sexe des enfants ; dire si certains de ses enfants étaient déjà au service de l’entreprise ou épousées, dans le cadre des filles, aux travailleurs en service à l’Union Minière. Pour ce faire, le chef de camp devait mener des enquêtes pour connaître les intentions du futur retraité sur ses enfants.

1 DIBWE dia Mwembu, «Industrialisation et Santé. La transformation de la morbidité et de la mortalité à l'Union Minière du Haut-Katanga (1910-1970)». Ph. D. en Histoire, Université Laval, Québec, 1990, p. 76. 2 ARCHIVES DU DEPARTEMENT DE LA REMUNERATION DU PERSONNEL/GECAMINES-LUBUMBASHI (ARP/GCM-L'SHI), Dossier statistique 1940-1946; Rapporte annuels M.O.I. 1940-1959. Déjà à partir de l’année 1956, le recrutement au loin, bien que réduit, ne concernait plus que le Kasaï et le Rwanda-Urundi. Il sera estompé en 1958 pour le Kasaï et en 1961 pour le Rwanda-Urundi. 3 B. FETTER, «Elizabethville. Immigrants to Elizabethville: Their Origins and Aims», in African Urban Notes, III (1968) 2, p. 17-34 (p. 31); ARP/GCM-L'shi, «Rapport annuel 1970», p.35. 4 Information recueillie auprès d’Emédée Kabangu, retraité de l'UMHK, né en 1918, interview accordée le 28 janvier 1991, Katuba III, Lubumbashi. 5 ARP/GCM-L'SHI, «politique indigène». Fascicule II, 1946, annexe 6.

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À partir des années 1950, l'Union Minière du Haut-Katanga, pour juguler la crise de logement dans ses camps, avait décidé d'envoyer vers les centres extra-coutumiers les travailleurs fidèles et dévoués. Au fil du temps, certains travailleurs se faisaient construire eux-mêmes leurs maisons propres au C.E.C. et quittaient ainsi les camps de l'Union Minière. En 1956, par exemple, dans la ville de Lubumbashi, 46,3% des propriétaires des maisons étaient des Kasaïens contre 41% des Katangais. À Likasi, par contre, au cours de la même année, 56% des propriétaires des maisons étaient des Katangais contre 34% des Kasaïens1.

Aux Kasaïens recrutés et nés sur place, venaient s'ajouter au fur à mesure d'autres pour diverses raisons : la recherche de l'emploi2, l'esprit mercantile, les études, les mutations des agents et fonctionnaires de l'administration publique, la religion, etc.. Ainsi, grâce à un taux d'accroissement naturel positif et à une immigration nette et importante, les Kasaïens du Katanga ont constitué une importante fraction de la population de la province du Katanga en général et des villes industrielles du Haut-Katanga en particulier. Nous ne disposons pas des statistiques précises sur le nombre des Kasaïens installés dans les centres et dans les milieux ruraux. Néanmoins, nous nous contenterons de donner ici, à titre illustratif, quelques chiffres pour les villes de Lubumbashi et de Likasi.

En ce qui concerne la ville de Lubumbashi, la proportion des Kasaïens, de l'ordre de 36% (contre 49% des Katangais) en 1951, est passée à 39% (contre 44% des Katangais) en 1957 et à 40% (contre 52% des Katangais) en 19843. Dans la ville de Likasi, H. Nicolaï et J. Jacques notent qu'en 1942, 70% des habitants de cette ville étaient originaires du territoire de Kanda-Kanda au Kasaï4. Au fil du temps, l'immigration des Katangais devenant de plus en plus importante fit basculer la balance du côté des originaires. Ainsi, en 1955, on y comptait 36% des Kasaïens contre 52% des Katangais5.

Somme toute, ces quelques données montrent suffisamment que par sa taille démographique, la communauté kasaïenne du Katanga est plus nombreuse que les autres communautés non originaires installées dans les grands centres industriels de cette province. La nouvelle communauté africaine issue du mélange des hommes et des femmes de diverses origines s'était transformée en une société urbaine moderne. Dans ce contexte précis, les Kasaïens du Katanga ont joué un rôle non moins important dans le processus de développement de la province dans tous les domaines.

Les ouvrages, articles de revues et documents d’archives donnés en notes infrapaginales constituent toute une abondante littérature existante autant sur la présence nombreuse des Kasaïens au Katanga que sur le début du problème des identités dans les centres urbains du Katanga.

2. Un mot sur le conflit identitaire katangais-kasaïen

2.1. La colonisation et le problème identitaire

Le problème identitaire commence à se poser avec acuité au cours de la période coloniale, à la suite de la division du territoire national en entités juridiques. Le souci qui animait au début les colonisateurs dans la division territoriale du Congo était non seulement d’asseoir une bonne administration de l’espace en rapprochant les gouvernants des gouvernés, mais aussi de circonscrire les limites ethniques, c’est-à-dire regrouper les Congolais par affinité tribale ou ethnique pour

1 J. DENIS, «Elisabethville. Matériaux pour une étude de la population africaine», in Bulletin CEPSI, nº34 (1956), p.137-195 (p.189); IDEM, «Jadotville-Matériaux pour une étude de la population africaine», in Bulletin CEPSI, nº35 (1956), p. 25-60.(p.57). 2 Il faut noter ici une immigration massive des Kasaïens au Shaba où ils venaient chercher l'emploi à la Société Minière Tenke-Fungurume (SMTF) vers les années 1970. Les fameuses phrases «Ku Fungurume, badi ba ankage mu Semetefe» et «Ku Katanga, badi bangata» (À Fungurume, on engage à la SMTF» et « au Katanga on embauche») rappellent cette époque d'immigration Kasaïenne massive. 3 F. GREVISSE, Centre extra-coutumier d'Élisabethville, Élisabethville, 1961, p.72. J. Denis, Élisabethville. Matériaux... art. cit., p.149; Centre d'étude géographique sur l'Afrique Noire, Atlas de Lubumbashi, Publidix, Université de Paris X, Nanterre, 1990, p. 68. 4 H. NICOLAÏ et J. JACQUES, La transformation des paysages Congolais par le chemin de fer. L'exemple du B.C.K., Mémoire IRCB, CEMUBAC, Bruxelles, 1954, p. 44-45. 5 J. DENIS, «Jadotville. Matériaux... art. cit. p.44.

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maintenir les populations dans un état de nation tribu ou de nation ethnie en vue de leur permettre de garder intactes leurs coutumes et mentalités et de les empêcher à prendre conscience de leur domination par un adversaire commun et à faire cause commune. Dans ce contexte, tout déplacement d’une entité administrative à une autre était soumis à un passeport de mutation. Le livret d’identité, document porté obligatoirement par les Congolais, devait indiquer la province, le territoire, la chefferie, la tribu et le groupement d’origine de l’individu. Il résulte d’une telle situation une maintenance des unités identitaires susceptible d’entraîner des rivalités et des querelles entre les différentes populations qui se considéraient comme des ennemies.

Les populations congolaises s’identifiaient désormais les unes par rapport aux autres en fonction de leur appartenance à leurs nouveaux espaces juridictionnels respectifs et s’appellaient désormais « Katangais », « Kasaïens », « Equatoriens », « Kivutiens », « Boyomais », «, « Léopoldvillois». Ces identités régionales, d’abord inconnues, négligées ou inconsidérées par des populations autochtones, trouvèrent plus tard leur champ d’émergence, d’intériorisation et d’application dans les centres urbains, espaces multiculturels à cause du brassage des populations de diverses cultures et origines, recrutées ou engagées par des entreprises coloniales naissantes et en pleine expansion. En outre, les milieux urbains, foyers d’enjeux divers, mirent en présence plusieurs ethnies et tribus qui, par instinct de conservation, se regroupaient par affinité tribale et ethnique et développaient des stratégies de défense de leurs intérêts respectifs, d’entraide mutuelle et de sauvegarde de leurs patrimoines culturels respectifs. C’est la naissance des associations tribales ou ethniques ou régionales apolitiques officieusement reconnues par l’autorité coloniale urbaine qui, par moment, consultait leurs représentants pour recueillir un renseignement ou pour leur transmettre des instructions quelconques.

A Lubumbashi, F. Grévisse cite parmi les premières associations, la Société des amis de Kasongo Niembo et Kabongo, la Compagnie des Batetela, la Société des Basonge de Tshofa, Kiluba Frères, Bena Kanioka, Bena Lulua, et note, plus tard après la seconde guerre mondiale, la présence de l’Assistance mutuelle des Lunda du Katanga, de la Société des Baluba-Hemba, etc..1. Devenues puissantes, certaines associations tribales ou ethniques ou régionales suscitaient la crainte auprès d’autres associations. Faisant allusion à la puissance de l’association régionale des Bakasaï à Elisabethville, F. Grévisse note :

« De cette volonté de puissance et d’enveloppement, les Européens ont souvent pu se rendre compte. Beaucoup plus sensibles y ont été les autres indigènes. Ils ont eu peur et s’il est un sentiment qui périodiquement revigore les groupements ethniques, c’est bien la crainte. Celle-ci, dans un Centre Extra-Coutumier, est toujours latente. Pour l’exciter, il suffit d’une rumeur, d’un incident, d’une innovation. Aussitôt, les indigènes de se serrer les coudes et les groupements ethniques de jouer le rôle défensif ou offensif que le clan assumait autrefois (…) En temps ordinaire, les groupements ne font preuve de vitalité que dans leurs fractions, dans les petits cercles de «banduku», frères ou amis»2.

A la longue, ces associations furent dirigées par des évolués.

Mais, comme l’a si bien souligné F. Grévisse, les manifestations de grande envergure de ces groupements étaient circonstancielles. En effet, c’est lorsque les évolués se sentaient frustrés ou lésés dans leurs intérêts qu’ils recouraient à leurs groupements ethniques pour solliciter leur appui, prétextant que l’ethnie ou la région a été négligée, bafouée, humiliée3.

En 1957, le décret du 26 mars érigea en villes certains centres extra-coutumiers. À partir de ce moment, les quartiers furent appelés communes et devaient être dirigés par des bourgmestres africains. Les quatre bourgmestres désignés à la tête des communes de la ville d'Élisabethville n'étaient pas originaires du Katanga. Trois Kasaïens dont deux Luba-Kasaï et un Songye étaient à la

1 Ferdinand GREVISSE, Le Centre Extra-Coutumier d’Elisabethville, CEPSI, Elisabethville, n°15, 1951, p.308-314. 2 Idem, p. 308-309. 3 Crawford YOUNG, Op. Cit., p. 118.

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tête respectivement des communes Katuba (Thadée Mukendi), Kenya (Armand Tshinkulu) et Rwashi (Laurent Musengeshi). Le quatrième, un originaire du Kivu (Pascal Lwanghy), fut placé à la tête de la commune Albert.

A la longue, les leaders katangais crurent que le séjour définitif et la croissance démographique rapide des originaires de la province du Kasaï dans les villes industrielles du Haut-Katanga constituaient un danger évident pour la promotion des Katangais d’autant plus que ces derniers risquaient d’être écrasés à l’avenir par les immigrants. Le 13 février 1959, Godefroid Munongo adressa une lettre au gouverneur du Katanga, A. Schoëller, dont voici un extrait : «Les Katangais d'origine, avec raison, se demandent si les autorités ne font pas exprès en accordant le séjour définitif aux gens du Kasaï dans nos centres pour que les ressortissants de cette province puissent, grâce à leur nombre toujours croissant, écraser ceux du pays. Ce fait pourrait déclencher dans un avenir plus ou moins proche des bagarres entre les habitants de ces deux provinces»1.

Dès lors, un des objectifs de la Conakat (Confédération des Associations Tribales du Katanga) fut de combattre l'hégémonie kasaïenne dans les centres industriels katangais. Il ne fallait surtout pas que l'expérience des élections de 1957 se répétât. La coalition entre les colons belges, adeptes de la colonie de peuplement, et les évolués katangais était possible étant donné que ces deux parties poursuivaient le même objectif : se débarrasser des Kasaïens, un adversaire commun.

Cette politique d’exclusion vis-à-vis de tous les non originaires, se retrouve dans beaucoup de provinces à la fin de la période coloniale : dans la province du Kasaï, on assiste au conflit Lulua-Luba à Luluabourg, actuelle ville de Kananga ; dans la province de Léopoldville, les Bakongo s’opposent aux non originaires de leur entité notamment les ressortissants du Haut-Congo2, etc..

A la veille de l’accession du Congo à l’indépendance, ces associations à caractère tribal, ethnique ou provincial se muent en partis politiques tout aussi à caractère tribal, ethnique ou provincial et constituent des bastions ou des espaces électoraux de base des leaders politiques, futurs candidats au pouvoir. L’adhésion à un parti politique est généralement justifiée non pas par le projet de société prôné par le parti politique concerné, mais par l’appartenance à la même entité territoriale ou à la même ethnie que le leader fondateur du parti.

On assiste à la prolifération des partis politiques à caractère ethnique, régional et national qui vont modeler la vie politique du pays. 2.2. La période post coloniale et le problème identitaire

Aujourd’hui, plus de 40 ans après l’indépendance, la République Démocratique du Congo s’enlise dans une série de violence politique, économique, sociale et culturelle. Selon le discours populaire, l’indépendance du Congo a été assassinée au même moment que Patrice Emery Lumumba, défenseur et symbole du nationalisme national. Au même moment, on assista à l’émergence et au développement des nationalismes régionaux, ethniques et tribaux sous-développants. L’ethnicité et le régionalisme, pour la plupart produits de la colonisation, ont servi d’instrument d’inclusion ou d’exclusion dans la course vers le contrôle de l’espace politique au niveau tant national que provincial. Le sentiment d’exclusion de la gestion de l’espace politique de la ville de Luluabourg a frustré et amené les Luba-Kasaï à rentrer dans leur territoire d’origine et à s’agglutiner autour de la ville de Mbuji-Mayi. Quoi de plus normal que de les voir réclamer la création d’une province où ils jouiraient aussi de mêmes avantages que les autres ethnies du Congo ! Le même sentiment va amener la Balubakat à créer la province du Nord-Katanga, etc.. Cette situation conflictuelle aboutit, à la longue, à la division du pays en plusieurs autres petites provinces (21 déjà au milieu de 1963 !) dont la plupart (67%) étaient à base largement ethnique3.

1 Archives générales de la ville de Lubumbashi, Dossier Conakat, nº 113. 2 Idem, p. 124. 3 Crawford YOUNG, Op. Cit., p. 341-348.

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Comme on le voit, le contrôle des espaces politiques a été à l’origine de l’émergence des nationalismes ethniques ou provinciaux (régionaux). Aussi, est-ce avec raison que Crawford Young note :

« Le désir d’arriver à l’hégémonie d’une part, la crainte de l’hégémonie des autres ensuite, tels sont les fils que l’on trouve le plus couramment dans le tissu d’hostilité qui a pu se développer autour de l’idée ethnique. Dans beaucoup de cas, le fait, pour une ville, d’être située dans une région revendiquée par un groupe déterminé, est une source de conflits : le groupe en question prétend à l’hégémonie, sur la base de sa situation géographique »1.

Le coup d’Etat militaire du 24 novembre 1965 se justifie, d’après le discours du Haut commandement militaire, par la volonté de l’armée, seul corps resté organisé et discipliné, de reconstruire la dignité du pays et la souveraineté nationale bafouées par les politiciens de la première République et leurs partis politiques qui « n’étaient en réalité que des groupes sans ordre ni programme, sans vues générales, sans conscience nationale, sans préoccupation du bien de l’Etat, uniquement rassemblés sur une base tribale et mus par des ambitions personnelles souvent sordides «2. Selon Mobutu, le bilan de cinq ans de la première République était catastrophique :

« Alors que nous ne devions plus être que des Congolais, toute référence tribale devant être abolie, les politiciens d’improvisation n’hésitèrent pas à restaurer le tribalisme et le racisme au point de faire couler le sang de leurs frères (…)»3.

Alors, pour mettre un terme à ces tares et reconstruire le nationalisme, le président Mobutu fit table rase de tous les partis politiques, cassa l’esprit associatif ethnique ou régional et construisit sur leurs ruines un parti unique, le Mouvement Populaire de la Révolution, « un facteur et en même temps le cadre grâce auxquels le nouveau régime a réussi à réaliser l’unité nationale »4. Comme on le voit, la deuxième République entendait abolir l’ethnicité et le régionalisme et reconstruire l’unité nationale et la nation congolaise. Dans le même ordre d’idées, le régime de Mobutu voulait voir les Congolais privilégier l’identité nationale congolaise avant toute autre identité ethnique ou régionaliste. C’est dans ce contexte que fusait le slogan « région, oui ; régionalisme non ; tribu, oui, tribalisme non » scandé à longueur des journées. Pour assurer l’unité du pays, pour que tout citoyen congolais se sente chez lui partout où il était au Congo, le président Mobutu ne nommait pas, avant les années 1990, des originaires à la tête de leurs entités politiques et administratives respectives.

Mais la deuxième République n’a pas échappé à la pratique de l’identité ethnique et régionale, références identitaires qui furent d’ailleurs mises en relief avec le processus de démocratisation.

En effet, le 24 avril 1990, Mobutu mit un terme au monopartisme et ouvrit le pays au processus de démocratisation et au multipartisme. Mais, face aux enjeux de l’heure, Mobutu qui craignait que l'unité du pays ne se réalisât contre lui, adopta un comportement séparatiste diamétralement opposé à celui unitariste qu’il prônait depuis l’aube de son pouvoir. Il mit tout en œuvre pour diviser la population. Il réussit son coup étant donné que la République démocratique du Congo se comportait toujours non comme une nation, mais comme un amalgame d’ethnies-nations.

« Nos Etats, note Boulaga Eboussi, sont des Etats sans citoyens. Il s’agit d’une fusion monstrueuse de groupes hétérogènes, c’est-à-dire appartenant, littéralement à des espèces différentes. Ils peuvent de ce fait se traiter réciproquement d’étrangers,

1 Crawford YOUNG, Introduction à la politique zaïroise, p.123. 2 REPUBLIQUE DU ZAÏRE, «Manifeste du Mouvement Populaire de la Révolution «, in Zaïre, Spécial 20 mai 1977, n°459 du 23 mai 1977, p. 37. 3 MOBUTU, «discours-meeting du 30 juin 1966 «, cité dans INSTITUT MAKANDA KABOBI, Histoire du Mouvement Populaire de la Révolution, IMK, Kinshasa, 1975, p. 11. 4 INSTITUT MAKANDA KABOBI, Histoire du Mouvement Populaire de la Révolution, IMK, Kinshasa, 1975, p. 9.

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d’ennemis, voire d’animaux à face humaine (…) Ils ne sont donc pas citoyens les uns pour les autres »1.

Mobutu opposa les régions entre elles, des ethnies au sein d'une même région.

Le conflit interethnique a secoué particulièrement l'Est du pays où le pouvoir s'ingéniait à perturber les bonnes relations existant entre les différentes ethnies et les détourner de leur cible commune qui était la dictature. Le pouvoir se servit des identités collectives régionales pour opposer entre eux les Congolais des différentes entités politiques. C'est dans ce contexte qu'on a assisté, un peu partout au Congo, à l'éclatement des partis politiques ciblés2, à l'éclatement des conflits ethniques au Kasaï Oriental entre les Bene Kapuya et les Bena Nshimba, au Nord-Kivu entre les Banyamulenge et les Bahunde et les Banande, au Sud-Kivu entre les Banyamulenge et les Bafulero et les Baria et, enfin, au Katanga, entre les Kasaïens et les originaires de cette province.

Le conflit kasaïen-katangais du début des années 1990 montre comment le problème identitaire rend la cohabitation malaisée, détruit et avilit au lieu de construire la nation congolaise.

3. Débats autour du conflit katangais-kasaïen

Le problème kasaïen, comme nous venons de le constater, tire ses origines de la période coloniale, époque au cours de laquelle les deux communautés furent obligées de cohabiter. Les différents enjeux dans ce nouveau milieu hétérogène et la défense de leurs intérêts respectifs dictèrent leurs comportements chaque fois que les circonstances l’exigeaient. Aussi, pour mieux appréhender le conflit katangais-kasaïen du début des années 1990, faut-il dire un mot sur la sécession katangaise au début des années 1960 !

3.1. La sécession katangaise et le problème kasaïen (1960-1963)

Sous prétexte d’éviter que le Katanga ne soit contaminé et emporté par la situation chaotique qui secouait la jeune République démocratique du Congo, Moïse Tshombe proclama l’Etat indépendant du Katanga le 11 juillet 1960. Mais l’analyse des événements laisse voir une influence des colons belges soucieux de faire de cette province une colonie de peuplement à l’instar de la Rhodésie du Sud et de l’Afrique du Sud. En effet, face à l'émergence du nationalisme vers les années 1955-1957, l’Union des Colons belges (UCOL) qui voulait sauvegarder ses intérêts au Katanga adopta, avec la complicité de l'Union minière du Haut-Katanga, une stratégie qui consistait en la formation d'une couche dirigeante blanche ou noire, capable de garder au Katanga le statut particulier de colonie privée.

Déjà au cou cours de l’année 1958, les originaires du Katanga ont créé une confédération des associations tribales du Katanga (CONAKAT), une sorte de mouvement d’autodéfense face à l’Etat congolais unitaire et à l’hégémonie kasaïenne au sein de la population de l’Union minière du Haut-Katanga.

Dans ses mémoires, Moïse Tshombe situe l’origine de cette hégémonie kasaïenne dans l’inorganisation des populations autochtones. Les immigrés kasaïens, « protégés » et instruits par l’Union Minière du Haut-Katanga, ont occupé les meilleurs postes au détriment des « enfants du pays»3. Il fallait, dans le cadre du fédéralisme, refouler l'immigration kasaïenne et luba du Katanga pour mieux jouir des richesses de leur province ; c’est-à-dire conquérir tout l’espace économique. D’ailleurs, les Baluba du Kasaï et ceux du Katanga n’étaient-ils pas considérés comme les oiseaux de mêmes plumages compte tenu de leur histoire ancienne !

1 B. EBOUSSI, Les Conférences nationales en Afrique noire, Karthala, Paris, 1993. 2 L'UFERI, à ses débuts, fut éclatée en deux ailes, puis en trois et enfin en quatre ailes: Nguz, Kishwe, Mwando et Benga. L'UDPS connut deux courants en son sein : UDPS et UDPS nationale; ce fut aussi le cas pour le PDSC, le FCN, etc.... 3 Moïse TSHOMBE, Mémoires de Moïse Tshombe, Bruxelles, Editions de l’Espérance, 1975, p. 46.

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Les originaires du Kasaï étaient les plus visés parce que non seulement ils étaient majoritaires au sein de l’Union minière du Haut-Katanga, mais surtout parce qu’ils y occupaient la plupart des postes de responsabilité. Enfin, ils prônaient l’unitarisme, système politique opposé aux intérêts des colons belges et des noirs fédéralistes katangais.

On assista au conflit entre deux tendances : l'unitarisme représenté par le Cartel (au sein duquel se retrouvaient les Baluba du Katanga, les Tshokwe et les Kasaïens) et le fédéralisme représenté par la Conakat.

La victoire de la Conakat aux élections communales d'abord (décembre1959) et législatives et provinciales ensuite (mai 1960) rendit ce parti maître de la situation politique de la province. Ainsi, le gouvernement et l'Assemblée du Katanga furent-ils dominés par la Conakat.

Patrice Emery Lumumba, à cause de son penchant vers l’unitarisme, était donc devenu l’ennemi des Katangais fédéralistes qui, déjà en avril 1960, envisageaient la sécession du Katanga au cas où Lumumba accéderait à la primature.

« On se demande pourquoi Monsieur Lumumba est considéré par un très grand nombre de Katangais tant noirs que blancs comme une espèce d’ante-christ. Avant tout, Monsieur Lumumba se pose en champion de l’Unitarisme, alors que le Katanga groupe le plus grand nombre de partisans du Fédéralisme … S’il arrivait au pouvoir le 30 juin, et à moins que cet acrobate ne fasse étalage d’une exceptionnelle virtuosité diplomatique, on assisterait inévitablement de la part d’une fraction importante de la population katangaise au moins à des tentatives en vue d’une sécession »1.

Patrice Emery Lumumba occupa effectivement le poste de Premier Ministre du premier gouvernement de la République démocratique du Congo. Mais, la crise congolaise qui commença par la mutinerie dans l'Armée Nationale Congolaise (ANC) fut l'occasion tant attendue par les Belges pour pousser Tshombe à déclarer la sécession katangaise le 11 juillet 1960.

Lumumba fut opposé à Kalonji et à Tshombe. Le Cartel connut des divisions internes lorsqu'il se réclama pro-Lumumba. Lumumba, l’homme « dangereux » pour les gouvernements américain, belge, britannique et français (pour ne citer que ceux-là) et ses deux compagnons furent assassinés au Katanga le 17 janvier 1961.

Dans cette même province, on assista d'abord à une chasse à l'homme systématique organisée contre tous ceux qui n'étaient pas favorables à la politique de la Conakat, particulièrement les membres de l'aile dur du Cartel. Il s'en suivit une cacophonie socio-politique. On assista à des arrestations, des interdits de séjour à Lubumbashi et même des assassinats dans les rangs des membres influents du Cartel. Les membres du Cartel, ainsi menacés, notamment les Kasaïens, purent aller trouver refuge auprès des troupes de l'ONU, près de l'actuel camp militaire préfabriqué au quartier Bel Air.

« A défaut d’une action vindicative de leur part, note Kabuya-Lumuna Sando, l’action de Tshombe apporte à ces populations écartées, isolées comme un regain de fierté et, enfin, de considération. Leur vengeance, dès lors, ne va pas tarder : c’est principalement contre les Kasaïens qu’elle sera dirigée, provoquant les lugubres

exodes des camps de l’ONU »2.

Là, les réfugiés se construisirent un bidonville sous la protection de l'ONU à partir du mois d'août 1961. La population s'accrut au fur et à mesure que la situation socio-politique empirait. Ce camp, appelé «Foire de l'ONU ou camp des Baluba»3 aurait abrité entre 50.000 et 100.000 personnes1,

1 A. SCHÖLLER (Gouverneur du Katanga), «Document d’archives «, cité par KAYAMBA Badye, «Conflits ethno-politiques et paix civile au Katanga «, in Likundoli, Archives et Documents, vol. XVI (1996)1-2, pp. 18-19. 2 KABUYA-Lumuna Sando, Zaïre : Quel changement pour quelles structures ?, Bruxelles, Africa, 1980, p. 114-115. 3 KIBAWA Wimwene, «Camp des réfugiés à Élisabethville et agitation socio-politique au Katanga, 1961-1963». Mémoire de licence en Histoire, Lubumbashi, Université de Lubumbashi, 1996, p. 39.

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composées en majorité des Baluba du Kasaï (40%) et du Katanga (25%), vivant dans une promiscuité indescriptible. Le fossé se creusa davantage entre les Kasaïens et les Katangais.

Beaucoup de ceux qui ont séjourné à la foire constituent une source d’information sur les conditions de vie de cet espace et véhiculent le souvenir. Un enquêté nous en parle :

« A cause de l’insécurité qui régnait à la cité et sachant que les rescapés étaient bien protégés par les militaires de l’ONU, les Congolais inquiétés par les éléments de la Conakat venaient de toutes parts, Lubumbashi, Likasi, Kipushi, et se rendaient à la foire, au quartier Bel air, pour sauver leur vie. C’est ainsi que nous partîmes à la foire. L’ONU n’avait rien préparé comme installation pour abriter les fuyards, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de tentes ni de hangars et encore moins des installations hygiéniques, ni sources de ravitaillement suffisantes en eau potable. Nous sommes partis à la foire au mois de septembre 1961, pendant la saison des pluies.

Beaucoup de tribus se trouvaient à la foire : les Baluba du Katanga, les Baluba du Kasaï, les Basongye, les Tshokwe, les Kanioka, les Tetela, les Bena Luluwa, les Bakete, les Bahemba, etc.. Nous vivions dans des cases ou des huttes construites avec de la chaume ou avec des tôles ramassées. Dans chaque hutte, les occupants creusaient un grand trou où ils se réfugiaient pour échapper aux balles des gendarmes katangais. Nous y vivions dans des conditions déplorables, c’est pourquoi nous étions exposés à des épidémies meurtrières : fièvre typhoïde, dysenterie, rougeole, etc.. On rencontrait des cas de malnutrition surtout chez les enfants. Chaque jour, on comptait des morts parmi les enfants et les personnes âgées. Il y avait aussi des morts par meurtre et par balles tirées par les gendarmes katangais.

Pour avoir de quoi manger, les gens de la foire étaient obligés de piller les dépôts qui étaient aux alentours de la foire ou de voler le manioc dans les champs.

Face aux attaques répétées des gendarmes katangais, les habitants de la foire ont fini par former des groupes de jeunes « Ba jeunesse » appelés à sécuriser la population de la foire. Ces jeunes ont érigé des barrières à l’entrée de la foire. Les gens qui entraient ou qui sortaient de la foire devaient être identifiés pour ne pas laisser circuler les gendarmes katangais en tenue civile qui venaient explorer le milieu. Ces jeunes étaient munis de diverses armes blanches et des armes à feu qui leur étaient fournies par l’ONU pour faire face aux attaques des gendarmes katangais. Pour être invulnérables, ces jeunes utilisaient les « bizaba », des fétiches pour ne pas être blessés par des balles. Ils fumaient le chanvre et buvaient beaucoup la boisson alcoolique locale des armes de l’ONU.

A un moment donné, il a existé un climat de mésentente entre les habitants de la foire. Les Baluba du Katanga étaient opposés aux Baluba du Kasaï parce que leur chef Albert Kalonji venait de se séparer de Lumumba pour se rallier à Moïse Tshombe. Les conditions de vie devenaient de plus en plus dures. Heureusement, nous avons pris l’avion pour rentrer au Kasaï. »2

La sécession fut matée par les forces de l’ONU en 1963 et le Katanga réintégra le Congo. Mobutu qui prit le pouvoir deux ans plus tard, en novembre 1965, enregistra les failles dans le chef de la cohabitation entre les deux communautés katangaise et kasaïenne du Katanga. Dans la lutte pour la reconstruction de la nation congolaise et l’affermissement de son pouvoir, Mobutu se conduisit en apôtre de l’unité du pays. Mais, le moment venu, lorsqu’il constata que cette unité risquait ce compromettre son pouvoir, Mobutu exploita les frustrations accumulées par les Katangais pour les opposer aux Kasaïens.

3.2. La démocratisation et la résurgence du conflit katangais-kasaïen (1991-1994)

Le conflit kasaïen-katangais déclenché à partir du mois de novembre 1991 est la conséquence de la rupture des relations harmonieuses qu'entretenaient Etienne Tshisekedi et Jean Nguz a Karl-I-

1 Ibidem. 2 LUBAMBA Kibambe, commerçant, 61 ans. Interview accordée à la commune Kenya, Lubumbashi, 11 août 2005.

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Bond à travers leurs partis politiques respectifs, l'Union des Démocrates pour le Progrès Social (UDPS) et l’Union des Fédéralistes et des Républicains indépendants (UFERI), au sein de la plate forme politique de l'Union sacrée de l'opposition. L'éjection de l'UFERI de cette plate forme a ipso facto entraîné la diabolisation des originaires du Kasaï, province d’origine d’Etienne Tshisekedi et, partant, le déclenchement d'un conflit ouvert et sanglant entre les communautés kasaïenne et katangaise du Katanga.

En effet, les Katangais reprochent aux Kasaïens du Katanga de n'avoir pas reconnu et soutenu Jean Nguz a Karl-I-Bond comme Premier Ministre alors qu'en son temps Étienne Tshisekedi avait été appuyé par la partie katangaise. Des manifestations de mécontentement et des grèves n'avaient-elles pas été organisées par les Katangais lorsque Étienne Tshisekedi fut démis de ses fonctions de Premier Ministre par Mobutu et remplacé par Mungul Diaka?1

Les discours d'endoctrinement trouvèrent un terrain beaucoup plus fertile contre les Kasaïens à l'occasion de l'élection de Tshisekedi, le 15 août 1992, au poste de Premier Ministre du gouvernement de transition. Le comportement des Kasaïens face à cet événement fut considéré par les Katangais comme un signe du fait que les Kasaïens ne défendaient pas les intérêts katangais. Aussi, pour mettre un terme à la spoliation, à l'exploitation, à la marginalisation, bref à l'accumulation des frustrations des originaires du Katanga, l'UFERI qui lutte pour les intérêts des Katangais prône le fédéralisme, c'est-à-dire la gestion des affaires publiques par les originaires eux-mêmes. Selon ce projet, seuls les originaires du Katanga auraient été éligibles aux échéances électorales à venir. Ce message de l'UFERI était compatible avec les pensées et les aspirations profondes des Katangais. C'est la raison pour laquelle l'UFERI avait conquis tout l'espace katangais. Les Katangais originaires de deux provinces du Kasaï Occidental et Oriental sont déchus de leurs postes de responsabilité dans tous les domaines de la vie et expulsés de la province du Katanga.

Le problème identitaire katangais-kasaïen fait et fera toujours couler beaucoup d’encre et de salive. Nous nous proposons, dans les lignes qui suivent, de donner les différentes opinions émises par les journaux locaux, l’Eglise catholique du Katanga et les intellectuels katangais et kasaïens et les indépendants. Le deuxième volet est consacré au processus de réconciliation entre les deux communautés.

3.2.1. Justification de l’expulsion des Katangais originaires du Kasaï

Les Katangais d'origine ont donc décidé de ne plus admettre que les non originaires prennent des décisions et engagent ainsi l'avenir de leur province à leur place. C'est une sorte d'émancipation, une façon de se débarrasser de la sous-tutelle des non originaires, particulièrement des Kasaïens. Dans ce contexte précis, leur souhait le plus ardent est de se retrouver eux-mêmes à tous les postes de commandement et parvenir ainsi à représenter valablement leur province aux différentes assises tant régionales que nationales.

Cette stratégie explique pourquoi les associations culturelles sont constituées uniquement des intellectuels katangais originaires. C'est le cas, entre autres, de l'Union des Étudiants pour le Développement du Katanga (UEDK), de l'Union des Enseignants katangais (UEK), de l'Association des Infirmiers et Infirmières katangais(es) (AIKAT), de l'Association des Femmes intellectuelles katangaises, du Groupe de Réflexion du Katanga, de la Communauté pour le Développement du Katanga (CODEKAT), de l'Association féminine Zamiri (conscience) regroupant toutes les femmes cadres et intellectuelles katangaises, de l'Association des membres du personnel académique et scientifique katangais (APASKAT), etc.. L'objectif poursuivi est le même: la gestion du Katanga à tous les niveaux par les originaires. C'est d'ailleurs à cette même conclusion qu'avaient abouti les travaux des états généraux sur l'enseignement au Katanga2.

1 KAUMBA Mufwata, A. et L., NGOY Kalumba, Le Katanga et la transition zaïroise : l’Eglise nous parle, Lubumbashi, 1995, p. 37. 2 Les États généraux sur l'enseignement au Katanga ont eu lieu du 28 au 31 janvier 1994 et ont donné naissance à la charte de l'Enseignement. Dans le volet consacré à l'enseignement primaire, secondaire, professionnel, technique et spécial, l'alinéa 15 exige la régionalisation des postes de commandement. En ce qui concerne

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La philosophie qui oriente et justifie le comportement actuel observé au sein de toute l'intelligentsia katangaise et d'où toutes ces associations puisent leur raison d'être est résumée dans cette pensée maîtresse chère au Conseil consultatif permanent du Katanga (C.C.P.K.): «Un peuple n'est vraiment libre que s'il est capable de prendre en charge les espaces où s'exercent les pouvoirs, où se réalisent la production économique et l'organisation de celle-ci, où s'élabore et se vit la culture, et où se gère l'opinion»1.

3.2.1.1. Les médias du Katanga

L’instrumentalisation et la fidélité indéfectible de la presse audiovisuelle à la cause politique ne sont pas à démontrer dans la plupart des pays africains. Les médias ont joué un rôle sans précédent dans la propagande du parti UFERI ainsi que dans la diffusion, à travers toute la province cuprifère, des meetings, interviews, mises au point des leaders politiques de la province et du pays. La Radio Télévision Nationale Congolaise (RTNC), section du Katanga, constitue une source d’informations importantes dans la mesure où elle dispose des bandes vidéo, des bandes cassettes sur les discours, meetings et interviews des différentes personnalités politiques, civiles et militaires sur le conflit.

Les discours en kiswahili, rarement en français, des leaders politiques de l’UFERI, notamment Jean Nguz a Karl I Bond et Kyungu wa ku Mwanza étaient répercutés à travers toute la province par la radio et la télévision nationales, section du Katanga. Un exemple concret. Une équipe de journalistes de la voix du Zaïre, section du Katanga, conduite par Fumbisha Ilunga Kakusu, se rendit à Likasi pour enquêter sur les causes du conflit meurtrier qui a opposé à Likasi au mois de septembre 1992 les Katangais aux Kasaïens. Les images montrées à la télévision locale excitèrent des passions et occasionnèrent de nouvelles violences dans d’autres coins de la province.

À la presse audiovisuelle s'ajoute la presse libre. C'est le cas des journaux l'Éveil du Katanga, le Lushois, La Punaise, Le libérateur, Mukuba financés par l’UFERI, Le Développement, La Tribune, Le Communicateur, etc. Ces journaux ont, dans leurs différentes éditions, rapporté jour après jour les incidents entre les deux communautés. Les analyses des journalistes sont importantes et rendent comptent de l’appartenance du journal à telle ou telle tendance politique.

Le Lushois justifie ces exclusions en ces termes : « Le Katanga, à l'instar d'autres régions du Zaïre, procède à la restructuration profonde de son administration, au niveau des Zones, villes et sous-régions, s'est vue dotée d'un nouveau responsable, originaire, tel est également le cas dans d'autres cieux. Cette restructuration qui s'est opérée à travers le pays, souffre au Katanga par l'insoumission flagrante de certains territoriaux, apolitiques, mais plongés dans la politique kasaïenne dans cette partie de la République en vue de faire échouer la mise sur rail des réformes administratives. Car, ces Kasaïens-là veulent faire des villes du Katanga leurs principautés. Ils réclament même à tort la neutralité de nos agglomérations urbaines».2

Le journal Le Libérateur se montre plus agressif, plus extrémiste. Il a largement contribué à attiser la haine entre les deux communautés kasaïenne et katangaise. Ce journal part du principe que le mal katangais, c'est le Kasaïen installé au Katanga. Le Kasaïen a toujours été préoccupé par le désir d'évincer les dirigeants katangais et d'occuper tous les postes de responsabilité à la Gécamines-Exploitation en vue de reprendre le trafic illicite du cobalt. De plus, les Kasaïens sont caractérisés par le vol, la fraude, le mensonge et la malhonnêteté. C'est pourquoi, Le Libérateur soutient que le retour

l'enseignement supérieur et universitaire, l'alinéa 28 préconise l'accélération de la nomination des membres des comités de gestion et des membres des conseils d'administration locaux suivant les critères localement définis. Cf. Province autonome du Katanga, «La charte de l'Enseignement», Lubumbashi, 31 janvier 1994, p. 4-5. 1 L'Éveil du Katanga, édition nº 002 du 19 mai 1994. Le Conseil Consultatif Permanent du Katanga (C.C.P.K.) est défini comme «la plate-forme pour la concertation des Katangais afin de rechercher ensemble les voies et moyens pour leur développement et de mettre au point les stratégies pour hâter l'avènement des véritables changements... Il y a pour rôle la concertation pour le devenir du Katanga» Cf. A. KAUMBA Mufwata et L. NGOY Kalumba, Le Katanga et la transition zaïroise..., document 20, p. 141. 2 Le Lushois, nº 84, mai 1992, p. 9.

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des Kasaïens dans leurs provinces d'origine respectives libérerait le Katanga de l'emprise de son sous-développement. Avec le départ des Kasaïens, les Katangais n'entendraient plus parler de Tshisekedi.

Ces journaux à tendance «ufériste » et financés par l’UFERI constituent en fait la tribune pour les intellectuels katangais et répercutent les idées, les mêmes presque, émises dans certaines brochures qui ne sont pas à la portée de toute la population katangaise.

L'Éveil du Katanga, périodique du Conseil consultatif permanent du Katanga (C.C.P.K.) et chantre du nationalisme katangais, est en fait le porte-parole de l'intelligentsia katangaise. Il prône le fédéralisme dans la mesure où les originaires de chaque province fédérée bénéficieraient prioritairement des richesses de leurs entités respectives. Dans ce sens, il faut voir dans le conflit kasaïen-katangais la lutte qu'entreprend un peuple déterminé à se définir, à décider lui-même de son avenir et à se prendre en charge.

« Cette lutte est engagée depuis bien avant 1960. Il y a donc dans le fond la lutte d'une région pour l'affirmation de son identité. Même s'ils n'étaient pas « assis sur les mines de cuivre et de cobalt, les Katangais se battraient probablement pour la reconnaissance de leur identité, comme le font les Kongo et les Luba du Kasaï chez eux. »1

D'autre part, l'exclusion de l'étranger en général et du Kasaïen en particulier est une stratégie pour se libérer de l'emprise de Kinshasa, le pouvoir central donc, qui s'est toujours servi des immigrés citadins pour mieux asseoir sa domination et exploiter le Katanga. En fin de compte, le conflit kasaïen-katangais trouve sa justification non seulement dans l'hégémonie des Kasaïens sur le plan économique, mais aussi dans leur taille démographique dans les centres urbains et dans la création de leur identité face à l'identité katangaise.

« Tout porte à croire que le Katanga a abrité entre 1990 et 1993 plus d'un million et demi d'individus venus principalement du Kasaï. Cette population s'est posée collectivement en ethnie en face des ethnies locales, malgré une durée de cohabitation de plus d'un demi-siècle. […] Chaque citoyen devrait porter ses efforts sur les travaux d'équipement en vue du développement de sa province : chacun devrait ensuite demander aux siens vivant ailleurs que dans leur province de se comporter en « individus » installés à l'extérieur de leur province, et non en « ethnie », c'est-à-dire en «corps à part».2

Les résultats des enquêtes menées par le Journal Le Lushois (La Punaise) sont frustrants aux yeux des Katangais autochtones dans la mesure où ils montrent que les Kasaïens occupent plus de postes de responsabilité dans la grosse entreprise minière (Gécamines) que les Katangais. En effet, jusqu’en juin 1992, la Gécamines comptait 34.969 travailleurs dont 31.914 effectifs pour la main-d’œuvre d'exécution (91,3%) et 3.055 effectifs (8,7%) pour le personnel de cadre toutes catégories confondues. Les agents du personnel d'exécution étaient composés de 49,2% de Katangais, 47,15% de Kasaïens, de 1,5% de Congolais d'autres provinces et de 2,2% de non-Congolais. Le personnel de cadre était constitué à son tour de 38,5% de Katangais, de 44,9% de Kasaïens, de 15,7% de Congolais d'autres provinces et de 0,9% de non-Congolais.

Le 14 septembre 1992, à la place de la poste, le gouverneur Kyungu déclarait : « Ce matin, j’étais en communication directe avec le président de la République. Désormais, plus question que la tête de toutes les entreprises étatiques et paraétatiques, notamment la Gécamines-Exploitation, l’OCS, et de l’administration publique soit occupée par les Kasaïens. Ces derniers doivent être remplacés par les originaires du Katanga (…). Nous avons le regret de constater que tous les postes de responsabilité et de commandement dans tous les secteurs de la vie au Katanga tant au niveau de l’administration publique qu’à celui de la territoriale sont occupés par les ressortissants du Kasaï. Cette situation d’injustice doit cesser immédiatement et sans délai. »

Cette déclaration a été largement soutenue par l’intelligentsia katangaise soucieuse de reprendre les rênes de la province, surtout que les résultats donnés par le journal La Punaise et

1 L'Éveil du Katanga, Nºs 8 et 9, décembre 1994 et janvier 1995. 2 L'Éveil du Katanga, nº 13 du 10 juin 1995, p. 23.

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répercutés par les écrits des intellectuels katangais contrastent avec ceux de la Minière de Bakwanga (MIBA), grosse entreprise productrice du diamant au Kasaï Oriental, dans laquelle les Katangais occupent le second plan dans tous les domaines. Il faut, aux yeux des Katangais, renverser la situation.

La crise économique est telle que les journaux sont étalés à même le sol. Les passants démunis s’offrent ainsi l’occasion de lire quelques extraits des articles sur les premières pages, quitte à se faire une idée sur la partie de l’article non lue.

D’un autre côté, les gens ont l’oreille collée à la chaîne francophone RFI dont les analyses de la situation en RDC en général et au Katanga en particulier sont partagées, acceptées ou rejetées selon qu’elles épousent ou non le point de vue de l’une ou de l’autre communauté antagoniste. Les commentaires de la chaîne francophone comme ceux de la radio et de la télévision locale et ceux des articles lus à moitié dans des journaux étalés à même le sol font ainsi l’objet de larges commentaires à la cité en famille, entre amis au bar ou dans un nganda.

Il importe aussi de noter que des documents écrits produits (en français) par la communauté kasaïenne circulent en grande partie entre les membres de la dite communauté sous forme des photocopies, mais aussi entre les mains des Katangais qui sont parvenus à se les procurer de façon informelle. Il en est de même des bandes cassettes et cassettes vidéo comprenant les discours et meetings populaires (en kiswahili pour la plupart) des leaders politiques. Par contre, il est malaisé de se procurer les sermons faits lors d’une célébration eucharistique, par exemple. Ces documents écrits, bandes cassettes ou vidéo circulent en petites quantités et ne sont consultés qu’en de rares occasions, par exemple, lors des discussions entre amis.

3.2.1.2. L’action de l’Eglise Catholique

L'Église catholique initia partout au Katanga, par le canal des différentes commissions laïques, des forums et conférences sur la cohabitation pacifique entre les Kasaïens et les Katangais. Nous-mêmes, originaire du Kasaï, avons été invité par la commission «Non Violence» à animer un forum en collaboration avec deux originaires du Katanga, le Dr. Ngoy Kisula (actuel gouverneur du Katanga) et maître Tshombe à la Katuba le 10 mai 1992; ensuite par la commission «Justice et Paix» à la résidence des RR. Pères Jésuites le 18 juin 1992 avec un collègue katangais, Lwamba Bilonda; enfin, par le mouvement Focolari lors d'une de ses récollections à Kilela Balanda le 07 février 1993. Partout, il était question de rappeler aux gens la vie harmonieuse et communautaire basée sur le voisinage qui avait toujours régi les relations entre les deux communautés katangaise et Kasaïenne.

Mais, après analyse, la position de la hiérarchie de l'Eglise catholique du Katanga est ambiguë. La lecture des différentes lettres pastorales des évêques et des différents travaux et articles publiés par certains de ses ministres a permis de constater que la hiérarchie de l'Eglise catholique a légitimé et même encouragé la lutte contre l'hégémonie kasaïenne au Katanga. Le message des évêques du Katanga du 30 novembre 1992, notamment en ses paragraphes 4 et 5, développe en fait une mémoire victimaire en mettant l’accent sur le sentiment de frustration provoqué par une situation sociale collective.

« La conscience katangaise dénonce les injustices dont elle se sent depuis longtemps victime, injustices liées à la marginalisation, à la domination, à l'exploitation, à l'expropriation du Katangais sur son propre sol; elle cherche par tous les moyens à mettre fin à cette humiliation et à s'affirmer elle-même dans le pays de ses ancêtres.»

La hiérarchie de l'Eglise catholique du Katanga, tout en étant favorable à l'éveil de la conscience Katangaise, s'insurge cependant contre les méthodes utilisées et les traitements inhumains infligés aux populations kasaïenne refoulées.

« Votre éveil de conscience est une bonne chose ; mais que vous vous y preniez avec autant de brutalité est vraiment dommage et dénote de l'immaturité et d'un manque de procédure dans le processus de réconciliation. C'est le Seigneur certes qui a donné ce territoire qui est vôtre à vos ancêtres; mais vos parents avaient été toujours accueillants

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à l'instar de cet ancêtre des juifs qui lança à son hôte: «il y a chez nous de la paille ... et de la place pour loger. » (Genèse 24,25)1.

Aux Kasaïens, elle reproche leur complexe de supériorité vis-à-vis des Katangais qui les ont accueillis sur le sol de leurs ancêtres et prodigue quelques conseils :

« Nos fils kasaïens doivent comprendre qu'au Katanga, ils ne sont pas sur une terre conquise, mais dans un pays accueillant. Qu'ils se montrent courtois et s'intègrent aux populations rencontrées et qu'ils sachent composer avec les Katangais. Plusieurs autres groupes ethniques vivent paisiblement au Katanga et ne sont pas objet de crainte.»2

L'orgueil et le complexe de supériorité des Kasaïens sont aussi mis à l'index par l'équipe de réflexion du Grand Séminaire de Lubumbashi.

« Certes, la colonisation et la Deuxième République vous ont favorisés. Mais considérez-vous les autres Zaïrois comme vos frères et homme (sic) comme vous? Le colonisateur qui vous a fait croire que vous avez toujours été plus compétents et plus efficaces que les autres (sic). Votre erreur a été d'avoir intériorisé la conviction de vous croire supérieurs en tout, dans votre attitude et dans vos paroles. Le qualificatif de « de mulu «, vantard, vient de cela. Vous avez été amenés ici par l'impérialisme occidental, et gauchement vous avez marché sur ces traces au point de piétiner les autochtones tandis que les ressortissants d'autres régions... et même d'autres pays voisins amenés ici dans les mêmes conditions que vous, se sont intégrés sans difficultés.»3

Kayamba Badye attribue ce comportement à la colonisation qui a marginalisé les Katangais au profit des étrangers Kasaïens.

« Dès lors, il est advenu sociologiquement un phénomène constaté universellement : les « étrangers « jouissant d'une situation sociale meilleure que celle des populations locales affichent généralement un complexe de supériorité entretenu par une sorte d'identification aux Européens qui, à l'époque coloniale, les ont recrutés et les ont hissés à un niveau social plus élevé par le regroupement en cités urbaines, par l'accès plus facile aux meilleures écoles, par la jouissance de meilleures conditions d'hygiène et de santé et donc de meilleures conditions de vie matérielle. [...] Pour l'essentiel et dans les faits, pendant longtemps, les groupes du Kasaï ont contrôlé le fonds de commerce, le trafic, la fraude et les écoles. Les contradictions se cristallisent dès lors autour des problèmes de l'habitat, de l'emploi, du contrôle des espaces économiques, sociaux, culturels et fonciers. »4

Cependant, L'Église catholique, à travers ses nombreux messages et lettres pastorales5, avait non seulement condamné toute forme de violence, toute haine et toute vengeance aveugle, mais aussi elle avait cherché à tout mettre en œuvre pour une cohabitation pacifique entre les différentes communautés habitant au Katanga. Dans ce contexte, feu Mgr E. Kabanga, ancien archevêque de Lubumbashi, était conscient de l’insuffisance du seul élément évangélisateur. C’est pourquoi, s'adressant à tous les hommes de bonne volonté, il nota :

1 «Préoccupations du groupe de réflexion des Prêtres pour la justice et la paix au Katanga «, Amka, nº 1, avril 1995, p. 14. 2 Message des évêques de la province ecclésiastique de Lubumbashi aux chrétiens et aux hommes de bonne volonté... op. cit., p. 3, § 8. 3 «Préoccupations du groupe de réflexion des Prêtres... », Amka, avril 1995, p. 16. 4 KAYAMBA Badye, «Conflits ethno-politiques et paix civile au Katanga », dans Likundoli, Archives et Documents, vol. XVI, nº 1-2, 1996, p. 1-23. 5 Voir, pour de plus amples renseignements: Lettre pastorale des Évêques du Shaba: vos enfants en holocauste, Lubumbashi, 13 juillet 1992; Mgr E. KABANGA, Sans regret ni honte, carême 1992, Lubumbashi; idem, Caïn et Abel, Lubumbashi, 15 septembre 1992; Mgr Fl. SONGASONGA, Appel aux populations du Diocèse de Kolwezi et à toutes celles du Shaba, Kolwezi, 25-7-1992; Message des Évêques de la province ecclésiastique de Lubumbashi aux chrétiens catholiques et aux hommes de bonne volonté. Appel aux populations du Katanga, Lubumbashi, 30 novembre 1992.

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«... Aussi, pensons-nous qu'il est urgent qu'un groupe d'intellectuels et de gens influents des deux Kasaï et du Shaba (Katanga) se rencontrent en vue d'un compromis voire d'un pacte durable et définitif. Il va sans dire qu'on ne résout pas un problème économique ou même géopolitique avec des conseils évangéliques seulement »1.

Des écrits de certains prêtres abondent dans le même sens avec l’objectif de dénoncer la haine et les divisions entretenues entre les communautés. C’est, entre autres, le cas de l’abbé Louis Mpala Mbabula qui, en 1992, a écrit un certain nombre d’ouvrages sur le problème identitaire aussi bien entre Katangais et Kasaïens qu’entre Katangais entre eux. Dans son oeuvre « La réconciliation ou le triomphe de la vérité sur le mensonge »2, l’abbé Louis MPALA Mbabula se pose la question fondamentale de savoir ce que ces deux communautés se reprochent. Il donne une liste de causes qu’il croit être à l’origine du conflit katango-kasaïen et qui remettent en question la cohabitation pacifique entre les deux communautés. Certains Kasaïens reprochent à certains Katangais la naïveté, une vie sans lendemain ou un manque d’esprit d’initiative ou d’entreprise, le manque d’esprit critique, la jalousie, la passivité et l’incompréhension du fédéralisme. De leur côté, les Katangais reprochent aux Kasaïens le « nduguisme « ou le « kasaïnisme », la malhonnêteté, la malignité, le refus d’intégration, le manque d’esprit critique, la jalousie et une fidélité aveugle à des traditions dépassées. A cette liste de causes, fruit des recherches menées par quelques jeunes, Louis Mpala Mbabula ajoute une autre cause qu’il croit fondamentale : le mode de gestion de la 2è République.

Les causes telles que données par l’abbé Mpala ne sont pas de taille à provoquer un conflit sanglant tel que vécu au début des années 1990. Aucune cause n’est l’apanage d’une communauté. Les défauts repris dans cette liste appartiennent à toutes les deux communautés. Prenons, à titre d’exemple, le cas du « nduguisme « reproché aux originaires du Kasaï. Ce défaut se retrouve partout. Il suffit de visiter les différentes directions dans l’administration publique et même dans les entreprises privées à tous les niveaux pour s’apercevoir, comme l’a déclaré l’Archevêque de Lubumbashi dans son homélie de Noël 2003 à minuit, que :

« Pire encore, lorsque quelqu’un est élevé à de hautes responsabilités, il s’entoure majoritairement de gens de sa tribu, quelle que soit leur compétence ! Ni l’aptitude ni la capacité en général ne comptent comme critères pour choix de ses collaborateurs »3.

Toujours en 1992, l’abbé Louis Mpala Mbabula écrit un autre ouvrage intitulé : « Eveil de la conscience chrétienne. A l’unité du Peuple de Dieu »4. Il y traite de la démocratie et du tribalisme. Alors que le peuple congolais doit apprendre la culture de la démocratie, il est appelé cependant à combattre le tribalisme parce qu’il charrie des anti-valeurs et est incompatible avec la démocratie.

Dans « Qui est mon frère aujourd’hui ? La chrétienté face à la katangaphobie et à la kasaïphobie », le même auteur met l’accent sur l’hypocrisie qui caractérise le chrétien congolais. Il se pose la question de savoir ce qui sépare le chrétien katangais du chrétien kasaïen. Comment un chrétien katangais ou un chrétien kasaïen peut-il être porteur de la haine ? A cause de la sauvegarde des intérêts personnels sans doute. Cette étude rencontre le même souci que l’article de Ngandu Mutombo intitulé « Frères et Soeurs en Christ, ennemis dans la cité : éthique chrétienne et partage des ressources rares au Katanga des années 1990 »5, étude qui met en relief cette hypocrisie qui caractérise les chrétiens d’aujourd’hui qui ne sont « Frères et Soeurs en Christ » que dans l’enceinte de l’Eglise et qui, en dehors de cet espace, deviennent des ennemis acharnés jusqu’à se donner la

1 Eugène KABANGA (Mgr), Sans regret ni honte, Lettre pastorale, Carême 1992. 2 Louis MPALA Mbabula, La réconciliation ou le triomphe de la vérité sur le mensonge, Edit. Mpala, Lubumbashi, 1992. 3 Floribert SONGA-SONGA (Mgr), «Homélie de Noël 2003 «, in Journal MUKUBA, édition n°279 du 7 au 14 janvier 2004, p. 3. 4 Louis MPALA Mbabula, Eveil de la conscience chrétienne. A l’unité du Peuple de Dieu, Editions Mpala, Lubumbashi, 1992. 5 NGANDU Mutombo, «Frères et Soeurs en Christ, ennemis dans la cité : éthique chrétienne et partage des ressources rares au Katanga des années 1990 «, in Likundoli, Histoire et Devenir, (1999-2000) 1-2, p. 195-231.

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mort. Le christianisme est comparable au vernis sur l’ongle. Il est superficiel, s’efface et fait découvrir la vraie couleur de l’ongle.

A l’opposé de Louis Mpala Mbabula, d’autres prêtres s’allient à la politique d’exclusion du gouverneur Kyungu wa Ku Mwanza et cherchent à aiguiser la conscience katangaise. A titre d’exemple, Kyungu Musenge, R. (s.j.), dans son article «De la géopolitique katangaise-Impressions critiques», justifie la politique du gouverneur de la province du Katanga en ces termes :

« Prendre en mains sa destinée c'est lutter pour s'assumer et cette lutte est noble car la particularité est bien la condition de l'universalité. L'Universel ne s'édifie que dans le particulier bien assumé. Pour pouvoir s'ouvrir à d'autres, il faut d'abord être «chez soi», «être soi», avoir une demeure, un «heimat»! C'est cela sûrement que vise le gouverneur du Shaba, et il a raison car c'est la volonté de tout homme chez lui. On reconnaîtra au gouverneur le mérite d'avoir éveillé, mieux réveillé, cette conscience chez les Katangais, qu'il doit gérer son terroir avec responsabilité » 1.

En avril 1993, les Evêques du Katanga recommandent la réconciliation et le pardon (Journal Mukuba, édition du 17 avril 1993). En 1995, certains prêtres du grand séminaire de Lubumbashi ont créé la revue Amka (réveillez-vous) en vue d’aiguiser la conscience katangaise. Cette revue, dirigée par l’Abbé Kaumba et qui avait pour symbole le coq (réveiller le peuple katangais), a disparu avec la fin des hostilités, après son premier et unique numéro.

Alors que des efforts étaient entrepris dans le processus de réconciliation des communautés katangaise et kasaïenne, la hiérarchie de l’Eglise catholique du Katanga, par le truchement de son archevêque de Lubumbashi, semblait du sable dans l’engrenage de la pacification. La protestation de la communauté kasaïenne adressée à son Excellence Monseigneur le Président de la Conférence épiscopale du Zaïre est significative :

« Excellence,

C’est avec amertume et mort dans l’âme que nous venons très respectueusement, par la présente, auprès de votre auguste personne dénoncer l’intolérance et l’excitation à la haine tribale dans le chef de Monseigneur Eugène Kabanga auprès du Peuple de Dieu lui confié à Lubumbashi.

En effet, à la messe du Samedi Saint, le 6 avril 1996, dans son homélie devant les fidèles assemblés en la Cathédrale SS Pierre et Paul de Lubumbashi, Monseigneur Eugène Kabanga est revenu avec acharnement sur l’incitation à la haine tribale envers les Kasaïens en lieu et place de la régénérescence de l’humanité par la résurrection du seigneur Jésus-Christ. Il s’est longuement attaqué aux « Kasaïens qu’il a déclarés d’impolis, qui ne s’intègrent pas, malhonnêtes dans les relations d’affaires et qui reviennent, malgré le refoulement, pour occuper de nouveau les grands postes dans les entreprises publiques et privées ». Il a, de plus, demandé aux jeunes Katangais de réagir vigoureusement, à l’instar des jeunes palestiniens de l’Intifada, contre ce qu’il appelle l’occupation kasaïenne. Car, y est-il allé sans passer sous silence, les Kasaïens sont des « étrangers » au Shaba. La population a alors compris que c’est avec macabre ironie que Monseigneur Eugène Kabanga a dit dans son sermon de Jeudi Saint 4 avril 1996 à la messe de la Sainte Cène : « Kasaïens, vous êtes chez vous, mariez-vous, intégrez-vous comme par le passé. »

Tout compte fait, l’archevêque de Lubumbashi a corroboré les écrits récemment édités dans son diocèse qui soutiennent la xénophobie et le génocide dont notre Communauté est victime au Shaba depuis quelques années. Nous évoquons ici des lettres pastorales, la revue AMKA (Réveille-toi) n°1 du Grand Séminaire de Lubumbashi et le livre intitulé Le Katanga et la transition : l’Eglise parle de l’abbé Albert Kaumba M.C. et du père Léon Ngoyi Kalumba Umpungu, s.j.

Pourtant, depuis quelques temps, la majorité des politiciens zaïrois toutes tendances confondues et même les populations civiles oeuvrent pour une cohabitation pacifique

1 KYUNGU Musenge, «De la géopolitique katangaise. Impressions critiques «, in Renaître, n°13, juillet 1992, p. 8-9.

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entre toutes les communautés zaïroises où qu’elles se trouvent. Combien est alors fort regrettable qu’un évêque catholique vogue, lui, à contre-courant.

En conséquence, Excellence, nous protestons contre cet indigne comportement d’un Ministre de Dieu et nous vous demandons de prendre vos responsabilités afin que des Pasteurs ne se mêlent pas des querelles intestines au risque de dénaturer la mission traditionnelle de l’Eglise du christ comme ce fut le cas du Rwanda voisin. Aussi, nous vous prions de veiller à ce que les Clercs de l’Eglise ne se servent pas de l’Autel de Dieu au profit du temporel.

Veuillez agréer, Excellence, l’expression de notre haute et déférente considération. »1

3.2.1.3. Les intellectuels katangais

À travers la relecture des faits et gestes des Kasaïens au Katanga, la philosophie qui oriente et justifie le comportement observé au sein de toute l'intelligentsia katangaise et d'où toutes les associations katangaises puisent leur raison d'être est résumée dans cette pensée maîtresse chère au Conseil consultatif permanent du Katanga (C.C.P.K.) : «Un peuple n'est vraiment libre que s'il est capable de prendre en charge les espaces où s'exercent les pouvoirs, où se réalisent la production économique et l'organisation de celle-ci, où s'élabore et se vit la culture, et où se gère l'opinion»2. Cette philosophie justifie pourquoi le fédéralisme et l'idée de l'exclusion du non originaire en général et du Kasaïen en particulier dominent la littérature katangaise actuelle. Une littérature de combat dont le danger réside dans le déséquilibre et le chauvinisme. Cette littérature est focalisée sur le triomphe du fédéralisme à exclusion considéré comme la clé de voûte du développement du Katanga et du Katangais.

Lwamba Bilonda, dans sa publication sur «Les gouverneurs du Katanga et la question de l'autonomie: d'Émile Wangermée (1910) à Gabriel Kyungu Wa Ku Mwanza (1991)»3, soutient que : » Les Katangais, toutes ethnies confondues, parlent le même langage : celui de l'autonomie, mieux du fédéralisme entendu comme non seulement un régime qui garantit l'autonomie de la province vis-à-vis du pouvoir central, mais aussi la gestion de la province à tous les niveaux par les originaires. Car non seulement ce système mettrait fin à l'accumulation des frustrations, mais aussi parce que les originaires sont censés mieux cerner les intérêts de leur province... Ainsi chacun sera maître chez lui et ne sera donc pas obligé de résoudre les problèmes des autres. Il y aura ainsi de nouvelles relations entre les provinces empreintes de respect mutuel et de cordialité ».

Selon la philosophie de l'UFERI, « libérer » politiquement le Katanga/Shaba ne suffit pas. Il fallait également et surtout le libérer économiquement de l'emprise kasaïenne et contrôler ainsi toutes les ressources économiques. Kabuya Lumuna Sando l'a bien compris lorsque, dans son ouvrage intitulé « La conquête des libertés en Afrique. Essai de sociologie politique », il note : « Cette forme de lutte n'est pas seulement sentimentale ou culturelle. Quand on voit l'importance socio-économique des « gradés » qui, grâce à leurs salaires élevés, sont à même de constituer, par leurs investissements petits ou grands, la classe moyenne susceptible d'assurer le capital privé de la région, la question à cet égard est celle de savoir jusqu'où les cadres « immigrés » peuvent, par leurs investissements, contribuer à ce capital régional. Jusqu'où la prédominance de ces immigrés dans ce capital n'entraîne-

1 Coordination de la Communauté kasaïenne de Shaba, Comité Exécutif, «Protestation contre le comportement de l’Archevêque de Lubumbashi «, lettre adressée à son Excellence Monseigneur le Président de la Conférence épiscopale du Zaïre, Lubumbashi, 22 avril 1996. Ce document a été signé par six membres du comité exécutif de la Communauté kasaïenne : Kalenda Tshilumba, Malemba N’Sakila, Ntumba Tshimanga, Mbhaya Khalambayi, Pongombo Shongo et Mfika Kayimbi. 2 L'Éveil du Katanga, édition nº 002 du 19 mai 1994. Le Conseil Consultatif Permanent du Katanga (C.C.P.K.) est défini comme «la plate-forme pour la concertation des Katangais afin de rechercher ensemble les voies et moyens pour leur développement et de mettre au point les stratégies pour hâter l'avènement des véritables changements... Il y a pour rôle la concertation pour le devenir du Katanga» Cf. A. Kaumba Mufwata et L. Ngoy Kalumba, Le Katanga et la transition zaïroise..., document 20, p. 141. 3 LWAMBA Bilonda, Les gouverneurs du Katanga et la question de l'autonomie: d'Émile Wangermée (1910) à Gabriel Kyungu Wa Ku Mwanza (1991), Collection Documents et Travaux, CERDAC, UNILU, nº 10, 1992.

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t-elle pas une hégémonie idéologique qui, dès lors, signifiera la prééminence culturelle d'une nation tribale sur une autre ? »1 .

Les intellectuels katangais originaires présentent les Kasaïens sous un jour sombre. Ils les considèrent comme des saboteurs de l'économie katangaise et, partant, des auteurs du sous-développement de cette province et de la misère noire des fils et filles originaires du Katanga. N'occupent-ils pas 80% des postes de commandement dans les grandes entreprises installées au Katanga, notamment la Gécamines-Exploitation, l'OCS, la Cimbashaba, la Regideso ? Pourtant, à la Minière de Bakwanga (MIBA), la société minière la plus importante du Kasaï Oriental, 84% des cadres de direction sont tous originaires de cette province2. Au Katanga, les Kasaïens volent le cobalt, se construisent de belles villas et s'enrichissent ainsi sur le dos des Katangais originaires transformés en esclaves. Ils ont détruit la Gécamines-Exploitation et ont organisé le pillage des villes et centres du Katanga en vue de détruire complètement le tissu économique de la province.

Soucieux d'affamer les originaires du Katanga, les Kasaïens s'illustreraient par la hausse exagérée des prix des denrées alimentaires, notamment la farine de maïs en provenance de la Zambie. Ainsi, leur objectif est non seulement de faire échouer l'opération « Debout Katanga »3 initiée par le gouverneur du Katanga, mais aussi et surtout de voir les originaires de cette province continuer à croupir dans la misère noire. Partout où ils s'installent au Katanga, les Kasaïens ne cessent d'exploiter les populations rurales.4 Ainsi, l'exclusion des Kasaïens des activités économiques et leur remplacement par les originaires du Katanga doivent non seulement résoudre le problème katangais, mais aussi et surtout amorcer le développement du Katanga, les Katangais devenant les premiers bénéficiaires de leur production. La «dékasaïnisation» des activités économiques s'accompagne de la réhabilitation du Katangais à tous les niveaux, condition sine qua non pour la « libération » économique du Katanga et du Katangais.

La littérature des intellectuels kasaïens est aussi relativement abondante. En gros, il faut reconnaître qu’elle se contente de réagir ou de justifier la présence kasaïenne au Katanga par les recrutements, de montrer son intégration par sa participation à la vie économique, politique, culturelle, spirituelle de la province du Katanga, de décrire les atrocités dont les originaires du Kasaï ont été l’objet, etc.5

3.3. Le processus de réconciliation

« L’homme honorable et respectable est celui qui s’efforce d’établir des ponts de communication entre nos communautés et faciliter l’entente malgré les tensions parmi les

1 KABUYA-Lumuna Sando, La conquête des libertés en Afrique. Essai de sociologie politique, Editions Noraf, Kinshasa, 1995, p. 374. 2 KAUMBA Mufwata, A. et NGOY Kalumba, L., op. cit., p. 46-49. D'après les tableaux représentant les effectifs de cadres de direction des grandes entreprises du Katanga, les cadres originaires des deux Kasaï sont numériquement plus importants et occupent la première place. Le Katanga vient toujours en seconde position. Pour les Katangais, la politique de promotion devait être revue dans les entreprises au profit des originaires de la province du Katanga. 3 L'opération «Debout Katanga « a été initiée par le gouverneur Kyungu wa Ku Mwanza pour relever le Katanga dans les domaines politique, économique, culturel,... Le gouverneur voulait voir le Katanga reprendre sa place d'antan, celle de région «pilote « du Zaïre. Après les pillages, il fallait que la vie reprenne au Katanga, que cette région recouvre son visage d'antan. Pour ce faire, il fallait relancer l'économie, le commerce, l'agriculture... 4 Le Lushois, nº 74 du 13 au 20 janvier 1992; nº 68 du 1er au 7 novembre 1991; nº 78 du 10 au 17 mars 1992. 5 Cf. pour de plus amples informations BAKAJIKA Banjikila, Epuration ethnique en Afrique. Les «Kasaïens « (Katanga 1961-Shaba 1992), Paris, L’Harmattan, 1997; Jean-Marie KANKONDE Luteke,Massacres et déportation des Kasaïens au Katanga, Chronique d’une épuration ethnique programmée, Saint-Géry, Pistes Africaines, 1997 ; DIBWE dia Mwembu, «L’épuration ethnique au Katanga et éthique du redressement des torts du passé «, Revue Canadienne des Etudes Africaines, volume 33, n° 2 et 3, 1999, p. 483-499 ; KANGOMBA Lulamba, Jean-Claude, L’enfer kasaïen de Kolwezi. Autopsie d’une épuration ethnique, Louvain-la-Neuve, Panubula, 2000, etc..

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ressortissants de nos deux régions. Je ne dis pas qu’il faut jeter les événements de massacres aux oubliettes, ce serait irresponsable car les gens ont le droit de pleurer leurs morts; mais il faut savoir en tirer des leçons qui nous évitent de revivre les événements de ce genre dans le futur. Il faut regrouper les gens de deux côtés de la palissade pour qu’ils parlent HONNETEMENT du POURQUOI de ces événements et COMMENT éviter d’en venir à cet état de choses »1.

3.3.1. L’action de la Conférence nationale souveraine

La situation chaotique provoquée par le conflit interethnique au Katanga ne put laisser indifférente la Conférence nationale souveraine. Cette dernière exigea que deux commissions d'enquête, l'une du gouvernement et l'autre de la C.N.S., soient envoyées au Katanga pour éclairer l'opinion nationale et internationale sur les causes et les responsabilités de ce conflit. Les deux commissions firent allusion, à l'issue de leurs enquêtes, aux causes lointaines coloniales et postcoloniales et aux causes immédiates. Dans ce dernier cas, la responsabilité de ce climat conflictuel fut attribuée aux discours incendiaires des leaders du parti politique UFERI à savoir le Premier Ministre Nguz a Karl-I-Bond et le gouverneur de la province du Katanga Kyungu wa Ku Mwanza. Mais les résolutions et toutes les sanctions proposées à l'endroit de ces deux leaders (poursuite judiciaire) au gouvernement de transition et à la plénière de la C.N.S. restèrent lettre morte.

3.3.2. Les actions des différents régimes politiques

Nous avons regroupé dans ce volet toutes les actions menées par les différentes autorités politiques et administratives nationales et provinciales depuis le gouvernement Mobutu.

3.3.2.1. Sous le régime Mobutu

Le président Mobutu s’est vu affublé de l’expression de metteur en scène parce que tout le monde savait pertinemment bien que c’était lui l’auteur ou mieux, l’instigateur du conflit qui créait pour la deuxième fois un fossé entre les originaires de deux provinces du Kasaï et ceux de la province du Katanga. Mobutu se rendit au Katanga à la fin du mois d'août 1992. Cette visite était tant attendue aussi bien par les Katangais, combattants de l'UFERI, que par les Kasaïens du Katanga. Pour les premiers, le président Mobutu venait cette fois-ci confirmer le rapatriement des Kasaïens dans leurs régions d'origine respectives et mettre ainsi un terme à ce conflit interethnique sanglant. Pour les seconds, le président Mobutu, père de la nation congolaise et garant de l'unité et de la sécurité des personnes et de leurs biens, venait restaurer la paix et la sécurité et fustiger les responsables de la tragique situation vécue au Katanga. Comme on peut le constater, Mobutu était de nouveau l'arbitre que tout le monde attendait ! Le meeting populaire tant attendu n'eut pas lieu.

Le président Mobutu rencontra d’abord les autorités politiques et administratives provinciales et municipales et les notabilités katangaises, et ensuite les différentes délégations des communautés non originaires vivant au Katanga. Selon les notabilités katangaises interviewées à la radio et à la télévision, le président Mobutu avait condamné l'attitude des originaires du Kasaï qui ne voulaient pas s'intégrer à l'environnement katangais. «Ils (=les Kasaïens) sont Zaïrois et on n'y peut rien »2, leur aurait dit en substance le président Mobutu. Aux «représentants» des Kasaïens du Katanga, le président Mobutu se serait adressé à peu près en ces termes : «vous devez changer de comportement. Un proverbe Ngbandi dit ceci : «quand on va sur le soleil, il faut se comporter comme les habitants du soleil, quand on va sur la lune, il faut se comporter comme les habitants de la lune» ».

La réconciliation était conditionnée par le changement de comportement des originaires du Kasaï à travers leur intégration à l’environnement katangais. Cela voulait dire en fait que cette réconciliation n’était possible qu’en cas de rejet ou d’oubli par les originaires du Kasaï de leur identité kasaïenne et d’adoption de l’identité katangaise.

1 Djo MWAMBA, correspondance e-mail adressée à A. Kasongo autour du Conflit katangais-kasaïen, Indiana, USA, 28 octobre 2002. 2 Temps nouveau, édition nº 43, septembre 1992, Kinshasa. Les véritables représentants de la communauté kasaïenne n'avaient pas été reçus par le président Mobutu. À la place, ce sont les Kasaïens membres du M.P.R./Katanga, qui avaient fait partie de ladite délégation.

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a. La réconciliation entre les gouverneurs des trois provinces

Mais au mois de mai 1993, Kasusula, Vice-premier ministre chargé de l’intérieur du gouvernement Birindwa, vint présider à Lubumbashi une cérémonie de réconciliation entre les deux gouverneurs des provinces du Kasaï Occidental et Oriental d’une part et le gouverneur du Katanga, Kyungu wa Ku Mwanza d’autre part. Cette rencontre faisait suite à celle de Kinshasa où les trois gouverneurs s’étaient déjà embrassés devant la caméra de la télévision nationale en signe de réconciliation. L’événement fut médiatisé, mais il ne put convaincre l’opinion publique qui le considérait comme une mise en scène. « Les incendieurs, pouvait-on lire dans le journal Mukuba, jouent aux sapeurs-pompiers. Une mise en scène pour distraire le peuple »1.

En effet, le petit peuple qui servait de marchepied pour l’ascension politique des leaders politiques était oublié dans les cérémonies de réconciliation que célébraient les gouverneurs des trois provinces susdites. Ensuite, monsieur tout le monde ne comprenait rien à cette cérémonie d’autant plus que pour lui les objectifs de cette lutte, notamment la libération du Katanga et du Katangais, n’étaient pas encore atteints. Cette réconciliation entre les trois gouverneurs semblait échapper à leur entendement.

b. L’action de la communauté kasaïenne

Certains auteurs réduisent le conflit katangais-kasaïen à un simple conflit interethnique opposant les Luba du Kasaï aux originaires du Katanga en général et aux Luba du Katanga en particulier. Les titres de travaux traitant de l’épuration ethnique en disent long2.

« Il ne paraît pas futile, note E. Kayembe Kabemba, de saisir le conflit «Katangais / Kasaïens» sous l'aspect d'un «roman familial»( ), car il restitue, dans un langage subtil, les paradigmes d'une lutte fraternelle. A sonder les mobiles de la «haine» vouée au «Kasaïen», l'on découvre un fait stupéfiant : le prétendu clivage identitaire katango-kasaïen n'est en réalité qu'une joute hégémonique entre les «Luba-Shankadi» et les «Luba-Lubilanji»3.

Tout compte fait, il faut souligner que les Baluba du Katanga se sont les plus illustrés dans cette violence à l'endroit des Kasaïens. Pour rappeler aux Baluba du Katanga les liens de confrérie qui les unissent aux Kasaïens, les sinistrés kasaïens ont composé une chanson qui porte le titre de «Kasaï wa Balengela wa kushinta diminu» (Le Kasaï des belles créatures pour améliorer l'espèce) dont voici l'extrait qui invite les gens à la réconciliation :

1 Journal Mukuba, édition du 31 mai 1993. 2 Voir BAKAJIKA Banjikila, Epuration ethnique en Afrique : Les «Kasaïens» (Katanga 1961- Shaba 1992), Paris, L'Harmattan, 1997 ; cf. aussi Emmanuel KAYEMBE Kabemba, «Épuration ethnique ou conflit entre les Luba : Mémoire, oubli et enjeux d'une véritable réconciliation au Katanga «, communication présentée 3 Emmanuel KAYEMBE Kabemba, Art. Op. cit.

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Refrain: Oya yee, tudi bena muntu 1- Kasaï wa balengla wa kushinta diminu 2- Nutwayi ntondu bwa kunwangana 3- Lekelayi lukinu ne munda-munda 4- Musonge wa mu Kabinda, ne Musala Mpasu 5- Mutetela mwana Ngongo, ne Bena Tshitolo 6- Nwenu Baluba Shankadi, ne ba Mutombo Mukulu 7- Nuenu bena Tshikulu, ne Bakuba 8- Wewe Mukwanga, ne Mujila Kasenga 9- Kaniki Wa Mutemwa, ne Bena ku Muetshi 10-Baku Kananga malandi Wa nshinga ne Mbuji-Mayi dibindi Kasaï wa Balengela lelueu tua kusengi udi tshetu tshintu»1.

«Refrain: Nous sommes issus d'un ancêtre commun. 1- Le Kasaï des belles créatures pour améliorer L'espèce 2- Faites des pactes pour la réconciliation 3- Mettez fin aux jalousies et aux rancunes 4- Les Songye de Kabinda et les Nsala Mpasu 5- Les Tetela, fils de Ngongo et les gens de Tshitolo 6- Vous les Baluba Shankadi et ceux de Mutombo Mukulu 7- Vous les ressortissants de Tshikulu et les Bakuba 8- Toi le ressortissant de Bakwanga et celui de Mujila Kasenga 9- Vous, Kaniki de Mutemwa et les ressortissants de Mwetshi 10- Les ressortissants de Kananga Malandi wa Nshinga et de Mbuji-Mayi Dibindi, Kasaï de belles créatures, aujourd'hui nous t'invoquons car tu nous appartiens».

La chanson « Kasaï wa balengela » date probablement de l’époque du conflit entre le Nord Kasaï et le Sud-Kasaï au lendemain de l’accession de la RDC à l’indépendance. Elle avait pour but de vanter la beauté des originaires de la province autonome du Sud-Kasaï. Ensuite, elle a été adaptée au fur et à mesure que les circonstances politiques l’exigeaient pour mettre l’accent sur l’unité des peuples des deux provinces du Kasaï Occidental et Oriental dans le but de former ce que l’on a actuellement tendance à appeler Le « Grand Kasaï » dont la capitale serait fixée près du lac Munkamba situé à la frontière des provinces du Kasaï Occidental et Oriental. Elle a été aussi adaptée lors du conflit katangais-kasaïen dans la mesure où tous les originaires du Kasaï étaient refoulés sans distinction ethnique ni tribale. La chanson mettait alors l’accent sur l’unité qui devait caractérisait indistinctement tous les originaires de deux provinces du Kasaï. « L’union fait la force », dit un adage belge.

Il ne faut pas perdre de vue qu’au même moment que s’entonne cette chanson, pour diverses raisons dont cette épuration kasaïenne au Katanga, les délégués originaires du Kasaï présents à la Conférence nationale souveraine adressaient une lettre ouverte au président Mobutu dans laquelle les signataires annonçaient la proclamation de la République fédérale du Kasaï2.

Il y a lieu d’établir un lien entre cette lettre ouverte et l’esprit du document « Grand Kasaï » publié sur Internet. Les représentants Kanumdowa Nansha, Simeon Lwabinge wa Kabiye, Mpoyi Muyembi, Kena Bantu et Mingashanga Bope, auteurs dudit document, comparent le martyre des ressortissants du Kasaï à celui des Juifs pour justifier la création d’un organisme qu’ils appellent « Organe de Défense des Intérêts Kasaïens (ODIK) et obtenir ainsi des originaires du Grand Kasaï une adhésion totale en vue de recréer le Grand Kasaï uni et fort d’antan. Nous reproduisons intégralement ci-dessous un extrait de ce document :

« L’histoire du Peuple Kasaïen qui remonte loin dans la nuit de temps; nous apprend que notre Peuple a une originalité et une spécificité particulière qui se reconnaît autour de nos croyances, de nos coutumes et mœurs, l’hospitalité et le respect du prochain.

« La colonisation qui a tracé les contours du Grand Kasaï actuel s’était basée sur les faits concrets, dans les analogies linguistiques, coutumières, culturelles et sociales qu’occupait une étendue donnée se reconnaissant appartenir à une même souche.

« Pendant la colonisation et bien avant les revendications de l’indépendance du Congo, la cohésion du Peuple Kasaïen était réelle et forte. C’est à la veille de l’avènement des

1 S. F MILOMBA Kabangu, «Discours politique au Katanga et émergence de la conscience kasaïenne. Réflexion critique sur le processus d'intégration et de réconciliation des communautés katangaises et kasaïennes «, Mémoire de licence en sociologie, UNILU, Lubumbashi, 1993, p. 114-115. 2 REPUBLIQUE FEDERALE DU KASAI, PR2SIDENCE DE LA REPUBLIQUE, «Lettre ouverte à Monsieur le Président de la République à Kinshasa / N’Sele «, document inédit, Lac Munkamba, 22 janvier 1992.

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indépendances africaines et plus profondément l’avènement de la dictature de Mobutu que sont apparues les fissures dans le Peuple Kasaïen qui a toujours été uni.

« Et cela pour les raisons bien avouées de désolidariser et fragiliser notre Peuple uni et fort afin de mater le reste de la population, asseoir le néocolonialisme, installer la dictature et faire perdurer la confusion et la misère des Congolais.

«Plus encore, la haine tribale a été cultivée dans les chefs de tributs des autres provinces contre les Kasaïens. Le slogan légendaire bien connu de tous, illustre bien l’état d’esprit de nos concitoyens «Soki okutani Kasaïen na nyoka, boma Kasaïen tika nyoka » C’est-à-dire «Si vous rencontrez un Kasaïen et un serpent, il faut tuer un Kasaïen et laisser partir un serpent ».

«Le Peuple Kasaïen a été l’objet d’une politique spéciale d’élimination physique, de discrimination et d’exclusion. Les colonisateurs et tous ceux qui leur ont succédé à la tête de l’ancien Congo, ont utilisé la méthode de diviser et de fragiliser le Peuple Kasaïen en les opposant entre eux. Ils ont créé, de toute pièce, les appartenances aux blocs claniques ou tribaux pour opposer “ Bena mutu wa mukuna contre Bena Tshibanda », « Bena Mutombo contre Bena Katawa », « Bena Lulua contre Bakwanga »; « Tribu Luba contre les autres tributs frères pour ne citer Batetela, Bena Kanyoka, Basonge, Bakete, Bakuba, Basala, Babindi, Bashilele, Bapende, Bankutshiu, Balualua, Batshioko » alors que toutes nos tributs ont une soushe unique et soudée (...)

« Notre situation est pareille à la situation des Juifs qui ont été persécutés et déportés à travers le Monde. Les Juifs ont été l’objet de l’holocauste à travers le Monde et surtout pendant la guerre mondiale en 1914-1945. Ne serait-ce pas notre situation parmis nos compatriotes et en particulier dans la Province du Katanga, situation accentuée par l’épuration ethnique de 1961-1962 et de 1992-1994 ? La prise de conscience du Peuple Juif les a amenés aujourd’hui à un état Hébreu fort et puissant dans l’actuel Moyen Orient.

«Ainsi, il est formé au sein du Mouvement pour l’indépendance du Kasaï, un organe de dissuasion, de défense, de combat contre tout individu ou groupe d’individus, Kasaïen ou non Kasaïen, de quelle que race qu’il soit, religion ou sexe, etc.. qui s’opposerait aux intérêts du Peuple Kasaïen dans tous les aspects de la vie de l’homme (Intérêts politiques, culturels, économiques, commerciaux, éducationnels, sociaux, etc..). Cet organe est dénommé «Organe de défense des intérêts Kasaïens « (ODIK). »1.

Cette chanson rappelle aussi aux Kasaïens et aux Luba du Katanga leur appartenance à une même souche et donc leur origine lointaine commune. Elle fait recours à la mémoire identitaire. En effet, les populations du Kasaï Occidental et Oriental situent leur origine à Nsanga Lubangu, un site dans le nord Katanga. Les guerres fratricides qui caractérisaient ces peuples et la colonisation ont mis un terme à leur cohabitation à travers l’émigration vers le nord d’une fraction de la population relativement importante et la division de l’espace identitaire en plusieurs entités juridiques autonomes les unes des autres.

En 1960, les Luba du Kasaï et les Luba du Katanga n’étaient-ils pas considérés par les partisans de la CONAKAT au pouvoir au Katanga comme les oiseaux de même plumage compte tenu de leur histoire ancienne ?

Cette chanson était aussi utilisée comme générique avant les informations en Tshiluba à la RTNC nationale. Au Katanga, cette chanson circule sous forme de bandes cassettes et est entonnée occasionnellement lors des réjouissances populaires (mariage, naissance, deuil, etc..) organisées par les originaires du Kasaï. Il existe une autre chanson composée en Belgique par les ressortissants des deux Kasaï en souvenir du retour des Kasaïens refoulés dans leurs provinces d’origine. La chanson commence par le bruit de la locomotive qui démarre : « tshoukoutshoukou… ». Comme la première, cette chanson est entonnée occasionnellement lors de certaines jouissances populaires et circule sous forme de bande cassette.

1«LE GRAND KASAI : UNE IMPOSTURE TERRITORIALE OU UN TERROIR IDENTITAIRE HISTORIQUEMENT VÉCU ? «, Document publié sur le site Internet par Lambert Opula, Montréal, Québec, Canada. Réf.: RBL/UDPS/DE/096/24/06/2003.

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c. Le « Club zaïrois de l’Amitié Shaba-Kasaï »

Une association sans but lucratif dénommée « Club zaïrois de l’amitié Shaba-Kasaï » fut créée à Lubumbashi. L’objectif principal était de chercher les voies et moyens de mettre un terme au conflit qui opposait les deux communautés katangaise et kasaïenne et de rétablir l’harmonie qui existait entre les populations originaires du Katanga et les ressortissants du Kasaï. A l’origine de la création de cette association se trouve la division au sein de la communauté kasaïenne entre les Kasaïens immigrés et les Kasaïens nés au Katanga. Ces derniers qui ne voulaient pas subir le même sort que les premiers ont jugé bon de créer leur club et de faire cavalier seul. Pour parvenir au but escompté, c’est-à-dire le rétablissement de la paix, les membres cofondateurs de l’association entendaient privilégier la neutralité politique de l’association et leur soumission inconditionnelle à toute autorité politique provinciale ou nationale légalement investie :

« - la neutralité politique ou l’indépendance de notre club vis-à-vis des partis politiques, institutions qui défendent certes des droits démocratiques, mais qui suscitent souvent des tensions et des divisions à cause de l’intolérance politique prévalant encore dans notre pays ;

« - la reconnaissance immédiate de toute autorité politique, centrale ou régionale, légalement investie, ce qui implique l’obéissance civique à celle-ci et l’obligation d’entretenir avec elle des rapports normaux ou non conflictuels. »1.

Un membre influent de la Communauté Luba du Kasaï traite cette association d’avorton précoce dans la mesure où elle n’a pas fait long feu. Ses membres qui, selon notre enquêté, luttaient pour un repositionnement ont été amenés à dissoudre leur club et à réintégrer la communauté kasaïenne. La création de ce club parallèle était considérée comme du sable dans l’engrenage de la communauté kasaïenne en ce sens qu’elle contribuait à la fraction de son unité chère en cette période de crise.

L’unique action de ce club s’est limitée à l’envoi, en date du 26 août 1994, d’un message de félicitations au premier vice-ministre et ministre de l’intérieur en mission officielle à Lubumbashi dans lequel les membres, à travers lui, demandaient au gouvernement de Mobutu de protéger les ressortissants du Kasaï désireux de rester au Katanga et de faire voyager dans des conditions dignes ceux qui voulaient regagner leur milieu d’origine2.

La création de ce club est aussi un signe de la présence de deux courants opposés au sein de la communauté kasaïenne quant au choix des stratégies devant être utilisées en vue de sortir de la crise qui secouait les Katangais et les Kasaïens. La communauté kasaïenne est hétérogène dans la mesure où elle englobe des Kasaïens immigrés et des Kasaïens nés au Katanga et qui se considéraient comme Katangais.

d. L’effet de la guerre de la rumeur et l’éviction du gouverneur Kyungu Wa Ku Mwanza à la tête du Katanga

La ville de Lubumbashi, chef-lieu de la province du Katanga, a été épargnée par ces violences pour diverses raisons avouées et inavouées. Les médias locaux ont semé la peur dans le chef des attaquants potentiels dans la mesure où ils parlaient de la population kasaïenne très nombreuse dans la ville de Lubumbashi. Cela voulait dire que les rapports de force seraient en faveur des originaires du Kasaï en cas d’attaque éventuelle.

Ensuite, des rumeurs circulaient sur la disparition dans la mine souterraine de Kipushi de nombreuses caisses contenant des explosifs. Ces caisses, disait-on, auraient été volées par les Kasaïens

1 CLUB ZAIROIS DE L’AMITIE SHABA-KASAI, “Document n°1: Manifeste du Club”, document inédit, Lubumbashi, 28 juin 1994. Les quatre membres cofondateurs et signataires du document sont : TSHIANI Mwadia Nvita (membre de l’Assemblée régionale du Shaba / Katanga), MUTOMBO Nzengeja et deux professeurs de l’Université de Lubumbashi : MBAYA Kazadi et NYEMBWE Tshikumambila. 2 CLUB ZAIROIS DE L’AMITIE SHABA-KASAI, “Message de félicitations”, document inédit, Lubumbashi, 26 août 1994. Les signataires de cette lettre sont les quatre membres cofondateurs de l’Association.

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décidés à tout détruire (usines, maisons d’habitation aussi bien des officiels que des personnes privées de Lubumbashi), etc..

Au niveau de la hiérarchie, les données avaient sans doute changé. Le général Mossala, commandant de la première région militaire, était farouchement opposé à tout acte de vandalisme. Enfin, nous l’avons dit, le gouverneur Kyungu fut démis de ses fonctions et remplacé par Ngoy Mulume. Le discours du nouveau gouverneur était farouchement opposé à celui de son prédécesseur dans la mesure où il bannissait toute division ethnique ou provinciale parmi la population katangaise.

Et quand bien même, pour freiner l’avance des troupes de l’AFDL sur Lubumbashi, Mobutu fit revenir Kyungu à la tête de la province du Katanga, le problème kasaïen n’était plus d’actualité. Au contraire, il fallait les (les Kasaïens) aménager en vue de les empêcher de s’allier aux troupes de l’AFDL et de précipiter la chute de Lubumbashi et du Katanga.

La ville de Lubumbashi tomba entre les mains des troupes de l’AFDL le 9 avril 1997. Très vite, le gouverneur Kyungu fut remplacé par Gaëtan Kakudji et plus tard, par Katumba Mwanke.

3.3.2.2. Sous le régime de Laurent Désiré Kabila

a. L’éviction des partis politiques existants par l’AFDL

Le mouvement de pacification entre les deux communautés s’est amplifié avec l’avènement de Laurent Désiré Kabila farouchement opposé à tout ce qui rappelait la période de Mobutu. Il est aussi important de noter qu’à l’instar de Mobutu, Laurent Désiré Kabila avait fait table rase de tous les partis politiques existants pour les remplacer par son mouvement : l’Alliance des forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL). Ce nouveau paysage politique ainsi implanté dont le cheval de bataille était la reconstruction et l’unité nationale du Congo était incompatible avec toute action séparatiste ou tendant à maintenir la division entre les différentes populations. Aussi, les nouvelles autorités politiques et administratives nommées par le nouveau pouvoir en place devaient-elles déployer leurs efforts en vue de rendre harmonieux les rapports régissant les populations de leurs entités juridiques respectives.

C’est dans ce contexte qu’il faut placer les actions menées par le maire de Kolwezi, ville dont les habitants étaient farouchement hostiles à la présence kasaïenne, pour améliorer les rapports entre les Katangais et les Kasaïens. Shambuyi, un originaire du Kasaï installé à Kolwezi rapporte :

«Depuis sa nomination en mai 1997, le maire Adrien se met en quatre pour améliorer les rapports entre Kasaïens et Katangais. Et chaque fois qu’il y a un décès dans nos rangs, il compatit à nos malheurs et il nous assiste financièrement et matériellement ». «Mes frères qui rentrent ne rencontrent aucune difficulté pour récupérer leurs biens, notamment les immeubles, poursuit-il. Les quelques extrémistes katangais qui essaient de s’y opposer, sont neutralisés grâce à l’intervention du maire. De plus, notre Comité est chaque fois invité par la mairie aux manifestations publiques et culturelles »1.

b. L’impact de la Consultation nationale : la demande de pardon de Kyungu wa Ku Mwanza

La «Consultation nationale» qui fut organisée en mars 2000, à l'initiative principalement des prélats catholiques et protestants avait l’objectif premier de se pencher sur les questions posées par l'agression de la République démocratique du Congo par ses voisins à savoir le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi. Mais, avant de traiter de ce problème extérieur, les organisateurs de ce forum national ont préféré jeter un regard introspectif en vue de dénoncer les dissensions internes qui minaient le pays de l’intérieur et creusaient le fossé entre les différentes populations congolaises. L’extrait ci-dessous emprunté au président de la Consultation nationale, Monseigneur Marini, chef de l’Eglise du Christ au Congo, donne un cliché de la situation politique interne au moment de l’agression du pays :

«Les enfants de notre pays, nos fidèles dans la foi, nos familles vivent dans des suspicions et la méfiance réciproque. Nous sommes divisés et nous nous entre-tuons sous le regard médusé des violents(...) Nous refusons de nous parler, de nous regarder, de nous accepter, de nous saluer ou de nous appeler «frères et sœurs», appellation

1 ANB-BIA Supplement, ISSUE/Edition Nr 449- 01/02/2003, Congo RDC.

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sacrée en Afrique. Malheureusement, nous vivons cette triste situation, ce manque d'harmonie et d'entente aussi bien sur les plans personnel, individuel, familial, social, politique, idéologique que moral et spirituel. Que des querelles, des mésententes, des dissidences, des émiettements, des divisions au sein des foyers, de la classe politique, des partis politiques et même de la société civile !»1.

Le président de la Consultation nationale invitait, à travers son discours, la population congolaise à la conversion, c’est-à-dire au pardon et à la réconciliation avec son prochain. En effet, le peuple congolais ne pouvait pas prétendre arrêter l’avance de ses agresseurs en ordre dispersé. » Les langes sales se lavent en famille », dit-on. C’est dans ce contexte que l'ancien Gouverneur du Katanga, Gabriel Kyungu wa Ku Mwanza, demanda pardon au nom du peuple katangais, pour les incidents interethniques qui avaient eu lieu au Katanga. Il est important de noter que la demande de pardon, faite en français, a eu lieu à Kinshasa, loin de la province du Katanga et donc de Lubumbashi où résident pourtant les victimes desdits incidents.

c. Les réactions du public

La réconciliation suppose l’organisation d’un espace de négociations et de médiation. Les groupes en présence devront avant tout reconnaître chacun leurs forfaits, s’amender, demander pardon réciproquement, accepter le pardon l’un de l’autre et se réconcilier. Il ne faudra pas seulement se poser la question de savoir ce qui s’est passé, mais aussi et surtout comment gérer le passé2.

La demande de pardon de l’ancien gouverneur de province Kyungu wa Ku Mwanza ne fut malheureusement pas largement médiatisée de façon à l’ancrer dans la mentalité de la population congolaise en général et katangaise en particulier. De plus, les représentants des communautés katangaise et kasaïenne n’ont pas été invités à organiser des espaces de négociations, de médiation, de sensibilisation et d’informations avec leurs bases respectives en vue d’éclairer l’opinion sur l’évolution de la situation et l’amener à demander pardon, à pardonner à son tour, à oublier le passé, à définir concrètement les concepts d’« intégration » et de participation des originaires du Kasaï à la gestion de la chose publique katangaise et à construire une nouvelle société régie par des rapports d’équité, de justice et de respect mutuel. Enfin, aucune stratégie n’a été mise sur pied au niveau tant national que local ou provincial pour prévenir ces genres de conflits.

L’absence d’un tel espace ouvre largement la porte à toutes sortes de spéculations négatives sur le processus de pardon et réconciliation.

L’enquête menée auprès de quelques personnes dans la ville de Lubumbashi montre que monsieur tout le monde n’est pas prêt à pardonner.

« Des rancœurs, note E. Kayembe Kabemba, habitent les consciences. A Kolwezi et à Likasi, on l'a vu, des familles d'ouvriers de la Gécamines et de la SNCC, en l'occurrence, ont connu, en leur qualité de «non-originaires», le calvaire de l'exclusion violente et de la relégation. Des mémoires se sont constituées, douloureuses, tenaces : des photos ont été prises, comme pour immortaliser à jamais ces instants de désolation, de deuil et de misère. D'où viendrait alors «l'oubli» ou le «pardon», puisque le «malheur» est devenu «à la fois signe et cause de la pensée des hommes, de leurs récits, de leurs narrations? »3.

La demande de pardon par Gabriel Kyungu wa Ku Mwanza, considéré comme une déclaration politique à la recherche d’un repositionnement dans le gouvernement Kabila, n’a pas convaincu les deux communautés katangaise et kasaïenne. Les rapports entre les deux communautés à la lumière de leur vécu quotidien sont un indicateur certain de la réussite ou de l’échec de la réconciliation.

1 Cité par Emmanuel KAYEMBE Kabemba, Art. cit. 2 Valérie ROSOUX, Pièges et ressources de la mémoire dans les Balkans, Institut d’études européennes, Université catholique de Louvain, 2002, p .26. 3 Emmanuel KAYEMBE Kabemba, Art. Cit.

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Un enquêté de l’entourage de Kyungu rapporte : « Gabriel ne peut jamais changer. Il m’avait dit auparavant ceci : « Haba bantu miye na batupia bombe ya kubasema ni ba locataires, habasikie. Ongolea tabatupia bombe ya munene kupita hii1 » (Ces gens, je leur ai lancé une bombe en les taxant de locataires, mais ils ne comprennent pas. Attendez, je vais leur lancer une bombe plus meurtrière que celle-ci).

Un enquêté d’origine kasaïenne déclare : « quelqu’un dont la famille a été exterminée ne peut pas pardonner aux assassins de sa famille ». Un autre enquêté rapporte : «Mon père a reçu un coup de machette à la tête. Avant de mourir, il nous a interdit d’épouser un conjoint katangais. Je ne peux pas aller à l’encontre de ce que mon père m’a laissé comme parole avant de mourir ».

Il est malaisé actuellement de justifier le pardon et la réconciliation entre les Katangais et les Kasaïens tant que la communauté katangaise ne croit pas avoir atteint les objectifs pour lesquels elle était entrée en conflit contre la communauté kasaïenne. Une étudiante katangaise de l’Université de Lubumbashi déclare :

« La réconciliation n’est qu’apparente étant donné le comportement qu’affichent les originaires du Kasaï dans le vécu quotidien. Tenez, je suis locataire, la maman bailleresse me dit par moment qu'elle n'a pas besoin de ma présence dans sa parcelle. Il y a des fois qu’elle m’agace avec cette question : « Pourquoi Kyungu wa Kumwanza ne vous a-t-il pas donné des maisons, lui qui vous entêtait tant ?». La crainte de ma bailleresse réside dans ce qu’elle pense que le Katangais trahit souvent. Certains Kasaïens ont été trahis par leurs ami(e)s katangais(e)s et ont perdu parcelles, biens et vies humaines.

Si Kyungu wa Kumwanza a demandé pardon, c'est une trahison pour les Katangais que nous sommes. C'est lui qui a entraîné toutes les masses de Katangais et de Katangaises derrière lui. Demander pardon serait superficiel car le motif de ce pardon n'est pas très profond c'est-à-dire qu'il ne vient pas du fond de son cœur, mais il est stimulé par la recherche d'une place au soleil, c'est-à-dire avoir une place dans la scène politique et surtout que son casier judiciaire est chargé. Je dis que le pardon de Kyungu était une trahison, parce que les Katangais voulaient être libres, se débarrasser des dictateurs Kasaïens. C'est ainsi que le slogan katangais «Tu mwite Kyungu ? » (Voulez-vous que nous fassions intervenir Kyungu ?) revient chaque fois que nous sommes inquiétés par le comportement des originaires du Kasaï. Pour nous les Katangais, c'est Kyungu qui nous a aidés à nous débarrasser de ce peuple. »

Une autre enquêtée katangaise rapporte : « Le pardon de Kyungu n’a pas été accepté car il n'est pas sincère. Imaginez une personne qui a perdu son père, sa mère, son frère, sa sœur, ses enfants, ses biens, etc.. à cause de Kyungu. Une telle personne pourra-t-elle pardonner ? Ma cousine était épousée par un Kasaïen. Lors des incidents sanglants entre Katangais et Kasaïens, ma cousine, son mari et leurs enfants sont partis au Kasaï. Par manque de moyens financiers pour se faire soigner contre la fièvre typhoïde, ma cousine et son mari sont morts et leurs enfants croupissent aujourd’hui dans la misère la plus noire. (…) Apparemment, je peux te faire voir que je t'ai pardonné, pourtant je garde toujours une tâche dans mon cœur [une haine]. C’est dire que la blessure intérieure est difficilement guérissable.

Kyungu a demandé pardon parce que réellement il était coupable. S'il était innocent, il ne demanderait pas pardon. Je me mets à la place des Kasaïens qui ont tout laissé ici, arrivés chez eux, ils étaient mal aimés. De retour, même ceux qui avaient jadis de possibilité de scolariser leurs enfants, n'en ont plus de possibilité. Les Kasaïens ont raison de ne pas accepter son pardon ».

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3.3.2.3. Sous le règne de Joseph Kabila

Dans la lutte contre l’ethnicité et le régionalisme, le gouvernement de Joseph Kabila a exigé des partis politiques un caractère national, c’est-à-dire qu’ils soient représentés dans toutes les provinces du pays. De plus, la composition de chaque cabinet ministériel devait refléter le caractère national. L’apparence est parfois trompeuse, dit-on.

Revenons au conflit katangais-kasaïen pour dire qu’une expérience de la réconciliation par en bas tentée dans la ville de Likasi par une ONG, l’Association des Faiseurs de Paix (AFP), a connu un succès.

Les événements sanglants de 1992-1993 entre Katangais-Kasaïens avaient plongé la ville de Likasi dans la misère la plus noire de son histoire. Les dégâts matériels et les pertes en vies humaines ont produit des effets néfastes qui ont transformé cette ville en lieu de mésententes interminables, de haine, d'intolérance entre les deux communautés. Cette situation lamentable a secoué très sensiblement les rapports d'amitié, de famille, de travail, de mariage, d'économie, a détruit les infrastructures publiques et a entraîné par conséquent la misère et la pauvreté.

Près de dix ans après les affrontements entre les deux communautés, le Service d'Appui au Développement régional intégré (SADRI) a pris l'initiative d'organiser à Likasi, une session de formation sur les techniques de résolution pacifique de conflits. Le but était de doter la ville de 20 animateurs, issus de deux communautés, capables d'asseoir, par la sensibilisation et la vulgarisation, une culture de paix. Cette session a eu lieu à l'hôtel « Le Ranch « du 18 au 22 décembre 2001.

C’est à la suite de ce séminaire que, pour mettre en pratique les techniques apprises au cours du séminaire organisé par le SADRI, les membres formés ont créé une association sans but lucratif dénommée Associations des Faiseurs de Paix.

L'Association des Faiseurs de Paix de Likasi est une association apolitique et sans but lucratif. Elle fonctionne sous forme d'une Organisation non gouvernementale. Elle a en son sein dix-huit membres fondateurs, dont cinq femmes. Tous les membres appartiennent à des communautés différentes et la majorité est constituée des représentants de deux communautés jadis en conflits sanglants, à savoir les Katangais et les Kasaïens.

En juillet 2002, le SADRI a organisé une session de recyclage pour renforcer davantage les capacités des membres de l'AFP. Les deux communautés y furent représentées équitablement. Dans chaque camp, les femmes participèrent aux travaux à 50%. Une attention particulière fut accordée à l'équilibre dans la représentativité des Eglises catholique, kimbanguiste et protestante. Tous les participants étaient membres de la société civile. Cette association est constituée de 18 membres cofondateurs appartenant aux deux communautés katangaise et kasaïenne. L'hétérogénéité dans la composition de membres cofondateurs répond au souci de neutralité et d'efficacité dans la recherche des solutions au conflit katangais-kasaïen.

Au bout de cinq rencontres, l'Association des Faiseurs de Paix est parvenue à réconcilier les deux communautés ennemies au sein du Marché Marlinza.

Voici, d’après notre enquêteur, comment les Faiseurs de Paix ont procédé pour amener les deux communautés à parler un même langage.

1. «L'Association étant constituée des membres appartenant aux deux communautés, chaque membre de l'Association est descendu dans sa communauté pour parler avec les siens, c'est-à-dire les Katangais de l'association sont allés rencontrer et parler avec leurs frères Katangais vendeurs du Marché Marlinza d'un côté, de l'autre, les Kasaïens de l'association ont fait de même dans leur camp. De ce fait, chaque composante de l'association avait une vision claire des motivations de sa communauté justifiant son entrée en guerre. Précisons ici que les membres de l'association ne traitaient pas avec toute la communauté mais avec ses représentants, les personnes influentes, les leaders.

2. «La deuxième tâche consistait à mettre ensemble au sein de l'association, les différentes plaintes enregistrées par chaque composante dans sa communauté. A ce niveau, la démarche a consisté à

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identifier les points d'intérêt commun entre les deux communautés, les exploiter (= les points) en vue de rechercher la satisfaction de tous.

3. «La troisième démarche a consisté en une nouvelle descente sur terrain comme la première, c'est-à-dire chaque composante dans sa communauté, cette fois-ci pour recueillir les conditions préalables à une cohabitation pacifique entre les deux communautés au sein du Marché Marlinza. (Nous les Katangais, nous pensons que si les Kasaïens font ceci et cela, nous cohabiterons pacifiquement. Nous les Kasaïens, nous pensons que si les Katangais font ceci et cela, nous nous entendrons). Précisons ici que ces rencontres se font séparément, c'est-à-dire chacun avec les siens, dans la discrétion.

4. «Retour au laboratoire de l'association pour une mise en commun et recherche de proposition des réponses ou solutions.

5. «Nouvelle descente sur terrain : si les Katangais acceptent de faire ceci ou cela, vous pensez que ça ira ? Oui! Pouvez-vous accepter de les rencontrer pour harmoniser les points de vue? Oui. Idem côté katangais (Si les Kasaïens acceptent ...)

6. «Réunir les deux communautés qui s'acceptent et fusionner les deux comités en un seul, chargé d'administrer le Marché Marlinza. Au bout de cinq rencontres, tout au plus, l'Association des Faiseurs de Paix est arrivée à réconcilier les deux communautés au sein du Marché Marlinza. »

Par ailleurs, pour convaincre la communauté katangaise en particulier et tout le monde en général du bien fondé de la décision prise, l'autorité urbaine a recouru aux motivations d'ordre religieux à savoir qu’aucune recherche du développement n’est possible sans la bénédiction divine. Et Dieu ne peut pas bénir des gens qui vivent séparés. C'est donc dans la communion que les différentes communautés peuvent espérer recevoir quelque chose de lui.

Sur le plan politique, le maire de la ville de Likasi a démontré que lorsqu’un peuple est divisé, il s'affaiblit et l'ennemi en profite pour son anéantissement total (cf. guerre d'agression). Aussi les mêmes efforts consentis dans la haute sphère politique congolaise dans la recherche de la paix devraient avoir des répondants au niveau de la base.

Sur le plan économique, le Katanga n'était pas ou n'est pas la seule et l’unique province riche; les autres provinces sont potentiellement riches mais non encore systématiquement exploitées comme le Katanga. A un moment donné de l’histoire, la situation peut changer et le Katanga aura besoin des autres pour sa survie. Ça ne sert donc à rien de rester dans son orgueil. Les deux communautés finirent par se réconcilier en acceptant de vendre dans un même marché, celui de Kikula. Au mois d’août 2002, le maire de la ville de Likasi décide la destruction d’un lieu de mémoire. Il s’agit du marché Marlinza considéré comme un « marché de la honte qui symbolise les affrontements et le refoulement de 1992. Pour l'autorité, ces marques du conflit antérieur ne peuvent qu'attirer des malédictions sur la ville », rapporte notre enquêteur.

Le 17 janvier 2003, pour symboliser ce grand événement de réconciliation entre les deux communautés, le marché central de Kikula fut débaptisé et s'appelle désormais « Le Marché de la Paix » ou en kiswahili, « Soko ya Amani »

Cette réconciliation, à en croire les membres de l’AFP, a eu un impact positif sur le plan social, économique et culturel dans la ville de Likasi.

Sur le plan social ; l'installation des commerçants Kasaïens au marché de la cité a permis à ces derniers de réhabiliter les rapports humains avec les autres communautés et de regagner leurs anciennes habitations. D'où le bon climat social règne actuellement à Likasi. Sur le plan culturel, une culture nouvelle s'est installe progressivement dans le marché à tel point qu'il est difficile de différencier le Katangais originaire du Kasaï du Katangais autochtone.

L’AFP organise des séminaires de formation dans les quatre communes de Likasi en vue de renforcer la réconciliation entre les deux communautés autour des activités de développement ; entreprendre la campagne de réinsertion des malades SIDA dans leurs familles ; intégrer les Faiseurs de paix dans le processus d'installation des institutions citoyennes ; mettre l'expérience de l'AFP à la

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disposition de la province du Katanga non seulement pour résoudre les différents conflits qui y sévissent, mais aussi pour les prévenir.

La réconciliation des deux communautés s’est étendue à toute la ville de Likasi et a ainsi permis aux Kasaïens de regagner leurs habitations dans les différentes communes de la ville.

Expérience fort tentante, la cérémonie de réconciliation de Likasi a eu lieu dans un espace restreint. Cet événement est considéré comme un fait privé limité aussi bien dans le temps que dans l’espace, un fait propre à la ville de Likasi et qui n’engage pas toute la province du Katanga dans la mesure où les autorités provinciales n’y avaient jamais été représentées et l’événement lui-même n’avait pas bénéficié d’une diffusion médiatique digne d’intérêt. Cependant, il faut le reconnaître, ce qui est important est le fait que le train de la réconciliation soit parti. Doté des moyens financiers et matériels adéquats et jouissant du soutien des autorités politiques et administratives provinciales et municipales, l’Association de Faiseurs de Paix est capable d’étendre son champ d’action et de couvrir les milieux urbains et ruraux katangais d’abord, l’Est de la République ensuite et, pourquoi pas l’ensemble du territoire national.

Nonobstant ces efforts, le refrain « Kama hamupende, mwende kwenu » (si vous ne voulez pas, rentrez chez vous) que l’on entend à longueur des journées de la bouche des Katangais originaires dépeint le climat de méfiance et de discrimination qui règne au sein de la population.

Quatre exemples récents tirés le premier dans les incidents survenus au campus de l’Université de Lubumbashi au cours de l’année académique 2002-2003, le second, du journal Le Phare de Kinshasa, édition du 13 octobre 2003 et, les troisième et quatrième, du vécu quotidien, sont édifiants.

Au cours de l’année académique 2002-2003, les enseignants mécontents de leurs conditions de vie, voulaient sensibiliser leurs collègues en vue d’amener les autorités académiques de l’Université de Lubumbashi à augmenter le montant qui leur a été alloué en guise de prime mensuelle. Des étudiants katangais regroupés sous la brigade katangaise ont écrit ce message affiché partout au campus universitaire et largement diffusé même sur les antennes de la radio publique du Katanga :

Mise en demeure

Comme si l’exemple de l’histoire ne suffisait pas, ce sont toujours les mêmes qui recommencent : KAMPETENGA, MWALABA, MBUYI, TSHIMPAKA, KONGOLO, etc.. qui tiennent à bloquer l’année académique à l’UNILU avec la complicité des aigris éternels : ISANGO, LORIS, MULUMBATI, KADONI, BASHIZI, etc..

Nous leur demandons d’aller enseigner chez eux, s’ils n’acceptent pas le droit de KATANGAIS de diriger chez eux.

D’ores et déjà, nous prenons à témoin le Gouverneur car une pire situation risque de se produire plus que celle de 1992 s’il ne prend pas ses responsabilités dès à présent.

Un homme averti, en vaut deux !

KATANGAIS, réveillez-vous !

La Brigade katangaise.

Pour intimider les originaires du Kasaï et les amener à ne pas réclamer leurs droits, les auteurs du tract leur rafraîchissent la mémoire en rappelant à leur attention les événements sanglants de 1992 qui ont opposé les originaires du Katanga à ceux du Kasaï.

Le deuxième témoignage est l’article publié dans le journal Le Phare, dans son édition du 13 octobre 2003, faisant état d’un échange entre le gouverneur de la province du Katanga et les représentants des ressortissants de deux provinces du Kasaï Occidental et Oriental.

« Un gros nuage est apparu au-dessus des têtes des ressortissants des deux Kasaï vivant au Katanga».

Le ciel s'est brusquement assombri le vendredi 3 octobre 2003, à la suite d'une initiative bien curieuse émanant du gouverneur du Katanga. Ce dernier a en effet choisi cette date pour convoquer le matin, dans son cabinet de travail, trois notables

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représentant la communauté kasaïenne avant d'élargir la réunion à 8 notables, dans l'après-midi, à l'Hôtel Karavia. Ces consultations organisées en deux temps n'avaient qu'un point à l'ordre du jour : la publicité autour des actes d'anthropophagie enregistrés en fin d'année et tout au long de 2003 dans plusieurs coins de la province cuprifère.

Selon l'autorité provinciale, ce sont les Kasaïens qui ont orchestré le matraquage médiatique dans les journaux, sur Internet et qui agissent avec vigueur à travers les organisations de défense des droits de l'homme régentées toutes par les précités, pour dénoncer les actes d'anthropophagie perpétrés à Malemba Nkulu, Ankoro, Kayumba, Pangi et leurs périphéries.

Dans une sorte de mise en garde, il a lancé ces mots à la face de ses interlocuteurs: «Je vous donne encore la chance de rester au Katanga. Sachez que les esprits sont en train de se surchauffer et qu'il faut éviter la réédition de ce que vous aviez connu sous Kyungu. Faites passer le message à la base de votre communauté».

A la fois étonnés et indignés de se voir coller l'étiquette de délateurs doublée de celle de pyromanes en puissance, les notables Kasaïens ont fait savoir à leur hôte qu'aucun élément de preuve n'étayait ses accusations. Ensuite, s'agissant des ONG de défense des droits de l'homme opérant au Katanga, elles ont toutes à leurs têtes des Katangais de souches. Tout au plus, les Kasaïens y œuvrent comme simples membres, sans pouvoir de décision.

Après avoir réfuté point par point les accusations portées contre la communauté kasaïenne, les participants aux deux rencontres du 3 septembre s'étaient retirés pour à la fois informer les originaires de l'espace kasaïen et préparer un document ad hoc à remettre au gouverneur au cours d'une troisième rencontre qui devait avoir lieu le vendredi 10 octobre mais qui a été reportée à la dernière minute.

Le malheureux rappel des événements de septembre 1992 et d'autres mois sinistres des années Kyungu au Katanga dénote, de la part d'un haut représentant du pouvoir central dans l'arrière-pays, une regrettable lecture de cet épisode douloureux de la vie nationale. Comment une autorité provinciale, qui a la charge de veiller à la coexistence non conflictuelle entre ses administrés, à la protection des personnes et de leurs biens, peut-elle parler d'un fait aussi grave que le génocide des Kasaïens en 1992-1993 au Katanga, comme d'un simple fait divers? (…). Qu'on retienne d'ores et déjà que la communauté kasaïenne du Katanga a été l'objet de menaces publiques et précises de la part de celui qui devait pourtant lui garantir sécurité et protection. Qu'on prenne surtout acte du fait qu'à travers son discours, le gouverneur du Katanga a jeté volontairement de l'huile sur un feu que l'on croyait éteint au terme de plusieurs manifestations de réconciliation et d'oubli du passé intervenues entre Kasaïens et Katangais ces derniers mois aussi bien à Lubumbashi, à Mbuji-Mayi, à Kananga, à Kinshasa qu'en dehors du pays.

Voilà que par un discours léger, sorti de la bouche d'une personnalité investie de l'imperium, tous les efforts de rapprochement entre les deux communautés ethniques risquent d'aller à l'eau.

S'il y a une prière à faire, c'est de demander au ministre de l'Intérieur d'obtenir un maximum d'éclairage sur ce qui se trame car ce qui a été lancé à la face des notables kasaïens leur a donné la chair de poule. Et le cauchemar des années Kyungu est revenu dans la mémoire collective. Depuis le 3 octobre 2003, les Kasaïens du Katanga s'interrogent.

Dans leurs têtes passent et repassent les images des harangues publiques de Nguz et Kyungu dans lesquelles ils étaient traités de «Bilulu » (entendez insectes à écraser). Ils se mettent à redouter une nouvelle épuration dont les premiers signes sont paradoxalement véhiculés par des communications des officiels »1.

Cette citation se passe de tout commentaire. Le troisième témoignage est un incident survenu en décembre 2003 à Kinshasa et qui a eu des répercussions à Lubumbashi.

1 Le Phare (Kinshasa), 13 Octobre 2003. Publié sur le web le 14 Octobre 2003. Kimpozo Mayala Kinshasa

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Au début du mois de décembre 2003, un incident survint à Kinshasa. Kyungu wa Ku Mwanza, vice-président national de l’Union des Nationalistes fédéralistes du Congo (UNAFEC), a été attaqué par des membres de l’Union pour le Développement et le Progrès social (UDPS) à Kinshasa. Le même jour à Lubumbashi, des éléments de l’UNAFEC se ruent vers les bureaux de l’UDPS qu’ils bombardent à coups de pierres. Il y eut des blessés du côté des membres de l’UDPS. Les dirigeants de ces deux partis politiques convoqués par le ministre de l’intérieur Théophile Bemba ont prêché la paix en vue de passer la période de transition en toute quiétude.

Le quatrième et dernier témoignage est l’incident qui a eu lieu à Lubumbashi au mois de juin 2005, quelques jours avant la célébration du quarantième anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo. Des éléments « incontrôlés » de l’UNAFEC, parti politique de Kyungu wa ku Mwanza, s’attaquent aux membres de l’UDPS, en blessent grièvement deux qui sont hospitalisés et auxquels les autorités provinciale (vice gouverneur chargé des affaires économiques) et municipale (maire de la ville) rendent visite. La radio comme la télévision nationales en parlent, mais ne parlent pas du parti politique auquel appartiennent ces malfaiteurs. Ces derniers ne sont même pas inquiétés.

Quelques jours après, d’autres éléments de l’UNAFEC sillonnent les rues de la commune Kenya en brandissant des machettes et des branches d’arbre. Ils proféraient des menaces et priaient à ceux qui voulaient perturber la paix au Katanga de « rentrer chez eux. ». Allusion faite sans doute aux membres de l’UDPS, notamment les originaires du Kasaï.

Il devient évident que les partis politiques sont à l’origine des conflits ethniques qui sèment la division entre les populations congolaises en général et entre les deux communautés kasaïenne et katangaise au Katanga en particulier. Cet incident survenu à Kinshasa est un indice du niveau de la consommation du pardon et de la réconciliation entre les populations.

Les menaces voilées qui pèsent sur les non originaires en général et les Kasaïens en particulier montrent suffisamment le caractère aléatoire de la réconciliation entre les deux communautés en présence et renforcent la position des incrédules qui pensent que tous les discours appelant à la réconciliation sont une mise en scène, une mascarade, puisque personne n’y croit, y compris leurs propres auteurs.

Les termes ou expressions tels «kilulu ou bilulu (insecte ou insectes à écraser) », « tutemitshiya Kyungu (pour vous, nous allons faire appel à Kyungu) », « Mutaenda tena ku gare ao ku Athénée (vous irez une fois de plus à la gare ou à l’athénée de Likasi) », etc.. utilisés à certains moments de friction ou de blague rappellent ce mauvais souvenir. C’est à Kolwezi et à Likasi que l’on trouve des lieux de mémoire, des endroits qui ont abrité les refoulés avant leur départ pour le Kasaï ou d’autres cieux. Il s’agit des écoles publiques, notamment les Athénées et des gares. A Likasi, le maire de la ville a détruit un autre lieu de mémoire : le marché Marlinza.

4. Le problème du découpage, un autre volcan en activité au Katanga

L’identité katangaise a montré son caractère de façade puisqu’elle se fragilisa suite à la redistribution inégale de la masse de richesses fixe et des postes restés vacants après le départ ou la déchéance des originaires du Kasaï1. Un nouveau conflit identitaire opposa les Katangais originaires du Sud, les autochtones, aux Katangais du Nord, considérés comme expansionnistes et gourmands. C’est l’origine du fameux conflit Nord-Sud qui a consacré la fracturation de l’identité katangaise.

Au cours de l’année 1992, l’Abbé Louis Mpala Mbabula publie plusieurs brochures autour du thème d’actualité, à savoir, le problème identitaire avec toutes ses conséquences2.

« Après la déchéance des originaires des provinces du Kasaï Occidental et Oriental, écrit-il, les originaires du Sud Katanga s’aperçurent qu’ils étaient minoritaires aux postes de responsabilité par rapport aux Katangais originaires du Nord de la province,

1 DIBWE dia Mwembu, «L’épuration ethnique au Katanga et l’éthique du redressement des torts du passé «, in Revue Canadienne des Etudes Africaines, numéro spécial, vol. 33, n°2 et 3, 1999, p. 483-499. 2 Louis MPALA Mbabula, Du découpage du Katanga ou du dévoilement de l’escroquerie ? , Lubumbashi, éditions Mpala, 1992.

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notamment les Luba du Katanga. Pour jouir pleinement des richesses que renferme leur région « utile », les originaires du Sud luttèrent pour le découpage du Katanga pour, semble-t-il, un développement harmonieux ». Nous assistons à une autre littérature consacrée à un conflit qui oppose le Nord du Katanga « inutile » au Sud du Katanga « utile ». Il met aussi l’accent sur la discrimination et la marginalisation des Sudistes lors du partage du « gâteau » : « Dans plusieurs entreprises de la place, les nordistes sont à la tête. Voilà comment le beau gâteau katanga devient la pomme de discorde. Tout le monde est katangais quand il n’y a pas de partage, et l’on prône l’unité pour ne pas perdre certains postes se trouvant au Sud Katanga. Quand le moment de partage intervient, certains sont traités de Zambiens ».

Il faut dire que l’identité katangaise qui s’est solidifiée face aux identités non katangaises, c’est-à-dire face aux populations non originaires de la province du Katanga, semble s’émousser après le départ massif des originaires des provinces du Kasaï occidental et oriental. En effet, le partage des postes de responsabilité abandonnés par les originaires du Kasaï déchus et expulsés du Katanga a constitué l’objet de frustrations entre les Katangais et a ouvert un nouveau conflit entre les originaires du Nord et ceux du Sud du Katanga. Les originaires du Sud « utile » voulaient se débarrasser des originaires du Nord « inutile »1 considérés comme trop gourmands et expansionnistes.

En effet, après la déchéance des originaires des provinces du Kasaï occidental et oriental, les originaires du Sud Katanga s’aperçurent qu’ils étaient minoritaires aux postes de responsabilité par rapport aux Katangais originaires du Nord de la province, notamment les Luba du Katanga. Pour jouir pleinement des richesses que renferme leur région « utile », les originaires du Sud luttèrent pour le découpage du Katanga pour, semble-t-il, un développement harmonieux.

Nous reproduisons ci-dessous un extrait de la réflexion de l’abbé Louis Mpala Mbabula : « Quand il s’agit de découper le Katanga, le discours change selon les tendances katangaises se trouvant sur le terrain. Certains nordistes et quelques sudistes (selon les partis où ils se trouvent) prônent l’unité du katanga. Pourquoi cette unité et contre qui ? Réponse : l’union fait la force. Toutefois reconnaissons que les leaders n’ont pas encore dit le pour et le contre de l’unité du Katanga pour que le peuple se fasse une idée claire et distincte. L’on s’arrête à dire seulement que le découpage profitera aux non originaires. Par ailleurs, certains sudistes (nous n’avons pas eu l’occasion d’entendre tout le monde du Nord ou du Sud, ainsi notre discours s’arrête à quelques cas des discours se tenant à Lubumbashi), les Haut-Katangais ou vrais Katangais (comme c’est dans leur région où se trouve le cuivre) veulent le découpage. Pourquoi ? « Ici kwanka bacimwena ku mampalanya », disent les Bemba du Haut-Katanga (c’est aux premiers gestes que l’on reconnaît son vrai ami). Qu’est-ce à dire ? Ils ne veulent plus être toujours marginalisés. Le partage du gâteau katanga est mal opéré ou, mieux, a mal commencé. Le cas de la territoriale en est une des preuves. Quel haut-shabien est actuellement Commissaire de zone [bourgmestre]? […] Et dire que certains nordistes le sont dans le Haut-Katanga (ex. Kipushi, etc..). Dans plusieurs entreprises de la place, les nordistes sont à la tête. Voilà comment le beau gâteau Katanga devient la pomme de discorde. Tout le monde est katangais quand il n’y a pas de partage, et l’on prône l’unité pour ne pas perdre certains postes se trouvant au Sud Katanga. Quand le moment de partage intervient, certains sont traités de Zambiens. »2

Le journal Mukuba justifie ce découpage en d’autres termes dans son édition du 14 dont nous reproduisons un extrait :

« Un Hemba de Kongolo (Nord du Katanga) est plus proche d’un Bangubangu de Maniema que d’un Lamba de Sakania (Sud du Katanga). Pourquoi donc s’entêter à maintenir ensemble des peuples hétérogènes ? Il n’en peut résulter que bruits, discordes

1 Le Sud du Katanga est considéré comme «utile « à cause de la présence dans son sous-sol des richesses minérales ; le Nord de la province du Katanga fut considéré comme «inutile « parce qu’il regorge uniquement des activités agropastorales. 2 MPALA Mbabula, Louis, Du découpage du Katanga ou du développement de l’escroquerie ?, Lubumbashi, Editions Mpala, 1992, p. 4-5.

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et luttes d’hégémonie. Nous avons tout à gagner dans le découpage. Le découpage sera une occasion pour les Nordistes d’investir chez eux comme sont en train de le faire les Kasaïens expulsés chez nous. Ce qui se passe actuellement à la SODIMIZA est édifiant : sous prétexte qu’ils sont majoritaires, qu’ils ont tué les Kasaïens pour prendre leurs places, les Nordistes oeuvrant dans cette société du Sud s’opposent à toute promotion d’un autochtone ! Ils n’hésitent pas à demander l’intervention du gouverneur, du président délégué général, tous deux des leurs, pour dominer les Sudistes chez eux ».1

Un autre point qui viendra affaiblir l’identité katangaise est la suspicion qui règne entre les leaders katangais après l’assassinat de deux grandes figures katangaises à savoir Lukhonde Kienge et Kasongo, trouvés morts dans leur véhicule sur la route Kipushi en avril 2001. L’opinion largement répandue parle d’un règlement de compte entre les candidats prétendant au gouvernorat de la province du Katanga.

Il faut enfin noter une dissension interne au sein du parti politique UFERI qui a débouché sur le départ de Kyungu, taxé d’avoir les mains sales (sans doute à cause des incidents sanglants entre les deux communautés katangaise et kasaïenne) et la création par ce dernier de son parti politique appelé UNAFEC (Union des Nationalistes Fédéralistes du Congo).Dans son édition n° 279 du 7 au 14 janvier 2004, le journal Mukuba titre :

« L’UNAFEC tente de réveiller le conflit Nord-Sud. Faut-il recourir à l’expérience kasaïenne pour une bonne cohabitation ? ». Cet article fait suite à la lettre de protestation contre les tracasseries et les discriminations insupportables dans le chef du maire de la ville de Lubumbashi contre l’UNAFEC-Katanga que le secrétariat de l’UNAFEC-Katanga a adressée au ministre de l’intérieur. Dans cette lettre, les membres de l’UNAFEC-Katanga s’insurgent contre le comportement de certains hauts cadres originaires du Sud du Katanga, notamment Augustin Katumba Mwanke qui aurait donné des instructions au maire de la ville, lui aussi originaire du Sud pour empêcher la tenue des manifestations publiques que devait organiser l’UNAFEC-Katanga. Si l’on sait que l’UNAFEC-Katanga est considéré comme le parti politique à base largement ethnique dans la mesure où il est à majorité luba du Katanga, originaire du Nord, on comprendra pourquoi le journal Mukuba fait allusion au conflit Nord-Sud. L’expérience kasaïenne dont il est fait mention dans cet article remonte à la veille de l’indépendance du Congo, à l’occasion du conflit Luba-Lulua qui a débouché sur le refoulement des Luba du Kasaï du territoire Lulua et la division de la province du Kasaï en deux provinces : le Kasaï occidental avec comme chef-lieu Kananga et le Kasaï oriental dont le chef-lieu est fixé à Mbuji-Mayi. La menace camouflée vise la séparation de la province du Katanga en deux : le Katanga du Nord et le Katanga du Sud.

Les Katangais originaires du Sud sont favorables au découpage de la province du Katanga « pour, croyaient-ils, en assurer le développement, éviter l’absorption des petites tribus par les plus grandes et pour maintenir l’équilibre entre le Nord expansionniste et gourmand et le Sud à faible densité »2.

Actuellement encore, le problème de découpage est redevenu d’actualité depuis la publication du projet de constitution de la RDC. Les Sudistes reviennent à la charge avec leurs frustrations dans la mesure où le partage des postes de responsabilité a été inéquitable entre les ressortissants du Nord Katanga et ceux du Sud Katanga. Le Journal Le Fédéral, parlant des activités du gouverneur de la province du Katanga, rapporte :

« Les premières prises de parole de Kisula (nom du gouverneur de la province du Katanga) se sont révélées être fausses notes. Il parle pêle-mêle du problème katangais-kasaïens en le minimisant. Il nie les frustrations ressenties par les populations du sud de la province qui ne comprennent pas pourquoi sur 45 chefs de division, 38 sont du nord

1 DIBWE dia Mwembu, «L’épuration ethnique au Katanga et l’éthique du redressement des torts du passé «, Revue canadienne des Etudes africaines, numéro spécial, volume 33, nos 2 et 3, 1999, p. 495. 2 MUKUBA, Journal d’informations générales, édition n°96 du 15 au 20 janvier 1996.

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Katanga. Les mêmes populations du Sud supportent mal que depuis l’ouverture de la démocratie, sur 5 gouverneurs nommés à la tête de la province, 4 sont du Nord ; deux intérimaires qui étaient presque des gouverneurs sont également du Nord. Les populations du Sud disent que Kisula les prend pour des fous en niant un problème dont eux parlent à haute ou à basse voix »1.

CONCLUSION

Le conflit katangais-kasaïen constitue un problème identitaire provincial et non ethnique et tribal. Le problème katangais-kasaïen se pose avec acuité depuis la période coloniale. Les autochtones katangais ont toujours considéré le séjour définitif et la croissance démographique rapide des originaires de deux provinces du Kasaï comme un danger pour la promotion des originaires du Katanga. Depuis la veille de l’accession du pays à l’indépendance, les Katangais ont mis sur pied des stratégies de lutte contre l’hégémonie kasaïenne dans leur province. Si la création en 1958 de la Conakat s’était avérée le symbole de l’éveil de la conscience katangaise, la création de l’UFERI, parti considéré comme le Katanga organisé politiquement, constitue la période du réveil de cette même conscience endormie ou, mieux, étouffée sous le régime Mobutu.

Soucieux de se maintenir le plus longtemps possible au pouvoir, Mobutu a su exploiter les frustrations accumulées par les Katangais pendant des années en vue de les opposer aux originaires des provinces du Kasaï Occidental et Oriental.

Certains Katangais ont pris conscience du subterfuge du président Mobutu qui consistait à opposer les Katangais originaires du Katanga à ceux originaires de la province du Kasaï.

Th. Ngoy Mukwamba, F. Banza et Kabwe Longo ont publié deux articles intéressants dans le journal Le Lushois : «La division ethno-tribale au service du Mobutisme»2 pour les deux premiers et, «Les échéances prochaines risquent de mettre face à face les politiciens de l'Est et ceux de l’Ouest3 » pour le second. Ces auteurs dénoncent la stratégie mise sur pied par le pouvoir de Mobutu pour opposer les Katangais originaires du Katanga aux Katangais originaires de deux provinces du Kasaï Occidental et Oriental. Pour eux, les richesses du sol et du sous-sol et les potentialités humaines du Katanga et des deux Kasaï feraient de ces entités une puissance économique, financière et culturelle telle que l'Ouest ne pouvait en aucun cas céder le pouvoir politique à l'Est du Congo. C'est pourquoi Mobutu s'acharnait à opposer les Kasaïens aux Katangais et même les Katangais entre eux.

Des observateurs indépendants avaient déjà compris la stratégie séparatiste conçue et entretenue par le pouvoir de Mobutu. Déjà en 1993, J.M.Van Parys notait :

« Les manœuvres autour du Katanga semblent indiquer ceci : laisser le Katanga tomber à zéro, par l'élimination des «étrangers», Kasaïens d'abord, puis ex-rwandais et gens du Bandundu, par l'abandon provisoire de l'outil industriel. Sur la double base de la «purification ethnique» et du vide économique ainsi créé, reconstituer un Katanga, probablement sécessionniste, sur la base de tout autres relations commerciales : sud africaines si possible »4.

Quatre ans plus tard, Jean-Philippe PEEMANS arrivait à la conclusion suivante : « Il y a eu ainsi une tendance dans l’élite politique, ancienne ou nouvelle, à revenir aux pratiques de l’exploitation du “ tribalisme ”, si importantes entre 1960 et 1965, comme mode de constitution d’une base de support dans la compétition pour le pouvoir. Cette tendance prit deux formes prédominantes :

Dans la première, apparente dans le fonctionnement de la conférence nationale, c’est un positionnement en terme de défense et d’alliances des ethnies minoritaires face au

1 LE FEDERAL, Journal hebdomadaire, édition n°0026 du 20 au 27 juillet 2005. Il est important de noter que le nouveau gouverneur est originaire du Nord Katanga. 2 Le Lushois, édition nº 153 du 2 juillet 1995. 3 Le Lushois, édition nº 154 du 3 au 10 août 1995, p. 4. 4 J.M. VAN PARYS, La situation du Zaïre et l'Église. Mamesa, 1993, p.

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danger supposé de la domination d’un groupe ethnique ou d’une alliance ethnique sur un parti, voire plusieurs partis, le multipartisme masquant ainsi un “ mono-ethnisme ” ou un “oligo-ethnisme” de fait dans les “ institutions démocratiques ”. Après la dénonciation du pouvoir des “ Equatoriens ” dans la “ mouvance présidentielle ”, vint le temps de la mise en cause du poids des représentants “ Luba ” dans les rangs de l’ “opposition radicale.” Dans la seconde, un certain nombre de politiciens, cherchent à exacerber la dimension ethnique où la dimension sociale est en fait tout aussi importante »1.

La faiblesse et la fragilité de la nation congolaise résident justement dans la persistance à travers les années des ethnies, tribus nations et donc des divisions tribales, ethniques, régionales et provinciales. De telles divisions sont non seulement incompatibles avec le développement d’une nation, mais aussi et surtout la fragilisent.

Des efforts de réconciliation entrepris depuis la fin du régime de Mobutu commencent à porter leurs fruits surtout sous le régime de Joseph Kabila. La vraie réconciliation est le fruit d’un long processus. Il s’avère cependant qu’il a plus de chance de réussir lorsqu’il est entrepris par en bas. Des séminaires de formation et de sensibilisation organisés par des ONG sont indispensables.

L’exemple de la réconciliation par en bas vécue dans la ville de Likasi peut être tentée au niveau provincial et même national dans le processus de pacification de la RDC en particulier et de la Région des Grands Lacs en général.

L’AFP s’intéresse actuellement au problème Nord-Katanga – Sud-Katanga. Ses contacts se limitent aux représentants des communautés concernées. Mais, comme pour le problème katangais-kasaïens, la modicité du seul financement qu’elle obtient de la SADRI ne lui permet pas d’exécuter et de mener à bon port tous ses projets et de déborder ainsi le cadre de la ville de Likasi.

Les travaux d’une ONG appelée « La Solidarité katangaise » dirigée par maître Muyambo, originaire du district du Haut-Katanga, méritent une attention particulière dans la recherche d’une paix durable au Katanga. En effet, cette ONG veut faire table rase de la démarcation Nord-Katanga et Sud-Katanga et harmoniser les rapports non seulement entre les Katangais originaires du Nord et ceux du Sud de la province du Katanga, mais aussi entre les Katangais originaires du Katanga et les Katangais originaires d’autres provinces de la République démocratique du Congo, notamment les originaires du Kasaï.

Mais, d’aucuns pensent que la vie de la Solidarité katangaise est éphémère. L’harmonisation des rapports entre les Katangais originaires et les Katangais non originaires, particulièrement les Kasaïens, que prône la Solidarité katangaise serait une stratégie mise sur pied par cette ONG sudiste pour gagner à sa cause les originaires du Kasaï et espérer remporter les élections au niveau provincial et municipal. De plus, selon certaines rumeurs, les autorités provinciales auraient reproché à la Solidarité katangaise son rapprochement aux originaires du Kasaï aux seules fins de constituer un imposant électorat opposé au président Kabila.

Quelle que soit leur nature (vraie ou fausse), ces rumeurs constituent un indicateur du niveau de pacification atteint entre les deux communautés. Cependant, entre ces rumeurs et le reportage du journal Le Fédéral, il n’y a qu’un pas à franchir ! « Pire, rapporte le Journal Le Fédéral, lors d’une réunion du Chef de l’Etat avec les notables katangais, Kisula (gouverneur) avait laissé les faucons du régime Kabila jeter comme un malpropre le représentant d’une des grandes tribus du Sud en la personne de J. Claude Muyambo. Nul ne doute donc que ceux qui se reconnaissent dans Sempya (l’Association qui regroupe les Babemba) voteront pour les camps opposés à celui du Chef de l’Etat.»

Nonobstant la persistance des rumeurs et du conflit Nord Katanga – Sud Katanga, la Solidarité katangaise pose des actes concrets sur le terrain. En effet, le Journal hebdomadaire Le Fédéral rapporte, dans son édition n°0026 du mois de juillet 2005, que cette ONG fait partie des personnes morales et physiques qui ont financé la campagne de pacification (« opération une arme contre un

1 J.Ph. PEEMANS, Crise de la modernisation et pratiques populaires au Zaïre et en Afrique, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 94-95.

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vélo ») menée par le pasteur Mulunda dans le Nord Katanga et qui a permis au gouvernement de la RD Congo de récupérer 4.992 fusils des mains des populations locales.

Une autre piste non négligeable dans la recherche du règlement des conflits en RDC en général et au Katanga en particulier (et pourquoi pas en Afrique noire) serait l’implication des chefs coutumiers qui jouissent encore d’une crédibilité relativement importante auprès de leur population et même des autorités politiques et administratives modernes. L’expérience vécue lors du conflit Luba-Lulua à la fin des années 1950 et au début des années 1960 a porté ses fruits et est un cas illustratif.

Le rétablissement de la paix est un processus de longue haleine. Il suppose un changement des mentalités des populations. Dans l’entre-temps, la mort ou la survie des identités tribales et ethniques font l’objet des débats houleux parmi les hommes de sciences. Cet aspect du problème avait été abordé au congrès international de Lubumbashi organisé du 7 au 9 mai 2003 autour du thème « Quel Etat pour l’Afrique de demain ? Le cas du Congo-Kinshasa ». Gilbert Malemba M’Nsakila prône la suppression sur les cartes d’identité des paramètres actuels identificatoires comme la province, le district, le territoire, le village d’origine, la tribu, l’ethnie, etc. et leur remplacement par d’autres paramètres comme le lieu de résidence, la profession de l’individu, etc..1. Louis Mpala Mbabula2 rejette cette hypothèse et propose d’accepter le clivage entre les tribus et de mettre sur pied une stratégie qui permettrait un vivre ensemble des populations malgré leurs différences tribales et ethniques.

J’ai terminé ma communication présentée lors du congrès international de Lubumbashi tenu en mai 2003 par ces mots : « il est utopique de prétendre effacer les identités ethniques et régionales qui distinguent en fait les populations les unes des autres. Il est cependant impérieux d’amener les leaders politiques à effacer l’ethnicité et le régionalisme radicaux dans la gestion de l’espace politique et de parvenir à un vivre ensemble. Les gens se sentiront d’abord Congolais avant de penser région et ethnie. Une telle vision de choses mettra à l’avant plan les intérêts nationaux et, par ricochet, ceux des provinces et des ethnies qui composent l’état-nation. La population fera sienne l’inclusion et non l’exclusion de l’autre, quelle que soit sa taille démographique. L’accès au contrôle de l’espace politique du Congo et, partant de ses différentes entités constitutives, devra reposer sur des critères objectifs, c’est-à-dire la compétence, la performance individuelle en lieu et place des critères subjectifs, notamment l’appartenance à un groupe ethnique ou régional quelconque. Le principe cher qui doit nous guider vers des lendemains meilleurs doit être l’unité dans la diversité. Région, oui ; ethnie, oui. Régionalisme, non ; ethnicité, non. ». Le débat continue son chemin sur le plan politique, scientifique et culturel.

Donatien DIBWE Dia Mwembu Université de Lubumbashi

1 MALEMBA M’Nsakila, L’identité post-tribale au Congo-Kinshasa (Recherche et enseignement), Kinshasa, M.E.S., 2003. 2 Louis MPALA Mbabula, A quand «L’identité post-tribale au Congo-Kinshasa» de Malemba ?, Lubumbashi, Editions Mpala, 2004.

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RÉFÉRENCES BIOGRAPHIQUES DE QUELQUES AUTEURS CITÉS

1. Louis MPALA Mbabula (abbé) est originaire du district Haut-Katanga. Prêtre et philosophe. Diplômé des études approfondies en philosophie, assistant au département de philosophie de l’Université de Lubumbashi. Il est auteur de plusieurs articles et brochures.

2. Médard KAYAMBA Badye est originaire du district du Haut-Katanga. Docteur en histoire, professeur à l’Université de Lubumbashi.

3. Emmanuel KAYEMBE Kabemba est originaire de la province du Kasaï Oriental. Chef de travaux à la faculté des lettres et sciences humaines et doctorant en langue et civilisation latines.

4. KAUMBA Mufwata est originaire de la province du Katanga, Il est prêtre. Il fut responsable et éditeur de la revue Amka. Il est docteur en théologie.

5. NGOY Kalumba est originaire de la province du Katanga. Il est jésuite et a été l'un des animateurs de la revue Amka.

6. LWAMBA Bilonda est originaire de la province du Katanga, district du Tanganika. Docteur en histoire et professeur d’histoire à la faculté des Lettres et sciences humaines, au département des sciences historiques.

7. Gilbert MALEMBA M’Nsakila est originaire de la province du Kasaï Oriental, président de la communauté kasaïenne au Katanga. Docteur en anthropologie et professeur à l’Université de Lubumbashi, faculté des sciences sociales, administratives et politiques.

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LES IDENTITÉS RÉGIONALES ET ETHNIQUES DANS L'OUEST DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO (BAS-CONGO ET KWANGO-KWILU)

Quelques pistes de réflexion

Ernest KIANGU Sindani

PREAMBULE

Tant notre collecte documentaire que l’ensemble d’observations et affirmations liées par la logique qu’elle fonde, s’inscrivent dans une perspective descriptive consistant à mettre l’accent sur ce qui était plutôt que sur ce qui aurait dû être, regardant ainsi la République Démocratique du Congo comme elle fut et non comme il aurait fallu qu’il fût. En centrant ainsi notre réflexion sur les relations qui existaient dans le monde réel, notre souci est la recherche d’explications majeures de la vie politique dont participa la République Démocratique du Congo, c’est-à-dire d’en favoriser la compréhension et la résolution des énigmes, autour des questions fondées sur la notion de causalité, telles que : « Comment le système fonctionnait-il ? », « Quel(s) en étai(en)t le(s) facteur(s) de cohésion ? », « Quelles sont les forces qu’y façonnait la politique des idées ? ».

L’histoire sociale utilisée comme cadre de référence et privilégiant l’Acteur, nous conduit donc à adopter comme principe important d’explication, l’analyse situationnelle ou la logique de la situation dont la prémisse consiste à dire que les événements placent les décideurs d’une société devant des questions et des problèmes à résoudre :

«Si nous autres, qui nous donnons pour mission d’expliquer leur comportement, pouvons nous mettre à leur place - c’est-à-dire acquérir le sens de leur logique situationnelle, leur façon de percevoir les problèmes qui les assaillaient, leur compréhension des solutions de remplacement, etc.. -, alors, mais alors seulement, nous pouvons parvenir à une interprétation raisonnable de leurs faits et gestes »1.

La grande préoccupation actuelle en R.D.C. que cristallise ce projet de recherche, est de trouver une solution durable, voire définitive, aux turbulences que traverse le pays. Mais alors que l'Est du pays demeure une poudrière à la suite de la transplantation ou de l'immigration des Rwandais en R.D.C., nous nous demandons pourquoi l'Ouest du pays qui a aussi accueilli des millions

1 HERSON, L.J.R., La politique publique aux Etats Unis, 1987, p.15. C’est cette logique de la situation qui

pousse l’historien à présumer que les événements antérieurs exercent une influence sur les événements postérieurs, mais sans toutefois considérer les phénomènes (événements) comme des structures de relations déterminées, prises dans la notion de système et impliquant une modification de toutes les parties du système une fois changée une partie quelconque du système. Hannah Arendt ne dit pas autre chose quand elle déclarait en 1954 lors d’une conférence donnée à la New School for Social Research : «Des éléments ne causent probablement jamais rien. Ils deviennent des origines pour des événements si et quand ils cristallisent dans des formes fixes et définies. Alors - et alors seulement - on peut retracer leur histoire. L’événement illumine son propre passé mais ne peut jamais en être déduit « ( cité par RICOEUR, P., «Préface « dans ARENDT, H., Condition... op. cit., pp.9-10).

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d'immigrants en provenance notamment de l'Angola voisin et où se trouve la capitale avec tous ces migrants venus surtout des provinces avoisinantes de Bandundu et du Bas-Congo, ne connaît pas les mêmes problèmes.

Pour y répondre, nous tentons de montrer comment l'histoire, migratoire aussi, explique les enjeux identitaires à l'ouest et donc la paix malgré les turbulences que la R.D.C. traverse du fait notamment de la manipulation des identités particularisantes. C'est dire que les leaders, faiseurs d'opinion, doivent prendre conscience du fait qu'ils contribuent à la construction de ce que demain sera l'histoire, de ce qui restera comme vision des événements.

Et pour éviter que des «nœuds» historiques ne continuent à être ou soient analysés de manière radicalement différente d'un pays (point) à l'autre, il faudrait un jour que les historiens de la région puissent écrire notre histoire commune, de façon que la présentation, le rendu de l'Histoire à l'Ouest de la R.D.C. évite à nos enfants des problèmes de compréhension mutuelle et des approches incompatibles.

INTRODUCTION : LES FONDEMENTS HUMAINS DE L'OUEST CENTRE-AFRICAIN

Une vue panoramique rapide permet de dire que les peuples installés dans ouest congolais appartiennent à de vastes ensembles qui transcendent les frontières coloniales, à savoir :

- l'ethnie Kongo (jadis composée des quatre grands groupes ethniques de l'ancien royaume Kongo) qui se retrouve aujourd'hui en R.D.C., en Angola/Cabinda et au Congo Brazza;

- les ethnies du Bas-Kasaï, dont les Tio ou Tyo (Teke) aussi présents au Congo;

- les ethnies de l'entre Kwango-Kasaï dont certaines (Lunda, Tshokwe…) se retrouvent aussi au Katanga et en Angola.

Il serait faux de penser que ces ensembles soient monolithiques. En effet, le groupe kongo, par exemple, est constitué de dénominations particulières qui dénotent des différences d'ordre culturel, historique, linguistique et social. Les unes proviennent de l'ancien royaume Kongo (Mbata, Mpangu…), les autres, plus récentes, dérivent des noms de régions (Mayombe, Manianga…), d'autres enfin se réfèrent également à des régions mais tout en n'étant employées que par leurs voisins (Ndibu, Ntandu…)1.

Olga Boone a même rencontré dans la littérature d'autres noms kongo attribués aux populations, mais qui sont considérés par certains auteurs comme noms. Elle ne les a pas retenus séparément dans son ouvrage2 pour diverses raisons :

- Besi Ngombe assimilés aux Ndibu, région de Gombe-Matadi (B.M.S.).

- Fiote assimilés aux Vili.

- Lemfu, en référence simplement à Lemfu («les gens de Lemfu »).

- Loango, Mbala et Zeula renvoyant, les premiers, à Loango, les deux suivants ayant été cités uniquement dans un rapport de l'A.T. Severeyns.

- Mpese servant à désigner les gens de la mission de Mpese.

- Say signifiant «esclave, assujetti » et utilisé par les Dikidiki pour désigner les Kongo d'au-delà de la Nsele.

A l'ouest des Kongo, il y a les ethnies de l'entre Kwango-Kwilu dont les populations sont, pour un bon nombre, à cheval entre la R.D.C. et l'Angola. Les Minungu sont établis près de la frontière congolaise, en territoires de Kahemba, Feshi et Panzi, mais possèdent deux enclaves dans l'Angola (à cheval sur le Kwango, au sud du 10° et des ImBangala, entre le Kwilu et la Tshikapa à

1 VAN WING, J., «Population et ethnographie. Regards sur le passé de la population « dans Industrie, 12è année, n°6, 1958, p. 359. 2 BOONE Olga, Carte ethnique de la République du Zaïre. Quart sud-ouest, MRAC, Tervuren, 1973, pp.42-45.

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Saurimo). Leur groupement en chefferie Mwendjila se prolonge en Angola, en ilôt parmi les Lunda. Vers 1930, les Minungu se trouvaient jusqu'au delà du Cuanza et formaient la transition entre Ngola et Lunda1.

Les Shinji du territoire de Kahemba, sont aussi localisés en Angola entre le Kwango et le Kundungulo, affluent du Kwenge, au sud du 8° lat. sud. Les Holo sont essentiellement établis en Angola; la région occupée au Congo n'étant pas très étendue (à peine1.600km2) et va au-delà du Kwango à l'ouest, au-delà du confluent de la Luie et du Kwango (± 8°30 lat. sud) et aux chutes Guillaume au nord.

Les Suku sont établis aujourd'hui essentiellement en RDC. Il semble que le lot, voisin des Holo, établi le long de la frontière angolaise, est un prolongement du groupe des Suku de la chefferie Mfumu Nkento, Ngudi a Kama, en Angola2. Et le père De Sousberghe notait que les Paka d'Angola sont une sous-tribu suku. Un petit noyau des Suku se situe sur la frontière angolaise, le long du Kwango et de la Tungila.

En aval des chutes Guillaume s'étend de part et d'autre du Kwango, c'est-à-dire en RDC et en Angola, sur près de 50.000km2, le vaste pays des Yaka. Qu'ils soient ou non considérés «les descendants évolués des anciens Yaga de San Salvador »3, leur situation les met en contact permanent tant avec les Bakongo [de la RDC et de l'Angola] et autres populations établies sur la rive gauche du Kwango, qu'avec les peuples du Bas-Kasaï (Teke).

Les ethnies du Bas-Kasaï, c'est notamment les Teke (Tyo) essentiellement établis sur les plateaux situés au nord du Staley Pool, sur les deux rives du fleuve Congo jusqu'à l'embouchure du Nkeni au nord. Ils ont été pendant des siècles les intermédiaires commerciaux entre les Bakongo et les populations d'amont4.

En RDC, leurs villages Masina, Mikonga et Kinkole sont désormais dans la ville de Kinshasa. Les ruraux occupent les bords du fleuve à l'est de Kinshasa et surtout le nord d'une ligne partant de l'embouchure de la Black River et qui va rejoindre le Kwango à l'embouchure de la Lonzo. Ils sont aussi disséminés plus au sud parmi les Wumbu.

Le gros de ces Bateke est toutefois implanté de l'autre côté du fleuve et y consiste en un ensemble d'ethnies dont les plus connus sont les Bafumu, les Bambire, les Bambana et les Balali sur les bords du fleuve Congo et dans la région de Brazzaville, les Bahumbu sur les plateaux, les Bakukya à DjaMbala, les Bateke balali à Kimboto et les Tégué entre l'Alima et l'Ogoué5. Ils peuplent une grande partie du sud de l'ancienne Afrique équatoriale française, donnant même leur nom aux plateaux «bateke ». Ainsi le plateau de Mbé et la subdivision d'Ossélé sont entièrement habités par les Teke6.

Les Bahumbu, quant à eux, ne se trouvent qu'en RDC. Jadis riverains du fleuve Congo pour certains, ils occupent essentiellement l'intérieur des terres, ayant abandonné le terrain riverain aux

1 VAN BULCK, G., «Les recherches linguistiques au Congo Belge «, Mém. In-8°, IRCB, Section Sciences morales et politiques, XVI, 1948, p. 436 et LAMAL, F., Basuku et Bayaka des Districts Kwango et Kwilu, Annales in-8°, MRAC, Sciences Humaines n°56, Tervuren, 1965, p. 94. 2 LAMAL, F., Cartes et notes sur la situation géographique des Pindi, Mbala, Ngongo, Luwa, Sonde, Suku, Kwese, Ms. 1954, Prov. Léo, District Kwango, n°5, p.2. 3 Telle est la thèse de PLANCQUAERT, M., Les Yaga et les Bayaka du Kwango, p.69. 4 MAHIEU, A., «Les villes du Congo « dans Revue Congolaise, 2ème année, 1911-1912, pp. 384-385. 5 IBALICO, M., «Origine et sens des noms Bateke « dans Liaison, n°52, 1956, p.29. Pour les Tégué, voir aussi DUSSELJE, J., Les Tégués de l'Alima. Pays, mœurs, coutumes, métiers, chasse, pêche, De Cauwer, Anvers, 1910, p.3. Quant à HOTTOT, R. et WILLET, Fr., «Teke fetishes « dans Journ. R. Anthrop. Inst., LXXXVI, I, 1956, pp.25-36, ils les subdivisent en cinq groupes : Fumu, Sise, Bali, Teo, Lali (p. 25). 6 BADIER, «Monographie de la tribu des Bateke « dans Bulletin de la Société des Recherches congolaises, n°10, 1929, p. 37 et SAUTTER, G., «Le plateau congolais de Mbe « dans Cahiers d'Etudes Africaines, n°2, 1960, p.9.

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conquérants teke. Leur habitat s'étale loin, jusque sur les rives de la Wamba. Mais ils sont la plupart des temps mélangés aux autres : Teke, Kongo et Mfinu notamment.

Ces derniers seraient une sous-ethnie teke. Faisant frontière au sud avec les Kongo (Dikidiki et Mbinsa notamment) qui les nomment Bamfununga ou Bamfunika, ils partagent leur terroir sur la rive gauche du Bas-Kasaï, avec les Wumbu et les Teke. Mais ils sont aussi établis vers Kinshasa et Brazzaville1.

***

Tout ce qui précède pose le problème de l'identité culturelle comme champ référentiel. Et la question : «Trois espaces (linguistiques) pouvaient-ils évoluer vers un seul espace culturel ou, à l'inverse, cet espace linguistique B + H + K ne pourrait-il qu'être condamné à une triple identité? »

L'on ne pourrait pas dire qu'une dynamique d'intégration n'ait pas existé. Ces grands ensembles, tout en étant distincts au point de vue ethnographique, restent parfois superficiels tant le brassage a été intense durant des siècles.

Au point de vue commercial, des liens rattachaient les peuples de l'entre Kwango-Kasaï entre eux, ainsi qu'à l'Angola en direction de Luanda, au Bas-Congo et aux ports de Kakongo et Ngoy, au Mayombe, à la capitale du Mwaant Yaav au Katanga (fer des Hungaan et des Pindi, produits des palmiers des Mbala, tissus et poterie des Pende, tissus non décorés et poteries des Suku, objets forgés des Cokwe…). La monnaie consistait en nzimbu (petit coquillage importé de l'île en face de Luanda), tandis que le pagne de raphia servait au paiement de la dot et le lingot de fer à l'achat temporaire des terres.

Au point de vue linguistique, les principaux termes de parenté et les faits lexicologiques sont (similaires).

Au point de vue social, tous ces peuples sont matrilinéaires, avec le leemba comme responsable spirituel de la descendance féminine, le village étant le noyau du lignage. On rencontrait le mariage avec la fille de l'oncle maternel et celui avec la fille de la sœur du père, tandis que la dot était tout juste symbolique2. Chez les Pende, Kwese, Ngongo, Suku, Mbala et Hungaan, on rencontrait même le mariage avec la fille de la sœur.

Au point de vue économique, bien que l'occupation de la plupart des hommes était la chasse, certains étant même des chasseurs professionnels, ils sont des agriculteurs avec pour culture principale le manioc et comme cultures subsidiaires le maïs, le millet3, les arachides, la voandzea, le sorgho, la patate douce, les ignames, les haricots, la banane. Les femmes pratiquaient aussi la pêche (au poison, à la nasse..). Quant à la terre héritée des ancêtres-morts, elle est le bien de toute la communauté et est exploitée, à titre d'usufruit, par tous les vivants bénéficiaires, sous l'égide d'un chef, le leemba (le frère de la mère : ngwa kazi en kintandu).

Ceci revient à dire qu'une présentation aire par aire, région par région, pays par pays des peuples de l'ouest centre-africain, ne saurait occulter l'unité réelle de toutes ces ethnies qui se rencontrent également en Angola, au Cabinda et au Congo. Des liens tangibles et profonds unissent les peuples de ces différents pays. Les grosses murailles dressées entre eux par la colonisation, n'ont pu venir à bout d'une identité centre-africaine antérieure. Ceci interpelle les dirigeants : l'avenir doit être bravé en commun et la jeunesse éduquée dans ce sens.

***

1 VAN BULCK, G., Les recherches… op. cit., p. 490. 2 Encore aujourd'hui, on entend dire lors des mariages coutumiers : «Nous (Kwango-Kwilu) et vous (Bakongo), c'est pareil «. 3 Le millet ne fut introduit chez les Suku que sous la colonisation. Le riz leur était aussi inconnu.

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Ière PARTIE : HISTORIQUE DE LA CONSTITUTION DES IDENTITÉS RÉGIONALES ET ETHNIQUES

I. DE KINSHASA AU KONGO CENTRAL «Je m'appelle Kongo Central. Je suis plus grand que la Suisse, la Belgique ou le Portugal ».

Telle est la présentation perpétuelle que le Kongo dieto fait, en page d'accueil, de cette partie de la R.D.C. que les Bakongo tiennent à voir autonome et dont ils fondent la légitimité sur la Constitution de Luluabourg de 1964. Celle-ci en fixa le chef-lieu à Kinshasa-Binza.

C'est en (1959) que l'ABAKO proposa un plan de la République du Kongo Central. La question qui se pose à nous est donc celle de savoir à travers quel cheminement se construisit une identité régionale ethnique, celle du Kongo Central. Car si le peuple kongo nous est connu depuis plusieurs siècles, le Kongo Central est, quant à lui, une construction coloniale.

En effet, à l'image même de la première évangélisation qui n'a pour ainsi dire pas laissé de trace mémorielle, le peuple kongo continua sa désagrégation sous les coups de la colonisation, le but de cette dernière n'étant nullement de consolider la cohésion des peuples colonisés. Sans doute il produisit au début du 20ème siècle, des individualités Bakongo d'une rare clairvoyance. Citons Panda Farnana1, Simon Kimbangu… qui, finalement, disparurent pour justement avoir tourné le dos au peuple kongo : leur rêve, leur idéal était nationaliste, papanfricain.

Il a fallu attendre la fin de la colonisation pour voir le flambeau du peuple kongo devenir de nouveau incandescente sous l'action énergique d'une association culturelle, l'ABAKO – Association des Bakongo pour l'unification, la conservation, le perfectionnement et l'expansion de la langue kikongo ou Alliance des Bakongo. Elle avait été fondée à Kinshasa en 1950, par Edmond Nzeza-Nlandu et autorisée le 07 juillet 19532. Il reprenait ainsi l'initiative de son ancien conseiller spirituel, le père Van Wing qui, en 1935, avait créé une commission pour l'unification du kikongo3.

Il s'opéra alors une évolution contradictoire : alors que l'ensemble du Congo Belge avait tendance à s'émietter en des regroupements plus restreints, les Bakongo entamèrent alors une réunification pour devenir une force.

Il est important de noter que la création de l'ABAKO résulta d'un acte de défense d'une identité marquée par le kikongo et s'estimant menacée par l'invasion du lingala, la langue des gens du haut parlée dans la Force Publique et imposée dans l'enseignement primaire de la capitale4. Quoi de plus normal qu'un de ses premiers gestes fusse de se doter d'une section presse (Kongo dia Ngunga)5 et surtout d'une section académique, la plus importante alors, chargée de veiller à la pureté de tout écrit en kikongo et de constituer une grammaire, un dictionnaire, des lexiques et des morceaux choisis.

Aussi les promoteurs de l'ABAKO se préoccupèrent très tôt de renvoyer leur peuple à ses sources. Et dès 1953, ils créèrent une section historique qui devait tenir «le cœur de l'association »6.

1 Lire : MUMENGI, D., Panda Farnana. Premier universitaire congolais. 1888-1930, L'Harmattan Espace Kinshasa et L'Harmattan, Kinshasa et Paris, 2005, 357p. 2 Décision n°4612/23 du Commissaire de District du Moyen-Congo. 3 Nous passons sous silence les motivations du soutien des missionnaires flamands qui y projetaient leur propre problème ethnique, mais aussi comme le contrepoids nécessaire contre le messianisme politique d'inspiration protestante ou kimbanguiste. 4 Cfr MUTAMBA, M., Du Congo Belge au Congo Indépendant. 1940-1950, IFEP, Kinshasa, 1998, p. 215. 5 Kongo dia Ngunga fut autorisé par l'ord. n°05/309 du 11 septembre 1953, mais la presse de l'ABAKO ne prit son essor qu'en 1959. Il prenait le flambeau allumé en 1949 avec l'Association des Bandibu Manianga quand ils créèrent leur organe Congo pratique que l'ABAKO cherchera à sauver jusqu'aux années 1955/56. Ces deux périodiques de l'ABAKO végéteront jusqu'en 1959; ils furent alors remplacé par Kongo dieto et Notre Congo (Ibidem, p. 299). 6 VERHAEGEN B. (éd.), ABAKO 1950-1960, CRISP, Bruxelles, 1962, p. 80.

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L'exaltation du passé du Kongo dia Ntotila devint la source d'inspiration et l'histoire de l'ancien royaume du Congo - par le biais des livres tel celui de Cuvelier : L’ancien Royaume du Congo -, plus que celle de l'E.I.C. et du Congo Belge, devint un des sujets les plus demandés par les Evolués, notamment ceux Bakongo de l'ABAKO qui évoquaient très souvent le royaume du Kongo dia Ntotila dans leurs textes.

Misant sur le long terme, l'association se dota d'une section «bourses d'études» en 1954, chargée d'aider les enfants Bakongo doués et de soutenir les écrivains, les artistes et les historiens Bakongo.

Sans doute l'ABAKO fonctionna à ses débuts comme un cercle d'études et d'agrément (théâtre, dans folkloriques) pour les Evolués Bakongo; une section agrément avait même été créée avant celle historique. Après 1953, l'association eut tendance à fonctionner – et c'était la nouvelle mode – comme une association culturelle et d'entraide à caractère ethnique, ce qui lui permit de jouer un rôle de premier plan dans les débuts du nationalisme congolais. Et dans ce combat pour l'union des colonisés contre le régime colonial, elle prit radicalement option pour une structure fédéraliste de l'Etat, qu'elle prôna en 1959 au grand dam des «unitaristes ».

En fait, il était entretemps survenu à l'association un événement traumatique, à savoir le choix comme président de l'association le 21 mars 1954, de Joseph Kasavubu qui, dès le mois d'août, exigea le poste de chef de la cité de Léopoldville pour les Bakongo car représentant les 80% de la population noire. Cette question implicite de la représentativité au niveau du Conseil de la cité, cristallisa les oppositions ethniques à Kinshasa et joua comme un coup de fouet pour l'unité des Bakongo désormais en guerre ouverte contre les «Bangala » soutenus par les Pères de Scheut.

Il sied de souligner ici l'action de Kasavubu à partir de 1954 :

- combat pour que Radio Congo Belge lève l'ostracisme frappant le kikongo et les faveurs accordées au munu kutuba;

- combat pour que les élèves Bakongo des écoles officielles laïques optent librement pour la langue indigène de leur choix;

- combat pour que les missionnaires confessent les chrétiens et prêchent en kikongo.

Cette référence à une langue, une histoire et des traditions communes représentèrent la source profonde de la cohésion qu'acquit peu à peu l'ABAKO. Et quand il s'avéra en 1956 qu'aucun Mukongo n'avait participé à la rédaction du Manifeste de Conscience Africaine, l'ABAKO mit tout son honneur à rédiger un contre-manifeste rendu public le 23 août suivant. Cette position fit que ce dernier, pour trancher, usa de termes moins modérés, réclamant les droits politiques, toutes les libertés et surtout l'émancipation «aujourd'hui même » là où Conscience Africaine avait accepté l'échéance de trente années proposée par le plan de Van Bilsen.

Si Conscience Africaine avait marqué le sens politique des Congolais, le contre-manifeste des Bakongo en représentait la dimension radicale. La première privilégiait le discours de l’union nationale dont elle voulait être le ferment de parti, tandis que l’ABAKO souligna le fédéralisme car étant elle-même le ferment du parti unique dans le Bas-Congo. Eu égard de cela, Conscience Africaine regardait plus vers les élites, tandis que l’ABAKO regardait vers la masse. Enfin il y a cette insistance du contre-manifeste sur les élections car l’ABAKO était convaincue de la supériorité numérique des Bakongo et donc de la possibilité pour elle de présider aux destinées de Léopoldville et du Congo, surtout que l’ABAKO avait veillé à la formation d’une élite véritable.

Le refus des autorités coloniales à dissoudre l’ABAKO qui, par ce document, violait son statut d’association culturelle, ne résulte pas tant d’une recherche d’équilibrage au regard de leur position vis-à-vis de Conscience Africaine non inquiétée pour son manifeste. Il fallait éviter de léser les Bakongo qui, par cette voie de liberté, portaient sur eux le mécontentement de tous les colonisés et prenaient le flambeau du mouvement nationaliste. C’est l’ABAKO qui, le 02 septembre 1957, protesta auprès du Gouverneur Général quand celui-ci décida de l’interdiction de l’apparition de l’hebdomadaire Congo. En décembre 1957, l’ABAKO sortit grandie des élections communales : elle rafla 133 sièges sur les 170 réservées aux communes africaines, ainsi que sept des huit postes de

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bourgmestres de ces entités, du reste proposés par les conseillers. Les Bakongo prenaient ainsi le leadership dans la ville de Léopoldville1.

L’enjeu de ces élections a été bien rendu par Mutamba quand il a écrit : «La population s’aperçut que le pouvoir communal n’était pas une sinécure. Les bourgmestres et les conseils communaux avaient mandat de délibérer sur le budget, les taxes fiscales, les règlements locaux d’administration et de police. Ils fixaient les mesures d’hygiène, délivraient les autorisations de bâtir, s’occupaient de l’état-civil, de la voirie, de la circulation, des travaux d’adduction d’eau et d’électricité, des marchés, des cimétières, etc.. Ceux qui s’étaient abstenus de se présenter aux élections, ceux qui avaient échoué ou minimisé les responsabilités communales découvrirent un prestige nouveau »2.

Face à cette domination, une Interfédérale des autres groupes ethniques fut créée en septembre 1958. Des conflits ouverts eurent lieu en 1958 entre Bakongo taxés de sectaires, de rusés, d’hypocrites et de pingres, et les BaYaka perçus comme ignares et rustres, et les Basuku. Les dirigeants de l’ABAKO, atterrés par leur propre victoire, se sentirent obligés de prôner l’union des Congolais, c’est-à-dire l’intégration en son sein d’autres ethnies et envisagèrent même le changement du nom de l’association. L’heure était désormais à l’indépendance et Kasavubu, bourgmestre et président de l’ABAKO, joua un rôle de premier rang dans les tirs de harcèlement qui s’instaurèrent contre le pouvoir colonial.

En gros, l’ABAKO était devenu faiseur, sinon porte-parole de l’opinion publique congolaise et ce n’est pas une simple coïncidence si l’insurrection populaire du 4 au 7 janvier 1959 résulta, au départ, d’une réunion publique de l’ABAKO non autorisée. Son champignon atomique couvrit tout de suite le Bas-Congo : Kimwenza, Kasangulu et Franketi à environ 40km de la capitale. L’ABAKO en porta le gros du poids. Elle fut dissoute le 11 janvier par le Premier Bourgmestre, monsieur Jean Tordeur, et c’est son président Kasavubu qui en fit les frais.

Il est utile de relever que la déclaration du 23 avril 1959 adressée au président de la Chambre belge, était signée par le Mouvement de la Résistance du Peuple Kongolais. Elle était l’œuvre des petites gens et non des leaders historiques de l’ABAKO. Tablant sur la diversité des ethnies et des cultures, et sur l’immensité du pays, ce mouvement invoquait le droit des collectivités à disposer d'’lles-mêmes.

En soi, depuis la fin 1957, l’ABAKO était passée de son statut d’association culturelle à celui de mouvement politique. Tout en restant favorable à la création d’une fédération d’Etats autochtones devant former les Etats Unis du Congo, l’ABAKO se préoccupa de plus en plus de s’assurer une assise populaire et rurale. Léopoldville était désormais trop étroit. Il fallait tendre la main au Bas-Congo profond, d’autant plus que le référendum que l’ABAKO avait en vue [indépendance ou communauté ?] devait se réaliser pour une grande part dans les provinces. Et après les événements du 4 janvier 1959, la République du Kongo et les postes ministériels que proposa l’ABAKO, l’obligeaient à avoir une base, la population kongo.

Déjà le décret du 10 mai 1957 faisait de la Circonscription indigène, la cellule de base de l’organisation du Congo Belge3. Les chefs, assistés par le Conseil de circonscription et par un Collège permanent, virent leurs responsabilités accrues. Les initiatives furent stimulées et la population fut amenée à prendre une part grandissante dans la gestion des affaires sociales.

Quand en décembre 1958 une délégation de l’ABAKO prit contact avec les frères de Brazzaville, Fulbert Youlou leur recommanda notamment d’étendre le mouvement à l’intérieur du

1 Il est intéressant de noter qu’à Lubumbashi/Elisabethville, aucun Katangais ne fut élu : trois bourgmestres étaient du Kasaï et un quatrième du Maniema. Cela fut une des causes de la création de la Confédération tribale du Katanga / CONAKAT, le 4 octobre 1958. 2 MUTAMBA. M., Du Congo Belge… op. cit., p. 331. 3 Bulletin Officiel du Congo Belge, 1957, p. 1254.

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Bas-Congo, dans les centres importants et les villages les plus reculés1. L’accueil favorable réservé à l’ABAKO au Bas-Congo a été imputé par certains, d’abord au fait qu’il s’agissait des Bakongo, ensuite à la convergence radicaliste dont fit preuve l’ABAKO face à un peuple déjà préparé dans ce sens par le Kimbanguisme et le ngounzisme2.

Dès lors, après que la population de Matadi (le 25 janvier 1959), puis de Ngufu-lez-Madimba (février 1959) se soit soulevée, le peuple du Bas-Congo accepta positivement la campagne de résistance passive (refus de payer impôts et taxes, de se présenter à l’état-civil, de répondre aux convocations des tribunaux, de dialoguer avec l’Administration, etc..) lancée par l’ABAKO à partir de mars 1959 à la faveur du train et du bateau. Et quand en décembre 1959, l’ABAKO décréta le boycott des élections pour le renouvellement des conseils de circonscription, la population kongo la suivit de près.

II. LE KWANGO-KWILU : UN ESPACE PARTAGÉ

L’ancien district du Kwango est une de ces régions du Congo que la colonisation divisa en plusieurs espaces. Et ici, ce fut en trois régions : le Kwilu, le Kwango et le Bas-Kwilu.

1. Le Kwilu sans le Kwango

L’espace du Kwango-Kwilu a évolué en liaison étroite avec les espaces du commerce de traite, de l’administration, de l’évangélisation, de la langue et des élites nouvelles, glissant les unes sur les autres telles des plaques terrestres. Un mouvement permanent de réajustement s’installa, l’espace Kwango-Kwilu étant chaque fois dominé, organisé et modifié par la situation, la fortune et la conjoncture longue3. Et les centres de Kikwit, Bandundu et Popokabaka, puis Kenge se comportèrent comme des marchés économiques, linguistiques, culturels, etc.

Sur le plan économique, le Kwango-Kwilu ne fut jamais qu’une zone d’activités du bassin du Kasaï et fut donc marqué par une fidélité aux produits de cueillette, l’agriculture africaine (manioc, maïs…) et de rapport (coton, par exemple) restant peu sollicitée, et toute autre activité commerciale étant subordonnée au caoutchouc d’abord, au palmier élaeis ensuite. Ceux-ci jouèrent comme un adjuvant pour la mise en place de nouveaux espaces et des tensions nouvelles4.

La fièvre commerciale qui s’empara des peuples du Kwango-Kwilu sollicita et activa leurs réseaux locaux et les intégra de plain pied dans les réseaux commerciaux internationaux. En même temps elle marqua l’éviction des trafiquants locaux au profit des opérateurs au service des compagnies de type capitaliste fonctionnant au rythme des fluctuations de la concurrence qui s'’nstallait.

1 ABAKO 1950-1960, pp. 153-155. 2 Rapport de la Commission parlementaire chargée de faire une enquête sur les événements qui se sont produits à Léopoldville en janvier 1959, p. 30. L’émeute du 12 octobre 1959 à Matadi partit d’un problème ngounziste (MUTAMBA Makombo, Du Congo Belge… op. cit., p. 404). 3 La situation faisait appel aux marchés de ravitaillement et consistait en l’espace naturel (matières premières), en voies de communication faisant du Kwilu l’isthme du Kwilu en aval duquel on se passait de Kikwit et en amont duquel Kikwit fonctionnait comme terminus de navigation. Les relais s’organisaient en termes de factoreries, du système des marchés, de chapelles-écoles, et drainaient un hinterland. La fortune était matérialisée par les forces en présence : firmes, missionnaires, etc., chacun avec son espace, ses créanciers, ses prêteurs ou sponsors, et ses acheteurs, ainsi que par les marchés du travail (porteurs, catéchumènes, etc.). Elle posait le problème des Acteurs autour des questions : «qui domine ? «, «Quel est l’espace qui se dessine ? «. La conjoncture longue était déterminée par la plus-value, l’offre et la demande, et par la politique du Gouvernement. C’est elle qui imprimait un sens nouveau aux mouvements de l’histoire de Kikwit. L’industrie européenne, la romanité, les transports depuis la mer, sur le Kwilu et par portage, les arrêtés les réglementant, ont tous déterminé les prix, l’évolution des cours et des quantités produites, de la chrétienté, et, par-delà, restructuré concrètement et complètement l’espace.4 Pour des détails, lire KIANGU, S., L’exploitation commerciale du Haut-Kwilu. Esquisse des identités régionales et ethniques à Kikwit. 1898-1912, Mémoire de D.E.S., UNIKIN, 1995, 100p. et Kikwit et son hinterland. Le modernisme à l’épreuve des identités sociales au Kwilu. 1948-1968, Thèse de doctorat, UNIKIN, 2002, 397p.

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Ainsi, l’action des Portugais installés en Angola fut un des facteurs majeurs de délimitation de l’hinterland de Kikwit. Sa limite sud finit par se confondre avec la ligne de contact sur le 6° lat. Sud, de deux courants alimentant en moyens d’achat la pénétration toujours plus loin des ports intérieurs, par le truchement de la rivière Kwilu au nord et la ligne de chemin de fer Loanda-Malange au sud. Kikwit sur le Kwilu et Camaxilo au nord du terminus du chemin de fer, devinrent ainsi à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, des carrefours-relais polarisant le haut-Kwilu : la partie septentrionale était intégrée dans le Congo Belge, la partie australe resta encore angolais de facto jusqu’à la campagne militaire de novembre 1912 contre les trafiquants portugais1.

La ligne de démarcation entre les zones d’influence commerciale de Kikwit et Camaxilo finit par coïncider avec une autre. En effet, au sud, Soonde, Lunda et notamment Tshokwe qui, pour les gens de Kikwit, étaient des gens à part parlant du reste portugais, étaient tournés vers le sud, ravitaillant les Portugais de l’Angola en cire, ivoire, esclaves et caoutchouc. La création en 1914, des postes douaniers à Moana Kilombe et à Gete dans le but de faciliter les formalités douanières et fiscales à la frontière sud de la colonie, en elle-même incitait, puisqu’elle autorisait, un commerce tourné vers le sud, cristallisant ainsi une aire culturelle bien marquée.

Cette limite épousant celle retenue à la neutralité en 1885, correspondait à la limite nord de l’aire d’expansion du fusil à piston2, du port du pagne sous les aisselles et de l’élevage bovin. Kusonika, né en 1916, a gardé en mémoire cette situation en 1945 :

« A Kingungi (ndla : 1945), à Djuma (ndla : 1942), vers Lob, presque partout, les gens, adultes hommes et enfants, avaient simplement le kilaba. Mais du côté de Kahemba, ils avaient des peaux de bête »3.

Face aux Tshokwe, il y avait au nord, les Mbun, Pende, Mbala, Yansi et autres groupes collaborant avec les Belges et pourvus en armes à feu par la Compagnie du Kasaï/C.K., afin de ne plus être une main-d’œuvre servile pour les hommes du sud.

Ceci revient à dire que la colonisation, avec ses nouvelles forces en présence, ne vint que cristalliser des espaces régionaux anciens : le groupe opprimé au nord et le groupe esclavagiste au sud. Plus tard, le tracé de la limite entre les districts du Kwango et du Kwilu épousa ces espaces anciens ethnico-économiques, d’autant plus que l’option coloniale était, sur base de l’expérience, de «prendre comme limites des zones économiques les limites ethniques »4.

Cependant, dans la mesure où il faut aussi prendre en compte les forces en présence en tant que forces de transformation de l’espace ancien, il est important de souligner le portage. Certes il fut interdit en 1925, mais seulement entre les localités desservies soit par un chemin de fer [aucun], soit par une route carrossable [la première ouverte en 1931], soit par un cours d’eau navigable5. C’est

1 Plusieurs factoreries portugaises étaient installées en terre devenue congolaise et le colonisateur portugais projeta même d’allonger le chemin de fer jusqu’à Camaxilo et même Luxico sur la Lutshiko. L’insécurité provoquée par les razzias Tshokwe se dessina sur la carte de l’E.I.C. 1907 par un vide au sud du 6° lat. Sud. Lire à leur sujet : STRUYF Yvon, «Kahemba. Envahisseurs Badjok et conquérants Balunda « dans Zaïre, 1948, II, p. 364. A propos de cette campagne militaire, lire le «Journal de voyage du R.P. Stanislas De Vos, 17 au 27 novembre 1912 « dans Missions belges, 1913, pp. 231-234 et BRIELMAN Arthur, «Moretus-Vande-Werve . 1er juillet 1913 « dans Missions Belges, 1913, p. 397. 2 Selon HILTON-SIMPSON, Land... op. cit, pp. 271 et 274, on ne trouvait en 1908, aucun fusil à piston chez les Mbun et les Pende de la vallée du Kwilu autour du 6°Sud, c’est-à-dire jusqu’à Alela (Aten) et Mukulu. 3 KUSONIKA, L., Récit... op. cit.; le kilaba était un morceau de linge destiné à cacher le sexe et, derrière, à

chasser les mouches. 4 Voir le préambule de l’ordonnance n°5 du _ janvier 1929 dans Bulletin Administratif, 1929, n°2, p. 34. 5 Ord. Congo-Kasaï n°5 du 11 février 1915 (dans Bulletin Administratif et Commercial 1925, n°5, p. 122). Le balisage de la rivière Kwilu en amont de Kikwit de manière à la rendre accessible à des baleinières à moteur, ne fut réalisé qu’en 1931 par les H.C.B. (cfr «Avis du Gouverneur Général aux Navigateurs «, 12 août 1931 dans B.A.C. 1931, n°16, p. 372).

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donc le portage qui a offert ses limites méridionales, car en fin de course, à l’avancée de l’hinterland de Kikwit.

L’esclavage ancien traçait une autre ligne de démarcation à l’ouest du groupe au nord. En effet, encore en 1923, les Mbala du village de Kinsamba sur la ligne de faîte Gobari-Kafi, avouaient simplement ne jamais oser s’aventurer du côté des BaYaka :

«Tous les hommes ici en ont peur. Si nous allons dans leurs villages, ils nous capturent pour un rien : et ils nous vendent ensuite au loin comme esclaves aux Bayoks ou bien ils nous tuent et nous mangent »1.

Cet aveu nous amène à noter que, quand bien même Kikwit devint en 1935 le chef-lieu du Kwango où les Tshokwe venaient purger leur peine de prison, c’est plutôt à Popokabaka que les jeunes de ces peuples du sud se définissant par rapport à Bindu, Panzi ou Kahemba, allaient chercher un emploi2. Sans doute parce que en terre Yaka, leurs pourvoyeurs en esclaves ? Il est toutefois un fait qu’en 1957, c’est tout autant les places du sud que celles du nord (Bandundu) et de l’ouest (Kenge) qui échappaient à l’influence de Kikwit, tous placés dans un rayon de plus de 150 km.3

Pour comprendre cette situation, il me semble qu’il faille noter la transformation de la matière première, qui s’opéra dans la décennie 1910. Le caoutchouc naturel fut remplacé par celui des plantations inexistantes au Kwilu4. Ce passage du caoutchouc à l’huile de palme entraina le passage de la notion du Haut-Kwilu, «région des hauts-plateaux », à celle du Moyen-Kwilu, «région surplombée par la première d’une hauteur de 400m et surtout caractérisée par les vastes palmeraies couvrant les bas-fonds des cours d’eau ». En 1959, il y avait environ cent usines huilières.

L’exploitation huilière radicalisa la frontière sud, mais aussi celle ouest du Kwilu, puisque le tracé de celle administrative coïncida quelque peu avec la limite de l’aire d’expansion du palmier élaeis. Les Tshokwe de Kahemba et les Yaka de Kasongo-Lunda furent relègues au rang de main-d’œuvre immigrée.

Ainsi, l’activité économique permit deux choses :

- le raffermissement du clivage tracé par le caoutchouc entre le nord et le sud, car épousant la limite sans doute un peu vague, mais historique, entre les pende au nord et les lunda/Tshokwe/Soonde au sud ;

- la naissance au Kwilu, d’une population toute attachée à l’huile de palme au titre d’ouvriers à l’usine, de coupeurs à la plantation et d’ouvriers agricoles au village, avec Kikwit comme siège de la Commission huilière et port intérieur.

2. Le Kwilu avec la Kamtsha-Loange

L’activité économique, si elle suffit pour créer le Kwilu central, fut appuyée par l’action culturelle entamée par les Jésuites qui, en fondant la station de Wombali en 1901, entamèrent l’occupation des «rives du Kwilu ». La fondation de Kikwit Sacré Coeur en 1912 en fut le vrai démarrage. Elle permit de réunir dans l’espace culturel de Kikwit, une région aussi éloignée que celle sur les rives de la Loange.

En effet, la partie orientale du district du Kwango avait tendance à se tourner vers l’est. Encore en 1957, Kilembe opta d’utiliser plutôt la Loange pour évacuer son huile de palme. C’est qu’en fait, l’entre Kamtsha-Loange était jadis dépendant du district du Kasaï. Idiofa était à cet effet, tourné vers les centres de port-franqui (Ilebo), Luebo, Charlesvilles (Djoko-Punda) et Tshikapa à l’est,

1 VANDERYST, H., «Voyage d’étude de Leverville à la source de la Gobari « dans Revue Missionnaire, 1924,

p.177. 2 IKWALA, A., Le récit de vie de Monsieur Mayamba Maurice, 1996, pp. 1-2. 3 Cfr BOUTE J., Les migrations vers le Centre Extra-Coutumier de Kikwit, 1957, 182p. 4 Le père De Vos notait toutefois dans son journal de voyage qu’à Lukombe, à 60km en aval de leverville, étaient plantées des centaines d’hectares de caoutchouc (dans Missions Belges, 1913, p. 230). Lire aussi dans VANDERYST, H., Voyage… art. cité, 1923, p. 307.

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et vers Brabanta (Mapangu) , Bena Dibele, Dibaya-Lubue et Mangai eu nord. Partie intégrante du district du Kasaï après la révision de 1922, l’entre Kamtsha-Loange avait le tshiluba pour langue véhiculaire et de scolarisation, de telle sorte que longtemps après, l’on pouvait encore trouver parmi les vieux des villages, l’un ou l’autre mukristu ya Pangu (= chrétien formé et baptisé à la mission Pangu) qui connaissaient encore leur Ave maria en tshiluba1. En 1934, au village Isiengi sur la Kamtsha, près de la mission Ngoso, le père Dieudonné Novalet était obligé de se faire traduire son kikongo par un interprête, Benjamin Mbuil-a-Nkab, car personne ne comprenait le kikongo2.

Ainsi, à partir de la décennie 1920, c’est en kikongo très simplifié que s’opéra l’action missionnaire auprès des Ngoli, Dinga, Mbun, Pende, Wongo et Shilele de l’entre Kamtsha-Loange, de façon que tous puissent se comprendre3. Elle aboutit au passage du tshiluba au kikongo ; dans la décennie 1940, le kikongo est bien imposé comme lingua franca.

Il ne pouvait en être autrement puisqu’au delà de l’évangélisation, la région s’installait durablement dans la sphère d’influence de Kikwit où devaient se régler beaucoup d’affaires de la Préfecture Apostolique d’Ipamu. Kikwit était devenu le chef-lieu du district en 1935 et le siège de la succursale de la Banque du Congo, avait une plaine d’aviation, etc.. Dès lors la limite occidentale de la préfecture, à savoir la rivière Kamtsha d’abord, ses affluents de gauche Loano et Lokwa ensuite, et enfin tout au nord-ouest la rivière Molila, devinrent un pont permettant à Kikwit d’aller plus à l’est.

En soi, les Jésuites et les Oblats de Marie immaculée dans leur foulée, avaient ainsi importé le kintandu de Kisantu au Kwilu, langue que les instituteurs et les catéchistes formés à Kisantu, puis à Kikwit, propagèrent en enseignant ; seul le petit séminaire était strictement francophone. La base de ce kikongo était la grammaire et le dictionnaire kikongo-français du père René Butaye. On y apprenait les déclinaisons, les conjugaisons, les classes, les préfixes, les suffixes et les infixes par le biais d’une littérature encore maigre consistant en prières usuelles, en catéchisme, en extraits bibliques. La revue Ntetembo eto (Notre étoile) lancée par ce prêtre en 1901, en devint la vitrine privilégiée. A partir de 1906 fut le Nkanda utangila kikongo (Livre pour la lecture en kikongo). Plus tard, la brochure officielle fixant les programmes de l’enseignement libre subsidié pour indigènes, retint le kikongo parmi les quatre linguae franca.

Sans aucun doute l’évangélisation faisait apparaître chez les néophytes une conscience d’exister aussi en tant que groupe plus large que les ethnies, mais définis par rapport aux postes de mission. Ces identités nouvelles furent utilisées pour des combats4. Mais surtout elles avaient tendance à être ethniques puisque les missions étaient souvent créées dans cette logique là : Kilembe pour les pende5, Kikombo pour les Kwese, etc. Les missionnaires devinrent finalement les champions des ethnies : Mertens le Yansi, De Pierpont le Mbala, etc. Malgré tout, c’est le kikongo qui, en tant que langue dominante, marqua désormais toute une génération élevée dans la culture du christianisme.

Cette extension du kikongo des missions s’accompagna de sa simplification. Elle perdit ses déclinaisons et ses conjugaisons, ne gardant plus que l’infinitif, amalgamant les dix classes nominales et les adjectifs, et introduisant des formes bâtardes. Le père Jean-Marie Lecomte lui offrit le manuel «L’ikele ve» sans peine qui remplaça celui de Butaye. En fait, au grand désespoir des puristes, cette

1 RIBAUCOURT, J.-M., Un évêque de transition, p. 75. La mission de Pangu, créée par les pères de Scheut, disparut dans le feu en 1919. Deux ans plus tard, la région fut reprise par les pères jésuites desservant la Préfecture Apostolique du Kwango ayant son siège à Kisantu. En 1931, cette partie fut confiée aux Oblats de marie immaculée, comme préfecture Apostolique d’Ipamu. 2 PALAMBWA, D., L’école de mon patelin, notes autobiographiques inédites, p. 3 Information donnée par le père Lambrette travaillant à Pangu (Revue Missionnaire, 1925, p. 81). 4 En 192…, c’est sous la pression des catéchumènes et des chrétiens de Kikwit Sacré Cœur, que le Préfet Apostolique, Mgr De Vos, s’obligea à replacer le père Ivan de Pierpont à ce poste plutôt que de l’envoyer, comme annoncé, pour aller fonder une nouvelle station. 5 Lire en guise d’illustration : BECKERS, «Que Dieu protège la tribu Bapende « (Revue Missionnaire, 1922, pp. 134-136) et «Les Bapende reçoivent la parole de Dieu « (Ibidem, 1923, pp. 8-10).

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simplification consistait dans la victoire du «kituba » ou «ikele ve », kikongo véhiculaire propagé par les agents de l’Etat et des compagnies y mélangeant du français et du lingala parlé à Léopoldville.

Certes les tractations commerciales dans les villages avaient lieu dans le dialecte local. En 1935, le chef Nzambi de Kikongo Mudimayuku avait recours à un interpête, son fils Gabriel Kiyungu alors élève à l’Ecole normale de Kikwit, pour négocier avec les missionnaires1. Mais l’introduction du kikongo au Kwilu remontait à une époque peut-être antérieure à l’arrivée des Européens dont les premiers (des commerçants) s’installèrent à Kikwit en 1898. Déjà en 1905, Frobenius notait sur le terrain assez bien d’éléments en kituba : «kudia muntu mingi », «Tata Ja » (surnom de Van Impe, à Kolokoto), «Imene tata », «tchelika, sambi kutala mono »2.

Notons enfin qu’en se «vernacularisant», le kikongo joua pour le Kwilu un rôle identitaire par rapport au Bas-Congo. Dès 1917, on peut retenir le désarroi du père Ivan de Pierpont faisant remarquer qu’à cause de son kikongo de traite, langage simplifié parlé à Kikwit, il passait pour un « barbare » à Lemfu (Bas-Congo) où il y avait « le beau et vrai kikongo »3.

3. Le Kwilu avec le Bas-Kwilu

Si le kikongo parlé à l’Est (Idiofa) constitue, malgré ses accents, une glue pour les peuples du Kwilu, celui parlé à Bandundu, très proche du lingala4, est une marque de fracture identitaire. Car la parenthèse coloniale qui lia le Bas-Kwilu au Lac Mai-Ndombe de 1935 à 1954, l’a détourné de façon durable du reste du Kwilu.

En effet, le Kwango comme espace administratif aboutit à plusieurs «vouloir-vivre-ensemble» fondés sur les villes de Kikwit, de Bandundu et de Kenge. Il serait donc resté une région artificielle car ainsi voulu par un acte autoritaire et contesté au ras-du-sol par diverses actions.

Il y a entre autres l’action de la Mission Médicale Anti-trypanosomique du Kwango/M.M.K. Celle-ci fut la seule véritablement profonde que réalisa la colonisation dans la construction autour de Kikwit5. C’est elle qui dessina à partir de Kikwit, un espace s’étendant dans plusieurs directions. Et les huit territoires qu’elle examina (Kamtsha-Lubue, Bulungu, Kikwit, Bas-Kwilu, Niadi, Kandale, Bapende et Lukula) sont l’essentiel de ce qui deviendra plus tard le district du Kwilu, consolidant le rôle de colonne vertébrale joué par la rivière Kwilu pour la région.

Le principe énoncé en 1912, consistant en la divisions systématique des districts en territoires et annonçant la nouvelle organisation de 1914 fondée sur la décentralisation qui faisait de l’Administrateur de territoire le premier responsible des populations et la véritable cheville ouvrière de l’Administration6, recroquevilla les populations sur leurs centres. Et quand en 1935, dans le but de réduire le personnel, de centraliser le pouvoir et d’obtenir une efficacité maximum pour un moindre coût, Kikwit fut érigé en chef-lieu du district du Kwango, le Bas-Kwilu polarisé par Bagata s’échappa

1 KUSONIKA, L., Témoignage, Kinshasa, 19 août 1995. Kusonika était condisciple à Kiyungu. 2 SMITH, R.E., «Leo Frobenius et Emile Torday « dans Annales Aequatoria, VII, 1987, pp. 80 et 82. 3 WILMET Louis, Un broussard héroïque, p. 139. Ce conflit entre bon et mauvais kikongo subsistera longtemps. Dans La Voix du Congolais n°112 de juillet 1955, pp. 601-602, monsieur Midu Gaston rend compte de la dernière assemblée du Comité de la Fédération Kwangolaise de Léopoldville/FEDEKWALEO qui examina plus particulièrement «un problème d’actualité «, à savoir celui de l’usage du kikongo véhiculaire dans le Kwango, en lieu et place du kikongo du Bas-Congo qui ne sert pas dans la vie quotidienne. 4 Quand un originaire de Bandundu déclare : «Mu ke buta na nzete «, cela crée une certaine gêne à Kikwit où on l’entend dire : «Je mets au monde sur l’arbre « plutôt que «je monte sur l’arbre «. 5 Voir SCHWETZ, Rapport sur les travaux de la Mission Médicale Antitrypanosomique du Kwango-Kasaï. 1920-1923., Goemaere, Bruxelles, 1924, 137p. En 1920/21, le territoire de Kikwit ne disposait que de deux agents. Partout, le district était incapable d’envoyer du personnel en nombre suffisant pour occuper, soumettre et organiser les territoires dessinés sur le papier. C’est la M.M.K. qui le fit et ouvrit la voie au collecteur d’impôt. 6 Ord. Du Gouverneur Général n°132/2 du 5 septembre 1913 mettant en vigueur en ce qui concerne le Kwango, l’Arrêté royal du 28 mars 1912 sur l’organisation territoriale de la Colonie (B.A.C. 1913, pp. 550-559 et B.O 1913, I, pp. 1124-1129). Lire aussi DE SAINT MOULIN Léon, «L’histoire de l’organisation administrative du Zaïre « dans Zaïre-Afrique, n°224, avril 1988, pp. 216ss.

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totalement d’autant plus qu’il fut rattaché au district du Lac Léopold II. Sa réintégration en 19541 au sein du district du Kwilu, ne put effacer sa frustration. Et encore, il ne suffisait pas, pour un motif fonctionnel, de « grouper en une seule division administrative, des régions administratives ayant les mêmes problèmes économiques et sociaux »2, pour créer un vouloir-vivre-ensemble inexistant.

Cette parenthèse forte de dix-neuf ans, n’est pas étrangère aux poussées autonomistes qui caractérisent les originaires de Bandundu-ville. Elles passèrent des coulisses à l’avant-scène lors de la Conférence Nationale Souveraine : la ville de Bandundu refusait catégoriquement de dépendre encore de la ville de Kikwit3. Elles actualisèrent ainsi cette identité particulière affichée dès 1964 quand Vincent Mbwankiem fonda l’Association des ressortissants de Banningville4, continuant dans la droite ligne tracée en 1959 par l’Alliance des Bayanzi/ABAZI, parti ethnique s’adressant aux Yansi et Dinga, et se développant surtout dans les régions d’Idiofa et Banningville ; il menaça même l’unité fragile du Kwilu.

En effet, au lendemain de l’indépendance, les élus provinciaux de l’ABAZI, mécontents de la victoire du Parti Solidaire Africain/P.S.A. et de leur propre représentation à l’Assemblée provinciale, révendiquèrent les territoires de banningville, Kikwit, Masi-Manimba et Idiofa, et optèrent pour la formation d’un gouvernement provincial ABAZI constitué en juin1960 sous la présidence de Midu Gaston5. Lumumba désamorça cette crise en juillet 1960 moyennant des promesses.

Cette bipolarisation du Kwilu entre Bandundu et Kikwit, avec en sus des relations peu cordiales, a sans aucun doute des racines historiques. Elle met en présence des peuples Mbun, Mbala, Pende… se réclamant de l’Angola, et les peuples Yansi, Dinga… se réclamant de l’ancienne Afrique Equatoriale Française6. Ces clivages migratoires se matérialisent dans leur organisation politique et sociale : celle des Yansi est plus centralisée et donc plus rapprochée de la région du Lac Léopold II, semblant ainsi avoir connu l’autorité d’un grand chef, contrairement aux Mbun et Mbala7.

On pourrait dire que le peuplement du Kwilu se réalisa par deux mouvements nord-ouest et sud-ouest qui se croisèrent sur la rivière Kwilu fonctionnant comme un aspirateur. Comment comprendre ces allusions : « Ne meurs pas dans le Kwilu » et « BaYansi kudia nge ve » (Que les yanzi ne te mangent pas), conseils donnés par une mère Mbala à son fils se rendant aux études à Kikwit en 1933 ? Vu des terres Mbala, ce front de contact n’était que nuit de sauvagerie physique et humaine8. Du reste les Yansi avaient été les grands absents du rendez-vous de Kikwit des premières décennies :

1 Ord. N°21/60 du 25 février 1954 sur les districts de la Province de Léopoldville (B.A. 1954, pp. 420-427 et 439-445). 2 WEISS Herbert, Radicalisme rural et lutte pour l'indépendance au Congo-Zaïre. Le Parti Solidaire Africain (1959-1960), coll. Zaïre-Histoire et Société, L'Harmattan, Paris, 1994, p. 130. 3 MBWANKIEM Vincent, Intervention des originaires de Bandundu à la Conférence Nationale Souveraine, Kinshasa, 15 novembre 1992. 4 Voir MANDALA Louis, «Chronologie des événements « dans Etudes Congolaises, vol. VII, n°9, novembre 1964, p.80. 5 cfr Congo 1960, CRISP, p. 164. 6 Cfr VAN DE KERKEN, G., «Les populations du Congo Belge et du Ruanda-Urundi « dans Encyclopédie du Congo Belge, t.I, p.97 et SWARTENBROECKX, P., «Quand l’Ubangi vint au Kwango « dans Zaïre, juillet 1948, vol.II, n°7. Ce dernier notait dans un autre texte : «Bayanzi est tout simplement la prononciation bantoue sudique (à la manière des Kongo) du nom que cette peuplade se donne elle-même :Bayay, Bayey... « (SWARTENBROECKX, P., «Les institutions matrimoniales des Bayanzi du Congo « dans Bulletin de la Société Royale Belge d’Anhropologie et Préhistoire, LXXV, 1965, p.724). 7 Lire MERTENS, J., Les Badzing de la Kamtsha, coll. Mémoire in-8°, I.R.C.B., Section Sciences Morales et Politiques, t. IV, 1ère partie, Bruxelles, 1935, 381p.,et NDAYWEL è Nziem, Organisation sociale et histoire : les Ngwi et les Ding du Zaïre, Thèse de doctorat, 1972. 8 FUMUSANGI Alphonse, Notes autobiographiques, inédites, 1996 et MABAYA Nicolas, Récit de vie du frère Fumusangi, 1998, p.4.

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en 1928, seuls les Mbun, Mbala, Kwese, Songo, Pindi et Pende y fraternisaient1. Cette absence ne devint pas un déterminisme, mais le pays Yansi demeura longtemps une énigme pour les autres car le Blanc le disait lelensi2.

L’on pourrait conclure que la création en 1954, d’un district du Kwilu distinct de celui du Kwango, se plaçait au bout d’un parcours d’établissement d’une convivialité entre ces peuples, malgré les nombreuses contestations foncières de la fin de la colonisation3. Certains peuples étaient toutefois dérangés par cette réorganisation autour de Kikwit, notamment les Yansi de Banningville qui optèrent pour celle-ci comme pôle d’expansion urbaine et donc comme espace identitaire. A cet égard, les pétitions de mars 1962 (Projet Kwilu-Kasaï et Sud-Kwilu) débordant le cadre du district du Kwilu et tendant à inclure dans la province du Kwilu alors en jachère, certaines régions du Lac Léopold II du fait des affinités culturelles, la pétition de juin 1962 (Projet Kwilu-Kasaï) englobant certaines forces ethniques du Kwango désireuses de se soustraire de l'influence Yaka, ainsi que le Kwilu septentrional sollicité par l’ABAZI de Mbwankiem à la Conférence de Coquilathville en 19614, tout cela ressemblait fort à des combats d’arrière-garde destinés à placer Banningville au centre de la province, et donc à sa tête.

***

En 1962, au regard de la loi du 27 avril 1962 (accord d'au moins les 2/3 des élus, furent créées les provinces du Kwilu5, du Kwango et du Lac Léopold II au bout d'un parcours identitaire qui les fit accéder au statut de nation, c'est-à-dire de «communauté politique jouant comme une unité de référence pour les individus ». Elles devinrent des personnae fictae6 auxquelles les individus purent accéder par une représentation consciente ou inconsciente, par rapport auxquelles ces individus se reconnaissaient en fonction des normes de conduite, un territoire, un parler et d'autres symboles.

Ainsi, en janvier 1964, répondant aux doléances des préfectures, le gouvernement provincial dota le Kwilu d'une devise : Unio Labore Pacem Populi (Le bonheur dans l'union et le travail) et d'un drapeau composé de deux champs triangulaires séparés par la diagonale – celui supérieur étant jaune : bonheur et prospérité, celui inférieur étant vert : travail – et doté, au centre, d'une étoile jaune à cinq pointes, signe d'union7. Ces cinq pointes symbolisaient les cinq territoires qui furent justement immortalisés dans l'hymne du Kwilu enseigné systématiquement dans les écoles de la province :

«Notre Kwilu sera toujours uni Et gardera toujours son unité Gungu, Idiofa, Banningville, Masi-Manimba, Bulungu qui forment le Kwilu »8..

1 DE DECKER Jean, «Kikwit Moretus van de Werve « dans Revue Missionnaire, n°2, vol. II, février 1928, p. 63. 2 Ce cliché a été diffusé par CLEYMANS Louis, Nkanda utangila kikongo, 1ère année, vol. II, p. 3 Rapport sur l’administration du Congo Belge pendant l’année 1957, p. 77. 4 Le 20 mai 1961, la Conférence de Coquilathville vota la résolution n°2 relative à la partition de la République Fédérale du Congo en dix-neuf Etats, don’t le kwilu méridional et septentrional représentés respectivement par Kimvay et Mayamba Maurice (Cfr Etudes congolaises n°5, octobre-novembre 1961, p. 79). 5 Loi du 14 août 1962 portant création de la province du Kwilu (lire WILLAME Jean-Claude, «Les provinces du Congo « dans Cahiers Economiques et Sociaux, coll. Etudes Politiques, n°1, mai 1964, p. 56). 6 Le terme est de GUIOMAR, J.Y., La notion de l'histoire et la raison, 1990, p. 22. 7 Cfr BAMBI, E., Lettre à tous les Préfets, Kikwit, 24 février 1964. Il leur transmettait en annexe, les couleurs et la devise de la province. Notons aussi que les autorités du Kwilu, au terme de l'édit organique n°4/63 du 13 mai 1963 portant organisation des préfectures et de leurs subdivisions, divisèrent la province en préfectures placées sous l'autorité de préfets, avec un conseil préfectoral à compétence consultative, elles-mêmes divisées en arrondissements dirigés par des commissaires. Il leur fut dévolu le rôle jadis réservé respectivement aux districts et aux territoires. 8 La mélodie est celle d'une chanson à la gloire du Congo, composée en 1960 : «Notre Congo sera toujours uni et gardera toujours son unité : Kivu, Katanga, Kasaï, Léo, Equateur, Orientale qui forment le Congo «.

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Voilà donc lancé dans le monde officiel, le terme auquel Nicolaï venait de donner un document de base avec son livre-thèse, «Le Kwilu. Etude géographique d'une région congolaise». A son diapason naquit une presse : La Voix du Kwilu, hebdomadaire édité et imprimé par Valère Nzamba à Kinshasa du 23 mars au 28 septembre 1963, et Echo du Kwilu, de périodicité irrégulière, éditée à Kikwit à partir du 14 novembre 1962 par le ministère provincial de l'Information1.

En soi, au fur et à mesure du processus de colonisation, l'inscription par rapport au Kwilu et au Kwango avait pris de l'importance et donc la référence à des concepts d'anthropologie coloniale s'effaça en faveur d'une référence de type régional lié aux réalités socio-économiques instaurés par cette colonisation.

Dès lors les programmes des différents gouvernements furent, au-delà des rivalités ethniques et de la lutte des classes sociales, de réaliser l'intégration des provinces, c'est-à-dire la modernisation des structures territoriales, des mentalités, de l'économie et de l'administration. In fine, l'objectif de ce processus était de constituer une cohésion régionale et une unité politique suffisamment stables, et d'obtenir de meilleures conditions de développement.

On put donc voir les élus de la Kamtsha-Loange, appuyés par les chefs coutumiers et certains intellectuels de la région, rejeter la mise en contestation de leur présence dans le Kwilu, introduite par un des leurs en février 1963, en vue de leur attachement au Lac Léopold II; ils obtinrent le territoire de la Kamtsha-Loange. De même les Pelende furent découragés dans leur tentative de quitter le Kwango au profit du Kwilu. Plus tard les originaires obtinrent un territoire de pay-Kongila le 18 mai 1966, mais personne remit plus en question le Kwilu. Désormais, la lutte se porta sur le terrain de la représentativité territoriale au sein des institutions.

***

1 On peut lire à cet effet : WILLAME, J.C., «La presse dans les provinces du Congo « dans Etudes Congolaises, vol. VII, n°6, juin-juillet 1964, tableau entre les pages 98 et 99.

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IIème PARTIE : HISTORIQUE DES CONFLITS ETHNIQUES OU DE LA VIE ASSOCIATIVE À LA PRATIQUE DU POUVOIR 1950-1960

I. LE KWILU

La naissance dès le début de la décennie cinquante, de plusieurs organisations associatives semble ressortir d’un effort d’inculturer l’universalisme théorique, l’énergie étant orientée au niveau des intérêts concrets des hommes. Et pour se faire une idée de la frénésie associative qui s’empara des Congolais, il y a lieu de noter que rien qu’à Kinshasa, l’on dénombrait en 1956, 137 associations congolaises, dont 85 associations ethniques d’entraide, 18 associations d’anciens élèves, 17 associations sociales, 10 associations culturelles et 7 associations professionnelles. Il faudrait y ajouter les cercles d’Evolués, les syndicats et les mouvements familiaux chrétiens1.

Certes le mouvement associatif fut encouragé par les missionnaires et le pouvoir colonial afin de mieux contrôler les colonisés. Mais en revanche, ces regroupements, en créant chez l’associé un réel sentiment de vie à travers luttes, soucis, découvertes, etc., devenaient le gage de la vitalité de l’être et le frein à sa paralysie. Il apprenait à ne pas chercher le mieux dans la théorie, mais bien dans la cohue humaine, dans la quotidienneté si difforme mais si vraie. Dès lors s’opérait une véritable rupture consistant en un renversement de l’analyse sociale : l’on ne cherchait plus à introduire le vécu dans un idéal théorique construit à partir d’ailleurs, mais simplement à construire son idéal à partir du vécu tel qu’il est, avec son cortège de certitudes et d’incertitudes, et non tel que les missionnaires et le pouvoir colonial auraient voulu qu’il fût.

Cette rupture devait réconcilier l’idée que les gens se faisaient de la société qui, pour être utile, doit vivifier, donner la vie, la sauvegarder. Ainsi naquit une vie conjoncturelle qui, s’appuyant certes sur les principes, les adaptait aux situations concrètes, dans une logique où le radicalisme et le réalisme étaient les deux côtés de la même médaille. Il y avait désormais la société moderne comme idéal et les regroupements comme cheminement.

Il y a lieu de souligner ici que s'il exista bel et bien des associations non ethniques mettant à l'honneur la vie matérielle, intellectuelle et morale des membres2, le mouvement associatif concerna surtout des regroupements ethniques. Ils cristallisèrent le recentrage de la société sur elle-même et accula les Congolais – notamment les Evolués – à se débarrasser de la carapace de sécurité sociale universaliste transformée en pesanteurs par les conflits marquant ces années troubles. De fait, rares furent les animateurs qui émergèrent sur la scène politique à partir de ces associations non-ethniques.

Nous avons déjà noté, plus haut, que les 137 associations congolaises de Kinshasa, 85, soit 62% étaient ethniques d'entraide. C'est que celles-ci étaient devenues la stratégie privilégiée de survie dans un environnement de plus en plus hostile. Elles étaient aussi perçues comme des facteurs d'intégration dans le jeu socio-politique devenu ici si mouvementé au sortir de la colonisation.

Le Kwilu se trouva ainsi divisé entre plusieurs associations ethniques créées soit sur son sol même, soit à partir de Kinshasa. Nous citerons notamment :

1. L'Association des Ambun/ANSAMBUN, fusion de plusieurs associations préexistantes en 1957, avec pour objectif le regroupement de tous les Mbun dans l'association, la création d'un esprit de bonne entente, d'entraide et de solidarité entre les Mbun, la prise en charge de leurs besoins et de leurs intérêts3.

1 Cfr MUTAMBA, M., Du Congo... op. cit., p.227 et La Voix du Congolais, novembre 1956, p.825. 2 On peut citer, à Kikwit : la Coopérative des commerçants fondée en 1952 par 54 commerçants autochtones, l’Association de l’Union chrétienne des anciens élèves de Vanga autorisée le 7 novembre 1955 par la décision n°325 du Commissaire de District du Kwilu, les Amis de l’Arbre, sous-section locale créée en 1957 au bénéfice des fermiers, la Fédération des Enseignants de Kikwit, l’Association des jeunes mamans, le Mouvement Familial Chrétien, l’Association des Moniteurs et l’Association des Anciens Elèves des Pères Jésuites / A.S.A.P. 3 Cfr Statutsn art. 3, alinéas 1 et 2.

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2. Le Gifudji Giedu - théoriquement : notre pays – créé le 3 mars 1956, dédié à défendre les intérêts et le patrimoine culturel de la famille Mbala1, et soutenue par une Académie Mbala et des publications.

3. La Fédération des Bayanzi de Kikwit/FEDEBAK créée en 1958 avec pour but primordial d'aider les jeunes BaYansi susceptibles d'entamer des études supérieures2.

4. L'Association des Bapende/Apende soulignant, comme Mukayi a Ngwadi qui le précéda, la nécessité de la solidarité.

5. L'Union des Basuku et Batsamba de Meni-Kongo/UBAMEKO créée en 1958 pour le besoin d'netraide.

6. L'Association des originaires de Pay-Kongila et de Mudikalunga/ASOPAMU créée peu avant l'indépendance dans le but d'obtenir un territoire pour les Mbala (majorité) et Kwese se réclamant de la mission Kingandu, en calquant les limites administratives sur celles des missions3.

7. L'Union Masi créée peu avant 1960 sous forme de mutuelle et perçue comme le regroupement de la jeunesse Bangongo.

A quoi pouvait servir à ces ethnies la reconquête de leur équilibre traditionnel quelque peu perdu sous la pression de la colonisation, la formation de leurs élites, l'imposition de leur langue comme langue de culture au Kwilu, etc., sinon pour pouvoir peser et représenter une force au moment de la proclamation de l'indépendance ? Et une fois l'indépendance acquise, les leaders attisèrent les moindres rivalités des autres, flattèrent les individualités, jouèrent sur la vanité de certains et exaltèrent l'importance des autres, en vue de diviser pour mieux dominer.

Sans doute, de ces associations, seule l'UBAMEKO se positionna officiellement par rapport à la politique car ses statuts liaient toute insertion à une adhésion automatique au P.S.A. Et Christophe Mbau de noter : « C’est cette UBAMEKO que j’ai installée à Kikwit en fin 1959, qui m’a permis d’être connu et d’être élu conseiller provincial »4. Ainsi, quand, en 1960, Kamitatu s’opposa à la rétention du président provincial de l’Ubameko, monsieur Mbau, sur la liste électorale P.S.A. pour cause qu’il ne participait pas aux réunions du parti, il provoqua deux réactions. D’abord les membres de l’Ubameko n’en avaient jamais ressenti le besoin puisque être membre de l’Union représentait ipso facto une adhésion au P.S.A. Ensuite, devant la persistance de Kamitatu dans le refus, sa maison eut droit à un sit-in, avec à la clef la menace d’être brûlée si le nom de Mbau n’était pas repris sur la liste ; ce qui fut fait en 16ème position. Mais aux élections, Mbau se classa 5ème aux voix préférentielles. Il fut plus tard le Vice-président de l’Assemblée provinciale du Kwilu et vécut de façon privilégiée, les événements de l’indépendance.

Mais force est de constater que ce sont ces associations ethniques qui fournirent leurs cadres aux partis politiques naissant au Kwilu. Fonctionnant aussi comme cercles d'études des problèmes ayant trait à la région d'origine, des coutumes et des langues, elles furent des intermédiaires entre l'individu et l'autorité, entre la région et la villa, et finalement la première école politique à défaut de toute autre initiation.

1 1 MAYANDA, O.C. et LUMBUE, J.W., Panorama académique. Mise au point de l’orthographe mbala, 1966, p.4. Ces figures emblématiques de Gifudji Giedu ont créé à Kinshasa le 12 janvier 1991, une A.S.B.L. dénommée «Association pour la Protection et la Promotion de la Culture et des Langues Mbala / APPROCLAM « recentrée sur les aspects strictement culturels (cfr Statuts, 16 février 1991, pp.1-2, art.5). Dans son étude Recherches linguistiques du Congo Belge, Mémoire de l’I.R.C.B., 1948, Van Bulck distingue quatre dialectes mbala, à savoir le Centre (Yasa), le Nord-Est (Djuma), le Sud (Kikwit) et Leverville. Ce dernier n’apparaît plus dans son étude «Liste des langues et dialectes du Congo Belge « dans Bulletin des Séances de l’I.R.C.B., XXV-1954-1, pp.258-292. 2 KITAMBALA, T., «Création de la FEDEBAK « dans La Voix du Congolais n°151, octobre 1958, p. 632. 3 Cet effort aboutira à la création, le 18 novembre 1966 par l'Assemblée provinciale, du Territoire de Pay-Kongila. 4 MBAU, C., Interview, Kinshasa, 23 août 1997.

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Si à l'approche de l'indépendance, plusieurs voix du P.S.A. s'élevèrent lors du Congrès de mars 1960 pour souligner que les associations ethniques représentaient un obstacle sur la voie de la défense et de la sauvegarde des intérêts communs dans tous les domaines1, c'est sans doute à cause du sentiment que tout un chacun avait de s'exposer à n'être considéré que comme un vassal ou comme sympathisant d'une autre région et à s'interdire de jouer un rôle de premier rang, si l'on adhérait à la mouvance d'un non-ressortissant. Cette sonnette d'alarme avait donc le son de l'hallali et explique l'adoption du mode d'élection sur listes des partis.

En se prononçant en mars 1960 pour leur suppression ou en tous les cas pour leur marginalisation dans la vie politique du Kwilu indépendant, les congressistes du P.S.A. continuaient à vouloir créer théoriquement une société idéale débordant comme les associations sociales, dont l’A.S.A.P., le cadre d’un seul territoire et d’une seule ethnie. Mais en profondeur, ce discours cachait mal leur conscience de la force identitaire de ces associations et dévoilait la peur des leaders de se voir écartés d’une course politique si celle-ci devait avoir ces regroupements comme ligne de départ. Il fallait changer les données et accorder à tout le monde une égalité de chance.

De fait, la vie politique du Kwilu fut organisée essentiellement par une lutte d'influence entre individus en vue du leadership. Certes la conscience qu'ils avaient de ce que leur force résidait dans l'unité catalysa les conflits. Mais la nouveauté même de la prise et de l'exercice du pouvoir ne fit qu'exacerber les rivalités.

Après l'épisode éphémère de Kikwit en avant, cimenté plutôt par le rejet commun du colonisateur, lequel groupe permit l'essor très rapide du P.S.A, parti du Kwilu, le processus de politisation fut foncièrement antinomique. La note d'unité apportée par ce parti et qui se ressourça dans le boycott des élections de décembre 1960 autour de la question de savoir si les Belges pouvaient transplanter les structures politiques de la Belgique au Congo2, se brisa dans la conscience que les uns et les autres avaient de ce que le pouvoir appartiendrait à qui serait le maître de la base. La bipolarisation que cela entraîna entre les Kinois (Mulele, Gizenga) et les «Kikwitois» (Kamitatu) autour de la question des vrais fondateurs du P.S.A., dégénéra très vite en guerre entre les «Mbala » et les «Mbun/Pende ».

A ce conflit interne au P.S.A, il faut ajouter celui qui l'opposa toujours à l'ABAZI et que le Congrès multipartiste de janvier 1965 ne put résorber en cherchant à tout dissoudre dans un nouveau parti, l'UDECO. Le P.S.A était socialement Mbala et et l'UDECO fut perçu comme Yansi, comme le fut l'ABAZI.

Ceci revient à dire que toute l'histoire du Kwilu durant la deuxième République, ne représente qu'un ancrage de ce conflit fondamental qui permet de comprendre les rivalités à l'issue du Congrès de Kisantu (décembre 1959), de la Table Ronde (janvier 1960), du Congrès de Kikwit (mars 1960), de la neutralisation des chefs politiques (septembre 1960), l'affaire Gizenga (1963), le démembrement de la province de Léopoldville (1962), la rébellion muleliste (1963) et le Comité d'urgence (1964), le Congrès multipartiste de Kikwit (janvier 1965), etc..

En fait, les leaders «kwilois» vécurent dans la hantise de voir ces associations d'entraide emboîter le pas à leurs sœurs du voisinage : l'Union Kwangolaise pour la Liberté et l'Indépendance/LUKA des Yaka à Kenge, l'Alliance des Bayanzi/ABAZI à Banningville et l'Alliance des Bakongo pour l'unification et la conservation de la langue kikongo/ABAKO à Kinshasa s'étaient transformées en partis politiques. II. DE LA FÉDÉRATION KWANGOLAISE/FEDEKWALEO AUX KWANGO ET KWILU

C’est par rapport à un milieu étranger, Kinshasa en l’occurrence, que la formation moderniste kwiloise eut à s’exprimer et à marquer sa spécificité. Elle se matérialisa par la constitution le 19 juillet 1953, d’une Fédération Kwangolaise de Léopoldville / FEDEKWALEO dont le but était double. Sur

1 «Une majorité écrasante se prononce pour la suppression des associations ethniques « (MAPWANGA, P. et MUSONGO, V., Procès-verbal du Congrès – Journée du 14 mars 1960). 2 Cfr LUBUMA, V. et KINGOTOLO, D., Compte rendu du meeting du 27 septembre 1959 à Matet.

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le plan social, il s’agissait d’organiser des causeries éducatives. Sur le plan récréatif, il fallait sauvegarder les danses folkloriques du Kwango-Kwilu et y organiser des excursions1.

Sans doute, en rassemblant en une fédération les différents groupements des ressortissants du Kwango, la Fedekwaleo permettait malgré elle à l’Administration de contrôler une portion de la population par le biais des conseillers européens, des membres d’honneur et protecteurs. Mais surtout elle montre comment les ressortissants du Kwango suivaient de très près la politique coloniale en ce qui concernait le district du Kwango. De même, les Kwangolais restés au Kwango suivaient l’évolution de leurs ressortissants immigrés à Kinshasa2. Le Kwango était en fait l’hinterland sans lequel la fédération était sans vie et avec lequel elle vivait dialectiquement. Il constituait un appel permanent pour elle et celle-ci se ramenait finalement en une tentative de réunir sous une même bannière les élites Kwangolaises pour en faire le tremplin d’un combat.

Dans ce processus, la Fedekwaleo travaillait en étroitesse liaison avec les cercles des Evolués perçus comme des bastions pour celle-là3. Au-delà des visites des diverses installations scolaires et sociales, des contacts furent noués avec les autorités et élites locales, mais aussi avec la base tant à Kikwit que dans les centres moins importants comme Kinzambi et Leverville. Sans aucun doute, l’exécution de l’hymne Kwangolais « Le Kwango est un beau pays que nos ancêtres nous ont légué » à l’aéroport de Kikwit au moment du retour des excursionnistes, ne manque pas de marquer les mille personnes y rassemblées en 1954 et de les convaincre de ce que leur force résidait dans l’unité Kwangolaise.

L’incapacité à transformer la Fedekwaleo en un parti - comme le firent les Bakongo avec l’Abako - constitue un premier signe de faiblesse de cette formation universaliste. Déjà, en amont, il faut noter que la Fedekwaleo ne devint jamais une association, mais resta justement une fédération d'associations où le Pende restait dans le Mukayi a Ngwadi, le Mbala dans l’Union Masi, le Mbun dans l’Ansambun, le Ding dans l’Association solidaire Mudinga, le Yansi dans l’Union Fraternelle Bayanzi-Bamputu ou dans l’Association Bayanzi du territoire de Banningville-ABAZI, etc.

En aval, la scission en 1954 du district du Kwango en deux districts (Kwango et Kwilu) finit de lézarder l’édifice et eut raison de la formation. Le mariage entre le MuYaka du Kwango et le Kwilois ayant justement le terme « Yaka » en mépris, était de raison ; il se rompit. La gabégie de la gestion Midu, le difficile choix entre le plan Abako de la République du Kongo central accepté par les Kwilois et l’Interfédéral des Bangala accepté par les Kwangolais, en furent des jalons. Et l’éviction de Kulumba Joseph de la tête de la fédération par le trio Kama-Mulele-Mulundu acheva de séparer ces deux communautés4.

Dès lors Kikwit, chef-lieu du Kwilu, perdit le droit de parler au nom du Kwango-Kwilu. Il ne fonctionna plus que pour le Kwilu dont il était le siège des institutions, permettait de parler en termes généraux de tous ces peuples appelés à disparaître dans l’unité. Il fonctionna comme un écran faisant écran à la réalité au ras du sol, son ambiance locale particulière faisant de lui un excellent laboratoire pour la fusion des cultures particulières.

A la faveur du démembrement de la province de Léopoldville, devant l’opposition de jour en jour grandissante contre sa politique, Kamitatu avait à l’époque conçu l’ingénieuse idée de se saisir de l’occasion pour constituer une province d’où seraient exclus les Mbun et les Pende qu’il considérait comme un obstacle à son propre développement. L’enjeu était de créer une province qui grouperait les

1 La Voix du Congolais, n°94, janvier 1954, pp.59-60. 2 Le 26 mars 1956, Mr. HAENTJENS, Commissaire de District du Kwango et Mr. Antoine Idzumbwir, chef du

secteur d’Imbongo et représentant des autochtones de la population congolaise du Kwango au sein du Conseil de Province de Léopoldville, furent reçus au Congo Bar par la Fedekwaleo (La Voix du Congolais, n°98, mai 1954, p.399). En mi-1954, Mr. Midu Gaston, président de la fédération, effectuait un voyage d’information dans les divers centres commerciaux et industriels, secteurs et missions.

3 Voir MIDU, G., «Un voyage d’information « dans La Voix du Congolais, n°102, septembre 1954 et COLIN, M., «A la Fédération Kwangolaise «, Ibidem, p.710.

4 Pour plus de détails sur ces faits, lire MOKOLO, D., Le Parti... op. cit., pp.88-93.

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régions Mbala du Kwango et du Kwilu. Il fut arrêté par la détermination de la Luka à voir le Kwango dans ses limites du 30 juin 1960 constituer une province et par l’opposition farouche de la quasi-totalité des élus tant provinciaux que nationaux du Kwilu.

Trois ans plus tard, le P.S.A. (= Kamitatu) s'aligna sur une réorganisation administrative aboutissant à la réintégration du Kwilu dans l'ancien district du Kwango. Le débat devint caduc après l'ordonnance présidentielle n°106 du 6 avril 1966 créant la province de Bandundu. Les transactions pour la mise en place des nouvelles institutions se firent dans un climat d'entente interrégionale, mais c'est le Kwilu par le gouverneur Takizala interposé (le Kwilu avait le plus grand nombre de conseillers provinciaux) qui réalisa la fusion des trois administrations régionales séparées et la répartition des postes gouvernementaux1.

La neutralisation rapide des vice-gouverneurs issus du Kwango (Masikita) et du Lac Léopold II (Monguya) devint un casus belli dans la mesure où l'UDECO se comportait comme «parti au pouvoir » cherchant à contrôler les forces politiques du Kwango et du Lac Léopold II. Elle résolut, pour le Kwango, de considérer l'ATCAR de monsieur Thoka comme alliée, d'associer le P.D.C.-CONACO de messieurs Kulumba et Kimvay aux actes de gouvernement, et de diviser, pour régner, la LUKA de messieurs Delvaux et Kavunzu2. Et à la faveur d'une crise née à l'occasion de la répartition des dix-huit portefeuilles ministériels, Takizala plaça le 14 mai 1966, ses deux adjoints et huit ministres en résidence surveillée.

III. LA PROVINCE DE LÉOPOLDVILLE : LES BAKONGO FRUSTRÉS

Sans doute il est vrai que les Bakongo de l'ABAKO purent compter avec les Kwilois quand ils proposèrent un plan de la République du Kongo central. En mars 1960, il y avait même une section ABAKO à Kikwit.

La reconnaissance par Kamitatu du plan de l’ABAKO en faveur d’une République du Kongo Central n’avait pour but que de s’aménager une plate-forme alliée, quitte à faire endosser le refus du plan au Comité Central du parti. En effet, il n’entrait dans les vues d’aucun leader du P.S.A. de se mettre sous la houlette de l’ABAKO3.

Il est indéniable que les leaders du P.S.A. avaient une unité de vue avec l’ABAKO sur la conception de l’indépendance. Cependant ils étaient divisés sur le problème du fédéralisme4. En effet, si dans le plan qu’ils présentèrent au Ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi, Gizenga et Mulele parlèrent d’un Etat fédéral unitaire du Congo5, c’était par opportunisme politique. Car ce Plan Fédéral du Congo par le Parti Solidaire Africain (P.S.A.) avait pour enjeu de sauvegarder l’unité déjà à travers les six provinces existantes, faisant ainsi barrage à l’ABAKO dont la tendance était

1 Lire à ce sujet : Notre politique relative à la mise en place des institutions de la Province de Bandundu, 1966, p.3. Voir aussi : MBWENY, MUYANSI, KIMBANZI et NZAZI, Lettre à Monsieur Shifele Longin, Président National de l'UDECO, Kikwit, 29 avril 1966, sur la répartition des postes. Ces quatre signataires étaient des élus de la CONACO du Kango-Kwilu. 2 Note relative à la mise en place des institutions de la province de Bandundu, 1966, 3p. 3 Voir KAMITATU, C., Lettre à Kasavubu, Kikwit, 10 juin 1959. Dans sa lettre du 2 juillet 1959 à Kuyitila

Wenceslas, il enjoignit le Comité Central à prendre contact avec Kasavubu. Voir aussi KAMITATU, C. et KINKIE, R., Lettre à Diomi Gaston, Kikwit, 15 juillet 1959.

4 KATSHUNGA, M., Lettre à Kamitatu, Kinshasa, 17 juin 1959 : «Pour question du Kongo Central, Léo nous reproche notre crédulité exagérée à tous articles de journal «. Et dans une autre lettre à Kamitatu datée du 23 juillet 1959, il renchérissait : «La question du fameux plan de Kasavubu reste très délicate et demande une étude très approfondie à la capitale. On ne sait pas dire exactement si ce plan restera un simple plan sans réalisation «.

5 GIZENGA, A. et MULELE, P., Lettre au Ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi, Kinshasa, 28 août 1959. Voir aussi LUBUMA, V., Discours, 17 septembre 1959 : l’indépendance doit se réaliser dans l’unité fédérale ; ou plus tard MULELE, P., à Kikwit : le fédéralisme est le meilleur moyen tout indiqué pour parvenir à l’indépendance.

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d’émietter le Congo au nom du fédéralisme1. Or cette tendance était partagée par Kamitatu et fondait l’accord avec le plan Kasavubu2; il acceptait le fédéralisme et sa pierre angulaire, à savoir des regroupements restreints. Cette option qu’il concrétisa en 1962 avec les « provincettes » le plaçait en contradiction avec le Comité Central du P.S.A. qui n’eut comme voie de sortie honorable que de laisser chaque individu libre d’accepter ou de refuser le fédéralisme sans que cela engage le parti3.

Hélas, l'année 1960 se termina au Kwilu par des événements sanglants qui, en novembre et décembre, coûta la vie à douze civils et à un militaire à Kikwit. Surtout ils furent exploités pour faire la chasse aux Bakongo que Ribaucourt attribua au passage de Mulele en route pour Stanleyville, aux fins de se venger de Kasavubu. Cette chasse aurait coûté la vie à dix-sept Bakongo et obligea tous les autres à refluer du Kwango-Kwilu vers leur région d'origine4.

Cette hargne haineuse contre les Bakongo avec qui ils partageaient le kikongo, peut étonner quand on sait que trente ans après, les Kwilois refusèrent l'ordre de leurs leaders d'expulser les Baluba déjà en train d'être chassés du Katanga, au motif qu'ils avaient constitué pendant toute la deuxième République, la nomenklatura locale. Mais furent-ils perçus comme ennemis par la population ? Certes pas.

Dans le cas Bakongo, il faut dire que cette haine s'alimenta chez les Kwilois, à un sentiment de domination culturelle né du fait du grand nombre des Bakongo dans les cadres administratifs, sanitaires et économiques. L'Administrateur de territoire Roelandt rapporte en 1945 que la plupart des vrais Evolués de Kikwit étaient alors des étrangers Bakongo et autres, méprisant assez bien la population locale5.

On peut lire dans un rapport de 1912 : « Malheureusement, les Portugais peu connus dans la région, n’ont pas encore la confiance des indigènes et doivent s’adresser comme acheteurs à des clercs de Loangos, des Musserongue et des Bakongo des environs de Madimba ! Ces gens n’ont pris à la civilisation du blanc que ses mauvais côtés et sont trop fiers pour ne pas traiter l’indigène en maître. Aussi ont-ils une très mauvaise influence sur les indigènes et leurs crimes et enfreintes aux lois ne sont pas rares. De plus, ils sont excessivement coûteux : outre qu’ils touchent un salaire élevé, ils sont voleurs. Ainsi, j’ai vu un acheteur s’amener au marché de Mukulu en tippoy, suivi de sa femme également en tippoy »6.

De façon durable, l'action des Bakongo se crispa dans la déformation par les agents recenseurs Bakongo, des noms mbun par exemple, à cause par exemple de la tendance à remplacer l’initiale habituelle O ou A par Mu, Mo ou Ma, et finale « syllabe élidée » par une voyelle ! On peut noter la transformation de Onkok en Munkoko, Oyam en Muyama, Ontgansang en Mungansanga, Apint en Mapinda, Olish en Mudisi, Otshok en Mutshoko, Anem en Manema, Atal en Matala, Ondiem en Munzieme, Olel en Mulele7. Un Ngaal qui aurait dû s’entendre appeler chef, devint l’être ordinaire Gallet ! Cela ne manqua sans doute pas de froisser, et tout un chacun s'empressa de reprendre la bonne graphie, d'autant plus qu'on y était poussé par la politique de l'authenticité.

1 P.S.A., Plan Fédéral du Congo. Plus tard, Mulele et le C.N.L. esquissèrent le projet d’un parti unique. 2 KAMITATU, C., Lettre à Katshunga, Kikwit, 15 juillet 1959. 3 Entrevue entre Kama Sylvain et le P.S.A.-Kikwit, Kikwit, 22 juillet 1959. 4 Cfr Congo 1960, t. II, p. 938 et RIBAUCOURT, J.M., Un évêque de transition, pp. 197-198. 5 ROELANDT, Fr. J., Rapport A.I.M.O. 1945, p.11. Et Palambwa de citer le cas du Docteur Mbete, le très hautain jeune assistant médical mukongo fraîchement sorti de Kisantu et en poste à Idiofa en 1959-1960 : il se considérait comme un blanc. Les Bakongo et les Coastmen (pour la plupart des Togolais et des Gambiens, rarement des Ghanéens) étaient payés comme des Européens; aucun fils du Kwilu ne pouvait donc les égaler (PALAMBWA, D., Témoignage, 29 novembre 2001). 6 LIBBRECHT, Rapport d'inspection de M. l'Inspecteur de l'Industrie et du Commerce Libbrecht sur les postes de la Compagnie du Kasaï dans le bassin du Haut-Kwilu, 1912, pp .81-82. 7 Cité par RIBAUCOURT, J.M., Un évêque... op. cit., p.198. Il est correct de noter qu’à l’inverse, les mots d’origine externe furent mbunaïsés ou tout au moins adoptés : Mutombo, etc..

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Notons ici qu'en 1962, Mungul'Diaka proposa la création d'une province du Kwango-Kwilu pour faire obstacle aux efforts du Kongo Central d'englober la région du Kwango. Cela ne manqua pas non plus de froisser au Kongo Central.

Telle est la toile de fond qui prévalut pendant toute la vie indépendante de la province de Léopoldville, puisque c'est seulement en 1963 que cet épisode sanglant eut son épilogue. En effet, le 18 juin arriva à Kikwit monsieur Ntshiama, ministre de l'Intérieur de la province du Kongo central. Il y vint pour «résoudre le problème des biens abandonnés par les Bakongo depuis 1960 »1.

Il ne me semble pas exagéré d'affirmer que la déroute des Bakongo au Kwilu fut aussi celle de l'échec du projet de création d'une bourgeoisie. La base adoptée était fausse car fondée sur l'immigration et sur la fonction administrative. Il ne se développa pas un entrepreneuriat.

Dès lors comment comprendre les tentatives mille fois répétées et autant de fois échouées, de certains leaders Bakongo (Mbenza Tubi) et kwilois (Kamitatu), de ressusciter la défunte province de Léopoldville2 ? Sans doute au nom de leurs bons liens noués lors du Congrès de Kisantu en 1959.

La question pour nous est de savoir si les Bakongo sont près d'oublier ce qu'ils appellent la trahison des Kwilois en 1960. En effet, la haute hiérarchie du P.S.A. établie à Kinshasa avait pris des accords avec l'ABAKO pour lui laisser la présidence du gouvernement provincial et se contenter de celle de l'Assemblée provinciale. Arguant sur le fait qu'il revenait de plein droit au P.S.A. en tant que groupe majoritaire, de diriger la province, Kamitatu, à l'insu de Gizenga le président du parti, se décida à briguer la présidence du gouvernement provincial et à ne pas accorder à l'ABAKO même la présidence de l’assemblée. Il y réussit grâce aux voix des élus du Lac Léopold II – tels Komoriko Maurice et Mabwisa Basile - sous la promesse des postes ministériels, tout en consacrant du coup la scission du P.S.A. en deux groupes antagonistes3. Et quand la tendance P.S.A. pro-Gizenga déposa le 16 décembre 1960 à l'Assemblée provinciale, une motion de censure contre Kamitatu, elle ne pouvait que recevoir le soutien des élus ABAKO qui, alors, engageaient une action en faveur de Diomi.

Le démembrement même de la province de Léopoldville par Kamitatu, fut un casus belli de plus entre les Bakongo et leurs frères du Kwango-Kwilu. Certes c'est déjà le 24 août 1961 que le Sénat fit son vote de principe, de modification de la loi fondamentale qui devait permettre la création de nouvelles provinces, ce que souhaitaient les Bakongo. Si ce démembrement fut attribué à Kamitatu, c'est surtout parce que c'est lui qui eut, officiellement puisque ministre de l'Intérieur de février 1962 à avril 1963, à défendre, puis à appliquer la loi du 11 juillet 1962 créant ce qu'on a appelé les provincettes. Mais, officieusement, et c'est ce que retinrent les Bakongo, Kamitatu appuyait ce découpage en vingt et une provinces puisque rencontrant son principe selon lequel les Bakongo devaient rester au Bas-Congo, les Kwangolais au Kwango, les Kwilois au Kwilu, et de même pour les ressortissants du Lac Léopold II.

1 Voir MANDALA, L., «Chronologie des événements « dans Etudes Congolaises, vol. V, n°8, octobre 1963, p.53. 2 Notons, parmi les actions des Kwilois originaires de l'ancienne province de Léopoldville, la marche de soutien au chef de l'Etat et aux Forces Armées Congolaises qu'ils organisèrent le 22 août 1998, de l'avenue du 24 novembre jusqu'à l'immeuble Le Royal sur le boulevard du 30 juin (Cfr Rapport sur la résistance de la population kinoise aux rebelles rwando-ougandais, Kinshasa, 29 août 1998, p.6). Arch. Privées. 3 MILONGA, I., Interview, Kinshasa, 2 février 1995. Inspecteur de l'enseignement, Milonga fut un des bras droits de Kamitatu à Kikwit, notamment dans le cadre de l'Intelligentia, groupe secret mis en place en 1964, au lendemain du début de la rébellion muleliste. Il était composé rien que des originaires du territoire de Masi-Manimba.

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IIIème PARTIE : LES NÉGOCIATIONS IDENTITAIRES RÉGIONALES AUJOURD’HUI I. BUNDU DIA KONGO : RELAIS D'INTÉGRATION DES ÉTRANGERS ET PORTE D'EXCLUSION DES NON ORIGINAIRES

Il sied de noter, de prime abord, que quand fut lancé en 1950 l'ABAKO, les promoteurs du mouvement englobèrent dans l'influence kongo, des peuples vivant tant au Congo Belge qu'au Congo français et en Angola : Bantandu, Bandibu, Bambata, Bazombo, Besi-Ngombe, Basolongo, Besi-Kionzo, Banindi, Balari, Manianga, les San Salvador, les Cabindais, les Loangonais, les Mayombiens, les habitants du Kwango et d'Ipamu (Kasaï), les Bakongo d'Angola et de l'Afrique Equatoriale Française. Mais quand ils parlaient des Yaka, c'était en les montrant du doigt lié à la décadence1.

1. L'espace kongo ou le Bas-Congo aux Kongolais:

En deçà de leur diversité, il faut souligner l'unité des Bakongo qui se disent être tous des fils de Ne-Kongo, fils d'un même père et d'une même mère. Le Gouvernement du Kongo Central en fera une fiction au service de la cohésion provinciale, lui qui fixa des punitions à tous ceux qui se permettraient de traiter leurs frères d'autres tribus comme inférieurs ou étrangers, et qui invita les Mukongo à éviter les «termes de division » tels que Bantandu, Bayombe, Bandibu, Manianga, Bahumbu, etc.

Ce terme Kongo est d'autant plus revendiqué qu'il renvoi à un passé glorieux et que donc l'utiliser, c'est se proclamer « purs » et rappeler sa qualité d'«Esi-Kongo ». Le mot fut et demeure chargé de prestige ou de gloire pour les populations connues sous ce vocable kongo, c'est-à-dire un nombre assez important de groupes ethniques et territoriaux unis par les liens de la langue et de la culture.

Certes l'unité politique ne fut jamais totalement assurée et le royaume Kongo ne put survivre aux attaques extérieures et aux révoltes autonomistes intérieures. Cependant le mythe de l'ancienne unité symbolisée par le «Ntotila de San Salvador reste intact au sein de la plupart des groupes Kongo »2. Et ces peuples ainsi unis, sont surtout établis au Bas-Congo, entre la cote atlantique et le Stanley Pool, mais débordent largement à la fois sur la partie occidentale du Congo Brazza et sur une vaste région du nord-ouest de l'Angola. La plupart reconnaissent l'autorité du «Ntotila » (roi) de Mbansa-Kongo, berceau mythique des clans traditionnels.

La plupart des Angolais de Kinshasa sont des Kongo. Et on les a souvent entendu dire aux nationaux Bangala, les menaçant : «C'est plutôt nous qui pouvons vous chasser de Kinshasa car c'est botre terre »3. Et Mbunda de conclure : «Tout ça, c'est dans le cadre du Bundu dia Kongo ».

a. La «révolution « kongo

Quand en fin septembre 1998 le Gouverneur de la ville de Kinshasa autorisait le Peuple Ne-Kongo à organiser le 29 septembre4, une marche de soutien au président de la République, il minimisait sans doute la force et la réalité du mouvement existant pour recréer cet espace royal. Si, au moment où en 1998 le régime de Laurent-Désiré Kabila fut confronté à la révolution kongo, tout le monde cria à la dérision, c'était par ignorance. Car il s'agissait d'un feu qui couvait depuis longtemps et que le quotidien Kongo dieto («Notre Congo ») distribué jusque il y a peu de façon discrète dans des cercles fermés comme celui des professeurs Kongo des universités, a fini par sortir de l'ombre.

En effet, la ville de Kinshasa vécut en 1998, un épisode sanglant de son histoire. Une armée de patriotes Bakongo prit les armes et les Forces Armées Congolaises durent intervenir avec force, notamment dans la commune de Makala.

1 MUTAMBA Makombo, Du Congo Belge… op. cit., p. 215. 2 Voir Collection André RIJCKMANS, Exposition juin-septembre 1961, MRAC, Tervuren, 1961, pp. 10-11. 3 MBUNDA, Interview, Kinshasa, 03 août 2005. Il est sujet angolais. 4 MBEMBA, F., Lettre au Président du comité d'organisation, c% Peuple Ne-Kongo, rue Ngoma n°17, Kinshasa-Barumbu, septembre 1998. Il répondait à celle lui adressée le 7 septembre précédent. Arch. Privées.

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Cet épisode représente une radicalisation de la soif d'indépendance des Bakongo, qui fut refoulée dans leur subconscient sous la pression de l'action énergique du pouvoir central de la deuxième République. Elle n'en reste donc pas moins puissante puisque désormais insidieuse. C'est à son égard que l'on peut comprendre la volonté des Bakongo de voir inscrite dans la Constitution de la IIIème République, le droit du Kongo Central à l'autodétermination. Car elle ne peut qu'inciter à la séparation, puisque autorisée1.

b. Kongo dieto

Il s'agit de la feuille de liaison publiée par le Département de l'Information de Bundu dia Kongo, cette organisation conçue comme le véhicule de la sagesse kongo et un mouvement nationaliste kongo2. Voulant se présenter à lui-même comme légaliste, le Bundu dia Kongo affiche comme volonté l'actualisation de la loi sacrée du Royaume de Kongo dia Ntotila qui affirmait que la Terre appartient aux Vivants et aux Morts. Dès lors, il s'agit pour lui d'assumer officiellement, en même temps le caractère temporel représenté par le Gouverneur, ce Mani Kongo des temps nouveaux, et le caractère religieux représenté par un Chef spirituel, le Nlongi'a Kongo des temps nouveaux, Grand Maître des Mâ Kôko ou de la sagesse köngo, la plus haute autorité morale3. Il représente l'âme du peuple kongo, tandis que le Gouverneur en représente le corps.

Les brèves nouvelles véhiculées par cette feuille de liaison entendent fonder un combat sur trois axes, à savoir :

1. La dimension culturelle renvoyant à la mémoire unifiante. La province du Congo Central est définie comme Kongo Central (Kongo dia kati) et donc fondant la province dans un espace kongo plus grand incluant le Kongo dia Luangu (au Congo), le Kongo dia Kuimba (en RDC), le Kongo dia Mbamba et le Kongo dia Bangu (en Angola). Il s'agit d'affirmer qu'aucun développement n'est possible si l'on ignore ce passé que le présent est sensé assumer s'il veut réussir son futur.

2. La dimension spatiale renvoyant à l'histoire vraie. Elle consiste à affirmer que le Kongo Central établi comme province par la «Constitution de Luluabourg» en 1964, devait désormais inclure tous les espaces congolais jadis dépendants du roi de Kongo, y compris la ville de Kinshasa et le plateau des Bateke (le Kua et le Tua). A cet égard, la province est à redessiner en quatre districts : Mpumbu (Kinshasa), Lukaya, Zintadi et Banda Nzadi.

3. La dimension juridique renvoyant à un futur autonomiste. Elle consiste à affirmer haut et fort une prédilection pour la forme fédérale de l'Etat, à travers un cri de cœur : «L'unité dans la diversité et l'autonomie de la diversité » débouchant sur le Droit à l'autodétermination autorisant les Bakongo à choisir ou non, in fine, le rattachement de leur province dans la R.D.C.4 Tout cela est sous-tendue, en filigrane, par une volonté de voir instaurée une gestion des ORIGINAIRES (territoriale, police, entreprises, magistrature, etc.).

1 Appelées provinces ou états, ces entités territoriales (parmi lesquelles le Kongo Central en lieu et place du Bas-Congo) proposées par la Conférence Nationale Souveraine devaient être fédérées, avec une autonomie administrative et une loi fondamentale. Lire notamment : LIHAU, E.M. e.a., «Options fondamentales d'une rédaction constituionnelle « (Kinshasa, 11 septembre 1992), dans NDAYWEL è.N. (éd.), La constitution de la IIIème République du Congo-Zaïre, adoptée à la Conférence Nationale Souveraine, 2 vol., L'Harmattan, Paris, 2002, 765p. 2 Le Bundu dia Kongo a été reconnu le 11 juin 1988 par un arrêté du Ministre de la Justice et agréé le 14 juillet 1995 par un arrêté du Ministre des Affaires Sociales. 3 NE MUANDA NSEMI, «L'autonomie provinciale et l'autorité traditionnelle « dans Kongo dieto n°287, 8 septembre 2003, p.2. 4 La journée du 22 juillet 2002 fut proclamée en son temps, «Journée de l'Autonimie du Kongo Central «, ce qui déboucha sur une répression du Gouvernement congolais (Lire à ce sujet : NE MUANDE NSEMI, «La province autonome du Kongo Central « dans Kongo dieto n°282, 17 août 2003, p.1). Il est important de noter ici que le mot «autonomie « a été traduit dans l'édition en kikongo par le mot «kimpwanza «, c'est-à-dire indépendance dont les Bakongo réclament la paternité et dont ils se démarquent à cause de turpitude des autres peuples du Congo ayant confiqué le leadership. Ils entendent donc démontrer ce qu'elle doit être dans le cadre du Bundu dia Kongo.

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On peut y lire notamment : «2. L'armée doit être nationale; tandis que la Police doit être provinciale, autonome, parlant la Langue du terroir, et vivant comme un poisson dans l'eau (la population autochtone) avec les autochtones de la Province, dont le policier a la même Culture, la même Mentalité, la même Coutume ancestrale.

3. Envoyer des policiers à mentalité génocidaire, dans une province de mentalité noble, est une catastrophe pour la province, un désordre moral pour les Autochtones de la province. De 1965 jusqu'à ce jour, l'Unitarisme Centralisateur et dictatorial a échoué. La Territoriale des Non Originaires a véhiculé des anti valeurs bannies par la Loi Sacrée du Seigneur Akongo. L'heure est donc venue de tirer les leçons de ce passé négatif, et de rectifier le tir.

4. A l'image de l'Assemblée Nationale pour contrôler le gouvernement central, on doit aussi avoir une Assemblée Provinciale, pour contrôler le Gouvernement Provincial. Car chaque province de la RDC est plus grande que la Belgique, qui a un parlement. La Province Autonome du Kongo Central est plus grande que la Belgique, la Suisse, ou le Portugal. Bundu dia kongo prône l'Autonomie provinciale, modèle Américain, pour le Kongo central.

5. Chaque Province Autonome doit avoir des Cours et Tribunaux provinciaux, dirigés par des Autochtones de la Province, conformément aux textes de la Loi, et aux valeurs positives du Droit Coutumier des autochtones de la province »1.

Le projet Bundu dia Kongo qui va jusqu'à chasser la capitale de l'Etat congolais de Kinshasa au profit de la province du Kasaï (Kananga, Lodja), propose que l'on redessine l'exercice du pouvoir en R.D.C. dans le cadre d'une autonomie érigée en porte d'exclusion des non originaires2. Elle propose aussi une inféodation du pouvoir politique vis-à-vis du pouvoir spirituel actualise l'affirmation de l'existence d'un Kongo'cluster que Merriam a, en 1959, fondé en sept points principaux, à savoir :

1. L'origine historique commune des ethnies, sur la foi de la mythologie et des archives portugaises;

2. Une histoire commune à partir de la création du royaume;

3. Des légendes communes;

4. Le manque d'invasion extérieure, sauf celle des Yaka;

5. La solidité du pouvoir politique; une culture commune; une différenciation facile avec les voisins3.

Ces voisins, ce sont les ethnies du Bas-Kasaï et de l'entre Kwango-Kwilu. De fait, encore au 19ème siècle, les populations de Mpangu et du Nsundi, à propos de la plaine du Staney Pool, disaient se rendre vers le Mpumbu quand elles allaient au nord du Pool, région dépendant du royaume de Makoko et habitée par les Teke, et se rendre chez les Bakongo quand elles allaient vers le sud du Pool qui faisait partie du domaine des souverains de Kongo4, habité par les Bahumbu qui seraient au départ des avant-gardes kongo changés au contact des Bateke. Ces voisins, ce sont aussi les ethnies du Kwango-Kasaï.

Tous ces peuples ont composé à un moment donné, la province de Léopoldville désormais convoquée pour les combats politiques. Le Rectorat de l'Université de Kinshasa offre régulièrement aux Bakongo et Kwango-Kwilois l'occasion de s'unir aux fins de garder la main haute sur cette institution et barrer la route aux ambitieux Baluba. En 1998, quand les élections réclamées donnèrent le rectorat à un luba, le Dr Kalengay, des voix de l'ouest s'élevèrent pour crier à l'imposture; un

1 NE MUANDA NSEMI, «La province autonome du Kongo central « dans Kongo dieto n°282, pp. 2-3. 2 NE MUANDA NSEMI, «La violation de la Constitution « dans Kongo dieto n°285, 2 septembre 2003, p.2. 3 MERRIAM, A.P., «The concept of culture clusters applied to the Belgian Congo « dans Southwestern Journal of Antrhopology, XV? N°4, 1959, p. 384. Un cluster… 4 MAQUET, M., «Les populations des environs de Léopoldville « dabs Congo, II, n°3, 1937, p.242.

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Kwangolais, Tsakala, fut nommé. Plus près de nous, en 2005, quand le P.P.R.D. créa son Directoire National, l'Ouest protesta officiellement et obtint que quelques personnalités du Bandundu et du Bas-Congo y fussent intégrées1.

Quoi qu'il en soit, la province de Léopoldville n'existe pas pour les Bakongo, sinon juste pour exprimer une soif de grandeur. Ainsi parmi les nouveaux regroupements politiques sensés tenir compte des espaces politico-religieux anciens, dans le but de réconcilier la tradition et la modernité, il n'y a rien qui lui ressemble. Il s'agit de :

1. L'espace ubanguien : province autonome de la Tshuapa, avec les Anamongo.

2. L'espace havila : province autonome des Grands Lacs avec les Bami.

3. L'espace kasaïen: province autonome du Kasaï [Grand Kasaï] avec le roi Kuba.

4. L'espace katangais : province autonome de Kalunda, avec le Mwant Yaav.

5. L'espace kongo : province autonome de Kuangu, avec Kasongo-Lunda ou Meni Kongo.

6. L'espace kongo : province autonome du Kongo Central2.

Cette proposition marque la volonté des Kongo, de voir leur province – et, par transposition, celle des autres - fonctionner comme relais d'intégration pour tous les peuples, tous pays confondus, concernés par leur identité culturelle.

2. Une intégration heureuse des immigrants (Angolais)

a) Un fond d'unité culturelle

Alors que les Grands Lacs sont ensanglantés, les peuples de l'Ouest centre-africain sont «amis ». Pourquoi ? Et cela, nonobstant les guerres des ondes qui ont marqué ces décennies, notamment en 1973 à l'époque du Grand tam-tam d'Afrique et de la fameuse troisième place de la R.D.C., ou encore lors de la guerre d'Angola en 1975. Il est du reste indicatif de noter la quasi-absence de guerre entre ces pays. Les rivalités ouvertes dans cette partie de l'Afrique l'ont été intérieures, ethniques (Kongo du sud contre Mboshi du nord du Congo Brazza, autochtones ovimbundu contre immigrants… en Angola)3 et non frontaliers.

En introduisant son livre sur le Zaïre4, Obenga, parlant des peuples de la RDC et du Congo, écrivit: «peuple voisin et frère ». Et cela, tout simplement parce que parce que c'est ainsi que le commun des mortels – pour lequel il a écrit ce livre – le perçoit, le sait à partir des pays voisins, notamment de Brazzaville et de l'Angola.

Ce livre était fondé sur un axiome, à savoir qu'en Afrique centrale, l'unité culturelle foncière de tout le peuple congolais rejoint, dans le contexte international moderne, la solidarité africaine et

1 MAKWANZA, B., Interview, Kinshasa, 26 juillet 2005. Cet honorable est désormais membre de ce Directoire National du P.P.R.D., au nom de la province de Bandundu et donc de l'ancien espace Léopoldville. 2 NE MUANDA NSEMI, La province… art. cit., p.4. 3 On peut lire l'interview accordée à Savimbi : Demain l'UNITA… des grandes puissances. Il souligne le fait que cette guerre était le choc entre deux cultures. D'une part la culture africaine incarnée par l'UNITA et se réclamant d'un nationalisme africain authentique. D'autre part la culture luso-créole incarnée par le M.P.L.A., soutenue par l'ensemble du monde ibéro-latino-américain et les grandes puissances soucieux d'imposer en Angola une culture lusitanienne irréversible. La guerre se doubla donc d'une épuration ethnique (tiré de : http://www.afard-unita.asso.fr/html/lelivre/puissance.htm, 04 avril 2002). Voir aussi OBENGA Théophile, L'histoire sanglante du Congo-Brazzaville (1959-1997). Diagnostic d'une mentalité politique africaine, Présence Africaine, Paris, 1998. 4 OBENGA, Th., Le Zaïre. Civilisations traditionnelles et culture moderne, Présence Africaine, 1977, p.7.

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renvoi donc au point de vue linguistique, au référentiel commun à toutes les langues négro-africaines, qui est le proto-bantu1.

Ce qui est intéressant à noter, c'est que la réalité humaine vivante qui a fait hier et fera demain l'histoire du Congo, participe pleinement de l'Afrique Centrale, d'autant plus que contrairement à la partie orientale du pays, la frontière passe à travers et non entre les peuples, sur 2.135km (Angola), 160km (Cabinda) et …… (Congo)

La question qui se pose ici est celle de savoir comment (à quoi voit-on que) les immigrants s'intègrent-ils dans le Congo occidental2.

L'on pourrait y répondre en mettant cette intégration en relation avec divers champs référentiels, tels que :

1. Le linguistique : Les immigrants de l'Ouest congolais se sont obligés – ce qui est en fait un truisme – à apprendre et à parler langue lingala ou kikongo qui sont parlés tant au Congo qu'en R.D.C et en Angola. D'une part ils honorent ainsi la situation sociolinguistique de cette partie du pays foncièrement «kongophone» ou «lingalophone», s'évitant ainsi de froisser les susceptibilités des natifs. Ceci permet qu'il y ait communication avec des hommes ainsi confirmés dans la fierté de propre langue. D'autre part, ils facilitent de ce fait leur réussite socioprofessionnelle dans un cadre congolais, car l'intégration a aussi une valeur utilitaire.

2. Les préoccupations individuelles et familiales des immigrants et socioprofessionnelles : Notamment, aucune école congolaise ou école angolaise n'a été ouverte à Kinshasa, ce qui reflète le désir de ces immigrants de voir leurs enfants bénéficier tout simplement de la culture (des langues congolaises) et sans doute aussi parce qu'ils étaient déjà dans les langues de l'ouest congolais, ce qui rend plus facile l'intégration. Ceci est facilité par, entre autre, le fait qu'aucune loi congolaise n'interdit aux enfants dont les ou un des parents n'est pas de langue congolaise, d'aller à l'école congolaise.

3. Les efforts ou les actions en tant qu'acteurs sociaux (Participation) : Il s'agit ici d'un effort de se conformer civiquement, de respecter les institutions et d'accepter les structures ou systèmes éducatifs, politiques, etc. mis en place par la société d'accueil.

4. Une politique d'immigration non sélective en faveur des ressortissants congolais et angolais (Acceptation). Sans doute il n'existe aucun appui particulier aux nouveaux arrivants pour faciliter leur insertion. Mais le contexte congolais est celui où la procédure juridique ou administrative fondant le statut d'immigrant, est des plus compréhensibles pour les voisins.

Ce qui précède signifie que l'intégration des immigrés angolais et congolais doit son caractère heureux3 dans le fait qu'elle joue sur un certain nombre d'axes, à savoir :

- l'axe spatial (la RDC, terre commune) et

- l'axe qualitatif (la possibilité de réussir dans la vie).

Cette intégration individuelle ou familiale peut être en rupture avec les orientations politiques et idéologiques des pays d'origine4. Ce faisant, ces immigrés opèrent un ancrage historique [Nous sommes là depuis quelque/beaucoup de temps] dans la mémoire et le parcours historique de la

1 Les signes linguistiques communs à toutes les langues bantu parlées au Congo illustrent l'unité radicale, linguistique et sociale existant entre toutes les ethnies du Congo depuis les temps préhistoriques. 2 La notion d'intégration est fondée sur la caractérisation «dans une société «, c'est-à-dire «dans un cadre social de vie «, et celle de «sur un territoire «, c'est-à-dire «dans un espace géographiques « (Cfr FALL, K. et BUYCK, M., L'intégration des immigrants au Québec. Des variations de définition dans un échange oral, Septentrion, Sillery/Québec, 1995, 112p.). 3 La notion de heureux ne renvoie pas à un quelconque sentiment de joie, mais plutôt à une absence de conflit. Car, en l'absence de toute enquête au milieu de ces immigrants, on ne saurait dire si leur changement de comportement est un acte subi plutôt qu'une acquisition consciente et volontaire. 4 Nous pensons ici aux compatriotes refoulés du Congo et de l'Angola.

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population d'accueil, et font désormais appel à la mémoire collective congolaise plutôt qu'angolaise ou congolaise. C'est dire que l'intégration s'inscrit dans le présent certes, mais aussi dans le passé de la R.D.C. Dès lors, ne pas parler lingala ou kikongo, ne pas envoyer ses enfants à l'école locale, apparaît comme des figures de la déviance qui contribueraient à la ghettoïsation et risqueraient de déboucher sur des tensions interethniques.

b) Le conflit angolais comme aiguillon de l'intégration angolaise au Congo

Les Angolais les plus liés à la R.D.C sont les Kongo. Certes à cause de leur appartenance à un peuple qui a aussi la R.D.C. et le Congo comme territoire. Mais surtout il a subi fortement l'influence de Kinshasa qui a provoqué une «lingalaphonisation» touchant même les villages. A Luanda, leurs quartiers non seulement sont lingalophones, mais aussi ils contrastent avec le reste de la ville totalement portugaise, européenne, à cause d'un urbanisme désordonné comme à Kinshasa. On se croirait à Kinshasa une fois largué à Mabor, à Ujiyahenda ou à Palanqua. Du reste beaucoup de Zaïro-Congolais y sont devenus Angolais de façon illégale, vivant en osmose avec leurs frères Angolais kongo. Dès lors les pogroms orchestrés par le pouvoir contre les «Zaïrens» (Congolais de la RDC) concernait aussi, quand elle n'était pas dirigée carrément contre les Angolais kongo, dès lors qu'ils étaient perçus comme favorables à la rébellion, dès lors que les «Zaïrens» englobent tant les Zaïro-Congolais que les Angolais nés à Kinshasa et dont le pouvoir se méfiait.

De fait, si l'histoire de l'Angola est marquée par quarante années de guerre de libération, on a tendance à occulter le fait que ce peuple angolais ainsi engagé avait un visage rayé : le F.N.L.A. de Holden Roberto était kongo, l'UNITA de Savimbi était ovimbundu et le M.P.L.A. d'Agostino Neto et Dos Santos était « mestisus » (métis), mais prenant les couleurs Kimbundu en se vernacularisant.

En effet, la colonisation a produit une grande quantité de métis, eux-mêmes divisés en plusieurs catégories : premier niveau, quarterons, etc., avec des droits différents. Dans leur combat politique1, leur bras armé consiste dans le phalanstère des «criolos», ces immigrés coloniaux amenés des îles du Cap Vert et de Sao Tomé, très expansionnistes car habités par un complexe de supériorité comme les Rwandais à l'Est. Ces derniers sont aidés, sur le terrain, par les Kimbundu dont le terroir consiste essentiellement en la région de Luanda. C'est eux qui ont donné l'essentiel de sang au métissage physique, mais aussi qui ont bénéficié de la meilleure éducation, produisant beaucoup d'intellectuels2. Cette proximité d'avec la colonisation fit qu'ils ont vécu au service du Portugal. Véritablement déculturés, ils en sont arrivés à perdre leurs noms africains, allant jusqu'à déclarer qu'ils n'en avaient pas besoin.

Dans la compétition pour le pouvoir, ce groupe a pour adversaires les Ovimbundu réunis essentiellement dans l'UNITA.

Ceci signifie que les quarante années de lutte pour l'indépendance avaient consisté essentiellement en une lutte entre deux ethnies : les Kimbundu et Ovimbundu, les deux groupes majoritaires du pays. Les autres ethnies furent donc réduites au rôle de balancier (arbitre). C'est notamment le cas des Kongo réunis dans le FNLA et dont le territoire se situe au nord de l'Angola.

La tendance du pouvoir fut d'identifier les Kongo à l'UNITA, certes parce qu'autochtones comme les Ovimbundu, mais aussi parce que c'est dans le FNLA que Savimbi fit ses premières armes; il participa à la fondation de ce parti le 27 mars 1962 et au premier gouvernement révolutionnaire angolais en exil/GRAE au titre de ministre des affaires étrangères3. Même s'il quitta le FNLA en juillet 1964, reprochant à Holden Roberto de s'appuyer sur les Bakongo, son ethnie, lui et l'UNITA qu'il créa le 13 mars 1966 à Muangai (Angola) n'en restèrent pas moins marqués. Comme l'est un pot

1 Les métis initièrent même un projet de Rhodéisation de l'Angola à la Ian Smith, qui échoua. 2 Nous pensons ici à des écrivains tels ANDRADE. 3 TSHITENGE, L. M.K., «Jonas Malheiro Savimbi, rebelle jusqu'au bout « dans L'Autre Afrique, n°16, 19 mars 2002, pp. 22-24.

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ayant contenu du piment, ils restèrent des hommes libres car ayant assimilé cet esprit kinois qui faisait si peur au MPLA qui, du reste, n'a pas oublié qu'il fut expulsé de Léopoldville en 19631.

Et à travers eux, il y avait la peur de cet esprit kinois qu'ils assimilaient. Car ces Kinois qui investissaient ainsi Luanda étaient foncièrement des hommes libres. Ce sont eux qui ont créé les wenze à Luanda [avant, seulement des magasins], qui ont mis en service des taxis-bus, qui ont ouvert des bistrots. Ils ont aussi poussé à l'hypostasie du Portugais car s'étant permis de taper sur l'un ou l'autre d'entre eux2.

Autant la grande majorité des Angolais de la disapora se trouve à Kinshasa, autant ce sont les Angolais Bakongo qui forment le gros du bataillon des Angolais installés à l'ouest, notamment à Kinshasa. Ils s'y sont tant et si bien intégrés que beaucoup parmi eux sont devenus illégalement des Zaïro-Congolais, certains étant promus jusqu'à des postes de ministres, de généraux, etc..

Le caractère heureux de l'intégration a toujours trouvé son épanouissement dans l'inutilité (pas de soif) de la naturalisation avec ses droits et ses privilèges, alors que l'effort linguistique… représente déjà en lui-même un effort en ce sens-là. La question est de savoir si ces immigrés avaient besoin de devenir Congolais pour prospérer. Certes pas. Ainsi, avec la fin de la guerre, plusieurs milliers regagnent le chez eux, c'est-à-dire Mbanza-Kongo, par le poste frontalier de lufu. Ce qu'il faut souligner, c'est la chaleur de la séparation avec leurs frères de la R.D.C. Les 2.500 réfugiés qui en partirent le 1er juillet 2005 louèrent l'hospitalité congolaise3. Les autres 2.000 qui les avaient précédés plantèrent même des arbres avant de repartir en Angola, sans doute pour célébrer qu'il ne s'agissait que d'un au-revoir4.

Cependant, pour un épanouissement complet de l'intégration, plusieurs d'entre eux n'ont pas manqué d'utiliser la voie si grande ouverte par la l'enrôlement au vote, pour tenter de devenir Congolais de jure, puisqu'ils le sont déjà de facto.

A cet égard, la protestation de l'ambassadeur de l'Angola, monsieur Mawete, est éloquente. Il déclarait en effet sur les ondes :

«Quels que soient nos liens de consanguinité, les centres d'enrôlement ne sont pas des lieux de deuil pour y aller témoigner notre fraternité »5.

Cette déclaration de l'Ambassadeur angolais à l'intention de ses compatriotes tentant de se faire enrôler, souligne implicitement la parenté commune entre Congolais et les Angolais désireux de devenir Congolais de jure. C'est-à-dire essentiellement les Kongo d'origine. Mais aussi elle entraîne la question de savoir quels sont les enjeux politiques actuels, car, depuis tout un temps, il existe une politique discriminatoire en terme d'immigration angolaise. En effet, il est difficile pour un Angolais installé à Kinshasa, c'est-à-dire Mukongo, d'obtenir les documents consulaires (passeport, carte consulaire…) angolais. La situation se refuse d'être ethnique et se veut censitaire, alors que ces documents sont trop chers pour les Angolais ordinaires de Kinshasa. Et pour rentrer en Angola, une prise en charge leurs est exigée, exactement comme il se serait agi des étrangers.

En soi, le MPLA a continué la politique coloniale vis-à-vis des Kongo attachés à leur culture, refusant le métissage avec les Portugais. Il est bon de noter ici que c'est au nord, chez les Kongo, que commença la révolution angolaise.

L'intégration des Angolais à Kinshasa se ressource ainsi à un quiproquo. En effet, d'un côté le pouvoir du MPLA cible les intérêts stratégiques dans ses rapports étatiques, de l'autre les Angolais

1 Voir BEJOT, J.P., «La naissance de l'UNITA en 1966 « dans Jeune Afrique Economie, hors série, avril 1966, p. 87. 2 MBUNDA, Interview… citée. 3 Journal télévisé, RTNC, 1er juillet 2005, 21h02, repris par le Journal télévisé, RTVA, Kinshasa, 4 juillet 2005, 20h. 4 Journal parlé, Radio Sango Malamu, 7 juin 2005. 5 MAWETE, J.B., Communiqué de presse, R.T.N.C., 1er juillet 2005, 21h02.

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kongo sont attachés aux relations de consanguinité avec leurs frères de la R.D.C. Ainsi, le chef coutumier Ngudi a Kama est-il reçu avec tous les honneurs dus à un roi en Angola, tel à Uije. Le président congolais Laurent-Désiré Kabila en fit les frais quand il fut amené à résister à Dos Santos l'invitant à laisser massacrer les intellectuels angolais, d'autant plus que leur association de Kinshasa est plutôt proche de l'UNITA dont ils viennent d'initier l'ouverture d'un bureau à Kinshasa. Cette initiative a valu aux promoteurs, sous l'instigation de l'Ambassadeur angolais, la prison1.

Il est quand même étonnant que ce soit un Angolais, ambassadeur fût-il, qui ait pris sur lui de crier «le roi est nu ». C'est comme si cela laissait les Congolais indifférents, alors que les rares professeurs de l'Université de Kinshasa étiquetés Rwandais, ont été énergiquement dénoncés et menacés par leurs propres «enfants» chargés de l'enrôlement sur le plateau des résidents2.

Ceci signifie que la carte d'électeur, si elle peut être utilisée pour régler juridiquement le problème de la nationalité – puisqu'on peut y lire, au verso, «tenant lieu de carte provisoire d'identité» – ne saurait résoudre socialement le problème. Il est impossible de gommer la mémoire. Et les masses utilisent cette mémoire de façon sélective, en fonction de la perception qu'ils ont des uns et des autres. Ainsi, l'on peut se poser la question de savoir ce que signifie cette grosse tape amicale sur l'épaule d'un quidam interpellé par un autre : «Alors, Muzombo ! »3. Ce qu'aucun Congolais démocratique ne fera jamais avec un Rwandais.

c) Une image de l'autre non revancharde

Dans la mesure où l'intégration est, en définitive, un problème des rapports humains et interpersonnels, elle pose le problème des représentations de l'Autre que peuvent avoir autant la population d'accueil que les immigrants et les étrangers.

A ce sujet, une question a été adressée à des étudiants, dont l'énoncé proposait un thème de discussion ouvrant largement la discussion :

«Quels souvenirs soulève en vous l'évocation des Congolais [de Brazza] et des Angolais (par exemple : expériences personnelles, sentiments, événements tragiques, frustrations, joies, etc. ?). En gros, comment identifiez-vous les Angolais et les Congolais : Frères ? Amis ? Adversaires ? Ennemis ? Pourquoi ? ».

Au fond de ces questions débouchant sur l'image de l'autre, il se pose la question de l'acceptation mutuelle consistant à savoir si l'attitude des Congolais consiste ou non à considérer les ressemblances entre l'Autre et soi-même plutôt que de s'attarder sur les différences.

Le dépouillement de cette petite enquête laisse perplexe, puisque les représentations que l'immigrant congolais ou angolais se fait au départ sur les Zaïro-Congolais sont sensées conditionner l'accueil que lui réservera la société d'accueil. En d'autres termes, l'intégration lui est tributaire4. Or il n'en est pas le cas.

1 Le président de ce bureau, a passé un mois derrière les barreaux; il vient d'être relâché il y a une dizaine de jours. 2 Nous pensons ici aux professeurs Ntirumenyerwa (Faculté de Droit) et Serufuri Hakiza (Faculté des Lettres et Sciences Humaines), plongés dans un grand désarroi d'autant plus qu'ils ne se pensaient plus comme Rwandais (cfr KACKY, P., Témoignage, Kinshasa, 30 juillet 2005). Ce dernier occupait au moment des pillages (début années nonante) une maison S spacieuse située à la lisière du Plateau des Résidents; il fut à deux reprises pillé par les habitants du quartier populaire jouxtant de Mbanza-Lemba, ceux-là même qui ravitaillent le plateau en eau, en main-d'œuvre, en tout. Il se résolut donc à se confiner dans une maison T à une chambre, pour comme qui dirait trouver une sécurité puisque désormais en plein milieu du plateau et donc de la communauté. Son récente enrôlement comme électeur lui a fait découvrir que pour cette communauté sensée le protéger, il est perçu comme un ver dans le fruit, un parasite qu'il faut extraire. 3 Cette scène fut observée par l'auteur en ville, Kinshasa, le 30 juillet 2005. Les Bazombo sont une ethnie angolaise jouxtant le Congo et très industrieuse en matière commerciale. 4 Fall et Buyck ont écrit avec raison : «Les visions qu'ont les étrangers qui arrivent déterminent leurs perceptions et leurs représentations de la société d'accueil et leurs expériences ultérieures avec celle-ci « (FALL, K. et BUYCK, M., L'intégration… op. cit., p. 73).

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De fait, pour l'Angolais – et, en retrait, pour le Congolais de Brazzaville – les Zaïro-Congolais ne sont pâs des êtres vivants, mais des animaux, des choses moins que des animaux, qui ne méritent que la maltraitance matérialisée par le viol, le refoulement, la mort1. Mais alors que la motivation profonde semble se situer, côté Brazzaville, dans un sentiment profond fondant de façon durable, structurelle, un jugement de valeur dévalorisant qui a été résumé dans l'expression «Tuez le Zaïrois (voleur, bandit…), laissez vivre le serpent », du côté angolais cette motivation semble plutôt conjoncturelle.

La réponse que les Zaïro-Congolais opposent à cette représentation qui leur est faite, revient quelque peu à se prévaloir de sa propre turpitude, pour ne pas dire qu'elle dénote une grandeur de cœur. En effet, il se dégage que pour eux, le Congolais de Brazzaville est leur frère («Comme si c'était un Congolais ») même s'il faut rester sur ses gardes. Plutôt que de leur chercher les poux dans la tête, il y a comme qui dirait un plaidoyer à la Noé (« ne fût-ce qu'un juste ») où les arguments sont du référentiel géographique [même continent, voisins avec qui on a toujours vécu ensemble], culturel [mêmes tribus, mêmes langues, même morphologie, même «bantouité»] et existentiel [courtois, amusants, danseurs…].

Ces arguments sont aussi repris en faveur des Angolais, mais avec une perception plus partagée à cause de la mémoire récente. En effet, si 70% de Congolais considèrent les Angolais comme frères, ils sont ennemis pour les 30% restants en réponse à leur attitude de bourreaux vis-à-vis des Congolais dans ces dernières années. Autant ils apprécient la coopération, l'entraide plutôt institutionnelle qui leur a permis notamment d'échapper aux Rwandais en 1998, autant ils ont été marqués par la répression contre les individus Congolais partis en Angola pour chercher un mieux-vivre.

De fait, les dernières décennies du vingtième siècle ont été émaillées en Angola et au Congo, d'opérations de refoulement d'étrangers dirigées contre les Congolais. Il est important de noter qu'elles ne furent pas suivies en RDC, par des opérations revanchardes. Léthargie ? Certes pas. Il me semble qu'il faille rechercher la réponse dans la propension des Congolais eux-mêmes à s'expatrier au Congo et en Angola. La crise économique poussant ces Congolais à aller vendre et se vendre ne pourraient seule expliquer ce phénomène. Peut-être la parenté. Il me semble qu'il se passe chez eux une espèce de transposition dans le chef du voisin, de ce qu'ils vivent eux-mêmes au Congo, à savoir leur disposition bienveillante par rapport aux immigrants. C'est comme si ne pas accepter l'autre tombait sous le coup de la trahison.

Il me semble que la société congolaise est disposée à recevoir des étrangers, sans doute parce que son pays aura été une terre des migrations cristallisées du reste par la politique coloniale de la main-d'œuvre (tels les Yaka au Katanga)2; sans doute aussi puisque terre des contacts avec des étrangers européens ou intérieurs (commerce du Haut-Congo). Et en plus, dans ce dernier cas, il s'agit de minorités invisibles, inaudibles qui ne deviennent visibles que quand elles sont déjà familières puisque connues, ou encore quand elles sont déviantes de comportement. Dans le cas des immigrants congolais et angolais, l'intégration ne fait pas un problème tant pour cette disposition à les accueillir qu'à cause du comportement peu déviant de ces immigrés qui firent l'effort nécessaire pour connaître le pays d'accueil.

3. Les médias kimbanguistes : le «grand Royaume Kongo « revisité »

Une des grandes conséquences de l'éviction de Mobutu aura été l'explosion qui est survenue dans les médias. Sur les trente chaînes diffusant à Kinshasa, plusieurs sont confessionnelles, notamment la /Radion Télé KimbanguisteRATELKI créée en 2003. Elle est la vitrine par excellence de la voix kimbanguiste.

1 Cette conclusion confirme le témoignage des anciens du mouvement «Bana Lunda «Nous y reviendrons plus loin. 2 Qui penserait ici que Kalume Mwana Kambwe était yaka ? Son nom sonne si bien luba shankadi, ayant grandi au Katanga où son père fut envoyé travailler aux mines (cfr PALAMBWA, D., Témoignage, Kinshasa).

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Il va sans dire que tel une rétine fortement impressionnée par une lumière vive, ce qui reste vivace dans la mémoire d'un téléspectateur est avant tout la personne du chef spirituel, Papa Mulimu Santu (Saint Esprit). Et directement en retrait, Nkamba-Jérusalem. Générique et éphémérides leur sont offertes. Ces lieux de la mémoire kimbanguiste sont évidemment forcément topologiques.

Même si la RATELKI se préoccupe aussi de souligner que l'Eglise est, à travers ses activités (ex. le SECAMA), établie sur l'ensemble du territoire national, ils forcent le téléspectateur à tourner son regard vers le Kongo Central. Le Vice-Gouverneur de cette province, monsieur «Kisalu me banda », fut appelé à la rescousse pour appuyer la voix de l'Eglise kimbanguiste confrontée à l'usurpation de sa parcelle de Kintambo par l'autorité provinciale de Kinshasa1.

C'est dire qu'au-delà du caractère militant de la RATELKI, il y a lieu de s'intéresser au contenu du message véhiculé. Ainsi la grande place donnée à la venue à Kinshasa, de l'épouse du président congolais Sassou Nguesso, pour participer aux obsèques du Colonel Lumande pouvait laisser perplexe. Il s'agit simplement d'un hymne à la solidarité des Bakongo des deus rives du fleuve Congo.

Il sied de souligner que le Kimbanguisme, de la même façon qu'avant lui le christianisme se répandit essentiellement dans un espace qui avait au préalable été unifié linguistiquement (latin), politiquement (empire romain)… par Rome, se répandit le plus naturellement dans l'espace kongo.

C'est donc au Bas-Congo que s'épanouissent les médias kimbanguistes. Ainsi, à part Radio Kintuadi créée en 2003 à Kinshasa et ciblant le public local, les autres sont basées à Matadi (Radio Sango Malamu et la RTK3 créée en 2003), à Mbanza-Ngungu (RTK2 créée en 2001) et à Boma (RTK4 créée en 2001). Il existe depuis 2001 une télévision au Bas-Congo, la station Sango Malamu basée à Matadi. Rien dans les autres provinces. Le public visé est local2. II. LES PROVINCES DU KWANGO ET DU KWILU

1. La province de Bandundu ou le silence qui a hurlé

La nationalisation, au début de 1967, des provinces congolaises, consistant dans la transformation de ces provinces en entités administratives amputées des assemblées et des ministères provinciaux, dirigées par des gouverneurs, commissaires et secrétaires provinciaux, commissaires de district, tous permutables sur toute l’étendue de la République, mit le hola au dynamisme interne du Kwilu. En ce sens que cette nationalisation neutralisa le Kwilu en tant que société homéostatique : son équilibre ne dépendait plus de ses conflits internes, mais bien des intérêts dont le siège était désormais la capitale du pays. Avec elle, le Kwilu mourut de sa belle mort politique, pour ne plus représenter que l’essentiel : un esprit fondé sur un vouloir-vivre-ensemble dont les racines ont préexisté la colonisation et Kikwit lui-même.

Sans doute la vie quotidienne fut vécue au Kwango-Kwilu, dans des fraternités régionales réelles certes, mais refoulées en surface par le parti unique au nom du nationalisme. Cet empire du silence se lézarda avec la libération de la vie politique en 1970, surtout à partir du moment où la Conférence nationale Souveraine indiqua clairement qu'une nouvelle gestion du pays s'engageait. Et le coup d'envoi du nouveau match fut donné quand les délégués de la ville de Bandundu (= Bas-Kwilu) intervinrent le 15 novembre 1992, disant en substance ceci : «Nous voulons construire nous-mêmes notre futur et refusons de dépendre de Kikwit ».

Cette actualisation de la formule «Moto na moto abongisa » chère à Mobutu, qui sera reprise par Laurent-Désiré Kabila : «Prenez-vous en charge. Organisez-vous », ne pouvait que se voir matérialisée dans les révisions de l'organisation administrative. Le district du Plateau naquit pour marquer l'identité des Teke du Bas-Kasaï par rapport au Mai-Ndombe, tandis que tous les projets de Constitution post-C.N.S. exigent désormais le retour aux anciennes provinces du Kwilu, du Kwango

1 Journal télévisé, RATELKI, Kinshasa, 14 août 2005, 21h. 2 Voir INSTITUT PANOS PARIS, Situation des médias en R.D.C., Paris, avril 2004, p. 23.

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et du Mai Ndombe1. Finalement la province de Bandundu n'aura été qu'un embrigadement autoritaire; elle ne pouvait survivre à la démocratisation car ne répondant ni à un vouloir-vivre-ensemble, ni aux ambitions des leaders.

Il est certes vrai qu'après la C.N.S., certaines manifestations continuent à se réaliser au nom de la province de Bandundu. A Kinshasa, une O.N.G./A.S.B.L majeure de développement et d'encadrement social est même née en 1995, à savoir le Groupe d'Action pour le Renouveau et le Développement du Bandundu, en sigle G.A.R.D.B. Elle représente toutefois une «visite » en trompe-l'œil du Bandundu, puisqu'en s'affichant comme une plate-forme où seraient solidaires et en équilibre les quatre districts du Bandundu, cette ONG cristallise ces identités particularisantes; elle ne saurait exister sans elles2.

L'année 2003 fut celle de tous les enjeux puisque le groupe se proposa de réunir à la FIKIN le 19 janvier, tous les fils du Bandundu pour une cérémonie d'échange des vœux et de lancement des journées de réflexion sur le Bandundu. Aussitôt une autre plate-forme, l'Union pour le Développement du «Bandundu/UDEBA vit le jour, organisée autour de la Dynamique pour l'Unité de Bandundu/D.U.B. animée par monsieur Narcisse Makoko depuis le 30 novembre 19973.

Le combat de ces deux plates-formes, n'est-il pas d'arrière-garde ? En effet l'unité et le progrès socio-économique de la province qu'elles ont en vue ne se peut si l'on n'a apuré le combat politique; elles ne sauraient être apolitiques comme annoncé. Les deux plates-formes étaient devenues des vitrines du combat entre les nouvelles forces en présence. Et l'Union des Forces Vives du Bandundu-U.F.V.B. sur laquelle cette coopération était censée déboucher, resta un mort-né de plus.

Ce qui précède signifie que des activités comme la Matinée des retrouvailles de l'élite et des hauts cadres du Bandundu4 organisée à Kinshasa, séchée par l'UDEBA, le 31 août 2003, en l'honneur des animateurs de la transition (ministres, députés, sénateurs et secrétaire du gouvernement), était une fausse affaire. En effet, le Forum des Associations des Ressortissants du Bandundu organisé autour du G.A.R.D.B., était lui-même un mort-né; les différentes associations constitutives se définissaient par rapport à leurs espaces identitaires géographiques et/ou politiques, et non par rapport au Bandundu.

Il est du reste indicatif, le boycott dont la matinée fit l'objet de la part des dignitaires du P.P.R.D., parrains de l'UDEBA, atterrés à l'idée d'applaudir celui le président de l'Assemblée, monsieur Olivier Kamitatu, qui devait prendre officiellement la parole, puisque membre du M.L.C. dont il donna malgré lui la couleur au F.A.R../BDD dès lors accusé d'en être un relais5.

Ce n'est pas le Bandundu qui était en jeu, car représentant le passé. Il fallait regarder vers le futur. L'unité fraternelle recherchée et l'engagement agissant attendu ne furent pas au rendez-vous; le Bandundu n'intéresse plus personne et les journées de réflexion annoncées sur le Bandundu resteront une lettre morte.

Il y a lieu de rendre justice à ces tentatives qui apparaissent véritablement comme des mouvements de réconciliation animés par des faiseurs de paix. Mais on ne peut pas non plus ignorer le fait que dans le même temps, le Kwango reprenait à son compte le refrain laissé dans les oubliettes par le Congo et le Kwilu, pour chanter son leadership enfin conquis :

«Notre Kwango sera toujours uni Et gardera toujours son unité.

1 Les projets successifs de constitution présentés par le H.C.R.-P.T. (Haut-Conseil de la République, Parlement de Transition) en 1993, le Débat National en 1999 et l'A.C.L.-P.T. (Assemblée Constituante et Législative, Parlement de Transition en 2005, sont restés constants sur ce point. 2 Voir le Prospectus. Cette ONG a été initiée par l'Honorable Ntantu-Mey Jean-Marie. 3 DYNAMIQUE POUR L'UNITE DE BANDUNDU, Charte, Kinshasa, 1997, 10p. 4 F.A.R./BDD, Mémorial de la Matinée de retrouvailles de l'élite et des hauts cadres du Bandundu en l'honneur des animateurs de la transition originaires du Bandundu, Kinshasa, 2003. 5 Cette accusation fut portée par les dignitaires du P.P.R.D., tous absents, dont notamment Makwanza Batumanisa, s'adressant à l'auteur le 21 janvier suivant.

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Feshi, Kahemba, Kasongo-Lunda, Popokabaka, Kenge qui forment le Kwango »1.

C'est, de fait, au regard de ces territoires, que Mbemba Fundu, le nouvellement nommé gouverneur de la ville de Kinshasa, dressait à l'intention du président de la République, la liste des candidats Kwangolais à des postes. Il mit en avant deux choses, à savoir que les Kwango représentaient 20% de la population kinoise et que les élites en question avaient été les grands absents dans la politique de pillage de la IIème République2.

Il est intéressant de noter que dans les mémos que ce gouverneur et leader Kwangolais dressa pour Laurent-Désiré Kabila, les originaires du Kwilu et du Mai-Ndombe étaient systématiquement présentés négativement3. Ce sont plutôt ses frères du Kwango qui furent soutenus dans leur soif d'aller à l'assemblée, au gouvernement, etc.. La position virulente qu'il prit à l'égard de la déclaration sur les ondes de R.F.I., de Mgr Laurent Monsengwo, archevêque de Kisangani et ancien président de la Conférence Nationale Souveraine, qui réclamait la tenue d'une table ronde, eut un écho autre que nationaliste dans les milieux du Mai-Ndombe dont il est originaire4.

Il est aussi intéressant de noter que c'est justement le Kwango qui brilla par son absence aux séances de travail organisées chez le recteur Mpeye Nyango, originaire de Bandundu ville, pour préparer les fameuses journées de réflexion. Depuis quelques années déjà, les originaires du Kwango, contrairement aux Kwilois désormais plus sensibles à des regroupements plus restreints, avaient créé un parti Kwangolais, le P.N.R.D. qui plus tard fit allégeance au P.P.R.D du président Kabila. La LUKA des années soixante avait fait des émules et tous les symboles du Kwango furent convoqués. Citons, à titre indicatif, les groupes folkloriques (Ballet traditionnel Pelende, Abasu, Bana Pelende et surtout le Groupe Bana Masina, réplique des glorieux Petits chanteurs de Kenge dont participa Mbemba Fundu)5.

S'il est vrai que le combat lancé par les leaders Kwangolais et kwilois sur fond de région, trouvait un certain écho auprès des groupes kinois en quête d'un «masamba » (jardin) pour survivre et d'une légitimité, une question mérite d'être posée, à savoir si les ressortissants du Bandundu vivant à Kinshasa pleins d'une prétention de parler aussi au nom de l'arrière-pays, intéresse les ruraux pour qui ces Kinois ne sont que des menteurs, des frivoles.

Ces ruraux ont, à plusieurs reprises, fait comprendre aux leaders kinois qu'ils entendent se prendre en charge, qu'ils sont organisés et que, finalement, tirant les leçons de la Deuxième

1 Cet hymne fut exécuté en février 1999, à Kinshasa-Masina, le fief du très Kwangolais Mbemba Fundu alors Gouverneur de la ville de Kinshasa, pour fêter la nomination d'un de ses protégés, Makwanza batumanisa, au poste de ministre de l'Enseignement Supérieur et Universitaire. 2 MBEMBA, F., Les Kwangolais face à la gestion de l'Etat. Profil des leaders, Kinshasa, 19 novembre 1997. Mbemba venait d'être nommé gouverneur seulement le 8 août précédent (décret présidentiel n°010/97). La page de garde indique que le premier draft devait porter sur «le Bandundu face à la gestion de l'Etat. Le profil de quelques leaders originaires du Kwango et du Kwilu «. Ce glissement est très indicatif d'un esprit. 3 Voir MBEMBA, F., De l'identité de quelques membres du G.A.S., Kinshasa, 1er juin 1998. Il cite notamment les professeurs Banyaku (Mai-Ndombe), Kika, Kibwe, Lukiana et Munzadi (Kwilu). Il refusera plus tard de leur offrir certaines facilités quand il sera sollicité au moment de la nomination de quelques uns d'entre eux au gouvernement en fin 1998. 4 MBEMBA, F., Prise de position de S.E. monsieur le Gouverneur de la Ville de Kinshasa, le Professeur Théophile Mbemba Fundu, face à la déclaration vexatoire de Mgr Laurent Monsengwo Pasinya, Archevêque de Kisangani, sur les ondes de Radio-France Internationale, Kinshasa, 12 mars 1999, 4p. 5 Ce sont notamment ces groupes folkloriques des originaires du Kwango qui animèrent à travers la ville de Kinshasa, les manifestations organisées du 11 au 17 mai 1998, pour commémorer le premier anniversaire de la prise du pouvoir par l'A.F.D.L./Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo. Et le professeur Makwanza, directeur de cabinet du gouverneur, de lui faire remarquer : «La gestion politique est demeurée essentiellement d'essence P.N.R.D. et à quelque chose près kwangolais « (MAKWANZA, B., Un regard sur le fonctionnement de S.E. Monsieur le Gouverneur de la Ville de Kinshasa, Kinshasa, 24 décembre 1998, p.1).

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République dont les dignitaires les flouèrent au titre de marchepied du pouvoir, ils étaient en campagne électorale depuis quarante ans. Ils connaissent leurs vrais leaders locaux, ceux qui ont une maison, un jardin, une ferme, un moulin, un malaxeur pour la production manuelle d'huile de palme, etc., dans le coin1.

J'ai déjà noté plus haut le refus auquel butèrent les leaders du Kwilu quand, profitant de l'action engagée par Kyungu au Katanga contre les Baluba, ils tentèrent de lui emboîter le pas. Les leaders étaient soucieux de ce peuple comme électorat, le peuple était plus sensible à ceux qui lui apportent des moyens de survie. Une telle fin de non-recevoir leur fut réservée par deux fois quand ils entèrent de servir de porte d'entrée au Kwilu pour la MONUC; les Kikwitois n'en voyaient pas l'opportunité, mais surtout le dérangement pour leurs filles, etc. Il y a désormais des affaires des gens de Kinshasa et des affaires des gens de l'intérieur.

En fait il est devenu difficile pour les Kinois de se faire entendre à l'«intérieur » si l'on n'a pas été coopté localement. Ainsi, à Kikwit depuis le début de la décennie 1990, certaines organisations sont devenues quasi incontournables : la Société civile, la Ligue des électeurs, la Commission diocésaine Justice et Paix, la FRANAKI/Fraternité des Natifs de Kikwit, la mairie, etc.. C'est ce qu'a compris la jeunesse montante qui préfère investir l'intérieur pour y organiser des festivals, etc.2. Notons aussi le lancement d'un site sur le net : Kikwit online animé à partir du Canada par Auguy Bilolo et devenu un réel forum des ressortissants de Kikwit. Le projet Barrage de Kakobola fonctionne aussi comme un espace identitaire pour les fils du Kwilu; ne pas en user du fruit apparaît comme une trahison.

En soi, depuis la décennie 1990, chaque future province a entrepris de compter ses forces puisque, finalement, tous ces appels au nom du Bandundu entendent s'appuyer sur des dynamiques plus ciblées. Le discours «Bandundu » aura été une façon de parler en termes généraux, héritage de plus de trente ans de régime centralisé mobutiste.

Certes désormais, l'heure est aux regroupements plus restreints. Il serait cependant faux de décréter une rupture entre les deux provinces du Kwango et du Kwilu. En effet, sauf le Bas-Kwilu, leurs populations ont gardé vivace à l'esprit le fait qu'ils ont la même origine. Cette conscience se cristallise dans la pratique du kinkaka que vient matérialiser l'offrande des makasu (noix de cola) et les bonnes blagues qui parfois tournent au drame. Que le Soonde Kamwiziku Octave, professeur de son état, croise le Pindi Matalatala Baudouin, chef de travaux de son état, et voici décrétée sans crier gare la trêve des titres. Il y a trente ans, en 1970, le très révérend frère Gilbert Mudiangu, supérieur d'une communauté religieuse à Kingungi, se vit pourchassé par les femmes des ses collaborateurs habitant la cité voisine de leta dans le but d'être saupoudré de farine. Et elles criaient : «Un mu-Pindi peut-il être chef ? ».

En soi, il s'est instauré une histoire à deux vitesses : les élites recherchent des alliances, les populations veulent vivre tout simplement comme frères venus tous de l'Angola, assis dans une mémoire migratoire vivace tant chez les Ngongo que les Tsamba, les Suku, les Shinji, les Holo, les Soonde, les Pende, les Mbala, les Tshokwe et les Lunda. Elle a produit des clichés très résistants devenus fondateurs : les arachides grillées vendues aux binzadi-nzadi (hommes blancs) et la parité dotale3.

1 Les faiseurs d'opinion tels que Ntantu-Mey (député), Ange Lukiana (sénateur) et Werrason (musicien) ont eu, en cette année 2005, droit à un tel questionnement : «Qu'avez-vous fait pour Kikwit pour prétendre parler en notre nom ? «. 2 Nous pensons ici au Festival International de Kikwit organisé du 16 au 25 août 2004 et qui convoqua tout ce que Kikwit avait de forces vives : ballets, équipes de football, orchestres, chorales, etc.. L'artiste musicien Reddy Amisi en fut l'invité phare. 3 Le 25 juin 2005 à Kinshasa-Kingasani, lors du deuil du clan Kisumbu originaire de Yelenge Kimbata au Kwilu, monsieur Makesa faisant le griot et rappelant ces origines loandaises. De même , quelques jours plus tôt, le mariage coutumier à Kinshasa-Livulu d'une fille de monsieur Donatien Mutumobile, un mbala, donna lieu àaux parents du jeune mukongo de rappeler à leurs frères du Kwilu que leurs traditions étaient les mêmes en matière de dot (Témoignage de l'auteur).

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2. Le clergé catholique du diocèse de Kikwit ou l'ethnicité revisitée

Nous avions souligné plus haut le double mouvement migratoire qui marqua l'histoire du Kwilu et dessina deux espaces ethniques antagonistes (Mbala contre Yansi) qui eurent difficile à cohabiter. Les démons de la division n'avaient pas été si bien enterrés par la deuxième République; ils reviennent en force et ont trouvé leur meilleure expression à travers le clergé du diocèse de Kikwit1. Ce conflit montre la difficulté qu'a le discours Kwilu à se mouler dans des organisations résolument branchées sur un vouloir-vivre-ensemble kwilois. A ce jour, il n'en existe que deux : le Kimpangi ya Kwilu (Fraternité du Kwilu) plus tourné vers un certain passé glorieux de province pilote et le Groupe d'Opinion du Kwilu2 qui se veut avant-gardiste mais n'a jamais pu véritablement décoller tant son discours est intellectuel dans un contexte où ce qui accroche, c'est l'immédiat?

Le jeu des nouvelles forces en présence se réalise donc pleinement à travers le combat qui embrase l'ensemble du monde ecclésiastique du diocèse. Le conflit passa des coulisses à l'avant-scène grâce à une lettre signée par «Les trois Daniel », prêtres du diocèse3. Elle posait à l'évêque la question de savoir s'il arriverait à supprimer les fléaux qui empêchent le diocèse de vivre. Et ces fléaux, c'était avant tout le tribalisme, ensuite la gestion catastrophique du bien commun qui venait se greffer au premier.

La virulence de la lettre est à la mesure de la gravité de la situation du diocèse, et donc du Kwango-Kwilu :

«Le tribalisme accompagne votre itinéraire épiscopal dès le début (1985). (…) Vous vous identifiez désormais YANSI, [votre tribu paternelle]. Il s'agit en premier lieu de «Yansi» du territoire de Bulungu; votre tribalisme est donc doublé de régionalisme ! Mais les Yansi des autres Diocèses sont mobilisés eux aussi, si bien qu'on a affaire à une sorte de «PanYansisme» dans les 5 diocèses de la sous-province ecclésiastique de Kinshasa (CEPKIN/BDD). Cependant, pour les «Sang-purs» (les Yansi de père et de mère), vous resterez toujours un «noble» de seconde zone; ceci est très important »4.

Cette lutte lui reprochait notamment, au chapitre du tribalisme :

- la création factice d'une majorité Yansi au sein du clergé local;

- la mise en place d'une nomenklatura Yansi à la tête du diocèse et des deux congrégations diocésaines, ce qui fit de la nomination de l'abbé Kipanza (un pende) au poste de Vicaire Général en 2000, puis de la sœur Ntoti (une mbun) en 2001 et du frère Kasay (un Mbala) en 2002 comme supérieurs généraux des deux congrégations diocésaines, des casus belli parce que non «nobles»;

- la création d'un lobby tribal intégrant diverses personnalités Yansi laïques, jésuites, joséphites, etc.;

- le blocage des prêtres non Yansi dans leur promotion humaine, au profit des abbés Yansi, faisant qu'en fin 2002, la moitié des trente abbés aux études était Yansi5.

La gestion catastrophique du bien commun fut mise en relation non pas tant avec une incapacité et une incurie de l'évêque qui ont mis à terre la procure (PRODIOKI), dilapidé l'aide offerte par Mission et Manos Unidas entre autres, mais surtout avec la nomination des abbés et même des religieuses Yansi à la tête de tous les services. Il y a aussi la privatisation des entreprises diocésaines à

1 Le diocèse de Kikwit s'étend sur les deux districts du Kwango et du Kwilu. 2 Voir les Statuts, Kinshasa, 1999. 3 LES 3 DANIEL, Lettre à Mgr Mununu portant rapport sur la grave situation du diocèse de Kikwit, Kikwit, 30 juin 2002. 4 Ibidem, pp. 1-2. Mgr Mununu est hungaan par sa mère. 5 Dans leur lettre du 30 septembre 2003, «Les 3 Daniel’ révélèrent, noms à l'appui, que parmi les 34 abbés aux études, 22 (70%) étaient yansi, 3 (7,4%) mbala, 1 (2%) pende, 2 (4%) ngongo, 1 (2%) mbun, 3 (7,4%) suku et 2 (4%) kwese.

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leur profit : Solux : un atelier de fabrication des lampes-néon, une ONG basée à San Francisco (USA) et une ASBL à Liège, les Fonds Ebola, une Polyclinique à Limete, etc.

Cette lettre se termine par la dénonciation de la thèse de la suprématie raciale de la tribu Yansi soutenue par l'anthropologue Yansi, le père Edouard Matadi. Il justifiait ainsi la politique hégémonique des Yansi, ce qui les fait désigner comme «Tutsi» dans certains milieux du diocèse.

Ce qui est important ici, ce ne sont pas tant les faits soulevés, mais bien l'effet boule de neige qui s'ensuivit. La réaction ne vint pas de l'évêque, mais bien des YAKO DES CONSACRES, c'est-à-dire de la cellule ecclésiastique des la communauté YAKO au Congo. Au nom du peuple Yansi humilié, ils écrivirent en donnant le ton dès l'entrée en matière :

«YAKO : YA = impératif du verbe ya, venir; KO = locatif (ici ou là selon les contextes); YAKO : venez ici, venez là. Littéralement : mettons-nous ensemble. Symbole et appellation de toute la Communauté Yansi sans limite territoriale »1.

Cette lettre fut injurieuse. Elle évita de répondre aux griefs précis soulevés par «Les 3 Daniel» et se centra sur la personne de l'abbé Vicaire général Kipanza baptisé pour la circonstance Kupanza, c'est-à-dire diviser. Pourquoi ce surnom circonstanciel ?

En accusant l'abbé Vicaire Général d'être l'instigateur des troubles divisionnistes à Kikwit parce qu'étant l'infraction à la mode, ses détracteurs, les consacrés Yansi, espéraient que personne, ni l'évêque «trompé et mis à nu par l'accusé », ni même ceux qui sont les plus convaincus de son innocence, n'oseraient le défendre de peur d'être impliqués dans cette affaire. L'enjeu pour eux semble avoir été d'obtenir l'engrenage des renoncements, dans le but de rendre possible le remplacement du Vicaire Général – du reste, invité à démissionner – par un Yansi. Car celui qui a le vicariat est à même d'imposer sa politique au diocèse et sans doute aussi d'hériter de l'épiscopat.

Cette vaste machination semble finalement viser l'évêque Mununu lui-même ainsi accusé implicitement de pactiser avec une «coalition tribale païenne, un complexe culturel»2 incluant tant les Pende, les Mbun, les Mbala de la Lukula, etc. Dans les objets de la lettre, ne s'étonne-t-on pas de son silence interprété comme une approbation de la lettre du 30 juin 2002 ? La position «responsable » à laquelle il est invité par les consacrés Yansi, c'est de condamner son Vicaire Général pour le livrer en pâture à une assemblée générale des prêtres, religieuses et religieux originaires de Kikwit devenus tout à coup des «esprits critiques ». Les autres répliquèrent en sollicitant aussi cette assemblée générale, mais alors plutôt dans le sens d'une Commission Vérité et Réconciliation.

Il est déroutant que tout en se défendant de vouloir la division du diocèse comme le souhaiterait le Vicaire Général «ambitionnant de devenir évêque du diocèse de Gungu », les Yansi lui interdisent de fouler le sol Yansi pour les confirmations ou autres raisons et manifestent leur opposition à le voir devenir un jour évêque du nord occupé en majorité par les Yansi. La stratégie fut de pousser le Mbun, le Kwese, le Pende et le Tshokwe l'un contre l'autre, faisant appel aux divisions d'antan. Le conflit entre Mulele et Gizenga fut aussi actualisé.

C'est en effet sur le terrain politique que cette guerre lancée par le YAKO finit par s'épanuoir. Si la nomination de Mumbal en 1997 comme maire de Kikwit fut salué comme une victoire par le YAKO frustré de voir un mbun, Marc Katshunga à la tête de le province, la création de l'Union de la Communauté du Territoire de Bulungu/UCTB3 par Ntantu-Mey fut reçue comme un danger à combattre. Les Yansi en séchèrent les rencontres et depuis juin 2005, c'est une autre dynamique Bulungu qui a été mise en place par la sénateur Ange Lukiana, par Ngub'Usim interposé.

III. LA VILLE DE KINSHASA

1 COMMUNAUTE «YAKO» AU CONGO. CELLULE «YAKO» DES CONSACRES, Lettre à Mgr Mununu, Kikwit, 23 juin 2003, p.1. Ce délai d'un an résulte du fait que les auteurs se mirent au préalable en contact avec tous les consacrés Yansi éparpillés dans le monde. 2 COMMUNAUTE «YAKO AU CONGO, Lettre… art. cit., p.2. 3 U.C.T.B., Déclaration constitutive, Kinshasa, 15 août 2005.

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Les animateurs de la province du Kongo Central ne cessent de protester contre la relégation de leur capitale provinciale à Matadi, alors que la Constitution de Luluabourg la fixa à Kinshasa-Binza1. De leur côté, les chefs teke-humbu souhaitent vivement ne plus être des artefacts vivants dans cet environnement moderne, convaincus que leur volonté d'être rétablis dans leur «droit » ancestral n'a rien de vouloir rejoindre le peuple dans un passé folklorique où il n'est plus2.

En fait, Kinshasa a cessé depuis longtemps d'être le bien de quelqu'un. Et sans doute le moment n'est plus loin où toutes les composantes de sa population ne seront plus que des minorités. En 1995, les 3.618.526 habitants de la ville de Kinshasa se ventilaient ainsi :

DD

-C Q. -C. .OC .OR

IN AN -K -K AT Total

0% 1% % % % % % % % % % 00%

Source : Désignation des bourgmestres pour la ville de Kinshasa, Hôtel de Ville, Kinshasa, 1998, p.1.

Il faut noter que beaucoup de Kinois des nouvelles générations, tout en reconnaissant leurs origines, se présentent plutôt comme des kinois tout simplement, des Congolais de Kinshasa et de nulle part ailleurs3. Leur O.N.G. Bana-Kin est depuis peu très active, décidée à jouer un rôle de premier plan à Kinshasa.

A cet effet, la nomination de Christophe Muzungu à la tête de la ville de Kinshasa fut vécue par eux comme une consécration, lui-même se présentant à lui-même tel. Il fait partie de toute une jeunesse qui entend marquer sa présence, convaincue que Kinshasa est le miroir, sinon la gachette du Congo. C'est elle que acteurs du théâtre populaire et surtout les musiciens de la génération Wenge Musica ne se lassent de lancer dans leurs chansons : Christophe Muzungu, Godar Mutemuna, Laurent Batumona, etc. L'espace artistique au sens large devient ainsi une porte d'entrée dans la kinoiserie pour un certain nombre de migrants s'évitant ainsi le dédain que les Kinois ont pour eux. Cette aversion a été scellée dans une bande dessinée : Mohuta et Mapeka4.

Cette rivalité entre «Kinois » et «Immigrés » a été bien rendue par un auteur congolais colonial quand il a déclaré que si tous les Congolais de la brousse et de Kinshasa dormaient sur une même natte, leurs rêves étaient désormais topologiquement différents. Mais elle trouve parfois son épuisement dans le fait que la majorité des habitants de Kinshasa sont désormais ces migrants repoussés par les «vrais » kinois qu'ils ont en aversion à cause d'un certain comportement kinois jugé léger et égoïste5. C'est sans doute ce sentiment qui les rend très sensibles aux questions d'intérêt

1 Voir Kongo dieto… 2 Un cas : le 11 août 1998, les chefs coutumiers teke-humbu furent reçus par le gouverneur de la ville de Kinshasa. Ils venaient ainsi renouveler leur confiance au chef de l'Etat et lui assurer de leur totale mobilisation pour barrer la route aux agresseurs rwandais, promettant de donner des consignes spéciales de sécurité à leurs sujets pour traquer et dénoncer tout ennemi potentiel (Rapport sur la résistance de la population kinoise aux rebelles rwando-ougandais, Hôtel de Ville, Kinshasa, 29 août 1998, p.6). Arch. Privées. 3 Ainsi parla le professeur YOKA Lye Mudaba : «C'est vrai que mes racines sont du côté de Banningville. Mais nazali mwana ya Kin « (Kinshasa, juillet 2005. 4 Cette B.D. est l'œuvre de Barly Baruti. Mohuta signifie «celui qui vient d'ailleurs «, dont le lingala est faux. 5 Un cas : à peine présenté à la mi-ctobre, le vice gouverneur Muzungu, par sa lettre n°SC/3329/BGV/CM/98 du 22 octobre et en désaccord avec la loi puisque visant un achat de gré à gré plutôt que par avis d'adjudication, passait commande d'une jeep que l'on pouvait acheter moins cher auprès d'une autre entreprise, ce que ne manqua pas de lui faire remarquer le titulaire, un «mohuta « qu'il avait ignoré. Et leurs relations ne furent jamais cordiales.

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général, national. Politiciens et évangélistes ont investi les espaces médiatiques pour défendre diverses positions sur des questions sensibles comme la nationalité1.

Cet intérêt pour la cause nationale gagna les couches populaires de Kinshasa à la faveur de la guerre d'agression venue de l'Est; elles marchèrent dans la rue. Elle est tout simplement pathétique ce regret formulé par un jeune mukongo de Kinshasa, Mavita, qui regretta que lors de l'attaque de Kinshasa par les troupes rwandaises, il n'y en ait pas un qui se soit aventuré jusque dans son lointain quartier de Mbanza-Lemba, aux portes de l'Université Lovanium. Il aurait tant souhaité, lui aussi, avec ses amis, occire ne fût-ce qu'un Rwandais dans le feu, façon de prouver son attachement à la cause nationale2. Et aussi, sans doute, pour se prouver à lui-même qu'il était un homme et non un lâche.

C'est aussi à Kinshasa qu'a eu lieu le grand débat sur l'enrôlement des électeurs. N'est-il pas écrit sur cette carte d'électeur, sans qu'aucune loi ne l'ait autorisé, que celle-ci était un «tenant lieu de carte de carte d'identité provisoire » ? Et c'est ce qu' retenu la population. A Western Union Righini, c'est cette carte qui me fut exigée le 21 juillet 2005 au titre de pièce d'identité. Et trois jours plus tard, à Kingasani, je fus pour ainsi dire obligé par les miens : «Faites-vous enrôler, car les policiers dérangent »3.

On peut, positivement, lire ces injonctions comme une façon d'affirmer que le Congo est bel et bien capable d'ingurgiter de nouvelles unités démographiques et qu'il est temps de mettre un terme au syndrome de Berlin puisque l'on peut devenir Congolais sans appartenir à une ethnie. Il me semble que surtout, au-delà des caprices des politiciens, se profile à l'horizon le discours populaire consistant à dire, en gros, qu'après l'enrôlement, personne ne devrait plus poser son problème de nationalité.

***

1 Je pense ici au Pasteur Ngoy Théodore à qui les interventions sans compromis sur les antennes du Canal Media Broadcast/C.M.B. en 2004 lui a valu d'être emprisonné. 2 MAVITA, Causerie avec l'auteur, Kinshasa (av. Lubaki), (2) août 1998. Il est indicatif que ce jeune homme soit entré peu après dans les Forces Armées Congolaises. 3 POMBO David et KIANGU Mununu Adèle, Kinshasa, 24 juillet 2005. Je me fis enrôler le 26 suivant.

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IVème PARTIE : S'ACCAPARER DE L'HISTOIRE DES AUTRES. CONSTRUIRE UNE MÉMOIRE COMMUNE

Quand le 16 décembre 2004, à Dar-es-Salaam, monsieur André Ipakala invitait l'historien que je suis, à documenter l'histoire des Grands Lacs afin de dégager ce qui nous réunit, il soulignait le fait qu'à travers leur histoire moderne, les pays des Grands Lacs avaient déjà construit ensemble. L'on peut citer avec lui :

– L'aéroport de Cyangugu construit avec l'argent de la R.D.C.;

– L'aéroport de Bujumbura construit aussi avec l'argent de la R.D.C, d'autant plus que le Gouverneur du Kivu résidait à Bujumbura et venait travailler à Bukavu;

– Le port de Dar-es-Salaam construit avec l'argent du Congo;

– Le barrage de la CEPGL situé au Rwanda et financé par le Congo1.

Le NEPAD/Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique lancé à Abuja en octobre 2001, n'aurait pas désavoué ces initiatives communes, lui qui invite les Africains à une telle collaboration. C'est aussi cette optique que je défendais dans ma conférence2 qui consistait à dire que si l'on veut réaliser l'éducation des consciences et la conversion des cœurs, source de tant de maux qui assaillent l'Afrique, il faut, au-delà des lois, créer aujourd'hui une certaine factualité positive, puisque c'est cette histoire (information) construite maintenant qui sera la représentation sur laquelle se base le régime de la mémoire (commentaire).

A l'ouest, on ne peut pas dire qu'une telle dynamique soit absente, sinon utile. Comment ne peut-on pas lire dans cette optique un mouvement comme celui des Bana Lunda, littéralement « les enfants du Lunda », c’est-à-dire ces jeunes gens qui investirent le nord de l’Angola dans les décennies 1980 et 1990, le Lunda étant la province nord de ce pays et jouxtant, de ce fait, le Congo ?

Certes ce fut le besoin de survivre et sans doute aussi de réussir dans la vie, qui attira à Kafumfu, la capitale de la province du Lunda Norte, tous ces jeunes venus essentiellement de l'entre Kwango-Kasaï (Kikwit et Tshikapa). Mais au-delà des impératifs de la survie3, il manifeste une certaine façon d'appréhender la vie quotidienne en la partageant largement avec les frères Angolais. Ce va-et-vient était fondé sur un sentiment de fraternité que renforçait le caractère dangereux de l'exploitation. Le Zaïrens, c'était pour l'Angolais cet Amigo qu'on ne violentait et traitait de Pora que quand les impératifs de la guerre y poussaient. Et parlant de son projet de voyager en Angola, un ancien de Lunda déclarait : «Je vais aller à Luanda, mais je n'ai pas renoncé à mon projet de me

1 IPAKALA André, Témoignage, Dar-es-Salaam, 16 novembre 2004. Il est éditeur-directeur général du Groupe de presse La Référence et participait, au nom de l'Association Nationale des Editeurs des Journaux de la R.D.C., à la Rencontre Interrégionale sur le Processus de paix dans la région des Grands Lacs : l'engagement des médias organisée par l'Institut Panos Paris à Bagamoyo/Tanzanie, du 13 au 15 décembre 2004. 2 KIANGU, S., «Construire une mémoire commune pour pouvoir vivre ensemble ? « dans INSTITUT PANOS PARIS, Actes de l'Atelier inter-régional de Bagamoyo sur «Construire la paix dans la région des Grands Lacs : l'engagement des médias. Bagamoyo 13-15 décembre 2004, sous presse. 3Toues les études menées jusqu'ici se sont orientées vers cette dimension de l'économie informelle pour la survie : «Le diamant (y) est exploité légalement par une entreprise d’Etat et illégalement par des garimpeiros qui trafiquent avec qui achète - l’UNITA, des membres locaux ou nationaux de la nomenklature, les descendus d’Afrique de l’Ouest et de l’Est « (MESSIANT, Ch., «Angola, les voies de l’ethnisation et de la décomposition « dans Lusotopie n°1-2, 1994, p.189). Quelques études ont déjà été consacrées à ce phénomène au départ de Kikwit : MAKWELA, L.J.C., Le phénomène Bana-Lunda et la déviance juvénile, Travail de fin d’étude, Université de Bandundu, Kikwit, 1995, et SIMA, J.K., «Les Bana-Lunda et les transformations socio-économiques à Kikwit « dans Congo-Afrique, n°355, mai 2001, pp.297-310. De façon plus générale, lire MONNIER, L. et alii (éd.), Chasse au diamant au Congo/Zaïre, Cahiers Africains n°45-46, série 2000, 2001, 255p., qui analyse selon une approche par le bas lerôle majeur du dollar américain dans la vie quotidienne des Congolais, conséquence de la «désalarisation « de nombre de Congolais depuis deux décennies. Y lire notamment le texte de SABAKINU Kivilu, «A la recherche du paradis terrestre : Bana Luunda entre le diamant et le dollar « (pp.127-170).

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rendre à l'étranger »1. Puisque Luanda, ce n'est pas l'étranger, mais un chez soi où beaucoup de frères et amis se sont déjà fixés. L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE COMME RELAIS D'INTÉGRATION (NATIONALE ET AFRICAINE)

Les premiers manuels d'histoire du Congo apparaissent assez tardivement. Aussi c'est le livre de Michiels et Laude, Notre Colonie qui tint le flambeau. Livre de géographie, il se terminait par une notice historique2.

Le rôle confié à ce livre fut de personnaliser le Congo Belge dans le temps et dans l'espace. Il s'agissait de dire qu'il constituait une singularité sur le plan de géographie tant physique qu'économique, politique, administrative et humaine. Sur le plan de l'histoire, ce livre était donc fondé sur un paradigme, à savoir qu'au delà des hauts et des bas, il y avait depuis l'épopée belge au Congo, un cheminement édifiant à entretenir : des «peuplades» disparates et différentes voyaient leurs relations consolidées sous l'effet de l'expérience coloniale et, à travers les vicissitudes, une nation tout de même se consolidait. L'on pourrait affirmer que l'Afrique belge n'existe pas. Le Ruanda-Urundi n'étant cité que de façon subsidiaire. La colonie belge, c'est finalement le Congo Belge.

C'est aussi sur ce paradigme que se fondèrent les premiers ouvrages d'histoire réalisés après l'indépendance. Leur articulation était simple : A une Afrique ancienne marquée par par des migrations, avait succédé une Afrique moderne sous l'autorité étrangère ayant donné un territoire une unité que les Congolais recherchent, consolident depuis l'indépendance3.

Les travaux de la Commission de Réforme des programmes aboutit à un nouveau programme d'histoire qui donna à l'enseignement primaire, le soin d'organiser sur les deux dernières années [5ème et 6ème], l'étude des événements et des hommes ayant fait du Congo, ce qu'il est aujourd'hui.

Les événements proposés à l'élève dans les brochures Histoire du Zaïre [Vol. I : 5ème et Vol. II : 6ème] ne désavouèrent pas Notre Colonie. En effet, la période pré-belge fut traitée de façon très subsidiaire. De fait, les sources anciennes étaient réduites à la tradition orale elle-même réduite à la mémoire individuelle. Dans un contexte où les monuments, les écrits et les documents sonores étaient déclarés inexistants pour cette période pré-belge, le temps ne put être remonté que jusqu'à la lutte anti-esclavagiste belge (env. 1895). Ce faisant, ces brochures, faute de documents, acculèrent à la non-histoire, la période dite «des premiers habitants » (pygmées, etc..) taillant la pierre et celle des «proto-bantu » la polissant.

Les peuples congolais, ce sont donc les Bantu, ceux-là même qui, des siècles plus tôt, avaient créé les belles civilisations que furent les royaumes kongo, kuba, luba, lunda, mongo, Yeke, etc.. En s'impliquant à fond dans le Centre International des Civilisations Bantu / CICIBA créé en 1983, l'Etat congolais donna une caution à cette vision. A la suite de Notre Colonie, l'Histoire de notre pays ne cite que les pygmées, les semi-bantu et les bantu comme populations du Congo. L'Histoire du Zaïre ne fit pas autrement, elle qui suivit le chemin ainsi tracé.

Il est aussi important de noter que ces livres effleurent à peine les oppositions entre la Belgique d'une part, la France et le Portugal de l'autre, au sujet de l'embouchure du fleuve Congo, puis des frontières ouest (fleuve Congo et rivière Kwango). L'on ne retint pas cela comme un vrai conflit. C'est que, ce qui importe, c'est d'accepter les limites comme une richesse et non comme une défaite à venger.

1 KIANGU, K., Causerie, Kinshasa, 20 août 2005. Il résida dans le Lunda Norte entre 1993 et 1994. 2 MICHIELS, A. et LAUDE, N., Notre Colonie. Géographie et notice historique, Ed. Universelle, Bruxelles. L'édition de 1932 est la dixième. 3 Voir, par exemple : DE ROOVER Noëlla, Histoire de notre pays. Manuel d'histoire pour la 5§me primaire, B.E.C., Kinshasa, (1963), 96p.

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Il est tout aussi important de dire qu'un des points positifs de cette Histoire du Zaïre aura été d'avoir souligné le fait que les conflits avaient été à l'origine de la décadence des civilisations – bantu, s'entend1. Et que donc, cette histoire s'interdit d'exalter la guerre.

Cependant il y avait un holà dans la mesure où, sur le plan humain, ce livre aboutissait à des stéréotypes qui pouvaient se résumer ainsi : «Nous les Congolais, nous sommes des bantu, avec des pygmées et des soudanais, sans les Hamites ». La gestion coloniale avait pris cette couleur qui se cristallisa avec le Ruanda-Urundi, et les Congolais en vinrent à penser ainsi.

Les livres d'histoire du Congo/Zaïre ont donc cristallisé une fracture bantu – nilotiques puisque soulignant que contrairement aux pygmées et aux fameux «proto-bantu » qui furent assimilés, absorbés, dominés, ces nilotiques se sont plutôt infiltrés. En soi, c'est là «critériser » l'être muntu en terme anthropologique (morphologique)2, ce qui amènerait à oublier que ces nilotiques étaient aussi linguistiquement parlant des bantu puisque parlant des langues bantu.

Ceci me permet de conclure en disant que les chercheurs congolais ont le devoir d'aider leurs compatriotes à connaître et assumer leur propre culture, à travers des ouvrages nouveaux évitant de frustrer culturellement les autres avec des clichés du genre : le Tutsi et le Hutu si cher à Jean-Pierre Chrétien. De tels clichés courent le risque d'être récupérés pour servir tout juste des vues d'esprit.

***

1 KASONGO wa Kapinga et KOMBE, Histoire du Zaïre. 6ème primaire, Ed. revue et corrigée, 1990, p.15 2 On peut lire dans le volume de la 5ème primaire, en p. 19 : «Les Bantous dont les dialectes ont des origines communes, ont presque les mêmes institutions philosophiques ou religieuses, et les mêmes organisations politiques et sociales «. Mais sur la carte de la même page, les nilotiques ayant produit les mêmes langues, ne sont pas intégrés parmi les bantu.

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CONCLUSION

Une question majeure nous a été posée dans le cadre de cette étude, celle de savoir s’il y avait une opinion publique au sujet des conflits identitaires dans l’ouest du Congo. Elle débouchait sur d’autres questions secondaires qui la formalisaient, notamment :

1. Comment cette opinion publique fonctionne ?

2. Qui la fait (personnalités politiques, intellectuels, églises, ONGs, les gens ordinaires) et comment la communiquent-ils ?

3. Est-elle nationale, régionale, des groupes ou encore internationale ?

4. Quelles sont, s’il y en a, les canaux de communication entre ces opinions ?

5. Comment l’opinion forgée en ville atteint ou n’atteint pas la campagne ?

Voilà autant de questions qui serviront de toile de fond à la réflexion à laquelle nous venons ce jour donner ce cadrage qui se veut à souhait descriptif et n’a eu d’autre ambition que de circonscrire le milieu dans lequel a lieu la vie à l’ouest du Congo. Et des faits relatés ici, l’on peut tirer quelques conclusions.

D’abord il y a deux sources d’opinion, ce qui assure une double vitesse, à savoir, d’une part la population à la base qui a tendance à ignorer les frontières de toutes sortes et à vivre ensemble au quotidien, et, d’autre part les élites laïques, religieuses… prêtes à chauffer à blanc les références identitaires en vue de la défense des intérêts des groupes (provinces, ONGs…) qui se reconnaissent pleinement à travers les symboles divers (chants, festivals, périodiques…).

Ensuite, le phénomène est total, investissant tous les espaces de vie (politique, économie, vie religieuse…) et impliquant toutes les générations, sans oublier le «gender», mais sans déboucher sur des guerres à cause des limites qu’imposent à la manipulation la faible circulation des médias et la fracture d’intérêt existant entre le sommet et la base.

Enfin, à travers les hauts et les bas de la vie à l’ouest du Congo, ces confrontations identitaires fonctionnent généralement à l’occasion d’événements traumatiques (postes à occuper, etc.) qui, s’ils représentent en eux-mêmes des moments de conflit, sont aussi des occasions de négociation puisque les uns et les autres sont convaincus d’être sur une même barque existentielle, dans un même créneau de développement.

Tout ce qui précède contribue à créer une ambiance libre de tout stéréotype irréductible, des motivations qui influencent plutôt positivement la politique locale poussant les décideurs vers le consensus. Elles favorisent une cohabitation pacifique quand des autochtones sont obligés de vivre ensemble avec des migrants. Mais dans la mesure où l’unité culturelle n’est pas une donnée suffisante pour mettre durablement les hommes ensemble, il est indispensable de promouvoir chez les différents peuples de la région, une conscience nationale qui transcende les considérations ethniques afin de consolider cette cohabitation pacifique.

Ernest KIANGU Sindani Université de Kinshasa

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MIGRATION, ENJEUX IDENTITAIRES ET CONFLITS DANS LA REGION DES GRANDS LACS AFRICAINS (Cas de l’Est de la République démocratique du Congo) : État actuel des

connaissances documentaires circulant à l’Est de la RD-Congo

Léonard N’SANDA BULELI

I. INTRODUCTION

La sous-région africaine des Grands-lacs vient de traverser une période de turbulences politiques graves essentiellement caractérisées par des conflits armées vécues de façon récurrente depuis 1990.1 Et aujourd’hui encore, cette situation demeure toujours explosive, des soubresauts de violences et de confrontation armée pouvant survenir à tout moment.

Il va sans dire que cette situation continue à préoccuper la communauté internationale à cause des effets pervers qu’elle entraîne sur la stabilité, l’économie et le développement de nombreux pays africains, notamment des pays limitrophes. Toutes les tentatives de solution proposées jusqu’à ce jour pour enrayer cette situation de crise permanente n’ont pas abouti ou ont donné des résultats insignifiants, notamment à cause de leur nature et surtout des connaissances insuffisantes du phénomène qui les sous-tend.

Parmi les multiples causes génératrices des conflits, il y a sans doute celles relatives aux mouvements des populations transfrontalières et à la démographie dense de cette sous-région. Le manque de maîtrise de ces deux facteurs dynamiques est une source de nombreuses crises, facteurs dynamiques dont les racines plongent dans de nombreux paliers de l’histoire même de cette sous-région. En effet, le mouvement des populations à la base de nombreuses crises se situe aussi bien en amont qu’en aval.

En amont, les migrations ont provoqué à plusieurs échelons de leur histoire, de nombreux conflits, d’abord entre immigrants eux-mêmes (cas des Hutu et Tutsi des territoires de Rutshuru et de Masisi), ensuite entre ces populations rwandophones et les populations congolaises non-rwandophones (Cas des Banyamulenge du Sud-Kivu, mais aussi entre les rwandophones de Masisi et les populations Hunde et Nyanga du Nord-Kivu). La saturation de la capacité d’accueil des territoires de destination2 ajoutée aux controverses d’ordre coutumier entre les migrants et les populations autochtones, semblent expliquer les premières raisons des différentes crises. Mais il faut y adjoindre également une question de culture et la réponse identitaire que cela entraîne. Sans chercher à entrer dans les débats sur le mode de production, on peut faire allusion à la confrontation entre la culture pastorale des immigrants, nomade, guerrière toujours à la recherche de grands espaces, et la culture sédentaire des agriculteurs que sont les populations autochtones. Dans cette culture, la terre n’est pas seulement un moyen de production, elle revêt également plusieurs valeurs symboliques qui peuvent être sources de conflits si les populations migrantes ne tiennent pas compte de ce paramètre. Comme on le sait, la cohabitation entre les allochtones immigrants et les autochtones a souvent donné lieu à des conflits fonciers allant jusqu’à des confrontations armées (Cas de Masisi et de Walikale des années 1990).3

A cela, en rapport avec les événements actuels, on peut ajouter que les migrants sont devenus une base arrière pour le recrutement des rebelles et des combattants (Cas des Interhamwe et des ex-Far). L’une des particularités de cette situation est que les conflits impliquent une multitude

1 Le Rwanda depuis 1990 avec comme point culminant, le génocide de 1994 et la fuite des réfugiés en RD-Congo; le Burundi depuis l’échec de la démocratisation en 1993 avec l’assassinat du Président Hutu Melchior Ndadaye ; la RD-Congo, d’abord avec la dialectique identitaire dans le Nord-Kivu vers les années 1990 entre les populations congolaises rwandophones et les populations congolaises dites «de souche «, ensuite avec les guerres afdéliennes (1996) et du RCD (1998). 2 En effet, les populations migrantes s’installent dans une région à forte densité. Exemple : Territoire de Walungu en 1980 = 293 hab./km2 Cette sur-densification entraîne la rareté des terres, l’une des bases de la cohabitation difficile entre les autochtones et les immigrants. 3 WILLAME J-C, 1997, Banyarwanda et Banyamulenge, Institut africain-CEDAF, L’Harmattan, Bxll-Paris

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d’acteurs aux agendas diamétralement opposés. En outre, ces conflits semblent déborder du cadre de la seule sous-région des Grands-lacs, et possèdent des ramifications dans d’autres sous-régions et même en dehors du continent.

En aval, les mouvements des populations demeurent tributaires des crises politiques, sociologiques, économiques et démographiques qui les sous-tendent. Plus que des simples déplacements, ces mouvements migratoires sont devenus aujourd’hui un véritable mode de vie des populations de cette sous-région. L’absence de l’Etat notamment en RD-Congo – et dans une moindre mesure au Burundi – et l’incapacité des structures de contrôle des mouvements des populations rendent aléatoire sinon impossible la maîtrise de la dynamique migratoire dans cette sous-région.

La question de la circulation Congo-Burundi me semble mériter un peu plus d’attention parce qu'elle montre que le Congo n’est pas le seul à avoir des problèmes suite aux mouvements des populations en terme de va et vient. En effet, au moment où je rédige ce rapport, je viens d’apprendre (information à vérifier) que les structures de contrôle et de gestion démographique du Burundi sont devenues si défectueuses que de nombreux immigrants clandestins Congolais ont acquis frauduleusement la nationalité burundaise et participent aux élections aux côtés du FDD. Beaucoup d’entre eux auraient également participé à la guerre civile burundaise aux côtés du FDD-CNDD. Ce qui expliquerait la large victoire de cette formation politique (Exemple : il semble que l’actuel administrateur de la commune de Bwiza de la composante FDD-CNDD soit d’origine congolaise. Il est d’ailleurs fortement contesté par la communauté Tutsi qui récuse sa « burundité »).

Il faut par ailleurs noter que la migration congolaise vers le Burundi date de l’époque coloniale lorsque la colonisation belge recrutait des auxiliaires d’appoint « indigènes » pour de nombreux services dans l’administration coloniale (commis, mécaniciens, maçons, charpentiers, etc.., mais aussi des soldats de la Force publique). Beaucoup de ces migrants n’ont plus jamais quitté le Burundi. Les quartiers dits « Kamenge » et « Buyenzi » dans la ville de Bujumbura constituent aujourd’hui une sorte de « homeland » de ces immigrants congolais qui y mènent plusieurs activités notamment dans le petit commerce et l’informel. Il y existe plusieurs communautés ethniques du Sud-Kivu (organisées d’ailleurs en mutuelles ethniques). La plus importante ethnie des immigrants congolais de Bujumbura est celle des Babembe du territoire de Fizi, mais aussi des Bavira et des Bafulero. Selon certaines sources locales (à vérifier), il semble que la participation congolaise dans la guerre civile burundaise comprenne surtout les combattants Babembe de Fizi qui dans cette région, ont intégré le FDD-CNDD à travers la collaboration Maï-Maï-FDD-CNDD.1

Comme on peut le voir, cette situation ne peut politiquement qu’être en faveur des Hutu burundais dont la majorité s’identifie au FDD-CNDD. On sait par ailleurs que le Sud-Kivu est infesté par les forces dites « négatives » essentiellement composées des anciens génocidaires du Rwanda – Ex-FAR et Interhamwe. Celles-ci sont localisées dans presque tous les territoires de cette province – Kabare, Walungu, Kalehe, Uvira, Mwenga. On pourrait se demander si quelque part, il n’y avait aucune complicité entre ces forces « négatives » et le tandem Maï-Maï-FDD-CNDD.

Selon les informations que je détiens, il semble cependant qu’il n’y ait aucun lien avec les Interhamwe. Et si elle existait, elle n’avait jamais été structurée, les combattants du FDD-CNDD craignant que la marginalisation des Interhamwe ne soit défavorable à leur image à l’extérieur. Et ici, les Babembe de la diaspora ne sont pas étrangers à cette prise de position. Au Canada par exemple, la communauté Bembe organisée à travers la mutuelle « Mbondo » a toujours soutenu politiquement moralement et même matériellement, les Maï-Maï du « général » Dunia. Et même un site Internet (www.congopolis.com) créé par la diaspora Bembe diffuse des messages mobilisateurs sur le combat que mènent les Maï-Maï de l’ethnie Bembe contre les « envahisseurs étrangers » qui, sans nul doute ne sont autres que les populations d’expression rwandophone, c’est-à-dire les Banyamulenge.

1 En tout cas, une étude plus approfondie sur la migration congolaise au Burundi serait très intéressante. Ma proximité du Burundi (j’enseigne à l’Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu en RD-Congo) et surtout avec le concours éventuel de Melchior Mukiri, de l’Université du Burundi à Bujumbura, peut me permettre d’initier des travaux de rédaction de mémoire avec mes étudiants sur cette question.

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Par contre, les relations ont été très suivies entre les combattants Maï-Maï de l’ethnie Babembe de Fizi et les combattants du FDD-CNDD. Deux raisons peuvent expliquer ces relations :

1) Beaucoup de ces Babembe ont vécu au Burundi et ont fui avec les FDD-CNDD ou encore possédaient des parents Bembe à Bujumbura et à Rumonge (où l’épuration des Congolais s’est fait du temps de Buyoya au début de la guerre civile en 1994-1995).

2) Les Maï-Maï Bembe commandés par le « général » Dunia de l’ethnie Bembe de Fizi n’ont jamais pactisé avec les Interhamwe qu’ils ont toujours considéré comme ennemis au même titre que les soldats du corps expéditionnaire de l’APR. Les relations entre ces Maï-Maï et les autres groupes des Maï-Maï (comme ceux du « général » Padiri – un Mutembo de Bunyakiri) qui, eux, collaboraient avec les Interhamwe, ne sont pas évidentes car les Babembe ne semblaient se préoccuper que de la défense de leur terroir Bembe contre les envahisseurs « étrangers » venus avec la guerre du RCD.

Sur ce chapitre d’ailleurs, la province du Nord-Kivu avec ses territoires de Goma, Masisi et Rutshuru à l’Est de la R.D.Congo, constitue le ventre mou de la sous-région des Grands-lacs.1 Adjacente au Rwanda voisin avec une frontière commune de près de cent kilomètres, cette province est en passe de devenir aujourd’hui le foyer, sinon le principal foyer de migration clandestine des sujets rwandophones. La Ville de Goma et son hinterland ont une frontière commune avec la province rwandaise de Gisenyi, tandis que le territoire de Rutshuru la partage avec la province rwandaise de Ruhengeri. Toute cette région est peuplée des habitants dont la langue maternelle est le Kinyarwanda.

Ce facteur linguistique et culturel et l’absence de l’Etat (notamment l’absence ou les insuffisances de toute structure de contrôle et de gestion migratoire) favorise l’immigration clandestine. Lente au début, celle-ci s’est amplifié déjà à l’époque de Mobutu où celui-ci, pour protéger et consolider son pouvoir et son emprise sur le pays, a commencé à brader la souveraineté de la R.D.Congo en octroyant au Président rwandais Habyarimana d’immenses concessions foncières notamment à Walikale et à Masisi. Les tensions entre les populations migrantes rwandophones de Masisi et les ethnies Hunde (territoire de Masisi) et Nyanga (territoire de Walikale) durant les années 1990 remontent leur origine à ce bradage2 et depuis lors cette tension ne s’est jamais estompée puisqu’elle demeure toujours permanente.

Aujourd’hui, la déstabilisation de tout l’Est de la R.D.Congo demeure tributaire à l’absence de toute politique migratoire à partir de ce « ventre mou ». Lors du génocide rwandais de 1994, près de deux millions de réfugiés Hutu rwandais se sont déversés dans l’ancien Kivu, parmi lesquels près d’un million et demi dans la seule province du Nord-Kivu. La présence de toute cette masse à la frontière des deux pays et surtout l’absence d’une gestion démographique efficace ont constitué des ingrédients à la base de l’escalade entre le Rwanda et la R.D.Congo en 1996 et en 1998.

Il faut ajouter à cela, l’insécurité dû aux mouvements fréquents à deux sens des groupes belligérants rwandais (le tandem Interhamwe-Far contre le pouvoir du FPR de Kigali)à la frontière entre le Nord-Kivu et le Rwanda, consécutive à l’absence d’autorité de l’Etat dans cette partie de la R.D.Congo. Les incursions fréquentes de l’armée rwandaise sur le sol congolais, tout comme celles des forces dites « négatives » sur le sol rwandais, source de la tension permanente entre les deux pays, sans en être catégorique, ne peuvent manquer de bénéficier fréquemment des complicités de la part

1 Evidemment le Sud-Kivu ne l’est pas moins puisqu’il est confronté à la question des Banyamulenge. La contrée de ces derniers (notamment la Collectivité locale dite des «Plaines de la Ruzizi) est également adjacente à la province rwandaise de Bugarama. Par ailleurs, l’absence de contrôle migratoire sur le lac Kivu favorise aussi l’immigration clandestine notamment à l’île d’Idjwi et dans le territoire de Kalehe où existe une forte communauté Tutsi. La participation avérée de l’armée rwandaise dans la prise de Bukavu par la rébellion des officiers dissidents congolais d’expression rwandophone – Laurent Nkundabatware et Jules Mutebusi – en juin 2004 a été facilitée par cette absence de contrôle du Lac Kivu. Cfr la note 7 2 WILLAME J-C., ouvrage cité

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des populations congolaises d’expression rwandophone des territoires de la province du Nord-Kivu adjacents du Rwanda.1

Une fois de plus, il faut remonter les origines de cette situation aux différents paliers de l’histoire de cette contrée.

Le présent rapport est une présentation critique et une exploration de ce qui se dit et de ce qui s’écrit à l'Est du Congo au sujet des questions migratoires ainsi que des conflits ethniques et de la nationalité congolaise qui en résultent. La lecture de ces données implique aussi bien la documentation éditée et publiée que la documentation inédite et circulant d’une manière ou d’une autre dans la sous-région (Travaux d’étudiants, dessins, vidéo, rumeur, discours religieux, etc.).

II. SYNTHÈSE DES DÉBATS POLITIQUES IDENTITAIRES ACTUELS A L’EST DE LA R.D.CONGO

Je suis arrivé à Bukavu le 12 avril 2005 en provenance du Canada via Bujumbura au Burundi. Mon séjour dans la sous-région des Grands-lacs africains a coïncidé avec le climat d’effervescence dû en partie aux enjeux du moment, notamment l’attente des élections au Burundi et l’approche de la date fatidique du 30 juin 2005 en R.D.Congo. Pour mémoire, les accords de Sun-City en Afrique du Sud, signés entre les acteurs conflictuels de la crise congolaise avaient fixé une période de transition de 24 mois devant s’achever le 30 juin 2005. Il était supposé qu’à cette date, les échéances électorales devant légitimer les nouvelles autorités de la 3ème République doivent à tous les niveaux, s’être achevées. Cela n’a pas été le cas, relançant ainsi une nouvelle crise au sein de l’espace politique congolais.

Quatre mois après mon arrivée et après avoir observé la situation prévalant dans l’Est de la R.D.Congo, je crois pouvoir présenter ci-après une synthèse du contexte politique que j’ai trouvé sur place, particulièrement dans les provinces du Nord et Sud-Kivu et du Maniema.

De manière générale, la tension qui a constamment caractérisé cette sous-région des Grands-lacs est toujours présente et même en hausse à cause des enjeux politiques que je viens d’évoquer, à savoir les élections en R.D.Congo. Tel que je l’ai observé sur place (à Uvira, à Bukavu, à Goma et à Kindu), le processus enclenché devant aboutir aux élections me semble irréversible, malgré les tergiversations et les atermoiements de la classe politique au pouvoir. La lecture par « en bas » de l’état d’esprit de la population m’a semblé indiquer que celle-ci s’est inscrite résolument dans le processus électoral et paraît déterminée à aller jusqu’au bout. L’inorganisation des élections en R.D.Congo serait donc à mon avis, lourde de conséquences et pourrait sans nul doute déboucher à des situations imprévisibles.

Mais l’approche des élections et l’effervescence qui les caractérise semblent également avoir relancé les vieux démons de la fameuse « géopolitique » et de repli identitaire. Sous l’effet de multiples manipulations, la question des populations rwandophones par exemple – Banyamulenge et les Rwandophones de Goma, Rutshuru et Masisi – est revenue sur la place publique. Elle demeure très sensible et toujours présente, même si une certaine accalmie semble s’observer. Elle ne manquera pas de surgir lorsque les tensions seront, à mon avis, inévitablement exacerbées avec la tenue des élections.

Officiellement, la question rwandophone a été réglée par la promulgation de la loi sur la nationalité en janvier 2004. Cette lecture est cependant différente de la lecture populaire – celle d’« en bas » – qui trouve que la problématique de la population d’expression rwandophone demeure

1 Tel est le cas des dernières escarmouches entre l’armée rwandaise et les forces congolaises à Kanyabayonga dans le Nord-Kivu en novembre 2004, tout comme les renforts de la rébellion de Laurent Nkundabatware lors de la prise de Bukavu en juin 2004. La perméabilité des frontières rwando-congolaises de la province du Nord-Kivu et la présence des populations rwandophones dont le penchant pour le Rwanda est avéré, ont facilité toutes ces incursions (confirmées d’ailleurs à plusieurs reprises par les forces de la Mission des Nations-Unies au Congo – la MONUC)

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entière.1 Un indice de taille à signaler est l’échec de la démarche du Vice-président de la République, Arthur Z’Ahidi Ngoma qui, conformément au vœu du Gouvernement congolais et dans le cadre de la réconciliation nationale, est venu à Bukavu en mars 2005 pour installer une structure de dialogue interethnique dite « Barza ». La population du Sud-Kivu, sans doute manipulée par les acteurs politiques et par la Société civile du Sud-Kivu, s’est inscrite dans la « rwandophobie » et a refusé de cautionner une telle structure, la considérant comme une tentative de bradage de la nationalité congolaise et une conciliation, si pas une complicité avec les ennemis de la nation congolaise.

Je signale par ailleurs que la commission dite « Commission Vérité et réconciliation » pourtant créée par les accords de Sun-City n’a jamais été ni fonctionnelle ni opérationnelle au Nord-Kivu, au Sud-Kivu et au Maniema. La population continue à considérer les populations rwandophones comme des étrangers auxquels elle ajoute d’ailleurs des attributs non moins exclusifs d’ «agresseurs » et de pillards des richesses du Congo.

Ce radicalisme avec le climat de suspicion et de méfiance qui l’accompagne envers les populations rwandophones, semble par ailleurs s’être amplifié avec la rébellion des officiers Tutsi des Forces congolaises en juin 2004. Prétextant vouloir protéger les populations Banyamulenge menacées de génocide, des officiers Tutsis œuvrant dans l’armée congolaise – Laurent Nkundabatware et son confrère Jules Mutebusi – ont investi avec le concours de l’armée rwandaise pendant près de dix jours, la ville de Bukavu qu’ils ont pillée de fond en comble. Les butins ainsi constitués des biens pillés ont pris avec les mutins et les populations congolaises d’expression rwandophone établis à Bukavu en fuite, le chemin du Rwanda. Ces faits, ainsi que la complicité avérée de l’armée et des autorités politiques rwandaises, ont été perçus par la population congolaise du Sud-Kivu et particulièrement de Bukavu comme preuve supplémentaire d’assujettissement naturel des populations rwandophones à l’Etat rwandais.

Par ailleurs, il convient d’indiquer que l’ombre d’une éventuelle confrontation armée entre le Rwanda et la R.C.Congo demeure toujours présente. Les combattants « Interhamwe » et les « ex-Far», auteurs du génocide rwandais de 1994, infestent toujours les forêts des provinces du Nord et du Sud-Kivu, frontalières du Rwanda voisin et ont commencé à se livrer à des exactions et à des massacres des populations civiles congolaises, créant ainsi un climat d’insécurité permanent. Le Rwanda à son tour semble s’être inscrit dans la logique de la guerre en brandissant de façon permanente la menace d’une intervention armée à l’Est de la R.D.Congo au cas où ces « forces négatives » selon l’expression leur consacrée, constitueraient une menace sérieuse à sa sécurité.

Ajoutons en outre qu’au-delà de ces raisons sécuritaires, l’éventualité d’une nouvelle guerre rwando-congolaise repose également sur les enjeux économiques importants. L’absence d’un Etat au Congo a ouvert à son voisin le Rwanda, une brèche importante dans les ressources naturelles et minérales de ce pays. La fraude de ces ressources par les voisins de la R.D.Congo a été largement dénoncée par les médias et par plusieurs panels des organisations internationales notamment dans les rapports des experts de l’ONU, ainsi que dans plusieurs publications. Parmi ces enjeux figurent également plusieurs combines maffieuses liées au monde de crime : trafic d’armes et de drogues, blanchiment d’argent, etc.2 Sur ce chapitre, l’Est de la R.D.Congo semble devenu la plaque tournante de cet affairisme du crime. Comme je l’ai dit plus haut, l’absence de l’Etat est la cause principale de cet état de chose. La dérive de cette situation peut arriver à des conséquences incalculables. Le pillage

1 Il faut distinguer dans cette population, les Tutsi et les Hutu. Les considérations des populations congolaises dites de «souche « semblent plus radicales contre les populations Tutsies que contre les Hutu, même si les choses semblent évoluer autrement depuis que les Interhamwe et les ex-Fars ont commencé à s’en prendre aux populations congolaises des milieux ruraux au Nord et au Sud-Kivu et à les massacrer. 2 Un exemple probant : au cours d’un entretien avec le Gouverneur Bulaimu de la Province du Sud-Kivu en mai 2005, celui-ci me dira personnellement avoir confisqué une barre d’uranium qui s’apprêtait à quitter frauduleusement la R.D.Congo pour le Rwanda… (Informations à vérifier). Même si cela est difficile à prouver, ça ne souligne pas moins l’ampleur de la maffia dans cette espèce de no man’s land. On sait par ailleurs que l’on n'extrait plus d'uranium au Congo. Soit le gouvernement se donne de l'importance, soit un groupe essaie de vendre un faux produit. Dans les deux cas on joue cependant sur la mémoire de l'uranium de Shinkolobwe dont les premières bombes U ont été faites.

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des ressources naturelles congolaises par les voisins de la R.D.Congo demeure également aujourd’hui une source des animosités et met à mal le « vivre ensemble » des populations de la sous-région.1

Tout ce climat n’est donc pas de nature à calmer le jeu dans la sous-région et laisse planer une atmosphère de tension permanente.

Un autre volet du climat de tension persistante à l’Est de la R.D.Congo est relatif à la vie sociale des habitants. L’observation que je fais de la société congolaise actuelle et particulièrement celle des villes de l’Est du Congo (Bukavu, Uvira, Goma, Kindu) montre la dynamique d’une société qui s’efforce de survivre en l’absence de l’Etat. La crise multiforme qui a frappé de plein fouet cette société à la suite des calamités politiques successives depuis les années 1990, s’est amplifiée avec la désagrégation de l’Etat congolais et les guerres qui ont suivi. La misère, la pauvreté extrême, la sous-instruction et l’analphabétisme ont gagné du terrain et poussent les habitants à survivre par le déploiement d’un éventail impressionnant de stratégies informelles pour tenir le coup. L’affairisme est devenu une seconde nature, un mode de vie, un nouvel habitus.

Un tel climat me semble prédisposé à ouvrir la voie à des pratiques sociales incontrôlées et douteuses qui ne peuvent pas manquer d’avoir des répercussions sur le comportement politique de la population. Il fragilise en effet cette dernière ainsi démunie qui, pour se sortir de la misère, demeure exposée à des manipulations politiques diverses. Parmi ces dernières, la xénophobie, l’exclusion et le repli identitaire que l’on observe notamment dans le cas du Nord et du Sud-Kivu2, forment l’essentiel du discours. Dans ces deux provinces de l’Est de la R.D.Congo, ces discours sont essentiellement orientés contre les populations rwandophones transfrontalières. Tel que je l’ai vécu sur terrain, ces discours sont véhiculés aussi bien par les acteurs politiques locaux et nationaux que par d’autres instances sociales locales notamment les nombreuses plates-formes de la Société civile.

A propos de la circulation de l’information, je dois reconnaître qu’il s’est développé à l’Est de la R.D.Congo, à l’instar de tout le pays, plusieurs réseaux communicationnels, officiels comme privés, qui véhiculent notamment des discours mobilisateurs. A leurs côtés évoluent également d’autres structures de diffusion de l’information, notamment les églises, les mouvements associatifs et les organisations informelles des masses.

Quant à la liberté d’expression, j’ai été particulièrement frappé par l’ouverture faite en ce domaine dans les trois provinces de l’ancien Kivu. Il y a dix ans, certains discours développés actuellement étaient impensables à travers les médias en R.D.Congo. A Bukavu par exemple, quatre ou cinq stations des radios privées ont vu le jour depuis bientôt dix ans et diffusent des émissions qui, il y a dix ans, auraient été considérées comme trop osées et susciteraient pour leurs animateurs bien des problèmes… Il s’agit principalement des :

- Radio Okapi : appartenant à la MONUC (Mission des Nations-Unies au Congo)

- Radio Maria : appartenant à l’église catholique. Cette radio organise des émissions essentiellement religieuses.

- Radio Maendeleo : appartenant à l’église catholique mais gérée par la Société civile. Elle est également financée par le Réseau européen pour le Congo (REC) et d’autres ONG de financement internationaux

1 Je signale que dans la Ville de Kigali, capitale du Rwanda, un nouveau quartier très huppé vient de voir le jour. On l’appelle «Quartier Coltan « ou encore «Quartier Congo»et selon ce qui se dit, les immeubles seraient essentiellement construits grâce aux ressources minières et naturelles frauduleusement importées de la R.D.Congo à la suite de la guerre rwando-congolaise de 1998. Beaucoup de dignitaires congolais d’expression rwandophone y posséderaient des immeubles résidentiels. 2 Au Maniema, cette dynamique ne se pose pas en termes de la «rwandophobie « - qui du reste, est très éloignée de cette province – mais en terme «d’ethnicité exacerbée « à cause de la proximité et des préparatifs des élections. L’effervescence observée pendant les années 1990 est en train de gagner du terrain, ce qui laisse présager les empoignades ethniques vigoureuses lors de ces élections. (Cfr N’SANDA BULELI, 2004, La mémoire et l’histoire dans les constructions politiques ethniques et régionales pendant la transition au Maniema (République démocratique du Congo) 1990-2000, Thèse de doctorat, Université Laval, Québec)

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- Radio Rehema : appartenant à l’église protestante (ECC)

- Raga FM : radio privée émettant depuis Kinshasa

Toutes ces radios organisent des émissions des débats politiques et dans lesquels bien entendu passent plusieurs discours partisans. Parmi ces émissions, je peux épingler entre autres :

- L’émission « Debout Congo » de la radio Rehema : elle organise des débats entre plusieurs partis politiques opérant à Bukavu

- L’émission « Paix et développement » de la radio Maendeleo : elle organise des débats sur des sujets brûlants d’actualités telles que la question de nationalité, les élections, l’insécurité générale, la question des Interhamwe, les relations en dents de scie entre le Rwanda et la R.D.Congo, etc..

- L’émission « Dialogue entre Congolais » de la radio Okapi : émettant depuis Kinshasa, elle organise également des débats sur des sujets brûlants à l’instar de la radio Maendeleo. Ses sujets couvrent cependant toute l’actualité nationale alors que la radio Maendeleo débat surtout sur des sujets locaux.

La portée de toutes ces stations des radios est assez importante puisqu’elles sont captées à Goma (environ 100 km de Bukavu au Nord) et à Uvira (à 128 km de Bukavu au Sud).1 Ces émissions sont largement suivies par les populations locales2 qui ne manque pas d’intervenir dans les débats et bien entendu, les prolongent en dehors des émissions dans des cercles des discussions, participant ainsi à la diffusion de l’information ou à la mobilisation de l’opinion.

En dehors de ces structures médiatiques, d’autres instances sociales comme je l’ai dit plus haut, participent à la diffusion de l’information. Il s’agit principalement des églises et de certaines plates-formes de la Société civile. Je citerai parmi elles, l’église catholique à travers sa « Commission Justice et paix », mais aussi à travers ses publications locales. A Bukavu par exemple, l’église catholique locale publie un bulletin mensuel – Karibu – qui diffuse des informations aussi bien religieuses que d’actualité et dans lesquels des messages mobilisateurs sont insérés. Certaines paroisses par exemple – comme la Paroisse Mater Dei installée sur la colline Muhungu – ont même déployé des haut-parleurs pour diffuser des informations politiques mobilisatrices.3 La « Commission justice et paix » quant à elle, organise plusieurs panels d’information sur des sujets brûlants, notamment sur les élections, sur le droit et la justice sociale, mais aussi sur l’actualité et les réflexions politiques.

Bref donc, l’information circule largement à l’Est de la R.D.Congo à l’instar de tout le pays. Si cela est de manière générale, à l’actif de l’état d’esprit actuel de la population, il n’empêche que la désagrégation de l’Etat et l’insuffisance de contrôle de cette information (ou encore la censure souvent partisane des structures de contrôle) peuvent conduire à des dérapages graves surtout lorsque des discours partisans et mobilisateurs tentent de faire passer des messages à caractère xénophobe ou exclusif.

Si j’insiste sur un tel aspect, c’est parce que cela peut avoir des répercussions sur le mouvement des populations, sur la paix et la stabilité régionale. Lorsque les informations diffusées ne sont ni fondées sur des preuves précises et claires, ni vérifiées, elles peuvent véhiculer des ingrédients pouvant conduire à des situations explosives. L’histoire des migrations transfrontalières de l’Est de la R.D.Congo telle que véhiculée aujourd’hui par les réseaux de communication aussi bien formels

1 Je n’ai pas vérifié leur portée en dehors de ces deux villes. Ce qui est certain, c’est qu’elles sont captées par des villages installés le long des côtes du Lac Kivu (Y compris les villages du Rwanda). La radio Okapi est captée partout dans les grandes villes de la R.D.Congo. 2 On peut estimer à plus de 2 millions d’auditeurs des radios locales, celles émettant uniquement à Bukavu et citées plus haut. 3 Lors de l’occupation de Bukavu par la rébellion des officiers Tutsis Laurent Nkundabatware et Jules Mutebusi en juin 2004, la Paroisse Mater Dei a diffusé pendant tout le temps de cette occupation, grâce à des portes-voix installés à son clocher, des informations sur le déroulement de la guerre. Elle a même produit un reportage vidéo sur CD sur la libération de la ville de Bukavu (Cfr. document en annexe)

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qu’informels, se trouve travestie par des informations qui découlent plus de la rumeur que des données objectives.1 Derrière toutes ces informations se trouvent bien entendu des motivations aux connotations politiques évidentes.

La xénophobie, les pratiques sociales d’exclusion et la « géopolitique » sont des faits permanents à l’Est de la R.D.Congo surtout en ce moment où l’on approche des enjeux politiques. La migration transfrontalière étant elle-même très mal contrôlée, ajouter à cela toutes les tensions que cette situation a engendrées, notamment la lecture populaire, partisane et exclusive de la question de nationalité congolaise, tout cela n’aide ni à la stabilité ni à l’intégration régionale, deux facteurs indispensables pour le développement de cette sous-région des Grands-lacs.

Il est vrai que la question identitaire n’a pas la même intensité au Nord comme au Sud-Kivu, même si cette question demeure très sensible. Elle est actuellement en croissance au Sud-Kivu avec la question des Banyamulenge alors qu’elle me paraît « endémique » – je veux dire « naturellement ancrée » et récurrente – au Nord-Kivu où les populations rwandophones sont nombreux (deux territoires – Masisi et Rutshuru – sur cinq, plus la ville de Goma). Si la crise a toujours été présente au Nord-Kivu depuis l’époque coloniale, elle commence à se faire sentir au Sud-Kivu surtout au milieu des années 80. Et son paroxysme semble être atteint vers les années 1990 notamment autour des enjeux électoraux. En effet, les élections législatives de 1987 qui semblaient « exclure » les Tutsi congolais notamment au Nord-Kivu doivent avoir une corrélation avec les réactions identitaires du Sud-Kivu à l’égard des Banyamulenge.2 La réactivation de la dynamique Tutsi avec la guerre du Rwanda en 1990 semble également avoir eu des répercussions sensibles sur la question ethnique au Sud-Kivu notamment avec l’arrivée massive des réfugiés Hutu après le génocide de 1994.

L’ethnicité a toujours été très présente à Bukavu depuis de longues années pendant lesquelles d’ailleurs, des luttes latentes s’observent entre plusieurs communautés rivales : Les Bashi, les Balega, les Babembe, les Bahavu, les « Batoka Maniema », etc..3

Mais il faut signaler aussi qu’un bon nombre d’intellectuels – parmi lesquels des enseignants des universités et instituts universitaires de Bukavu – peuvent être considérés à travers les discours qu’ils tiennent, si pas comme « instigateurs », du moins comme le point de départ de la dialectique ethnique.4 Un cas édifiant parmi tant d’autres est celui de la crise dite «affaire bulgare » des années 1980 à l’Institut supérieur pédagogique de Bukavu.

1 Tel est le cas de certaines falsifications que rapporte l’histoire des migrations et du gonflement des chiffres démographiques de la population Banyamulenge (Cfr MUTAMBO John, 1997, Les Banyamulenge, qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Ed. St Paul, Kinshasa ; mais aussi KINYALOLO Kasangati, «Les messages du Groupe Milima « cfr. Posting N° 3431, in www.congokin.com ou encore «Lettre de Shikama-Kivu Peace Initiative du 29 avril 2002 à Jean-David Levitt « in www.shikamakivupeace.org , «Manifeste des Banyamulenge du 1er août 2001 « in www.Obsac.com ) 2 Tel est le cas d’un mémoire de licence en histoire à l’ISP-Bukavu dont l’auteur – un Munyamulenge – s’est vu refuser la soutenance. Les membres de jury appartenant aux ethnies Bashi (Sud-Kivu) et Hunde (Nord-Kivu) ont prétendu que ce mémoire «falsifiait « l’histoire des populations du Sud-Kivu en voulant légitimer l’installation historique des Banyamulenge sur les terres qu’ils occupent actuellement. Tel est également le cas du meurtre du professeur RUKATSI HAKIZA de l’ISP-Bukavu, un Hutu de Rutshuru tué par les soldats des FAZ sur dénonciation des milices bashi de Bukavu pendant les événements de l’AFDL en 1996. Mariée à une Tutsi rwandaise, on le soupçonnait d’être un pion (ou un informateur) des Banyamulenge qui venaient avec l’AFDL et le APR et de tenir des réunions clandestines à son domicile avec des étudiants Tutsi de l’ISP. 3 Lire VERHAEGEN B., 1967, Rébellion au Congo Tome I, CRISP, Bruxelles 4L’entretien téléphonique que j’ai eu avec le professeur KITA Pierre, en plus de mon expérience personnelle lors de mon séjour comme enseignant à l’ISP-Bukavu (1983-1993), montre que l’animosité ethnique au sein de cette institution avait ses ténors. Le personnel scientifique d’origine Bashi par exemple – se considérant comme autochtone de Bukavu – considérait le reste du personnel de l’ISP comme des «Bakuyakuya « (terme swahili à traduire approximativement comme «envahisseurs allochtones «) et gravitaient autour du professeur BISHIKWABO CHUBAKA, docteur en Histoire. Celui-ci assurait le leadership du personnel scientifique de l’ISP, originaire de cette ethnie (parmi lesquels les plus mordants : Jean-Marie KAZUNGUZIBWA, Prosper BIRHAKAHEKA, KIRHERO NSIBULA, Gervais CHIRHALWIRHA). L’antipathie de celui-ci contre les

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A l’époque, le R.P. Milani, prêtre italien de la congrégation des Xavériens et directeur général de l’ISP-Bukavu, avait recruté comme personnel enseignant et administratif durant les années 1970-1975, un grand nombre de Tutsi.1 La plupart d’entre eux étaient cependant, des réfugiés rwandais qui avaient réussi à se faire identifier comme citoyens congolais (Zaïrois). Ils possédaient des pièces d’identité congolaises (Carte d’identité pour citoyen) et beaucoup d’entre eux voyageaient à l’étranger avec des passeports congolais. Tous les renseignements contenus dans ces passeports et pièces d’identité – depuis les lieux de naissance jusqu’aux villages et territoires d’origine – portaient comme mentions, des noms congolais.2

La crise et l’animosité apparurent cependant autour de la politique préférentielle du R.P. Milani qui selon les sources recueillies sur place, semblait accorder beaucoup plus d’attention à tout problème survenant aux enseignants, aux étudiants et au personnel d’appoint tutsi qu’à celui du personnel et étudiants congolais.

Un exemple : un épisode aux répercussions politiques graves eut lieu durant l’année académique 1980.3 Les causes étaient aussi bien politiques que structurelles. En effet selon ces sources, le R.P. Milani semblait afficher beaucoup de mansuétude et de complaisance envers le personnel enseignant et d’appoint tutsi de l’ISP-Bukavu majoritairement recruté par lui, et envers les étudiants de la même obédience. Par ailleurs les engagements à l’enseignement supérieur et universitaire étant très sélectifs, les candidats tutsis n’éprouvaient pas autant de difficultés que les candidats congolais.

En plus, une organisation américaine, le «Peace Corps» des USA, avait installé à Bukavu ses structures d’apprentissage de la langue française et des langues locales, sous cependant la supervision de l’ISP. Le R.P. Milani en étant la première instance de référence locale et compte tenu de ses préférences, la plupart des membres du personnel d’encadrement affecté à ce programme étaient également d’obédience tutsie.4

Tout ceci, on s’en rend compte, ne pouvait que constituer une source de rancœur et d’animosités entre les membres des communautés congolaises oeuvrant à l’ISP-Bukavu, notamment contre ceux de la communauté tutsi considérés comme les plus préférés de l’autorité première de l’ISP. A noter que la conjoncture économique du Zaïre à l’époque étant mal en point, l’engagement au «Peace Corps » où les salaires étaient de loin meilleurs qu’à l’ISP, les préférences du R.P. Milani devaient passer pour un favoritisme dangereux et avoir des répercussions sociales pernicieuses sur le « vivre-ensemble « de la communauté de l’ISP. Aussi l'événement qui a éclaté en mai et juin 1980 au sein de cette institution, a-t-il été tributaire de cette situation et sans en être catégorique, peut être considéré aujourd’hui comme le point de départ du débat anti-rwandophone au Sud-Kivu et un premier terrain d'élaboration d'un discours de nature ouvertement politique allant dans ce sens sur la place publique. Que s’est-il passé ?

«étrangers « en général et contre les «Tutsi « en particulier, était connue de tous. Pendant la période dite de «géopolitique « en R.D.Congo, avant l’avènement de l’AFDL, il s’était «autoproclamé « directeur général de l’ISP-Bukavu en remplacement des anciennes autorités de cette institution qui avaient effectivement abandonné leurs postes à la suite des pressions politiques exercées sur elles par les notables Bashi «autochtones «. 1 On peut citer parmi eux, les professeurs KARANGWA et GASANA NDOLI (Docteurs en Chimie) et les chefs de travaux GAKINAHE (Licencié en géographie), JARIBU WAKAREKA, et les assistants RWIYAMILIRA, MUSONERA, KANANGIRE, etc., mais aussi parmi le personnel d’appoint dont MUTABOBA WASONGA (bibliothécaire), MUPENDA, (administrateur du budget) Mlle José Ntagozera, etc. Informations de Jacques USUNGO et Prosper BIRHAKAHEKA, tous Chefs de travaux à l’ISP-Bukavu. Le premier était étudiant au département d’Histoire au moment des faits, le second était enseignant et responsable du secrétariat à la section de Lettres et sciences humaines. 2 Par exemple, la «carte pour citoyen « du chef de travaux GAKINAHE indiquait comme village d’origine : »Mwenga « en territoire qui porte ce nom dans la contrée ethnique des Balega... Il s’identifiait donc comme membre de l’ethnie Lega. 3 Cfr Jacques USUNGO et Prosper BIRHAKAHEKA, informateurs cités. 4 Idem

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Deux faits majeurs en sont à la base. Le premier est celui du candidat étudiant Mupenda de la communauté tutsi, inscrit à l’ISP-Bukavu avec le diplôme du secondaire de son frère aîné Mupenda1, membre du Comité de gestion ( il est administrateur du budget) et enseignant à la même institution. Les dossiers d’inscription des étudiants devant être d’abord examinés au sein du Comité de gestion avant leur agrément, l’inscription frauduleuse de cet étudiant, connue de toute la communauté de l’ISP, a été considérée comme un cautionnement tacite de la fraude. En plus, l’administrateur du budget concerné par le scandale, lui-même membre de l’organe de direction de l’institution et frère de l’incriminé n’avait jamais été reproché ni sanctionné pour avoir (tacitement ou pas) facilité cette fraude.

Deuxième fait. Pendant que cela se passait ainsi, une modification est intervenue au sein des structures d’enseignement. Un enseignant – Jean-Pierre Biringanine, membre de l’ethnie Bashi – venait de remplacer comme adjoint du chef de section de » Sciences exactes », un condisciple tutsi du nom de Jaribu Wakareka.2 Connu pour ses penchants anti-rwandophones3, il se mit à compulser les dossiers des étudiants tutsis et y découvrit plusieurs cas d’irrégularité en rapport avec leur admission et inscription à l’Institut. Sa découverte déclencha dans l’autre section, celle de « Lettres et sciences humaines », un contrôle identique. L’adjoint du chef de section – Abedi Mizamba, également anti-rwandophone mais aussi syndicaliste – découvrit les mêmes irrégularités. Comme dans le cas de l’étudiant Mupenda, bon nombre de ces étudiants était inscrit avec de fausses pièces scolaires.4 Le scandale prit de l’ampleur, provoqua l’émoi tout l’institut et fut l’objet des tensions entre les communautés ethniques qui y résidaient, surtout quand on sait que l’admission à l’enseignement supérieur et universitaire au Congo-Zaïre était difficile puisque soumise à la politique des quotas imposée par le régime Mobutu.

L’accrochage consécutif à la forte tension qui régnait sur le campus, ne devait d’ailleurs pas tarder. Selon la description des événements qui m’a été faite par les témoins ayant vécu l’événement, une réunion des étudiants tutsi se tint un jour vers 21 heures au campus de l’ISP, dans la chambre de l’étudiant Kayego Bwaratse, de la classe de 2ème licence en anglais. Ils s’y réunissaient pour examiner la situation au regard de la tension visible régnant à l’ISP et du scandale que cette affaire avait provoqué dans l’opinion publique de Bukavu. Pendant la tenue de cette rencontre, ils furent surpris par un étudiant, Jean-Marie Kazunguzibwa5 – de l’ethnie Bashi – du département d’Histoire, responsable de la sécurité dans les homes résidentiels des étudiants au sein l’association estudiantine – la JMPR estudiantine. De l’altercation qui s’en suivit, ce dernier fut poignardé par l’hôte de la rencontre, Kayego Bwaratse. Ce fut le début de l’émeute anti-tutsi au sein du campus. Pris de panique, tous les étudiants tutsis se réfugièrent dans les installations du «Peace Corps» des USA où selon mes informateurs, le R.P. Milani leur avait aménagé un espace bien déterminé.

La retraite de ces étudiants au «Peace Corps» et les différentes prises de position du R.P. Milani dans « l’affaire bulgare » avaient fini par fixer l’opinion publique de Bukavu, sur quel côté se rangeaient certains étrangers résidant au Congo en général et au Sud-Kivu en particulier (dont le R.P. Milani).

1 Ils portaient tous les deux le même nom : Mupenda. 2 Selon mes informateurs, c’est lui qui aurait facilité de nombreuses admissions frauduleuses, dont celle de Mupenda cité ci-haut. 3 Il fut assassiné en même temps que Mgr Munzihirwa, archevêque catholique de Bukavu, lors de la prise de cette ville par les Banyamulenge et l’AFDL, conduits par Laurent Désiré Kabila en 1996. 4 Selon les informateurs cités, certains étudiants n’avaient même pas de diplômes et brandissaient des pièces falsifiées et souvent raturées. 5 Connu lui aussi pour ses penchants anti-rwandophone. Engagé plus tard comme enseignant à l’ISP-Bukavu, il fut membre du jury qui refusa la soutenance d’un mémoire de licence en Histoire d’un étudiant Banyamulenge, prétendant que ce mémoire «falsifiait « l’histoire des populations du Sud-Kivu en voulant légitimer l’installation historique des Banyamulenge sur les terres qu’ils occupent actuellement. Par contre, il fait aujourd’hui partie de RCD, parti politique à l’origine de la rébellion du RCD de 1998 jugée «pro-rwandaise «. Le repositionnement et l’opportunisme politique peuvent expliquer ce «volte-face «...

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Quelle que soit la valeur des informations reçues, ces incidents n’en montrent pas moins un pan de la tension ethnique spécifiquement anti-rwandophone qui règne dan le Sud-Kivu. Et ici, l’Institut supérieur pédagogique de Bukavu à travers ses enseignants, semble avoir été l’une des institutions universitaires du Sud-Kivu (sinon l’avant-garde) à développer un discours allant dans ce sens. Le terme « bulgare » affublé aux rwandophones tutsi demeure, du reste, discriminatoire et attribué à cette catégorie de personnes pour des intentions nettement exclusives, péjoratives et nuisibles.1

Il est vrai que vers les années 1975-1980 et même plus tard, la politique musclée du MPR-Parti Etat avait plus ou moins contenu les tensions ethniques et réduit les animosités communautaires. Raison pour laquelle la question « zaïro-rwandophone » n’a vraiment pas eu beaucoup de prise dans la vie quotidienne de la population du Sud-Kivu, plus préoccupée par ailleurs par la conjoncture sociale de plus en plus difficile du pays. Mais deux faits politiques majeurs qui vont déclencher la « rwandophobie » dans le discours politique du Sud-Kivu vont survenir autour des années 1990. Il s’agit de l’apprentissage de démocratisation du Congo décidée par Mobutu le 20 avril 1990 et du début de la guerre du FPR au Rwanda.

L’abolition du parti unique au Congo et ses effets ont eu pour conséquence, la mise sur la place publique des discours ethniques longtemps contenus par la politique musclée du MPR-Parti Etat. Les animosités longtemps contenues devaient – même si c’est de façon latente – refaire surface à l’ISP-Bukavu avec la transition vers la démocratie qui a presque « dynamité » ce qui restait d’Etat au Congo-Zaïre. Et la guerre du FPR déclenchée au Rwanda voisin allait contribuer à relancer le débat ethnique autour de la question rwandophone. En effet, selon mes informateurs, presque tout le personnel tutsi de l’ISP, enseignant comme personnel d’appoint, s’est constitué en cellule active pour le compte du FPR.2 Cette dernière s’est occupée du recrutement des jeunes combattants, de la récolte des fonds et de la filière devant faire parvenir de l’aide et des renseignements aux forces du FPR.

Avant la chute du régime d’Habyarimana au Rwanda en 1994, les activités politiques des enseignants et du personnel administratif Tutsi au sein de l’ISP en faveur de la rébellion du FPR au Rwanda, même si elles étaient avérées et connues de tous, suscitaient cependant la réprobation de leurs collègues congolais. En tout cas selon ces derniers, elles semblaient prouver jusqu’à quel point ceux-ci demeuraient attachés à leurs racines rwandaises.

La tournure des événements du Rwanda devait d’ailleurs confirmer les appréhensions des enseignants congolais de l’ISP puisque aussitôt la chute de Kigali et l’occupation du Rwanda par le FPR, tout le personnel Tutsi de l’ISP, enseignants et personnel d’appoint, a précipitamment émigré au Rwanda où ils occupent aujourd’hui de hautes fonctions politiques. Quelques cas connus3 :

- Le professeur KARANGWA est aujourd’hui recteur de l’Université Nationale du Rwanda à Butare et président de la Commission nationale des élections. C’est lui qui a patronné cette commission lors des dernières élections présidentielles au Rwanda.

- Le chef de travaux GAKINAHE est lui aussi, directeur général de l’Institut supérieur pédagogique de Kibuye au Rwanda. Avant d’occuper ce poste, il a travaillé comme responsable dans les services de renseignement du Rwanda4

1 Aucun témoin ne m’a donné l’explication sur l’origine et le sens de cette appellation. Aurait-elle un lien avec les Tziganes de l’Europe de l’Est ? Question ouverte. 2 Mes interlocuteurs désignent le chef de travaux GAKINAHE de l’ISP-Bukavu comme le coordonnateur de la cellule du FPR au Sud-Kivu. Il semble qu’en tant que tel, il participait à de nombreuses rencontres de concertation politique pro-FPR notamment au Burundi et à Goma. Faisaient également partie de cette cellule, les professeurs KARANGWA et GASANA NDOLI, les chefs de travaux GAKINAHE, JARIBU WAKAREKA, et les assistants (chargés de cours) RWIYAMILIRA, MUSONERA, KANANGIRE, un certain nombre du personnel d’appoint dont MUTABOBA WASONGA, MUPENDA et José NTAGOZERA, cités plus haut. Cette dernière était d’ailleurs la trésorière de la cellule chargée de la récolte des fonds. 3 Cfr Jacques Usungo et Prosper Birhakaheka, informateurs cités 4 Il semble même qu’il exerçait déjà cette activité à Bukavu pour le compte du FPR lorsqu’il était à l’ISP

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- MUSONERA est devenu député au parlement rwandais.

- MUTABOBA WASONGA qui a fait une thèse de doctorat en bibliothéconomie en Grande-Bretagne comme Congolais, est directement retourné au Rwanda après la chute du régime Habyarimana. Il a d’abord travaillé au Ministère des affaires étrangères avant d’être désigné comme conseiller à la présidence de la République rwandaise.

- KANANGIRE qui a soutenu sa thèse en Belgique comme Congolais, enseigne aujourd’hui à l’Université Nationale du Rwanda à Butare.

Les cas cités ici ne sont en réalité que des échantillons comparativement à beaucoup d’autres Tutsi de Bukavu (non-membres de la communauté de l’ISP) qui sont rentrés au Rwanda après la chute du régime d’Habyarimana. Tous ou presque tous (du moins l’élite immigrante) occupent aujourd’hui des postes de responsabilité – à quelque niveau que ce soit – dans l’administration ou dans le privé au Rwanda.

Ce départ des Tutsi rwandais de Bukavu qui, pendant plusieurs années, se sont fait passer pour des Congolais ne pouvait que relancer la controverse autour de la question de la nationalité congolaise et de la « rwandophonie ». Et l’implication des Banyamulenge dans différentes rébellions post-Mobutu notamment autour de la question de la nationalité congolaise, ajoutée à la participation avérée des troupes rwandaises dans ces rébellions peut contribuer aujourd’hui à une lecture particulière des événements de l’Est de la R.D.Congo.

Un autre aspect des relations interethniques conflictuelles non négligeable est celui de la participation directe des étudiants aux différents événements. L’Institut supérieur pédagogique de Bukavu est le plus populeux de toutes les institutions universitaires de cette ville avec plus ou moins 2000 étudiants. Il est également la seule institution à posséder des homes résidentiels de grande capacité pour étudiants.1 Sa population estudiantine comprend des membres venus de tous les horizons ethniques et de toutes les couches sociales. Cette grande concentration peut être considérée comme facteur dynamique non négligeable potentiellement catalyseur des événements qui vont accompagner la question « Banyamulenge » pendant la période dite de la transition.

Selon les informations recueillies sur place, l’ISP est ainsi devenu, surtout à partir de 1995, un microcosme des groupuscules ethniques estudiantins se marginalisant les uns les autres.2 Les étudiants tutsis parmi lesquels les Banyamulenge, étaient devenus les souffre-douleur de ce microcosme. Et comme le débat de nationalité remettant en cause leur nationalité battait son plein pendant cette période de transition, les initiatives et réflexes des uns et des autres dans ce microcosme ne pouvaient que conduire à des issues imprévisibles. Plusieurs concertations informelles ont d’ailleurs commencé à s’organiser au sein de nombreux groupuscules dans l’enceinte même de l’ISP.3

Vers les années 1996, à l’époque où ce débat était exacerbé par les manipulations politiques de tous ordres et la recherche de repositionnement de nombreux politiciens du Sud-Kivu, on observe à l’ISP4 une intense concertation des étudiants Banyamulenge qui devait déboucher à des affrontements. Il y eut des morts (surtout du côté des Banyamulenge). L’hostilité anti-tutsie étant

1 Il existe beaucoup d’institutions universitaires dans la ville de Bukavu, mais seuls l’Institut supérieur pédagogique (ISP) et l’Institut supérieur de développement rural (ISDR) possèdent des résidences estudiantines. Celle de l’ISDR est très limitée (environ 200 étudiants contre près de 1000 pour l’ISP) 2 Ces groupuscules étaient sans doute noyautés par de nombreuses mutuelles ethniques opérant dans la Ville de Bukavu (Mutuelle des Bashi de Bukavu, le Lusu des Balega, etc..) Il est probable qu’ils ont également été animés par des enseignants connus pour leurs sentiments «anti-rwandophones « (Cfr plus haut) 3 Mes informateurs m’ont signalé de nombreuses réunions nocturnes dans les chambres des étudiants sur le campus même ou encore chez des enseignants de leur obédience ethnique. Ces dans ces circonstances que le professeur Rukatsi dont j’ai parlé plus haut a été assassiné. 4 Le directeur général de l’ISP de l’époque, le professeur Bishikwabo de l’ethnie Bashi, était lui-même connu pour ses sentiments anti-rwandais et anti-tutsi. A-t-il laissé faire ou a-t-il seulement été dépassé par les événements ? La question reste ouverte. Mais curieusement, il sera lui-même le premier gouverneur de la province du Sud-Kivu du régime de l’AFDL conduite pourtant par les Banyamulenge et les soldats tutsi

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devenue très forte, ceux-ci évacuèrent les lieux et se réfugièrent vers leurs contrées d’origine (Plateau de Minembwe à Uvira pour les Banyamulenge ou Rutshuru, Masisi et Goma pour les Tutsi du Nord-Kivu). C’est dans un tel climat qu’éclata la guerre des Banyamulenge venus avec l’AFDL en octobre 1996. La revanche de ces derniers, même si elle ne fut pas meurtrière, ne contribua pas moins à hypothéquer le « vivre ensemble » de la communauté estudiantine de l’ISP.

Pendant que le Nord et le Sud-Kivu restent confrontés aux crises ethniques reliées à la « rwandophonie », comment se présente cette question au Maniema ? Il faut dire que cette province la plus enclavée du pays a toujours vécu à l’écart des troubles du Rwanda et des conflits ethniques du Nord et du Sud-Kivu.1 Jusqu’au jour où la guerre de l’AFDL, puis celle du RCD sont entrées au Maniema.

Les deux guerres, source des migrations importantes, ont éveillé une prise de conscience collective de la question « rwandophone » qui en temps normal, n’était que périphérique. Il existait au Maniema des communautés rwandaises venues travailler dans les mines pendant la colonisation. Elles étaient disséminées dans les concessions minières mais leur importance était presque insignifiante. Ainsi la « rwandophonie » n’avait jamais posé de problèmes majeurs au Maniema puisque les populations autochtones vivaient en paix dans les camps miniers2 avec tous les allochtones non seulement d’origine rwandaise, mais aussi ceux venus d’autres horizons du Congo-Belge.

L’arrivée massive des soldats rwandais (y compris les Banyamulenge) lors des guerres de l’AFDL et surtout du RCD, et leur installation au Maniema (suivie d’une « invasion » très limitée de la bourgeoisie d’affaire rwandaise à Kindu attirée par d’immenses ressources minières du Maniema)3 été la première forme massive d’immigration de cette population. L’animosité de la population du Maniema envers ces forces d’occupation et les répercussions négatives qui en ont résulté notamment sur la « rwandophonie » sont quasiment les seuls ressentiments anti-rwandais.

La seule manifestation contre les populations rwandophones avant la guerre congolaise de 1996 (celle de l’AFDL) n’avait pas eu un impact significatif. En effet au Maniema, contrairement au Kivu montagneux ou aux grandes villes du Congo-Zaïre, la population rwandophone n’était pas nombreuse, leur nombre ne dépassant pas une centaine de familles.

Pendant la première guerre, le gouverneur du Maniema Omari Léa Sisi expulsa tous les Tutsi de Kindu4 vers le Katanga pour, selon lui, les mettre à l’abri de la vengeance de la population. À la Sominki Kalima, les contrats de travail de tous les agents d’origine burundaise et rwandaise furent suspendus.5 Le 2 août 1998 lors du déclenchement de la deuxième guerre congolaise, les équipes provinciale et urbaine de l’AFDL ainsi que le gouvernorat, ont monté plusieurs stratégies pour mobiliser la population. Dans cette propagande, le seul thème était celui de combattre les Tutsi

1 Au début, la question «Banyamulenge «, tout comme celle des Rwandophones de Goma, Rutshuru et Masisi, était d’abord locale (Cfr la 3ème partie de ce rapport). Elle est devenue nationale avec la transition et a surtout été exacerbée avec les deux guerres, celle de l’AFDL (1996) et celle du RCD (1998). 2 De Kalima, Punia, Kasese, Kampene, Saramabila, Kailo, Moga, etc.. 3 Cette province congolaise peut être considérée comme la première réserve de la cassitérite et du coltan de tout le Congo-Zaïre. Sous le régime du RCD, un nombre notoire des comptoirs d’achat rwandais (ei. CAGL, BEST, etc..) des minerais se sont installés à Kindu et un immense trafic (illicite) des minerais s’est effectué directement entre différents aérodromes de brousse du Maniema et le Rwanda sans passer par les douanes de Goma. Cette pratique est encore d’actualité aujourd’hui. 4 Deux familles tutsi, les seules qui vivaient depuis de nombreuses années à Kindu, furent ainsi expulsées vers le Katanga par le dernier train avant la chute de Kindu en février 1997. D’autres, essentiellement des Hutu, ne furent pas inquiétés. 5 Tel est le cas d’un médecin, Dr Ndeturuye, médecin-divisionnaire de Kamituga qui s’est retrouvé au chômage après avoir fui l’invasion de cette agglomération par les soldats rwandophones de l’AFDL. Il faillit perdre la vie à l’arrivée des soldats Tutsi de l’AFDL (parmi lesquels des éléments de l’APR) parce qu’il était Hutu du Burundi. Engagé à l’hôpital catholique du diocèse de Kasongo à de Kampene, il a dû fuir de nouveau en brousse à l’arrivée des soldats Tutsi de l’APR qui accompagnaient la rébellion du RCD en 1998.

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rwandais agents de la rébellion.1 Des discours haineux firent l’affaire des animateurs politiques de l’AFDL et du gouverneur de province Ramazani Shadari, mais comme il n’y avait plus de Tutsi rwandais sur qui déverser cette haine, le discours tourna court.2

Par contre, il existe une dialectique ethnique propre au Maniema, celle qui concerne les différentes ethnies. Comme je l’ai dit tout à l’heure, le Maniema a accueilli beaucoup d’allochtones. Les compagnies minières des territoires de Pangi, de Punia, de Lubutu et de Kabambare ont engagé des populations ouvrières venues de tous les coins du Congo (Les Luba du Kasaï, les Tetela du Sankuru, les Pende du Bandundu, les Nande du Nord-Kivu, etc..) et du Rwanda-Burundi.. La Compagnie des Chemins de Fer des Grands Lacs (C.F.L.) couvrant le Maniema, le Nord-Katanga et le Sud-Kivu a également recruté de nombreux ouvriers de toutes ces contrées. En outre, l’administration publique a utilisé beaucoup d’agents, de soldats et de policiers venus d’un peu partout.

Après l’indépendance, malgré les troubles de la première république, ces «étrangers », à quelques exceptions près, n’ont pas vraiment été inquiétés. Le régime de Mobutu a imposé une administration publique des «non-originaires » et par delà, la circulation nationale des biens et des personnes.

Localement cependant, l’administration par des «non-originaires », était souvent concentrée entre les mains des fonctionnaires d’une même région et parfois d’une même ethnie. Ainsi, l’administration provinciale du Maniema a accueilli lors de sa création par le régime de Mobutu en 1988, un grand nombre de fonctionnaires Baluba du Kasaï. Le premier gouverneur de province – Tshala Mwana – était lui-même Muluba du Kasaï oriental, de même que le procureur général de la république près la Cour d’appel de Kindu. La plupart des magistrats oeuvrant au parquet général et celui de grande instance étaient également des Baluba du Kasaï.

On retrouvait aussi dans les entreprises publiques et privées beaucoup d’agents luba du Kasaï. Tel est le cas de «Entriaco », une entreprise agro-industrielle dont le directeur administratif – Ilunga – était un Muluba. À la Société minière et industrielle du Kivu (Sominki), l’un des plus gros employeurs de la province, la plupart des agents de commandement étaient des Baluba.3

Il est vrai que si une telle situation à l’époque du puissant MPR parti-État n’avait pas poussé à des manifestations publiques de mécontentements, les gens n’en avaient pas moins ressenti la rancœur. L’abolition du monopartisme par Mobutu le 24 avril 1990, a d’ailleurs provoqué des bouleversements importants et un regard nouveau sur les acteurs de la vie politique et sociale du Maniema. C’est dans ces circonstances que le fameux principe de «géopolitique » est entré au Maniema. Curieusement cependant, la lecture par le bas indique que cette «géopolitique » n’avait pas été l’affaire de la population – qui trouvait d’ailleurs normal que les «étrangers » vivent sans problème au Maniema – mais plutôt de la classe dirigeante.

Au Maniema, le premier à traduire en actes la xénophobie fut Omari Léa Sisi, avocat de son état, gouverneur de province et membre du directoire national du MPR. Lorsque ce parti a été déplumé de ses attributs du parti-État, cet entrepreneur politique, originaire du Maniema, a voulu

1 Pendant cette seconde guerre du RCD en 1998, les services de sécurité de l’AFDL, arrêtèrent un agent de la Sominki d’origine Tutsi du nom de Bwimba Antoine, qu’ils mirent en prison sous prétexte qu’il collaborait avec les assaillants d’origine tutsi qui venaient avec la rébellion. Mais le plus grand dérapage xénophobe contre les Tutsi que je retiens pendant cette deuxième guerre, est le lynchage d’un suspect d’origine «tetela « à Kindu en septembre 1998, parce que sa morphologie filiforme le faisait passer pour un Tutsi. 2 Le seul Tutsi rwandais qui fut arrêté, était un agent de la société Sominki de Kalima cité ci-dessus. Ce sont les rebelles du RCD qui le libérèrent lors de la chute de Kindu en octobre 1999 (Cfr N’SANDA BULELI, L., 2003, La bataille de Kindu ou le récit d’une défaite, Paris-Bruxelles, Institut africain - L’Harmattan). 3 À titre d’exemple, entre 1988 et 1996, les agents de commandement (appelés aussi agents de direction, c’est-à-dire ceux qui participent aux grandes décisions de la société à travers un conseil de direction) suivants étaient des Baluba du Kasaï : Lumulabo Kanuedy, chef de service de la Direction générale ; Ditutu, Inspecteur du personnel ; Kamanda wa Kamwanga, Directeur divisionnaire ; Ilunga Mukua, chef de secteur ; et bien d’autres. Je connais tous ces agents que j’ai côtoyés lors de mon séjour au Maniema.

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garder la province dans le giron de la «Mouvance présidentielle » de Mobutu. Mais d’autres partis politiques lui disputaient ce fief. Retenons surtout l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) d’Étienne Tshisekedi, le poids lourd de l’opposition politique anti-mobutu.

L’UDPS a été implanté au Maniema, comme partout au Congo-Zaïre, en 1991 après sa reconnaissance officielle par la loi congolaise. Son installation dans cette province fut l’œuvre d’un originaire du Maniema, Radjabu Mwamba un avocat du barreau de Kindu. Il n’en est pas moins vrai que les hauts fonctionnaires d’origine luba qui dirigeaient les instances judiciaires de cette ville, furent les véritables artisans de son implantation. Il en était de même des agents de commandement d’origine luba travaillant à la société Sominki à Kalima qui avaient réussi à y implanter une structure solide de ce parti. Les empoignades à caractère xénophobe entre les dirigeants de la province, qui se sont rangés derrière le MPR et les «étrangers » luba adhérant à l’UDPS en ont résulté aboutissant en 1993 à l’expulsion manu militari du Maniema, des fonctionnaires luba.1

L’événement qui déclencha le conflit ouvert fut l’imposition des billets de banque de 5 000 000 de Nouveau Zaïre (NZ) que le gouverneur Omari voulait absolument faire accepter par la population alors qu’ils étaient refusés ailleurs au pays. La fronde contre ces billets s’organisa autour des étudiants des instituts universitaires – l’I.S.P. et l’I.S.D.R. – de Kindu où l’UDPS avait beaucoup d’adhérents. À la suite d’une série de violences commises en avril 1993 par les gendarmes de Kindu à l’endroit des commerçants, des vendeurs et des vendeuses du marché central, les étudiants rédigèrent un mémorandum à l’attention du gouverneur. Ils y dénoncèrent les violations des libertés fondamentales et des droits de la population à qui on tentait d’imposer contre son gré, des billets de banque qui étaient refusés dans d’autres provinces notamment à Kinshasa. Ils appuyèrent leur mémorandum par une marche de protestation dans les rues de Kindu.2

Le gouverneur accusa l’UDPS d’avoir orchestré les manifestations des étudiants et le boycott de la monnaie. Il menaça ses dirigeants de représailles et d’emprisonnement. Et comme il fallait trouver des boucs-émissaires, il se rabattit sur les hauts magistrats baluba des cours et tribunaux de Kindu qu’il accusa de tirer les ficelles derrière l’UDPS. Pour trouver un bon mobile, il simula une tentative d’émeute populaire contre les magistrats baluba. Des jeunes voyous et des chômeurs, ameutés à coups de billets de banque distribués à tours des bras, organisèrent un semblant de marche de protestation contre les Baluba. Le gouverneur en profita pour ordonner leur expulsion afin de «préserver l’ordre public et le calme à Kindu »3

Deux observations valent la peine d’être formulées autour de la xénophobie des dirigeants politiques provinciaux du Maniema. La première est directement liée aux enjeux que représentait le Maniema sur l’échiquier politique national. Après 1990, le camp des mobutistes appelé également «la mouvance présidentielle », avait perdu beaucoup de terrains. Dans l’ancien Kivu par exemple, le Sud-Kivu était le bastion de l’UDPS et de la résistance anti-mobutiste. Le Nord-Kivu comprenait un amalgame des partis politiques naviguant entre l’opposition radicale et l’opposition modérée, qui ne se sont jamais affichés comme faisant partie de la «mouvance présidentielle ». Seul le Maniema, où

1 Cfr N’SANDA B. L., 2001, «Le Maniema, de la guerre de l’AFDL à la guerre du RCD « in Politique africaine, N° 84- décembre 2001, pp. 59-65 2 Et comme la gendarmerie n’intervint pas, cette marche de contestation fut considérée par les étudiants comme une victoire. Le Gouverneur Omari Léa Sisi dut faire marche en arrière en composant avec ces derniers. Le syndrome des massacres de Lubumbashi aidant, il organisa une grande rencontre avec eux pour discuter des questions posées dans le mémorandum. La rencontre se transforma en forum qui remit en question toute la gouvernance de la province 3 Je l’ai moi-même entendu dire ainsi lors de l’audience qu’il avait accordé à la Société civile du Maniema et dont je faisais partie. La Société civile que dirigeait Mgr Mambe Paul, évêque catholique du Diocèse de Kindu est allée s’enquérir auprès du gouverneur du motif de l’expulsion des magistrats baluba. Le gouverneur nous dira sans grande conviction qu’il ne s’en prenait pas aux magistrats comme Baluba, mais plutôt comme instigateurs des troubles dans la province. Personne ne l’a cru. Par la suite plus tard, j’ai eu une conversation à ce sujet avec M. Binyangi Paul, membre du «conseil des sages « du MPR-fait privé du Maniema. Il nous dira qu’ils (lui et toute la coterie du MPR) fêtaient le départ des Baluba car ces derniers constituaient un obstacle sérieux à l’implantation solide du MPR au Maniema.

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apparemment rien n’avait évolué depuis le discours de Mobutu du 24 avril 1990, semblait afficher à travers ses officiels son appartenance au camp mobutiste. Il fallait donc le conserver.

Le maintien du Maniema dans le fief du MPR «fait privé » ouvrait à ses dirigeants les coffres du président Mobutu qui, pendant cette période d’incertitude politique, n’hésitait pas à gratifier tous ceux qui œuvraient à la pérennisation de son pouvoir. La planche à billets fonctionnant à plein régime à Kinshasa, des cargaisons entières de billets de banque servaient à soudoyer la classe politique congolaise.

Si le Maniema échappait donc à la «mouvance présidentielle », c’est toute une source d’enrichissement qui disparaissait pour le gouverneur et les siens. La «générosité » de Mobutu constituait ainsi une aubaine qu’il fallait préserver à tout prix, et le gouverneur Omari ne pouvait tolérer que des Baluba de l’UDPS viennent la mettre en péril.

Les rivalités politiques entre Mobutu et Tshisekedi ont donc placé la compétition sur le terrain glissant de l’ethnie. Les animosités dont étaient victimes les Baluba du Kasaï de la part des autres ethnies congolaises ne facilitaient pas la tâche à Tshisekedi dont le parti était traité de parti des Baluba par ses adversaires. La méfiance envers celui-ci ne reposait pas sur le programme du parti dont il était le leader, mais sur son ethnie. Il était Muluba du Kasaï.

III. ETAT ACTUEL DES CONNAISSANCES DE LA CRISE DES GRANDS-LACS AFRICAINS

Qu’est-ce que l’on connaît aujourd’hui de la crise de la sous-région des Grands-Lacs africains, des informations qui y circulent et de tout ce qui s’est dit sur cette crise ? Telle pourrait être la problématique de cette partie du texte. Cette question concerne la recherche portant sur l’analyse de la documentation produite et circulant localement et relative au domaine de la construction de la paix dans la région des Grands-lacs africains.

Je dois cependant souligner que mon rapport n’est pas le seul à se préoccuper de cette recherche. Il existe en effet à Bukavu plusieurs structures de recherche préoccupées par cette documentation. Tel est le cas du Conseil interuniversitaire de Bukavu (CIUB)1 – avec lequel d’ailleurs je conseillerais fortement une collaboration étroite. Depuis août 2002, une instance européenne de financement, l’Institut Vie et Paix (I.V.P.) ainsi que l’Université de Gand en Belgique, ont confié à cette plate-forme des institutions universitaires du Nord et du Sud-Kivu et du Maniema la réalisation de la même tâche. Cette plate-forme a publié en diffusion restreinte une plaquette

1 Les institutions de l’enseignement universitaire membres de cette plate-forme sont : - L’Université Libre des Pays des grands-Lacs (ULPGL) à Goma - Le Cantre universitaire de Goma, extension de l’Université de Kisangani (CUEG) - L’Université catholique du Graben à Beni (UCG) - Le Centre de recherche interdisciplinaire du Graben (CRIG) à Beni - Le Centre d’études juridiques appliquées (CEJA) à Beni - Les Facultés de droit et des sciences sociales, administratives et politiques de Butembo - L’Institut supérieur du commerce de Beni (ISC/Beni) - L’Institut supérieur pédagogique de Bukavu (ISP-Bukavu) - Le Centre de recherche universitaire du Kivu (CERUKI) (fonctionnant au sein de l’ISP-Bukavu) à Bukavu - L’Université catholique de Bukavu (UCB) - Le Centre de formation et d’études sur la gestion et la prévention des conflits dans la région des Grands-

lacs (fonctionnant au sein de l’UCB) à Bukavu - Le Centre universitaire de Bukavu, extension de l’Université de Kisangani (CUB) - L’Université évangélique en Afrique (UEA) - L’Institut supérieur de développement rural (ISDR) de Bukavu - Le Centre d’études et de recherche pour la promotion rurale (CERPRU) de Bukavu (fonctionnant au sein de

l’ISDR) - Le Centre universitaire de Kindu (Maniema), extension de l’Université de Lubumbashi - L’Institut supérieur pédagogique de Kindu (Maniema)

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analysant la problématique de la diffusion et de la circulation documentaire dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu.1

L’objectif de l’étude effectuée par cette plate-forme était entre autre :

- De faire un inventaire aussi complet que possible de la documentation produite au Nord et Sud-Kivu relative à l’étude des conflits et de la paix ;

- De produire un rapport sur l’état de lieu des travaux de recherche entrepris localement, une bibliographie aussi exhaustive que possible de la documentation existant accompagné d’une analyse qualitative de chaque document ;

- De préparer une réunion finale au cours de laquelle les travaux seront présentés aux acteurs politiques congolais en commençant par une validation auprès des scientifiques.

Un symposium a même été organisé par cette plate-forme et au cours duquel une analyse de la pertinence des thèmes de recherche, la connaissance et la maîtrise des outils théoriques, les méthodes et les approches utilisées ont été dégagées. Malheureusement, le tarissement des sources de financement n’a pas permis de parachever ce programme documentaire.

Une autre institution internationale, « Pole Institute », a choisi de lancer une série de Journées Ouvertes régionales autour de thèmes essentiels pour l’avenir des Grands Lacs. Ces Journées ont été conçues comme des espaces de dialogue et d’échange entre chercheurs et praticiens au-delà des polémiques et politiques politiciennes et tendant à créer et synergiser les visions et les rêves des uns et des autres.

La première Journée eut lieu à Bujumbura le 26 juin 2004. Le thème en était: « Les identités meurtrières: faire face aux défis posés par nos murs psychologiques et idéologiques ». Il a été préparé par le groupe moteur de Goma travaillant sur les schèmes mentaux, et les réflexions jointes à l’invitation à la Journée ont été reproduites en ouverture de du numéro 12 de la revue « Regards croisés » publiée par « Pole Institute » et circulant dans la sous-région des Grands-lacs. Il est symptomatique que cet évènement qui aurait dû avoir lieu à Goma a été finalement organisé à Bujumbura à cause de la fermeture des frontières passagère en juin 2004.2

1 Cfr les documents en annexe 2 Le symposium qui devait se tenir à Goma n’a pu se tenir dans cette ville, cette date ayant correspondu à la période de la guerre de rébellion des officiers dissidents congolais en juin 2004. Les contributions des uns et des autres à cette journée telles que publiées dans la revue «Regards croisés « No 12/2004 (cfr document en annexe) se présentent ainsi : L’ouverture de la journée a commencé avec la communication inaugurale d’ALOYS TEGERA ET ONESPHORE SEMATUMBA et a porté sur «Les Identités meurtrières : faire face aux défis posés par nos murs psychologiques et idéologiques «. D’autres communications ont été réparties dans des rubriques ci-après Section 1 : Crises identitaires, d’hier à aujourd’hui - JEAN- PIERRE CHRÉTIEN : Dimension historique de la gestion identitaire dans la région des Grands Lacs - DÉO MBONYINKEBE : Crises identitaires et constructions idéologiques : approche socio-anthropologique - DOMINIC JOHNSON : Les conflits de nationalité en Afrique Section 2: La parenthèses sorcière - FREDERICK GOLOOBA- MUTEBA :The logic of witch beliefs and their implications for development Section 3 : Contacts inter-identitaires : se rencontrer ou se croiser ? - EUGÈNE NINDORERA : Crises identitaires et revendications politiques : le cas du Burundi - JOSEPH NZABANDORA : La question identitaire au Bwisha (Rutshuru, Nord Kivu) - LÉON BATUNDI NDASIMWA : Survie identitaire et pression démographique : point de vue d’un Muhunde de

Masisi - MALIKWISHA MENI: Identité et identités chez les Nande de Beni-Lubero Section 4 : Échos de la journée - JEAN –MARIE KATIKATI : Griffonnages sur le bloc-notes d’un participant - KAKITSA SIBABINDULA : Les Nande au contact avec d’autres civilisations : lecture de quelques vécus

indicateurs - HANGY LUGHUMA : Personnes réelles et identités plaquées

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L’ensemble des communications porte sur ce que nous pouvons appeler « une tentative d’exorcisation » de la question identitaire et de l’ethnicité dans la sous-région des grands-lacs et dont l’objectif principal m’a semblé être celui de rapprocher les visions en vue d’une cohabitation pacifique. En effet toutes les communications ou presque, portent sur le « vivre ensemble » devenu conflictuel des peuples de cet ensemble et de la manière de s’en sortir. La question des nationalités y est également évoquée, non seulement en ce qui concerne la R.D.Congo, mais aussi d’autres pays africains comme la Côte d’Ivoire, le Zimbabwe et l’Érythrée. Pour la plupart des participants, la nationalité et la citoyenneté devraient se baser sur un destin commun dans le présent et non sur l’arbitraire de l’histoire coloniale avec ses erreurs et injustices. Dans le concret se pose la question de « comment ce destin commun peut se forger ».

Malheureusement d’autres journées semblables n’ont plus été organisées et l’impact est demeuré très relatif. La parution de la revue « Regards croisés » elle-même est devenue irrégulière et même dans ce sens, son accessibilité n’est pas aisée surtout à l’Est de la R.D.Congo. On peut cependant trouver différentes parutions sur le site de « Pole Institute » à l’Internet.

Pour revenir à la production documentaire dans les provinces de l’Est de la R.D.Congo, la lecture de la problématique montre en tout cas une faiblesse des productions scientifiques au niveau des chercheurs locaux. Ceci pourrait se justifier entre autre par le contexte, mais aussi par l’absence d’un cadre approprié et des appuis conséquents. En effet des problèmes suivants se dégagent1 :

- Accès limité à l’information scientifique par les systèmes multimédia. Beaucoup d’institutions universitaires ne sont pas connectées à l’Internet. Il existe en effet un nombre réduit de cybercafés dans la région mais leur prix est encore excessif pour un public assez large et les difficultés financières sont importantes.

- Le manque d’un cadre de publication et de diffusion des résultats de recherche. Les maisons d’édition sont très rares et la production scientifique demeure soumise aux aléas de la crise.

- La précarité des moyens consacrés à la recherche et la faible mobilisation des moyens aux fins scientifiques.

- Le peu d’ouvertures offertes aux chercheurs locaux pour investiguer sur les situations analogues à travers d’autres régions qui ont connu ou connaissent des conflits (Rwanda, Burundi, Uganda)

- Des contacts très limités avec d’autres universités et centres de recherche intéressés par le sujet. Ceci entraîne des difficultés d’établir des aspects comparatifs et de s’inspirer de l’expérience des autres ;

- La carence des bibliothèques spécialisées sur la transformation des conflits et la construction de la paix.

Quant à la plate-forme CIUB, la documentation proprement dite produite par les institutions universitaires membres est dans la plupart des cas, essentiellement composée des travaux des mémoires des étudiants finalistes des premiers et seconds cycles.2 En dehors de cette production, la publication locale demeure très pauvre. L’une des raisons majeures demeure la guerre et ses conséquences qui ont considérablement réduit (si pas détruit) la capacité des structures de publication scientifique. Le Centre de recherche universitaire du Kivu (CERUKI) attaché à l’Institut supérieur pédagogique de Bukavu (ISP-Bukavu) est une maison de production scientifique qui, dans le temps, produisait de façon régulière une revue scientifique dénommé « Les Cahiers de l’ISP ». Il possède également une maison d’édition (les éditions du CERUKI). Mais depuis la crise multiforme qui frappe le pays et son aggravation par les deux guerres, la capacité de cette institution s’est considérablement réduite.

1 Tiré de CIUB, 2003, Projet de recherche interuniversitaire sur la construction de la paix au Nord et Sud-Kivu, Bukavu, p. 2 (Texte dactylographié sur ordinateur) 2 Cfr la liste bibliographique de quelques titres en annexe

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Pour revenir aux travaux de mémoire réalisés par les étudiants finalistes, il ne fait aucun doute que bon nombre de ces documents sont d’une grande pertinence dans le contexte actuel de la vie en R.D.Congo. Rien ne permet de mettre en doute leur qualité de recherche et, pour les enseignants, leur compétence dans la supervision et la direction des travaux de recherche. Mais des initiatives scientifiques (séminaires, ateliers, colloques ou travaux de recherche commandités) auraient pu constituer – et cela à l’avantage des étudiants et de leurs encadreurs – des occasions pour mettre ces institutions universitaires au rythme des programmes de recherche interinstitutionnels, interdisciplinaires et internationaux. On peut constater que de telles initiatives manquent dans l’ancienne province du Kivu.

Et pourtant, les institutions universitaires de cette région, à travers leur plate-forme CIUB, ont dégagé des champs inexplorés de recherche scientifique et des pistes inépuisables dans le domaine de conflits dont l’abondance et la pertinence répondent parfaitement aux conditions « géopolitiques ». de la région. Il y a donc du travail qui appelle des initiatives des chercheurs et des universitaires branchés sur l’innovation scientifique, et de tous les penseurs intéressés au problème de la paix, de la stabilité et de développement de la sous-région.

De façon globale, les thèmes de recherche se faisant dans la sous-région – et effectuées par ces institutions – sur la transformation des conflits et la construction de la paix ont tous, un lien avec la bonne gouvernance, le pouvoir coutumier et la gestion des terres, la bonne gestion de ressources économiques, la gestion traditionnelle face aux institutions étatiques modernes.

Ainsi les thèmes de recherche sur les conflits en rapport avec la bonne gouvernance traitent-ils des matières suivantes :

- La crise de l’autorité, ses racines et son incidence sur la situation des conflits - L’identification des acteurs, des enjeux des conflits ouverts, latents ou potentiels - La prise en charge des situations de conflits en terme de prospection institutionnelle - L’impact des médias sur la genèse, le développement et la transformation des conflits ou le rôle

des médias dans la formation et la transformation des conflits - L’étude du rôle de la jeunesse, de ses rapports avec les groupes armés et son rôle potentiel dans la

reconstruction - La femme comme actrice et victime des conflits et son rôle potentiel dans la construction ou la

transformation des conflits - La recherche sur les alternatives contre la violence - La crise de l’autorité, ses racines et son incidence sur la situation des conflits - La bonne gouvernance : le mode d’accès au pouvoir, la participation citoyenne et la lutte contre

l’impunité - L’état de la culture des droits de l’homme - La problématique des minorités et les stratégies de leur intégration - Les mouvements des populations et leur impact sur la dynamique des conflits et la promotion de

la paix - Le nationalisme et ses différentes interprétations

Quant en ce qui intéresse la recherche sur les conflits impliquant le pouvoir coutumier, la gestion foncière et l’ethnicité, les matières traitées concernent :

- Les mécanismes locaux de prévention et de transformation (résolution) des conflits - La problématique de l’identitaire (ethnicité et religion) et son impact sur les conflits - Le rôle de la mémoire et des représentations collectives par rapport aux conflits, ainsi que leur

rôle dans la mise en circulation des mythes, genèse et résolution des conflits (exemple : le mythe des Bantous opposés aux Hamites ou encore l’avenir des Twa ou des pygmées de la sous-région des Grands-lacs africains)

- Les modes de production des biens et la problématique de la démocratie - Le droit à la terre et les conflits fonciers

Pour ce qui est de la recherche sur la gestion coutumière face aux institutions étatiques modernes, les matières concernées sont :

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- Les espaces conflictuels et non conflictuels - Le rôle des ONGs et des confessions religieuses dans la transformation des conflits - Les relations entre le pouvoir administratif, coutumier et le contre pouvoir - La problématique des normes et des institutions pour la construction d’une paix durable - Les stratégies d’implication des recherches dans les interventions en zone des conflits - Les identités nationales et la construction des ensembles régionaux - La relecture de l’histoire et le montage des supports didactiques adaptés à la diffusion pour la

construction de la paix - Les modes de socialisation des enfants et leur impact sur la transformation des conflits - Les problèmes ethniques et déontologiques en situation des conflits - La pression démographique et la pauvreté comme source des conflits - La contestation du pouvoir et le clivage entre les modes de succession

Enfin en ce qui concerne la recherche en rapport avec les conflits économiques, les matières traitées concernent notamment :

- L’économie politique de la distribution des terres - Les stratégies de survie des couches pauvres et des marginalisés - La politique et les stratégies de réaménagement du territoire, une voie de résolution des conflits

fonciers - La monographie des groupes armés dans la sous-région des Grands-lacs africains - La criminalisation de l’économie locale et ses liens avec les acteurs régionaux et internationaux - Les mécanismes d’adaptation aux enjeux de la globalisation et de la mondialisation ainsi que les

problèmes de développement.

Comme on peut le constater, les recherches menées par les institutions universitaires de la sous-région se veulent multidisciplinaires et touchent tous les aspects en rapport avec la dialectique et les conflits qui frappent les Grands-lacs africains. Malheureusement, c’est la manière dont cette documentation inédite et essentiellement monographique peut être exploitée par un public large aussi bien national qu’international qui fait défaut. La réactivation de la maison d’édition du CERUKI peut constituer un début de solution. Quoiqu’il en soit, le CIUB et ses membres seraient prêts à soutenir toute initiative pouvant permettre l’exploitation de toutes ces ressources documentaires.

Un deuxième volet de l’état actuel des connaissances documentaires – surtout internes – à l’Est de la R.D.Congo est celui des informations diverses circulant loin des arènes universitaires. Il s’agit de toute information impliquant aussi bien des discours livrés à travers les médias (radio, télévision, journaux, etc..) que des artefacts, des dessins, des images vidéo, de la rumeur, des discours religieux, etc.

Comme je l’ai dit plus haut, il n’existe quasiment plus de journaux locaux à l’Est de la R.D.Congo. Un hebdomadaire local de Bukavu, le journal JUA, qui avait pourtant un gros tirage1 et dont le marché aussi bien local que national était important, a cessé de paraître. La crise multiforme et les deux guerres de l’Est sont à la base de cet arrêt. A Goma paraissait également un hebdomadaire – Les Coulisses – qui a dû fermer parce que son éditeur – Kibelbel – a eu des ennuis sérieux avec les autorités politiques locales de la Rébellion du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD). A part ces deux journaux, rien d’autre ne paraît à l’Est de la R.D.Congo. Des journaux de Kinshasa atteignent parfois les villes de Bukavu, Goma et Kindu, mais en quantité insignifiante et à des prix non à la portée de nombreuses bourses.

Beaucoup d’ONGs – notamment celles impliquées dans la défense des droits humains – éditent parfois des bulletins dont la portée reste cependant très limitée. Et puis, confrontés à la crise, ces bulletins ne paraissent pas de façon régulière. Il se pose donc une question de la circulation de l’information par ces moyens-là. Par contre, les informations radiodiffusées et celles radiotélévisées compensent largement le manque criant des journaux. Je l’ai souligné plus haut, plusieurs chaînes de radio et de télévision couvrent non seulement l’espace nationale (Radio Okapi, RTNC, Raga FM,

1 Selon les informations recueillies sur place auprès des anciens journalistes de JUA, cet hebdomadaire imprimait par tirage près de 1000 exemplaires (ou plus) distribués non seulement dans l’ancien Kivu, mais aussi à Kinshasa, et même au Rwanda et au Burundi.

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etc.), mais aussi les espaces provinciaux et locaux (A Bukavu par exemple : Radio Maendeleo, Radio Maria et Radio Rehema couvrent un espace très large allant de Goma à Uvira, c’est-à-dire sur une distance de près de 250 km).

Il faut également signaler sur ce chapitre, les moyens de communication et d’information par Internet. Les cybercafés sont apparus dans l’espace communicationnel de l’Est de la R.D.Congo, même si l’entreprise est encore embryonnaire et un peu onéreux pour des poches modestes1. Leur champ d’action reste cependant limité dans les grandes villes : Bukavu, Goma, Beni, Butembo, Kindu. Sources d’information et de communication par excellence, ces moyens permettent cependant de véhiculer des nouvelles d’un espace à l’autre notamment des informations politiques.

Enfin pour terminer ce volet, une autre structure d’information opérant à l’Est de la R.D.Congo concerne la production vidéo. A Bukavu, la RTNC et le studio « Neno la Uzima ». – une structure audiovisuelle de l’église protestante locale – produisent de temps en temps des fils de reportage. Tel est le cas d’un chansonnier local de Bukavu – Shabani – qui a produit un clip sur les élections.2 Dans ce clip, l’auteur dénonce les messages mensongers qui risquent d’être utilisés par les politiciens lors des campagnes électorales.

A Goma, un centre de production vidéo, le Centre Culturel d'Études et de Production Vidéographique (CEPV), est organisé par les jeunes eux-mêmes. Ce centre est un lieu de rencontre entre des artistes, des réalisateurs, des producteurs et des cinéphiles et est conçu comme un département audiovisuel de la Yole Africa à Kampala (Ouganda). Cette structure veut promouvoir et développer l'art de vidéo dans la région des Grands lacs via l'échange des expériences, des techniques et des productions des vidéos. Au tout au long de l'année, le CEPV organise des séminaires et des sessions de formation qui couvrent tout le processus pour réaliser des films de fiction et des documentaires avec des études de technique de caméra, de photographie, de montage, d'écriture de scénario et de comédien. Ces séminaires sont dirigés par des spécialistes locaux et internationaux. Le CEPV a des fonctions bien définies. Il y a le studio destiné pour les membres, avec l'achat en commun du matériel d'audiovisuelle (des caméras, des tables de montages, des ordinateurs qui se trouvent dans les bâtiments du centre). Ainsi le centre dispose-t-il du matériel technique pour la formation des étudiants et pour exécuter leurs propres projets. Ensuite, le CEPV contient aussi un ciné-club hebdomadaire, organisé par ses membres ou ils projettent et discutent des films qui sont sélectionnés dans le cadre de la formation et où ils présentent au groupe les productions en vidéo, réalisées par des membres Ces rencontres sont en fait une sorte de formation continuelle de tous les membres ou associés.

Le centre est aussi une des seules structures dans la région qui investit dans une vidéothèque et une bibliothèque, consacrée à des publications sur entre autre la production des films et des documentaires en vidéo, pellicule et en digital. Le centre dispose aussi d'une salle de lecture pour consulter sur place des livres et des magazines concernant le monde audiovisuel. D'autres jeunes peuvent y trouver une formation d'acteur ou de technicien de cinéma. La production de CEPV est très variée (e.a. « Stokyo », film de fiction basé sur la vie quotidienne des jeunes à Goma de Modogo Mutembwi - 2004 ; 45 min. ou encore « Barua Lako » (Le volcan), un docudrame sur la situation d'une jeune femme face à l'éruption du volcan et à la destruction de la ville de Goma). Petna Ndaliko Katondolo, qui a créé le centre CEPV et qui vit entre Kampala et Goma, explique que cette production est très importante, non seulement pour les habitants de la région, mais surtout pour les

1 A Bukavu par exemple, des entrepreneurs de média comme Ets DATCO, KOTECHA, sont branchés sur des réseaux internationaux et possèdent chacun un serveur. DATCO est même distributeur de plusieurs cybercafés de la ville. Le grand problème est celui de la qualité et du coût. Seuls DATCO et KOTECHA possèdent un Internet à haute vitesse. Les autres sont extrêmement lents. Quant au coût, une heure de navigation ne coûte que 1 $us, mais ce n’est pas toujours à la portée de n’importe quelle bourse. Le coût ne permet donc pas à la plupart des navigateurs de consulter autre chose en dehors du courrier électronique. Ainsi, si les informations politiques circulent, c’est surtout à travers les mails. A Kindu, un seul cybercafé fonctionne sur les deux qui y existaient. Son coût est également sélectif puisqu’il coûte 2 $us par heure. C’est un programme du PNUD qui a permis l’ouverture de la communication électronique à Kindu. 2 Cfr clip en annexe

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jeunes. Ces films démontrent que la région est vivante et que la vie quotidienne continue malgré les menaces de guerre ou d'éruption du volcan. Pour les jeunes, c'est un moyen d'expression au sein de leur communauté, mais aussi vers le monde extérieur. Le financement de ce centre et la production audiovisuelle sont malheureusement hasardeux et l'argent provient d'ONGs (e.a. hollandaises) et de (petits) sponsors locaux. Il collabore également – ponctuellement et de façon non officielle – avec le RTNC à Goma, sur base d'échanges de matériel et de services. Il se voit comme un centre indépendant qui, sans faire de recours officiels auprès du gouvernement, essaie de développer une production audiovisuelle locale. Des films de ce centre ont déjà été sélectionnés par des festivals de cinéma en Ouganda, en France, en Inde et en Belgique

Selon Modogo, réalisateur du film « Stokyo » cité plus haut, le centre du CEPV possède infrastructure insuffisante : pas de livres ou de manuels, pas de matériel, pas de structures de production, pas de financements, pas de formateurs adéquats. Petna Ndaliko, représentant du CEPV, est convaincu qu'une collaboration plus structurée pour mieux équiper son centre, afin d'organiser des ateliers de formation audiovisuelle, et aussi de distribuer les productions dans le pays et à l'étranger, pourrait favoriser de façon considérable le développement du centre, la production audiovisuelle et la distribution des films.

Je n’ai pas signalé dans ce rapport d’autres supports de mémoire comme les tableaux de peintures, les reportages des photos, les dessins et les représentations scéniques.1 Le champ est si vaste qu’il demande un travail de longue haleine et dépasse le cadre exploratoire du présent rapport. Je pourrais entreprendre cette recherche plus tard lorsque le présent rapport sera adopté.

IV. COMPRENDRE LA CRISE IDENTITAIRE DU KIVU MONTAGNEUX À TRAVERS LES ECRITS2

Les enjeux du Kivu montagneux sont importants sur l’échiquier politique congolais. En effet, cette contrée constitue avec le Katanga l’un des points les plus chauds de la dialectique ethnique la R.D.Congo. La violence qui secoue cette région semble s’inscrire dans la turbulence ethnique devenue presque endémique dans les pays des Grands-Lacs et qui constitue pour la R.D.Congo l’une des menaces les plus sérieuses pour son existence. Deux communautés ethniques – les Hutu et les Tutsi – s’affrontent régulièrement au Burundi et au Rwanda pour des raisons complexes et l’impact de ces affrontements s’est répercuté sur le Kivu montagneux.

Dans le Kivu montagneux, le théâtre des rivalités ethniques est circonscrit aux territoires de Goma, Rutshuru, Masisi et Walikale au Nord-Kivu, et aux territoires d’Uvira, Fizi, et Mwenga au Sud-Kivu. Avec la guerre du RCD de 1998, cette adversité semble s’être étendue de plus en plus vers d’autres contrées comme le Bushi. Les antagonistes sont les populations rwandophones d’un côté, et les autres ethnies congolaises de l’autre côté, qui considèrent que les premières sont des immigrants «récents » venus du Rwanda qui cherchent à obtenir la nationalité congolaise par des voies frauduleuses. La cause la plus visible de ces antagonismes, surtout pour les médias et le public non averti demeure ce refus de reconnaissance de la nationalité congolaise aux populations rwandophones.

Il est vrai que cette question de nationalité a fait boule de neige et est à la base de l’explosion de multiples violences dans cette partie du pays. Mais un tel décryptage de la dialectique congolaise réduit, à mon avis, les conflits ethniques du Kivu montagneux à des contours simplistes. Beaucoup de causes s’imbriquent dans la crise ethnique du Kivu montagneux et elles ont été décrites dans bon nombre de publications. Inventorions ci-après, selon ma propre hiérarchisation, celles que je considère comme les plus importantes :

1 Tel est le cas des représentations scéniques sur les élections organisées par plusieurs structures de la société civile de Bukavu notamment la «Commission Justice et paix « de l’église catholique. Le message véhiculé ici est celui incitant les potentiels électeurs à se faire enrôler et à ne pas se laisser embarquer par la propagande mensongère des acteurs politiques candidats aux élections. 2 Cfr N’SANDA BULELI, 2004, «La mémoire et l’histoire dans les constructions politiques et ethniques régionales pendant la transition au Maniema (1990-2000) République démocratique du Congo «, Thèse de doctorat en Histoire, Université Laval, 450 pages (Sous la direction de Bogumil Koss Jewsiewicki)

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1) L’IMMIGRATION DES BANYARWANDA ET LA QUESTION DE NATIONALITÉ CONGOLAISE

Cet aspect est l’un des champs de discorde qui jusque-là, a fait l’objet d’intenses manipulations politiques de la part des acteurs politiques congolais. Exploitée sur fond de luttes pour la conquête du pouvoir ou du repositionnement politique, la question de nationalité congolaise au Kivu a fait couler beaucoup d’encres et de salives, tant dans les écrits officiels et les déclarations politiques que dans les médias indépendants, les publications individuelles et les prises de positions de tous ordres. Cette question met les communautés congolaises rwandophones aux prises avec les communautés congolaises non-rwandophones qui considèrent les premières comme des «étrangers ». Comment se présente-t-elle?

Mahano Ge Mahano, dans une plaquette – manifestement politique – publiée dans les années 1997, circonscrit à sa manière la question de la nationalité congolaise en relation avec l’immigration rwandaise.1 En quatrième page de couverture, il écrit :

«(..)depuis 1991, des documents s’éditent et des forums se multiplient, toutes les sciences humaines sont mises à contribution, si pas délibérément travesties, pour tenter de faire accréditer des thèses abracadabrantes du genre :

1. Les Rwandais sont installés au Congo dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu, bien avant la période léopoldienne et la fixation définitive de nos frontières ;

2. Le Nord-Kivu fut – on ne sait quand – une marche de l’ancien Royaume du Rwanda

3. Tout immigré rwandais est automatiquement sujet congolais dès sa traversée de la frontière entre les deux pays, sous prétexte que les deux furent colonisés par la même métropole ;

4. Le Congo Démocratique doit reconnaître la nationalité à toute la population rwandaise héritée de la colonisation ;

5. Le Congo Démocratique doit reconnaître la nationalité aux immigrés de l’ancienne ‘’Mission d’Immigration Banyarwanda’’ (MIB) sous prétexte qu’ils seraient à la base du développement économique de l’ancienne province du Kivu.

Or, bien vérifiées, à la lumière des faits et des documents historiques, il se révèle que toutes ces allégations sont les unes fausses, les autres gratuites et dénuées de tout fondement »2

Je ne voudrais pas savoir d’où il a tiré ces thèses «abracadabrantes », mais elles n’en traduisent pas moins le nœud de la controverse sur la question de la nationalité congolaise des populations rwandophones vivant à la R.D.Congo. D’autres écrits du genre en ont fait écho, les uns reconnaissant cette nationalité à ces populations, les autres la rejetant. Dans cette joute, on peut signaler parmi les défenseurs de la citoyenneté congolaise des populations rwandophones, trois auteurs notoires : Mgr Pierre Kanyamachumbi, John Mutambo et Manassé Ruhimbika dit «Müller ».

Le premier a été secrétaire permanent de la Conférence épiscopale du Congo, personnalité bien connue dans les milieux politique et ecclésiastique du Nord-Kivu, originaire du Territoire de Rutshuru et de l’ethnie Tutsi. Il a publié en 1992, une plaquette dans laquelle il réagissait contre toutes les thèses avancées par les participants à la CNS contestant la nationalité des populations rwandophones des Territoires de Rutshuru et de Masisi.3

Mgr Kanyamachumbi s’appuie sur les recherches historiques menées notamment par l’Abbé Alexis Kagame sur les anciennes dynasties du Rwanda, ainsi que sur une lecture à sens unique de toute la production coloniale sur les migrations et sur la présence des Banyarwanda au Congo. Il

1 MAHANO GE MAHANO, (SD), Existe-t-il des Rwandais congolais ? , Éd. Sophia, Kinshasa, 136 pages. La plaquette est dédiée «au Chef de l’État Mzee Laurent Désiré Kabila, aux victimes (…) de l’agression ‘sauvage’ dont notre pays est l’objet. Et à leurs familles «, selon les propres termes de l’auteur. J’ai souligné le terme ‘sauvage’. 2 Idem 3 KANYAMACHUMBI P., 1992, Les populations du Kivu et la loi sur la nationalité. Vraie et fausse problématique, Kinshasa, Éditions Select.

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dénonce dans ses écrits les lois édictées par le régime de Mobutu1 et surtout une résolution votée par la Conférence nationale souveraine (CNS) en 1992 privant les populations rwandophones de la R.D.Congo de la citoyenneté congolaise. Il a tenté de démontrer que la présence des populations congolaises rwandophones dans le Kivu montagneux datait de bien longtemps avant la Conférence de Berlin de 1885, – source de référence et repère important dans toute revendication de la citoyenneté congolaise. Il était insensé de leur dénier la nationalité congolaise.2 Il a également tenté de montrer que plusieurs lois depuis l’époque coloniale jusqu’à l’indépendance, avaient reconnu la nationalité congolaise (zaïroise) aux populations rwandophones vivant à la R.D.Congo et que le revirement actuel n’était rien d’autre qu’une manipulation politique.

Reprenant presque les mêmes thèmes, John Mutambo qui présente dans son livre les Banyamulenge3, ces populations tutsi rwandophones des plateaux d’Itombwe dans le Sud-Kivu, dirige surtout ses affirmations sur les chiffres. Pour montrer que l’existence des populations Banyamulenge sur le sol du territoire qu’il appelle «Mulenge », demeure antérieure à la Conférence de Berlin de 1885, il évalue leur chiffre actuel à 400.000 âmes. Pour lui, une croissance pareille ne peut tirer ses origines que d’une période lointaine.

Le troisième auteur, Manassé Ruhimbika dit «Müller », est un activiste très engagé pour la cause des Banyamulenge. Auteur de nombreux articles de vulgarisation, il a publié chez L’Harmattan, un livre dans lequel il met en évidence la position difficile de cette population éprouvée par la violence de deux guerres successives qui ont frappé la R.D.Congo à la fin de la décennie 1990.4 Selon lui, les populations Banyamulenge se retrouvent prises entre l’enclume et le marteau : d’un côté leurs compatriotes congolais qui leur dénient la nationalité congolaise et qui les accusent de complicité avec le Rwanda dans les malheurs qui les frappent, de l’autre côté, le Rwanda du FPR qui se sert d’elles pour étendre son hégémonie militaire. Si ce livre en tant que «Mémoire lieu de savoir », apporte avec force détail beaucoup d’informations sur la problématique des Banyamulenge, il n’en est pas moins vrai qu’il laisse beaucoup de zones d’ombre. L’auteur par exemple voudra nier ses accointances et celles des Banyamulenge avec le pouvoir de Kigali, mais il n’apporte aucune preuve formelle pour démentir la complicité dont on accuse les Banyamulenge et leurs leaders.

Dans une lettre envoyée à Jean-David Levitt, ambassadeur de France auprès des Nations Unies et président de la Mission du Conseil de sécurité des Nations Unies dans les pays des grands lacs, un autre sujet Munyamulenge, Claude Rwangaje, secrétaire général de Shikama-Kivu Peace Initiative5, résumait bien ainsi la position de ces derniers :

Persécutées et massacrées par des milices extrémistes locales et étrangères (Maï-Maï et FDD) du fait de leur appartenance à la race Tutsi et fatiguées de courber l’échine et d’être instrumentalisé par le Rwanda dans une aventure expansionniste, de division des congolais pour mieux régner et de pillage des ressources de la RDC, les populations Banyamulenge ont décidé de dire NON !6

Contre toutes ces thèses avancées par les populations congolaises rwandophones du Kivu, qu’est-ce que leur reprochent leurs compatriotes congolais non rwandophones ? J’ai sélectionné une série de documents inédits qui donnent quelques indications sur l’ampleur du problème.

1 Notamment la décision du Comité central du M.P.R. Parti-État de 1982 abrogeant la loi N°002-81 sur la nationalité congolaise 2 Et pour appuyer sa thèse, il donne dans sa plaquette quelques listes généalogiques des personnalités bien connues parmi lesquelles Mgr Jérôme Gapangwa, évêque d’Uvira, dont il fait remonter la génération à plus de 210 ans… 3 MUTAMBO John, 1997, Les Banyamulenge, qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Éd. Saint Paul, Kinshasa. 4 RUHIMBIKA Manassé, 2001, Les Banyamulenge (R.D.Congo) entre deux guerres, Paris, L’Harmattan 5 Une ONG travaillant pour la promotion et la défense des intérêts des populations Banyamulenge 6 Lettre de Shikama-Kivu Peace Initiative du 29 avril 2002, à M. Jean-David Levitt in www.shikamakivupeace.org

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Le premier s’intitule «Réflexions sur le problème de nationalité en région du Nord-Kivu et du Sud-Kivu » et a été rédigé en 1989 par cinq intellectuels de Bukavu et de Goma, suite au report des élections législatives et communales dans ces deux provinces, décidé par les instances politiques de Kinshasa.1 D’une manière générale, les auteurs établissent dix constats sur la question de la nationalité dans ces deux provinces. Selon eux2 :

1. Les terres du Nord-Kivu et du Sud-Kivu sont convoitées par le Rwanda et le Burundi qui n’ont pas suffisamment de terres. Cela pousse donc les Rwandais et les Burundais à émigrer vers les espaces plus grands du Kivu montagneux.

2. Les auteurs accusent les autorités coloniales belges de responsabilité de l’immigration clandestine rwandaise et burundaise après indépendance faute d’avoir «pris de précautions pour négocier avec les autorités de l’époque, la naturalisation éventuelle des immigrés ».3

3. Les auteurs accusent les immigrés rwandais de s’affranchir des autorités coutumières qu’ils ont trouvées sur place et de maintenir «des rapports avec leur pays d’origine à telle enseigne que toute modification intervenue dans la coutume rwandaise au Rwanda a les mêmes répercussions dans les zones d’immigration. Corollairement, celles-ci fonctionnent comme des petits ‘Rwanda’ au Zaïre ».

4. Les auteurs disent qu’à l’accession du pays à l’indépendance, les immigrés rwandais ne s’occupaient pas de politique, considérant cette matière comme «l’affaire des autochtones ». Les choses ont changé avec la révolte des Hutu du Rwanda en 1959 qui a vu de nombreux Tutsi se réfugier à la R.D.Congo. La déliquescence de l’État congolais a amené ces derniers à la politique qui ne les concernait pas, allant jusqu’à vouloir déstabiliser l’État.

5. Les auteurs reprochent à l’État congolais le relâchement des structures en matière d’immigration qui a favorisé une immigration clandestine à grande échelle.

6. Ils reprochent également à l’État congolais la complaisance dans la délivrance des pièces d’identité congolaises. Cette pratique a permis à beaucoup d’immigrés clandestins de faire prévaloir la nationalité congolaise.

7. Ils constatent également que la «fameuse hospitalité » congolaise a joué en leur défaveur puisqu’on a toléré au pays des individus qui ne pouvaient que desservir les intérêts de l’État et de ses citoyens.

8. Ils constatent que par l’absence de toute politique d’immigration, beaucoup d’immigrés rwandais sont devenus des citoyens congolais sans aucune formalité, par un simple achat frauduleux d’une carte d’identité.

9. Ils observent que les immigrés et les réfugiés rwandais illégaux participent aux élections congolaises.

10. Enfin ils déduisent que «les infiltrations clandestines ou les entrées incontrôlées renforcent sensiblement le nombre des immigrés ou des réfugiés qui tendent la main ou ouvrent la porte aux leurs qui sont restés dans leur pays d’origine. Une structure d’accueil est collusoirement organisée à cet effet »

Les revendications formulées par ces intellectuels dans leur document permettent de discerner trois grandes causes : la première est celle des immigrations non contrôlées qui favorisent le gonflement des populations n’ayant pas véritablement de statut de Congolais. Le mouvement qui a commencé depuis l’époque coloniale, s’est intensifié après l’indépendance à la suite de la

1 BAHUNGA KASHOKY, KALINDA KIBANCHA, KIBANCHA KAMALA, NDYANABO BUUNDA et SIMWERAYI wa SHEANA, Réflexions sur le problème de nationalité en régions du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, Goma, juin 1989, 32 pages dactylographiées. Ce document qui a connu une large diffusion à Bukavu et à Goma, et qui a eu un grand impact auprès du Comité central du MPR-Parti État à Kinshasa, semble être le résultat des frustrations dues au report des élections législatives, report consécutif à la confusion qui régnait dans ces deux provinces sur la question de nationalité des Banyarwanda. Sans en être nécessairement un déclic, il n’en a pas moins, à l’instar des déclarations des leaders de «Katanga yetu « des années 1960, traduit les sentiments que nourrissait la population non rwandophone envers leurs compatriotes.

2 Idem, pp 2-4 3 Le document situe cette immigration après la guerre 14-18

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complaisance et de l’incapacité de l’État à gérer cette question d’immigration. L’anomie de l’État a même facilité la confusion autour de cette question en ne contrôlant pas l’octroi des pièces d’identité.

La deuxième cause, celle qui passe pour la moins visible, demeure cependant la tendance à l’affranchissement des sujets immigrés vis-à-vis des autorités coutumières des zones d’accueil, prétextant l’antériorité de leur présence sur ce sol. Deux auteurs que j’ai cités plus haut – Mahano Ge Mahano et Shimbi Katchelewa – parlent eux aussi de ces faits. Que cela se soit passé au Nord-Kivu, dans les territoires de Masisi et de Rutshuru ou au Sud-Kivu, dans le territoire d’Uvira, les chefs coutumiers non rwandophones se plaignent de l’indépendance que prennent ceux qu’ils appellent «immigrés rwandais » vis-à-vis de leurs pouvoirs.

La troisième cause, celle qui déclenche une sorte de prise de conscience, touche aux élections reportées. Dans la joute qui suit ce report, les rwandophones se disent être l’objet de la discrimination alors qu’en tant que «Congolais-Zaïrois » authentiques, ils ont le droit de se choisir leurs élus. Dans un mémorandum qu’ils avaient adressé au gouverneur du Nord-Kivu, les candidats lésés écrivaient :

Nous candidats unilatéralement non retenus, en Zone de Masisi, par le Comité régional du MPR élargi du Nord-Kivu avons été très désagréablement surpris de n’avoir pas eu un seul candidat d’expression Kinyarwanda maintenu pour les élections 1989 au Conseil de Collectivité (…), si tout électeur a droit à l’éligibilité selon les principes politiques et universels, pourquoi la majorité écrasante de Masisi composée essentiellement par la population la plus active – Hutu et Tutsi, a été privée de ses représentants pour cette édition 1989 ?1

Contre eux, les auteurs du premier document avancent : Les élections ont été reportées pour que les électeurs et les éligibles soient connus, même en zone de Masisi. N’est-ce pas une solution urgente et adéquate comme réponse du 22 mai 1989 à un mémorandum du 18 mai 1989 ? Curieusement cela a excité davantage les revendications des immigrés et réfugiés rwandais. Dans le Journal ‘Le Volcan’ N° 36, ces derniers s’acharnent à montrer qu’ils sont « zaïrois ». Dans quel pays du monde, un immigré ou un réfugié politique peut-il revendiquer le droit à l’éligibilité ? Le cas présent démontre explicitement les visées rwandaises de transformer le Kivu en une partie intégrante du Rwanda2.

Pour les auteurs «non rwandophones » donc, tout en regrettant le report des élections, ils estiment cette solution salutaire puisque désormais l’opération sera précédée d’une identification des électeurs et des éligibles pour déterminer exactement qui est Congolais et qui ne l’est pas.

Trois autres documents produits respectivement en 1992 et en 1995 par Birhumana Mutaraga, Conseiller de la république (député), et en 1996 par une commission parlementaire reviennent sur les mêmes thèmes3 mais sur un ton plus incitatif. Il faut comprendre qu’à cette époque, la joute qui avait pris naissance dans le Nord et le Sud-Kivu, s’est nettement amplifiée au sein de plusieurs instances nationales. La question des Banyarwanda du Kivu – que beaucoup de délégués à la Conférence nationale souveraine (CNS), ou des députés siégeant au parlement de transition, venus des

1 BAHUNGA KASHOKY et alii, op. cit, pp. 5-6. Les auteurs de cette lettre sont Mwangacucu Hizi élu conseiller en 1987, Kananura Ngiyiwabo élu conseiller suppléant en 1987, Serkale Bihame et Munyampenda Rujoma 2 Idem 3 BIRHUMANA MUTARAGA, 1992, Note technique sur le rapport d’harmonisation des options fondamentales concernant la nationalité zaïroise, Palais du Peuple-Kinshasa, 17 pages dactylographiées ; BIRHUMANA MUTARAGA, 1995, Le complot international vers la création de la République des Grands Lacs, Kinshasa, 19 pages dactylographiées ; et HAUT CONSEIL DE LA RÉPUBLIQUE-PARLEMENT DE TRANSITION, novembre 1996, Mémorandum sur la situation au Nord et au Sud-Kivu, Kinshasa, 28 pages reprographiées. Je voudrais remercier particulièrement M. NYUNDA YA RUBANGO, professeur à l’Université de Creighton (USA), pour avoir mis gracieusement ces documents à ma disposition.

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territoires hors de la sphère de la poudrière du Kivu ne comprenaient pas très bien – avait été largement grossie et par conséquent pouvait être déformée par des manipulations diverses.

Le premier document du conseiller Birhumana est une note technique rédigée le 21 septembre 1992 à l’intention de Mgr Monsengwo, Président de la Conférence nationale souveraine (CNS). Siégeant au sein de la commission politique de cette instance, il y présidait la sous-commission de la nationalité et sa note technique voulait éclaircir les options fondamentales relatives à la question de nationalité congolaise (zaïroise), comme il le dit lui-même, «au Zaïre et au Kivu, plus particulièrement ».1 Son texte donne en effet à sa manière, l’interprétation de toutes les lois édictées jusque-là sur la question de nationalité.2 Selon lui, la loi N° 002-81 du 29 juin 1981 distingue dans la notion de nationalité, les droits naturels et les droits acquis. Toutes les lois édictées d’ailleurs en ce sens selon ses propos, ont clarifié cette question et se ramènent à un seul point : «(…) la nationalité d’origine, écrit-il, est définie selon le «jus sanguinis » (droit du sang) et non plus selon le «jus solis » (droit du sol) »3

Autrement dit, seuls les citoyens zaïrois (congolais) «de souche » jouiraient des «droits naturels » ou le «jus sanguinis ». Les autres – c’est-à-dire les «immigrants » particulièrement «rwandais » et «burundais » – ne pouvaient que se contenter du «jus solis » et encore ! Puisque dans la jouissance de ce «jus solis », cette loi distingue deux sortes de naturalisation : «la petite » qui exclut tout étranger de l’exercice du pouvoir, et «la grande » qui octroi à celui qui l’acquiert la jouissance de tous les droits. Et comme pour justifier ses prises de position, le conseiller Birhumana ajoute dans sa note :

(…) pour concrétiser ce que je dis, je détiens à l’intention de la plénière de la Conférence nationale souveraine (CNS) les différents noms des impétrants, personnes étrangères ayant sollicité individuellement la naturalisation et l’ont obtenue ainsi que les numéros des ordonnances qui la leur avaient accordée. Il s’agit de la petite naturalisation4

Mais comme les conditions d’acquisition de la «grande naturalisation » étaient difficiles, aucun étranger ne pouvait l’avoir. L’auteur de la note technique le reconnaît lui-même lorsqu’il écrit : « (..), j’aimerai autant faire remarquer qu’aucun étranger n’a obtenu jusqu’à ce jour la grande naturalisation »5

Depuis lors, les choses n’ont plus changé. Bien au contraire, comme le montre la conclusion intransigeante de l’auteur de cette note technique :

Une confusion n’est donc pas possible car même la loi fondamentale du 19 mai 1960 en son article 219 ; comme la constitution dite de Luluabourg du 1er août 1964 aux articles 6 et 7 et la constitution du 24 juin 1967 en son article 45, reconnaissent toutes au Congo la prérogative de légiférer sur la nationalité. C’est donc d’une manière souveraine que Notre Pays exige de toute personne ne jouissant pas de la nationalité d’origine de demander individuellement la naturalisation.

Est-ce être injuste ? Je ne crois pas car la nationalité n’est pas une marchandise. Elle est et demeure un droit pour un État de l’accorder suivant ses nécessités internes et laisse à

1 BIRHUMANA MUTARAGA, Note technique, ouvrage cité, p. 1. En tant que président d’une sous-commission, l’auteur possédait assez de pouvoir moral pour influer sur toutes les résolutions à prendre au sein de ladite sous-commission. 2 Il s’agit ici la loi N°002 du 29 juin 1981 abrogeant celle N°002 du 05 janvier 1972 qui venait d’abroger l’Ordonnance-loi N°71-020 du 26 mars 1971. Il cite également le Décret royal du 27 décembre 1892 qui selon lui définissait clairement la notion de nationalité. 3 BIRUMANA MUTARAGA, Note technique…, ouvrage cité, p.1. 4 Idem, p. 2. C’est nous qui mettons la phrase en italique. 5 Ibidem.

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toute personne la liberté et la volonté de la demander ou de ne pas la demander car il ne faut guère confondre la nationalité et l’ethnicité1

D’autres documents produits plus tard allaient exacerber les sentiments de frustration consécutive à cette interprétation exclusive et discriminatoire de la citoyenneté congolaise.

Le deuxième document du conseiller Birhumana largement diffusé – comme celui de cinq intellectuels cités plus haut – au Kivu et à Kinshasa en 1995, dénonce selon ses propres termes, un «complot international vers la création de la République des Grands Lacs ». Et en guise d’avertissement, il écrit :

«Au regard du comportement des ‘transplantés’, des immigrés et des réfugiés rwandais sur notre territoire, nous remarquons malheureusement qu’ils se comportent plutôt en conquérants car, après leur installation chez nous, ils n’hésitent pas à revendiquer haut et fort la nationalité zaïroise et pire encore, une partie de notre territoire en vue de la création de la ‘République des Grands Lacs’ »2

La suite du document reprend le texte «raciste » bien connu, «Plan de colonisation Tutsi dans la région des Grands Lacs », qui a longtemps circulé dans la sous-région vers les années 1960-1970.3 Ce texte anonyme semble avoir été diffusé dans le but de manipulation politique évidente. Il est construit sur le modèle de ceux diffusés dans les années 1960 sous le titre «Le Parchemin des Ankutshu pour la domination du Congo »4 ou encore celui des «Bakongo » ou des « Baluba du Kasaï».5

Il est intéressant d’observer que, comme en 1960 dans le cas des Bakusu-Batetela, la source des incitations à la haine ethnique soit l’œuvre des propagandistes agissant pour le compte des acteurs politiques urbains de Bukavu. Le message des années 1960 discréditait les Bakusu de Bukavu en affirmant que ceux-ci avaient appelé leurs frères Mongo orientaux à une concertation afin de s’organiser pour exercer une domination brutale sur les autres ethnies.6 Celui diffusé par le conseiller Birhumana reprenait la rengaine des années 1970 selon laquelle les Tutsi du Rwanda s’apprêtaient à utiliser « la naïveté » des Congolais pour les dominer comme ils en avaient fait jadis des Hutu du Rwanda.7 Lorsqu’on sait que ce texte a été diffusé en 1995, donc à l’approche de la guerre de l’AFDL, on peut comprendre à quel niveau se situaient en ce moment-là la manipulation politique ainsi que les frustrations et l’exacerbation ethniques consécutives à cette manipulation dans la sous-région des Grands-Lacs.

Quant au texte de la commission parlementaire, signé par Christophe Lutundula, deuxième Vice-président du Parlement de transition, il revient aux préludes de la guerre. Le document traite de la question des réfugiés rwandais et burundais après les événements de 1994 au Rwanda, de l’agression armée contre la République du Zaïre en 1996, des problèmes des «Banyamulenge » et de la position du parlement de transition sur toutes ces questions. Véritable réquisitoire, ce document paraît en tout point de vue un acte d’accusation dans lequel le Rwanda de Kagame est pris à partie. On l’accuse de comploter contre la souveraineté de la R.D.Congo et de chercher à envahir la partie Est

1 Idem, p. 16. Et même en cette matière, il n’était pas sûr de conserver sa naturalisation puisque l’auteur de la note technique ajoutait à la page 17 «Le certificat de nationalité congolaise n’a donc qu’une force probante relative puisqu’il peut toujours être contesté «. La porte restait donc ouverte pour toute contestation sur la citoyenneté congolaise. 2 BIRHUMANA MUTARAGA, 1995, Le complot international…, op.cit. p. 2. 3 Et qui continue d’ailleurs à circuler jusqu’à ce jour sur Internet. Cfr www.congo2000.com/forum notamment la rubrique «Congo agressé « 4 Cfr VERHAEGEN B., 1969, Rébellions au Congo T2, Maniema, ouvrage cité, pp. 144-147 5 Cfr NYUNDA YA RUBANGO, 1980, «Les principales tendances du discours politique zaïrois (1960-1965 « in Cahiers du CEDAF, N° 7, 6 VERHAEGEN B., ouvrage cité, p. 145. 7 BIRHUMANA MUTARAGA, 1995, Le complot international…, texte cité, p. 5

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afin de l’annexer en conformité avec l’exécution du fameux «Plan tutsi »1 évoqué plus haut. On accuse aussi la communauté internationale du silence qu’elle garde sur la question des réfugiés rwandais et burundais (pp. 2-10), ainsi que sur les signes précurseurs d’une éventuelle agression rwandaise. On accuse également les «Banyamulenge » de servir d’alibi au Rwanda en utilisant la question de nationalité (pp. 19-23). Dans l’ensemble, le texte reprend les mêmes thèmes que les documents cités plus haut.

2) LES BANYARWANDA ET LA QUESTION FONCIÈRE : LES TENANTS ET LES ABOUTISSANTS D’UNE POLÉMIQUE

La question foncière constitue une autre accusation contre les populations congolaises rwandophones. Liée à la question d’immigration traitée ci-haut, celle-ci n’a pas souvent fait l’objet d’une recherche systématique des grandes causes des conflits qui ensanglantent cette région depuis près de vingt ans, la cause la plus visible étant surtout celle de nationalité.2 Pourtant, les acteurs politiques originaires du Kivu montagneux l’ont souvent évoqué dans leurs discours politiques manipulateurs.

Elle constitue à mon avis, l’une des questions les plus importantes à la source des conflits. Elle serait même le principal soubassement de la crise qui secoue cette sous-région depuis plus de deux décennies. Dans son entendement, la question des terres est étroitement liée à la loi du premier occupant et des droits et des pouvoirs qu’il y exerce. L’une de ses dynamiques conflictuelles comme je l’ai indiqué plus haut est, selon les protagonistes, la tendance des populations accueillies, c’est-à-dire les immigrées rwandophones, à s’affranchir des pouvoirs coutumiers qui les avaient accueillis et leur avaient accordé les terres.

Mafikiri Tsongo parlant du Nord-Kivu relève que le problème de la nationalité dérive de la question d’occupation et d’expansion territoriale et foncière des groupes considérés «étrangers ». Il cite ainsi le cas de Walikale où les Nyanga, propriétaires coutumiers de la terre n’ont pas apprécié l’irruption des populations «banyarwanda » sur leur territoire. Il signale également le cas de Masisi où les populations rwandophones ont réussi à se rendre maîtres de près de 75 % des terres arables au détriment des Bahunde, population «autochtone» de ce territoire.3

Au Sud-Kivu, les Tutsi-Banyamulenge ont été confrontés au même problème contre les Bafuliru et les Bavira. Sans chercher à entrer dans ce sujet qui ne concerne pas directement cette analyse, je signale cependant qu’il existe une controverse au sujet des premiers occupants des terres du Sud-Kivu, actuellement objet des conflits. L’élite des «Banyamulenge » a toujours soutenu l’arrivée de leurs ancêtres dans la contrée qu’ils occupent actuellement à partir de la moitié du 19ème siècle, si pas avant4, donc en même temps que les populations «autochtones » non rwandophones. De

1 Cfr Mémorandum sur la situation au Nord et au Sud-Kivu, texte cité pp 11-18 2 Évidemment il existe quelques publications limitées de l’Institut Afrcain-CEDAF sur la question parmi lesquelles : LAURENT P-J., MATHIEU P., et WILLAME J.-C., 1996, Démocratie, enjeux fonciers et pratiques locales en Afrique. Conflits, gouvernance et turbulences en Afrique de l'Ouest et centrale, n°°23-24, 249 pages ; MATHIEU P. et WILLAME J.-C. (sous la direction de), 1999, Conflits et guerres au Kivu et dans la région des Grands Lacs. Entre tensions locales et escalade régionale, n° 39-40, 218 pages dans lequel on peut signaler spécialement l’article de MAFIKIRI TSONGO, 1996, «Mouvement de la population, accès à la terre et question de nationalité au Kivu «, pages180-201 qui résume en fait un aspect de sa thèse de doctorat intitulée «Problématique d’accès à la terre dans les systèmes d’exploitation agricole des régions montagneuses du Kivu «, Louvain-la-Neuve, UCL, 1994, 405 pages ; mais aussi dans une moindre mesure les publications de Mahano Ge Mahano et Katchelewa Shimbi, Ruhimbika Manassé et Mutambo John que j’ai signalées plus haut. 3 MAFIKIRI Tsongo, 1996, «Mouvements de population, accès à la terre et question de la nationalité au Kivu « in Cahiers africains, N°23-24, p 193 4 Cfr «Manifeste des Banyamulenge du 1er août 2001 « in www.Obsac.com. Dans ce manifeste, les Banyamulenge demandent d’ailleurs que soient revues les cartes ethnographiques du Congo élaborées à l’époque coloniale et après, et que soient modifiés les programmes d’histoire dans l’enseignement primaire, secondaire et universitaire qui devraient désormais tenir compte de la présence historique des Banyamulenge sur le sol congolais avant 1885.

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ce fait, non seulement les populations «banyamulenge » se disent posséder le droit à la citoyenneté congolaise, comme le stipulent les nombreuses lois sur la nationalité, mais également le droit de posséder les terres que leurs ancêtres ont trouvées non occupées.

Contre eux, les populations «autochtones » du territoire d’Uvira, non seulement leur ont dénié la nationalité congolaise en faisant prévaloir leur origine rwandaise et leur immigration récente, mais elles ont menacé de déclencher un conflit si :

(…) les Tutsi autoproclamés «banyamulenge » tiennent mordicus à spolier les terres des autochtones par la création des entités fantoches à eux en violation des entités administratives d’avant 1996.1

Quoiqu’il en soit, dans tous les deux cas, la main des manipulateurs politiques n’a pas tardé à trouver dans toutes ces occasions, des éléments favorables pour leur propagande comme le montre Mafikiri Tsongo dans le cas du Nord-Kivu. Selon lui, tout a commencé avec la création des «mutualités » ethniques à caractère socioculturel qui ont fonctionné comme des véritables partis politiques.2 Au Nord-Kivu est née peu avant 1990, la «Mutuelle Agricole de Virunga » (MAGRIVI) qui ne rassemblait que les Hutu de Rutshuru. Elle était conçue comme un outil important de la campagne électorale. Son leader s’appelait Sekimonyo wa Magangu, ancien président de l'assemblée provinciale et, devenu plus tard conseiller principal du gouverneur du Sud-Kivu3. Utilisant sa position politique au sein de l’échiquier provincial, il implanta cette mutuelle dans les principaux territoires du Nord-Kivu habités par les populations rwandophones, Tutsi et Hutu confondus, c’est-à-dire, Masisi et Rutshuru.

Lorsque la citoyenneté congolaise des rwandophones fut remise en doute à la Conférence nationale souveraine (CNS), c’est le MAGRIVI qui organisa plusieurs manifestations de violence et de désobéissance civile des populations rwandophones de Masisi. Mafikiri Tsongo raconte :

La désobéissance civile de la population de souche rwandaise contre les autorités coutumières légales, fut organisée avec la complicité de Magrivi. Cette désobéissance prit diverses formes : refus de payer des impôts, interception des agents de l’État en inspection administrative, refus de se faire juger par ces agents et de se présenter au recensement de la population, expulsion des autochtones sur certaines collines en prévision de l’accueil d’autres immigrés.4

Les leaders locaux de souche rwandaise adressèrent aux administrateurs des territoires de Walikale et de Masisi pour «les informer officiellement du refus des Hutu d’être administrés par l’autorité coutumière et administrative et de collaborer avec elle. Ils créèrent même une administration coutumière parallèle pour gérer les terres qu’ils occupaient »5.

En réponse à cette situation, des affrontements eurent lieu dans les deux territoires entre les autochtones et les immigrés. Les dégâts furent considérables : 3 000 morts, 250 000 personnes déplacées, 200 000 bovins abattus et 75 villages brûlés.6 Et depuis lors, l’escalade de la violence n’a plus cessé dans cette zone de turbulence.

1 «Réaction des Bavira-Fuuliru au Manifeste des Banyamulenge « in www.Obsac.com 2 MAFIKIRI Tsongo, ouvrage cité, pp. 192-197 3 Parmi les membres fondateurs de MAGRIVI, on peut citer René Ndeze, Mwami des Hutu Banya-Bwisha de Rutshuru et Eleuthère Nkinamubanzi, inspecteur d’enseignement primaire et secondaire à Goma. Mais il y avait aussi des Hutu rwandais qui agissaient dans l'ombre, comme Alexis Kanyarengwe (ministre à l'époque dans le gouvernement Habyarimana et futur président du FPR pendant la guerre civile rwandaise) et le colonel Théoneste Lizinde (des forces armées rwandaises qui sera plus tard assassiné à Nairobi). Cfr BIGRAS P., «Les multiples dimensions des conflits ethniques dans l'Est de la RDC : Une synthèse des principaux facteurs dans le Nord-Kivu « in www.Obsac.com du 18 février 2002 4 MAFIKIRI Tsongo, ouvrage cité, p. 192 5 Ibidem 6 Ibidem

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Mafikiri Tsongo termine en concluant que les manipulations politiques de la population sont à l’origine des troubles interethniques au Nord-Kivu.

La violence des troubles s’explique (…) par l’incitation à la haine des populations autochtones par certains politiciens. C’est ainsi que dans le contexte de la campagne électorale attendue, certains chefs des partis à caractère fédéral n’hésitèrent pas à promettre aux Bahunde et aux Nyanga qu’ils les aideraient à se débarrasser des immigrés rwandais occupant leurs terres, s’ils votaient pour eux

Dans le Sud-Kivu, les Banyamulenge ont accusé Anzuluni Bembe (de l’ethnie Bembe), ancien président intérimaire du parlement de transition ainsi que Shweka Mutabazi (de l’ethnie Fuuliru), administrateur du territoire d’Uvira, tous deux ressortissants du Sud-Kivu, d’avoir été les instigateurs :

(…) des crimes odieux, massacres sélectifs, traitements inhumains et dégradants, viols des femmes et d’enfants et violations massives de leurs droits et libertés fondamentales, vols et spoliations des biens privés des populations innocentes Banyamulenge commis sur fond de racisme (…)1

Manassé Ruhimbika attribue à Anzuluni Bembe, au député Birhumana cité plus haut et à Vangu Mambweni qui a diligenté en 1995 une commission parlementaire chez les Banyamulenge et dont les conclusions leur ont été défavorables, la responsabilité des animosités ethniques qui ont débouché à des violences vécues dans le Sud-Kivu2

Il est vrai que les Banyamulenge du Sud-Kivu ont été confrontés à des problèmes cruciaux en rapport avec leur identité et leur survie. La difficile cohabitation avec leurs voisins Bembe, Vira et Fuliiru ponctuée de longues luttes pour se faire accepter comme citoyens à part entière de la R.D.Congo soulignent davantage l’ampleur de la crise. Il faut retenir que les Banyamulenge ne sont pas les seules populations frontalières de la R.D.Congo que le tracé des frontières issues de la Conférence de Berlin de 1885 a arbitrairement coupé en deux. D’autres communautés ethniques en ont été séparées de la même manière comme les Cokwe, les Bakongo, les Ngbandi, les Alur, etc.. De tous ces peuples, seuls les populations rwandophones du Kivu montagneux, partagées entre le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi, sont au cœur d’une profonde crise.

S’il est vrai que les manipulations politiques de tous ordres ont servi à nourrir et à exaspérer ces conflits, il me semble vrai également que celles-ci n’ont pas été à sens unique. Les Banyamulenge et les rwandophones du Nord-Kivu ont identifié et dénoncé, les leaders politiques autochtones à l’origine des conflits. Mais eux-mêmes n’ont pas été à l’abri des manipulations politiques. Dans ce jeu de ping-pong, les intellectuels non rwandophones originaires des territoires d’Uvira, de Fizi et de Mwenga ont à leur tour dénoncé et accusé bon nombre des leaders Banyamulenge qu’ils considéraient comme de véritables instigateurs de l’effervescence ethnique au Kivu.

Dans un document produit à Montréal, trois intellectuels fuliiru – Kadari Mwene Kabyana, Kamba Shimbi Katchelewa et Mboko ya Makano Ntendetc.hi – épinglaient Monseigneur Kanyamachumbi comme l’un des grands instigateurs de la minorisation et de l’ « extermination » (selon leurs propres termes), des populations autochtones Hunde et Nyanga par les immigrants banyarwanda.3 Ils l’accusaient également d’entretenir délibérément la confusion autour de la question de nationalité :

La visée profonde de la lutte de Kanyamachumbi est de gagner d’abord ce pari juridique de la reconnaissance comme zaïrois de tout Rwandais immigré au Zaïre,

1 Manifeste des Banyamulenge… ouvrage cité Dans leur «Mémorandum des Banyamulenge à la Conférence Nationale Souverains (C.N.S.) «, les Banyamulenge accusent également ANZULUNI BAMBE, BIANGA WARUZI et d’autres députés du Sud-Kivu de s’être compromis dans l’opération d’identification des nationaux. Il en est de même du Mémorandum du 5 octobre 1995 qu’ils adressèrent au Vice-Premier ministre et ministre de l’intérieur du Zaïre Cfr RUHIMBIKA M. ouvrage cité, p. 202 et pp. 217-220 2 Idem., p. 183 3 Cfr RUHIMBIKA Manassé, ouvrage cité, pp. 239-245

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tandis que le reste s’arrangera tout seul (droits politiques, créations des entités politiques autonomes, propriété exclusive des terres sur lesquelles ils ont été accueillis et installés par les originaires) (…) L’autre inquiétude des originaires est que, les immigrants rwandais pouvant devenir majoritaires en un clin d’œil, les Banyarwanda exileront les Zaïrois dans leur propre pays. Curieusement, le livre de Kanyamachumbi ne sort que quand se produit un afflux massif de réfugiés rwandais au Zaïre1

Les mêmes auteurs accusent le Groupe Milima des «Banyamulenge » au Sud-Kivu d’avoir créé l’effervescence ethnique qui secoue les territoires d’Uvira, de Fizi et de Mwenga.

Avec leur nouvelle stratégie qui consiste à s’appeler «Banyamulenge » plutôt que Banyarwanda, un groupe fonctionne à Uvira avec une visée soi-disant de développement. Les mois d’octobre et de novembre 1995, ses responsables se sont érigés en leaders de leur société civile reconnue par eux-mêmes2

Ils appellent toutes les institutions tant nationales qu’internationales qui ont été contactées par les leaders Banyamulenge du Groupe Milima, à se renseigner :

(…)Sur la situation réelle et sur la capacité pour le Groupe Milima de se servir de la situation précaire dans laquelle vivent les paysans fuliiru, Bembe et lega pour créer des tensions inhabituelles et transposer les querelles du Rwanda dans cette partie du Zaïre. (…). Au Nord-Kivu, le conflit est né entre les originaire (Hunde et Nyanga) et les Banyarwanda à cause des terres. Nous avons peur que cela ne se produise aussi dans les zones de Fizi, Uvira et Mwenga. Il est à craindre que des revendications non fondées du groupe Milima ne précipitent les 3 zones dans une situation similaire à celle du Nord-Kivu.3

Leur document se termine par une sorte d’ultimatum : De toute façon, quelle que soit la pression de la communauté internationale et la réponse du gouvernement zaïrois, les Bembe, Fuliiru et Lega (…) n’accepteront jamais de se voir déposséder de leurs terres sur lesquelles leurs grands-pères ont accueilli et installé des Banyarwanda et avec lesquels ils avaient toujours vécu en paix. S’ils veulent que nos populations continuent de vivre en paix, que les extrémistes Tutsi du groupe Milima cessent leurs revendications non fondées4

Plusieurs autres documents d’archives produits aussi bien par les originaires du Sud-Kivu que par les autorités nationales, et dont certains ont été publiés dans le livre de Manassé Ruhimbika épinglent ce dernier et le Groupe Milima ainsi que d’autres leaders Banyamulenge, comme les instigateurs et les «commanditaires » de la guerre dite des «Banyamulenge » de 1996.

L’ONG dénommée «BUCONG »5 œuvrant dans le territoire d’Uvira, confirme cette participation dans son long mémento de septembre 1996.6 Elle affirme que le Groupe Milima a manipulé la population Banyamulenge en se faisant passer pour le porte-parole de cette dernière :

Tous les Tutsi «Banyamulenge » ne sont pas membres du Groupe Milima ou ne l’ont pas mandaté pour parler en leur nom. Il n’est pas du tout juste d’affirmer sans preuve que Groupe Milima = porte-parole des Tutsi Rwandais dits «Banyamulenge »7

1 Idem, p. 241 2 Ibidem. 3 Idem p. 4 Idem p. 5 Plusieurs membres de cette ONG étaient des Babembe de Fizi où elle avait beaucoup d’activités notamment à Baraka et à Fizi-Kalembelembe 6 BUCONG ET LUBUNGA, septembre 1996, «L’odyssée des populations Tutsi rwandaises dites «Banyamulenge «. La part des responsables de l’ONGD «Groupe Milima «. Point de vue des associations Bucong/Uvira et Lubunga/Fizi « in RUHIMBIKA M., ouvrage cité, pp 250-258 7 Idem p. 253

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Elle prend également à partie Manassé Ruhimbika pour ses déclarations aux radios étrangères : Suite aux différentes déclarations compromettantes du Secrétaire Exécutif du Groupe Milima et de certains autres Tutsi dits «Banyamulenge » sur les antennes des Radios étrangères, BUCONG suspend Groupe Milima comme membre de la plate-forme. En effet M. Müller avait déclaré sur La Voix de l’Amérique, le 17 septembre 1996 que les Tutsi Rwandais dits «Banyamulenge » se sont armés depuis 1980, que les armes s’achetaient à 200 $/pièce1

Le document dénonce l’activisme politique de Manassé Ruhimbika en l’accusant de fabriquer un «folklore politique, pour être reconnu à l’extérieur comme leader d’une minorité ethnique opprimée »2

Dans un document intitulé «Éphémérides de la conquête d’Uvira. Responsabilité des uns et des autres, retombées socio-économiques» et publié sur Internet dans le site Congoline, Justin Materania reprend les mêmes éléments :

Entre octobre et novembre 1995, Muller Ruhimbika effectue une tournée de contacts en Europe, lesquels contacts s'inscrivent dans le cadre du dossier Tutsi rwandais «banyamulenge» contre l'État zaïrois et de la préparation des attaques dont le jour «J» est prévu pour le 25 octobre 1996, et le chef lieu de la zone rurale d'Uvira sera le champ des tirs. Au centre Carter, il présente les revendications de la nationalité zaïroise, il plaide contre les arrestations arbitraires et l'expropriation de leurs biens par les autorités zaïroises »3

Dans la documentation officielle, les accusations du rapport parlementaire dit «Rapport Vangu» citent également Mgr Jérôme Gapangwa, évêque du diocèse d’Uvira, (lui-même «Munyamulenge »), comme l’éminence grise de l’action «Banyamulenge ». Ce document attribuait à l’évêque en question la déclaration selon laquelle : «Des blessures profondes dues aux frustrations de ne pas être reconnus nationaux zaïrois pourront déboucher à des surprises inqualifiables pour le moment »4

Ces déclarations semblaient s’inscrire dans la suite d’un «ultimatum » adressé bien avant en 1989 au parlement congolais par les ressortissants «Banyamulenge ». Ils mettaient en garde «les représentants politiques originaires des zones de Fizi, Mwenga et Uvira (qui) seront tenus responsables des conséquences néfastes qui découleraient du déni de la nationalité ». Ils précisaient sans ambages que : «la moindre provocation suffit pour déclencher une action désastreuse dont on ne saurait délimiter les dégâts tant humains que matériels »5 Le même rapport Vangu accuse aussi Mgr Jérôme Gapangwa de tremper «dans le trafic d’armes dans cette région (qui) n’est un secret pour personne ».6 Kinyalolo Kasangati citant ce rapport indique que «diverses églises Banyamulenge se transformeront (..) en cachettes d’armes ».7

Enfin, le Centre africain pour la paix, la démocratie et les droits de l'homme (ACPD) une autre ONG d’Uvira, parlant du départ de Mgr Gapangwa, rapporte dans un texte repris par le bulletin électronique du Réseau européen pour le Congo (REC) en date du 03 août 2003 que :

Mgr Gapangwa Nteziriyayo Jérôme a été évêque du Diocèse d'Uvira de 1984 à 1999. Pendant son règne de 15 ans, il a oeuvré pour semer la discorde entre ses prêtres, et a

1 Idem p. 254 2 Idem p. 256 3 MATERANIA J., «Éphémérides de la conquête d’Uvira. Responsabilité des uns et des autres, retombées socio-économiques « in www.congoline.com 4 Cité par KINYALOLO Kasangati, «Les messages du Groupe Milima « Cfr posting N° 3431, in www.congokin.com 5 Ibidem 6 Ibidem 7 Ibidem. Il n’est pas évident que des églises aient été des caches d’armes, ces informations devant plutôt être considérées comme «faits d’opinion»

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été largement impliqué dans le trafic d'armes ayant servi les agresseurs dans la conquête du Kivu en septembre 1996. Depuis 1999, le Saint siège a désigné le patriarche Rolando, Administrateur Apostolique de ce Diocèse malade à la place de Mgr Gapangwa Jérôme. Et depuis lors, la vie commençait à reprendre. La concorde entre les chrétiens revient petit à petit. Les oeuvres sociales ont repris à l'exception du Centre de Kiringi occupé par les combattants Banyamulenge1

Dans quelle mesure toutes ces accusations sont-elles vraies ? Là n’est pas mon objectif. Retenons seulement que l’embrasement ethnique du Kivu montagneux, qui a mis à mal le «vivre-ensemble » de toutes ces communautés ethniques devenues aujourd’hui ennemies, est à mettre entre autre au compte de manipulations politiques orchestrées par les acteurs politiques tant du côté des victimes que des «auteurs » de la violence.2

Mon intention dans cette partie du texte a été de mettre en évidence l’objet de ces querelles et le rôle des acteurs politiques qui diffusent les discours manipulateurs. Il est vrai que comme dans une poudrière, les ingrédients des violences ethniques sont là de façon permanente. Mais c’est l’action des pyromanes qui les déclenche. À la suite de la déliquescence de l’État, de la sous-éducation et de la sous-information dont souffre la majorité de la population congolaise, les acteurs politiques congolais ont trouvé un terrain que l’on connait aujourd’hui et que Claudine Vidal analyse à l’aide de la «sociologie des passions ».

Léonard N’SANDA Buleli

Université Laval, Québec

1 ACPD, 2001, «Mgr Jérôme Gapangwa, ancien évêque d'Uvira est membre du RCD-Goma « in www.mondinfo.com . Cfr également ACPD, 2001, «Mgr Gapangwa est devenu membre du RCD-Goma « in http://perso.wanadoo.fr/dan.cdm/dem/rec0801.htm2 Dans son livre cité ci-dessus, RUHIMBIKA M. a beau se défendre de ces manipulations et de justifier son engagement dans la lutte pour les droits des Banyamulenge, sa lecture n’en montre pas moins qu’il a été très impliqué avec son groupe Milima dans l’embrasement ethnique entre les Banyamulenge et leurs voisins, ainsi que dans la spirale des violences qui ont déferlé par la suite dans cette sous-région des Grands-Lacs. Cette lecture semble même montrer que la publication de Ruhimbika n’est en quelque sorte qu’une tentative de récupération et de retour en arrière à la suite déboires connus et vécus par son ethnie, après la guerre de l’AFDL et celle du RCD.

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CONFLIT IDENTITAIRE EN ITURI : RAPPORT PRELIMINAIRE (République Démocratique du Congo)

Noël OBOTELA RASHIDI

L’ETAT DE LA QUESTION DU CONFLIT IDENTITAIRE EN ITURI

L’Ituri constitue l’un de quatre Districts de la Province Orientale. Il se situe à l’extrême Nord-est de la République Démocratique du Congo (RDC). Depuis 1998, cette entité administrative tient la une de l’actualité. Un litige foncier s’est progressivement mué en un vaste conflit engageant d’abord deux ethnies (Hema et Lendu) pour ensuite embraser la quasi-totalité des populations de cette partie du pays. Sept ans après, le bilan demeure lourd et fort désastreux.

Sur le plan administratif, cette entité compte 5 Territoires (Irumu, Djugu, Mahagi, Aru et Mambasa), 45 Collectivités-Chefferies et Secteurs, 331 groupements coutumiers et 4.084 localités. L’Ituri a également 6 cités avec au total 21 quartiers.

Du point de vue démographique, l’Ituri fait partie de la branche orientale aux fortes densités humaines. Il est occupé par plusieurs groupes ethniques. Selon des estimations de la DECIDI, l’échiquier ethnique de l’Ituri se présente comme suit : Alur (400.483 habitants), Lendu/Bbale et Ngity (346.294 âmes), Lugwara (238.582 âmes), Hema/Gegere (220.580 âmes), Bira (92.538 âmes), Kakwa (71.059 âmes), Ndo/Ndo-Okebo (49.938 âmes), Bila (40.647 âmes), Kaliko-Omi (39.242 âmes), Nyali (37.233 âmes), Lesse (31.444 âmes), Mbisa (25.446 âmes), Ndaka (13.891 âmes), Bindi (7.7760 âmes) et Mbo (5.414 âmes). Au total, la population de l’Ituri compte près de 4.000.000 habitants composés de Bantous, Nilotiques, Soudanais et Pygmées.

Cette partie de la RDC est le théâtre d’un conflit latent et interethnique datant du début du 19e siècle. Il s’est exacerbé dès 1999 en prenant une ampleur jamais égalée auparavant. De confrontations entre deux ethnies, il a pris des dimensions extra-territoriales avec l’implication des Etats voisins à la RDC, ainsi que des populations non originaires de l’Ituri.

Le présent rapport retrace dans les grandes lignes, les phases essentielles de ces antagonismes identitaires. Un accent particulier sera mis sur les négociations intercommunautaires entreprises durant l’année 2002. La contribution s’articule autour de quatre points. Le premier sera consacré aux causes et à l’évolution du conflit. Les principaux acteurs de ce drame seront ensuite identifiés. Le troisième point livrera les résultats de diverses négociations. Le dernier planchera sur le rôle de l’identitaire et des ressources économiques dans l’histoire de l’Ituri.

1. Causes et évolution du conflit

a. Un aperçu des causes

La psychose de renforcement et l’origine du conflit iturien se situent dans les spécificités psychologiques, historiques, idéologiques et culturelles propres aux communautés Hema et Lendu. Les causes de ce conflit s’expliquent par :

- ou de l’extermination entretenue par les deux communautés en cause ;

- le syndrome de l’exploité et/ou de l’opprimé manifesté par des animosités et la recherche permanente de l’hégémonie visant le contrôle des ressources ;

- l’esprit de l’intolérance qui rend la cohabitation difficile ;

- l’observation des élites politiques et intellectuelles locales (y compris les clergés) qui, par leurs agissements, contribuent souvent à rallumer les conflits, mais demeurent incapables de les arrêter ;

- une relecture biaisée ou falsifiée de l’histoire ;

- une explosion démographique galopante qui engendre la rareté des terres et une tension chronique entre agriculteurs et éleveurs ;

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- l’absence d’un plan directeur de développement de l’Ituri ;

- la survivance des séquelles de la politique discriminatoire de l’époque coloniale au sein de l’enseignement, de l’administration publique et de la justice, le détournement de l’appareil de l’Etat au profit du plus offrant ;

- l’existence d’une loi foncière qui dépouille et frustre les Communautés ;

- les ingérences extérieures, œuvre des étrangers ou des nationaux originaires d’autres provinces ;

- le pillage des ressources du pays par les étrangers avec la complicité des cadres nationaux issus souvent d’un même camp ;

- l’ethnicisation du pouvoir politique, la militarisation des ethnies par l’introduction d’armes de guerre au sein des communautés en conflit ;

- la quête effrénée du leadership.

Si hier ce conflit avait un caractère interethnique, le contexte a notablement évolué sur la base des velléités politiciennes et/ou politiques, ainsi que des visées économiques. Des réseaux étrangers profitent des tensions intercommunautaires, instrumentalisent les catégories socio-culturelles et suscitent les affrontements pour leurs intérêts. La rivalité séculaire entre Hema et Lendu a été avalée par des conflits ethno-politiques caractérisés, notamment par :

- l’existence des seigneurs de guerre qui ne poursuivent pas toujours les mêmes objectifs ;

- les liens explicites ou implicites entre Chefs de milice et responsables militaires Ougandais en poste dans l’Ituri. Ces relations favorisent la délinquance et la prolifération d’armes de guerre ;

- le rôle néfaste joué par l’argent dans l’achat des services des groupes étrangers opérant sur le terrain ;

- la recherche du leadership par les différentes élites et chefs de guerre qui tiennent à se positionner ;

- la mésentente latente entre Chefs de milice ou notabilités au sein d’une même communauté ;

- l’absence de confiance mutuelle.

b. Evolution dans le temps

Au cours de l’histoire, ce conflit a connu plusieurs rebondissements. En 1911, l’assassinat du Chef Hema Bomera par les Lendu opposés à son autorité va déclencher plusieurs affrontements entre les deux communautés. D’innombrables dégâts tant humains que matériels seront enregistrés. Bien que cet incident se soit produit à Irumu, le conflit a embrasé le Territoire de Djugu où les deux communautés s’étaient violemment affrontées.

En 1922-1923, dans le but de prévenir d’autre incidents, l’autorité colonial d’investit à régler ce conflit en délimitant les collectivités Hema et Bindi au Sud (Irumu) et celles des Hema et Lendu au Nord (Djugu).

En 1933, une autre tension naît entre les Lendu et les autorités coutumières Mambisa. Les Lendu se révoltent, l’autorité coloniale va les séparer en plaçant chaque groupe sous la direction de ses chefs coutumiers.

La cohabitation entre Hema et Lendu étant devenue difficile, l’administration coloniale trouvera la solution en séparant les deux groupes ethniques. La transplantation des Hema à Berunda entre 1950 et 1955 s’inscrit dans ce cadre. Malheureusement, l’accession du pays à l’indépendance mettra fin à cette opération.

De 1962 à 1998, le conflit a été marqué par des convulsions épisodiques et ponctué par des tentatives réconciliation. Jusque là l’ampleur du conflit est resté limitée, mais ces groupes étaient prédisposés à un antagonisme latent. Un simple détonateur suffisait à déclencher une nouvelle confrontation.

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Les événements ont connu une accélération en juin 1999. Tout est parti d’un problème d’occupation d’une concession accordée à un éleveur Hema suivant la loi en vigueur. La résistance opposée par les cultivateurs Lendu trouvés sur place a provoqué des heurts violents et sanglants.

De 1999 à nos jours, cette crise a pris diverses formes. Cinq phases caractérisent ce conflit qui peut se qualifier de :

- « Conflit foncier individuel », dans la mesure où des terres habitées et exploitées par des cultivateurs Lendu ont été occupées par des éleveurs Hema sur la base de la loi. Ceux-ci sont alors devenus des cibles des révoltés Lendu s’estimant injustement spoliés. Cette situation se déroule au moment où l’Ituri est géré par les rebelles du RCD. Il y a donc absence de l’autorité étatique.

- « Conflit collectif » : aux attaques comises par les Lendu ont répondu les représailles des Hema. Un sentiment d’hostilité généralisé a ainsi commencé à s’étendre parmi les membres de deux groupes ethniques. Vers fin 1999, chaque communauté a cherché à développer des stratégies d’autodéfense.

- « Conflit armé » : à partir de 2000 ; et avec l’appui de certains dirigeants rebelles et des officiers ougandais, les milices de chaque camp ont commencé à subir un entraînement paramilitaire dans des centres d’instruction en Ituri même. La nécessité des moyens financiers conséquents s’est faite sentir pour s’approvisionner en armes et munitions.

- « Conflit d’intérêts commerciaux » : les hommes d’affaires de deux côtés ont été mis à contribution pour soutenir l’ » effort de guerre ». Chacun a pu donc tirer profit de la situation.

- « Conflit politico-militaire » : dès l’année 2001 ; sous l’instigation de l’Ouganda et pour assurer le contrôle des recettes publiques, les leaders communautaires créent des groupes politiques dotés chacun d’une branche armée composée essentiellement d’éléments puisés dans l’ethnie.

2. Principaux acteurs du conflit

Le conflit de l’Ituri est parti de la confrontation entre paysans et éleveurs. Il s’est formalisé à travers divers mouvements ou groupes armés, animateurs du drame qui embrasse ce coin de la République Démocratique du Congo.

Les diverses milices opérant en Ituri ont été créées et soutenues par des personnalités ougandaises et, dans une moindre mesure rwandaises. Les Etats voisins (Ouganda et Rwanda) sont ainsi impliqués de façon indirecte. Par ailleurs, ces groupes ont été formés en s’appuyant sur l’appartenance ethnique et communautaire. L’ossature de ces milices est constituée d’éléments issus des ethnies Hema et Lendu.

Il y a :

- L’Union des Patriotes Congolais (UPC) de Thomas LUBANGA, créée en 2002 par l’Ouganda, puis alliée au Rwanda en janvier 2003.

- L’Union des Patriotes Congolais (UPC-K) sous la direction de Floribert KISEMBO. Cette aile a vu le jour en novembre 2003.

- Le Front des nationalistes et intégrationnistes (FNI) de Floribert NDJABU. Ce groupe composé des Lendu a été mis sur pied début 2003 avec l’aide de l’Ouganda. Il s’est opposé à l’UPC, et ses relations avec le parrain ougandais se sont détériorées par la suite. Le FNI s’est érigé en principal défenseur de la communauté Lendu. Il a été suspecté d’être impliqué dans le meurtre de neuf Casques Bleus le 25 février 2005.

- Les Forces de Résistance Patriotique en Ituri (FRPI), groupe Ngiti allié au FNI et commandé par Germain KATANGA. Il a été créé en novembre 2002. Suspecté d’être armé par l’Ouganda et avoir été soutenu par Kinshasa à partir du début 2003.

- Le Parti pour l’Unité et la Sauvegarde de l’Intégrité du Congo (PUSIC), une dissidence de l’UPC créée en février 2003 par KAHWA MANDRO après que l’UPC se soit rapprochée du Rwanda. Il

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est majoritairement constitué des Hema du Sud. Il s’est scindé en deux branches, l’une dirigée par KAHWA MANDRO se serait convertie à l’Islam et aurait des liens avec la Libye. L’autre est sous les ordres de Kisembo BITAMARA.

- Les Forces Armés du Peuples Congolais (FAPC) de Jérôme KAKWAVU BUKANDE. Il s’agit d’une autre aile dissidente de l’UPC créée en février 2003. Elle est également soutenue et équipée par une personnalité ougandaise. C’est le seul groupe ethniquement mixte. Il a établi son siège à Aru, à quelque 300 Km au Nord de Bunia. Particulièrement opportuniste, ce groupe a formé plusieurs alliances éphémères avec d’autres milices, dont le PUSIC et le FNI.

- Les Forces Populaires pour la Démocratie au Congo (FPDC) d’Unencan UKETHA Thomas. Ancien commissaire du peuple sous Mobutu, il a son fief dans le territoire de Mahagi.

Cette énumération ne reprend pas d’autres groupuscules dirigés par des seigneurs de guerre peu connus, mais très actifs sur le terrain.

3. A la recherche de la paix

L’ampleur du drame iturien n’a pas laissé indifférente la communauté tant nationale qu’internationale. Face à un bilan effarant (plus de 50.000 morts, quelque 500.000 déplacés et presque autant de réfugiés dans les pays voisins). Au-delà de morts et de déplacés, les veuves et les orphelins ne se comptent plus. Le « syndrome sierra-léonais » avec la multiplication des membres amputés y a fait son apparition. Certaines formes d’anthropophagie, la destruction des infrastructures et des atteintes graves à l’écosystème y ont été enregistrées.

Le gouvernement a été ainsi poussé à amorcer des négociations intercommunautaires (Cfr calendrier en Annexe). Ces rencontres ont produit des résultats en termes de stratégies et de recommandations.

a. Négociations du Centre Theresianum

Du 12 au 14 janvier 2002, le Gouvernement avait réussi à réunir les représentants des ituriens résidents à Kinshasa. Cette rencontre s’est déroulée au Centre Theresianum à Kinshasa. Sept associations culturelles y ont pris part. il s’agit de : « Ente » (Hema), « Lori » (Lendu), « Koni » (Alur), « Djunana » (Bira », « Arutsotso » (ensemble des ressortissants du territoire d’Aru), « Akongo » (Nyali) et « Mambamusa » (ensemble des communautés du territoire de Mambasa).

Dans le but d’être pratique, les organisateurs avaient regroupé les participants en trois sous-ateliers. Ceux-ci devaient procéder à l’examen des origines et causes du conflit, à l’analyse des tentatives de règlement du conflit, et à la recherche d’une solution durable avec esquisse d’un plan directeur.

Les origines et les causes du conflit ont été évoquées ci-haut. De 1911 à 2001, des tentatives de réconciliation ont été enregistrées à l’issue de chaque confrontation. Les tentatives antérieures ont toutes échoué à cause de :

- L’absence d’engagements sincère des parties en conflit ;

- non respect des engagements pris et librement acceptés ;

- l’impunité ;

- l’absence d’autorité étatique ;

- la partialité de l’autorité ;

- l’absence de mécanismes de suivi ;

- l’ignorance du contenu des pactes de protocoles lors de ces différents règlements par les populations concernés.

Dans le but de rechercher une solution durable au conflit, les communautés (Alur, Hema et Lendu) directement impliquées ont chacune fourni des pistes. D’une manière générale, on peut retenir notamment comme pistes possible :

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- le retrait des troupes ougandaises de l’Ituri ;

- la réunification et la restauration de l’autorité de l’Etat ;

- le démantèlement des camps d’entraînement des milices ;

- l’institution d’une Commission d’enquête internationale ;

- l’instauration d’une administration responsable, d’une justice équitable ;

- la promotion de la culture de la paix et de la tolérance ;

- l’installation d’un Tribunal Pénal International pour la RDC ;

- la réhabilitation des infrastructures socio-économiques de base ;

- l’application effective de la loi foncière de la République ;

- l’élaboration d’un schéma directeur de développement de l’Ituri ;

- la gestion efficiente des populations transfrontalières entre l’Ituri et les pays voisins, entre l’Ituri et le Nord-Kivu.

En dépit de cet examen minutieux et des recommandations bien échafaudées, les participants ont davantage passé le temps à des querelles byzantines. Toutefois, des notables bien avisés ont pu orienter les échanges vers le réalisme constructif. Quelles que soient les solutions proposées, rien ne pourrait se réaliser sans la présence des acteurs sur le terrain, c’est-à-dire en Ituri même.

b. La conférence de la paix

En vue de requérir les avis de la base, le Gouvernement fit venir à Kinshasa les notabilités venant de Bunia auxquelles de joignirent les associations de Kinshasa. Ces palabres se sont tenues, du 26 août au 6 septembre 2002, au Centre Nganda à Kinshasa. L’objectif consistait à apporter leur contribution à la restauration d’une paix durable en Ituri.

Les échanges se sont organisés autour de trois ateliers. Ces panels ont été consacrés au rétablissement de l’autorité de l’Etat et à la sécurisation de la population ; à la cohabitation pacifique et à la promotion de la culture de la paix ; au programme d’assistance humanitaire de reconstruction et de développement de l’Ituri.

L’atelier relatif au rétablissement de l’autorité de l’Etat et de la sécurisation de la population intéressé le présent rapport. La situation sécuritaire au moment de la conférence ne rassurait guère. L’existence de trois forces armées ne facilitait pas d’emblée le rétablissement de l’autorité. Il s’agit de l’UPDF (Uganda People’s Defence Forces), les milices Hema et Lendu. Il fallait au préalable procéder au retrait des troupes ougandaises, au désarmement des milices et à l’implication des notables et autorités coutumières à la dynamique du retour à la paix.

L’état des lieux était décevant : la scolarité difficile à organiser ; démotivation des agents des services publics ; insécurité persistante empêchant les paysans à s’adonner à l’agriculture ; déplacement des populations ; politisation de l’appareil judiciaire ; circulation massive et incontrôlée des armes de guerre ; règne de la corruption, du népotisme, de la concussion et du clientélisme ; absence d’une administration de proximité ; etc.

Les participants avaient alors proposé la nécessité de restaurer l’autorité de l’Etat ; le rapprochement de l’Etat de la base ; la réglementation de l’exploitation des ressources naturelles ; la reconstruction des infrastructures socio-économiques détruites ; la création des emplois ; l’instauration de l’équilibre ethnique dans la territoriale et les services publiques ; la promotion de la participation équitable et équilibrée de toutes les communautés de l’Ituri dans la gestion de la chose publique pour éviter les frustrations ; etc.

Toutes ces solutions ont été sous-tendues par des stratégies concoctées par les participants. Parmi ces voies et moyens, il faut noter la poursuite du dialogue intercommunautaire avec le Gouvernement et les autorités politico-militaires, ainsi qu’avec les seigneurs de guerre ; le démantèlement de tous les sites de formation des milices ; la réhabilitation du pouvoir coutumier ;

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l’organisation d’une campagne pour la remise des armes de guerre ; l’identification des figures et organisation qui pérennisent la guerre en Ituri ; la création d’une Région militaire en Ituri ; le départ des forces étrangères parallèlement au redéploiement des forces gouvernementales ; etc.

Des recommandations ont été adressées au Gouvernement, aux Communautés de l’Ituri, à la Société Civile et à la Communauté Internationale. Et au moment où se clôturaient ces assises, l’UPC de Thomas LUBANGA a publié la liste des membres de son gouvernement (Voir Annexe). Cette annonce avait apparemment découragé certains délégués venus de Bunia. Au cours de ces assises, des fissures ont commencé à être remarquées dans le camp des Hema. Les Hemas-Sud donnaient l’impression de se désolidariser de leurs homologues du Nord !

Par rapport à la formation du « Gouvernement » de l’UPC, la communauté ALUR a publié, en date du 5 septembre 2005, une déclaration. « Elle constate avec surprise que certaine de ses membres figuraient dans ledit gouvernement sans avoir été consultés au préalable ». « La communauté ALUR déclare solennellement n’être nullement partie prenante, et que si certains de ses membres accepteraient un telle offre, ils agiraient à titre personnel et individuel ». A plus de 1.500 Km du théâtre des opérations, quel impact aurait pu avoir une telle déclaration ? Le chien aboie et la caravane passe !

Le retour à Bunia de tous les délégués n’a pas apaisé les esprits. Certains délégués des communautés menacées par l’UPC (ex : délégués Bira) n’ont pas pu faire immédiatement le voyage du retour. Ils craignaient des représailles. L’Administration Spéciale Intérimaire installée en Ituri a œuvré dans des conditions difficiles. La persistance de l’insécurité a incité à la tenue en mai 2003 d’une conférence à Dar-es-Salaam en vue de la relance du processus de pacification de l’Ituri.

L’Administration Spéciale Intérimaire y était représentée par trois délégués : Pétronille VAWEKA (Présidente de l’Assemblée Spéciale), Emmanuel LEKU (Coordonnateur Spécial) et Dhejju MARUKA (Président de l’Observatoire des droits de l’homme). Deux témoins y ont également assisté, à savoir Behrooz SADRY (Représentant Spécial Adjoint du Secrétaire Général des Nations Unies pour la RDC) et Vital KAMEHRE (Commissaire Général du Gouvernement chargé du suivi du processus de paix dans la région des Grands Lacs).

Cinq milices ont pris part aux travaux. Il s’agit du PUSIC avec Kisembo BITAMARA et Cisangani BAHUNDE ; du FNI avec Ndjabu NGABU ; des FPDC avec Thomas Unencan UKETHA ; des FAPC de Jérôme Kakwavu BUKANDE et de l’UPC avec Thomas LUBANGA.

Un acte d’engagement a été signé le 16 mai 2003 par les participants à cette rencontre. Il repose sur huit principes fondamentaux. Le premier porte sur la cessation des hostilités : les parties signataires s’engagent à « respecter, à dater du 16 mai 2003, l’accord de cessation des hostilités signé le 18 mars 2003 à Bunia ». Le deuxième concerne le cantonnement des troupes dans leurs quartiers généraux respectifs, en vue de la démilitarisation.

Le troisième auquel les parties ont adhéré se rapporte au déploiement d’une force internationale d’intervention. Elles ont ainsi souscrit aux initiatives des Nations Unies relatives au déploiement immédiat en Ituri d’une force internationale mixte composée de pays membres des Nations Unies non impliquées dans le conflit en RDC. En même temps, les signataires s’engagent, dans le cadre de l’assistance humanitaire (principe 4), à créer et à maintenir les conditions nécessaires à la reprise des opérations y relatives.

Quant au suivi et à la vérification (principe 5), « les parties exigent le renforcement du mécanisme de concertation des groupes armés et l’élaboration de sanctions à l’endroit des parties contrevenantes aux présentes dispositions ».

L’ingérence des pays étrangers (principe 6) a été examinée. Il a été demandé à cesser leur soutien aux groupes armés opérant en Ituri.

Tout en réaffirmant leur appui à l’Administration spéciale intérimaire (principe 7),« les parties reconnaissent les efforts déployés par le Président de la République et invitent le Gouvernement de la RDC à faire preuve de neutralité dans la gestion de la crise en Ituri »(principe 8).

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La recherche de la paix en Ituri a encore un long chemin à parcourir. Les négociations menées depuis 2001 à ce jour ne parviennent pas à enrayer l’insécurité. La prolifération d’armes et munitions, la porosité de la frontière avec l’Ouganda et l’instrumentalisation des milices rendent malaisée la restauration totale de l’autorité de l’Etat en Ituri. L’identitaire semble aujourd’hui surmonté par les intérêts tant commerciaux et économiques que de survie.

4. L’Ituri, un cas à part au centre de divers enjeux

Le District de l’Ituri demeure toujours le maillon faible du processus de paix en RDC. L’identitaire qui constitue le point de départ de ce conflit ne date pas d’aujourd’hui.

A l’époque coloniale déjà, l’exploitation de l’or de Kilo-Moto avait exigé le recrutement d’une nombreuse main-d’œuvre. Les régions de l’Ulele et du Nord-Kivu n’avaient pas échappé à cette opération. La présence des Nande, ethnie du Nord-Kivu, se justifie par ce motif. Il était courant d’entendre les Ituriens appeler les Nande par le surnom condescendant de « Bonde » (ce qui signifie « beau-frère »). D’après les renseignements recueillis, la beauté des jeunes filles Nande était sans égal. Elles étaient des femmes potentiellement épousables par des jeunes ituriens.

Vers les années 1980, la présence remarquée des commerçants Nande à Bunia et leur emprise sur les activités économiques n’a pas été bien appréciée par les autochtones. Leur vitalité sur le plan économique tendait à damer le pion aux hommes d’affaires locaux. Cette frustration a été longtemps contenue.

Le conflit de l’Ituri a constitué une opportunité pour régler certains comptes. Le rôle joué par le RCD/ML (Rassemblement Congolais pour la Démocratie/Mouvement de Libération), groupe armé dirigé par M. Mbusa NYAMWISI, un Nande, n’a pas favorisé la cohabitation entre Nande et autochtones (surtout Hema). Ce climat de méfiance s’est davantage exacerbé avec la coalition entre les éléments armés du RCD/ML et les combattants Lendu/Ngiti. De là à inclure les Nande dans le conflit interethnique de l’Ituri, il n’y avait qu’un pas. Lors de deux rencontres tenues à Kinshasa, les délégués Nande avaient vainement tenté de se faire admettre comme participants effectifs.

La méfiance ne s’arrête pas seulement aux Nande. Les Ituriens ont toujours considéré les Congolais venant d’autres parties de la Provinces orientale (principalement de Kisangani et de la Tshopo) et du pays comme des envahisseurs. On les désigne par l’appellation péjorative de « Jajambo » ou « Bakuya kuya » (étrangers, venants). Avec la politique instituée par le régime du Parti-Etats, les fonctionnaires de l’Etat en poste dans l’Ituri venaient d’autres Provinces. Cela a frustré les natifs de l’Ituri. Déjà lors de la rébellion de 1964, de nombreux « non-originaires » avaient perdu la vie. Lors du récent conflit, la plupart n’ont pas été épargnés.

Le conflit de l’Ituri vient de marquer un trouvant dans la cohabitation entre Ituriens. Après autant de sang versé, quelle chance accorder à la convivialité ? Les ethnies Hema, Lendu, Alur et autres parviendront-elles à dépasser les blessures internes et s’investir à reconstruire leur District ? Certes, les Ituriens souhaitent que l’Ituri soit géré par ses propres fils. Ils réclament tous (ou presque) l’érection de l’Ituri en province. Cela pourrait se concrétiser avec le découpage prévu dans la future Constitution. Une question reste posée : qui dirigera la nouvelle entité ? Ou quelle ethnie sera à la tête de la future province ? La gestion se fera-t-elle par rotation ? Si c’est par élection, quelle est l’ethnie majoritaire ? Etc.

Les hostilités entre Lendu et Hema forment l’arbre qui cache la forêt. C’est la partie visible de l’iceberg. La recherche du leadership politique, la militarisation à outrance des milices ethniques et l’instrumentalisation des communautés ou de leurs leaders par les étrangers mettent à mal les efforts en cours. Certes, les chefs de milice ont été arrêtés et se trouvent actuellement à Kinshasa. Néanmoins, la situation sur le terrain devient difficile à maîtriser pour certaines zones où écument des groupes armés incontrôlables.

Alphonse MAINDO M. N. a qualifié l’Ituri d’un « Far West ougandais ». L’Ituri est devenu un « Far West où la chasse au trésor est terrible … » (cfr A. Maindo M.N., « La Républiquette de l’Ituri » en République Démocratique du Congo : un Far West ougandais, in « Politique Africaine », n° 89-mars 2003, p. 181-192). D’après Jeroen CUVELIER et Stafaan MARYSSE, si le conflit en Ituri a duré si longtemps, c’est dû au degré d’accès des groupes armés aux ressources économiques…

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Selon le Groupe d’Experts des Nations Unies, le pillage en Ituri a été le travail de plusieurs réseaux d’élite composés de soldats ougandais, d’entreprises internationales, de rebelles locaux, d’officiels et de politiciens (Consulter à ce sujet, J. CUVELIER et S. MARYSSE, Les enjeux économiques du conflit iturien, Bureau du PNUD/Kinshasa, janvier 2004, pp. 12 et 13, Working paper). Le rôle de l’Uganda dans la ponction des ressources de l’Ituri ne constitue plus un secret (lire aussi Alain ANTIL, L’Ituri : l’économie d’une guerre, in « Marchés tropicaux », 2 juillet 2004, p. 1505-1506).

La poursuite de l’insécurité en Ituri semble aussi être lié aux groupuscules armés qui ne trouvent pas leur compte dans une pacification sans dividende. Ainsi pour se payer la fin de la guerre, les groupes armés font du braconnage ! (cfr Note de la DECIDI ou Démocratie et Civisme pour le Développement Intégral, 11 août 2004). Le Réserve de Faune à Okapi d’Epulu en souffre.

En guise de conclusion

Comment envisager le processus de pacification et de réconciliation en Ituri ?

Le point focal de toute l’action gouvernementale vers l’Ituri doit être la pacification de l’Ituri et la réconciliation entre les communautés installées dans cette partie du pays. Il s’agit d’une opération délicate à mener avec doigté, un processus qui prendra du temps et qui impliquera tous les acteurs (locaux, nationaux et étrangers).

a) La phase de pacification prendra en compte l’influence des acteurs étrangers et l’existence des milices au sein de chaque communauté impliquée. Concernant les acteurs étrangers, il faudra inévitablement inclure des responsables ougandais dûment identifiés et reconnus comme parrains de certaines communautés.Quant aux milices, il y a lieu d’en identifier les véritables leaders ou chefs. Au-delà de cette approche, il faut envisager une action de réarmement moral en direction de ces chefs de milice. Celle-ci consistera à leur indiquer le caractère ravageur et néfaste joué par leurs liens avec les agresseurs ou les acteurs étrangers qui profitent de leurs rivalités pour attiser les conflits et piller le pays.

b) En rapport avec la réconciliation proprement dite, il faut désormais éviter tout ce qui est superficiel et ostentatoire. D’où la nécessité de relancer une vraie réconciliation entre les vrais acteurs et responsables des conflits interethniques. Amener les communautés à se parler directement et franchement sous la supervision des facilitateurs acceptés par elles. Les palabres relatives au processus de réconciliation concerneront les autorités coutumières, les chefs de guerre, les faiseurs d’opinion, les notabilités ou élites politiques, scientifique et socioculturelles. C’est en procédant avec diplomatie, prudence et respect des interlocuteurs qu’on fera avancer la réconciliation, dans la mesure où les interlocuteurs Ituriens deviennent de plus en plus susceptibles vis-à-vis des autres et entre eux.

Les responsables de la Territoriale, particulièrement les Gouverneurs de la Province Orientale et du Nord-Kivu, ainsi que les Administrateurs de Territoire de Mahagi, Aru, Irumu et Beni, peuvent être impliqués dans les négociations engagées avec l’Ouganda. Il y a lieu d’entrevoir aussi la possibilité de leur faciliter les rencontres avec leurs homologues ougandais.

Noël OBOTELA RASHIDI Université de Kinshasa

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ANNEXE I

Repères chronologiques

1998

– Le mois d’août se caractérise par le lancement d’une rébellion contre le Président Laurent Désiré KABILA, avec le soutien du Rwanda et de l’Ouganda. Ainsi est né le Rassemblement Congolais pour la Démocratie.

– Le 1er octobre : création d’un deuxième mouvement, le Mouvement pour la Libération du Congo (MLC), par l’Ouganda.

– En novembre, l’armée ougandaise établit une base à Bunia (chef-lieu du District de l’Ituri).

1999

– Juin-Août : Violents affrontements contre les armées ougandaise et rwandaise à Kisangani.

– Le 30 novembre : Création de la Mission de l’ONU en RDC (MONUC)

2000

– Le 29 janvier : de massacres ethniques entre Lendu et Hema dans la région de Bunia qui font plus au moins 5.000 mort entre août et décembre 1999 (révélation faite par l’ONG Christian Blind Mission).

2001

– Janvier : Exode des Hema vers l’Ouganda à la suite de nouveaux combats.

– 16 janvier : Assassinat du Président Laurent-Désiré KABILA et arrivée au pouvoir de Joseph KABILA.

– 26 avril : Assassinat en Ituri de 6 employés du CICR (Comité Internationale de la Crois Rouge) : quatre Congolais, une Suissesse et un Colombien.

– 20 novembre : Retrait du MLC de Bunia.

2002

– Août :

– Affrontements interethniques à Bunia : La rébellion de l’Union des Patriotes Congolais (UPC), composée majoritairement des Hema prend le contrôle de la ville de Bunia.

– Massacre à Songolo, attribué à l’UPC et à ses alliés. Plusieurs centaines de personnes portées « disparus ».

– Septembre : massacre à l’Hôpital de Nyankunde, attribué aux milices Lendu, qui occasionne 1.200 morts.

2003

– 7 janvier : Revirement des alliances : L’UPC de Thomas LUBANGA se retourne contre l’Ouganda et forme une alliance avec le RCD, soutenu par le Rwanda.

– 15 janvier : la MONUC fait état de témoignages confirmant des violations des droits de l’homme (ex : viol et cannibalisme) par les rebelles du MLC.

– 6 mars : L’UPC est délogée de Bunia par l’armée ougandaise.

– 3 avril : Massacre de 150 à 300 personnes appartenant à l’éthnie Hema, au Nord de Bunia.

– 12 mai : reprise du contrôle de Bunia par l’UPC après des affrontements avec des milices Lendu.

– 19 mai : Confirmation par la MONUC de la mort de ses deux Observateurs disparus, « sauvagement tués ».

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– 23 mai : Découverte de quelque 350 cadavres à Bunia suite aux affrontements survenus au début du mois.

– 10 juin : Arrivées des premières troupes de la force européenne Artémis chargée de rétablir la sécurité à Bunia.

– 25 juin : Massacre de plusieurs dizaines de personnes, attribué à des milices Lendu, à 80 Km au Nord de Bunia.

– 1er Septembre : la force Artémis transfère le contrôle de Bunia à la MONUC.

– 6 octobre : Tuerie de 65 personnes à Chatchele, au Nord est de Bunia, attribué à la milice Lendu.

2004

– 12 février : Un observateur militaire Kenyan de la MONUC est tué à Katoto (Nord-Ouest de Bunia). Sixième attaque contre l’ONU à l’extérieur de Bunia depuis janvier.

– 7 mai : Attaque des Casques Bleus par des éléments du FNI (Front des Nationalistes Intégrationnistes) à dominance Lendu.

– De mi-janvier à mi-mars, des incidents avaient opposé la MONUC à l’UPC.

– Engagement de principaux groupes armés de l’Ituri à déposer les armes et à participer au processus de transition.

– 25 juin : Arrestation de deux chefs de milices par la MONUC

– 15 juin – 15 juillet : 50 morts dans des violents affrontements dans six localités entre milices des FAPC (Forces Armées du Peuples Congolais) et du FNI.

– 1er septembre : début du programme de désarmement, mais réticence des groupes armés.

– 2 septembre : Enlèvement d’un Casque bleu marocain à Bunia.

– 15 septembre : Enlèvement de deux soldats de l’armée régulière à Bunia.

– 17 septembre : Augmentation des effectifs de la MONUC en Ituri.

– 20 septembre : Attaque du village de Lengabo, près de Bunia, qui se termine par 14 morts.

– 27 décembre : Démantèlement de trois camps du FNI par la MONUC.

2005

– 25 février : Mort de 9 Casques bleus Bangladeshi dans une embuscade survenue dans une zone sous contrôle du FNI au Nord-Est de Bunia.

– 1er mars : vaste offensive militaire de la MONUC au Nord-Est de Bunia et destruction d’une base-arrière du FNI.

– 7 mars : près de 400 miliciens des FAPC commencent à rendre les armes.

– 9 mars : Plus de 88.000 personnes ont fui depuis trois mois les attaques de groupes armés. On a dénombré une centaine de morts, des milliers de blessés et des dizaines de viols.

– Arrestation de trois Chefs miliciens placés en résidence surveillée fin février à Kinshasa. Human Rights Watch évalue à plus de 60.000 personnes tuées par le conflit iturien.

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ANNEXE II

Calendrier des négociations intercommunautaires de l’ituri

- A partir du 5 janvier 2002 : annonce des préparatifs des concertations intercommunautaires de l’Ituri au Ministère des Droits Humains à Kinshasa avec la contribution de l’Exécutif de la Province Orientale.

- 11 janvier 2002 : Déclaration gouvernementale lue au Grand Hôtel Kinshasa sur la recherche des solutions au conflit.

- Du 12 au 10 janvier 2002 : Séminaire-atelier au Centre Theresianum de Kintambo (Kinshasa) sur la résolution des conflits dans l’Ituri en vue de la réinstauration d’une paix durable.

- 22 janvier 2005 : Audience accordée par le Chef de l’Etat aux délégués des communautés de l’Ituri.

- Du 18 au 21 mai 2002 : Séjour d’une délégation gouvernementale à Bunia.

- Du 1er au 7 juillet 2002 : séjour du Ministre des Droits Humains en Ituri

- Du 26 août au 6 septembre 2002 : Conférence sur la paix en Ituri.

- Du 27 au 30 août 2002 : Prise en otage du Ministre des Droits Humains par le Chef Kahwa Mandro.

- 6 mars 2003 : Affrontements entre troupes de l’UPDF et élements de l’UPC.

- 18 mars 2003 : Signature de la cessation des hostilités en Ituri.

- 20 mars 2003 : Début des travaux du Comité préparatoire de la CPI (Commission de Pacification de l’Ituri) à Bunia.

- 4 avril 2003 : Lancement de la CPI à Bunia.

- 14 avril 2003 : Clôture des travaux de la CPI.

- 17 avril 2003 : Mise en place du mécanisme de maintien de l’ordre.

- 22 avril 2003 : Début de retrait des troupes ougandaises.

- 12 mai 2003 : Reprise de la ville de Bunia par l’UPC.

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ANNEXE III LISTE DE MEMBRES DU GOUVERNEMENT FORMES PAR LE REBELLES Thomas LUBANGA

AINSI QUE LEURS COMMUNAUTE D’ORIGINE.

POSTE OCCUPÉ NOMS ETHNIE Président, Défense et Sécurité Thomas LUBANGA Hema Vice-président, Vice-ministre de Défense KHAWA PANGA MANDRO Hema Economie, Commerce, Industrie Richard LONEMA Hema Finances et Budget Mme Adèle LOTSOVE Hema Affaires Etrangères Professeur DETSHUVI Hema Intérieur UWEK NYINDA DJALUM Alur/Mahagi Mines ASSIA ONDIA Clément Lugbara/Aru Justice Placide TSHIBENGABO Muluba Portefeuille MATESO TSOZZ Lendu Environnement, Agriculture et Développement

KWONKE ALENGERA Hema

Energie Ingénieur LOLA LAPI Logo/Faradje Santé Docteur SEZABHO Bira/Irumu Communication et Presse Jacques NOBIRABHO Bira/Irumu : Transport et Communications Dénis AKOBI Lendu Affaires Foncières, Urbanisme et Habitat César CHUMA Ndoo Okebo Education, Jeunesse et Sport ADUBANGO BIRI Alur/Irumu Infrastructure et Constructions : ZITONO Lendu/Mahagi P.T.T. Mme MBULA Equateur Culture, Arts et Tourisme AMBOKO BEBETU Mubudu/Wamba Fonction Publique, Travail et Prévoyance Sociale

LILO CHACHU Lendu

Affaires Sociales Mme Mélanie LUMBULUMBU Nande Le Secrétaire Général de l’UPC LIDZA DHEJU Hema

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ANALYSE COMPARÉE DES DISCOURS RÉGIONAUX AU CONGO

Pascal NYUNDA ya RUBANGO

MALAISE ET ESSAI DE DÉFINITION ET DE DÉLIMITATION

Dans ce forum dominé par des historiens «purs et durs » (et, dans une moindre proportion, des sociologues, politicologues et autres gourous des sciences sociales) et des spécialistes de l'histoire de l'Afrique Centrale et de la région des Grands-Lacs, ma présence d'analyste de discours ne manque pas d'être problématique tout en étant souhaitée - un point d'honneur dont je sais gré aux organisateurs des présentes assises. Au pire, je joue l'imposteur, un « autre » ou « étranger » échoué dans un « bal de chauves », un « extra-terrestre » parachuté sur la planète d'humains. Au mieux, je me livre à une analyse, fondée et éclairante, j'espère, sur certains points, mais, mais qui n'entre pas dans le champ étroit des études historiques rigoureuses, la chanson, la lanterne ou l'approche dominante du jour. Je confesse, là, un premier embarras et sollicite la clémence du public avisé.

Le second malaise, non moins lourd, tient de la nature du rôle qui m'a été attribué dans ce concert. Tâche stimulante et excitante, à l'idée d'une synthèse qui met en relief convergences et contrastes d'une rhétorique plurielle, mais défi certain en face de la variété des corpus offerts et des phénomènes, mouvements ou crises ciblés. Mes partenaires ont eu l'énorme avantage, ou le moindre désavantage, de centrer leurs analyses sur un espace temporel et/ou géographique et un phénomène spécifiques. Il ne me paraît pas aisé d'identifier, dès le départ, le lieu d'excellence par où aborder la question, de percevoir l'endroit précis des cornes par où saisir le taureau des faits identitaires et ethniques. Je m'applique à un effort de rapprochements, je «compare» tout en gardant à l'esprit la double sagesse de logique populaire: comparaison ne signifie pas toujours raison, et l'on ne peut comparer que ce qui est comparable …

En troisième lieu, pour une vue panoramique idéale des faits d'identités et de conflits ethniques et régionaux du Congo-Zaïre, il aurait été opportun d'incorporer, dès le départ, toutes les régions ou provinces du pays. La région du Nord-Ouest (Équateur et Province Orientale) n'est malheureusement pas couverte dans les premiers rapports et textes divers disponibles de nos assises. Or, il est de notoriété publique que la dernière province a été et demeure un des espaces le plus en vue des conflits ethniques, notamment dans le chef-lieu de Kisangani et à travers l'Ituri entier.

En dernier lieu, même si les partenaires ont exploité le maximum de sources disponibles, de l'époque coloniale à nos jours (articles de journaux, rapports administratifs, textes légaux, déclarations collectives et individuelles, memoranda divers, lettres administratives, confidentielles, ouvertes et autres documents à caractère public, officiel ou privé, analyses ou opinions d'universitaires et d'autres citoyens, etc., voire «Radio-Trottoir», langage courant ou discours de «monsieur-tout-le-monde») - c'est là un de leurs mérites principaux - il y a encore lieu de relever quelque absence ou insuffisance d'attention montrée à des catégories de discours, lieux de manifestations privilégiés d'identités et de conflits ethniques et régionaux. Je songe notamment aux sources audio-visuelles (enregistrement de débats d'assemblées nationales et provinciales, meetings populaires et autres adresses à la population, dont la plupart largement diffusés par les antennes locales ou régionales de la RTNZ/C1. Je songe également aux écrits des Congolais du pays et de la Diaspora à travers l'internet (l'on constate une prolifération accrue de réseaux, de «listes», de sites surtout de la Diaspora congolaise depuis une dizaine d'années). Je songe enfin à des médias et formes de discours et de culture apparemment négligés jusqu'ici dans l'analyse de cette réalité sociale et historique: la «littérature» et la «para-littérature» congolaises (fiction, romans, nouvelles, bandes dessinées, récits, témoignages, poésie, théâtre classique et populaire, etc.). Pour combler partiellement cette lacune, j'ai privilégié le discours d'internet de la Diaspora congolaise dans une publication plus ou moins récente2 et des travaux en

1 Un problème considérable d'archives sonores, visuelles et écrites se pose au niveau national et continental global. 2 Nyunda ya Rubango, Les pratiques discursives du Congo-Belge au Congo-Kinshasa. Une interprétation socio-linguistique, Paris, L'Harmattan, 2001; voir le dernier chapître «Galerie de portraits congolais: le cas de la Diaspora. Libre regard sur une catégorie de discours politiques» (p. 247-343).

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chantier (mais dont la quintessence a été présentée sous forme de communications à l'occasion de quatre dernières rencontres scientifiques internationales1).

Fort complexe, la notion même de «discours régionaux» mériterait un long débat. Elle prête relativement à confusion, centrée qu'elle est, selon le cas, sur le cadre historique et juridique de la nationalité, l'affirmation d'une identité ethnique et géographique, les stratégies d'organisation interne pour l'harmonie et le développement locaux et de conquête d'espace au sein de la politique régionale et nationale, les voies de regroupement, de (con)fédération ou de rupture, l'exclusion, la haine et toute forme de violence à l'endroit de «l'autre», le soutien, l'éloge ou la mise à mort, le dénigrement d'un homme, d'un système, d'un régime, d'une organisation ou d'une idéologie politiques, l'expression explicite ou stylisée d'un sentiment ou d'une expérience ethnique, politique, le «dit» et le «non-dit» d'une ethnicité, etc.

Pour prévenir un double risque, à savoir ressasser les propos d'autres intervenants et mal étreindre finalement à force de trop embrasser, tout en adoptant une démarche ouverte, je juge opportun de retenir deux cas typiques de bastions de déchirures (Katanga versus Kasaï et Kivu/Congo versus Rwanda) comme représentatifs des crises ethniques et régionales aiguës du Congo et de la la région des Grands-Lacs Africains.

«Épurations ethniques» au Katanga

L’abolition du monopartisme et la “libéralisation” des activités politiques au Congo sont accompagnés d’une vie effervescente des partis et d’une vague de tensions ou conflits ethniques et régionaux. Le Katanga ou Shaba se révèle le lieu par excellence où se déroule ce drame de portée nationale et mondiale mettant aux prises autochtones “katangais” et “locataires” ou “envahisseurs” “kasaïens”2. Pour analyser la rhétorique de cette crise, j’ai lu, à titre d’échantillon, un ensemble de textes disponibles produits par des auteurs d’origine kasaïenne, témoins directs des événements ou membres de la diaspora kasaïenne qui se sont sentis interpellés par cette tragédie humaine: les affichages des principaux réseaux congolais extérieurs (Zaire-List/Congo-List, Congokin, Congovista, Africa-t3, de 1995 à 2001), la bande dessinée de Tshibanda Wamuela Bujitu, Les refoulés du Katanga (Lubumbashi, Éditions Impala, 1995)4, le roman d’Albert Ilunga Kamayi, Coup de balai à Ndakata (Kinshasa, Éditions Médiaspaul, 1999) et le récit de Jean-Claude Kangomba Lulamba, L’enfer kasaïen de Kolwezi. Autopsie d’une épuration ethnique (Louvain-la-Neuve, Éditions Actuel, 2000)5. Il s’agit, là, d’écrits qui témoignent d’une hécatombe, analysent une crise, dénoncent un enfer de violences et d’injustices, disent une misère, mais aussi qui expriment une âme meurtrie et traduisent une conscience et une identité. Il aurait fallu, pour une étude équilibrée et totale ou totalisante, compléter cette littérature par trois catégories d’écrits élaborés dont je ne dispose que d'éléments rares

1 «Other Voices, Other Images: The Congo/Zaire Diaspora Speaks Out» (University of Michigan, Ann Arbor, octobre 1997); «Discours de crise, discours en crises: parole et action de légitimation dans la zone de guerre» (conférence annuelle de l'Association Canadienne d'Études Africaines, Université Laval, Québec, juin 2001); «Une lecture de l'histoire des 'frères ennemis' de la région des Grands-Lacs Africains» (conférence annuelle de l'African Literature Association, Madison, University of Wisconsin, avril 2004) & «Congo-Zaïre: De l''Empire du silence' à l''empire de la mort'. Discours de violences et de souffrances (1990-2004)» (Université Laval, Québec, mai 2005). 2 À la lumière des mouvements de migration des populations d'Afrique centrale, Bakajika (1997) souligne le fait qu'ironiquement, à l'origine, ce sont plutôt des peuples du «Katanga» qui «envahissent» le «Kasaï», et non l'inverse, comme on tend à le croire à partir de la politique coloniale de recrutement de main-d'œuvre africaine. 3 Dans les références, ces listes seront respectivement désignées par les sigles de CL/ZL, CK, CV et AT. 4 Dans une moindre mesure, j'exploite également une œuvre ultérieure de Tshibanda, Un fou noir au pays des Blancs (Bruxelles, Bernard Gilson Éditeur, 1999), un «roman d'exil» où l'on rencontre des échos des conflits ethniques congolais. Les tribulations du héros du récit, Masikini, ne manquent pas d'évoquer l'expérience katangaise et congolaise de l'auteur. 5 J'ai tant soit peu élargi mon corpus en considérant les essais de Thomas Banjikila Bakajika, Épuration ethnique en Afrique: les “Kasaïens” (Katanga 1961 Shaba 1992) (Paris, L'Harmattan, 1997) & Partis et Société Civile du Congo-Zaïre. La démocratie en crise: 1956-65 & 1990-97 (Paris, L'Harmattan, 2004) et de P. Ngandu Nkashama (en partie), Citadelle d’espoir (Paris, L'Harmattan, 1995).

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ou isolés ou encore simplement inexistants: d’une part, des écrits d’auteurs katangais qui, comme dans le cas du roman de Mulongo Kaponda, dénoncent de “sublimes passions tribales”1 ou les déviations d’un nationalisme régional ou, au contraire, soutiennent des thèses extrémistes katangaises; d’autre part, des écrits d’auteurs congolais neutres (ni katangais ni kasaïens). J’invite les analystes qui ont accès aux réseaux d’internet des diasporas kasaïenne et katangaise à enrichir dans ce sens mon modeste travail (du reste centré sur les tendances du discours ethno-régional qui n’ont pas à ce jour retenu l’attention de nombreux chercheurs).

Un premier phénomène qui, à lui tout seul, mériterait une étude fouillée consiste dans la terminologie instantanée ou a posteriori utilisée pour désigner le fait historique: entre autres, registre de la banalité, de la généralité, de l'imprécision, comme «événements», «incidents», «conflits», etc.; registre de la dramatisation, comme «génocide», «holocauste», «nazisme», «progrom», «épuration», etc.; registre intermédiaire, de référence plus ou moins objective, comme «refoulement», «chasse», «expulsion», «déguerpissement», etc.; registre même d'humour noir, comme «toilette domestique», «coup de balai» («kifagio»), «descente (en douceur ou forcée)» («kutelemusha») ou d'euphémisme, comme «(libre) rapatriement», «retour au pays natal», etc.; registre ouvert à la controverse, comme «tribalisme», «ethnicité», «nationalisme», «chauvinisme», «conscience identitaire», etc. Un autre phénomène porte sur la perception de la réalité. Je ne livrerai, dans ce domaine, qu'un échantillon de lectures de quelques analystes. D'un point de vue mythique et psychanalytique, Emmanuel Kayembe Kabemba2, notamment, comprend la crise katangaise-kasaïenne, vieille d'une quarantaine d'années, comme un «roman familial» qui «restitue, dans un langage subtil, les paradigmes d'une lutte fraternelle»; comme la manifestation d'un conflit séculaire, mieux une «joute hégémonique» entre les «Luba-Shankadi» du Katanga et les «Luba-Lubilanji» du Kasaï et un écho de la rupture du mythe biblique entre les «frères ennemis» Abel et Caïn; comme encore «la métaphore d'un processus caché d'affirmation de soi par le meurtre du père'«; comme un conflit à comprendre «sous l'éclairage de la grammaire freudienne du Moïse et le monothéisme»; comme une dichotomie entre «deux noms», à savoir le Muluba Shankandi ou «Muluba wa lolo» issu de la mère et le Muluba Luilanji issu du père fondateur, mais désormais «étranger» . S'agissant de l'Afrique moderne en général, Pius Ngandu Nkashama (1995:19) attribue les conflits ethniques à une stratégie des dirigeants et groupes coupables qui «afin de prévenir la colère populaire et pour précéder la geste de la colère collective (…) ont eu recours à des querelles tribales préfabriquées pour la circonstance». Dans le cas spécifique congolais, il justifie diverses crises, des conflits entourant l'indépendance à la transition mobutienne (spécialement au Katanga) en passant par les rébellions mulelistes, par un transfert d'hostilités, de frustrations en définitive auto-destructives respectivement contre le bourreau colonisateur et le frère allogène et allolecte. Affirmant le génie de survie des victimes, Ngandu (1995:95) note ceci à propos du conflit katangais-kasaïen, mettant en relief un déplacement de «la question principale», à savoir l'apocalypse globale du «Parti-État», la manipulation des dirigeants katangais par Mobutu et leur démission devant le désastre économique de la région, désastre traduit notamment dans le pillage et la faillite de la Gécamines:

«Des milliers de réfugiés sont encore massacrés dans le Katanga, parce qu'un politicien minable manipulé par son maître, le Guide, cherche à ériger une doctrine arriérée en méthode de gouvernement, alors que la question principale concerne uniquement les malversations et les faillites successives de la Gécamines, dont les finances ont été pillées systématiquement par ces mêmes acolytes veules et irresponsables.»

L'anti-kasaïanisme paraît un lieu commun de l'écriture des Congolais de la Diaspora. On évoque les sobriquets populaires de «DV», «DMV», «De Mulu Vantard», ethnonymes fort péjoratifs qui rendent des clichés et des préjugés à l'endroit d'un peuple, en l'occurrence accusé d'arrogance, de

1 Mulongo VIII-KbM [Kaponda-ba-Mpeta], Sublimes passions tribales (Récit), Kinshasa, Édition Mosaïque, 2001. Dans le même esprit et la même veine, l'auteur publie, trois ans plus tard, un autre récit: Impact. Les accents de Destinée, Lubumbashi, Éditions CELTRAM, 2004. 2 «Épuration ethnique ou conflit entre les Luba: mémoire, oubli et enjeux d'une véritable réconciliation au Katanga», communication au colloque international «Memory and History: Remembering, Forgetting and Forgiving in the Life of the Nation and the Community» (Cape Town, 9-11 août 2000).

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condescendance, de vantardise1. On reproche à l'UDPS de vouloir «prendre le pouvoir et instaurer une dictature tribale», d'afficher les couleurs d'un parti de tendance ethnique et régionale, de cultiver un tribalisme excessif et de manquer de crédit et d'ambition2. Et un internauté de s'écrier, invoquant ainsi la ghéttoïsation d'un peuple et d'une formation politique: «Que l'on renvoie ces UDPsiens (…) à Mbujimayi (…), là où ils n'auraient dû s'échapper»3. Un autre de réduire à un fléau le phénomène commun Tshisekedi-UDPS-Kasaï: Udepestes4 (le jeu de mots est significatif dans cette occurrence).

Des internautés kasaïens dénoncent, en revanche, les dirigeants katangais (de Tshombe et Munongo à Kyungu et Nguz) comme des «assassins génocidaires» de la classe d'Hitler, des Nazis, des Interahamwe5. Ils reprennent, pour désigner la population kasaïenne, le nom populaire de «Bilulu» (insectes), terme on ne peut plus péjoratif du mouvement anti-kasaïen des années 90. Le peuple kasaïen et l'UDPS (parti du Muluba Tshisekedi) sont victimes de la «conspiration katangaise», d'un «complot» katangais et national continu. Le mot Bilulu, inspiré de la symbolique animale, exprime une forte animosité ethnique. Toutefois, quand il est utilisé par des auteurs kasaïens, il traduit une ironie et un défi voilés, comme le mot Nègre assumé par le courant de la Négritude. Il charrie, à la fin, une profonde conscience ethnique exaltante. On pourrait paraphraser le chant de gloire, de fierté de l'héroïne biblique et placer dans la voix des Kasaïens: «nous sommes des «Bilulu», mais les meilleurs Congolais!». En effet, ces «Bilulu» si souvent persécutés, dénigrés, mis en cause par l'opinion katangaise et congolaise, n'en sont pas moins des gens «intelligents, initiateurs, à l'esprit d'entreprise», des gens «qui aiment le Congo, créent des sites de communication». Malgré toutes les actions de «persécution» et d'«extermination» kasaïennes, «les Kasaïens seront toujours là et encore beaucoup plus beaux, plus jolies (sic) et plus puissants qu'auparavant»6. Les femmes kasaïennes demeureront si «beautiful, intelligentes, well educated et [qui] maintiennent une moralité que l'on ne peut retrouver que dans les cours royales»7. Des auteurs se déclarent fiers d'être Luba/Kasaïens et de partager les idées de Tshisekedi8.

La littérature «kasaïenne» (écrits divers produits par des auteurs kasaïens) mérite d'être étudiée en profondeur, dans ce qu'elle présente comme témoignage historique, reproduction d'une certaine rhétorique ou d'un nombre de clichés, expression d'âmes et mémoire individuelle et collective. À titre d'échantillon, mes ressources ont été limitées aux œuvres de Tshibanda et d'Ilunga dont quelques points ont retenu mon attention.

Un fait d'histoire, dans sa bande dessinée, Tshibanda attribue à la colonisation belge les origines de la présence kasaïenne au Katanga: les Kasaïens font partie de la main-d'œuvre importée des régions voisines (à côté du Rwanda-Urundi et du Malawi), pour l'exploitation des mines du Katanga. Dès le départ, l'auteur souligne le bien-fondé de l'opération ajouté à la foi d'un penchant amorphe de la population autochtone et à quelque condescendance: «Les Katangais n'étaient pas en nombre suffisant … Sans parler de ceux que rebutaient les durs travaux de la mine» (1995:5). «Pendant ce temps-là, certaines personnes, se disant du sang royal, trouvaient que descendre dans la mine c'était un travail d'esclave. La mine? C'est pour les Kasaïens et les Rwandais.» (1995:10). «… Les autochtones eurent des difficultés à s'adapter au travail. Certains se retirèrent dans leurs villages sans se rendre compte qu'ils fuyaient en même temps les écoles, les hôpitaux et les centres sociaux que les Belges avaient construit[s] pour les travailleurs et leurs familles. Des decennies plus tard, le grand nombre d'intellectuels kasaïens au Katanga fut des jaloux» (1999:26-27).

Aux attitudes passives ou négatives des Katangais est opposé l'héroïsme originel des Kasaïens qui surmontent toutes sortes d'obstacles, y compris le léopard, le boa et le crocodile, pour arriver et

1 Ghonda, CL, 11-9-1998. 2 Luyengi, AT, 10-2-1998. 3 Monguya, AT, 19-7-1999. 4 Mwene Nabuliizi, CK 14-2-2000. 5 Mabika, AT, CK & CL 27-1-1998. 6 Kadima-Schipa, AT 25-7-1999. 7 Kadima-Schipa, AT, 20-7-1999. 8 Lukasu, CL, 21-2-1998 & Kadima-Schipa, AT, 20-7-1999.

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s'installer au Katanga (1995:9). Tôt, on observe au Katanga, ancienne «brousse» (1995:5) ou «savane» quelconque (1995:11), l'œuvre démiurge kasaïenne et autre étrangère: «petit à petit, des camps poussèrent là où il n'y avait que savane ... ainsi naquirent Lubumbashi, Likasi, Kolwezi». Même si les villes naissantes ont été le fruit d'efforts conjugués de Katangais et de «braves venus du Kasaï, du Rwanda, du Malawi», «la participation des Kasaïens au développement du Katanga a été déterminante» et la dette kasaïenne du Katanga s'étend jusqu'à l'approvisionnement en denrées alimentaires et à l'excellence dans le domaine du football (1995: 11-13). La léthargie ou le repli autochtones seront lourds de conséquences; ils justifieront, apparemment, la hiérarchie sociale et professionnelle, la distribution des privilèges et des pouvoirs et les passions (1999:26).

Du héros et du démiurge, le Kasaïen devient le bouc émissaire du mal zaïrois et katangais (1999:27). À l'heure de la transition, il est écarté du pouvoir politique et persécuté parce qu'il accapare déjà plusieurs formes de pouvoir et de privilèges et pour payer la rançon du nouveau «libérateur» du peuple zaïrois («Moïse», «l'opposant - d'ethnie luba - le plus irréductible au Zaïre») (1999:27). Martyr, le peuple kasaïen du Katanga est alors victime d'un règlement de compte de Mobutu à l'endroit de Tshisekedi, d'une trahison d'un nombre d'opposants (premiers compagnons de lutte de Tshisekedi) et d'un transfert de cible dès lors diabolisée. Dans le dernier cas, «l'ennemi, ce n'est plus le dictateur, c'est par contre le Kasaïen. C'est lui le dominateur! Le voleur! Le vantard! On l'a surnommé «Kilulu». Il faut qu'il s'en aille» (1995:2).

Démiurge et une âme investie de défi, le peuple kasaïen le paraît jusqu'au dernier moment de sa persécution katangaise, au point, ironie du sort, de pousser le bourreau autochtone à une nouvelle dette. «Le dynamisme du peuple kasaïen se fait sentir à la gare ... Fabrication des outils en attendant le train ... L'on vit fonctionner à la gare des restaurants ... un marché où les Katangais viennent vendre et acheter» (1995:17-18). Le malheur kasaïen fait le bonheur facile, inespéré de plus d'un Katangais (1995:23).

Ce drame se déroule, il est important et juste de le souligner, à la faveur de la complicité de l'armée (1995: 14), devant les voix mensongères des médias locaux et nationaux (1995: 23), le silence tout aussi complice ou les déclarations hypocrites de l'Église catholique (1995:21-22). Comme Sodome et Gomorrhe, le Katanga connaît immédiatement un cataclysme issu de ce chauvinisme et de cette xénophobie malsains:

«Conséquences? Tout le monde part, ceux des autres provinces aussi. Lubumbashi est vidé de ses médecins, ingénieurs, techniciens qualifiés. (…) Le revers de la médaille: la réduction de la population influe sur les affaires. Certaines entreprises ferment.» (1995:30).

L'œuvre de Tshibanda, qui renchérit sur la dichotomie redevables/monstres/ bourreaux katangais-héros/démiurges/victimes kasaïens, conclut, à travers les propos funèbres de Kabongo et la lettre de l'adolescent Christian Tshisungu à son ami Stève, à un aveu de chagrin, de peine et et de passions sublimés, à un humanisme rare, à une profession de pardon et de foi de la part de victimes kasaïennes de deux générations, dans l'immortelle fraternité katangaise-kasaïenne. Avant de quitter le Katanga l'un dit adieu à son épouse en ces termes:

«C'est du chagrin que nous éprouvons en ce moment et non de la haine. Peut-être que nous avons offensé certaines personnes. Nous leur demandons pardon. À notre tour nous leur pardonnons les torts qu'ils nous ont causés. Oui, les Katangais sont nos frères, ce sont nos amis. Je n'ai pas d'autres amis ailleurs qu'ici» (1995:31).

À partir de son exil zambien, l'autre rassure son ami de son profond attachement katangais: «C'est difficile de vivre ici. Tout le monde parle kibemba ou anglais. (…) Je m'ennuie ici. Je vous aime beaucoup et je ne pense qu'à vous. (...) Je répète que je ne pense qu'à vous, mes amis» (1995:31). Et le père de conclure - l'œuvre s'achève également sur ce ton de conjuration de haine tribale absolue et de généralisation d'incrimination katangaise: «Tu vois, même de loin on prie pour nous. Les Katangais sont nos frères; d'ailleurs tous ne sont pas d'accord avec ce qui se passe» (1995:31).

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À travers le protagoniste-narrateur kasaïen, Tshimona Malu1, Albert Ilunga Kamayi définit explicitement, d'entrée de jeu, dans la lettre «prologue», le sens de son écriture (p. 6) ainsi que l'action positive qu'il attend de son ami katangais Zam de la diaspora européenne (p. 7). Le «roman» est le témoignage direct d'une «victime» qui n'entend pas écrire «un livre d'histoire mais l'histoire d'une vie», ni «éveiller des passions négatives en ressuscitant le tableau lugubre et sombre: motion de haine, cris de détresse, morts innombrables, souffrance morale …» (p. 5-6).

Une relation objective de faits vécus, l'œuvre n'émane pas d'un «censeur» ni d'un «flatteur de l'idéologie d'un quelconque parti politique» (p. 6). Elle comble simplement les diverses lacunes - mutisme ou parti-pris - des médias nationaux et internationaux, des partis politiques et de l'Église devant «ce carnage», l'incapacité inhabituelle de «l'opinion internationale» d'initier une «enquête pour départager les responsabilités du génocide». Et le protagoniste de se demander si «…à l'exemple des Juifs fuyant l'Égypte, les Bakwatanda [Kasaïens] vivant à Ndakata [Katanga] n'étaient pas encore [n'étaient plus] un peuple … Ils étaient des esclaves et non pas des 'personnes'»(p. 6-7). Assortie à l'allusion d'importants faits historiques («carnage», «génocide» d'un peuple), cette analogie biblique vaut son pesant d'or pour l'analyste de discours. Les événements tragiques relatés dans ce récit tiennent d'un cauchemar, jusqu'alors inimaginable, de Tshimona Malu qui quitte Ndakata «traqué, réprimé, méprisé, écrasé, affamé par ceux là pour qui j'avais toujours eu une sympathie si fraternelle» (p. 5).

Si le volume ne prétend pas être «un livre d'histoire», il représente certainement une chronique romancée ou un «roman historique» des événements de la transition katangaise. Il abonde en calques toponymiques, anthroponymiques et autres2. Le titre du roman lui-même («Coup de balai à Ndakata»), qui évoque ouvertement la politique anti-kasaïenne des années de l'indépendance (1960) et de la transition mobutienne (1990), est l'écho d'un principal slogan katangais. Le dirigeant Mukombozi incite ainsi la population à la haine et à la violence tribales: «Quand la maison est sale, que faut-il faire?» La foule enthousiasmée répondit: «Un coup de balai». Plus fort! «Un coup de balai!» (p. 33).

Même si plusieurs «refoulés» sont désillusionnés en arrivant à Mbongo - étant donné le chômage ou les possibilités d'emploi fort limitées - et éprouvent des problèmes d'intégration3 - gâtés qu'ils ont longtemps été par le paternalisme des sociétés du Ndakata et «déshabitués de la lutte» -, ils sont, au total, «heureux d'être chez eux, d'être libres» et «vivent de la débrouille pour la plupart» (p. 78). Heureuse issue de l'Exode kasaïen: «il fait beau vivre à Njanja». Captivante épopée du peuple d'Israël, avènement de la terre promise, après la captivité d'Égypte, l'endurance de plusieurs épreuves et une longue traversée du désert (p. 78).

Dans son récit marqué de la même veine de témoignage vivant, Jean-Claude Kangomba met en relief, entre autres faits, les cruautés, les injustices et les passions katangaises opposées à la résistance et au défi kasaïens. On y découvre le même manichéisme.

Le mouvement d’exclusion de “l’autre” senti par les acteurs et les partisans comme un signe de justice sociale, une manifestation du nationalisme ou patriotisme katangais, voire, euphémisme d’un cynisme criant, un élan de démocratie et d’humanisme favorable aux “départs volontaires”, ou qui encourage le libre “retour à la terre natale”, est communément caractérisé d’une variété de termes

1 Ce nom est on ne peut plus éloquent, qui désigne en ciluba un personnage «qui en a vu de toutes les couleurs» (Ilunga, p. 6). 2 En voici des exemples: Ndakata (Katanga), Bakwatanda (Kasaïens), Mbongo (Mbujimayi), Lwezi (Kolwezi), Kambo (Mukambo), Soshi (Musoshi), Bumba (Lubumbashi), Kuila, Wilu, Sonoï (Musonoi), Moto-Moto (Kamoto), Union Minière de Ndakata (Union Minière du Haut-Katanga), Générale de Transport par Voie Ferrée (Société Nationale des Chemis de Fer Zaïrois), République Révolutionnaire de Nzandji (République du Zaïre), Front des Fédéralistes pour les Intérêts des Originaires de Ndakata (UFERI), Brigade de la Jeunesse pour la Révolution (JUFERI), Mukombozi (Kyungu/Nguz), Médecins-Passe-Partout (Médecins-Sans-Frontières), «Fils de mon père» («Batoto ya mama [enfants de ma mère], expression courante de Kyungu dans ses discours démagogiques adressés à la population katangaise des «originaires»), etc. 3 Au Kasaï, on les appelle ironiquement «Bena Katanga» (gens du Katanga).

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qui en montrent le caractère vicieux et radical, systématique (“épuration”, “refoulement”, “expulsion”, “chasse”, “déguerpissement”, “rapatriement”, etc.), voire historique, de nature à rappeler l’holocauste nazi (“génocide”). Les victimes sont nommées à l’aide d’une variété de termes qui montrent la complexité du phénomène autant que la divergence de vues de l’opinion. Cette terminologie ambiguë possède, néanmoins, un seul dénominateur commun, comme le suggère pertinemment Kangomba (p. 72), à savoir la “passion”, dans le double sens de souffrances et de nature “passive”, de victime de la communauté ciblée; innocente, cette dernière “subit” des événements d’une région et d’une nation en déliquescence. Le fait est illustré par la forme grammaticale des unités linguistiques de l’usage courant: “déportés”, “réfugiés, refoulés, déplacés, retournés, chacun y va de son participe passé”. L’idée d’épuration est bien rendue dans le titre du roman d’Ilunga – Coup de balai à Ndakata – qui, tout en traduisant un slogan du moment, réflète une continuité, renvoie à une tradition liée à une figure du premier mouvement anti-kasaïen incarné, en 1960-1961, dans le surnom même (Kifagio, c’est-à-dire, littéralement, ‘balai’ en kiswahili) du célèbre ministre de l’intérieur de l’“État Indépendant du Katanga”, à savoir Godefroid Munongo. Cette métaphore désigne, à la limite, un agent d’extermination, au sens nazi du terme.

Du côté kasaïen, le mouvement est perçu comme une variation du nazisme ou de l’anti-sémitisme, comme une pure forme de racisme, comme une stratégie de dictature, de division, de haine et de vengeance mobutistes. Par contre, du point de vue katangais, il se justifie par une nécessité de créer, pour les autochtones, un espace vital, de se libérer d’une vieille et profonde hégémonie, de paver les voies d’autonomie régionale ou de fédéralisme, de procéder à une organisation interne – toilette et hygiène domestiques obligent! -, de protéger, en un mot, tous les intérêts des Katangais, les “batoto ya mama” (littéralement, “enfants de la mère”), de promouvoir l'opération «Debout Katanga». Le slogan populaire “katangais” de l’UFERI et de la JUFERI1, brandi à l’endroit des Kasaïens est lui-même éloquent, tout en se prêtant à une divergence de lectures d’égal sémantisme négatif pour “l’autre”: “tubatelemushe”/“tutabatelemusha” (en kiswahili, “précipitons-les”, “poussons-les à la descente” [les “Bilulu”, c’est-à-dire “insectes” kasaïens] / “nous les précipiterons”, “nous les pousserons à la descente”) signifie tour à tour, au figuré et/ou au propre, d’après les connotations politiques, sociales, économiques et géographiques du slogan: “nous les chasserons du Katanga”, “nous les refoulerons vers leur Kasaï d’origine” (par la voie ferrée2); “nous les remettrons à leur place”, “nous les descendrons du piédestal qu’ils occupent dans tous les domaines de la vie provinciale (… et, pourquoi pas, nationale)” (postes de commandement dans toutes les entreprises, position privilégiée dans l’administration publique et l’enseignement, main d’œuvre générale); “nous les réduirons à leur simple expression”, “nous les acculerons à l’humilité et à la soumission”, “nous les dompterons”; voire, propos de cruauté inhumaine ou rhétorique commune aux “médias du génocide”, “nous les descendrons” (au figuré, c’est-à-dire “nous les tuerons”, “nous les exterminerons”); “nous les enverrons à la terre” (la terre katangaise immédiate – nous les exécuterons dans ce cas instantanément – ou “nous les pousserons vers la terre de leurs ancêtres)3.

1 L’“Union des Fédéralistes et des Républicains Indépendants” et sa “Jeunesse” constituent alors le parti majoritaire du Katanga, dirigé par Kyungu wa-ku-Mwanza et Nguz Karl-I-Bond, qui coiffe ce mouvement d’exclusion ethnique et régionale et milite pour le fédéralisme national. Pour une meilleure connaissance du contexte historique de la naissance et de l'évolution de l'UFERI et de la JUFERI et de témoignages d'anciens membres de la de la dernière organisation, lire la contribution de Marcel Ngandu Mutombo «Manipulations politiques de la jeunesse: histoire de la JUFERI» à l'ouvrage que cet auteur vient de publier avec Donatien Dibwe dia Mwembu, Vivre ensemble au Katanga (Paris, L'Harmattan, 2005, p. 179-399). 2 Ici, le cynisme ou l’humour noir est poussé au point de préconiser l’usage du mulenda (produit gluant, équivalent d’ocra en anglais ou de gombo en Afrique de l'Ouest et en Louisiane), comme “lubrifiant” “de fabrication locale” à utiliser pour faciliter l’opération, à défaut des moyens ordinaires ou de la technologie moderne. “Tutabatelemusha na mulenda” / “Nitakutelemusha na mulenda” (nous les précipiterons / je te précipiterai [même] à l’aide du mulenda) devient un mot de menace ou de taquinerie dans l’usage populaire katangais, même dans une interaction quelconque, qui n’est nécessairement pas marquée du conflit ethnique considéré. 3 Il est facile, à la lumière de l’histoire de l’holocauste, d’établir l’analogie entre ce discours ethnophobe, d’extrême violence katangaise et la rhétorique hutu à la veille et à l’heure des génocides tutsis, Au Rwanda, les

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Le bilan global du conflit demeure un objet de forte controverse – le nombre de victimes kasaïennes varie entre (plusieurs dizaines/centaines de) “milliers” et (plusieurs) “millions” de vies, d’autant plus qu’à l’époque du drame aucune structure ne disposait de moyens de tenir des statistiques régulières, que les sources communes ne font pas de distinction étanche entre victimes immédiates des confrontations ethniques dans les principaux espaces urbains et ruraux concernés, victimes des conditions malsaines de gares katangaises (transformées en “camps de concentration”), des conditions globales de l’exode à travers les “terres brûlantes”1 du Katanga, victimes d’accidents multiples, de l’insécurité et de l’hostilité généralisées, et victimes de l’insuffisance, de l’inadéquation ou de l’absence de structures locales d’assistance et d’accueil. Les taux varient aussi selon les tendances des sources, la position, les sentiments ou l’argumentation des témoins, des commentateurs ou des analystes qui cherchent à souligner le caractère banal, épisodique, ou, au contraire, apocalyptique des faits. On trouve une illustration de cette confusion des chiffres dans le témoignage de Kangomba. D’après l’auteur qui était lui-même basé à Kolwezi, “cette épuration, organisée à une moindre échelle dans toutes les sous-régions du Shaba, a aligné, à Kolwezi, un bilan extrêmement lourd, aussi bien en pertes matérielles qu’en vies humaines: plus de deux mille morts, plus de mille maisons pillées et incendiées (…) et par-dessus tout, des millions de déportés” (p. 9; les italiques, pour mobiliser l’attention du public, reviennent à l’auteur de la présente analyse). Si le bilan concernant les tueries et les dégâts matériels est fondé, ce taux de refoulement est sujet à caution ou, à tout le moins, prête à confusion, d’autant plus que Kolwezi, la ville minière qui sert de principal théâtre de cette crise, ne compte qu’“une population composite” de “300 mille habitants” dont “cent mille originaires des deux Kasaï” (p. 14-15) – statistiques tout aussi fondées du même auteur corroborées par d’autres sources2. Pris à la lettre, le quantitatif pluriel de l’écrit de Kangomba est problématique, surtout dans sa forme indéfinie (“des millions”). Il n’aurait de sens acceptable que dans une dimension rhétorique; or, l’écriture historique est rigoureuse, “mathématique”, elle s’accomode mal de tropes.

À propos de ce mouvement et de la rhétorique qui l’entoure il existe un certain nombre de faits que je trouve opportun de relever, rappeler, souligner ou (re)discuter froidement, sans vouloir faire l’apologie d’une partie quelconque, ni surtout le gommage ou le blanchissage d’une page si sombre de l’histoire nationale, africaine et humaine.

La conscience «katangaise» apparaît avec le plus de véhémence dans la voix des leaders politiques, de la masse, de la presse3 et même de certaines élites intellectuelles, mais elle est loin de réaliser l'unanimité dans les milieux katangais. Un cas typique de discours critique katangais est la

“médias de la haine” ethnique et les extrémistes hutus prêchaient l’extermination des “cafards” (Inyenzi) et “cancrelats” (Inkontanyi) tutsis. Même si les protagonistes tutsi adoptent eux-mêmes au départ ce nom métaphorique pour désigner leur stratégie aussi bien étudiée que mordante, il finit par acquérir dans la rhétorique hutu et commune rwandaise une connotation péjorative. Le mot d’ordre hutu était alors: “tubatsembatsemba” (exterminons-les [les Tutsis]). Dans un discours tenu à Gisenyi en novembre 1992, Léon Mugesera, un dirigeant extrémiste hutu doublé d’académicien incitait sa communauté à “renvoyer les Tutsi dans leur patrie d’origine, l’Éthiopie, en les jetant dans les rivières”, en l’occurrence le Nyabarongo, “sans les laisser s’échapper comme en 1959” (lire Jean-Pierre Chrétien et alii, Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995). C’est à croire que dans le chef des extrémistes katangais, en “refoulant” les “Bilulu”, en 1992, il fallait envisager et réaliser une action radicale, éloignée des “erreurs”, des “douceurs”, de la “molesse” ou de la “modération” de 1960-1961. 1 Cette métaphore émane de Kangomba (2000) qui présente par ailleurs le site de carrefour kasaïen de Mwene-Ditu comme “cité-mouroir”. 2 L’historien Donatien Dibwe dia Mwembu (d’origine kasaïenne-songye et natif d’une ville minière du Katanga, l’académicien congolais, lui-même “mwana Shaba”, preste à l’Université de Lubumbashi) a consacré un chapitre important de son essai (Bana Shaba abandonnés par leur père: structures de l’autorité et l’histoire sociale de la famille ouvrière au Katanga 1910-1997, Paris, L’Harmattan, 2001) à “la situation des familles des travailleurs déplacés au Kasaï” (p. 201-232). Il livre les données plausibles suivantes concernant le mouvement de refoulement: “on évalue à 216 748 personnes (soit 36 231 familles) arrivées à la gare de Kananga entre le 14 octobre 1992 et le 5 septembre 1994 et à 388 671 personnes, le nombre de refoulés accueillis au Kasaï oriental” (p. 204). 3À la presse audio-visuelle officielle, contrôlée par le pouvoir local et central s'ajoutent la presse écrite «libre», notamment les journaux extrémistes L'Éveil du Katanga, Le Lushois et Le Libérateur financés par l'UFERI.

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«lettre ouverte au peuple katangais» de l'avocat mulubakat Mbuyu Luyongola1 qui milite, alors, dans les rangs du PDSC et anime le Centre des Droits de l'Homme. En voici un extrait significatif:

«Enfin, le départ des Kasaïens a-t-il résolu la misère des Katangais? La misère des Katangais n'est-elle pas devenue plus atroce que jamais? Nous venons d'expérimenter deux ans de pouvoir katangais, un début fort pénible marqué par l'inexpérience, le contexte inconvenant, le fanatisme, la misère, la résurgence d'une nouvelle dictature. Relevons la tête, marchons contre tout esclavagisme, mais aussi contre nous-mêmes, notre égoïsme individuel, notre ethnocentrisme, notre paresse. Disons oui à la démocratie et à l'amour dela justice, à la vérité et au travail» (dans Ngandu, 2005: 390-391).

Aujourd'hui, à l'heure du débat sur le «découpage», la province cuprifère est de nouveau divisée par les tensions entre «Nord» et «Sud», Katanga «utile» et Katanga «inutile», groupe «dominé» et groupe «dominant», «unificateurs» et «séparatistes».

La chasse aux “étrangers” a été observée, au début de la dernière décennie, bien que dans des proportions moindres, dans d’autres villes et régions du pays, notamment dans la Province Orientale à l’encontre des Banande ainsi qu’au Sud et au Nord-Kivu à l’endroit des «rwandophones». Au sommet se trouve, évidemment, la xénophobie anti-kasaïenne qui tend à se généraliser, d’après un constat et une interrogation angoissés de Kangomba (p. 126): on crie à l’expulsion, à la haine et/ou à la mort kasaïennes non seulement au Katanga, mais aussi au Haut et au Bas-Zaïre, où les ténors de l’animosité ethnique et régionale se trouvent également être les chefs suprêmes de l’exécutif régional. À la primature éphémère et à la tête de l’Hôtel de ville de Kinshasa, fort de l’appui des “Bakongo” (originaires du Bandundu et du Bas-Zaïre locuteurs du kikongo) de la capitale, de la “mouvance” présidentielle mobutiste, du clan “uférien” et “anti-udépiste” ou “anti-tshisekidiste”, “Ya Mungul” (l’ancien lumumbiste et opposant Mungul-Diaka) aurait développé la même politique et la même rhétorique anti-kasaïenne d’après plusieurs sources de notoriéte publique. Dans son rapport ou communication aux présentes assises, Léonard N'Sanda Buleli rend compte de la politique anti-kasaïenne exacerbée du gouvernement d'Omari au moment de la transition au Maniema. Même dans des villes naguère relativement tempérées comme Bukavu (que j’ai visitée la dernière fois en 1989), il existait, dans les années 80, un registre de mots pour désigner “l’autre”, “l’étranger”, le Congolais d’autres régions, qui témoignait d’une conscience d’amertume tacite de la part de “l’enfant du pays”, d’une situation de tensions et de rivalités ethniques et régionales consécutives au brassage ethnique accru et à la politique mobutienne de permutations administratives massives. La région connaissait alors une affluence ou une marée montante de cadres de la Fonction Publique, de l’Armée, de la Justice et de l’enseignement supérieur, locuteurs du lingala et du ciluba, en grande majorité originaires de “l’Ouest” et du Kasaï, indistinctement rangés dans la catégorie peu chérie et souvent méprisée (bien que relativement crainte) de “Bakuyayakuya”. Construit sur le modèle itératif ou répétitif (l’étymon kuya/kuja signifie ‘arriver’ en kiswahili), le nouvel ethnonyme on ne peut plus péjoratif, veut dire ‘envahisseur’, désigne une vague d’arrivée massive, incontrôlée ou désordonnée et préjudiciable à l’autochtone d’allogènes et d’allolectes favorisés par le régime politique, repus de leur pouvoir, de leurs avoirs et de leurs privilèges, qui étouffent la masse indigène dans son espace vital minimal, quotidien, et qui finissent, comme l’ensemble du régime de Mobutu, dans la condescendance révoltante, l’“ivresse” malsaine et redoutable du “lait”. Il n’est pas difficile de penser que, même dans son impuissance, le Kivutien de la rue rêvait de la fin d’un tel empire, à défaut d’attendre ces Bakuyakuya “au tournant”, pour se moquer de leur déclin ou leur règler de vieux comptes contentieux.

Sur un autre plan, l’on a tendance à oublier que le discours xénophobe d’un Kyungu, d’un Nguz, de l’UFERI et de la JUFERI s’est développé à un moment de passions séparatistes, autonomistes et chauvinistes katangaises qui frisaient une folie, une hystérité ou une irrationalité collectives et démesurées2. À l’université où je prestais, je me rappelle personnellement certains

1 Dans La Voix du Centre des Droits de l'Homme, édition spéciale, 1993. 2 Marcel Ngandu Mutombo (op. cit., p. 386) souligne le fait que, dans l'optique machiavélique des dirigeants, la manipulation des jeunes visait à atteindre les objectifs globaux du parti et tenait compte de deux facteurs, à

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“meetings” de Kyungu dont la verve d’animosité et de triomphe sortaient du cadre de la décence élémentaire et du propos abordé, qu’il s’agisse de questions d’ordre politique ou purement administratif. Le tribun démagogue, surnommé finalement, comble d’ironie, “Louis de Funès”, “Ka-Vingt-Cinq”1, etc. à cause de son caractère comique et de ses apparences physiques, notamment une petite taille contrastant avec l’élégance (costumes “trois-pièces” importés), l’extravagance ou la fanfaronnade du personnage (il raffolait de “poser” avec des cigares prestigieux) menaçait et insultait toute catégorie de Congolais identifiés comme “saboteurs” du Katanga en général et de l'opération «Debout Katanga» en particulier, hostiles aux intérêts du peuple katangais. Il oubliait sa cible de prédilection, les “Bilulus” kasaïens, pour s’attaquer à tous les non-Katangais accusés de comploter la mort de l’Université, de la Gécamines, de la SNCZ, de la Brasimba, etc. Il menaçait en particulier les grévistes de l’Université - qu’il ne se gênait pas de désigner par un vieux vocable fortement péjoratif d’origine coloniale (nyankalakata, littéralement, vaurien; à la limite, imbécile, écervelé – de les “jeter dehors”, de les «chasser des maisons de l’Université (patrimoine du Katanga) et de les embarquer indistinctement ainsi que leurs familles et leurs biens dans le premier train qui quitte le Katanga». Cette rhétorique d’indécence inouïe, de menaces, d’insultes et de diabolisation stéréotypée était, à mon sens, nourrie de la même veine de politique d’exclusion, qui prêchait une thérapeutique de se débarrasser de “l'autre” qui vous étouffe ou vous domine chez vous et qui se montre ingrat, insoumis et hautain. Il fallait, pour “purifier” et libérer la terre katangaise sacrée, précipiter ce dernier vers ses origines (“kumutelemusha”), en douceur ou avec violence, selon la nature du crime et du l’accusé. Dans tous les milieux “patriotiques” katangais, toute absence d’enthousiasme politique, toute action syndicale et tout discours critique étaient pointés comme un “complot”, une émanation de “saboteurs” du Katanga, une action vengeresse ou destructrice de “Bilulus” ou un signe d’alliance avec cette dernière communauté, “boîte de Pandore” coupable de tous les maux et de tous les péchés katangais.

Nier la contradiction, étouffer les revendications sociales et professionnelles, menacer de pilori ou d’ostracisme les rebelles, crier machinalement au complot régional et ethnique, exclure la possibilité de dialogue, exceller dans les mensonges plats et les sophismes douteux, transformer les insultes publiques en slogans populaires, démagogiques … ce sont là autant de pratiques qui caractérisent la rhétorique katangaise des années 1990, mais qui réflètent une forme de totalitarisme non tellement distant du mobutisme tant décrié à l’époque et encore aujourd’hui.

Il serait pertinent de relever certains autres aspects du discours de Kyungu, faits qui donnent au personnage une image bizarre, ubuesque, contradictoire, versatile ou énigmatique.

Il est arrivé plus d’une fois au leader katangais, dans ses harangues populaires en kiswahili, de regretter l’extrémisme sanguinaire de sa milice: “l’on vous a seulement demandé de les terroriser, de les effrayer, de les acculer au départ; l’on ne vous a pas demandé de les tuer …”; “les Bilulus sont, après tout, nos beaux-frères”2, etc. Une fois, sanglotant, il s’est même écrié: “serais-je devenu un gouverneur de la mort, réduit à des enterrements? (minakuwa gouverneur wa kuzikana?)” Occasionnellement, il a appelé son peuple, la masse au réalisme, à la prudence, à la modération. Son attitude suggérait ainsi l’idée de la pleine conscience qu’il avait que, dans son agonie ou pour sa survie autant que par méchanceté et vengeance, le régime de Mobutu utilisait à grand renfort l’âme de division individuelle, ethnique et régionale: “vous vous entretuez à Kasumbalesa, à Likasi, à Kolwezi

savoir la dégradation économique et sociale de l'ensemble du pays et de la région et celle de la jeunesse en particulier ainsi que le niveau d'éducation majoritairement bas du groupe mobilisé, incapable d'esprit critique et analytique. 1 Il s’agit ici du nom d’un sac de farine de maïs de 25 kilos en provenance de la Zambie. Comparé à celui de 50 kilos qui servait de provision normale de quelque deux ou trois semaines pour une famille moyenne et n’étant même pas à la portée quotidienne du menu peuple (forcé de se rabattre à la mesure minimale d’environ un kilo, le “Kyungu”), le “ka-vingt-cinq” était vu comme un symbole de la misère populaire et de la déconfiture du régime de Mobutu et de l’UFERI. Tous ces noms péjoratifs et moqueurs de Kyungu sont opposés à son surnom élogieux de Mandela. Par ironie, l'opinion kinoise surnomme à son tour Nguz, au moment où il occupe la primature, Kilulu Premier. 2 Ce propos de Kyungu était fondé sur une expérience personnelle - son ancienne première épouse dont il a divorcé après en avoir eu plusieurs enfants était d’origine kasaïenne; toutefois, le phénomène de mariage mixte est courant au Katanga comme dans les autres régions.

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…; vous vivez à la “cité” en ennemis jurés, et pourtant, vous êtes condamnés à vous côtoyer quotidiennement, vous avez quotidiennement besoin les uns des autres …; vous vous entretuez à la “cité” et dans vos villages … vous devenez même incapables de partager votre verre de simba ou de munkoyo (boisson indigène réservée à la masse urbaine et rurale); vous oubliez que, le soir, nous, vos dirigeants katangais et kasaïens, sabrons ensemble le champagne1, que nos chemins se croisent souvent, que nous rencontrons même ce “Kivube2” … Il est de notoriété publique, dans la croyance commune relevée par Dibwe (2005:99), que Mobutu est garant ou instigateur du conflit katangais-kasaïen et de tous les conflits ethniques et régionaux qui déchirent le pays durant cette période: «Mobutu, mwenye film (Mobutu, le metteur en scène)»3.

Il est évident qu’au Katanga les événements ont connu peut-être une dimension critique initialement imprévue des animateurs de la crise et une acuïté variable d'une ville ou d'une localité à une autre et d'une période à une autre. L’on comprend qu’à partir d’un moment, dans la voix des commanditaires du mouvement, le slogan d’apparence tempérée devienne: “nous ne les chassons pas, nous ne les tuons surtout pas; tout ce que nous leur demandons est un peu de respect, de modestie, de modération, de soumission et de justice”. Les arguments ne manquent pas pour justifier cette xénophobie: “ils affichent une arrogance têtue; ils se multiplient trop vite, à notre détriment; ils poussent comme des champignons ou de la mauvaise herbe; ils encombrent tous les bureaux d’engagement4 et comme ils sont très solidaires, ils investissent tous les emplois et accaparent notamment les postes de commandement; ils sont envahissants et incombrants et vous incommodent

1 Le sens d’ironie dépasse ici toute dimension imaginable. Sans qu’il s’en rende lui-même compte, le peuple est tourné en dérision, comme instrument insensé de manipulations politiques. Au figuré, l’expression “sabrer le champagne” réfère à la solidarité d’intérêts et de mode de vie d’une classe privilégiée. Dans certaines situations, les divisions politiques s’éclipsent en faveur des intérêts de classe; les aristocrates katangais et kasaïens se confondent en un seul groupe de gens nantis; toute identité ethnique et régionale se dilue ici, dans la mesure où les acteurs concernés parlent le même langage et la même langue d'élite (le français), possèdent les mêmes aspirations, jouissent des mêmes privilèges, sont “des oiseaux de même plumage”. Au propre, les mots rendraient la réalité, même si elle tient d’un simulacre: Kinshasa a initié une rencontre “au sommet” entre les gouverneurs des trois régions antagonistes (Katanga, Kasaï Oriental et Kasaï Occidental). Et, sans doute pour des raisons de propagande, l’événement fortement médiatisé a été brandi comme un début de reconciliation et de paix. Il fallait faire preuve de naïveté excessive, surtout dans l’opinion kasaïenne, pour manquer de croire à une masquerade d’humanité, d’accalmie et de regain de confraternité. 2 Surnom (dû à Kyungu et à Nguz) on ne peut plus péjoratif du leader kasaïen Tshisekedi, le mot désigne au Katanga le tétard. Cet élément de l’imaginaire montre à quel point de vulgarité la polémique descend, au point de renchérir sur des traits physiologiques pour diaboliser et bestialiser l’adversaire ou l’émule. À l'heure de l'agonie du pouvoir de Mobutu, dans son ironie et son humour cruels, l'opinion kinoise qualifie de «prostate» les nouveaux billets de cinq millions de zaïres. Le néologisme fait plus que décrier un marasme économique, une inflation monétaire unique dans l'histoire, une tragédie sociale et une déconfiture politique; il ironise sur le déclin d'un régime dont le «guide éclairé», le «timonier» génial, le «Maréchal» tout-puissant est atteint d'un mal fatal qui accentue son affaiblissement, son impuissance (physique, voire physiologique, sexuelle et morale), sa chute et sa défaite absolue: le cancer de prostate. L'histoire des surnoms de Mobutu est intéressante à étudier. Si à l'aube et au paroxysme de son régime, on le désigne par son totem de «Grand Léopard» ou de «Mwana Nkoyi», «Aigle de Kawele», lors de la rupture, les étudiants de Lovanium l'appellent «Grand Chacal». Durant la transition qui marque l'agonie de son pouvoir, au Katanga on l'appelle «Fui-Fui» (hibou, animal caractérisé par un signe maléfique), au Kivu «Ntalumanga» (ogre), etc. Quand, durant cette période critique, il se replie, pour des raisons stratégiques ou de sécurité, sur son bateau, on le dit transformé en «crocodile», en «Noé», etc. 3 Donatien Dibwe dia Mwembu, «Relectures de l'histoire et transformation des rapports entre les Katangais et les Kasaïens du Katanga», dans Donatien Dibwe dia Mwembu & Marcel Ngandu Mutombo, Vivre ensemble au Katanga (op. cit., p. 15178). 4 À partir de la création de la Société Minière de Tenke-Fungurume (SMTF), au début des années 70, l'on se moque couramment des Kasaïens en citant un propos qui leur est familier dans leur ruée vers «l'or», c'est-à-dire les emplois du Katanga: «Ku Fungurume / Ku Semetefe badi angager» (À Fungurume / À la SMTF on engage), ou bien «Ku Katanga, badi bangata» (Au Katanga on embauche).

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par leur langue, le mwanetu qu’ils se précipitent à parler dès qu’ils se retrouvent en groupe, même à deux seulement, ignorant tous les autres …”1.

À l’avènement du kabilisme, tout en participant du cercle du pouvoir, le “katangais” Kyungu a, apparemment, réaménagé, réajusté sa rhétorique, au point de professer une demande de pardon publique2. Mon souci d’analyste ne consiste pas à mesurer le taux de sincérité ou de fausseté de son propos. Mon principal intérêt porte sur les fluctuations (continuité et/ou rupture) d’un discours et la réaction que ce changement provoque au sein de toutes les tendances. Si le nouveau discours du dirigeant katangais laisse indifférentes ou muettes toutes les autres parties congolaises (et encore qu’il y a lieu de se demander ce que sont devenus les radicaux de l’UFERI et de la JUFERI après l’éclatement du parti), l’opinion kasaïenne du pays et de la dispora ne se nourrit pas, elle, d’illusions: dans le “confiteor” de l’ennemi juré, il s’agit ouvertement de “larmes de crocodile”. Le temps altérera les langages, les comportements et les sentiments, mais j’ai l’impression qu’au sein de la nation congolaise, à partir du conflit katangais-kasaïen, une rupture et une animosité profondes ont été créées et qui seront très lentes et difficiles à effacer ou transcender. C’est à penser que des frères “jumeaux” sont devenus pour longtemps, sinon à jamais, les uns à l’endroit des autres, des frères “ennemis”. Qualitativement et quantitativement, la crise katangaise des années 1990 est un cauchemar innommable de l’histoire. Tout est clair (ou équivoque selon la lecture) dans l’aveu d’un témoin et victime de cette tragédie: “un jour, nous pardonnerons certainement. Mais oublier, ça jamais! Nos enfants et les enfants de nos enfants devront savoir”. Et la raison d’un tel devoir sacré de révéler à la postérité une pareille vérité dure: une action préventive; “comme ça, l’horreur ne les surprendra plus un matin, eux et leur ethnie, au coin d’une usine qu’ils auront bâtie de leurs propres mains, au Katanga ou ailleurs, dans ce pays dont on leur répète inlassablement qu’il est aussi le leur” (Kangomba, p. 119). Un pacte d'inimitié, de rivalité, de doute, de suspicion, de crainte et d'incrimination réciproques est ainsi conclu qui engage plusieurs futures générations congolaises3.

Cercle infernal de la haine et de la division. Plusieurs années après ces tragiques événements katangais, on observe, à travers des affichages des réseaux d’internet de la diaspora congolaise, des vestiges de cette rhétorique régionaliste et tribaliste. Dans un chapitre de mon ouvrage, j’ai manifesté les manifestations d’une polémique nourrie entre individus et groupes. Cette polémique des années 1995 à ce jour était et demeure fondée autant sur les divergences politiques (soutien d’un dirigeant ou d’une formation politiques spécifiques) que sur une forme de chauvinisme, d’exclusivisme et d’un

1 Dibwe (2005:65) écrit ceci à propos des stéréotypes et des préjugés anti-kasaïens communs:

«On leur reproche l'introduction de la corruption: «nkosa mishiku» (littéralement «coupe-moi les lèvres») lors de l'arrivée massive des magistrats et des agents de l'ordre en provenance du Kasaï, alors que Tshisekedi était directeur de l'Ecole Nationale de Droit et d'Administration (ENDA) et ministre de l'intérieur. Leur arrogance a été dénoncée non seulement par le gouverneur du Katanga lors de ses nombreux meetings, mais aussi par bon nombre d'autres intellectuels katangais à travers leurs écrits où ils étaient les anti-valeurs dans le chef des Kasaïens: menteurs, perfides, méchants, superstitieux, méprisants, égocentriques, hégémoniques, traîtres, voleurs de cobalt. L'enquête menée par Muyaya Wetu sur les traits des Lubaphones [Rail, expansion et intégration de langues au Zaïre. Cas de la ligne Lubumbashi-Ilebo, thèse de doctorat inédite, Université de Lubumbashi, 1994, p. 180] (…) a donné les résultats suivants sur un échantillon de 338 non natifs: 232 personnes, soit 68,6 % des enquêtés, ont trouvé que les Kasaïens sont des tribalistes, selon 11,5 %, ils sont des vantards, selon 15,7 %, ils sont orgueilleux, selon 11,5 %, ils sont des margoulins, selon 13,6 %, ils sont impolis, selon 11,5 %, ils sont dérangeurs.»

2 Kyungu était, alors, ambassadeur au Kenya. Ce geste participait d'une symbolique de réconciliation qui clôturait la conférence de «Consultation Nationale», organisée du 29 février au 11 mars 2000, sous la présidence de Mgr Marini, à l'initiative dominante des chefs des confessions religieuses, au lendemain d'une nouvelle agression du pays à l'Est. D'après le rapport de Dibwe aux présentes assises, cette action n'a convaincu ni l'opinion katangaise ni surtout l'opinion kasaïenne qui conditionnerait le pardon à une réparation concrète; le Congolais commun y a vu une simple stratégie de repositionnement du leader katangais. 3 Je n'ignore pas les nombreux efforts, discours ou actions de réconciliation et de cohabitation pacifique dont rendent de manière édifiante le rapport et le dernier travail de Dibwe (2005:97-135). Je me garde de jouer au prophète de malheur. J'énonce un jugement que je crois simplement réaliste mais sans doute ouvert à la critique.

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amalgame de passions ethniques et régionales. Fortement vivants demeurent les stéréotypes de Katangais-sécessionniste-séparatiste-nazi-génocidaire-ufériste et de Kasaïen-Kilulu-Muluba/Demulu-vantard-envahisseur-conquérant-tribaliste-udépiste.

En octobre 2005, des prises de parole publiques de dirigeants de l'UNAFEC (Union Nationale des Fédéralistes du Congo) défrayent la chronique et sont abondamment médiatisées au pays et à l'extérieur. Ces discours font croire à un regain d'extrémisme, d'exclusivisme et de séparatisme katangais.

L'on notera d'abord une interview de Kyungu accordée au journal Le Potentiel et reproduite dans son édition du 17 octobre 2005. En dépit d'une goutte d'eau dans son vin fort à l'excès, la rhétorique de «l'enfant terrible du Katanga» demeure défensive et investie de foi d'un «fédéraliste pur et dur». Primo, il juge fondamental de nier les griefs, l'existence matérielle des faits incriminés et de conjurer l'emploi abusif de «gros mots utilisés pour le besoin de la cause», à savoir les concepts de «génocide», d'«épuration» et de «progrom» avancés par le journaliste et l'opinion populaire. Il se défend de crimes contre l'humanité, en l'absence de «camps de concentration» et de «fours crématoires» érigés par ses soins ou ses ordres à l'endroit de victimes kasaïennes. Secundo, il tend à dédramatiser, sinon à banaliser les faits évoqués, en reconnaissant à la limite ou «par contre» «une succession d'événements douloureux et malheureux entre les deux communautés», événements «ayant causé malheureusement des pertes en vies humaines que nous avons déplorées tous, de part et d'autre». On notera, ici, l'emploi préférentiel et conscient d'un vocable du registre vague, générique, relativement neutre («événements»), le déploiement stratégique d'une plaidoyerie bipolaire (la défensive se double d'offensive, dans le fait de postuler la réciprocité, d'affirmer une responsabilibité et une tragédie communes, de trouver les victimes et les bourreaux dans les deux camps antagonistes). Tertio, Kyungu banalise encore les faits incriminés en les inscrivant dans un cycle infernal ordinaire de l'histoire du pays, histoire marquée d'«événements cycliques» de conflits politiques, ethniques et régionaux autour de l'année 1960 (Kasaïens versus Katangais et Balubakat versus Conakat au Katanga; Baluba du Kasaï Oriental versus Lulua du Kasaï Occidental à Luluabourg). Quarto, il se défend du démon exclusiviste, en situant la crise ou les conflits au niveau principal de vision ou d'organisation politique et non régionale ou ethnique («incidents entre deux courants politiques» - UFERI versus UDPS, partis de visions politiques divergentes et dominés respectivement par des majorités katangaise et kasaïenne, facteur apparement secondaire dans le chef de l'orateur). Quinto, Kyungu rappelle sa demande de pardon adressée conjointement «aux enfants du Katanga et du Kasaï» et fonde sa démarche dans un élan d'humanisme et de nationalisme. Il préconise, à l'avenir, l'harmonie entre «les deux communautés qui sont condamnées à vivre ensemble».

Dans la même livraison, Le Potentiel reproduit et commente deux discours à l'origine prononcés en kiswahili1, en date du 8 octobre 2005, à une chaîne de radio-télévision locale (RTIV) à l'occasion de l'installation du Directoire régional de l'UNAFEC. Introduisant le principal orateur, le premier intervenant, Juvénal Kitungwa, président provincial de la JUNAFEC, amorce son propos par deux allusions récurrentes du discours polémique de l'UFERI des années 1990. Il défie les insectes ou «mouches» (bantu saa ba njinji) et les «oiseaux» (bantu saa ba ndeke), imposteurs ou prétendus «leaders politiques» de toute espèce qui envahissent la scène politique, qui réclament une voix au sein de l'espace politique katangais; ils subiront le sort de la grenouille de la fable de La Fontaine. Il vilipende, dans le même sens, «un certain albinos» («bitokatoka») du groupe de «serpents» ou ennemis déclarés du Katanga2. Umba Lungange, président a.i. de l'UNAFEC Katanga et principal

1 Leur traduction française est due à la station lushoise de Radio-Okapi. 2 Cette attaque à peine voilée est dirigée contre Me Jean-Claude Muyambo, un métis, le batonnier de Lubumbashi, un modèle de «Katangais du Sud» («diviseur», au niveau purement interne), ennemi de Kyungu, un modèle de «Katangais du Nord» («unificateur», au niveau également interne contrastant bien avec le niveau national d'un Katangais «fédéraliste pur et dur»). Le lecteur notera, à propos de la résurgence de l'exclusivisme katangais et des vieilles et actuelles rivalités et tensions internes katangaises, deux brochures de l'Abbé Louis Mpala Mbabula (Du découpage du Katanga ou du développement de l'escroquerie? & La réconciliation ou le triomphe de la vérité sur le mensonge (Lubumbashi, Éditions Mpala, 1992), le rapport de Dibwe ainsi que le récent article de Marie-France Cross, «Katanga: un parti appelle à la haine» (Le Monde, 15-16 octobre 2005, p. 13). Aujourd'hui, comme dans les années 60 et 90, la région est divisée autour de concepts géographiques,

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intervenant annonce la guerre aux «chauves-souris» et à tous les ennemis du Katanga. Il souligne l'objectif essentiel du parti qu'est l'autonomie régionale («libérer le Katanga, cela veut dire le gérer nous-mêmes»), tout en rendant hommage à l'archétype du séparatisme katangais incarné dans la figure de Tshombe («aimer le Katanga, c'est aimer ses intérêts»; notre idéal est de «revenir là où Tshombe nous avait laissés»; «la sécession n'est pas une honte (…) une maladie»). Tout en croyant à la victoire ultime de son parti («c'est nous qui allons prendre ce Katanga»), il se dresse contre une fausse réputation ou conjure une déviation éventuelle de son organisation (l'UNAFEC n'est pas un «parti de la violence») et assigne au fer de lance de son combat une mission noble («jeunesse pacifique, combattante, protectrice»).

Une histoire objective de ce conflit devrait, par ailleurs, prendre en compte un certain nombre de faits communément controversés ou oubliés. Il serait notamment faux et injuste de postuler l’unanimité de l’opinion katangaise et autre congolaise (non katangaise et non kasaïenne) sur ces événements, au début et au paroxysme de la crise. J’ai vu plusieurs individus (y compris des Katangais “purs” influents) et plusieurs organisations, notamment le PDSC-Katanga entre autres formations politiques, dénoncer avec véhémence la rhétorique, la philosophie et les méthodes violentes, radicales de l’UFERI et de la JUFERI. Les élites de diverses catégories qui développaient ainsi une action positive (et souvent périlleuse) défendaient simplement des principes nationalistes, civils et humains. Elles étaient loin d’être inféodées aux manipulations mobutistes, kasaïennes, thisekedistes ou anti-katangaises, comme on avait tendance à le croire alors. Le PDSC agissait au nom de sa doctrine fondamentale chrétienne et de ses aspirations nationalistes; il ne subissait aucune pression directe ni indirecte des Églises locales pourtant communément accusées d’hypocrisie, de complicité et de mutisme. Ne parlons pas de Katangais qui ont protégé les familles et les biens de leurs amis et voisins kasaïens. Il serait juste de revoir le procès de l’Église catholique en particulier et de dissocier les prises de position individuelles et les déclarations des pasteurs (des simples prêtres aux prélats) qui parlaient et agissaient au nom de l’institution. Dans sa bande dessinée, Tshibanda (1995:21-22) condamne le silence complice et l’hypocrisie de l’Église qu’il aligne presqu’au même niveau que l’attitude de l’armée et du gouvernement. Par deux fois, Kangomba (p. 39 & 46) loue l’action spontanée de prêtres étrangers de Kolwezi, comme si tout le clergé katangais local s’était croisé les bras ou avait épousé tacitement ou ouvertement la cause de l’UFERI1. Cet auteur rend un hommage à Mgr Songasonga dont il reproduit in extenso le vibrant message pascal du 12 avril 1993, une lettre pastorale qui condamne vivement les violences mutuelles provoquées par la politique d’exclusion et de haine ethnique de l’UFERI. Hommage sans doute fervent, mais qui n’en suggère pas moins que l’idée que ce pasteur est comme une exception qui confirme la règle, d’autant plus que l’animosité ethnique avait même atteint les milieux ecclésiastiques - certaines religieuses fugitives d’origine kasaïenne n’auraient même pas été accueillies par leur communauté locale (p. 67-68 ).

Fort de l' analyse d'Emmanuel Kayembe Kabemba, Dibwe (2005:61) conclut à l'ambiguïté de la position de la hiérarchie de l'Église catholique du Katanga qui, tout en prêchant l'amour, le pardon et la réconciliation et en dénonçant les méthodes de l'UFERI et de la JUFERI, a versé dans la rhétorique anti-kasaïenne commune, «légitimé et même encouragé la lutte contre l'hégémonie kasaïenne au Katanga», au point d'adopter une politique de «conscience patriotique katangaise», de passivité sélective et d'effacement progressif de la présence kasaïenne dans les rites et les structures

économiques et socio-politiques: entre le «Nord» «inutile» (parce que riche uniquement de ressources agropastorales), mais dominateur, oppressif, égoïste, générateur de ressortissants «trop gourmands et expansionnistes» (Balubakat essentiellement) et le «Sud» «utile» (de par ses fabuleuses ressources minières), peuplé de groupes qui font valoir leur qualité d'«authentiques Katangais», de vrais «autochtones», mais dont certains ressortissants (Babemba surtout) sont traités d'«étrangers», de «zambiens» au moment du partage du «beau gâteau Katanga» entre tous les Katangais. 1 Un cas typique d’adhésion du clergé katangais à la politique d’exclusion de l’UFERI est relevé par Bakajika (1997:125-126) et Dibwe (2005:89). Ces derniers citent la prise de position d’un jésuite dans une revue de la compagnie (R. Kyungu Musenge, s.j., “De la géopolitique katangaise. Impressions critiques”, dans Renaître, 13, 1992, p. 8) et l'action d'un groupe de réflexion du Grand Séminaire de Lubumbashi, doté d'un organe, coiffé du symbole de coq et porteur d'un nom expressif d'un éveil de conscience régionale (Amka [Réveille-toi]; cette revue publie, en avril 1995, un numéro unique).

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de l'Église1. D'autres églises chrétiennes ne sont pas à l'abri du jugement des deux auteurs qui témoignent d'une argumentation biblique typique utilisée pour justifier l'expulsion des Kasaïens2.

Il ne serait pas juste de généraliser l’anti-kasaïanisme katangais comme cela reviendrait à masquer un fait de ce phénomène de crise congolaise que d’ignorer la présence même momentanée d’une poignée de Kasaïens plus ou moins influents au sein des comités de l’UFERI (tel Mukadi à Lubumbashi)3 ainsi que l'existence de certaines organisations kasaïennes modérées qui, préconisent, au lendemain de la crise, l'harmonie et la réconciliation entre les deux communautés antagonistes4. D’autre part, si Mobutu, l’armée et le gouvernement ont été habituellement incriminés de complicité anti-kasaïenne, que dire de l’inaction des “Baluba du Président” durant toute la période de la crise et de la transition? Comment évaluer les efforts de Tshisekedi lui-même en faveur des victimes de sa région durant le temps de ses mandats successifs à la primature, si brefs fussent-ils et si limité et piégé fût son pouvoir temporaire? Quelles dispositions particulières le “leader charismatique” a-t-il arrêtées pour endiguer le mouvement? Ces questions et tant d’autres délicates demeurent sans réponse.

Les deux récits récents de Mulongo (Sublimes passions tribales & Impact) méritent une attention spéciale, pour montrer la divergence de l'opinion katangaise5 et la conjonction des phénomènes politique et littéraire.

Un drame passionnel qui part d'un drame ethnique, le premier écrit est un écho de la transition piégée au Katanga. Fidèle à la chronologie des événements politiques, l'auteur abonde en calques relatifs aux faits, aux acteurs, aux toponymes et aux ethnonymes: « … vent de la perestroïka qui a secoué la dictature du cynique Guide Suprême de Kiwele-Wele [référence à l'«aigle de Kawele» (?)] (p. 7); «Le Guide Sekula-Sekula [Mobutu, déformation de son «postnom» de Sese-Seko»] régnait depuis le départ des Liliens [Belges] sur un peuple fantôme, résigné, sans voix» (p. 7); «il (peuple lualabien [congolais]) exige une Conférence Nationale Souveraine et l'obtint après mille acrobaties du Guide Suprême» (p. 7); «Ngulu-Zoba [Nguz] et Kigeu-Geu [Kyungu, le mot désignant le caméléon en kiswahili] s'allièrent au Général-Guide pour maintenir notre peuple dans la servitude. Et comme la Conférence Nationale Souveraine avait élu un fils de Buyembe [Kasaï] comme Premier Ministre de la

1 À preuve, «cette hiérarchie de l'Eglise catholique qui semble opposée à l'expulsion des Kasaïens au Katanga n'a rien fait contre le rapatriement des membres de son clergé d'origine kasaïenne expulsés de l'intérieur de la province». Par ailleurs, «des cantiques en tshiluba étaient interdits dans certaines paroisses. A l'archidiocèse de Lubumbashi, quatre prêtres kasaïens seulement sont curés de paroisse sur les 34 que compte le diocèse. En ce qui concerne les coordinateurs, cinq sont non originaires sur les 34» (Dibwe, 2005:63). 2 Citant l'autre, l'un écrit:

«En 1992, des pasteurs trouvèrent naïvement dans la Bible des raisons «divines», «irréfutables», qui justifiaient l'expulsion des Kasaïens! A l'époque, un nommé Mwembo […], «serviteur» de Dieu de son état, se plaisait à rappeler ce qui suit: «Le peuple katangais, comme tout autre peuple, a le droit de jouir pleinement des richesses de son sol et de son sous-sol. Cela est divin. Il doit prendre possession de son territoire, en chassant les intrus. N'est-ce pas Dieu qui, dans les temps anciens, avait demandé à Israel, son peuple, de s'emparer de Canaan, d'en expulser les Héviens, les Armoréens, etc.? Cette injonction divine demeure valable aujourd'hui « (Dibwe, 2005: 61-62).

3 Autour de l'indépendance, lors de la première crise profonde qui oppose les deux régions et malgré l'acuïté de la première vague d'«expulsions», il est curieux de trouver des collaborateurs d'origine kasaïenne dans l'entourage immédiat de Tshombe, comme le relève Dibwe (2005:31): notamment, le ministre de la Santé, Cléophas Mukeba, qui ne quitte le gouvernement du Katanga qu'en avril 1961, pour remplir la fonction de vice-président du MNC-Kalonji au Kasaï; son officier d'ordonnance, le Colonel Mbayo; son représentant dans le Conseil Supérieur de l'Université de l'État et le Secrétaire Général de l'Université, Mathieu Kalenda; son chef de motards Kalambayi et son cuisinier Kabeya. 4 L'on songera notamment au «Club Zaïrois de l'Amitié Shaba-Kasaï» fondé en 1994 par quatre membres influents de la communauté kasaïenne (dont un membre de l'Assemblée Régionale du Katanga, Tshiani Mwadia Mvita, deux professeurs d'université, Mbaya Kazadi et Nyembwe Tshikumambila; j'ignore malheureusement les attaches du quatrième, Mutombo Nzengeja). 5 «Katangais pur» et, par sucroît, «Mulubakat» comme Kyungu, l'écrivain, activiste et universitaire congolais participe à la Conférence Nationale, mais adopte une position nationaliste, non séparatiste et légaliste, au moment de la première crise de ces assises et du début et de l'effervescence du conflit katangais-kasaïen.

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Transition (…) [Tshisekedi], le Maréchal Sekula-Sekula décida de jouer la carte du tribalisme opposant ainsi les tribus liées par le sang, à travers l'historique Empire Balu [Luba/Baluba] (…) [:] Balu de Bulanda [Katanga] et Balu de Buyembe …» (p. 8). Les toponymes de «Kiwele» et «Sanga» tiennent respectivement lieu de Kinshasa et Lubumbashi. Et le narrateur de livrer le portrait du monstre de l'excluvisme ethnique et régional: «Il ne se passe pas un seul jour sans que Kigeu-Geu, devenu Gouverneur de Bulanda par la grâce du Maréchal (son ancien bourreau), n'appelle ses frères Bulandais à chasser les Buyembe désormais taxés de non «originaires» (p. 8). Il met, de mémoire, dans la bouche du démon de ses «frères» ou «compatriotes», le propos suivant, catalyseur d'animosités ethniques et typique de sa rhétorique de la radio, de la télévision et des meetings populaires:

«Peuple Bulandais, les balus de Buyembe ne sont pas nos frères: ils sont venus ici pour nous exploiter, exploiter notre pétrole [cuivre et autres minerais], ruiner notre terre. Ils doivent partir. Prenez leurs magasins, arrachez les produits de leurs champs, confisquez leurs biens mobiliers, occupez leurs maisons. Leus enfants n'ont qu'à dormir dehors, je m'en fous! Ils vivraient en brousse que je m'en foutrais encore plus. Qu'ils meurent, s'ils préfèrent, moi je ne suis pas le gouverneur des Bayembe. Même les médecins, les professeurs de cette sombre origine peuvent partir, nous n'avons pas besoin d'eux.» (p. 13).

Mulongo évoque en ces termes les horreurs du «refoulement»; son récit ne diffère pas du témoignage d'auteurs qui, comme Kangomba, ont vécu personnellement cette tragédie:

«Sache seulement que nous avons mis une semaine et deux jours pour atteindre la ville de Ditu-Ditu [Mwene-Ditu]. Plusieurs cadavres sont restés en route, sans pleurs ni tombes. Beaucoup de vieux et beaucoup d'enfants sont morts asphyxiés.» (p. 30).

Par ailleurs, il remet en question le concept de «tribu» définie par «une origine et une langue commune[s]» («… qu'est-ce qu'une tribu») et comme valeur suprême qui commande les attitudes politiques, voire des choix aussi intimes et individuels que l'amour et le mariage («… ne devrais-je aimer qu'un homme de ma tribu?»). Il oppose ainsi la notion douteuse d'«origine commune» à celle réaliste d''espace sociologique moderne en pleine mutation» (p. 12). Les deux protagonistes de son drame, l'étudiante «muyembe» Accalmie et l'étudiant «bulandais» Allié sont victimes de l'opportunisme et de l'obscurantisme des dirigeants congolais et de «sublimes passions tribales»; toutefois, le récit s'achève sur la profession d'une foi, d'un espoir de la première qui, en expirant, proclame: «la tribu est morte». Sa propre mort, consécutive aux complications d'accouchement, revêt un sens expiatoire, partant héroïque, qui dissuadera le bien-aimé d'un suicide. Leur passion et leur tragédie sont , dès lors, sublimées à travers le testament d'Accalmie: «Notre amour est désormais un devoir sacré. Une mission spirituelle de réunification d'un peuple si près et si lointain» (p. 35).

Le récit Impact prolonge celui de Sublimes passions tribales1. Invitée de l'émission «Impact» de la TNF (Télévision Nationale Futu), l'héroïne Destinée Wasipo Baba [Sans Père] est «une des milliers des victimes des politiques irresponsables de nos hommes politiques» (p. 6). Née à Lukoji de parents d'origine mixte (père, Léopold Tshikutanyila, de Buyembe et mère, Siphorosa Lunango, de Bulanda), son drame commence «à l'avènement des événements sanglants de 1993 qui opposèrent à Bulanda originaires et non originaires durant la période du Gouverneur Kigeu-Geu (ancien opposant virulent au dictateur Monboutout dit «guide illuminé» [qui] fit un étonnant volte face en devenant tout d'un coup son principal allié» (p. 7). Pourvu d'une fonction en vue - «directeur d'exploitation» à la SMB (Société Minière de Bulanda) -, son père est battu à mort par des membres de la milice droguée du parti de Kigeu-Geu. Il s'ensuivra un retour forcé au «village d'origine» de l'orphéline. L'issue du récit est heureuse et suggère, comme dans l'autre écrit, un espoir, une possibilité de reconciliation et d'humanisme qui transcendent les passions tribales. En effet, après mille et une tribulations, à la faveur de la «guerre de libération», Destinée regagne sa famille et son Lukoji natal, est adoptée par le

1 La parution de ce volume est évoquée d'entrée de jeu, à la page 4.

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maire même de la ville, Kaseba (forcément un Bulandais)1 et renaît à la vie de la chaleur de l'amour du fils de «Papa Kabanga» (médecin et ancien grand ami du père disparu).

Mouvements de libération et phénomène Tutsi/Rwandais

L'opinion congolaise est partagée à propos de mouvements successifs de «libération».

En 1996-1997, pour l'AFDL et ses partisans, toutes les troupes étrangères qui soutiennent la guerre de «libération» contre le régime de Mobutu» émanent des pays «frères» et «amis»; la lutte des Banyamulenge, illégalement dépouillés de leur nationalité par les Mobutistes et les tribalistes du Kivu, est une cause juste; comparés aux Juifs, les Tutsi sont un peuple victime de génocides, d'exclusion et de haine ethniques, mais épris d'indépendance, de démocratie et de paix. Les victimes de la «guerre de l'Est» sont des «martyrs» de la «guerre de libération».

Pour l'opinion hostile et surtout l'opinion dominante kivutienne2, Kabila est une «marionnette» tutsie, un «pion» «utilisé pour camoufler l'ambition espansioniste rwandais (sic)»; l'AFDL est une «rébellion» banyamulenge, un mouvement d'«invasion», d'«agression» et d'«occupation» rwandaises, à la solde d'«envahisseurs» rwando-burundo-ougandais. À l'internet, le

1 L'écrivain reprend ici textuellement le nom du maire de Lubumbashi, Floribert Kaseba Makunko qui entre dans l'histoire lushoise et katangaise en lançant le slogan de reconstruction et de promotion de la «capitale du cuivre»: «Lubumbashi wa ntashi, Bulaya 2000» (modèle de propreté, Lubumbashi égalera l'Europe en l'an 2000). Le maire gagnera son pari et obtiendra le prix UNESCO «Ville pour la Paix» (Afrique 2000-2001). Dibwe (2005:106-108) évoque son action. 2 Une littérature «kivutienne» considérable et qui mérite d'être considérée froidement existe déjà dans ce domaine, qui mélange rapports et documents divers, écrits d'opinion, chronique, témoignages, essais, etc. L'opinion adverse a tendance à y voir un excès d'animosité, de polémisme, de racisme, de tribalisme étroits - l'historien Bakajika (2004: 252) parle de la «société civile kivutienne» en termes d'organisation «auto-proclamée» et «qui décidément souffre toujours de cécité et d'ethnisme congénital» - , de falsification historique, de manipulation politique … Elle n'en exprime pas moins la conscience d'un peuple meurtri et incompris. En voici les éléments les plus représentatifs: Mahano G. M., Existe-t-il des Rwandais Congolais? (Kinshasa, Éditions Sophia, 1995); Conflits de l'Est du Zaïre. Repères et enjeux (publication du Ministère de l'Information et de la Presse, présentée par Kabuya-Lumuna Sando (Kinshasa, Éditions SECCO, 1997); Gaspard Bagalwa Muheme, Ces guerres imposées au Kivu. Intérêts économiques ou management social? (Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 1999); Ambroise Bulambo Katambu, Mourir au Kivu. Du génocide tutsi aux massacres dans l'Est du Congo-RDC (Paris-Kinshasa, L'Harmattan-Éditions du Trottoir, 2001); J[érôme] Matabishi Ponga, Reflexe identitaire et ethnocentrisme tutsi en République Démocratique du Congo (Lubumbashi, Éditions LEBE, 2001); Pour que l'on n'oublie jamais. Recueil des témoignages sur les massacres commis dans l'Est du Congo/Zaïre par les armées du Rwanda, de l'Ouganda et du Burundi (édité et distribué par le Rassemblement pour le Progrès, Bruxelles, sd [2001]); Jean Migabo Kalere, Génocide au Congo. Analyse des massacres de populations civiles (Bruxelles, Éditions Broederlijk, 2002); Patient Bagenda [Balagizi], Le Congo malade de ses hommes. Crimes, pillages et guerres (Bruxelles, Éditions Luc Pive, 2003); Charles Djungu-Simba K. & Lætitia Kalimbiriro Nsimire (éditeurs), Grands Lacs d'Afrique. Culture de paix vs Culture de violences (Huy, Les Éditions du Pangolin, 2003); Vincent Mbavu Muhindo, Le Congo-Zaïre d'une guerre à l'autre - De libération à occupation, chronique 1996-Lusaka 1999 (Paris, L'Harmattan, 2003). À cette littérature d'auto-défense kivutienne s'opposent des plaidoyers d'auteurs «rwandophones» du Kivu qui ne méritent pas moins d'intérêt et dont les plus emblématiques sont dus à Placide Kanyamachumbi, Les populations du Kivu et la loi sur la nationalité. Vraie et fausse problématique (Kinshasa, Éditions Select, 1993) & Société, culture et pouvoir politique en Afrique interlacustre (ibidem, 1995); Joseph Mutambo J[ondwe], Les Banyamulenge (Kinshasa, Imprimerie Saint-Paul, sd [1997]); (Müller] Manassé Ruhimbika, Les Banyamulenge (Congo-Zaïre) entre deux guerres. De l'épuration à l'occupation (Paris, L'Harmattan, 2001). Une troisième catégorie de documents mérite l'attention de l'analyste de la crise de la région des Grands-Lacs Africains: les écrits qui se réclament d'une lutte pour la légalité absolue ou du patriotisme congolais, tels le «Rapport Vangu Mambweni» (HCR-PT, 1994), le volume publié par le Gouvernement, Conflits de l'Est du Zaïre (op. cit.), le dernier ouvrage d'Honoré Ngbanda Nzambo, Crimes organisés en Afrique centrale. Révélations sur les réseaux rwandais et occidentaux (Paris, Éditions Duboiris, 2004), la chronique et les analyses d'observateurs extérieurs (tel l'ouvrage de Colette Braeckman, Les nouveaux prédateurs. Politique des puissances en Afrique centrale (Paris, Fayard, 2003), les rapports de commissions spéciales de l'ONU et autres organismes internationaux (tel les témoignages des «Médecins Sans Frontières» (MSF), R D Congo: silence, on meurt …» (Paris, L'Harmattan, 2003), etc.

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mot tutsi alterne, dans un contexte habituellement péjoratif, avec Hima, Tutsi-Hima, Rwandais, Banyamulenge, Ethiopia, Éthiopien, etc. Le peuple tutsi est une communauté d'«envahisseurs»1, de «conquistadores africains»2, de «génocidaires». Au niveau du Congo, de la région des Grands Lacs et de l'Afrique, on dénonce le «rêve hégémonique des pouvoirs tutsis»3, le fait de «tutsiliser» le Kivu4, le «plan diabolique tutsi»5, le projet d'«Empire du Kilimanjaro»6, l'«esprit d'aventurisme hima-tutsi», la «culture génocidaire» tutsie7, la politique néo-impériale et les affinités occidentales des «Tutsis, gendarmes des Américains en Afrique»8. On décrie les «actes ignobles des envahisseurs»9.

Entre autres stéréotypes et préjugés négatifs, les Tutsi apparaissent comme un peuple ingrat, cruel et pervers, qui «crache sur la main qui est tendue, qui lui a donné à manger»10, un peuple «nomade, accueilli, nourri et hébergé, à qui en plus on a prêté un lopin de terre»11, mais qui se retourne contre son «bon samaritain»; un peuple versé dans l'art d'empoisonnement; un peuple faux, perfide, cynique; un peuple fin calculateur, dont la confiance ruine - le Tutsi «finit à ton lit»12; un peuple marqué par un «comportement sarcastique, hégémoniste et (…) sanguinaire»13.

Dans la symbolique animale, le Tutsi est comparé au serpent, au python, à la vipère, au «loup-garou». Et, comble d'animosité ethnique, un texte d'ajouter, en lingala: «soki omoni tutsi na nyoka boma liboso tutsi» (si tu vois un Tutsi et un serpent, tue d'abord le Tutsi)14. L'opinion mondiale favorable aux Tutsi croit les «Juifs d'Afrique»15 une «race en danger à protéger. Un peu comme l'éléphant et l'okapi»16. Le «petit Rwanda» mis devant le «grand Congo» est désigné d'une métaphore qui renvoie fort éloquemment au personnage de la fable de Jean de la Fontaine: ce «petit crapeau[d]» qui risque d'exploser tôt ou tard de ses ambitions, de sa condescendance et de sa cupidité indomptables17. Les dirigeants hégémoniques tutsis (Kagame, Museveni et Buyoya) et leurs «commanditaires occidentaux» sont des «rapaces charognards» sous les griffes desquelles «notre peuple le Congo agonit»18.

L'animosité anti-tutsie s'étend à d'autres niveaux de dénigrement; notamment l'imperfection linguistique, l'incapacité ou la difficulté pour les locuteurs du kinyarwanda et du kirundi de réaliser la consonne latérale, la tendance à rouler en «r» le «l» (ndomboro, roCongo)19; notamment aussi un trait physiologique «nilotique», à savoir le «long nose» (long nez)20; notamment encore le fait

1 Ghonda, CL 11-9-1998 & La Vérité, nº 4, 1996. 2 Mastaki, 12-2-1997. 3 Simakivu, ZL 27-10-1996. 4 La Vérité, nº 4, 1996. 5 Masukidi, ZL, 1996. 6 Cercle des Ressortissants du Kivu, 8 & 10-2-1997. 7 Mastaki, CK 27-1-97 & Shabani, CK 12-2-2001. 8 Londende, affiché par Mwene Nabuliizi, AT 3-11-1999. 9 Ghonda, CL 11-9-1998. 10 Lunianga, CK 22-3-1998. 11 Masukidi, AT 15-3-1999. 12 Lunianga, CK 22-3-1998. 13 Mwene Nabuliizi, AT 18-7-1998. 14 Lunianga, CK 22-1998. 15 Mwene Nabuliizi, AT 2-9-1998. 16 Biey, 15-1-1997. 17 Malala, CL 18-8-1998. 18 Mwene Nabuliizi, AT 12-2-1999. 19 Ntwali, AT 12-3-1999. 20 Mukoko, ZL 19-3-1997.

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d'incirconcision (les Tutsis sont communément taxés de Kafiri); notamment même l'allusion à la pratique sexuelle de tendance clitordienne, le ruganga1.

«Kafiri si mtu» (le Kafiri n'est pas un homme, au sens de homo, être humain): tel est le titre d'un poème et le motif d'un autre très long qui évoquent les crimes rwandais au Sud-Kivu dans un recueil dû à un auteur kivutien (Kasele Laïsi Watuta, Simameni Wakongomani, Kinshasa, Édition Compodor, 1999). Constituée de vers qui riment, la plaquette est entièrement écrite en langue swahilie2. Le titre du volume dit en un mot l'esprit et le but majeur de l'écrit: «Debout Congolais», c'est-à-dire un éveil de conscience nationale. Universitaire et homme politique congolais (natif de Kamituga, au Sud-Kivu), l'auteur offre 11 poèmes de longueur et de thèmes différents, mais qui invoquent tous avec ferveur le patriotisme congolais et kivutien. Le dernier poème «Kivu yetu» (Notre Kivu) déborde la dimension littéraire d'un chant de la beauté et de la richesse d'une d'une région légendairement connue comme un paradis terrestre, un «don et œuvre de Dieu», une «bénédiction divine»; il appelle également à la conscience nationale, à l'union, à la réconciliation, à l'amour pour la reconstruction d'une telle terre merveilleuse. Le volume est emblématiquement dédié aux «frères victimes des massacres de Kasika, de Makobola et d'ailleurs». Deux poèmes («Kasika! Makobola!» & «Kafiri si mtu») sont spécifiquement consacrés aux rébellions de l'AFDL et du RCD. Le premier, à lui tout seul, occupe 19 pages sur les 45 de l'ensemble de l'œuvre. Il mêle, en réalité, les faits des deux mouvements de «libération», procède à une chronologie méticuleuse de l'épopée de l'AFDL et du RCD, évoque plusieurs sites du Sud-Kivu et surtout du Burega, Uvira, Walungu et Bukavu), mais ne fait aucune mention de temps, de date. Il rend hommage aux victimes notoires des massacres: Mwami Mubeza et épouse, à Kasika et «Askofu» (Mgr Munzihirwa) ainsi que Shabani et Biringanine, à Bukavu. Le poète célèbre également le patriotisme de «Mai-Mai washujaa» (braves Mai-Mai) qui ont défié les Kafiri.

Chacune des 20 strophes de ce poème est encadrée de deux refrains qui décrivent la nature cruelle, criminelle, sanguinaire et indigne du «Kafiri».

On lit dans le refrain initial: «Kafiri ni mcinjaji (égorgeur), ni mguruguru (turbulent) kafiri!

Kafiri ni muuaji (tueur [à gage]), ni mrugaruga (voyou) kafiri!

Kafiri ni mpingaji (aime le pari), ni roho kutu (âme très dure) kafiri!

Kafiri ni mnyongaji (étrangleur), ni nyama-mwitu (loup) kafiri!».

Et dans le refrain final: «Makafiri, makafiri! / Jina kafiri ni tusi»

(Les Kafiri, les Kafiri! Le nom de Kafiri est une insulte).

L'autre poème (Kafiri si mtu) renchérit sur la nature monstrueuse, diabolique, perfide, ingrate, cynique et dangereuse du Kafiri: «maji vugu» (eau bouillante), «mtundu» (têtu), «roho nguvu» (cœur endurci), «haini» (traître), «hana shukuru» (ingrat), «mpenda kuzuru» (aime nuire/faire du mal). À preuve, les signes de sa multiple fausseté:

Ukimpa, hukumpa! (Quand tu lui donnes, tu ne lui as pas donné)

Ukimtafuta, anakwepa! (Quand tu le cherches, il t'esquive)

Ukiteswa, anaceka! (Ta souffrance le réjouit)

Ukimpenda, wewe mateka! (Tu deviens ôtage de l'amour que tu lui portes)

1Lunianga, CK 20 & 22-3-1998. On va jusqu'à transférer cette animosité à la journaliste belge Colette Braeckman (à qui d'aucuns donnent le nom de consonance rwandaise de Goreti Bigirimana), accusée de participer du lobby tutsi, en la vilipendant comme «prostituée qui aime le Ruganga, souffrant de tutsiphilis» [syphilis tutsie] - à noter, ici, un double jeu de mots fort expressif (Nyehe, CK 9-9-1998). 2 Je remercie vivement Léonard N'Sanda Buleli de m'avoir assisté, à Louvain-la-Neuve, dans la traduction d'un bon nombre de mots.

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(…)

Ukimpokea, udongo ni wake! (Si tu l'accueilles, il s'approprie de ta terre)

Ukimpangisha, nyumba ni yake! (Si tu l'héberges, il t'arrache la maison)

Ukimkopesha, feza ni zake! (Si tu lui prêtes de l'argent, il le confisque)

Ukimtandikiya, bibi ni wake! (Si tu lui apprêtes un lit, il t'arrache la femme).

(…)

Kafiri akikupenda, (Si le Kafiri te montre quelque amour)

Mwishowe atakuponda! (À la fin il t'écrase) (…)

Un terme on ne peut plus péjoratif issu de la langue arabe et de la culture islamique et swahilie, Kafiri désigne l'incirconcis; métaphoriquement, il réfère à la sauvagerie, à l'inculture de tout non mahométan. L'auteur kivutien qui l'utilise à profusion dans son œuvre crée, au seuil du poème, une confusion délibérée:

«Awe mweusi awe mzungu, (Qu'il soit noir ou blanc)

Kafiri kweli si ndugu. (Le Kafiri n'est vraiment pas un frère)

Awe mweusi awe mzungu,

Kafiri ni maji vugu.» (Le Kafiri figure l'eau bouillante)

Ici, le mot paraît générique, ne s'applique à aucun individu, à aucun peuple ni à aucune race particuliers; mais, en avançant dans la lecture du poème, on se rend compte que le mot désigne à l'évidence le peuple rwandais voisin, toutes ethnies confondues (Tutsis et Hutus), et qu'il réfère à diverses époques de rapports congolais-rwandais. À la même espèce de monstres immondes d'ingratitude appartiennent les réfugiés tutsis des années 59-60, les réfugiés hutus de 94-95 et les envahisseurs-génocidaires tour à tour tutsis et hutus des années ultérieures. La complainte du poème enchaîne par l'énumération de crimes rwandais d'extrême inhumanisme et des marques d'ingratitude innommables:

«Waliofurahi Kongo kwetu, (Ceux qui ont été heureux chez nous au Congo)

Leo watutemea kinywani; (Aujourd'hui ils nous crachent dans la bouche)

Leo watuuia nyumbani, (Aujourd'hui ils nous tuent dans nos demeures)

Waliokuwa ndugu zetu. (Ceux qui ont été nos frères)

Kafiri ni kama punda, (Le Kafiri ressemble à l'âne)

Teke usoni ndiyo tunda! (Qui te gratifie d'un coup de sabot à la figure)

Mali yetu walifumua, (Ils ont pillé nos richesses)

Nyumba zetu walivunja; (Ils ont détruit nos maisons)

Heshima yetu walipunja (Ils ont rabaissé notre dignité)

Watoto, wazee walirarua. (Enfants, vieilles personnes ils ont massacrés)

Qui douterait encore de l'identité des Kafiri incriminés? «Autochtones», «transplantés», «immigrés», «réfugiés» et «rescapés» rwandais, toutes catégories confondues, sont rejetés dos à dos:

Makafiri mia elfu hamsini, (Cinq cent mille Kafiri)

Wengi tumepokea incini, (En grand nombre nous les avons accueillis dans notre pays)

Wengi tumeita wanainci, (En grand nombre nous les avons appelés concitoyens)

Wengi tumepangisha mijini. (En grand nombre nous les avons hébergés dans nos villes).

Entre deux complaintes, émerge, toutefois, une leçon de sagesse qu'est l'infinie prudence dont il faut s'entourer quand bien même, par pitié ou générosité humaines, on assiste le Kafiri:

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Kafiri ni haini, (Le Kafiri est un traître)

Kafiri usiamini! (Ne fais pas confiance au Kafiri)

Akiwa njaa, ale apite; (S'il est affamé, qu'il mange et passe)

Akiugua, umtunze, aende; (S'il tombe malade, soigne-le, qu'il parte)

Akiwa uci, umvike simlinde (S'il est nu, habille-le sans le garder)

Akiomba nafasi, udongo usimpe (S'il demande de l'espace, ne lui offre pas de terre).

Kafiri hana shukuru, (Le Kafiri est ingrat)

Kafiri mpenda kuzuru! (Le Kafiri aime nuire).

L'avènement du RCD et du MLC et d'autres mouvements parallèles, à partir d'août 1998, alimente davantage l'animosité tutsie des internautés congolais. Les ennemis de l'AFDL renchérissent sur l'hypothèse du plan d'«empire hima-tutsi» ou «du Kilimandjaro». Même pour l'AFDL et ses partisans, l'«allié», «frère» ou «ami» d'hier ôte désormais son masque impérial. On parle, à propos de ces mouvements de «contre-libération», d'«occupation», d'«invasion», de «pillage» confirmés ou renforcés du Congo par le Rwanda, l'Uganda et leurs alliés anglo-américains. On dénonce avec une véhémence accrue la «coalition rwando-burundo-ougandaise». Le ténor de la «rwandophobie» est alors le directeur de cabinet de Kabila, Yerodia Abdulaye Ndombasi qui proclame à la radio et à la télévision une campagne contre les «traîtres» rwandais, «cancrélats, vermine à éradiquer» impitoyablement.

Le public extérieur et sympathique de la cause tutsie et rwandaise ignore ou ne fait pas grand cas d'une contre-rhétorique tutsie et rwandaise d'extrêmes condescendance et violence anti-congolaise dont voici une poignée d'illustrations.

À la naissance de l'AFDL et du RCD, une opinion «congolaise» tutsie ne se limite pas à défendre la cause des Banyamulenge et d'autres Tutsis congolais exclus, lésés, incriminés et opprimés. Un internauté tutsi du Nord-Kivu traite ironiquement les «purs Congolais» d'«INGRATS» «après les sacrifices que nous TUTSIS avons consenti[s] pour délivrer TOUT le pays de la dictature»1. Ailleurs, il chante l'épopée des Tutsis de la Deuxième République, à qui le pays «doit tout»: Bisengimana, artisan clandestin ou visible d'Inga, de la SOZACOM, du CCIZ, de l'échangeur de Lemba, de l'ASYST, de Katale, de Pétrofina, etc, Kayitenkole de la CIZA, «libérateurs de l'AFDL, etc2. Un autre du même groupe donne raison à ce dernier, en rendant hommage aux «libérateurs» tutsis et en se moquant des «Congolais» léthargiques, «jaseurs» inactifs, qui attendent de cueillir le fruit de la lutte tutsie: «Ces jeunes braves tutsi ne se lasseront pas, ils ont juri [juré] de vous libérez [libérer]. Assiez-vous et attendez. Jasez et faites preuve de vos discours à ce net. Lorsque Kin tombera, courez tous à Kin pour demander du boulot et applaudissez encore»3. Un troisième, universitaire de formation psychologique et pédagogique, explique «pourquoi les Tutsis sont haïs»; il avance une double explication «scientifique», «psychologique» et «historique»: le complexe d'infériorité développé par les autres peuples, d'une part; la peur et la jalousie de ces derniers à l'endroit des Tutsis, d'autre part4.

La plus vibrante expression de la condescendance tutsie et rwandaise consiste dans un texte affiché par plusieurs réseaux congolais et rwandais (il est reproduit par le réseau Rwandanet, en date du 8 octobre 1998, c'est-à-dire au lendemain de la naissance du RCD à Goma et d'une nouvelle guerre à l'Est). Il gravite autour des idées suivantes: simples «pleurnichards», uniquement doués «dans le discours sonore et creux» de la langue française, la danse, la musique, l'ostentation et l'éloge des richesses de leurs pays, les prétendus «Congolais de souche» se plaignent à tort d'une agression tutsie; loin de valoriser leurs ressources nationales et de résoudre leurs problèmes sociaux et économiques,

1 Ntwali, AT, 12-3-1999. Indice évident d'emphase, les termes produits en majuscules ont cette forme dans la version originale affichée à l'internet. 2 Ntwali, AT, 18-3-1999. 3 Ribakare, AT, 12-3-1999. 4 Musingo, CK, 9-8-1998.

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ils se contentent de la mendicité et d'un mode de vie primitif, autant de maux incurables d'un peuple guidé par «la loi du moindre effort»; au lieu de tirer profit de l'apport de leurs «sauveurs» séculaires, sitôt «libérés», ils se ruent sur le massacre d'«éleveurs-fermiers rwandais», le pillage et le vandalisme. Le titre de ce discours on ne peut plus injurieux1 annonce les couleurs de la polémique des «frères ennemis» de la région des Grands-Lacs Africains:

«Les prétendus vrais Congolais peuvent-ils faire face à la réalité?

Depuis quelque temps, il est question [de] la guerre en RDC et les prétendus Congolais de souche passent le plus clair de leur temps à pleurnicher devant qui veut les entendre comme quoi ils seraient victimes d'une agression Tutsi!!! (…)

Quand il s'agit de spéculations, de débats ou autres sortes autres élucubrations oratoires où on doit étaler ses «connaissances» de la langue du blanc, là ils sont forts! Le discours sonore et creux, ils excellent. Juste comme pour le Ndombolo ou l'art de danser, avec son cul ets [est] vraiment leur truc! Faire le beau, paraître blablater, danser jouer au caïd, prétendre, ils sont imbattables! Il ne faut pas leur demander plus. (…)

À part vanter les ressources naturelles de leur pays, que font-ils d'autre pour se tirer de la merde? Le Congo est un pays extrêmement fertile, tout y pousse à profusion (même les Congolais!) peut-on m'expliquer pourquoi la plupart des congolais crèvent de faim depuis longtemps? (…)

On a remarqué que la première chose que ces beaux parleurs ont fait[e] quand ils ont commencé à massacrer les éleveurs-fermiers rwandais était de bouffer tout le bétail et de ravager les plantations! Et maintenant ils mangent les mouches à Kin. C'est ça le calcul du congolais de «souche»! Jusqu'à quand ces messieurs-dames se satisferont-ils de vivre de la mendicité, du ramassage et de la cueillette à l'instar du premier singe venu sur la terre la plus riche et la plus fertile d'Afrique?

Vos amis viendront peut-être se faire casser la guele à vos côtés le temps de cette guerre, mais PERSONNE, JE DIS BIEN, PERSONNE NE POURRA RIEN CONTRE CE MAL PROFOND QUI FAIT VOTRE FIERTE: LA LOI DU MOINDRE EFFORT (sic)»2.

Considérations finales: Un «choix clair», à savoir « … Tue le Muluba, le Kilulu, le Tutsi … et laisse le serpent!»

Comme à l'entrée, je sens un malaise au moment de conclure par une synthèse cette étude comparative étant donné les variations ou nettes divergences parmi les phénomènes de l'histoire congolaise qui réflètent l'identité ethnique et régionale. J'aimerais, néanmoins, mettre en relief un certain nombre de faits saillants qui se dégagent des considérations portant sur les deux cas de conflits typiques considérés, à savoir le conflit katangais-kasaïen et le conflit kivutien/congolais-rwandais.

Au Katanga, de la crise de l'indépendance à l'impasse de la transition mobutienne, l'éveil de conscience régionale se traduit par l'affirmation de l'autonomie et du développement qui, selon la rigueur des thèses, s'appelle rupture totale ou partielle avec Kinshasa et le reste du pays, «sécession» ou création d'un «État Indépendant du Katanga» ou d'un État ou d'une province «fédérée» au Katanga. Il se conçoit également comme un chauvinisme exclusif, la chasse de «l'autre», l'«étranger» qui abuse de sa nature de «locataire», l'envahisseur kasaïen oppressif, accaparateur, égocentrique et excentrique. Il se trouve que par moments (1992) et à certains endroits (Likasi et Kolwezi), l'on assiste à une riposte, une résistance faible ou musculée du côté des victimes kasaïennes, mais la rhétorique habituelle désigne la crise, selon le degré de dramatisation ou de banalisation, de condamnation ou d'apologie, en termes de «massacres», «carnage», «génocide», «épuration», etc. ou

1 Il est rempli de guillemets, une marque de rejet, et de points d'exclamation et d'interrogation. La ponctuation adoptée ici renforce l'idée de moquerie, d'ironie, d'arrogance d'un discours collectif. 2 Mwangachuchu, CK 19-10-1997. Texte repris, entre autres listes, par Africa-t en date du 11 octobre 1998.

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«refoulement», «expulsion», «déportation», «déplacement», «rapatriement», «retour» (libre ou forcé) à la terre natale, «exode», etc.

Il est de notoriété publique que les clivages sociaux et les tensions ethniques et politiques ont été favorisés, à l'origine, respectivement par la politique coloniale belge et le gouvernement des deux républiques congolaises, mais, pour justifier son action, le Katangais autonomiste/sécessionniste et/ou fédéraliste radical invoque l'argument de souveraineté inaliénable accordée en principe à chaque peuple. Il avance également la thèse facile de triple «cyclisme»: d'abord, l'ethnicité est un lieu commun de l'histoire congolaise globale; ensuite, le conflit katangais-kasaïen des années 90 est une simple répétition ou une variation du scénario de 1960 et surtout une nécessité irréversible devant l'hégémonie accrue d'un groupe d'allogènes et allolectes; enfin, l'on matraque la mémoire de Kasaïens victimes du chauvinisme et de l'exclusivisme katangais et d'amis et défenseurs de Kasaïens de l'allusion aux conflits internes du Kasaï (troubles sanglants entre Lulua, d'une part, et, d'autre part, Baluba, Batetela et autres ethnies du Kasaï à Luluabourg durant l'époque charnière d'indépendance; rupture et différenciation depuis lors consacrées entre le «Kasaï Oriental» et le «Kasaï Occidental» (deux entités administratives et deux peuples qu'aucun gouvernement, aucune législation, aucune pensée ne songeraient à jamais regrouper).

Un lieu commun de la perception de «l'autre» est la tendance plurielle à la généralisation, à l'analogie, à la stéréotypie: tous les Katangais haïssent, chassent et/ou tuent partout et toujours tous les Kasaïens, et inversément; tous les Kasaïens, au Katanga, sont victimes des hostilités d'autochtones; l'anti-kasaïanisme de Kyungu, Nguz, UFERI, etc. prolonge celui de Tshombe, Munongo (alias Kifagio), Conakat, etc. Plus significative est la continuité de deux champs de clichés ethniques et régionaux: le «Katangais», selon le cas/camp, sécessionniste, tribaliste, génocidaire, ingrat, etc., ou victime de l'invasion et de l'hégémonie kasaïennes, l'«albatros» incompris; le «Kasaïen» ou bien vantard, orgueilleux, condescendant (DV, De Mulu, De Mulu Vantard, DMV, etc.), tribaliste, esclave de la magouille et de la corruption, envahisseur, oppresseur, «Juif du Congo», etc., ou bien incompris, persécuté, victime de génocides et de tribalisme katangais, etc.

Malgré cette continuité dominante, l'on notera qu'à la différence des années 60, dans les années 90, se développe au Katanga une rhétorique polémique extrémiste due au contexte politique global du pays et de la région (favorable aux «médias de la haine», de la division), au tempérament des leaders influents1 et aux stratégies politiques courantes. L'expulsion des «envahisseurs» qui faisait prévaloir, en 1960, le souci d'organisation et de toilette intérieures - en dépit de l'extrémisme d'un Kifagio - se cristallise en 1992. Le slogan populaire d'exclusion suggère, dans un fond d'humour noir, l'idée d'usage de méthodes de violence radicale frisant le nazisme: il s'agit de «descendre» ou «faire descendre» («kutelemusha» au figuré comme au propre) la «vermine» kasaïenne («Bilulu»). Betox, le nom d'un insecticide alors populaire et un des surnoms héroïques de l'«enfant terrible du Katanga» Kyungu, renforce le sens du radicalisme de cette action et de l'humour noir ou la légèreté dont les partisans du dirigeant katangais entourent la perception de ce phénomène tragique.

Le nouveau discours anti-kasaïen est également marqué par une propension accrue à la symbolique animale et à l'insulte. Sous l'influence de Kyungu et de Nguz, le peuple kasaïen est diabolisé en termes de «Bilulu» (insectes) et son «chef charismatique» - ridiculisé à partir de son fort accent luba comme leader «aradjical» (radical) - en termes de «Kivube» (tétard, par allusion au «gros volume de ses joues» («Ule-wa-machafu-munene» / «Ule-wa-bimachafu»).

Le terme katangais de «bilulu» (vermine à exterminer) se trouve, avec des variations, dans la rhétorique anti-tutsie des «médias de la haine» hutus et de l'entourage de Laurent-Désiré Kabila au lendemain de la naissance du RCD, mais il s'agit d'un terme du registre du discours nazi et qui évolue terriblement au Katanga par rapport aux autres régions. De simples «locataires» ou «envahisseurs» qu'ils étaient dans les années 70 et 80, les Kasaïens sont désormais considérés comme un «fléau»

1 D'aucuns y ajoutent un autre facteur non moins considérable qu'est la culture traditionnelle des leaders en question. Entre autres images d'Épinal congolaises, les «Baluba» (du Katanga et du Kasaï) cultivent la vantardise et l'injure facile; l'attitude linguistique d'un Kyungu («vrai» mulubakat) tiendrait, selon cette croyance commune, de son éducation et de sa culture traditionnelles.

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d'insectes, une «peste» à éradiquer. Le nom même de leur parti (UDPS, discrédité comme «UDEPESTE») trahirait cette tendance! Quand l'incendie de l'ethnicité embrase la province cuprifère, au Kivu le rejet de l'allogène et de l'allolecte est encore rendu par l'usage du mot moins fortement connoté de «Bakuyakuya» (équivalent d'«envahisseurs», littéralement «ceux qui viennent en pagaille, en désordre, en masse»).

La conscience identitaire kivutienne est renforcée par la naissance de l'AFDL et du RCD, et le patriotisme de la majorité de la population du Kivu et des Kivutiens de la Diaspora est endurci par le soutien et la sympathie des compatriotes originaires d'autres régions. Au niveau local et central, dans les années 80 et jusqu'à la veille de l'avènement de l'AFDL, la question fondamentale kivutienne réside dans la controverse autour de la nationalité de certains individus et groupes d'origine et/ou d'expression rwandaises.

L'AFDL voit le jour à la faveur des revendications et de la révolte banyamulenge et la nouvelle rébellion du RCD se dresse, en principe, contre la mégestion, la dictature, l'ingratitude et le nouvel exclusivisme du chef d'État «autoproclamé» Laurent-Désiré Kabila. L'opinion kivutienne et congolaise favorable à ces deux mouvements y affirment une action révolutionnaire de «libération» contre les régimes de Mobutu et de Kabila, mais, pour la masse et les auteurs de l'ensemble des discours considérés, il s'agit de conquête, d'invasion, de contrôle et de pillages à peine masqués du Kivu, de l'Est et du Congo par la coalition rwando-ougando-burundaise; il s'agit encore d'instrumentalisation de pays voisins par les puissances internationales; il s'agit enfin de règlement de comptes rwandais et de stratégies africaines et mondiales à mettre sur pied dans la région des Grands-Lacs Africains.

Dans la «guerre des mots» et les «mots de la guerre» qui accompagnent ou ponctuent les conflits kivutien/congolais-rwandais et congolais-rwandophone, il est opportun de relever, enfin, certains faits typiques de chaque côté.

Du côté congolais, il est évident que le Congo aura payé lourdement le tribut des conflits rwandais, notamment de génocides et de contre-génocides du «pays de mille collines». De principalement et à l'origine anti-tutsis, les sentiments de haine et d'incrimination congolais se transforment en une animosité et une réprobation généralisées et radicales, diabolisant indistinctement toutes les catégories rwandaises et «rwandophones». Toutefois, prédominant est le portrait figé du monstre tutsi: peuple conquérant, hégémonique, cruel, génocidaire, perfide, ingrat, manipulateur, supérieur, hautain, condescendant; «Juifs d'Afrique» jouissant de sympathies et de soutien occidentaux. Légion sont les métaphores animales pour le diaboliser: serpent, python, vipère, loup-garou; ses chefs Kagame, Museveni et Buyoya sont des «rapaces charognards»; dans ses ambitions expansionnistes, le Rwanda est un «petit crapeau[d]» comparable à la grenouille de la fable de La Fontaine. De son comportement malsain, on vilipende diverses autres caractéristiques du Tutsi, notamment ses traits physiques ou physiologiques, son profil «nilotique», son nez aquilin (long nose), ses traditions (incirconcision du Kafiri, pratique sexuelle de tendance clitordienne du ruganga), ses insuffisances linguistiques (confusion des latérales «l» et «r»), etc.

À son tour, le Congolais «rwandophone» renié, contesté ou mis en cause et le Rwandais attaqué tourne en dérision tous les Congolais et surtout ceux qui font prévaloir leur qualité de «Congolais de souche»; ils les taxent d'«idiots» (ibicucu), incapables d'action, d'organisation et même de pensée, pleurnichards, maîtres dans les seuls domaines de la musique, de la danse, du français, du «discours sonore et creux», de l'ostentation, etc.

Au Congo, la haine, les rivalités, les sensibilités et les tensions régionales et tribales sont coulées dans un aphorisme (désormais commun mais d'origine vraisemblablement kinoise) qui dit beaucoup, sinon tout: «Si tu vois un Muluba / Kilulu / Rwandais / Tutsi … et un serpent, tue le Muluba / Kilulu / Rwandais / Tutsi … laisse le serpent!» (Soki omoni Muluba …na nyoka, boma Muluba …, tika nyoka!).

Pascal NYUNDA Ya RUBANGO Creighton University &

University of Nebraska at Omaha

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NEGOCIATIONS IDENTITAIRES ET RECONCILIATION AU BURUNDI : INITIATIVES PRISES.

Melchior MUKURI ‘’N’oublions jamais que la recherche d’une solution doit se faire par la parole et non plus par l’épée, par le dialogue et non par la contrainte. Il faut construire l’avenir et non vivre seulement le passé’’1.

Etat-nation, le Burundi est habité par trois composantes sociales, les Hutu, les Tutsi et les Twa qui sont répartis en de nombreux clans. Cette société possède une même culture, une même religion, une langue uni-modale. Elle connaît depuis 1965 des crises identitaires qui ont des fois pris un caractère génocidaire. Elles ont fait des centaines de milliers de victimes, contraint d’autres à l’exil et provoqué la ruine de l’économie nationale. Malgré les conséquences de ces crises dramatiques, des solutions efficaces n’ont pas encore été trouvées. Des initiatives de grande envergure allant dans ce sens n’ont été prises que vers les années 1990, la volonté de résoudre ces crises identitaires ayant été affichée et mise en exécution. Notre étude vise à analyser les initiatives qui ont été prises pour résoudre le conflit burundais.

A. DES CRISES RÉCURRENTES AUX CAUSES MULTIPLES

Depuis son accession à la souveraineté nationale, le 1er juillet 1962, le Burundi a connu des crises identitaires en 1965, 1969, 1972, 1988, 19932. Les causes de ce conflit burundais entre les Hutu et les Tutsi sont différemment interprétées. Pour le psychanalyste Sylvestre Barancira, ce conflit trouve son origine dans les facteurs subjectifs dominés par la question politique (entendue dans le sens des mécanismes d’accès au pouvoir où des gens recourent à la mobilisation ethnique), la querelle idéologique et identitaire et le contentieux du sang entre Bahutu et Batutsi. Les facteurs objectifs qui sont à l’origine du conflit concernent les questions agraire et scolaire3. Pour Térence Nahimana, le conflit trouve son origine dans ’’l’absence ou l’arbitraire des institutions’’, ‘’ la banalisation et la généralisation du crime’’, la pauvreté croissante de la population’’, ‘’le manque de leadership et la menace de la souveraineté nationale, la mauvaise gouvernance’’.4

Les origines du conflit burundais tel qu’exprimées par les délégués des partis politiques et mouvements armés à l’occasion des négociations d’Arusha lors la 4ème session en juillet 1998 allaient aussi dans le même sens: l’exclusion, l’impunité des crimes, la persistance et de l’idéologie et de la pratique du génocide, le contrôle exclusif des moyens de la violence, la pauvreté 5…

1 Federico Mayor, Discours d’ouverture de la conférence de Paris sur le Burundi : Construire l’avenir du Burundi organisée du 26 au 28 septembre 1998 par l’UNESCO avec l’assistance de l’Agence de coopération de la Suède (SIDA) le HCR, UNICEF, PNUD, International Alert, le Gouvernement suisse, le Bureau des Nations Unies au Burundi. 2 De nombreux et variés travaux scientifiques (mémoires de fin d’études, articles de revues, ouvrages) ont été consacrés à ces crises. A titre d’exemple, on peut citer J-P. Chrétien, A. Guichaoua et G. Lejeune, La crise d’août 1988 au Burundi, Cahiers du CRQ N° 6, Paris, Karthala, 1989. ; Idem Le défi de l’ethnisme. Rwanda et Burundi : 1990-1996, Paris, Karthala, 1997, J-P Chrétien et M. Mukuri (sous la dir.de) Burundi. La fracture identitaire. Logiques de violence et certitudes ‘’ethniques’’, Paris, Karthala, 2002 ; A Guichaoua, Les crises du Rwanda et du Burundi, Paris, Karthala ; E Ngayimpenda, Histoire d’un conflit politico-ethnique… Bujumbura, Editions Renaissance, 2004…. 3 Barancira Sylvestre,’’ La nature du conflit burundais ‘’ in République du Burundi, Ministère des réformes institutionnelles, Commission chargée de préparer le débat national, Séminaire de réflexion sur le débat national et le processus de paix au Burundi, Bujumbura 28 au 31 janvier 1997. 4 Nahimana Térence, ‘’ Démarches pour la résolution du conflit burundais’’ in République du Burundi, Ministère des réformes institutionnelles, Ibidem 5 Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi, Arusha 28 août 2000

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B. TENTATIVES MENÉES POUR LUTTER CONTRE CES CRISES

La première crise identitaire est apparue sous la monarchie en 1965 quand des officiers hutus ont attaqué le palais royal en octobre 1965 et les paysans de Bukeye et Busangana ont tué leurs voisins tutsis. Le roi Mwambutsa qui a failli lui-même y laisser la vie n’a pas pris par la suite des mesures visant à en finir. La première république qui s’est heurtée à deux autres crises en 1969 et en 1972 elle aussi ne s’est pas engagée de manière énergique dans cette voie. La 2ème république reconnaissait ‘’l’existence d‘un fait ethnique dans notre pays afin d’engager un combat ferme contre ce fléau, combat qui doit être mené sur des bases claires et objectives. […]. La contradiction fondamentale se situe plutôt entre notre peuple et la minorité bourgeoise qui a été la source de ces divisions’’1. Les problèmes économiques entretiennent donc ces divisions.

Dans une conférence de presse donnée lors de sa visite officielle en Belgique, le président JB Bagaza faisait remarquer que ‘’ la solution ne réside plus du tout dans des débats polémiques sur ceux qui avaient raison ou non mais dans la réconciliation nationale qui suppose qu’on fasse table rase du passé et qu’on mette sur pied de nouvelles bases pour préparer l’avenir. Il faut que tous les Burundais s’unissent et travaillent de concert pour le développement économique, social culturel de notre pays’’2.

C’est par l’instauration de la justice sociale que le pouvoir de cette époque pensait pouvoir résoudre les querelles entre les hutu et les tutsi, les divisions régionalistes. Le développement du pays était perçu comme le remède à ces problèmes. Pour y arriver, le Conseil suprême révolutionnaire a préconisé ces voies: ‘’ la lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme[…], la création d’une mentalité nouvelle basée sur l’esprit de justice sociale […], la ferme volonté de compter sur ses propres forces […], la souveraineté sur les ressources nationales […], la lutte anti-impérialiste […], la réhabilitation et la revalorisation de la culture nationale’’3 . L’on a effectivement remarqué qu’une vigoureuse politique de développement politique et sociale avait pris une allure importante dans les premières années du régime Bagaza.

Une autre stratégie qui avait été adoptée par les autorités de la 3ème république était de lutter contre ceux qui sabotaient l’unité nationale. G. Lejeune fait remarquer que

‘’Le 3ème niveau de l’analyse des solutions aux divisions est celui qui traite du rôle des hommes dans le renforcement de l’unité nationale pour l’avenir et dans la sauvegarde de la paix civile. Cette sauvegarde et cette unité sont entre les mains des forces armées, des responsables locaux de l’administration et enfin (et surtout) des militants de base du parti, directement en contact avec les populations et donc mieux à même d’entendre leurs suggestions et leurs doléances4.

1 Déclaration sur les objectifs fondamentaux du Mouvement du Ier novembre 1976, Bujumbura, 20 novembre 1976 Mais elle ne voulait pas que les dénominations de hutu de Tutsi apparaissent dans le débat politique : les concepts et étiquettes d’ethnies et de régions, les remplacer par des valeurs nouvelles nées d’une analyse scientifique des structures sociales de façon à créer une solidarité et des alliances naturelles, durables et dynamiques’’ in Comité central du parti UPRONA, Actes du premier congrès du parti UPRONA, Bujumbura, novembre 1980, p. 14-15. 2 Ministère de l’information, Direction générale des publications et de presse burundaises, département de la Documentation, Discours de SE le Colonel J B Bagaza. Président du Conseil suprême révolutionnaire, Bujumbura, Département de la Documentation, 1978, p. 23 3 République du Burundi, Comité central du parti UPRONA, Actes du premier congrès national du parti UPRONA, Bujumbura, novembre 1980, p. 34-35. C’est ce congrès qui a conféré au parti unique, UPRONA, la suprématie sur les autres institutions. 4 Gabriel Lejeune a consacré à ce sujet, ‘’L’unité nationale du Burundi dans les textes de la 2ème république’’, Revue d’études politiques et économiques africaines, 174-175, juin-juillet 1980, p. 90

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Un accent particulier était mis sur l’encadrement de la population. C’est sous ce régime que se développa une opposition extérieure dont la principale fut notamment la création en 1980 du Parti pour la libération du peuple hutu (Palipehutu) par Remy Gahutu.

Toutes ces mesures visaient certes à consolider nationale mais la médication n’a pas pu avoir les résultats attendus. Il faudra attendre le début de la 3ème république pour que cette question soit mise sur la table et ne soit plus tabou.

C. VOLONTÉ MANIFESTE DE RÉSOUDRE ‘’LE CONFLIT BURUNDAIS’’ : S’APPUYER SUR LA POLITIQUE DE L’UNITÉ NATIONALE

Une année après la prise de pouvoir du Major Pierre Buyoya, le 15 août 1988, éclata une autre crise identitaire dans deux communes du nord du pays à Ntega en province Kirundo et à Marangara en province de Ngozi. Elle fut bien gérée et ne s’étendit pas à d’autres zones du pays. Le 28 septembre 1988 le président de la république créa la Commission chargée d’étudier la question de l’unité nationale à qui il a donné la mission de proposer des voies et moyens visant trouver des solutions aux crises identitaires burundaises. Lors du lancement des travaux de cette commission composée de 24 personnalités, le 6 octobre 1988, le président de la république a précisé le mandat de cette commission dans ces termes:

‘’Nous attendons donc de vous une réflexion approfondie sur la question de l’unité des Barundi dans ses fondements historiques et socio-culturels, de dégager son évolution, les raisons et les manifestations des divisions qui la contrecarrent afin de proposer des solutions pour la renforcer. Vous procéderez de façon réaliste et prendrez en compte les données socio-politiques actuelles de notre pays.

Vous vous prononcerez clairement sur les travers qui minent constamment l’unité nationale tels que les extrémismes de toute nature et l’idéologie de la violence’’.

Cette volonté a été réaffirmée aussi en décembre de la même année lors de l’Appel de Kiriri :

‘’Nous ne le dirons jamais assez, la question de l’unité nationale constitue une préoccupation majeure de notre peuple et une priorité absolue de notre démarche politique […] Nous interpellons tous et chacun de se défaire définitivement de ces attitudes qui nous entraînent dans le piège de la division.’’1

Et de préciser encore dans un message donné aux cadres et agents de l’Etat relatif à l’œuvre de construction et de consolidation de l’unité nationale :

‘’Notre politique d’unité nationale se veut engagée et révolutionnaire. Elle doit trancher d’avec le passé. La question d’unité nationale s’est posée et se pose encre au peuple burundais. Il serait irresponsable de le constater et de croiser les bras. Nous avons opté de l’affronter, courageusement et avec détermination’’2.

A l’issue de ses travaux, cette commission a fait des recommandations pour la sauvegarde et la consolidation de l’unité nationale :

‘’ Condamner et combattre toutes les formes d’exclusion […] Opposer une éthique d’unité nationale aux attitudes et comportements divisionnistes […].Mener des stratégies et politiques de consolidation de l’unité nationale […]. Organiser un système plus fonctionnel pour l’information de l’opinion nationale et internationale’’3.

Cette volonté de réconciliation apparut dans la composition du Gouvernement de l’unité composée dirigé par Adrien Sibomana et dans la libération des intellectuels hutu (qui avaient écrit une

1 L’Appel de Kiriri lors de la visite du président de la république au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, Bujumbura, 1988, p. 29-36 2 Ibidem, p. 44 3 Burundi, Commission nationale chargée d’étudier les questions d’unité nationale, Rapport de la Commission…, op. cit., p. 167-208

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lettre au président de la république dans laquelle ils exprimaient notamment leurs mécontentement de la gestion du pays), dans la composition paritaire des 10 membres du Conseil national de sécurité…

D’autres initiatives corollaires à cette politique d’unité furent prises: élaboration par la même commission de la Charte de l’unité qui fut adoptée par référendum populaire le 5 février 1991, composition de l’hymne de l’unité nationale, institution de l’après-midi sportif de l’unité, construction dans tous les chefs-lieux des provinces et communes des monuments de l’unité

***

Il convient de rappeler qu’il y a eu dans tout le pays des débats sur l’unité. Comme le note T Nahimana, ces derniers étaient marqués par le franc-parler mais le rapport y relatif avait été vidé des propositions faites par la population :

‘’Les débats publics ou les discussions au sein même de la Commission furent emprunts de vérité et de franchise, avec la volonté manifeste d’étaler au grand jour les différends sociaux entre les Barundi et de leur trouver une solution. Malheureusement, non seulement la Charte de l’unité nationale née de ces débats est une suite de considérations incantatoires mais encore certains passages des échanges furent escamotés lors de la rédaction finale ‘’1.

Malgré l’existence de cette charte, la violence identitaire réapparut. En effet, le Palipehutu lança des attaques dans la mairie de Bujumbura et dans la province de Cibitoke en octobre 1991. Cette situation n’a pas empêché le pays de se lancer sur la voie de la démocratisation qui était en vogue dans beaucoup de pays africains. Une Constitution favorable au multipartisme fut adoptée par référendum populaire et puis promulguée le 13 mars 1992.

Tout en se conformant à cette nouvelle donne politique, les partis politiques furent agréés et se lancèrent dans la compétition électorale en juin 1993. Le Parti FRODEBU sortit vainqueur des législatives et des présidentielles. Le président Buyoya passa alors le témoin à Melchior Ndadaye le 10 juillet 1993.

Trois mois après, le 21 octobre, le président de la république et quelques uns de ses collaborateurs furent assassinés. L’annonce de cette mort fut suivi d’un génocide des Tutsi et d’un lynchage de Hutu membres du parti UPRONA. Le pays plongea dans une violence sans précédent et dans un ‘’chaos constitutionnel’’2. En décembre 1993, le pays revient à la légalité constitutionnelle notamment avec la reconstitution du bureau de l’Assemblée nationale avec Ntibantunganya Sylvestre comme président et de Christian Sendegeya comme vice-président. Des pourparlers furent entamées en vue doter le pays des institutions.

D. EN FINIR AVEC LA CRISE D’OCTOBRE 1993

• Des négociations de postes politiques : de Kigobe à la Convention de gouvernement

Après la victoire du FRODEBU, les partis se sont regroupés en deux tendances : celle de la Mouvance présidentielle et celle de l’Opposition. Ils se réunirent au Palais de Kigobe les 12 et 13 janvier 1994 (négociations de Kigobe) afin de s’entendre sur la mise en place de l’institution présidentielle. Mais ils ne purent s’entendre sur les procédures légales à utiliser car les partis de la Mouvance présidentielle voulaient d’abord amender l’article 85 de la Constitution tandis que les partis de l’Opposition étaient pour l’organisation du suffrage universel. Mais cette constitution finit par être amendée sans la participation des partis de l’Opposition dont certains ont d’ailleurs porté recours en inconstitutionnalité, le RADDES et l’ABASA notamment. Ces formations finirent par s’entendre sur le fait que le président proviendrait de la Mouvance et le premier ministre des partis de l’Opposition. Le candidat du FRODEBU, Cyprien Ntaryamira proposé par les états généraux de ce parti le 2 janvier 1994 fut investi le 5 février dans ces conditions et prêta serment sans la présence de

1 T Nahimana, op.cit 2 J P Chrétien et M. Mukuri, Burundi. La fracture identitaire. Logiques de violence et certitudes ethniques, Paris, Karthala, 2002, p. 57 et suiv.

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la Cour Constitutionnelle comme le prévoyait la Constitution. Il choisit comme premier ministre un membre de l’Uprona, Anatole Kanyenkiko.

Après cette entente, ces mêmes formations allaient se rencontrer encore à l’hôtel Club de Vacances, au bord du lac Tanganyika les 3 et 4 février 1994 (négociations de Kajaga) pour s’entendre sur les objectifs du gouvernement dont les points saillants étaient notamment la reconstruction du pays, la sécurité, le désarmement de la population, la relance de l’économie, l’organisation du retour des réfugiés et de la réinsertion des déplacés et des dispersés. Elles devaient aussi se mettre d’accord sur le partage du pouvoir notamment dans la composition du gouvernement (60% issus de la Mouvance et 40% de l’Opposition) dans la diplomatie (50% pour la Mouvance et 50% pour l’Opposition)…Ces accords ne purent avoir raison des violences qui frappaient ce pays car on assistait à la création des milices, à l’armement de la population, à l’épuration ethnique des quartiers, aux tueries sélectives…

Le 6 avril 1994, le président C Ntaryamira mourut, au retour du Sommet d’Arusha sur le Burundi dans un accident d’avion avec le président rwandais Juvénal Habyalimana. L’intérimat fut assuré par le président de l’assemblée nationale, S Ntibantunganya dont le mandat fut prolongé le 11 juillet 1994 de trois mois.

Le 6 juillet 1994 débutèrent les négociations du Novotel entre les familles politiques. Celles-ci finirent par s’entendre sur la répartition des postes de responsabilité au ministère de l’Intérieur (9 provinces et 68 communes pour la Mouvance présidentielle (6 provinces et 45 communes pour les partis de l’Opposition), dans la diplomatie (14 missions pour la Mouvance et 9 pour l’opposition). Ces partis se mirent d’accord le 22 juillet sur le Plan global de rétablissement de la paix, de la sécurité et de la confiance dans le pays qui mettait un accent particulier sur le désarmement de la population, la collaboration entre l’administration, la population et les forces de l’ordre dans le rétablissement de la paix…Ces négociations aboutirent finalement à la signature de la Convention de gouvernement le 10 septembre 1994.

Cet instrument précise la mission qui revient à cette institution et répartit les principaux postes de responsabilité entre les familles politiques : le président de la République proviendra des partis de la Mouvance qui en outre obtiendra 55% des postes ministériels contre 45% pour l’opposition d’où proviendra le premier ministre.

Pour l’UPRONA, cette convention est un ‘’précieux instrument pour restaurer la paix, ramener la sécurité et promouvoir le développement gravement compromis par la crise’’1, elle a été vigoureusement combattue par le vice-président de l’Assemblée nationale, Christian Sendegeya, pour qui cet accord est ‘’un coup d’Etat rampant qui perpétue celui du 21 octobre 1993’’2. En octobre 1995, une année appris la signature de la Convention de gouvernement, les partis politiques de l’opposition en ont fait un constat amer :

‘’ Aucune des missions les plus importantes n’a encore été réalisée ; la paix et la sécurité sont encore loin, les milices et les bandes armées pullulent et sèment la terreur et la désolation à travers le pays, et l’impunité règne en maître absolu. Même les mécanismes prévus pour le suivi et la mise en application de la Convention de gouvernement piétinent»3.

1 Charles Mukasi, ‘’ Note du parti Uprona à propos des nominations des chefs des missions diplomatiques et consulaires’’, Bujumbura, 31 octobre 1994 2 Communiqué du 15 septembre 1994 du vice-président de l’Assemblée nationale du Burundi 3 Burundi, Partis politiques de l’Opposition,’’ Evaluation de l’état d’exécution de la Convention de gouvernement’’, octobre 1995

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Pour André Birabuza, «le double langage et la propension aux coups fourrés ont été plus forts que les bonnes intentions proclamées et les partenaires de la Convention étant les premiers à la torpiller, elle ne pouvait aboutir à rien de palpable»1

La Convention n’a pas pu ramener la paix: la menace du génocide planait sur la pays, les querelles intestines au sein des partis politiques bloquèrent parfois le fonctionnement des institutions. Des partis politiques dénoncèrent les querelles qu’elle provoquait et son incapacité à ramener la paix dans le pays qui pourtant en avait grandement besoin. Durant ces moments difficiles, le gouvernement lança en mars 1995 le Débat national prévu déjà par l’article 52 de la Convention.

E. EN FINIR AVEC LE CONFLIT BURUNDAIS : ATTAQUER LE PROBLÈME DE FOND

1. Le débat national

Le gouvernement créa le 5 novembre 1994 une Commission technique nationale chargée de préparer le débat national sur les problèmes fondamentaux du pays .Elle était présidée par Eugène Nindorera, ministre des Réformes institutionnelles. Elle était chargée de proposer des thèmes de discussion pour le débat national, de déterminer et de proposer la liste des participants au débat, de préparer l’organisation matérielle et logistique. Les thèmes qui ont fait l’objet du débat étaient les suivants : l’organisation des forces de défense et de sécurité, la protection des minorités, le problème de l’éducation et de l’emploi, la question de l’indépendance et de la neutralité de la magistrature. La commission avait trois mois pour déposer le rapport général provisoire et devait remettre le rapport définitif trois mois après la réception des observations lui faites par des instances habilitées. Elle s’était divisée en trois groupes de travail.

Cette commission n’était pas à proprement parler technique. En effet, elle comptait en son sein des chefs de partis politiques (Uprona, PRP), des députés (A. Kadege, Ndikumana Nephtalie, Mpfayokurera Emmanuel), des conseillers politiques à la présidence (Nyamoya François, Fidélie Nsabimana) et à la primature (Ndeturuye Marc), des juges. Elle était donc politisée. Elle s’est organisée en trois groupes et a pu tenir des séances de travail. Dans sa réunion du 27 au 28 avril 1995, le groupe 3 a analysé la question relative à la cohabitation et a fait le constat suivant :

« La cohabitation devient un problème fondamental dans la mesure où l’intolérance entre les ethnies est devenue quasi impossible. Ce problème de cohabitation pourrait trouver une solution si les dirigeants mettaient fin à leurs intérêts égoïstes. Ce sont surtout les intérêts des intellectuels, des dirigeants qui ruinent la société burundaise. Un intellectuel pour accéder à un poste enseigne la division, la haine, exhibe sa carte ethnique […].

Un autre problème est d’ordre psychologique : c’est le problème de complexe et de frustration longtemps accumulés chez les hutu. Et ces problèmes pourraient expliquer son intolérance face aux excès, aux abus de l’autre ethnie…

Bien qu’il y ait eu frustration du côté hutu, il y a un volet de l’idéologie qui est véhiculé au sein de la population ; et le modèle rwandais constitue une référence ?. D’où un réflexe d’autodéfense tutsi qui explique pourquoi ils vont contrôler l’armée et les postes clés du pouvoir. Ces extrémismes qui se nourrissent de tout côté font un ravage et il faut y renoncer […]

Le volet idéologique véhiculé par les extrémismes devrait être revu par les autorités. Il faut renoncer à cette idéologie extrémiste.[ …]

Les intellectuels devraient éviter de tenir des propos incendiaires, des propos de division, de haine….

Il faut continuer à faire des campagnes de pacification […]

Il faut qu’il y ait partage des pouvoirs pour éviter des mécontentements de la part de telle ou telle ethnie. Le partage doit se faire dans tous les domaines politiques du pays.

1 André Birabuza, ‘’Les démarches pour la résolution du conflit burundais’’, Séminaire de réflexion sur le thème Débat national et processus de paix au Burundi, op.cit, février 1997

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Aucune ethnie ne devrait être exclue de la gestion du pays. Les Burundais (hutu, tutsi) doivent avoir leur part de responsabilité dans ce qui se passe dans ce pays […]

Il faut envisager le rapatriement des réfugiés et le retour des déplacés…

Il faut qu’il y ait un sursaut patriotique et que la justice fonctionne véritablement…

Il faut un engagement ferme des autorités à agir pour la paix..

Il faut encourager et développer les bonnes actions, il ne faut pas uniquement parler des mauvaises choses. Il faut bien réorganiser l’administration à la base.

Il faut que tous les réfugiés, déplacés, dispersés rentrent chez eux.

Résoudre le problème de l’impunité historique surtout en évitant l’amnistie.

Faire une bonne répartition des rôles sociaux.

Résoudre le problème des propriétés foncières.

Faire des commémorations des différents troubles qui puissent rassembler la mémoire collective des deux ethnies.

Promouvoir l’éducation aux droits de l’homme»1.

Dans sa réunion du 14 août 1995, la même commission s’est penchée sur la symbolique de la cohabitation et a fait remarquer que

«Le choix des lieux doit avoir une signification découlant des faits concrets pour qu’ils soient des endroits-symboles […]. Il faut lier le discours aux images concrètes (scènes de destruction et scènes de reconstruction) [..]. Il faut en conclusion réunir un consensus sur la symbolique pour éviter des interprétations divergentes qui risquent de diviser les gens au lieu de les unir. La symbolique doit être quelque chose qui montre que la réconciliation a eu lieu […]. Si la symbolique devait engendrer des rancœurs, créer des conflits, il faudrait l’ignorer carrément»2.

Les travaux de la Commission ne se sont limités qu’aux séances préparatoires. L’on notera aussi que la participation aux réunions était irrégulière pour certains membres, dont bon nombre parmi eux ne sont jamais présentés une seule fois. Aussi, des partis politiques ont refusé d’envoyer des représentants dans cette commission. Cette situation a fait que cette commission ne réalise pas sa mission. Elle tomba en désuétude. Il faudra attendre la mise en place d’une autre commission qui sera chargée de préparer l’organiser le débat national qui a eu lieu en janvier 1997.

Une nouvelle commission fut mise sur pied en vue de préparer le débat national. Les travaux portant sur le ‘Séminaire de réflexion sur le débat national et le processus de paix au Burundi» ont été lancés le 28 janvier et se sont terminés le 31 janvier 1997. Les objectifs poursuivis par ce séminaire étaient les suivants :

Associer dès le départ, les populations burundaises dans la conception, la mise en place et la conduite du processus global de paix au Burundi. Préparer les Burundais à aborder objectivement, sans complexe ni faux-fuyants les différends qui les opposent. Identifier le conflit burundais et explorer sur base des expériences du passé et celles des autres pays qui ont connu des conflits similaires, d’autres voies pouvant concourir à l’aboutissement d’une paix durable au Burundi’3.

Lors du discours d’ouverture, le président de la République du Burundi a indiqué la ligne que devrait prendre ces débats :

1 Burundi, Commission technique nationale chargée de préparer le débat national sur les problèmes fondamentaux du pays, Procès verbal de la réunion du 27-28 avril 1995 2 Ibidem, Procès verbal de la séance du 14 août 1995 3 Burundi, Ministères des réformes institutionnelles, Commission chargée de préparer le débat national, Séminaire de réflexion sur le débat national et le processus de paix au Burundi, Bujumbura 28 au 31 janvier 1997, p. 4

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«Rassembler les Burundais pour qu’ils définissent ensemble ce que doit être le processus de paix, ses étapes, ses acteurs, les questions à débattre, les démarches appropriées, les conditions à réunir, autant d’éléments nécessaires à clarifier, pour la sauvegarde et la pérennisation des résultats du dialogue. Et pour ce travail, nous invitons tous les Burundais sans exclusive à contribuer. Par ce séminaire et ceux qui vont suivre, nous voulons amener les Barundi à briser les distances qu’ils ont créées entre eux, distances qui les ont éloignés les uns des autres et qui ont causé aux uns et autres tant de tort. Nous voulons inviter les Burundais à poser des actes de courage et de dépassement, en les invitant à sortir des ghettos et à se défaire des idées à l’image de ces derniers.

Nous voulons donner aux Burundais une occasion de s’exprimer et de se convenir sur l’organisation qui sied à notre société…..»1.

Les thèmes exploités étaient la nature du conflit burundais, l’expérience des débats antérieurs et des démarches de résolution du conflit burundais. Le ministre chargé du Processus de paix, Ambroise Niyonsaba, reconnaît les problèmes qui se sont posés lors de l’organisation de telles rencontres :

« Il serait probablement plus productif que le pouvoir en place, les partis politiques et toutes les organisations qui se sentent concernées par la crise actuelle réfléchissent à des solutions. Le débat pourrait alors servir à rapprocher les solutions. Si cet effort n’est pas fourni, il y aura risque que les débats se transforment en une sorte d’étalage des problèmes ou en un recueil de lamentations […]. Même à l’intérieur du pays, la même réalité n’est pas perçue de la même. Les débats peuvent servir à rapprocher nos diverses perceptions de notre situation pour bâtir un nouvel équilibre social. Rien ne n’est plus meurtrier que les craintes, les frustrations et les rancœurs qu’elles soient fondées sur des réalités ou sur des mythes […]. Nous devrions pouvoir de nouveau nous livrer à une cure collective, nous dire nos vérités ou la perception que nous en avons, nous juger durement s’il le faut mais ouvrir des pistes pour solutions nouvelles […]

Les calculs des partis politiques peuvent gêner l’ouverture du débat au plus grand nombre possible de nos concitoyens. Leur désir de monopoliser la chose publique est évident sous prétextes qu’ils représentent tout le monde. Et pourtant lorsqu’on observe par exemple la stérilité du débat parlementaire au Burundi on serait complètement désespéré si on comptait sur lui pour retrouver la paix. Il faudra donc éviter le monopole des partis tout en les impliquant sérieusement) et les habitudes héritées de la Convention de gouvernement (amagaburanyama) en organisant un débat riche et désintéressé à travers une formule plus naturelle qui rassemble les gens d’abord et principalement en leur qualité de burundais. A ce stade, la valeur de l’idée est plus importante que la dimension du groupe que l’on représente»2.

Dans une lettre adressée au président de la république du Burundi le 10 janvier 1997, la SOJEDEM exprime ses «sentiments de déception et d’angoisse» lors du déroulement de ce débat :

- Il faut que le forum ou le cadre du débat soit souverain pour que toutes ses décisions aient la force exécutoire à l’égard de tout le monde. Nous nous inquiétons dès lors de la façon peu transparente et bousculée dont se déroule la préparation de ce fameux débat national [...]

- Il faut que les délégués à ce débat national soient librement élus par leurs groupes ou formations d’origine, ceci pour éviter que le pouvoir désigne des éléments manipulables à sa dévotion. Ce qui a été déjà fait dans ce sens est déjà insupportable. Il ne faut pas pousser plus loin, Excellence Monsieur le Président’3’.

1 Ibidem 2 Ambroise Niyonsaba, ‘’Expériences des débats sur l’unité nationale et la démocratisation au Burundi’’ in Ministère des réformes institutionnelles, Commission chargé de préparer le débat nationa…., op.cit 3 Lettre du président du SOJEDEM au président de la république du Burundi, le 10 janvier 1997

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Les partis des forces de changement démocratique pensaient qu’on ne pouvait pas organiser le débat national sans que la guerre n’ait cessé, ce qui permettrait la participation de toutes les parties en conflit :

«les forces de changement démocratique estiment qu’un débat national vrai, sincère et authentique ne peut être envisagé avant que les belligérants, actuellement en conflit armé, se soient mis d’accord pour arrêter la guerre et entamer des négociations, ceci permettra toutes les composantes de la population burundaise sans exclusion aucune de bénéficier des mêmes conditions sécuritaires pour participer audit débat au cas où les négociateurs le jugeraient nécessaire, utile et opportun[…] Ils ne participeront pas à ce débat tant que ce dernier est conçu dans l’exclusion et pour l’exclusion d’un ou de plusieurs partenaires»1

Le parti Frodebu pensait que ce débat était inopportun et ne donnera aucun résultat positif : « Les débats et autre colloques nationaux organisés dans le passé par les mêmes hommes et les mêmes structures sur le même sujet n’ont rien apportés au peuple burundais. Il prouve l’inopportunité et l’impossibilité d’un tel débat dans le contexte de troubles et de massacres des populations innocentes. On appelle ceux qui sont en train d’être massacrés de s’exprimer sur leur meilleure façon de mourir comme du temps de Jules César (Ave Caesar morituri te salutant) au lieu d’arrêter d’abord ce qui les tue, de les protéger avant de les solliciter, afin qu’ils puissent débattre dans la sérénité et la transparence.

Comme les précédents, ce débat national n’aboutira à rien qui puisse unir les Barundi, garantir leur sécurité et vivre libres pour être libres du choix démocratique de leurs propres dirigeants.

Dans ce débat, ceux qui l’ont convoqué feront le constat qu’ils s’étaient trompés dans tout ce qu’ils ont fait jusqu’aujourd’hui, que le processus démocratique qu’ils ont conçu , organisé et exécuté mais lamentablement perdu n’était pas adapté au Burundi et que maintenant ils ont trouvé les vraies solutions et qu’il faut leur faire confiance dans la nouvelle aventure. En somme, c’est un échec en blanc»2.

Un autre débat eut lieu du 18 au 21 février 1997 mais l’intitulé avait changé : il s’agit d’un Séminaire de réflexion sur le processus de paix au Burundi (le mot débat a sauté). Les partis de la Mouvance présidentielle avaient boycotté ces séminaires. Le gouvernement a pris les soins d’inviter des membres de ces partis occupant des postes de responsabilité dans l’administration. 10 séminaires de ce genre ont été aussi organisés (au Grand Séminaire Jean-Paul II de Gitega, à Burasira….)

La table ronde de Gitega avait débuté le 28 janvier 1998 mais elle a été interrompue à la suite de l’accident mortel du ministre de la Défense le Colonel Firmin Sinzoyiheba pour reprendre quelque temps après. A l’issue des travaux, les participants ont émis des recommandations suivantes :

«Quelle que soit la gravité de la crise et l’ampleur des problèmes, nous réaffirmons la foi dans la nation et nous prenons l’option de reconstruire l’Etat-Nation unitaire et de renouer de manière volontariste avec les valeurs qui, à travers les âges, ont forgé la vieille nation burundaise.

Pour créer les conditions et un environnement favorables à la reconstruction de la nation, nous devons donner une priorité à la paix. Sans la paix, aucun projet, qu’il soit politique ou socio-économique, ne peut aboutir. Les institutions, les organisations et les hommes politiques, tous les Burundais ont la lourde responsabilité de se dépasser pour donner les chances à la paix dont le peuple a tant besoin. Ils doivent soumettre leurs

1 Déclaration des partis des Forces de changement démocratique sur le prochain débat national, Bujumbura, 8 janvier 1997 2 Parti Sahwanya Frodebu ‘’Du débat national. Les points de vue du parti Sahwanya Frodebu’’, 23 janvier 1997

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actions, ambitions et convictions à l’épreuve des compromis nécessaires pour que le Burundi retrouve une paix durable.

Nous lançons un appel pour l’émergence d’un vaste courant favorable à la paix qui soit le creuset de toutes les volontés et énergies destinées à créer les conditions d’une paix durable pour notre pays. La recherche de la paix et de la sécurité pour tous doit être la mission prioritaire de ce rassemblement […]

Au sujet du processus de paix, nous réaffirmons que le dialogue politique est la meilleure voie de solution du conflit burundais. Il importe cependant de souligner la place centrale du processus interne, car sans base solide à l’intérieur, il n’y aura pas de paix véritable. Les négociations ouvertes à toutes les parties au conflit doivent être un complément à un profond dialogue interne qui pose les fondements d’un projet de société. Pour créer les conditions propices au dialogue, nous recommandons que la guerre cesse»1

Le parti Sahwanya Frodebu qui a participé à ces débats de Gitega n’adhère pas aux conclusions qui en sont issues et crie à la manipulation :

1. «Le contenu de la déclaration des participants à la table ronde tenue à Gitega du 18 au 2 février 1998 ne reflète pas l’essentiel du débat et par ce fait n’engage pas le parti Sahwanya Frodebu ni ses militants qui ont participé à ladite table ronde.

2. Le parti Sahwanya Frodebu s’insurge contre la manipulation qui, manifestement a guidé les organisateurs de cette table ronde à savoir plébisciter les points de vue du Gouvernement de facte au lieu des débats des participants.

3. Il se désengage dans la poursuite de sa participation aux débats futurs tant cette déclaration ne sera pas corrigée et n’y seront incluses les considérations issues des commissions sur les grandes questions comme la justice, le génocide et les négociations.

4. Il considère encore une fois le débat national comme une étape du processus de paix qui permet aux Burundais d’un côté de savoir ce qui fait mal à l’autre pour intégrer cela dans le plan de réconciliation. Traduire la volonté du Gouvernement de facto pour se donner bonne conscience ou pour plaire n’avance actuellement à rien le peuple burundais»2.

Au cours de la table ronde qui a été organisée à Burasira du 19 au 21 août 1997, les participants « se sont convenus de considérer le Burundi comme une patrie commune et par conséquent de (1) rechercher la sécurité pour tous, (2) donner la primauté à l’intérêt national (3)vivre ensemble et indistinctement sur le même territoire (4) faire une lecture commune de l’histoire»3 . Pour lutter contre le génocide, ils ont proposé de suivre les voies suivantes : «1 Mettre en place des mécanismes appropriés pour éradiquer le génocide 2.Libérerles ethnies de la responsabilité collective du génocide ». 3. Lutter contre l’impunité et l’exclusion 4. Mettre sur pied une commission internationale d’enquête sur tous les actes de génocide 5. Faire une lecture commune de l’histoire du Burundi et instaurer un Etat de droit»

Par ailleurs l’assemblée nationale a, à son tour, organisé des journées parlementaires sur la « Contribution de l’Assemblée nationale au processus de paix, de réconciliation nationale et au respect des droits de l’homme au Burundi» du 14 au 17 octobre 1997

Toutes ces initiatives étaient bienvenues mais le grand problème qui se posait était qu’ils réunissaient des intellectuels et autres intermédiaires culturels qui, le plus souvent, rivalisaient d’ardeur dans la défense de leurs positions. Ce qui contrastait avec le festival des adultes organisé par la Maison de l’UNESCO pour une culture de paix au petit séminaire de Kanyosha où des paysans

1 Déclaration des participants à la table ronde tenue à Gitega du 18 au 21 février 1998 2 Communiqué de presse N°3 du Parti Sahwanya Frodebu sur les conclusions publiées par le gouvernement du Burundi à propos de la table ronde tenue à Gitega du 18 au 21 février 1998 3 Déclaration des participants à la Table ronde de Burasira du 19 au 21 août 1997

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n’ont pas mâché leurs mots pour condamner le rôle des intellectuels dans l’entretien du conflit burundais.

2. Pourparlers de Mwanza : Séances d’accusation

Après la crise, les deux grandes formations politiques, l’Uprona et le Frodebu ont initié des pourparlers à Mwanza en Tanzanie sous le parrainage de Julius Nyerere. Les premiers ont eu lieu du 22 au 26 avril 1996 tandis que les secondes se sont déroulées du 2 au 9 juin 1996. Mais ils se sont toujours terminés par des échecs car il n’y a pas eu signature de déclaration conjointe sanctionnant les travaux qui venaient d’être faits. Le 9 juin 1996, le président du parti Uprona, Charles Mukasi, met la responsabilité de ce blocage des pourparlers sur le dos du Frodebu :

1. «La Convention de gouvernement à laquelle le parti Frodebu ne veut plus se référer ;

2. La condamnation de CNDD à laquelle le Frodebu ne veut pas souscrire alors que parmi les organisations criminelles qui endeuillent le peuple burundais le CNDD vient en tête ;

3. Le refus du Frodebu à s’inscrire à l’engagement d’élaborer et de mettre en œuvre un plan d’actions combinées en vue de mettre fin aux réseaux des milices et des groupes terroristes ainsi que d’éradiquer les enseignements de haine ethnique et de génocide dont toutes ces violences s’inspirent»1 .

Dans sa déclaration du 11 juin 1994, cette même formation politique «déplore l’attitude négativiste et intransigeante de la délégation du FRODEBU […qui] vise à paralyser les pourparlers de paix alors que tout le monde devrait s’investir pour neutraliser les fauteurs de guerre»2.

La Convention fut dénoncée par les partis politiques le 24 juillet 1996. Les Forces armées mirent fin au pouvoir de Sylvestre Ntibantunganya et le Major Pierre Buyoya revint dans ces circonstances au pouvoir et initia d’abord des négociations internes visant à faire accepter son pouvoir notamment par l’Assemblée nationale.

3. Acte constitutionnel de transition et Partenariat politique intérieur: mariage de raison entre gouvernement et Assemblée nationale.

Lors de la prise du pouvoir, le Major Pierre Buyoya a supprimé les partis politiques, la Constitution, l’Assemblée nationale. L’embargo économique fut aussitôt imposé au Burundi par les pays de la sous-région. Le président de la république a par la suite, promulgué le 13 septembre 1996 le Système institutionnel de transition et a restauré sous la pression de ces mêmes pays les partis politiques et l’Assemblée nationale. Ces deux mesures n’ont pas été bien reçus par les partis des Forces de changement démocratique qui, le 26 septembre 1996, considèrent que :

« Le système de fonctionnement des partis politiques prévu dans ce décret-loi réduit ces derniers à certains individus en vue de couper les masses populaires de leurs dirigeants pour des fins politiciennes inavouées. Ce nouveau système n’a rien à voir avec celui qui régissait les partis politiques sur des bases constitutionnelles.

Quant à l’assemblée nationale, l’analyse des articles y relatifs amène à conclure que cette institution aura une autre identité, une autre mission que celle de représenter le peuple, une composition dont les contours ne sont pas définis, des prérogatives et pouvoirs réduits, un mandat non constitutionnel, bref une assemblée nationale nouvelle version et d’obédience putschiste»3.

Ces formations pensaient que la décision prise par le gouvernement du Burundi n’était «qu’une mascarade pour tromper la communauté internationale en vue de l’amener à lever les

1 Parti Uprona, Communiqué de presse N°22/96 du 9 juin 1996 2 Déclaration de l’UPRONA N° 23/96 sur les pourparlers de Mwanza entre l’UPRONA et le FRODEBU, Bujumbura , 11 juin 1996 3 Partis des Forces de changement démocratique, ‘’Déclaration des partis des forces de changement démocratique sur le décret-loi N°100/023 du 13 septembre 1996 portant restauration de l’Assemblée nationale , des partis politiques et des associations à vocation politique’’, Bujumbura , 26 septembre 1996

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sanctions qui pèsent sur le Burundi en général et son Etat putschiste en particulier»1. Le parti ANADDE ne soutient pas cet arrangement :

« Concernant le partenariat politique entre le gouvernement et l’assemblée nationale, il s’agit d’un accord négocié entre ces deux principales institutions du pays auquel la parti ANADDE n’est pas partie dans la mesure où il n’a été associé, ni à sa conception, ni à sa réflexion, ni à sa discussion, ni à son élaboration. Il en a été officiellement informé et en a pris acte. En réalité, les dés étaient déjà jetés, les orientations tracées, les choix faits et les engagements réciproques pris entre l’exécutif et le législatif […]. Le partenariat en cause ne l’engage pas»2.

Le partenariat venait renforcer le pouvoir du président de la République et résolut le conflit opposant le décret du 13 septembre 1996 régissant le régime de transition et la constitution du 9 mars 1992. L’article 2 du décret-loi N°1/001/96 du 13 septembre 1996 portant organisation du système institutionnel de transition définit les missions des institutions de transition:

«Les institutions de transition ont pour missions prioritaires de restaurer la paix et la sécurité, de réconcilier le peuple burundais, d’éradiquer l’idéologie de génocide, d’assurer la bonne marche de l’Etat, de combattre l’impunité des crimes, de réhabiliter les différentes catégories de sinistrés, de redresser l’économie nationale et d’organiser un débat national de fond en vue de l’adoption d’une nouvelle constitution adaptée aux réalités nationales3

Ce partenariat a été rendu possible grâce à la promulgation de deux documents portant l’un sur l’Accord sur la plate-forme politique du régime de transition et l’autre sur l’Acte constitutionnel de transition signés le 6 juin 1998. La plate-forme met l’accent sur les orientations politiques générales sur les questions fondamentales (processus de paix, démocratie, génocide, justice et lutte contre l’impunité des crimes, sinistrés, sécurité et forces de sécurité, questions économiques et sociales) restructuration des institutions afin de « les ouvrir à la représentation de toutes les forces politiques et sociales en vue de créer plus de confiance et bâtir un large partenariat politique pour la paix». On note une volonté de sortir de la crise. De par l’accord sur la plate-forme politique,

«Le gouvernement et l’Assemblée nationale sont convaincus que la meilleure voie de solution du conflit que connaît le Burundi n’est pas celle du recours à la violence, mais celle du dialogue et de la négociation entre toutes les parties au conflit.

Ils réaffirment leur foi dans un processus de paix qui rapproche tous les Burundais pour forger un solide consensus national pour la paix et bâtir un projet de société qui soit la base d’une paix durable.

Dans ce processus, le volet interne est une étape importante qui sera suivi par les négociations extérieures entre toutes les parties.

Pour toutes ces raisons, ils invitent l’ensemble des forces politiques et sociales de l’intérieur à promouvoir un rassemblement pour la paix et à adhérer à cette plate-forme commune pour qu’elles servent de base aux négociations ouvertes à toutes les parties.

Une dynamique de paix interne solide est en effet indispensable pour assurer un bon aboutissement du processus de paix global. Il est primordial que celle-ci soit consolidée par un vaste mouvement de débat, d’échanges et d’éducation à la paix»4

L’article 3 de l’Acte de transition promulgué le 6 juin 1998 porte sur les missions prioritaires des institutions de transition et complète le décret-loi portant organisation du système

1 Ibidem 2 Déclaration du parti ANADDE en rapport avec le partenariat politique entre le gouvernement et l’Assemblée nationale , Bujumbura, juin 1999 3 Burundi, Cabinet du président, Décret-loi N°1/001/96 du 13 septembre 1996 portant organisation du système institutionnel de transition. 4 Burundi, Accord sur la plate-forme politique du régime de transition, Bulletin officiel du Burundi, 7, 1998, p. 491

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institutionnel de transition . On remarque sur certaines questions, les missions sont textuellement identiques. D’après cet article, les actions à réaliser portent sur les secteurs suivants:

- «Restaurer et consolider la paix et la sécurité.

- Stabiliser le pays et réconcilier le peuple burundais.

- Consolider la conscience nationale à la place de la conscience politique.

- Eduquer les acteurs politiques et la population aux valeurs de paix et démocratie.

- Combattre l’idéologie de génocide et toutes formes d’exclusion.

- Lutter contre l’impunité des crimes et promouvoir une justice équitable et réconciliatrice.

- Rapatrier les réfugiés, réinstaller, réinsérer et réhabiliter tous les sinistrés.

- Relancer l’économie nationale.

- Promouvoir et renforcer la bonne gouvernance et la gestion saine de l’Etat.

- Impulser une dynamique pour négocier une solution durable au conflit burundais.

- Préparer et mettre en place un système démocratique adapté aux réalités du pays».

En outre, après la promulgation de ces textes, un gouvernement de 22 ministres a été mis en place, l’Assemblée nationale a été élargie à la société civile et aux partis politiques qui n’y étaient représentés1. Son effectif a passé de 81 à 121 membres dont 12 pour les partis politiques et 28 choisis dans la société civile; la Constitution a été mise en place. Cet arrangement a aussi rendu possible la prestation du serment par le Président de la République le 12 juin 1998 et ce conformément à l’Acte constitutionnel. Cet accord fut ovationné par Ndayicariye P-C dans ces termes :

«Ainsi naquit l’accord sur la plate-forme politique du régime de transition le 6 juin 1998. A Kigobe. Pardon : à Bujumbura, la capitale burundaise. Un nouveau mot d’ordre : pour la paix et contre la guerre. Un nouveau comportement pour la paix et contre la guerre. Un nouveau slogan : tous ensemble contre le génocide : c’est la démarche réaliste et rationnelle»2

Ce fut ce même partenariat qui créa le poste de deux vice-présidents de la république et supprima celui de premier ministre.

L’embargo continuait à provoquer la misère et la désolation dans le pays. L’acceptation de la participation du président burundais au Sommet régional tenu à Arusha le 12 octobre 1996 n’avait rien apporté dans le sens de l’allégement des sanctions, celles-ci ne seront allégées que lors du Sommet d’avril 1997. Malgré ces mesures, la situation sécuritaire ne s’était pas améliorée pour autant, il fallait trouver d’autres médicaments pour guérir le mal burundais. Une année après débutèrent les négociations.

4. Recours aux négociations inter-burundaises

a. Appel constant aux négociations

Depuis le début de la crise burundaise, des voix se sont levées pour inviter les Burundais à trouver une solution à leurs problèmes par la négociation. L’intervention qui a été exprimée plus tôt et qui a été la plus fréquente provenait des confessions religieuses. Celle de l’église catholique a été largement diffusée. Avant la crise d’octobre 1993, les évêques catholiques du Rwanda et du Burundi invitaient les populations de ces deux pays à reconnaître les torts commis :

1 Cf. à ce sujet le décret-loi N°1/02 du 15 juin 1998 portant élargissement de l’Assemblée nationale, Bulletin officiel du Burundi, 7, 1998, pp. 505-508 2 Ndayicariye Pierre Claver, ‘’Les institutions en place’’, Le Renouveau du Burundi, Le quotidien burundais d’informations 14-15 juin 1998, p. 2

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«Concernant la réconciliation de la population au Rwanda et au Burundi, les évêques réitèrent leur appel à tout Rwandais et à tout Burundais pour qu’ils reconnaissent les torts commis et les responsabilités engagées par les membres de chaque groupe social, qu’il se rapprochent pour se pardonner en vérité et s’obligent aux réparations nécessaires pour la construction de leurs pays respectifs» 1

Le 7 août 1994, Monseigneur Joachim Ruhuna, archévêque de Gitega invitait les chefs des partis politiques à négocier :

«Pour terminer, je lance une fois un appel à tous les Barundi avec lesquels j’ai partie liée pour le meilleur et pour le pire. Comme le prophète Jonas criait aux habitants de Ninive de se convertir pour ne pas périr, moi aussi je vous dis : Encore peu de jours et le Burundi sera détruit si vous ne cessez pas de vous entredéchirer et si vous n’acceptez pas de vous réconcilier […]

Vous, les chefs de parti et les représentants du peuple, sachez que seule la vérité pourra sauver ce pays. Ne tenez pas deux langages, cessez de vous opposer entre vous, donnez en tout la priorité au bien commun, ne vous entêtez pas dans vos positions, sachez dialoguer les uns avec les autres, ne bloquez pas non sans raison les négociations afin de donner le plus tôt possible aux Barundi des conclusions et les institutions qui régiront le pays, cimenteront l’unité des citoyens et feront respecter les droits et les biens de chacun»2 .

Cette idée fut diffusée à plusieurs reprises par la hiérarchie de l’église catholique qui, le 29 août 1997, a encore invité les hommes politiques à recourir au dialogue :

«3. Il est hautement urgent que les hommes politiques quittent leurs ghettos et dépassent leurs intérêts partisans et égoïstes pour se retrouver et mettre en avant ces grandes valeurs : le respect de toute vie, même celle de l’opposant, de l’ennemi et du criminel, la survie et le service de la nation ; la promotion, le respect et le partage équitable du bien commun ; l’amour et le culte de la vérité.

4. Pour ce faire, il faut que tout le monde et les hommes politiques en particulier, cessent de se diaboliser mutuellement et que chacun reconnaisse honnêtement ses responsabilités passées et actuelles. Cela ne peut advenir qu’à l’intérieur d’un dialogue franc et sincère. C’est de cette manière que la nation ira vers la paix et la réconciliation profondes et rompra définitivement avec le cycle de violence et de vengeance qui déciment la population»3.

Ce message des évêques catholiques a suscité des réactions vives dans certains milieux politiques opposés aux négociations. Le président de l’UPRONA, Charles Mukasi a fait remarquer que

« en matière de dialogue, vous-mêmes, vous n’avez initié aucune concertation préalable avec les milieux anti-génocide concernés par votre appel pour voir si réellement la négociation avec les partisans du génocide est une voie de paix ou si elle était effectivement incontournable […]. Les évêques catholiques seraient-ils les conseillers complices des organisations génocidaires et du pouvoir en place pour bloquer le déclenchement du processus d’interdiction du tribalisme et du génocide, l’autre alternative qui est réellement la seule voie incontournable vers la paix […]. Doctrinellement donc, la négociation avec les génocidaires est une hérésie [….]. L’épiscopat catholique du Burundi aurait-il opté de ne plus se soumettre aux principes

1 ‘’Message des évêques catholiques du Rwanda et du Burundi, Kigali, 28 mai 1993’’, Vivons en Eglise, 7-8, 1993, p. 226 2 Mgr J. Ruhuna’’ Homélie prononcée prononcée à l’occasion de l’ordination sacerdotale, Songa le 7 aôut 1994’’ Vivons en Eglise, 9-10, 1994, p. 31-32 3 Conférence des évêques catholiques du Burundi, Message des évêques catholiques aux hommes politiques sur le dialogue politique ou la négociation, 29 août 1997

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et à l’autorité de l’Eglise universelle dont les options anti-génocide sont sans équivoque ?»1.

Les associations de la société civile ont aussi rappelé la nécessité recourir aux négociations. Ainsi la Compagnie des apôtres de la paix (CAP) a émis des propositions suivantes

«- la nécessité des négociations globales et multiformes n’excluant aucune partie au conflit burundais et devant aboutir à une cohabitation pacifique entre les citoyens de ce pays.

- Les parties au conflit doivent tout faire pour arrêter les hostilités sans pour autant considérer le cessez-le-feu comme une fin en soi mais plutôt comme une étape vers la réconciliation et la paix.

- La nécessité de mener une action judiciaire aussi bien sur le plan national qu’international contre le génocide et ceux qui s’en sont rendus coupables.

- La nécessité de corriger et de réparer les frustrations du passé sans nuire aux intérêts légitimes des gens. Et pour cela, faire du culte de la compétence et de l’excellence une règle d’or dans l’administration de la chose publique.

- la nécessite de prendre en compte les revendications de tous ceux qui s’estiment exclus de larges secteurs de la vie nationale tel que l’armée, l’administration ou le secteur économique»2.

b. Négociations de San Egidio très critiquées

Ces négociations ont pris un caractère discret. L’on notera que le 9 octobre 1996 le président Buyoya avait accepté de négocier avec la rébellion mais à la condition que les sanctions imposées au Burundi soient levées. Il a présenté à la même occasion les autres étapes du processus de paix : les conférences de paix et le débat national.

«Pour avancer sur la voie d’une solution pacifique, Nous confirmons notre engagement à entreprendre les négociations avec le CNDD sans exclure d’autres factions armées qui le souhaitent.

Nous souhaitons présenter de vive voix au sommet des Chefs d’Etat de la sous-région. Notre projet global sur le processus de paix au Burundi. Celui-ci comprend trois étapes :

1. Négociations discrètes

Nous sommes convaincus que pour la solution d’un conflit comme le nôtre, la voie discrète est la plus productive. Cette phase permettra d’aboutir à un cessez-le-feu avant d’aborder les négociations sur les questions de fond qui intéressent notre peuple. L’expérience des autres pays qui ont emprunté cette voie la consacre comme étant la plus efficace3.[…]

Le 10 mars 1997, le gouvernement a accepté d’entamer des négociations avec le CNDD de Nyangoma Léonard. Aussi des contacts diplomatiques étaient intensément menés afin de soutenir ces pourparlers. Ces négociations avaient faites dans la clandestinité du 27 février au 10 mars 1997 avec le concours de la Communauté San Egidio.

Le procès-verbal de cet accord signé le 10 mars 1997 nous donne des précisions suivantes : […]. Les deux parties s’engagent à tout mettre en œuvre pour atteindre au plus tôt l’Accord général et en particulier les protocoles d’accord sur les trois premiers points de l’Agenda. La Communauté de San Egidio a accepté de programmer les rencontres et de faire respecter le calendrier convenu.[…]

1 Burundi parti UPRONA, Lettre aux évêques catholiques du Burundi, Bujumbura le 17 septembre 1997 2 Déclaration de la Compagnie des apôtres de la paix (CAP) sur le processus de paix , Bujumbura 31 mai 1997 3 Lettre du Président de la République du Burundi à S.E.Mwalimu Julius Nyerere Président et médiateur dans la crise burundaise, Bujumbura , 9 octobre 1996

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La Communauté de S Egidio adresse un appel pressant aux deux parties pour qu’elles aient sur le terrain aussi bien entre elles qu’envers les populations civiles une ligne de conduite qui favorise le plus possible l’esprit de dialogue et de négociation et promouvoir le processus de paix et la démocratie. Les deux parties ont pris bonne note de cet appel.

L’annexe à ce procès verbal était l’Accord entre le Gouvernement en place au Burundi et le Conseil national pour défense de la démocratie (CNDD) nous donne quelques précisions:

«1.2 Les deux parties sont déterminées à rechercher ensemble les conditions d’un retour à une paix durable dans la dignité et le respect des droits de tous les Burundais […]

1.3 Elles sont résolues à identifier les problèmes et les causes du conflit burundais et à s’accorder sur les solutions appropriées notamment les mécanismes qui garantissent le rétablissement de l’ordre constitutionnel et institutionnel, la cohabitation pacifique et la protection de toutes les composantes de la population du Burundi, la cessation des hostilités et l’arrêt des violences».

L’agenda des négociations portait sur le rétablissement de l’ordre constitutionnel et institutionnel, les questions des forces de défense et de sécurité publique, la suspension des hostilités, le fonctionnement de la justice, la mise sur pied d’un Tribunal Pénal International chargé de juger les actes de génocide et autres crimes politiques commis au Burundi depuis l’indépendance, l’identification de l’idéologie du génocide, sa prescription et les mécanismes de répression, l’identification et modalités de l’engagement des autres parties, le cessez-le-feu et les garanties d’exécution et de respect de l’Accord général.

Au début du mois de mai, des informations relatives à ces négociations circulaient à grand flot à Bujumbura. Les média se sont saisis de la question et ont interrogé les personnalités burundaises qui y avaient pris part. Mais elles contestèrent et l’existence de ces pourparlers et leur implication. Il faudra attendre le 13 mai 1997 le point de presse du président de la république pour que l’opinion connaisse d’une voix autorisée l’existence de ces négociations. Cette sortie était aussi une occasion de revenir sur le processus de paix qu’il a engagé :

[…].

Depuis le 25 juillet 1996, nous avons affirmé devant le peuple burundais notre engagement à chercher la paix par toutes les voies y compris par le dialogue avec les factions armées. Rapidement cette option a été réaffirmée à travers le programme de transition.

A la veille du Sommet des chefs d’Etat de la sous-région du 12 octobre 1996, nous avons présenté notre projet de paix qui comprenait notamment une phase de discussions secrètes en vue d’obtenir la cessation des hostilités qui ouvrirait la voie au dialogue ouvert à toutes les parties concernées par le conflit burundais. Depuis lors et à plusieurs reprises, devant la population, les partis politiques, les associations de la société civile, les fonctionnaires, moi-même, le premier ministre et, des membres du gouvernement, avons constamment réaffirmé l’option de faire la paix y compris par le dialogue avec les factions armées.

Conformément à ce choix, il y a eu donc des rencontres avec le CNDD à Rome en vue d’aboutir à une cessation des violences et des hostilités. Pour nous, il s’agit des rencontres pour créer les conditions à l’ouverture d’un dialogue entre tous les Burundais pour la paix et la réconciliation.

Logiquement nul ne devrait être surpris. Cela était annoncé et constamment réaffirmé depuis le 25 juillet 1996.

Nous aimerions être bien compris. Pour le Gouvernement, la paix est une affaire de tous les Burundais. Elle n’est pas l’affaire du gouvernement et de ceux qui attaquent le pays. La paix sera le résultat du dialogue entre tous ceux qui sont concernés par le conflit burundais. Aucune partie ne doit en être exclue.

C’est cette vision qui constitue l’économie globale de notre projet de paix : le débat national déjà engagé pour rapprocher et réconcilier les Burundais de l’intérieur, les

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conférences de paix avec le même objet pour les Burundais de l’intérieur et de l’extérieur, les discussions discrètes en vue d’arrêter les violences et hostilités et créer les conditions d’un dialogue de tous pour la paix Au regard de certaines inquiétudes exprimées au cours de la première phase du débat national, nous aimerions rassurer certains. De notre point de vue, le dialogue entre Burundais ne devrait pas être perçu comme une occasion de consacrer l’impunité des crimes ni celle d’amnistier le génocide.

Il devra plutôt être le rendez-vous pour condamner l’idéologie de génocide et mettre en place les mécanismes d’observations, de prévention et d’éradication de ce crime contre l’humanité.

Le dialogue entre Burundais devra être l’occasion pour exiger la création du tribunal pénal international dont le gouvernement a déjà soumis la demande au Conseil de sécurité des Nations Unies.

Le dialogue entre Burundais devra être également l’occasion de définir les institutions chargées de procurer à chaque Burundais la sécurité et la paix, de trouver des solutions aux problèmes jugés fondamentaux par les Burundais.

Ce dialogue politique se fera de la manière suivante : la poursuite du débat national à l’intérieur, divers contacts et conférences préparatoires, le débat politique ouvert à toutes les parties.[…]

Nous mettons en garde contre les agissements de certains détracteurs aux intentions inavouées qui tentent déjà de jouer sur les peurs et émotions pour désorienter et tromper l’opinion.1.

Les réactions opposées à cet accord ne tardèrent pas à se manifester, les unes allant dans le sens de l’opposition totale à cet acte et les autres, dans le sens de l’appui. Charles Mukasi, président du parti Uprona sortit le lendemain un communiqué de presse dans lequel il fait les positions de sa formation politique :

Le parti Uprona exprime son indignation face à pareille initiative et condamne cet acte de haute trahison posé par le gouvernement du Burundi.

Le parti Uprona lance un vibrant appel à la communauté nationale et internationale pour qu’elle condamne pareils agissements et invite le peuple burundais à rester uni, à résister pacifiquement mais fermement à toute tentative d’amnistie du génocide et des organisations génocidaires comme le CNDD.

Concernant le processus de paix, le parti Uprona rappelle encore une fois que la seule voie qui débouche, non pas dans la tombe mais à la paix qui fait vivre, passe par la condamnation et l’éradication de l’idéologie de génocide qui est une réalité vivante au Burundi et dans toute la sous-région»2

La Jeunesse Révolutionnaire Rwagasore (JRR) a pris une position qui rejoignait celle de l’Unité pour le progrès national. L’organisation PA - Puissance d’Autodéfense – Amasekanya a condamné ces négociations et invité «toute la population burundaise, toutes les forces qui comptent dans ce pays, à se mobiliser pour faire échec à ce projet qui nous conduit inexorablement vers notre perte»3.

Des personnes et associations allèrent même jusqu’à demander la démission du président de la république du Burundi, le Major Pierre Buyoya et lancèrent un appel pour combattre ce qu’elles ont appelé «la coalition Buyoya-CNDD». L’Association pour la sauvegarde de la paix au Burundi, ASP

1 Déclaration du président de la République faite sur les antennes de la RTNB le 13 mai 1997. Elle fut publiée par le quotidien Le Renouveau du Burundi du 16 mai 1997 2 Parti Uprona, Communiqué N°008/97 du 14 mai 1997 3 PA-Puissance d’Autodéfense –Amasekanya, Déclaration du 15 mai 1997

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note que par cet acte, le président de la République a posé «un acte de haute trahison »: Nous appelons toutes les forces vives du pays à exiger sa démission»1

Le président fondateur du Parti pour la réconciliation du peuple (PRP) Mathias Hitimana demanda aux Burundais et surtout aux militaires de se « réorganiser et de dire non à Buyoya et sa clique de ministres et officiers qui acceptent de négocier en cachette sans en informer l’opinion nationale. […]2.

Les représentants des syndicats enregistrés au Burundi n’ont pas eux aussi soutenu cette initiative du gouvernement et dénoncent la façon dont étaient expliquées et médiatisées ces négociations:

[Les syndicats] dénoncent énergiquement les séances d’explication confusément organisées après coup et à travers lesquelles les hautes autorités du pays se livrent à un simulacre de dialogue à sens unique, les média de l’Etat ne rapportant que les propos de l’autorité sans laisser filtrer les réactions des participants qui sont, dans leur totalité, radicalement opposés au projet de gouvernement. […].

d. trouvent inadmissible le verrouillage des média publics par le gouvernement et réclament le droit d’accès équitable à ces moyens d’information qui doivent permettre l’émergence d’une information objective à partir du principe d’un débat contradictoire»3

L’Association des Professeurs de l’Université du Burundi, APUB, trouve cette déclaration du président de la république inopportune et non nécessaire dans la mesure où les procès-verbaux de cet accord circulaient déjà Bujumbura :

[…] L’association déplore une certaine manière de gérer l’information aujourd’hui. Il est en effet symptomatique que nombre d’autorités burundaises aient nié catégoriquement sur les ondes nationales le déroulement des négociations alors qu’elles participaient personnellement à ces négociations»4

Pour le comité directeur du Parti pour Redressement National, PARENA, le gouvernement de transition affaiblit l’institution judiciaire nationale et rentre dans le jeu pervers du CNDD […]5.

Le président du Frodebu Augustin Nzojibwami soutient que la voie des négociations est incontournable et soutient ces initiatives :

«3. Le parti Sahwanya Frodebu qui, depuis le 21 août 1995 a toujours préconisé la recherche d’une solution négociée prend acte de cette déclaration et se félicite de cette évolution somme toute incontournable. Il regrette que cet appel ne soit pas entendu et compris que deux ans plus tard après la mort de centaines de milliers de nos compatriotes, la destruction presque totale du pays, le délabrement de l’économie nationale et le déchirement du tissu social burundais.

1 Association pour la Sauvegarde de la Paix au Burundi, ASP-Burundi, ‘’Burundi : Appel à la lutte contre la coalition Buyoya-CNDD’’, Louvain-la-Neuve 15 mai 1997 2 Parti pour la Réconciliation du Peuple ‘’Communiqué de presse du Président fondateur du Parti pour la Réconciliation du Peuple’’, Bujumbura le 12 mai 1997. L’en-tête du papier sur lequel est écrit ce communiqué contient la devise du royaume du Burundi en trois langues ( Imana, Umwami, Uburundi/Dieu Roi Patrie ), God, King Home ), l’inscription Ganza Sabwa (Règne et commande) et le nom du parti : Parti royaliste parlementaire du Burundi. On voit par ce biais combien les passions multiformes habitent les hommes politiques burundais. 3 Déclaration des représentants de syndicats enregistrés au Burundi en rapport avec la négociation entre le gouvernement et le CNDD, Bujumbura 17 mai 1997 4 Association des Professeurs de l’Université du Burundi (APUB) ‘’Position de l’Association des Professeurs de l’Université du Burundi à propos de la déclaration du gouvernement du Burundi sur l’état des négociations avec les terroristes du CNDD’’, Bujumbura ,19 mai 1997 5 Parti pour le redressement national , PARENA,’’ Mise au point du Comité directeur du PARENA à propos des négociations gouvernement-CNDD’’, Bujumbura le 28 mai 1997

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4. Pour que ces négociations puissent nous conduire vers une paix durable basée sur des institutions démocratiques dans un Etat de droit

Le Frodebu rappelle que

5. Seules les négociations globales, sans conditions et sans exclusive pourront permettre au peuple burundais de se doter de mécanismes efficaces pour la sécurité, la paix, la démocratie et le développement

6. Les négociations doivent mettre en avant l’intérêt du peuple en décrétant d’abord un cessez-le-feu inconditionnel et l’arrêt des massacres afin d’alléger les souffrances des citoyens meurtris par une guerre fratricide sans issue ; et cela depuis bientôt quatre ans.

7. S’il est vrai que l’arrêt des massacres et le décret du cessez-le-feu incombent directement aux belligérants, les questions politiques à l’ordre du jour concernent toutes les parties au conflit. Elles doivent être négociées ensemble dès le début afin d’augmenter les chances de construire sur une fondation solide. Le parti Sahwanya Frodebu, vainqueur des élections libres et démocratiques de juin 1993 et l’assemblée nationale élue directement par le peuple doivent y avoir une place de choix. […]

9. Les négociations devront se faire sous la médiation du président Mwalimu Julius Nyerere et devront avoir lieu dans la région qui connaît mieux les problèmes du Burundi, notamment par le fait qu’elle subit les retombées de la guerre au Burundi

Dans l’immédiat, le Frodebu recommande :

10. L’arrêt immédiat des massacres et le décret immédiat et inconditionnel d’un cessez-le-feu.

11. Le début des véritables négociations globales avec toutes les parties au conflit sous la médiation du président Mwalimu Julius Nyerere, médiateur internationalement reconnu et mandaté, dans un pays de la région.

12. La mise en application des conclusions du 4ème Sommet régional, notamment en ce qui concerne le retour chez eux des personnes forcées à vivre dans des camps de regroupement, la liberté du président de l’Assemblée nationale, la liberté du président Ntibantunganya afin qu’il puisse aussi contribuer au processus ,la liberté des leaders des partis des Forces de changement démocratique en général et du Frodebu en particulier, l’arrêt des tracasseries administratives et judiciaires contre les membres des partis des Forces de changement démocratique afin de créer un climat favorable aux négociations et à la réconciliation, l’arrêt immédiat des parodies judiciaires en cours dans les chambres criminelles, étant donné que le jugement du crime de génocide est du ressort du Tribunal pénal international.

13. Le Parti Sahwanya Frodebu réaffirme son engagement à s’investir, dans le processus des négociations globales pour le retour rapide à la paix et à la démocratie véritables au Burundi»1

Durant cette période, les violences se poursuivaient sur une grande partie du territoire national. Le gouvernement dut recourir au regroupement de la population qui fut considéré par certaines organisations comme des camps de concentration. Des protestations contre cette stratégie fusèrent de partout (Human Rights Watch, Amnesty International…. ). Une année après, débutèrent les négociations d’Arusha.

c. Négociations inter-burundaises d’Arusha

Les négociations inter-burundaises ont eu lieu à Arusha. Le 3 décembre 1996, Julius Nyerere, médiateur dans le conflit burundais, avait invité le gouvernement et les partis politiques à une rencontre qu’il organiserait à Arusha du 12 au 14 décembre 1996. Les partis AV Intwari, Uprona, Raddes dénoncèrent cette rencontre. Pour le Raddes, J. Nyerere n’est plus un médiateur: « Vous n’étiez pas un médiateur mais un complice dans un complot hégémoniste, un faiseur de leçons au nom de l’idéologie en cours Démocratie pour la majorité ethnique, sécurité pour la minorité ethnico-

1 Parti Sahwanya Frodebu, Bureau du secrétaire général,’’ Communiqué de presse ‘’ Bujumbura, 14 mai 1997

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politique»1. Le parti Uprona refusa d’y participer à cause « de la situation générée par la mesure tant illégale qu’injuste d’imposer le blocus total contre le Burundi […] du comportement de Mwalimu Julius Nyerere et son attitude partisane vis-à-vis des organisations terroristes et génocidaires en tête […]»2. Le parti AV-Intwari conditionne sa participation à cette réunion à la levée de l’embargo sinon sa présence à cette rencontre serait « moralement et politiquement inopportune et indéfendable devant nos propres militants»3.

Aussi les relations entre le Burundi et le Burundi furent tendues dès le mois de juillet 1997. Nyerere avait par ailleurs demandé au président congolais de renforcer les sanctions contre le Burundi. Cette tension poussa le gouvernement du Burundi à boycotter les pourparlers d’Arusha du 25 août 1997. Le gouvernement tanzanien accusa le Burundi de violer ses frontières. La frontière sud entre les deux pays fut d’ailleurs fermée par la Tanzanie en août 1997, attitude qui est réfutée par le gouvernement burundais. Celui-ci dénonça les agressions répétées de la Tanzanie contre le Burundi les 26, 27 et 28 septembre et les 26 et 27 octobre 1997. Une note du Gouvernement burundais fut envoyée au Secrétaire général de l’ONU. Le ministre des Affaires étrangères et de la coopération du Burundi, Luc Rukingama, l’a portée à la connaissance du corps diplomatique accrédité au Burundi le 28 octobre 1997 :

Le Burundi vient encore une fois de subir une agression armée de la part de l’armée tanzanienne dans la nuit du 26 au 27 octobre 1997, soit , jour pour jour, un mois après les attaques perpétrées par la même armée les 26, 27 et 28 septembre 1997 contre le Burundi. L’armée tanzanienne vient d’orchestrer une série d’attaques contre le territoire dans les localités de Mukerezi, à 2 km de la frontière, Gihoro et Mugina en province Makamba […]. L’utilisation du territoire tanzanien, l’usage des vedettes de l’armée tanzanienne, les positions de tir d’artillerie installées dans le poste même de la police tanzanienne confirment, s’il en était besoin, la responsabilité de l’armée tanzanienne dans cette agression»4.

Une année plus tard, Nyerere envoya une délégation5 au Burundi pour s’informer sur la situation politique dans le pays et recueillir des idées de la part des parties concernées par le conflit burundais afin d’organiser le premier round des négociations en juillet 1997. Le procès-verbal de la réunion qu’elle a organisée avec les partis Abasa, Anadde, AV Intwari, Inkinzo, PIT, PSD, PARENA, RADDES contient des observations faites par ces formations politiques:

1. Sur le principe des négociations.

Les participants ont réaffirmé leur adhésion au principe de dialogue politique interburundais en vue de ramener la paix et promouvoir une coexistence pacifique durable.

1. Sur les négociations proprement dites.

Les participants ont tenu à exprimer certaines réserves et préoccupations pour leur bon déroulement, à savoir la médiation, le lieu de négociation, l’embargo, la participation du CNDD, la participation de tous les partis politiques agréés et de la société civile et la méthodologie de travail.

a. La médiation.

Bien qu’au départ certains des partis politiques présents à la réunion avaient récusé la médiation de Mwalimu Nyerere, actuellement leur position a évolué et tous peuvent l’accepter comme facilitateur. Néanmoins, ils demandent à Mwalimu Nyerere

1 Parti RADDES, Lettre adressée à S.E Mwalimu Julius K Nyerere, Bujumbura, 7 décembre 1996 2 Parti Uprona, Lettre adressée à l’Ambassadeur A.M. Hyera à Dar-es-Salaam, Bujumbura, 10 décembre 1998 3 Lettre du parti AV Intwari adressée à J. Nyerere, Bujumbura, 9 décembre 1998 4 Publié par Le Renouveau du Burundi, Le quotidien burundais d’information, 30 octobre 1997, p. 1 5 Elle était composées de Félix Mosha (chef de la délégation),Joseph Butiku, directeur exécutif de la Fondation Nyerere, Bertha Somi, secrétaire du médiateur.

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d’évoluer à son tour et d’accepter la présence de co-médiateurs à direction collégiale et dont le cahier de charges serait d’abord accepté par consensus avant de prendre fonction pour les raisons suivantes : assurer tous les protagonistes et garantir la neutralité, garantir une meilleure communication dans la langue de travail au Burundi.

b. Le lieu des négociations.

Les participants ont rejeté la proposition de Mwalimu Nyerere de tenir les négociations à Arusha ou dans toute autre localité tanzanienne à cause de l’insécurité due à la présence de nombreux miliciens du CNDD, Palipehutu, Frolina et autres terroristes, de l’hostilité du gouvernement tanzanien à l’égard du Burundi matérialisé notamment par la couverture de l’occupation illégale des locaux diplomatiques à Dar-es-Salaam par les organisations terroristes précitées, la tolérance des attaques armées à partir de son territoire, la responsabilité dans l’imposition du blocus économique et la mauvaise volonté patente dans la mise en application de la décision d’allègement des sanctions par le Sommet d’Arusha du 17 avril 1997, le sentiment annexionniste des parlementaires tanzaniens, les média tanzaniens hostiles au gouvernement du Burundi, les problèmes logistiques liés à la ville d’Arusha (moyens de communication, déplacements internationaux).

Par ailleurs, le lieu des négociations n’est pas imposé de facto par le ou les médiateurs, les parties au conflit s’entendent toujours sur cette question1.

Ces formations exigèrent la levée de l’embargo, l’exclusion du CNDD et «les autres organisations terroristes du dialogue», la participation de tous les partis politiques agréés, de s’entendre sur la méthodologie de travail, la poursuite du débat national.

Le premier round des négociations parvint à se tenir du 15 au 21 juin 1998 et regroupait les parties suivantes : Gouvernement, Assemblée nationale, Uprona, Frodebu, CNDD , Parena, PL, PIT, PSD, Abasa, Inkinzo, AV-Intwari PRP, RPB, Palipehutu et Frolina. Ces parties prenantes au conflit burundais ont élaboré un réglement d’ordre intérieur et créé cinq commissions : Nature du conflit burundais, Démocratie et bonne gouvernance, Paix et sécurité pour tous, Reconstruction et développement économique, Garanties d’application d’un accord de paix. On retiendra aussi que depuis le mois de novembre 1995, il y a eu 10 Sommets de chefs d’Etat sur le Burundi

Au cours de ces négociations, l’on a observé des divisions internes au sein des partis politiques. Ainsi il y a des Groupes G7 (Frodebu, RPB, PL, CNDD, PP, FROLINA, PALIPEHUTU) et G8 (PARENA, PRP, ABASA, ANADDE, AV INTWARI, INKINZO, PIT, PSD) et G3 (Assemblée nationale, UPRONA, Gouvernement). Des délégations étaient contestées surtout dans les partis politiques qui se sont divisés en ailes : cas de l’UPRONA, du PL et du FRODEBU intérieurs et extérieurs. Des alliances conjoncturelles et bien calculées ont été faites : ce fut le cas de la Convergence nationale pour la paix et la réconciliation (CNPR)2 créée le 2 octobre 1999 et l’Alliance nationale pour le changement (ANAC)3

La médiation était souvent contestée par les parties burundaises dont le gouvernement burundais lui-même. Il était accusé d’être partisan. Dans sa déclaration sur le processus de paix paru dans le journal gouvernemental Le Renouveau du Burundi du 21-22 septembre 1997 :

1 Burundi, Partis politiques, RADDES, ANADDE, ABASA, AV INTWARI, INKINZO, PIT, PSD, PARENA Communiqué de presse, Bujumbura le 6 juin 1997 2 La Convergence nationale pour la paix et la réconciliation était présidée par Augustin Nzojibwami (Frodebu intérieur) et regroupait essentiellement des partis politiques dits tutsi (UPRONA, PSD, RADDES, Inkinzo, PIT, ANADDE, ABASA, PL. Ces deux derniers partis étaient représentés par des ‘’dissidents’’ qui contestaient la direction des partis par des gens qui vivent à l’extérieur du pays. Elle était perçue comme une alternative des négociations d’Arusha qui piétinaient 3 Créé en décembre 1999, l’Alliance nationale pour le changement (ANAC) était constituée par le FRODEBU (aile extérieure dirigée par Jean Minani), le PARENA, le PP, le RPB, la Sojedem, les parlementaires A Kanyenkiko, André Biha et Térence Nahimana. C’était une ‘’ rivale’’ du CNPR et ne bénéficiait pas des faveurs du gouvernement.

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«5. Le gouvernement de la République du Burundi ré-exprime ses préoccupations concernant la médiation et le pays hôte de la médiation. Aucun processus ne peut aboutir à la paix au Burundi s’il n’est pas bâti ensemble avec les Barundi et conduit en parfait accord avec eux. Il est donc impératif qu’il y ait une plus grande concertation entre le médiateur et les Barundi et particulièrement avec le gouvernement de la république du Burundi qui assure la haute direction du pays et qui a la lourde responsabilité de sortir le pays de la crise.

6. Afin de renforcer la confiance de toutes les parties dans la médiation et de suivre ainsi les règles universellement reconnues en la matière, le gouvernement de la république du Burundi estime qu’il faut appuyer le médiateur par d’autres personnalités et des experts qui maîtrisent les techniques de résolution des conflits.1

Cette position du gouvernement fut appuyée par des partis politiques notamment celles de l’Opposition. Les anciens présidents Nelson Mandela (Afrique du Sud) Ketumile Masire (Botswana), Toumani Touré (Mali) figuraient parmi les personnalités les plus citées pour jouer ce rôle.

Pendant cette crise de confiance entre le médiateur et le gouvernement, les négociations piétinaient et tournaient en rond même si le règlement d’ordre intérieur avait été signé. Pour donner du tonus à ces pourparlers, la Facilitation avait pris des contacts avec certaines des parties burundaises qu’elles considéraient comme incontournables dans la résolution du conflit burundais : les Keys Players. Ceux-ci étaient composés du Frodebu, de l’Uprona, du CNDD, du Parena, du gouvernement et de l’Assemblée nationale. Ils se sont réunis à septembre 1999 et en janvier 2000 à Dar-es-Salaam. Cette stratégie minorisait d’autres parties prenantes au conflit

Nyerere resta médiateur dans le conflit burundais jusqu’à sa mort le 14 octobre 1999. Le 1er décembre 1999, le 8ème Sommet régional d’Arusha désigna Nelson Mandela comme nouveau facilitateur du processus de paix au Burundi Le travail fut confié au vice-président sud-africain Jacob Zuma. Des sessions de travail intenses furent organisées et tranchaient des lenteurs qui se manifestaient sous la facilitation précédente car pour Mandela, il n’y avait pas de temps à perdre. Au début du mois le gouvernement du Burundi critiquait le projet d’accord et proposait de le revoir mais à la condition que des préalables soient acceptés : reconnaissance du génocide d’octobre 1993, l’arrêt des hostilités, l’arrêt des attaques à partir de la Tanzanie.

L’Accord pour la paix et réconciliation du Burundi fut signé le 28 août 2000 par les parties burundaises2 dont certaines notamment le gouvernement et les partis du G10 avaient émis des réserves. Il a été obtenu aux forceps3. Aussi ne peut-on pas dire que cet accord a été signé sans la volonté politique si on tient compte des réserves exprimées et des divisions qui se manifestaient lors des négociations. On doit reconnaître qu’il y a eu aussi des pressions exercées sur les négociateurs que l’on a observé avec la présence des chefs d’Etat dont l’américain Clinton, la menace de Mandela de se retire des négociations si l’accord n’est pas signé…). En témoigne le climat dans lequel il a été signé : certaines informations ayant circulé à Bujumbura rapportaient que des négociateurs ont signé le texte de cet accord sans l’avoir bien lu.

Il faut reconnaître que cet accord a débouché sur «d’importants compromis» comme la reconnaissance ces actes de génocide, de crimes de guerre et d’autres crimes contre l’humanité contre les Hutu et les Tutsi et a proposé solutions intéressantes comme la création d’un observatoire pour la prévention et l’éradication de ces crimes, la demande de la création d’une commission d’enquête judiciaire internationale sur ces crimes, la création d’une commission nationale pour la vérité et la

1 ‘’Le gouvernement de la république du Burundi réaffirme son engagement à poursuivre le processus de paix à travers les négociations’’, Le Renouveau du Burundi, 21-22 septembre 1997, p. 3-4 2 Le 28 août 2000, l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi fut signé par 13 parties : Gouvernement, Assemblée nationale, les partis Uprona, ABASA, Inkinzo, Palippehutu, PARENA, PL, RPB, PP, PL, Frolina, Frodebu. Le lendemain, le 29 août AV Intwari et le PRP ont signé à leur tour cet accord. Deux semaines plus tard, le 11 septembre 2000, le PSD a aussi apposé sa signature sur cet instrument à Dar-es-Salaam. Le PIT le RADDES et l’ANADDE signeront cet accord le 20 septembre 2000 à Nairobi 3 J-P Chrétien, ‘’ Le Burundi après la signature de l’Accord d’Arusha’’, Politique africaine

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réconciliation nationale, la réforme de l’appareil judiciaire… Selon le politologue Julien Nimubona, cette option présente des avantages :

« D’une part la société burundaise pourrait un jour (enfin) connaître la vérité sur ce qui s’est réellement passé et ne plus se contenter des conflits de mémoires hutu et tutsi en concurrence politique sur ce sujet ; d’autre part ces enquêtes devraient permettre une purification de la scène politique burundaise en provoquant une disqualification des acteurs responsables des crimes , ce qui pourrait permettre un renouvellement des élites et des options ou des programmes de gouvernement du pays»1.

Mais il convient de reconnaître qu’il n’a pas moins consacré la particratie et «la légitimation du crime, la criminalisation de l’Etat «ainsi que «l’institutionnalisation de l’ethnicité politique»2 .

Cet accord a été adopté par l’Assemblée nationale le 30 novembre et promulgué le 1er décembre 2000. Cet accord était tout même incomplet : les questions relatives au cessez-le-feu et aux institutions de transition n’ont pas été résolues. Ces deux questions posaient des problèmes dans l’application de l’accord en question, tous les protagonistes n’étant au pays et voulant rentrer dans leur patrie sous protection d’une force internationale. Celle-ci ne pouvait pas avoir lieu sans cessez-le-feu.

La Constitution de transition a été promulguée par le président de la république le 28 octobre 2001. Le sénat a été mis en place le 4 janvier 2002

Cet instrument n’a pas été largement diffusé. Une enquête faite par l’OAG Evaluation de l’application de l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi. Réussir la sortie de la transition le montre clairement :

«72% des personnes interrogées estiment que l’Accord n’a pas été diffusé dans leur localité.

Les radios constituent les premiers outils de diffusion de l’accord dans le pays ; elles sont plébiscitées à hauteur de 69%, tandis que le ministère chargé de la mobilisation pour la paix et l’Administration territoriale totalisent 15% des personnes qui estiment avoir appris le contenu de l’accord par ce biais. 13% affirment avoir appris le contenu de l’accord par d’autres voisins, notamment par une lecture propre ou à l’église lors d’homélies […] 5,5% des personnes interrogées disent n’avoir jamais entendu d’explication de l’accord»3

Dans le sondage réalisé par Benoît Mboneko et analysé par Julien Nimubona, nous avons les mêmes résultats. La radio apparaît comme

«Le médium de socialisation politique par excellence» : Plus de 91% des personnes interrogées, tous milieux et toutes catégories sociales et professionnelles confondues, disent avoir suivi le processus de négociation et connaître le contenu de l’Accord par la radio. Les réunions publiques qui sont normalement les canaux des administrations et des acteurs de l’Etat et de partis politiques ne recueillent que 8,9% […]. Malgré les performances de la radio, plus de 51% (71,4% chez les Batwa) reconnaissent avoir une connaissance insuffisante de l’accord »4

Quoiqu’il en soit cet accord a permis aux Burundais de parler de leurs problèmes et de proposer des solutions à leur problème. Son application n’a pas été facile à cause des querelles qui

1 OAG, Analyse critique de l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi, Bujumbura, mars 2002 2 Ibidem 3 OAG, Evaluation de l’application de l’accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi. Réussir la sortie de la transition. Etude réalisée par Nestor Nkurunziza, Bujumbura, novembre 2004, p. 11 4 Observatoire de l’Action gouvernementale (0AG), Lectures citoyennes de l’accord d’Arusha et de sa mise en application : entre espoirs et défis, enjeux et désillusions’’ Sondage d ‘opinion. Sondage réalisé par Ir Benoît Mboneko. Analyse. Dr Julien Nimubona, Bujumbura, février 2003

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survenaient entre les protagonistes. Même le Comité de suivi de l’application de l’Accord d’Arusha (CSAA) n’avait pas l’autorité politique pour le faire appliquer ; ses membres ne cessaient de s’en plaindre. Mais la guerre continuait à faire tomber des victimes innocentes. Il fallait recourir aux négociations avec les factions armées qui étaient absentes à Arusha, à commencer par le CNDD-FDD.

c. Négociation avec le CNDD FDD : Vers la fin de la guerre

L’Accord d’Arusha a été signé sans que le cessez-le-feu eut lieu. Seules des ailes du CNDD représenté par Léonard Nyangoma, du Palipehutu ont signé cet accord, les autres branches ayant refusé de participer aux négociations. C’est ainsi qu’il y a des pourparlers entre le gouvernement et le CNDD FDD de Jean Bosco Ndayikengurukiye et du Palipehutu de Alain Mugabarabona qui ont débouché sur un accord de cessez-le-feu le 7 octobre 2002. Deux mouvements rebelles restaient en dehors de ces accords de paix : le CNDD de Peter Nkurunziza et le Palipehutu FNL de Agathon Rwasa. Des pourparlers avec le premier, CNDD, aboutirent à un accord de cessez-le-feu qui a été signé à le 2 décembre 2002.

Selon l’article 1er de cet accord de cet accord, « 1. Le présent cessez-le-feu est établi sur l’ensemble du territoire du Burundi entre les belligérants tel que défini. Le cessez-le-feu prendra effet à la date du 30 décembre 2002. Le quatorze premiers jours pour compter de la date de la signature devront permettre aux belligérants de communiquer leurs décisions d’arrêter les combats à leurs troupes du sommet à la base de la hiérarchie. Le 30 décembre 2002, les combattants devront avoir terminé leurs mouvements vers les zones de regroupement.

2 .Cette trêve, c’est-à-dire la cessation des combats entre en vigueur dans les soixante douze heures suivant la signature d’un accord de cessez-le-feu

Cet accord de cessez-le-feu est la dernière étape du processus de paix qui est le point culminant de l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi signé le 28 août 2000 à la suite des négociations

L’article 2 donne des précisions sur les éléments du cessez-le-feu : la suspension de fourniture des munitions et d’armements, l’interdiction de distribuer des approvisionnements logistiques, la libération de tous les prisonniers politiques, le retrait de toutes les troupes étrangères, l’interdiction totale d’opérations de pose de mines et d’entrave aux opérations de déminage , la cessation de toute propagande entre les parties et de l’incitation à la haine ethnique tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, la cessation de tout acte de violence contre la population, de tout acte de vengeance, d’exécutions sommaires, de torture, de harcèlement, de détention et de persécution des civils sur la base de leur origine ethnique, de leurs croyances religieuses et leur appartenance politique, d’armement de civils, d’utilisation d’enfants soldats, de violence sexuelle, de parrainage et de promotion de terroristes ou d’idéologies de génocide, la cessation de toute attaque par air, terre et voie lacustre ainsi que tout acte de sabotage, la cessation de toute action susceptible d’entraver la bonne mise en œuvre du processus de paix1.

La vérification et le contrôle du cessez-le-feu étaient placés sous la direction de la Mission africaine. Une mission mixte de cessez-le-feu composée des représentants des belligérants et de la mission africaine devait être constituée. Cet accord précise que les nouvelles forces de défense et de sécurité seront formées et composées des forces gouvernementales et des combattants des partis politiques armées.

Il convient de noter que trois mois plus tôt, le 27 août 2002, le ministre Ambroise Niyonsaba, chef de la délégation du gouvernement de transition avait signé un mémorandum d’entente entre le gouvernement de transition du Burundi et le CNDD-FDD dirigé par JB Ndayikengurukiye. Ces négociations avaient eu lieu du 19 au 25 août 2002 à Dar-es-Salaam et

1 Accord de cessez-le-feu entre le gouvernement de la République du Burundi et le Mouvement Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces pour la défense de la démocratie (CNDD-FDD), Arusha, 2 décembre 2002. Cet accord a été signé par le président Pierre Buyoya et Peter Nkurunziza, représentant légal du CNDD FDD

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placées sous la facilitation du vice-président sud-africain Jacob Zuma. L’accord de cessez-le-feu en annexe de ce mémorandum qui a été accepté et entériné engageait le gouvernement et les partis et les mouvements politiques armés du Burundi.

D’autres instruments furent par suite signés avec ce mouvement : il s’agit notamment :

- de la Déclaration conjointe de cessation définitive des hostilités du 27 janvier 2003…..

- du Protocole de Pretoria du 8 octobre 2003 sur le partage des pouvoirs politiques, de défense et de sécurité au Burundi, …..

- du Protocole du 2 novembre 2003 sur les questions restées en suspens en vue du partage des pouvoirs politiques, de défense et de sécurité au Burundi,…..

- du Protocole du 2 novembre 2003 sur l’Accord technique des forces pour la mise en œuvre de l’accord de cessez-le-feu qui dispose de la proposition des institutions de défense et de sécurité en Force de défense nationale en la Police nationale et le Service national des renseignements et la constitution de cette force sous la supervision du Comité de suivi de l’Accord d’Arusha, de la Mission africaine au Burundi et de la Commission mixte de cessez-le-feu.

Le 16 novembre 2003, est intervenue la signature de l’Accord global de cessez-le-feu qui comprend tous ces instruments précités. Cet accord fait partie intégrante de l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation du Burundi. Les parties signataires de cet accord ont lancé :

« Un appel au Palipehutu FNL pour qu’il suspende immédiatement les hostilités et les actes de violence et à participer aux négociations avec le gouvernement dans les plus brefs délais. En cas de refus catégorique de rejoindre la voie de négociations, les signataires du présent Accord, l’Initiative régionale pour la paix au Burundi, l’Union africaine et les Nations Unies le considéreront comme une organisation contre la paix et la stabilité du Burundi et le traiteront comme tel»1.

Après cet accord, un gouvernement élargi au Mouvement CNDD-FDD fut constitué le 2 novembre 2003. L’Assemblée nationale fut aussi élargie à ce mouvement qui a obtenu le 31 décembre 2004 des postes de responsabilités dans la Force de défense nationale et la Police nationale. Le 31 décembre 2004, des sites de cantonnement furent créés à Rugazi, Gashingwa, Buramata et Mabanda pour héberger les membres des nouveaux corps de défense et de sécurité issus des partis et mouvements politiques armés. Ils devaient être désarmés par l’ONUB en collaboration avec la Commission mixte de cessez-le-feu. Dans ces négociations, les Nations Unies, l’Union Africaine avaient apporté leur concours multiforme (ONUB et Mission d’observation au Burundi (MIOB).

Toutes ces négociations ont permis au Burundi de recouvrer sur une bonne partie de son territoire la paix et la sécurité. Aussi il y un accord de partage de pouvoir au Burundi qui a été signé à Prétoria par 19 formations politiques agréées et le gouvernement du Burundi. On voit là la volonté manifeste de créer un consensus national dans le partage des postes politiques, ce qui contribue à éliminer l’exclusion dont on évoque quand on parle les sources du conflit burundais. Seuls les partis ANADDE, Inkinzo, Parena, PRP, PSD, RADDES, UPRONA, ALIDE, MRC, PACONA n’ont pas apposé leur signature à cet accord. Celui-ci prévoit la mise en place deux vice-présidences appartenant à des groupes ethniques et partis politiques différents, une Assemblée composée de 60%de hutu, de 40% de tutsi et 3 députés twa avec un minimum de 30% de députés femmes, un Sénat de 50%/50%de hutu et de tutsi, trois sénateurs twa et avec un minimum de 30% de femmes. Selon les signataires de cet accord, ces mesures prises permettait de «rassurer tout le peuple du Burundi, garantir la stabilité du pays, établir une unité nationale et la réconciliation, assurer l’établissement d’un ordre politique, économique, social inclusif» (article 21). Mais cet accord ne pouvait ne pas poser des problèmes d’application car des Hutu se trouvent membres des partis dits tutsi et vice-versa. Les partis non signataires de cet accord

1 Accord global de cessez-le-feu entre le gouvernement de la République du Burundi et le Mouvement Conseil national pour la défense de la démocratie (CNDD-FDD), Dar-es-Salaam le 16 novembre 2003

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«Considèrent qu’il faut tenir compte aussi de la provenance partisane des Tutsi et des Hutu. Autrement dit, il ne suffit pas d’être ethnique encore faut-il l’être politiquement. Les partis politiques proposent, comme garde –fou selon eux , de distribuer 75% des 40% aux Tutsi pour réserver 25% aux Hutu, et la même règle devant être appliquée sur les 60% dévolus aux hutu….Les Hutu qui se sentaient à l’aise au sein de ce parti risquent de penser qu’ils sont les dindons de la farce, cela pourrait être valable pour des Tutsi des partis majoritairement hutu . Ce qui pourrait finalement détruire même l’unité qui avait prévalu avant»1.

L’on souviendra aussi de la crise qui a failli diviser les membres de l’Uprona en mai-juin 2004 à la suite de la considération des Hutu membres de l’UPRONA comme ce qu’on a appelé imperekeza (= ceux qui accompagnent les vrais militants).

Aussi, il se pose la question de savoir ce qui adviendra le jour une formation politique donnée ne parvient pas à avoir le pourcentage que l’accord de partage lui réserve. Aussi, ne pourrait-on avoir des problèmes au niveau de l’attribution des identités ethniques aux gens. Avant les élections législatives de juillet 2004, l’on a pu constater comment les gens pouvaient jouer facilement sur l’identité ethnique, l’instrumentalisation de cette dernière étant aussi monnaie courante dans cette société sans ethnie.

C’est ainsi que la Constitution a pu être adoptée par référendum populaire le 28 février 2005. De cette façon, on pouvait dès lors songer à organiser les élections. Le code électoral a été promulgué… Les élections ont eu lieu : les communales pour le 3 juin 2005 avec 55% des voix pour le CNDD, les législatives pour le 4 juillet 2005 avec un score de 58,23% en faveur du CNDD et les présidentielles pour le 19 août 2005 remportées par Pierre Nkurunziza avec 91,5 % des voix exprimées. Les élections collinaires se déroulées sans beaucoup d’enthousiasme pour la population le 23 septembre 2005.

A côté de ces négociations qui se passent entre les membres des partis politiques et le gouvernement, il y a d’autres négociations non formelles qui se sont déroulées entre les citoyens parfois de condition modeste mais les résultats sont plus visibles sur le terrain.

F. Des combattants pour la paix : ententes non paraphées.

En exploitant le concours des missions religieuses et des organisations non gouvernementales, les Burundais qui se regardaient comme des chiens de faïence ont mené des actions qui leur ont permis de pouvoir cohabiter pacifiquement sans qu’ils passent par des paraphes2. Nous ne citerons ici que trois exemples : ceux qui ont été initié par l’église catholique et l’ONG Search for Common Ground, la mobilisation pour la paix faite par des dames de Kanyosha et Musaga.

a) Actions menées par l’église catholique dans le rapprochement de la population

Dès le début de la crise, les confessions religieuses ont déployé des énergies pour aider le Burundi à en sortir3. Des actions multiformes ont été faites : implication active dans le Groupe d’association pour la paix et le secours (GAPS), aides matérielles aux déplacés ou dispersés…Ces institutions ont souvent invité les Burundais à enterrer la hache de guerre, à entamer des pourparlers. Elles ont encouragé les gens à s’organiser pour mieux vivre ensemble: tel a été le cas du projet Acceptation mutuelle et réconciliation progressive pour ne citer que celui-là..

Exécuté par le Centre de recherche sur l’inculturation et le développement, CRID, en partenariat avec le Catholic Relief Service, CRS, ce projet a été initié par la Conférence des évêques catholiques du Burundi, CECAB, en 1994. Son objectif est de « réconcilier le peuple burundais, de

1 Burundi, Observatoire de l’action gouvernementale (OAG), Diagnostics constitutionnels. Atouts, dangers, alternatives aux schémas proposés au Burundi. Rapport provisoire, septembre 2004, p.11 2 Une enquête plus fouillée permettrait d’avoir de plus amples informations sur cet aspect. 3 Voir M. Mukuri, ‘’Les églises : prises de position et initiatives’’ in J-P Chrétien et M Mukuri (sous la dir.), Burundi. La fracture identitaire. Logiques de violence et certitudes ‘’ethniques’, Paris , Karthala, 2002, pp. 323-335

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renforcer les liens naturels existant entre les trois composantes ethniques de la société burundaise et d’asseoir une paix durable»1. Le CRID organise des ateliers de réflexion dans les diocèses sur la réconciliation et le rapprochement mutuel. Les personnes-ressources ont suivi une formation sur la méthodologie de l’acceptation mutuelle et la réconciliation progressive :

«Cette méthode s’inspire de la révision classique de vie ainsi que du partage auto-implicatif du vécu. Le CRID a essayé d’adapter le schéma classique»voir-juger-agir» aux conditions que les Burundais vivent actuellement. Elle porte les participants à lire ensemble les réalités burundaises surtout le drame actuel, au lieu d’en faire des lectures ethniques parallèles comme c’est le cas aujourd’hui. Elle entend favoriser une confrontation sereine des idées, des expériences, des inquiétudes et des espoirs dans un climat de dialogue, de tolérance et de prières»2.

Mgr Simon Ntamwana, archevêque de Gitega, nous rappelle «il s’agit tout simplement de se retrouver ensemble, de se demander pourquoi l’on a souffert, et à l’intérieur de cette souffrance, identifier un chemin permettant de s’en sortir. En voyant ce qui nous a fait souffrir, essayer de trouver des remèdes contre cette souffrance ou les raisons de cette souffrance. A l’intérieur de ces remèdes, essayer de marcher ensemble»3. Cette méthodologie est souvent dite appelée «harmonisation communautaire»

Diverses activités en faveur de la paix ont été organisées. Les Actes de l’atelier de réflexion pour l’acceptation mutuelle et la réconciliation progressive organisée en diocèse de Ngozi en mai 1997 fait un répertoire des actions menées: réunions pour parler de la paix, aides aux victimes de la crise, sport sur les collines, constructions des maisons au profit des gens ethniquement différents, arrêter les fauteurs de trouble, recours à l’institution d’ubushingantahe lors des litiges, visites réciproques, remettre les propriétés à ceux qui en avaient été chassés (notamment à Matongo et Muruta), collecte de l’argent à remettre aux propriétaires dont le bétail a été abattu par ceux qui étaient restés sur les collines4.

Pour ce projet, le pardon et la réconciliation occupent une place importante dans le processus de paix. Dans le diocèse de Ngozi, des exemples de personnes qui ont demandé pardon et l’ont obtenu sont signalés à Nyamurenza, à Mivo, à Rwisabi5. Ces gestes sont souvent accompagnés d’une reconversion positive des relations sociales entre l’offensé et l’offenseur. Pour ce faire, la contribution de l’association Nduwamahoro est efficace6. En témoigne ce récit édifiant de W. Ntabwatara de la commune Murwi en province Cibitoke:

J’ai pardonné à celui qui m’a fusillé et qui m’a défiguré comme vous me voyez aujourd’hui. Ce qui m’a poussé à le faire, c’est ceci : j’ai vu ceux qui avaient tué ici chez nous revenir de la forêt, mais mon bourreau n’est pas sans doute revenu parce qu’il avait appris que j’étais encore en vie et que je le ferai emprisonner. C’est ainsi que j’ai invité les membres de sa famille pour leur dire que je lui ai pardonné, qu’il peut revenir sans rien craindre. J’avais appris cette procédure au cours des émissions

1 CRID, ‘’Conduite du projet Acceptation mutuelle et réconciliation progressive au Burundi’’, Au cœur de l’Afrique, 1, 1996, p.181 2 Ibidem, p. 182 3 CECAB, CRID, Actes du premier séminaire interdiocésain sur les initiatives de réconciliation, Gitega, 10-13 août 1997, p. 4 4 CECAB, CRID, Actes de l’atelier de réflexion pour l’acceptation mutuelle et la réconciliation progressive en diocèse de Ngozi, CELA , Muyange, 12-15 mai 1997, p. 23-30 5 CECAB, CRID, Atelier de réflexion pour l’acceptation mutuelle et la réconciliation progressive au Burundi à l’intention de la jeunesse rurale en diocèse de Ngozi organisé au centre pastoral de Mureke, 9-13 mars 1998, p. 2 6 Nduwamahoro signifie je suis un homme de paix. Ses objectifs visent notamment la promotion d’une culture de paix au Burundi basée sur le respect absolu de la personne humaine, la contribution à ’’ la reculturation ‘’ du peuple burundais et à ‘’ l’inculturation ‘’des valeurs de tolérance, d’honnêteté, de vérité, de justice sociale, de pardon, de réconciliation et de non violence active, ‘’la lutte contre les idéologies qui tuent ‘’….

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Nduwamahoro. Et jusqu’à l’heure où je vous parle, cette famille est devenue très attachée à la mienne. Ils ont beaucoup d’initiatives qui me montrent qu’ils sont en train de réparer les torts qu’ils m’ont causés1.

De telles attitudes sont citées dans d’autres endroits du pays. L’on remarque que les gens sont capables de se réconcilier sans que cela soit le résultat des médiations extérieures au pays. Mais l’on constate que l’influence de la religion chrétienne y est nette.

b) Encadrement de Search for Common Ground dans la réconciliation des Burundais

L’organisation non gouvernementale, Search for Common Ground, travaille dans des sociétés divisées où elle les aide à trouver un terrain d’entente. Pour pouvoir rapprocher les gens, elle procède par des sessions de formation au cours desquelles les thèmes exploités sont la résolution pacifique des conflits, le leadership, l’éducation citoyenne, la gestion des rumeurs et la cohabitation pacifique (pardon, vérité, acceptation mutuelle…). Ces formations ne sont accélérées, chaque thème se faisant par étape.

Les expériences de réconciliation faites dans d’autres régions du monde2 sont présentés aux participants à la formation (Sierra-Léonne, Guatémala, Cambodge, Mozambique, Liban, Afrique du Sud). Après les exposés, les gens posent des questions, échangent sur ces sujets et tirent eux-mêmes des conclusions qui militent en faveur à la réconciliation. Ainsi au mois de juillet 2005, des sessions de formation ont été animées dans les communes de Kiganda (province de Muramvya) et Rutegama (province de Gitega), régions dans lesquelles les massacres avaient eu un caractère génocidaire. Les relations entre Hutu et Tutsi étaient très mauvaises. Une telle formation a été organisée dans chacune de ces entités administratives. Les gens ont fini par demander d’être formés ensemble. Après s’être accusé mutuellement, ils ont fini par constater qu’au bout du compte aucun groupe n’a tiré profit de cette guerre fratricide et ont décidé de changer leurs comportements sociaux. Pour montrer aux déplacés les plus démunis qui résidaient à Kiganda qu’ils étaient favorables à leur retour sur leurs collines, les gens de Rutegama leur ont construit des maisons. Ensuite, ils ont gardé les cultures de ces démunis. Une journée de rapprochement a été instituée à l’occasion de l’inauguration de ces maisons. La cohabitation a été recouvrée.

Les rapprochements se sont déroulés à Mparamirundi (province de Kayanza) et Nyamurenza (province de Ngozi) en juin 2005 et ce à la suite de ces sessions de formation. :

Les formations que nous avons eues nous ont aidé dans la demande de pardon. J’entendais souvent la femme et la famille de la personne que j’avais tuée se plaindre de moi. Je me sentais malheureux. Une personne avait avoué publiquement ses crimes et a demandé pardon. Moi aussi j’avais avoué et demandé pardon. On me l’accordé. Je me sens soulagé. Quand je rencontre les enfants de cette personne [ que j’avais tuée ] nous nous saluons alors que jadis ils avaient peur de moi.3

Les gens qui avaient commis des crimes ont fait des aveux et ont demandé publiquement pardon aux victimes. Une dame de Mparamirundi témoigne :

[BC] a reconnu d’avoir tué mon mari et d’autres personnes. Il dit qu’il est très malheureux car personne dans le voisinage ne le voit d’un bon œil ; il se voit comme un banni de la société. Il est venu vers moi et m’a supplié de le pardonner pour ce crime qu’il avait fait. Je lui ai dit que comme il a avoué en public les crimes commis, moi qui suis chrétien pratiquant je lui pardonne. 4

1 CECAB , CRID, Acceptation mutuelle et réconciliation progressive. Documentation des impacts, 1995-2000, Bujumbura, octobre 2000, p. 10 2 Des journalistes du Studio Ijambo ont fait des stages de formation dans ces pays cités 3 AB , Mparamirundi, Enquête menée par Ndikuriyo Désiré de Studio Ijambo. Je le remercie pour m’avoir donné ces documents 4 Enquête menée à Mparamirundi par Egide Ndikuriyo du Studio Ijambo

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A Nyamurenza, ils ont créé une association dénommée Mahorarama (=La paix qui dure) qui contribue à la sensibilisation sur l’importance du pardon dans la vie des gens.

Dans les communes de Mukike et Mutambu, la formation dispensée par Search for Common Ground a débouché sur l’organisation d’une journée de rapprochement au cours de laquelle les gens apportent des boissons qu’ils partagent. Ils ont constitué des comités de paix. Ceux-ci luttent activement contre les rumeurs et contribuent à la lutte contre la désinformation. Ce sont ces mêmes comités qui avertissent les gens quand il y a l’attaque du FNL-Palipehutu.

Pour favoriser le rapprochement des gens, Search for Common Ground encourage les gens qu’elle forme à initier des activités génératrices de revenu dont le but est de rapprocher, de faire rencontrer les gens. Le coût d’investissement de ces activités doit être inférieur à 2500 dollars américains. Dans la commune de Gihanga (province Bubanza), les gens louent des parcelles dans lesquelles ils cultivent ensemble du riz. Les habitants de Nyakabiga et de Muyira ont installé un moulin à Nyakabiga qu’ils exploitaient ensemble.

Ces actions permettent aux gens de se rencontrer et de diminuer ainsi les distances qui les séparent, de lutter contre les rumeurs. Des demandes de pardon ont lieu mais tous ceux qui posent ces gestes le font-ils du fond de leur cœur ? Sont –ils vraiment sincères ? Il y en a certains qui sont sincères et d’autres qui le font aussi pour devancer les victimes afin qu’ils aient en cas de procès des circonstances atténuantes. Mais on doit retenir que ceux qui sont sincères aident énormément à la réconciliation et être des exemples qui peuvent faire école dans leur milieu. Ces rencontres des gens permettent le dialogue, l’échange sur des questions fondamentales dans leur vie.

c) Des initiatives individuelles engagées dans la réconciliation des Burundais1.

Durant cette crise, des gens ont protégé l’ethniquement différent parfois au risque de leur vie. Un festival dénommé Inkingi z’ubuntu (Festival des héros) organisé en juillet 2004 par Studio Ijambo a montré que depuis que le Burundi connaît des crises identitaires il y a eu des personnes qui ont sauvé des vies humaines sans tenir compte de l’appartenance ethnique de ces dernières. Parmi les Mille femmes candidates au Prix Nobel de la paix, on y trouve dix femmes burundaises. Deux dames Léonie Barakomeza de Musaga et Ryakiye Yvonne de Kanyosha (en mairie de Bujumbura) font partie de ce groupe. Elles sont bien distinguées par leur initiative de rapprocher les habitants de ces deux quartiers dont les habitants ne se fréquentaient plus à cause de la balkanisation. Elles ont pris l’initiative de rapprocher les gens. Ryakiye Yvonne de Kanyosha témoigne :

Quand la guerre a éclaté, nous sommes divisés et avons créé des ghettos ethniques. Les Tutsi ne pouvaient pas venir à Busoro. Les Hutu ne pouvaient pas aller à Musaga. En 1995, nous avons créé une association dont le but était de nous rencontrer avec nos anciens voisins de Musaga. J’étais avec des gens que j’avais protégés quand on voulait les tuer. Ces gens ont pu regagner Musaga. Nous avons eu des problèmes épineux. Quitter Busoro et se rendre à Musaga était une aventure dangereuse. Les gens de Musaga nous injuriait et nous menaçait en nous traitant de femmes hutues qui ont tué des gens mais nous avions bénéficié du concours du chef de zone qui a dit aux jeunes de Kamesa de ne plus nous menacer. Et ainsi nous avons pu rejoindre les femmes de l’association de Musaga. Nous avons présenté notre projet de bonne cohabitation. A partir de ce moment, les relations se sont réchauffées. Les femmes de Musaga ont commencé timidement à venir à Busoro. Les femmes de Busoro venaient elles à Musaga. Par après, nous avons organisé une fête2 .

Cette initiative de Ryakiye et ses compagnes a été exportée dans d’autres zones de la mairie de Bujumbura (à Kinama, à Kamenge) et à Marangara dans la province de Ngozi où elles ont entraîné d’autres femmes à revenir dans leur quartier.

1 Des enquêtes plus fouillées permettraient de voir plus en profondeur le rôle joué par ces guerriers invisibles. 2 Ryakiye Yvonne, Quartier Kanyosha, Enquête menée par Désiré Ndikuriyo du Studio Ijambo

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Dans la mobilisation de leurs consoeurs, ces femmes insistaient sur le fait que ce sont les femmes qui supportent tout le poids des conséquences de cette guerre, qu’elle court tous les dangers avec leur descendance, que la femme n’a pas d’ethnie1.

Des actions de ce genre sont efficaces et débouchent sur des résultats concrets. Elles permettent aux gens de se rencontrer, d’organiser des activités ensemble et d’échanger sur leur situation. A partir de ce moment, les gens peuvent débattre de leurs différends et d’y trouver des solutions y relatives.

CONCLUSION

Le Burundi connaît des violences identitaires 3 ans après son accession à la souveraineté nationale. Des actes à caractère génocidaire ont été posés. Des différents régimes ont tenté d’apporter des solutions à ces problèmes. La communauté internationale est venue au chevet de cet Etat de la région des Grands Lacs africains. Quoiqu’il en soit, les Burundais sont les premiers responsables des stratégies qu’ils traversent et dont ils subissent des conséquences dramatiques. Des mémoires parallèles ont été créées à la suite de ces situations traumatiques dans lesquels qu’ils ont été obligés de vivre. Des ressentiments ont été développés au fur des années et ont contribué à nourrir les peurs et l’esprit de revanche, poussant par là les individus à ne pas considérer l’avenir comme une ouverture, une délivrance pour reprendre l’expression de M Agenot2.

Des négociations ont été engagées notamment par les partenaires politiques mais elles n’ont pas encore résolu le problème burundais. Des actions de réconciliation engagées entre la victime et son bourreau ont été encouragées par diverses institutions et ont donné parfois des résultats intéressants.

Quoiqu’il en soit, ce sont les Burundais eux-mêmes qui devront se sortir de ce long tunnel dans lequel ils sont. Ils doivent recourir à l’histoire de leur pays pour connaître ce qui s’est passé. Ils ont besoin d’affronter le passé tel qu’il fut afin de pouvoir ouvrir l’avenir. Autrement dit, la réconciliation ne peut donc pas avoir lieu si la vérité n’est pas connue, si elle est tue ou falsifiée ou tout simplement pour paraphraser Pierre Vernant si la mémoire est assassinée. Ne convient-il pas qu’ils lèvent «le deuil du passé et ainsi « parvenir à la réconciliation»3.

Melchior MUKURI Université du Burundi

***

1 Lire à ce sujet, Marie Nzigamye (avec la collaboration de Necelatta Sunzu), La voix d’une femme. Contribution à la paix pour le Burundi. Préface de Louis Michel, Bruxelles, E.M.E. 2005. Les auteurs sont respectivement présidente et vice-présidente de l’association internationale sans but lucratif Communauté des sans ethnies (CSE). Celle-ci est dénommée en Kirundi Umuhari wa bene ubuntu (les descendants de l’ubuntu). 2 M Agenot, L’idéologie du ressentiment, Montréal, XYZ, 1996, p. 87 3 B. Jewsiewicki , ‘’Lever le deuil du passe , parvenir à la réconciliation’’, Cahiers d’études africaines, 173-174, 2004, p. 419

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NATIONALISM, HISTORIOGRAPHY, AND THE (RE) CONSTRUCTION OF THE RWANDAN PAST

Thomas TURNER The genocide of 1994 resulted from a conflict of “dual nationalisms,” one in which Hutu were autochthonous and Tutsi were foreigners, and another in which all Rwandans were one.1 Since 1994, when the Tutsi-dominated Rwandan Patriotic Front took power, a considerable effort has been made to impose a common version of history as a basis of national unity.

Many of the facts are clear. Virtually all Rwandans speak the same language, Kinyarwanda. All were subjects of the same mwami (king). The monarchy that was overthrown during decolonisation was a Tutsi monarchy, headed by a member of the Nyiginya clan. The Tutsi, from whom the monarch and his major lieutenants were drawn, were a minority of the population (14%, as compared to 85% Hutu and 1% Twa or “pygmies”, according to outdated figures). Stereotypically, Tutsi were wealthy cattle raisers and Hutu were poor cultivators, but in fact most Tutsi were neither noble nor rich.2

The genocide was prepared by virulent anti-Tutsi propaganda, based on a racist version of history.3It cannot be surprising that the post-genocide regime has taken care to control the media and the writing of history in order to avoid a repeat of 1994’s tragic events. I shall examine Rwandan history, in terms of past and present political influences on historiography and in terms of disputed points, before closing with the effort to impose a common vision.

Politics and historiography in Rwanda

Since the genocide, no Rwandan has produced a comprehensive history of his country (with the partial exception of Muzungu), and no school textbooks have been produced, but President Paul Kagame provided the outline of such a history. 4 In a speech to the Nigerian War College in 2002 (as summarised by his office) he,

«accused colonialists of dividing the people of the Great Lakes region in order to further their interests. They did this through the creation of racial theories, myths, artificial borders, and other divisive practices… When the colonialists arrived in Rwanda they found an organised state, with well-established institutions that dated back to the 15th Century». 5

According to Kagame, “people lived in harmony with each other in the same villages and sharing the same culture and language…” The colonisers practised divide and rule, disrupting the societies of the Great Lakes region, “making them extremely hierarchical and effectively destroying all social cohesion.” The president also criticised post-colonial regimes, which had “failed to eradicate the negative ideologies inherited from our colonisers...” 6

President Kagame’s speech was the latest in a series of efforts to redefine Rwanda’s history, in line with political interests. Pre-colonial Rwanda, in common with many other African states, comprised a central core under tight control surrounded by peripheral areas where central control was

1 John F. Clark, “Rwanda: Tragic Land of Dual Nationalisms,” in After Independence, ed. L. Barrington (Ann Arbor: University of Michigan Press, forthcoming). 2 A. Mugesera, “Prépondérance de l’idéologie sur l’économie dans la crise identitaire au Rwanda (1957-1962),” in Rwanda: Identité et citoyenneté, eds F. Rutembesa, J. Semujanga, et al., (Butare: Editions de l’UNR, 2003) 112-113, citing P. Leurquin, Le niveau de vie des populations rurales du Ruanda-Urundi (Louvain: Publications de l’Université Lovanium de Léopoldville, 1960) 203-295. 3 Jean-Pierre Chrétien, J. F. Dupaquier, et al., Rwanda: Les médias du génocide (Paris: Karthala, 1995). 4 Bernardin Muzungu, Histoire du Rwanda pré-colonial. (Paris : Harmattan, 2003). 5 Government of Rwanda, Kagame Traces the Roots of Conflict in the Great Lakes. Kigali, 2002. (www.gov/rw/government/091702.html) Accessed 15 July 2005. 6 Government of Rwanda, Kagame Traces.

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loose and episodic.1 At the centre, keepers of tradition conserved an official version of the history of the kingdom and adapted it to changing circumstances. In various regions, alternative versions were preserved, often varying considerably from the central version.

Rwanda was colonised politically by Germany, which lost its colony to Belgium during the First World War. Ideologically, Rwanda was colonised by the White Fathers, a missionary order of French origin. The White Fathers were searching for an African Constantine or Clovis and eventually succeeded in gaining the dedication of the kingdom of Rwanda to Christ the King.

The three components of Rwandan society—Tutsi, Hutu, and Twa—existed prior to colonisation. What was new was the identification of these categories as “races”. That began with the German, Captain Bethe, in 1898.2 Within a few years the Tutsi “race” had been linked to the “Hamites” previously identified in East Africa by the British explorer J. H. Speke.3 Implementing the racist idea that the Tutsi were “born to rule,” the Belgians eliminated Hutu chiefs and provided western-style training mainly to Tutsi boys.

Both administrators and missionaries collected various versions of Rwandan history, but tended to value the version of the central court more than regional variants. They synthesised this material and, crucially, they interpreted it in terms of two macro-themes not present in the pre-colonial versions, namely race and migration.

When Belgian administrators arrived in 1916, Father Léon Classe provided a document entitled L’organisation politique du Ruanda au début de l’occupation belge. 4This served as a guide to the administrators as they took charge of Belgium’s new possession. The major theme of Classe’s synthesis was that Rwanda’s political regime “can be assimilated rather exactly to the feudal regime of the Middle Ages” in Europe.5

The colonial synthesis of history incorporated key contributions from White Fathers Albert Pagès and Louis de Lacger, Rwandan priest Alexis Kagame, and Belgian anthropologist Jacques Maquet. Pagès legitimated the concept of Rwanda as Royaume hamite (Hamitic kingdom).6 He saw the Tutsi not only as coming from Ethiopia, but as carriers of a monophysite Christian tradition.

Canon de Lacger confirmed the identification of the Tutsi ruling group as foreigners, describing Rwanda as occupying (with Burundi) the “Abyssinia of the Great Lakes.”7 He took his native France as a model of the “natural” development of a state. Although Rwanda lacks an “inevitable” shape like the French hexagon, the growth process was natural, “a rising curve, continuous and regular.” 8 Much as France had grown outward from the Ile de France, Rwanda had expanded from its core, over a period of five centuries.

1 Jeffrey Herbst, States and Power in Africa (Princeton: Princeton University Press, 2000). Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origins and Spread of Nationalism (New York: Verso, 1991); Catharine Newbury The Cohesion of Oppression. Clientship and Ethnicity in Rwanda, 1860-1960 (New York: Columbia University Press, 1988); Ferdinand Nahimana, Le Rwanda: Emergence d'un Etat (Paris: Harmattan, 1993). 2 Jan Vansina, Le Rwanda ancien. Le royaume nyiginya (Paris: Karthala, 2001) 242. 3 John Hanning Speke, The Discovery of the Source of the Nile. New York: Dover, 1996 (1868). Chapter IX. History of the Wahuma. 4 Léon Classe, L’organisation politique du Rwanda au début de l’occupation belge (1916). Note redigée par le R.P. Classe des Pères Blancs, Mission de Kabgayi, à la demande de l’Administration belge. 28 August 1916. Manuscript, collection R. Lemarchand; Jean Rumiya. Le Rwanda sous le régime du mandat belge (1916-1931) (Paris: Harmattan, 1992) 134. 5 Classe, L’organisation politique. 6 Albert Pagès, Un royaume hamite au centre de l’Afrique (Brussels: Institut royal colonial belge, 1933). 7 Louis de Lacger, Ruanda (Namur: Grands Lacs, 1939) 114. 8 Lacger, Ruanda 113-114.

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The Abbé Kagame produced a series of works presenting the history of Rwanda and its monarchy. He made concerted efforts to push back the founding of the kingdom. As David Newbury suggests, Kagame was a “trick cyclist”, postulating a fixed cycle of royal names, and filling in the gaps with newly created kings to whom a cycle of attributes (e.g. war leader) could be assigned. 1

During the 1930s, when Belgium was supervising the transfer of Rwandans to the present Democratic Republic of Congo, Kagame produced a version of history that pushed nineteenth century Rwandan incursions into Congo far into the past. This would provide ideological justification for post-independence irredentism. Kagame described Rwandan institutions in terms of a “code”, consequently fixing a static vision of them. 2

At the end of the colonial era, the Belgian anthropologist Jacques Maquet made another influential contribution to Rwandan historiography.3 He gave a new lease of life to racial stereotypes of Rwandans: the tall Tutsi, stocky Hutu, and diminutive Twa. More important, Maquet adopted a functionalist perspective, according to which all the elements of the Rwandan social system interacted harmoniously in the ethnographic present. Pre-colonial Rwanda “enjoyed harmony, so the story went, because its chief social institution – ubuhake cattle clientship – had facilitated social mobility across fluid occupational categories.”4

This vision of pre-colonial harmony was the fruit of research collaboration between Maquet and Kagame so one should not be surprised that Maquet confirmed many of Kagame’s arguments, and in particular his static view of Rwandan society. Maquet’s view, oriented toward the Tutsi aristocracy, was derived from Tutsi aristocratic informants. He declined to work with Hutu informants because “the more competent people on political organisation were the Tutsi” and his “aim was not to assess the opinions and knowledge of the Rwandan population on their past political organisation but to discover as accurately as possible what that organisation was.”5

Use of the ethnographic present seems to have blinded Maquet to changes in Rwandan society and in particular to the centralisation carried out under mwami Rwabugiri in the second half of the nineteenth century. Pottier notes that while the categories Tutsi, Hutu and Twa had existed earlier, “Rwabugiri’s administration not only rigidified social distinctions in ethnic terms, but also engendered a process of ethnic self-consciousness among groups of Tutsi in Nduga, central Rwanda.”6 Thus, the Europeans did not so much divide the Rwandans as add the ideological themes of race and migration to an existing system of stratification. They simplified Rwandan stratification by eliminating Hutu chiefs, seen as anomalous, and crystallised it by distributing identity cards bearing the label “Tutsi”, “Hutu” or “Twa”.

During decolonisation, the Rwandan electorate faced a choice between two forms of nationalism, a monarchist version addressed to all Rwandans and a Hutu ethnonationalist version. The monarchist Union Nationale Rwandaise (Rwandan National Union, UNAR) had emerged from

1 Alexis Kagame Un abrégé de l’ethnohistoire du Rwanda (Butare: Editions Universitaires du Rwanda, 1972); David Newbury. “Trick Cyclists? Recontextualizing Rwandan Dynastic Chronology,” History in Africa 21 (1994): 191-217. 2 Alexis Kagame, Le Code des institutions politiques du Rwanda pré-colonial (Brussels: Institut royal colonial belge, 1952); Claudine Vidal, Sociologie des passions: Rwanda, Côte d'Ivoire (Paris : Karthala, 1991) 45-61. 3 Jacques Maquet, Le système de relations sociales dans le Ruanda ancien (Tervuren: Musée royal de l’Afrique centrale, 1954); The Premise of Inequality (London: Oxford University Press, 1961). 4 Johan Pottier, Re-Imagining Rwanda: Conflict, Survival, and Disinformation in the Late Twentieth Century (Cambridge: Cambridge University Press, 2002). 5 Maquet, Premise 3, cited by Pottier, Re-Imagining 111. 6 Pottier, Re-Imagining 114.

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an organization called the Association des Eleveurs du Ruanda-Urundi (Association of Cattle Raisers of Ruanda-Urundi), created in 1957 with the support of the mwami and the Tutsi clergy.1

UNAR was Janus-faced. Its call for immediate independence drew the support of the Lumumbist wing of the Congolese National Movement (MNC-L). Other monarchists were backward looking. Citing Kagame, they “proved” that the Hutu could not be the brothers of the Tutsi, since the Hutu had been present when the Tutsi arrived and had been conquered by the latter.2

On the Hutu side the terms of the debate had been set by the so-called Bahutu Manifesto of 1957, later adopted by Parmehutu (Parti du Mouvement de l’Emancipation Hutu - Party of the Movement for Hutu Emancipation). The Manifesto cast the decolonisation struggle in terms of Tutsi dominance versus Hutu emancipation. Tutsi dominance was described through metaphors borrowed from the colonisers: for example the Tutsi were described as “Hamites” and “feudalists”.3

Rwandan historian Déo Byanafashe argues that the “politicisation of the Hutu-Tutsi frustration” dates from the Bahutu Manifesto.4 However, this document, actually entitled “Note on the Social Aspect of the Native Racial Problem in Ruanda”, was a reply to the “Mise au point” (setting the record straight) issued by the Tutsi-dominated Conseil Supérieur du Pays (Higher Council of the Country). The Bahutu Manifesto later became the “gospel of the ‘revolutionaries’” according to Byanafashe, who argues that the manifesto politicised what was until then only a “social” problem of discrimination. 5 In my view the “Mise au point,” produced by a council chaired by the mwami, was already in the political domain.

The manifesto contrasted the appeal to unity that could serve to “veil” continued Tutsi domination to a perceived necessity to maintain ethnic identity, as reflected in the identity cards. The Hutu authors claimed that to suppress the reference to ethnicity would make it impossible to track the progress in promoting the social standing of their community. (Such ethnic marking would facilitate ethnic violence, including the genocide of 1994.)

During the turbulent period 1959-1962, Rwanda was the theater of a “social revolution” led by the Hutu counter-elite and supported by the Belgians, which led to independence.6 The governments first of Grégoire Kayibanda (1962-1973), then of Juvénal Habyarimana (1973-1994), promoted a Hutu ethno-nationalist version of history. Rwandan writer Benjamin Sehene describes the period of the Hutu republics as one of “growing amnesia, dominated by the law of silence, of the unspoken, of memories collectively repressed.”7

Yet despite the hegemonic discourse, important historical writing did take place. The Maquet vision of pre-colonial harmony was discredited by new research. Ubuhake, (service in exchange for cows - the basis of Tutsi-Hutu relations according to Maquet) was shown to be only one form of clientship. Control over land was much more important, and as Pottier summarizes, “the vast majority of the population, Hutu and Tutsi, had had virtually no control over their land and labour power.”8

1 Déo Byanafashe, “Politisation des antagonismes et des attentes au Rwanda (1957-1961),” in Rwanda: Identité et citoyenneté eds F. Rutembesa, J. Semujanga and A. Shyaka. (Butare: Université Nationale du Rwanda, 2003) 104, note 17, citing Filip Reyntjens, Pouvoir et Droit au Rwanda: Droit public et évolution politique, 1916-1973 (Tervuren : Musée royal de l'Afrique centrale, 1985) 250. 2 C. M. Overdulve, Rwanda: un peuple avec une histoire (Paris : Harmattan, 2003) 116-118. 3 For the text of the “Note” or “Manifeste” see Overdulve, Rwanda: un peuple 98-111. 4 Byanafashe, “Politisation” 99-101. 5 Byanafashe, “Politisation” 101 6 J. P. Harroy, Rwanda: de la féodalité à la démocratie 1955-62 (Brussels: Hayez, 1984). 7 Benjamin Sehene, “Rwanda’s collective amnesia,” UNESCO Courier (1999) No. 12. 8 Pottier, Re-Imagining 13, citing Catharine Newbury, Cohesion 13.

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Rwandan historian Ferdinand Nahimana wrote a doctoral dissertation in which he demonstrated that some Hutu kingdoms were annexed during the colonial era.1 (Years later, Nahimana became director of the extremist radio RTML. He was convicted of genocide by the international tribunal in 2003.)

In 1987, historian Emmanuel Ntezimana attacked the orthodoxy of the day, arguing that the three old hereditary social categories—Tutsi, Hutu and Twa—were not different ethnic groups. He denounced “the absurdity of certain debates on the part of supposedly well-read people who aim to take exclusive ownership of earlier civilisations.” 2 His opinions were rebutted by the magazine Kangura, which preferred the orthodoxy according to which the Twa had arrived first, followed by the Hutu, and last of all the Tutsi. The nomadic Twa could not have created “social organisation.” The Hutu, who cleared the land, were the true founders of Rwanda. “Who has the right to change the history of the country?” the magazine demanded.3

The Rwandan Patriotic Front (RPF) invaded Rwanda from Uganda in 1990, beginning a four-year civil war that culminated in the genocide. Pottier denounces “knowledge construction by the Rwandan Patriotic Front.”4 Based on the interpretation of Maquet—one of the few English-language works available to the exiles—the RPF began promoting the image of a prosperous, harmonious pre-colonial Rwanda.

An important step in consolidating the new RPF orthodoxy took place between May 1998 and March 1999, in the office of then President Pasteur Bizimungu (a Hutu). In the report on the series of “reflection meetings”, “The Unity of Rwandans” figures as chapter one, followed by chapters on democracy, justice, the economy, and security. In chapter one, some of the main points later presented by President Kagame are set forth:

Before colonizers arrived in Rwanda, Rwanda was a Country which had developed its governing structures, all its citizens feeling that they were together, that it was their Country which they were protecting together and expanding when it was necessary (sence [sic] of national identity)…The meeting found out that in the history of anti-colonial Rwanda, there had never been war between Hutus and Tutsi, or between Tutsis and Twas or between Twas and Hutus, as nowadays there are journalists who say that the war between Tutsis and Hutus has been existing for too many years. Wars which took place in Rwanda were aimed at fighting enemies or expanding its borders.5

The assembled politicians, military leaders, and academics apparently reached a consensus on “national unity” as well as democracy and justice. This consensus forms the basis of the new, semi-official history of Rwanda. It has been complemented by recent scholarship, notably the work of David Schoenbrun, demonstrating the presence in the Great Lakes region of Cushitic cattle-raisers and Bantu agriculturalists, for several millennia. 6 This is seen as decisive refutation of the claim that the Tutsi arrived recently. Other recent scholarship, notably by Jan Vansina and Catharine Newbury is ignored or resisted. I turn next to Vansina for a list of challenges to the new orthodoxy.

Vansina’s challenge

1 Nahimana, Le Rwanda. 2 E. Ntezimana, “Histoire, culture et conscience nationale: le cas du Rwanda des origines à 1900,” Etudes rwandaises, no. 4, (July 1987) 488-489, cited in Chrétien, Médias 84-85. 3 Kangura, no. 4, (November 1990) 21, cited in Chrétien, Medias 109. 4 Pottier, Re-Imagining chapter 5. 5 Rwanda, Office of the President, Report on the Reflection Meetings Held in the Office of the President of the Republic from May 1998 to March 1999 (Detailed Document) (Kigali: August 1999) 18. 6 David Schoenbrun, A Green Place, A Good Place: Agrarian Change, Gender, and Social Identity in the Great Lakes Region to the 15th Century (Portsmouth, New Hampshire: Heinemann, 1998).

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In the terminal colonial period, the Institut de Recherche Scientifique en Afrique Centrale (IRSAC) launched a massive research project to collect regional versions of Rwandan history. Jan Vansina published a preliminary synthesis in 1962, then returned four decades later with a comprehensive interpretation. In Le Rwanda ancien he called into question many points in both the colonial orthodoxy as adapted by the Hutu regimes, and in the RPF’s revised history.1 I will comment on some of the most important of these interpretations of Rwandan history to 1900, juxtaposing them to Fr. Kagame’s colonial orthodoxy as summarized by Fr. Muzungu. Then I will refer to other problems concerning colonial history.

1. “There never were any massive immigrations of Twa hunter-gatherers, of Hutu cultivators and of Tutsi pastoralists, since these social categories developed little by little, on the spot, to classify people already there.” 2

The trope of the three migrations lies at the heart of the colonial orthodoxy as crystallised in the writings of de Lacger, Kagame and others, and conserved in the post-colonial orthodoxy of the Hutu republics. The website of the banned political party Mouvement Démocratique Républicain (MDR) presents such a history.3 The MDR’s persistence in disseminating this version presumably was one of the factors leading to its being banned on the eve of the presidential elections of 2003.

Muzungu summarises recent archaeological findings, from which he concludes that nothing indicates that “our present populations” had an “external” origin. However he immediately qualifies this sweeping assertion by writing that it was in “a second phase of peopling of the Rwandan territory that migratory movements would bring in populations of diverse origins, and in different periods.”4 He cites the Nyiginya, Rwanda’s ruling clan, among immigrant populations from Uganda.5

Muzungu (born 1932) is attempting to cleanse Kagame’s version of Rwandan history by stripping it of Tutsi-Hutu conflict. In contrast, younger Rwandan scholars reject the orthodox version with its recent Tutsi migration. They cite the work of archaeologists and the historical linguistics of Schoenbrun in support of an alternative version. However, they appear reluctant to abandon the notion of successive waves of migration. Kanimba Misago cites Schoenbrun to make the Bantu wave of migration reach the Great Lakes region later than the Cushitic cattle-raisers. 6 Vansina’s assertion that the social categories Tutsi, Hutu, and Twa “were elaborated little by little…” has neither been accepted nor challenged. The connection of Hutu with migrating Bantu cultivators and Tutsi with Cushitic pastoralists is assumed.

2. “No one fell from heaven and there never was a historic personage named Gihanga (the creator), founder of an immense kingdom.” 7

Prior to the European reworking of Rwandan history in terms of three waves of migration, the founding of Rwanda was explained by a myth according to which Sabizeze, founder of the Nyiginya line, was born in heaven and his body pulled miraculously from a jar of milk. His father Nkuba (thunder) did not want to recognise the child. So Sabizeze left heaven to live here on earth. He brought with him his sister Nyampundu (“cries of joy”), his brother Mututsi, and a couple of “faithful Twa servants,” cows, goats, and chickens. Kagame and his disciple have no trouble recognizing this

1 Jan Vansina, “L'Evolution du royaume rwanda des origines à 1900,” Académie royale des Sciences d'Outre-Mer 52/3 (1962); Vansina, Rwanda ancien. 2 Vansina, Rwanda ancien 249. 3 Mouvement Démocratique Républicain, MDR, les grandes lignes de l’histoire du Rwanda. (www.mdrw.org/histoirerwa.htm) Accessed 15 July 2005. 4 Muzungu, Histoire 296. 5 Ibid., 296-298. 6 C. Kanimba Misago, “Peuplement ancien du Rwanda: à la lumiére de récentes recherches,” in Rwanda: Identité et citoyenneté eds F. Rutembesa, J. Semujanga, et al. (Butare: Université Nationale du Rwada, 2003) 70. 7 Vansina, Rwanda ancien 249.

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as a myth of origins, deriving Nyiginya power from heaven.1 Muzungu, anxious to avoid reviving Hutu-Tutsi conflict, shies away from the implication that the Tutsi as a group “fell from heaven” to become rulers over the Hutu.

To Kagame and Muzungu, Gihanga was the title of a real person, or a title born by a series of persons. He established four successive royal residences, “two in the present Congo-Kinshasa and two others in Rwanda.”2 One of the sons of Gihanga supposedly inherited the kingdom of Rwanda, another Ndorwa (in the north, now divided by the Ugandan border), and a third Bugesera (in the south, now divided between Rwanda and Burundi). Two other sons founded the dynasties of Bunyabungo (the present Bushi, in Congo) and Bushubi. Recent research suggests that belief in Gihanga remains strong, particularly among older Rwandans.3

3. “The Nyiginya kingdom is much more recent than one had thought; it dates only from the middle or end of the 17th century... Modern Rwandan culture is not the inheritor of an atavistic gift for organisation or for centralisation.” 4

Rwandans like to think that their state is very old. Rather than compare the chronologies of Vansina, Kagame, and Léon Delmas, Muzungu simply opts for his compatriot Kagame.5

Kagame and other colonial history makers did their work well. Most secondary and tertiary sources refer to five centuries of history. The Bahutu Manifesto opted for nine centuries—apparently accepting Kagame’s date of 1091 for Gihanga—as though recent oppression were greater for being older.

4. “Neither the first king nor his immediate successors conquered all of Rwanda and the history of the Nyiginya kingdom is not synonymous with that of Rwanda.”6

Both Vansina and Muzungu devote several chapters to Nyiginya annexation of rival states, a process that began in the seventeenth century according to Vansina and in the fourteenth century according to Muzungu and Kagame. As regards the “conquest of the North-West,” Muzungu describes supposed conquests extending to the shores of Lake Kivu, carried out by Yuhi II Gahima, 12th king, 1411-1477. Gahima allegedly committed the error of leaving in place the rulers of the principalities of the “Kiga” (mountain people), requiring only that they pay taxes to the centre. Muzungu remarks mildly that “the book of Ferdinand Nahimana, Rwanda: Emergence d’un Etat is a useful reference to the study of the particularities of the region,” although the author did not take into account Gahima’s policy.7 Nahimana in fact went much further, maintaining that several states of the northwest did not pass under control of the central administration until the early twentieth century, with German and Belgian aid.8

5. “The kingdom did not possess an impersonal administration, homogeneous and centralised.” 9 Conquests and internal changes did not proceed from a plan, carefully worked out by the king and his advisors.

1 Muzungu, Histoire 73-74. 2 Ibid., 76-79. 3 E. Ntangana, “Le discours sur le peuplement au Rwanda à travers les perceptions de la population rwandaise,” Peuplement du Rwanda, enjeux et perspectives. Cahiers du Centre de Gestion des Conflits no. 5(2002) 114. 4 Vansina, Rwanda ancien 249. 5 Muzungu, Histoire12-13, citing Léon Delmas. Généalogie de la noblesse (les Batutsi) du Ruanda (Kabgayi: n.d., 1950). 6 Vansina, Rwanda ancien 249. 7 Muzungu, Histoire 126-127, citing Nahimana, Rwanda. 8 Nahimana, Rwanda 289-314. 9 Vansina, Rwanda ancien 249.

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Contemporary Rwandans tend to see the highly centralised state that emerged from colonial reform as having existed in that form for many centuries. The Mortehan reform of the late 1920s (named for the Belgian resident who undertook it) instituted a French-style structure in which each province had the same relationship to the centre and to its subdivisions. Such a reform was impossible until colonial forces and those of their ally or subordinate the mwami had conquered the various independent or semi-independent microstates of western Rwanda. It is ironic that President Kagame and his followers criticise the colonialists for having introduced division into Rwanda, since the colonialists transformed an idiosyncratic system of administration into a much more standardised one.

6. “Abundance and order” did not characterise the old Rwanda. It is false to think that everyone was happy in his place in the social hierarchy and lived in peace under a wise king. 1

Abundance and wellbeing are central to the argument of the current authorities. One of my students referred in an essay to a “land of milk and honey.” Colonialism was not designed to advance the welfare of Rwandans, but its legacy cannot be assessed on the basis of stereotypes such as these. As regards order, Vansina presents a convincing picture of nineteenth century Rwanda as prey to disorder and to growing tension between Tutsi and Hutu. Most of the errors he identifies, including this one, involve projecting the present into the past and regarding that past through rose colored glasses.

Similar problems arise concerning the colonial period: the first six decades of the twentieth century. My Rwandan students are virtually unanimous in asserting that Africa was divided at the Berlin Conference of 1884-85. They seem not to know that the conference set groundrules for the division of Africa, but did not for the most part rule on territorial claims. This is strange, since one of their professors—Célestin Kalimba—wrote an article for a history department seminar setting out the various negotiations on Rwanda’s frontiers that continued until 1910.2 For nationalist purposes, it is important to be able to claim that Rwanda lost one-third of its territory at Berlin, and that the partition took no acount of political or ethnic realities on the ground. There are several problems here. First, the Rwandan state of 1885 comprised a core under direct rule as well as fringe areas where the mwami was prestigious, but did not rule. Moreover, it is an error to generalize about Rwanda’s borders. Shyaka defines borders as “places where [various] social environments meet.” He argues that the borders of Rwanda were located where the Rwandan space “met the Mushi in the West, the Murundi in the South, the Munyankole in the North and the Munyambo in the East.”3 This seems accurate as regards the south, where Rwanda and Burundi were engaged in a long-term, zero-sum conflict. However, in the southwest, small states lay between Rwanda and Bushi. In the north, there apparently was a transition zone between Nkole and Rwanda.

The assertion that the partition took no account of politico-ethnic realities is invalid. Under the rules laid down at Berlin, colonial dominions were delimited by negotiation between or among colonial powers, in which politico-ethnic realities were taken into account. In the north, Germans and British argued about whether Bufumbira was part of Rwanda. In the east, Rwanda lost its province of

1 Vansina, Rwanda ancien 249. 2 P. Célestin Kalimba, “Le Rwanda: les frontières,” in Les Défis de l’Historiographie rwandaise ed. Déogratias Byanafashe, (Butare: Université Nationale du Rwanda, 2004) 150-159; Sybil E. Crowe, The Berlin West African Conference (Westport, Connecticut: Greenwood, 1970); and Simon Katzenellenbogen, “It didn’t Happen at Berlin: Politics, Economics and Ignorance in the Setting of Africa’s Colonial Boundaries,” African Boundaries: Barriers, Conduits and Opportunities eds P. Nugent and A. I. Asiwaju, (New York: Pinter-Cassel, 1996), 21-34. 3 Anastase Shyaka. “La genèse des conflits dans les pays d’Afrique des grands lacs: Rwanda, Burundi, RDC et Ouganda.” in Peuplement du Rwanda: Enjeux et perspectives (Cahiers du Centre de Gestion des Conflits) No. 5, (2002) 135, citing P. C. Kalimba, “Les frontières du Rwanda,” 1999 (published as Kalimba, “Le Rwanda: les frontières” in Byanfashe, Les défis, see note 49).

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Gisaka to the British who were going to build their Cape to Cairo railroad across it. It was restored to Belgian-ruled Ruanda-Urundi precisely because of politico-ethnic realities.1

Controlling the past

In the aftermath of the genocide, observers noted two diametrically opposed versions of pre-colonial history. For Hutu, it was a period of feudal oppression. For Tutsi in contrast, it was a lost Eden.2 Both versions are oversimplifications, dating from the colonial era. Since then, one of the communities has lost its ability to propagate its vision of the past, whereas the other has taken its place in the driver’s seat.

The idea that political power includes the capability of writing or rewriting history is nothing new. Orwell expressed it through a chilling slogan, “Who controls the past controls the future; who controls the present controls the past.”3 Since 1994, the RPF has enjoyed a decade of political dominance, during which time it has moved slowly to impose its version of the past, presumably so as to “control the future.”

The RPF approach is indirect but typically Rwandan. The authorities have made known what the appropriate history is through mechanisms such as President Bizimungu’s “reflection meetings” and President Kagame’s speech in Nigeria. They have made it clear that “divisionist” speech will not be tolerated, through the measures taken against the MDR party and against the country’s main human rights organization, LIPRODHOR (Ligue rwandaise pour la promotion et la défense des droits de l’homme - Rwandan League for Promotion and Defence of Human Rights).4 Given an outline of a non-divisive history, and examples of the dangers of non-cooperation, it seems likely that some of the country’s intellectuals will cooperate in filling in the outline of Rwanda’s new history. Those who disagree probably will “keep silent to live another day.”5

The new history outline is being put to use. In solidarity camps (ingando), incoming university students, Hutu ex-combatants and other sensitive categories of the population are instructed on Rwandan history among other topics.6 A public institution, the Forum for Concertation of Political Formations, provides training courses for political party leaders and staff. The curriculum for the first course includes major types of political regime and structure and functioning of a political party. More surprising, except in the context of post-genocide Rwanda, is the sixth theme, “Process of Constitution and Consolidation of the Rwandan state” with two sub-topics: “Analysis of the Interpretations of the History of the Peopling of Rwanda,” and “Process of Constitution of the State and of Systems of Government in Rwanda.” Suggested speakers on the sixth theme include Prof. Kanimba Misago (Archaeology), Prof. Gamaliel Mbonimana (History) and Brigadier-General Frank Rusagara.7 One hopes that the authors of the outline recognize the gap between peopling (thousands of years ago) and state formation (during the past few centuries). Presumably party leaders and cadres will emerge with a clear idea of what to say and what to avoid saying, about the history of their country.

It would be unjust to lay all the blame for the failure to produce an up-to-date national history on the shoulders of the central government. Part of the problem derives from the composition of the post-genocide history department at the National University. The history department has had to work

1 Rumiya, Rwanda sous le régime 87-129; W. R. Louis, Ruanda-Urundi, 1884-1919 (Westport, Connecticut: Greenwood, 1979). 2 C. Braeckman Terreur africaine. Burundi, Rwanda, Zaïre: les racines de la violence (Paris : Fayard, 1996). 3 George Orwell, 1984 (New York: Harcourt, Brace & World, 1949). 4 B. Uzaramba, “Affaire Liprodhor, Les accusés rétorquent,” Amani 54-55 (2004) 16-17. 5 D. M. Gasana, “Keeping silent to live another day,” Rwanda Newsline (15-22 September, 2004) 8 6 A. Birungi, “The A to Z of Ingando,” The New Times (1-2 November 2004) 7. 7 Forum de Concertation des formations politiques, Thèmes du programme de formation politique (unpublished document, Kigali, 2004).

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with whatever historians were available, whether Anglophone or Francophone, whether specialising in pre-colonial, colonial or post-colonial history. Inevitably, there were gaps.

The department held a seminar on Rwandan history in December 1998. Twenty-two papers were received and published in mimeographed form without revision. These papers constitute a useful baseline for the state of knowledge and understanding of Rwanda’s past as of that date.1

However, the quality is very uneven. Some authors are writing on topics they have mastered, for example Paul Rutayisire on “Rwandan Catholicism on trial”. 2 Others reproduce dubious arguments from earlier writings, such as the presentation of the mythical Gihanga as fact.

Participants in the seminar expressed the wish that a journal of Rwandan history be published. Instead, much of the discussion of Rwanda’s history has taken place in the meetings and publications of the University’s Center for Conflict Management (CCM).

Rwanda remains overwhelmingly dependent upon foreign aid, but care is taken to ensure that aid in the area of history and social science does not dilute the ability to “control the past.” Two examples may suffice. The US Agency for International Development (USAID) assisted the National University of Rwanda through a sub-contractor, the University of Maryland (UMD). Maryland implemented projects in several areas, including computer technology, distance learning, and the CCM. Late in 2003, at the end of the grant period, the CCM and UMD co-sponsored a seminar on the legacy of the genocide. During the seminar, foreign researchers whose papers went against the accepted view of the past were criticised by Rwandan colleagues, some even being accused of genocide denial. Their offence may have been to give a voice to silenced sectors within Rwandan society. The papers of the meeting have yet to be published.

A multidisciplinary team from the University of California, Berkeley, received financing from the US Institute of Peace for a project on writing a new history curriculum for Rwanda’s schools.3 Implementation included organisation of a seminar in Kigali, with Rwandan and American participants. The seminar allegedly was told by a representative of the Ministry of Education, “Foreigners will not write the curriculum.” 4

The desire to retain control over debate on key issues—the genocide above all—and developing the curriculum is understandable. The usefulness of nationalism in justifying such control is evident. What is unclear is the extent to which the monopolisation of public discourse will lead to acceptance of the ideas being promulgated or even to another bout of “amnesia” of the sort identified by Sehene. 5

Thomas Turner Université Nationale du Rwanda

Butare

1 Département d'Histoire, Université Nationale du Rwanda, Rapport de Synthèse. Séminaire sur l'Histoire du Rwanda (stenciled document, Butare, 1998). Published as Byanafashe, Les défis, 2004, see note 49. 2 P. Rutayisire, La christianisation du Rwanda (1900-1945) (Fribourg: Université de Fribourg, 1987). 3 S. Freedman, H. M. Weinstein, et al., “Education for Reconciliation in Rwanda: Creating a History Curriculum after Genocide,” (unpublished document, n. d.). 4 Personal communication. 5 Sehene, Collective Amnesia. See note 27.

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ÉTAT DE LA QUESTION SUR LE CONFLIT KATANGAIS-KASAÏEN DANS LA PROVINCE DU KATANGA (1991-1994) (Donatien DIBWE DIA MWEMBU)

Commentaires d’Erik Kennes

INTRODUCTION

Le journaliste danois Peter Tygesen m’a dit un jour qu’il ne connaît aucun pays en Afrique où l’histoire joue un rôle aussi important dans la vie politique et même quotidienne. Si tel est le cas, comment comprendre ce phénomène ?

On a, en effet, l’impression que le recours à l’histoire au Congo est souvent, implicitement ou explicitement, la nostalgie d’un temps meilleur et un repère critique avec laquelle on juge l’époque dans laquelle on vit à présent. Ce recours à l’histoire ne serait-il pas également une réaffirmation constante de problèmes toujours esquivés et non résolus ? Le problème de la population rwandophone au Kivu est un exemple éloquent ; demeure le fait qu’on ne situe pas toujours le problème au niveau où il doit trouver sa solution. Les instruments pour les résoudre ne sont pas créés ou ont disparu. En Ituri, les conflits ont acquis leur dimension sanglante avec la disparition du système de justice. On s’installe – en partie délibérément – depuis des dizaines d’années dans le provisoire. On s’y installe, car personne ne veut gâcher ses chances aujourd’hui pour les sacrifier à un hypothétique lendemain qui ne chantera peut-être jamais. Ce problème classique de la difficulté de l’action collective est renforcé considérablement par un problème d’imagination collective : est-ce qu’on dispose encore des ressources créatives nécessaires pour s’imaginer une alternative ?

On est forcé de revenir à la même formulation générale du problème : la disparition de l’état signifie la disparition d’une partie tierce et neutre qui peut prendre position par rapport aux parties en conflits. Les détenteurs du pouvoir de l’état ou de l’administration y prennent partie et font exploser le potentiel conflictuel et identitaire. L’économie s’est effondrée et ne constitue plus une voie d’avancement social indépendante de la politique.

Le poids de l’histoire est particulièrement lourd au Katanga et totalement dominée par la sécession katangaise. Cette mémoire de la sécession fait l’objet d’une manipulation constante, consciente ou inconsciente, des données historiques. De ce point de vue, une relecture de certains points de cette histoire peut être révélatrice ; par exemple, une relecture des relations entre les Luba-Katanga et les Luba-Kasai avant et pendant la sécession katangaise nous donne une image très différente que celle qui nous fut montrée sous Kyungu wa Kumwanza. Mais est-ce que la vérité suffit dans des problèmes qui sont probablement tout d’abord d’ordre social et politique – surtout dans le cas d’espèce.

Si le problème katangais-kasaien est d’abord d’ordre social, force est de constater que le soubassement structurel de ce problème s’est effondré. Où est encore, aujourd’hui, la Gécamines, source des inégalités sociales ? La disparition de cette structure (et du rêve qui l’animait) peut mener à des micro-conflits interminables. Même s’il y a une perspective de remplacement de l’ancienne Gécamines par des entreprises minières qui peuvent redonner vie à l’économie katangaise, ces entreprises – dans une certaine mesure contrairement à la Gécamines – ne peuvent pas résoudre le problème de la gestion politique.

Quand on revient à ce problème, on se trouve confronté à une réalité historique qui n’est pas que mémoire : les élections au Congo n’ont jamais contribué directement à un changement politique en profondeur. Les armes et la violence ont toujours été plus puissantes. Le mouvement non-violent créé à partir des années ’80, la société civile, avec toutes ses ambiguités, reste le seul soubassement structurel réel d’un renouveau, aussi fragile soit-il, et dans l’absence de véritables partis politiques. Ses potentialités n’ont pas trouvé leur relais au niveau de l’état et, de ce point de vue, l’incorporation de la société civile comme telle dans les institutions de la transition ont fortement contribué à sa démobilisation.

Cependant, il serait fort risqué d’attendre la résurrection de l’état et l’économie avant de s’attaquer au conflit Kasaïens-Katangais. La difficulté réside dans le fait qu’un problème d’origine sociale au Katanga est devenu un problème politique au niveau national. La lutte se joue en même temps au niveau national et au niveau provincial.

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Au-delà de ce nœud politique, on peut se poser la question du rôle que peut jouer une nouvelle lecture de l’histoire pour la problématique concernée.

A. CONSTRUCTION POSITIVE DE L’IDENTITÉ KATANGAISE : MÉMOIRE DE LA SÉCESSION

La conscience katangaise est une conscience provinciale, et en tant que telle elle a un rapport ambigu aussi bien à l’ethnie qu’à l’état. Même si on peut déceler des traits culturels communs à l’espace katangais, la « katangaïté » est héritière de la structure administrative de l’état colonial et revendiquée comme telle. Le Katanga sécessionniste n’essaya pas de répondre à une revendication culturelle, mais prit la forme d’un Etat à caractère autoritaire. Son rapport à l’état central est tout autant ambigu, et oscille entre séparation et revendication d’autonomie. Cette ambiguïté est évidemment liée à son poids économique dans l’ensemble de l’état congolais et aux liens structurels qu’elle entretient avec la capitale.

La première « mémoire katangaise » fut blanche, et bel et bien celle des colons qui se souvenaient d’une période de plus grande autonomie administrative avant la réforme de 1933. A en croire le témoignage d’un militaire haut placé, l’union minière jouait déjà vers 1955 avec l’idée d’une sécession ou au moins autonomie. Les pressions pour une autonomie et finalement sécession katangaise se renforcèrent avec la perspective sur un gouvernement national « communiste » sous Lumumba.

La mémoire politique des acteurs congolais, si elle voulait être efficace dans un contexte d’approche de l’indépendance, ne pouvait être que précoloniale. Ce sera surtout la Conakat qui réussira à reconstruire cette mémoire. Les dirigeants de la Conakat jouèrent un jeu subtil avec l’ethnie. Comme élite « moderne » ils étaient des concurrents pour un pouvoir traditionnel dont le pouvoir colonial découvrit soudainement l’utilité politique dans ses efforts de contrecarrer les nouveaux politiciens des villes. Cependant, Tshombe réussit finalement à se prévaloir du prestige du Mwant Yav tout en le neutralisant politiquement. Depuis l’élection de Gaston Mushidi en juin 1963, la famille Tshombé réussit même à récupérer le pouvoir traditionnel chez les Lunda jusqu’aujourd’hui. Son objectif était le pouvoir de l’état ; les chefs n’avaient aucun pouvoir réel dans le Katanga sécessioniste. Ainsi, si la Conakat était une confédération des associations tribales, elle s’identifiait finalement avec les structures d’un état autoritaire.

La Balubakat, association culturelle dès son origine, ne s’est jamais directement référé à un empire Luba qui serait à reconstruire : elle était fortement handicapée par l’alliance du grand chef Luba Kasongo Niembo avec la Conakat. Pourtant, la mémoire du passé commun fut sans aucun doute très vivante, comme en témoignent les chansons de la Balubakat (qui se réclament de la terre des ancêtres) ainsi que l’extrême rapidité avec laquelle le Nord-Katanga se mobilise contre la Conakat en août-septembre 1960.

Après la fin de l’aventure sécessionniste, sa mémoire fut évidemment symbolisée par Tshombe mais aussi par la gendarmerie katangaise qui deviendra l’unité des « Tigres » en Angola. Par leurs deux révoltes en 1966-67 et par leurs deux attaques contre le régime de Mobutu en 1977-78, ils gardaient vivante la mémoire d’un état fracturé, d’une ère de prospérité économique pour le Katanga, et du devoir de vengeance pour la mort de Moïse Tshombe en 1969. Cette mémoire existait au Congo, mais fut également entretenu au sein des tigres mêmes.

Un deuxième facteur, tout aussi important, est constitué par la répression sous Mobutu. Etant donné que la légitimité de son régime se fondait sur une continuelle relecture de l’histoire des rébellions et sécessions et du rôle de « pacificateur » qu’il y a joué, la sécession ne fut pas seulement constamment rappelée à la population mais fut aussi un excellent prétexte pour organiser une vaste répression au Katanga. Cette répression, qui se focalisé essentiellement contre les « sudistes » sécessionnistes, renforça considérablement la mémoire de la sécession comme celle d’un âge d’or.

Cette mémoire fut habilement manipulée par Kyungu wa Kumwanza. Lui-même originaire de la région d’Ankoro, et donc d’un des noyaux durs de la lutte de la Balubakat, reprit à son compte le discours de la Conakat et se rangea ainsi derrière la Balubakat pro-Conakat du Grand Chef Kasongo Niembo de Kamina et d’Evariste Kimba. Même quand il créa son nouveau parti Unafec, le journal du parti « Le Fédéraliste » le présenta comme le nouveau Moïse Tshombe, à un moment où son parti

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d’identifia de plus en plus avec le Nord-Katanga. L’Uferi recruta également un nombre de « tigres » en Angola.

Si cette mémoire de la sécession fut portée par une coalition entre le Nord, symbolisé par Kyungu, et le Sud Katanga, symbolisé par Nguz Karl I Bond, elle ne tarda pas à révéler ses ambiguïtés en pratique. De nombreux actes de ses dirigeants contredisaient leur discours officiel (alliance avec Mobutu, commerce privé avec le Kasai, défense au Conclave de 1993 d’un projet constitutionnel plus centralisateur que celui de la CNS, intégration des « tigres » dans la Garde Civile…) et montraient la réelle fonction de la mémoire de la sécession : celle d’un instrument dans les négociations avec le pouvoir central, en se faisant incontournable au Katanga.

L’arrivée au pouvoir de Laurent Kabila embrouilla considérablement les pistes. Elle signifia le retour de l’héritage de la Balubakat lumumbiste des années ’60. Même si les proches de Laurent Kabila furent surtout ses copains d’affaires, les recrutements dans l’armée se firent dans la filière Lubakat. Fait remarquable, Kabila ne voulait ou ne pouvait pas s’attaquer de front à la constellation toujours forte autour de Kyungu wa Kumwanza, de peur de perdre sa base katangaise sur laquelle il espéra se replier en cas de nécessité. Sur d’autres plans, aucune référence, même implicite, à la sécession : la loi sur l’administration territoriale de 1998 introduit un système centralisateur absolu.

On pourrait penser que Laurent Kabila allait symboliser le retour de tous ceux qui furent évacués du pouvoir par Mobutu ; et dans son recrutement politique et militaire, il montre qu’il est conscient de cet héritage. Mais il est également révélateur que Kabila ne fait guère référence, dans ses discours et apparitions publiques, à Mulele ni même à Lumumba. Kabila ne fait finalement référence qu’à lui-même.

Avec l’avènement de Joseph Kabila, on pouvait espérer qu’avec la disparition de la génération des années ’60, une nouvelle page serait tournée dans l’histoire du pays. Curieusement, on assiste de nouveau à une surcharge d’histoire : des enfants de l’élite mobutienne qui jouent un rôle central, des références continues à l’une ou l’autre bribe d’héritage du passé de Kasa Vubu, de Mobutu ou de Kabila, le tout mélangé dans un opportunisme illimité ou chaque acteur estime avoir droit au pouvoir. Les structures de l’état et de l’économie formelle ayant quasiment disparu, le soubassement structurel de la mémoire semble avoir disparu. Au Katanga, l’effilochage des structures politiques et l’implosion des structures économiques font que la base même de la volonté d’autonomie katangaise a disparu. Une nouvelle économie minière voit et verra le jour, mais elle se limitera à une exploitation économique pure et simple et n’assumera plus les fonctions quasi-étatiques qui étaient les siennes pendant la période de gloire de la province. En ce moment, de nombreux projets miniers échappent d’ailleurs au contrôle étatique.

Ceci rend la gestion de la province du Katanga très complexe pour Joseph Kabila. Les sudistes sont très présents dans les cercles présidentiels (sécurité avec Samba Kaputo et Manda ; économie avec Katumba Mwanke) tandis que la population du Sud-Katanga se sent opprimée par ceux du Nord et elle n’est pas prête à fournir un soutien inconditionnel au président. Les nordistes constituent un socle potentiellement plus sûr pour Joseph Kabila, mais Kyungu fait tout pour négocier son soutien au président contre le PPRD. Consients du fait que les ressources minières se trouvent au Sud de la province, l’Unafec utilise une stratégie de la violence pour s’imposer au Katanga. Kabila même, impuissant de jouer le jeu complexe des alliances, est partagé entre une loyauté « katangaise » et la pression du Maniema à travers sa mère. Difficile de retrouver, dans cette situation complexe et changeante, une bribe de « mémoire de la sécession », si ce n’est qu’à travers l’opposition Nord-Sud qui s’est dangereusement développée au Katanga pendant ces dernières années. Une opposition qui voit le jour dès que la menace « extérieure », c.à.d. kasaïenne, a disparu.

B. CONSTRUCTION NÉGATIVE DE L’IDENTITÉ KATANGAISE : EXCLUSION DES « KASAÏENS »

La sécession katangaise et l’usage de sa mémoire sont immédiatement liés à l’exclusion des « non-originaires ». Pendant la sécession tout comme sous Kyungu Wa Kumwanza, l’identité katangaise fut tout d’abord construite contre les « Kasaïens », jouant ainsi deux identités ambiguës car provinciales l’un contre l’autre. Une fois la « menace » Kasaïenne écartée, les divisions internes entre le Nord et le Sud Katanga voient le jour.

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Il est remarquable que la revendication de l’identité katangaise est immédiatement une volonté d’exclusion. Dans la mémoire de la sécession telle que reconstruite sous Kyungu wa Kumwanza, on se réfère constamment aux consultations de 1957 comme la manifestation politique de la domination sociale des Kasaïens. A y regarder de plus près, on se rend compte que ces consultations n’avaient pas du tout un caractère ethnique ; les candidats ayant recueilli le plus grand nombre de voix dans un électorat fort limité furent considérés comme « proche des blancs » dans une procédure considéré comme étant « une affaire des blancs ». Les conflits n’ont commencé qu’avec la désignation des bourgmestres qui furent, on l’a répété des centaines de fois, non-originaires de la province.

Dans la mythologie katangaise, c’est l’article d’Alexis Kishiba, « Katangais où es-tu » qui inaugura le réveil katangais. L’article, paru dans la revue « Katanga » du 1er février 1958, traduit effectivement la peur de la domination par la couche socialement supérieure et considérée comme étant favorisée par les blancs et par leur gouverneur qui avait à l’époque des sympathies pro-Luba Kasai très prononcées. Nous citons

« On a demandé pour ton pas, à l’instar de toutes les autres provinces, l’autonomie, et cela sans toi, et qui sait, peut-être contre toi. Enfin, le statut des villes à Elisabethville capital du cuivre dans ton pays, vient de prouver que ton existence est problématique : aucun des tiens n’est bourgmestre. (….) Katangais, n’ignorez pas que la question de l’emploi des langues au Congo (langues indigènes) va se poser dans un proche avenir. Comme vous ne dites rien, on vous imposera une langue, qui ne sera peut-être pas celle qui est originaire de la province du Katanga. »

Est-ce que cette attitude fut renforcée par le colonat, qui voulut s’allier avec les groupes socialement moins puissants pour mieux les contrôler après l’indépendance ? Cette stratégie fut certainement appliquée avec les chefs coutumiers dont on découvrit soudainement qu’ils représentaient une légitimité politique « indigène ». L’alliance entre le colonat et la Conakat ne survint qu’en 1959. Le 1er mai 1958, le même Kishiba exprime encore son inquiétude face à la perspective d’un Katanga autonome dominé par le colonat. Le 10 juin 1959, le manifeste de la Conakat déclare

« que le Katanga opte pour un état autonome et fédéré où les rênes de commande politique devront être entre les mains des Katangais authentiques et de toues les hommes de bonne volonté qui montrent et ont montré par leurs actes qu’ils collaborent sincèrement avec eux, pour le progrès et l’émancipation rapide du Katanga suivant les conditions qui seront bien déterminées par le futur gouvernement de l’état autonome katangais.(…) Que seuls les Katangais authentiques pourront représenter valablement le Katanga au sein de toutes les assises fédérales ».

L’Union Katangaise, instrument politique du colonat au Katanga, prône l’autonomie de la province. Afin d’apaiser la crainte d’une domination blanche dans un territoire séparé du gouvernement central, ils écrivent dans leur programme (en août 1958) :

« Nous admettrons comme membres effectifs tous les Européens, Belges et étrangers installés à demeure dans ce pays, privés ou salariés, et tous ceux qui ont décidé de le choisir comme nouvelle patrie. Nous admettrons de même tous les Africains originaires du Katanga et tous ceux des autres provinces ayant définitivement fait corps avec la population katangaise, et ce sur un pied de parfaite égalité ».

Tout en ne pas prônant l’exclusion le texte introduit néanmoins la distinction entre les « originaires » et les « non-originaires » du Katanga et ceci en août 1958.

Il faut avouer que l’association des Baluba du Kasai, la FEGEBACEKA, poursuivit une stratégie très affirmative et parfois violente. Elle contribua considérablement à alimenter la peur de la « domination Kasaïenne » dans la province. Sa dissolution imposée par l’autorité coloniale, le 10 novembre 1958, coincide avec la création de la Conakat. Cette dernière avait perdu un ennemi qui semblait légitimer en même temps son action.

Par contre, et ceci est essentiel, la Balubakat ne semble pas avoir eu une attitude anti-Kasaïenne pendant la sécession, avec les nuances qu’il faut apporter. Leur programme « considère

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comme Katangais tous ceux qui sont nés au Katanga ou qui y ont élu domicile, sans aucune distinction d’appartenance ethnique ou de conviction philosophique ou religieuse » (novembre 1959). Cet élément différence clairement la Balubakat de la Conakat. La Balubakat entre ensuite en alliance avec l’ATCAR qui regroupe les Tshokwe désireux de s’émanciper de l’autorité des Lunda ; et avec la FEDEKA qui regroupe les ressortissants Kasaïens. Cette dernière association, dirigé par le brillant et prestigieux Isaac Kalonji, fit suite à la FEGEBACEKA de André Kadima.

En général, la Balubakat à l’époque ne suivit pas une politique anti-Kasaïenne. Il y eut des incidents Luba-Kasai contre Luba-Katanga à Kamina lors de élections de mai 1960, mais Kamina est bien évidemment le fief de Kasongo Niembo et est pro-Conakat. Les Luba Kasai et les Luba Katanga se retrouvent ensemble dans le camp des Baluba à partir de septembre 1961. Il est vrai que l’alliance que Kalonji va conclure avec Tshombe a divisé les deux groupes, mais il ne semble que ce fut un conflit introduit d’en haut plutôt qu’un conflit imposé d’en bas. Ceci renforce l’impression que le conflit Kasai-Katanga est un conflit autour de l’accès aux ressources économiques dans les régions minières et dans les centres urbains (Kamina). Il serait fort intéressant de faire une étude comparative de l’origine et l’évolution de ce conflit dans les différents centres urbains et dans le milieu rural au Katanga.

C. CONCLUSION ?

L’histoire réelle des relations Luba-Kasai et Lubakat reste probablement encore à écrire. On peut se poser la question dans quelle mesure une relecture de l’histoire, qui met l’accent sur les ententes plus que sur les conflits, peut contribuer à apaiser ou résoudre des conflits et antagonismes. Elle présuppose de toutes les façons une volonté préalable de réconciliation.

Cependant, le conflit Luba Kasai et Luba Katanga, et plus généralement entre Kasaïens et Katangais, se situe actuellement dans une perspective différente qui est celle de la lutte pour le pouvoir au niveau national et les divisions internes de la province. La chasse aux Kasaïens, opération réussie sous Kyungu wa Kumwanza, devait inévitablement mener à un conflit Nord-Sud.

La chasse aux Kasaïens sous Kyungu wa Kumwanza fit bien évidemment partie de la stratégie anti-UDPS du président Mobutu et cet élément n’a pas changé. L’Unafec, craignant la perte de l’influence Lubakat dans l’entourage du président, s’organise pour acquérir une position dominante dans la province, quitte à négocier par après son soutien. Elle peut se prévaloir de constituer une force anti-UDPS, à condition de pouvoir capitaliser également la grogne sociale dans un contexte où le gouvernement ne gouverne pas.

La grande question, à ce niveau, est le rôle du Sud. Par crainte de la domination Lubakat, les partis du « Sud » défendent la division de la province et ont tendance à se tourner contre le gouvernement et la présidence. Cependant, aucun leader de poids qui pourrait unifier le Sud (et, mieux encore, toute la province) n’est encore apparu, et les petites ethnies risquent de négocier leur soutien directement avec la présidence qui devra jouer habilement si elle ne veut pas s’aliéner des Lubakat….

Le contexte structurel de l’antagonisme Luba Kasai – Luba Katanga a ainsi changé : il se fonde beaucoup moins que par le passé sur les inégalités sociales mais davantage sur la lutte pour le contrôle de l’appareil d’état. La « mémoire » pour les Lubakat n’est plus celle de la sécession, mais celle du régime de Laurent Kabila, perçu (sans doute en partie à tort) comme le règne des Lubakat.

Une réconciliation dans le cadre de la province, ne présuppose ainsi pas seulement une entente Kasai-Katanga, mais aussi une entente Nord-Sud. La grande pierre d’achoppement, à ce niveau, sera probablement la gestion des nouveaux contrats miniers et la redistribution de ses hypothétiques avantages sociaux. Aussi longtemps qu’une élite au centre monopolise ses bénéfices, il n’y aura guère de marge de manœuvre pour négocier une réconciliation.

Erik Kennes

Africa Museum

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MIGRATION, ENJEUX IDENTITAIRES ET CONFLITS DANS LA REGION DES GRANDS LACS AFRICAINS (Léonard N’SANDA BULELI)

Commentaires de Christian Thibon

Le texte présenté par le professeur Léonard N’Sanda Buleli sur « Les migrations, enjeux identitaires et conflits dans la région des Grands Lacs africains, le cas de l’Est de la République Démocratique du Congo : rapport sur l’état actuel de connaissances documentaires circulant dans la sous-région Est de le RD-Congo » est, à la fois, un état des connaissances sur les enjeux identitaires des conflits dans les deux Kivu et le Maniema en s’attachant plus particulièrement à la question de l’impact des migrations et de la géopolitique dans le Kivu, et une analyse des discours, des prises de position dans le contexte actuel (1994-1995), enfin une réflexion sur la production des discours identitaires, les lectures et analyses, les mémoires historiques qui les animent.

Ce travail s’appuie sur un corpus de données documentaires, une littérature grise écrite, mais aussi audiovisuelle accessible sur les sites d’internet ou véhiculée par les radios locales. Ce sont alors les divers environnements et contenus de ces discours qui sont successivement abordés : d’une part le rôle des vecteurs de communication que sont les radios, le réseau internet, le poids des « intellectuels », les institutions universitaires et les acteurs de la « société civile » (du moins certains d’entre eux qui écrivent , diffusent…dont les associations comme les mutuelles, les intellectuels, les réseaux universitaires), d’autre part les analyses les plus couramment avancées.

Cet ancrage dans l’actualité intellectuelle de l’Est de la RD-Congo s’autorise des rappels historiques sur les contentieux de l’ethnisation des sociétés et des ethnicités mais aussi de l’autochtonie bien avant les dates charnières de 1994 (la crise rwandaise) et 1996, dans le Sud Kivu et en particulier à Bukavu, dans le Nord Kivu et particulièrement à Rutshuru et dans le Masisi ; ce sont aussi le cas des débats sur la nationalité comme lors des consultations électorales durant la période de démocratisation-décompression autoritaire qui sont rappelés, des débats importants car ils ont figé, par la primauté de la chose écrite, la définition de cet épineux problème, point de passage obligé d’une négociation identitaire.

Enfin la communication, d’une façon plus prospective, s’attache à cerner les centres et réseaux, les initiatives universitaires susceptibles de formuler des réflexions et des propositions sur une « vivre ensemble », de négocier des identités que les derniers événements (dont la dernière rébellion militaire à Bukavu …) et les échéances ajoutées aux inconnues du calendrier politique n’ont fait qu’attiser.

Par ailleurs cette étude s’élargit au Maniema, cette comparaison est pertinente pour deux raisons, elle dévoile l’entrecroisement des jeux politiques et des enjeux identitaires de l’histoire du temps présent zairois puis de l’histoire immédiate congolaise commun aux deux espaces ; ce faisant, cette comparaison révèle la singularité dans les deux Kivu des pesanteurs démographiques des peuplements et migrations foncières, surdéterminés par la prégnance de la frontalière, par les enjeux géopolitiques de la Région des Grands Lacs sursignifiés par le chevauchement des discours inter-ethniques et nationaux. Plus généralement le problème de la mémoire …et de l’histoire reste sous-jacent à cette analyse, du moins la sollicitation de la mémoire et de l’histoire reste dominant dans les prises de position des acteurs, des intermédiaires culturels, des portes parole des communautés ou des identités.

Notons enfin que le texte apporte des éclairages sur des points, souvent occultés, associés à des institutions, à des espaces moins connus comme par exemple la question des Babembe, la région de Fizi, le Sud du Sud Kivu et leurs relations avec le Burundi, les migrations entre ce pays et le Congo, enfin l’histoire des institutions universitaires dont l’Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu, des sujets révélateurs de l’emprise des crispations et manipulations identitaires, mais aussi de la complexité des relations sociales et des identités, de leurs assises territoriales rurales et urbaines.

Sur ce texte qui est aussi une appréciation jointe à un état de lieux et des connaissances, qui fait suite à une mission sur le terrain, nous porterons les commentaires suivants en croisant cette lecture aux travaux, leurs hypothèses et analyses en cours au CREPAO sur les « Recompositions urbaines en sortie de crise en Afrique orientale », sur la ville de « Bujumbura au Burundi », sur les

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« Intellectuels en Afrique orientale » une démarche qui sera l’occasion de signaler les problématiques absentes.

Une première réflexion, au demeurant classique et à laquelle on ne peut échapper, porte sur ce que nous pourrions appeler les contraintes structurelles et leur pesanteur sur le présent, dans quelles mesures ces contraintes sont prégnantes et auraient-elles évolué ? La mise au point sur la pression démographique et les enjeux fonciers suscités par les migrations spontanées ou forcées, sur les intérêts économiques, commerciaux et leurs logiques mafieuses, parasitaires dans l’Est de la RD-Congo, sur la géopolitique sous-régionale présentée dans le texte gagnerait à prendre en considération d’une part les stratégies collectives et individuelles, les modes de survie peut-être plus complexes que les environnements économiques décrits, ce qui nous permettrait peut-être de comprendre les changements de comportements de certains acteurs plusieurs fois et à titre anecdotique soulignés dans le texte, d’autre part la réalité des conditions de vie et la résilience des populations. Entre la réalité catastrophique froidement décrite par les rapports internationaux, les bilans des ONG humanitaires, les travaux universitaires sur la situation économique, démographique et la dénonciation des mécanismes prédateurs ou explosifs, n’y a-t-il pas des formes, des expériences de recompositions à l’échelle de certains terroirs et de certains quartiers, du moins pour le Kivu, qui laisseraient espérer une sortie ce crise « par le bas », des recompositions à l’échelle des familles, des individus, de certaines institutions…. ou sommes-nous toujours dans un contexte régressif dominé par les seigneurs de la guerre et les logique de la prédation de l’économie-guerre, par les manipulations d’une balkanisation récurrente de l’Est du Congo. Cette réflexion sur l’existence de logiques rationnelles économiques, de la survie au marché, qui supposent une certaine interdépendance, ce « vivre ensemble » souligné par l’auteur et relevé dans la discussion, rejoint une autre question suscitée par le document mais à laquelle la communication n’apporte pas de réponse. De façon plus pratique et sans tomber dans une politique-fiction, il convient de se demander si on est dans un contexte de sortie de crise, si les élites y compris celles engagées dans les stratégies guerrières s’y prêtent….. et si les populations y croient… à ce sujet, les appréciations du texte et sa conclusion sur la « poudrière » sont plutôt pessimistes. Mais dans la mesure où une des hypothèses du présent séminaire et de la recherche envisagée est de travailler sur la pertinence ou non des négociations identitaires, on ne peut faire l’impasse sur une mesure de ces réalités structurelles vécus et sur une étude du contexte, de la conjoncture politique et sa conflictualité, c’est-à-dire sur la nature de ce « terrain de la déliquescence de l’Etat, de la sous éducation, de la sous information… », et des dynamiques institutionnelles en oeuvre.

Le deuxième point de commentaire renvoie à la gouvernance, le concept n’est pas cité, il est vrai que l’abus d’usage et parfois son instrumentalisation diplomatico-intellectuelle l’ont déprécié ; au demeurant l’objet du rapport n’était pas l’analyse de la situation politique actuelle, l’usage de ce concept-clé n’était donc pas attendu. Mais de façon pratique, l’analyse proposée se penche sur le rôle des intellectuels, des intermédiaires culturels, des médias, de la société civile au travers des mutuelles dont les discours relayent les acteurs politiques ; ce faisant, elle s’interroge sur cette bonne ou mauvaise gouvernance auxquelles se prêtent les discours, sur l’existence ou non d’un espace public. On ne peut alors se demander si les efforts des intellectuels, observés et décrits au travers de plusieurs initiatives, qui visent à dépasser une ethnicité ou une autochtonie-nationalité exclusives et qui souhaitent les dédramatiser, sont désespérés au regard de l’emprise des « pyromanes »ou contraire s’ils témoignent d’une volonté de dépassement, en phase avec une opinion publique - si celle-ci existe ou est en voie d’apparition- et en réponse à une demande sociale. Bien au contraire le rapport se montre critique, dénonçant cette trahison des clercs et leur rôle dans l’entretien d’une « sociologie des passions » que les acteurs politiques savent exploiter. A ce sujet, on regrette que le rapport n’aborde pas certains versants des sociétés civiles, certains secteurs (les religions et les églises, les autorités traditionnelles…) qui ailleurs dans les pays voisins ou dans des circonstances similaires sont très présents, sont sollicités ou se retrouvent au chœur d’expériences de dépassement des conflits, il n’aborde pas non plus la légitimité, la notoriété de ces acteurs entre religion et humanitaire ni sur leur contribution à ce qui pourrait être une reconstruction des élites. Certes les indications concernant les Eglises sont nombreuses bien que ponctuelles, elles dévoilent leur action plus qu’ambiguë, un double jeu déjà signalé dans le cas des mutuelles. Cette diversité des intellectuels est toutefois abordée au travers de la notoriété de ces nouveaux intermédiaires culturels que sont les

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radios, les chanteurs, les entrepreneurs de site internet, des indications qui nous mettent sur la piste d’une sociologie nécessaire des intellectuels.

On comprendra toute l’importance de cette relation trinaire gouvernance, intellectuels et identités dans une étude comparée des crispations identitaires car elle permet en fin de compte de mesurer les marges de manœuvres, voire l’autonomie, des intellectuels autant vis-à-vis des pouvoirs et acteurs politiques que vis-à-vis de leurs communautés, et surtout de l’autorité morale et affective de ces dernières.

Un troisième point suggéré par le rapport est l’entrecroisement des crispations identitaires nationales et ethniques, avec peut-être un scénario observé ailleurs en RD-Congo qui verrait l’autochtonie masquer ou faire taire les dissensions ethniques, régionales selon un processus de discrimination d’un groupe, une ethnie étrangère ou prétendu telle, ce qui nous ramènerait au nationalisme. Pourtant la grammaire de cette socialisation nationaliste, en œuvre ( ?), reste toujours la même, développant les mêmes crispations identitaires, la communauté nationale se nourrit alors d’une exclusion ethnique. Ce dilemme se retrouve étudié au travers de la question des Banyamulenge, des rwandophones du Kivu : à ce sujet, les débats sur la nationalité-citoyenneté, du moins sa première mouture écrite, sont révélateurs d’un blocage tant que la définition de la nationalité reste associée à l’antériorité, à l’enracinement coutumier du résident, tant qu’ils n’envisagent pas une citoyenneté construite, associative, un modèle idéal et contre-nature transcendant les allégeances communautaires qui autoriserait (et dépasserait) des négociations identitaires .

Christian Thibon Université de Pau

Et des Pays de l'Adour UPPA CREPAO

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LES IDENTITÉS RÉGIONALES ET ETHNIQUES DANS L'OUEST DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : BAS-CONGO ET KWANGO-KWILU (KIANGU Sindani)

Commentaires d’Isidore NDAYWEL È NZIEM sur les négociations identitaires dans l’Ouest du Congo : hier et demain

Au Congo, les premiers essais de lecture de la trajectoire nationale sont disponibles ; .j’y ai même inscrit une contribution1. Mais, fondamentalement, le travail est loin d’être fini. L’histoire appréhendée jusqu’ici est essentiellement celle « d’en haut », qui a mobilisé les acteurs de renom, de préférence dans la capitale, et dont les faits ont connu une forme de redistribution dans l’ensemble de l’arrière-pays. Cette première démarche était assurément indispensable, car elle a permis d’identifier les différents points de repère de cette histoire et d’établir d’indispensables balises la où elles devaient l’être. Pour franchir cette étape des préliminaires, l’écriture de l’histoire du Congo devrait rechercher l’indispensable renfort des histoires régionales. Il s’agira de réaliser une démarche qui s’apparenterait à une certaine forme d’approche « par le bas », incontournable pour enrichir l’approche « par le haut ». Je suis, pour ma part, convaincu que l’histoire « totale » du Congo ne pourra être autre chose qu’une synthèse dynamique des histoires régionales, replacées dans le contexte global de l’évolution générale.

C’est pourquoi j’apprécie l’approche du présent séminaire. Pace qu’elle porte sur les « constructions, négociations et dérives des identités régionales », elle nous aide à prendre le taureau par les cornes et à aborder la question des « fondamentaux » de nos sociétés - la problématique de l’ethnicité - qui nous renvoie à l’histoire de la longue durée et à l’histoire « d’en bas », comme l’illustrent les études de base qui se sont données à lire en vue de ce débat, celles de Donatien Dibwe dia Mwembu (Etat de la question sur le conflit katangais-kasaïen dans la province du Katanga), de Léonard N’Sanda Buleli (Migrations, enjeux identitaires et conflits dans la région des Grands Lacs africains) et de Ernest Kiangu Sindani (les identités régionales et ethniques dans l’Ouest de la République Démocratique du Congo).

Arrêtons-nous sur le texte de Kiangu. De manière incontestable, il a le grand mérite de nous servir de mode de lecture de l’ethnicité de l’ancienne province de Léopoldville, avec ses sous-ensembles reconnus, le Bas-Congo, la ville de Kinshasa et le Kwango-Kwilu et, en principe le lac Maindombe que l’auteur n’a pu aborder, sans doute en raison de son excentricité – on y reviendra plus loin- pour mieux se focaliser sur l’espace méridional de cette région. Son étude est originale par son effort de synthétisation d’une réalité complexe, celle des identités d’aujourd’hui, produites par dépassement des micro-identités d’hier, pourtant encore en éveil au sein de celles-ci. Dans une étude antérieure2, Kiangu a utilisé le cas de la ville de Kikwit comme paradigme à cette mutation de « l’ouest » congolais, démontrant comment une identité moderniste, celle du Kwilu, a pu émerger d’une base si composite et se doter des modes de regroupement spécifiques. Il en serait de même, peut-on conclure, du Kwango et du Bas-Congo, chacun possédant ses propres négociations identitaires, ses zones de conflit et, ses tendances à des dérives contenues tant bien que mal par des dynamiques internes qui lui seraient propres. A peu de choses près, le schéma de la pratique contemporaine de l’ethnicité serait le même dans l’ensemble de cet espace.

Pour être complémentaire à la démarche de Kiangu, je souhaite apporter des éléments de réponse à deux interrogations qui se dégagent de son étude. La première : comment justifier la construction d’une identité congolaise « de l’ouest » à partir de la multiplicité d’ethnies qui caractérisent cette région ? La deuxième : pourquoi la coexistence de tant d’ethnies ne produit-elle pas de conflits majeurs comme ceux survenus au Kasaï, au Katanga, au Kivu et en Ituri ? Avant d’aborder ces deux questions, il me paraît utile de rappeler l’état général de la régionalisation de la vie politique et sociale au Congo, qualifié de « géopolitique » dans la pratique politique congolaise.

1 Cf. Ndaywel è Nziem, I., Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la République Démocratique, Louvain-la-Neuve-Kinshasa, Duculot-Afrique éditions, 1998 ; Cornevin, R., Histoire du Zaïre, Bruxelles, Hayez, 1989.. 2 Kiangu Sindani, E., Kikwit et son hinterland : le modernisme à l’épreuve des identités sociales au Kwilu 1948-1968, Kinshasa, thèse de doctorat d’histoire, 2002.

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1. Le Congo et ses espaces géopolitiques.

Le Congo contemporain vit deux modes de régionalisation de son espace, suivant qu’on démarque le sud du nord et, l’est de l’ouest1. Le dernier clivage est celui qui est inscrit dans la conscience collective. Plus que d’actualité, depuis l’ère de Mobutu, il serait devenu encore plus opérationnel depuis que la guerre de libération de Laurent-Désiré Kabila a donné à penser à l’existence d’un « Congo utile » (entendez : l’est du pays), revendiqué par la maffia internationale à cause de ses richesses minières et forestières, qui serait à démarquer du reste du pays, qu’on pourra qualifier de « Congo non utile ». Cet espace oriental, qui coïncide à la zone swahilophone congolaise, est celui-là même qui détient le leadership politique, par les deux présidences successives de Laurent-Désiré et de Joseph Kabila.

En réalité, l’opérationnalité de ce clivage datait déjà des années 70 et s’était étalée, comme on l’a dit, sur l’ensemble de l’ère Mobutu. Les communautés estudiantines au sein des établissements supérieurs et universitaires, sous le régime de la JMPR, l’organisation de la jeunesse du parti unique, vivaient ce mode de regroupement qui opposait les provinces de l’ouest (censées favorables au régime de Mobutu) à celles de l’est (considérées comme distantes dudit régime). La compétition pour la gestion des collectifs estudiantins, opposant les candidats des deux espaces, aboutissait à des négociations pour une représentation équitable des uns et des autres, afin de rendre ces établissements universitaires « viables ». Déjà à l’époque, le versant linguistique de cette bipartition portait sur le clivage entre zone swahilophone et lingalophone, le premier annexant la partie cilubaphone et le second, la partie kikongophone.

Pourtant cette distinction subissait une certaine forme de contestation d’un autre mode de clivage, reconnu également par le mobutisme. Le nord, regroupant les provinces qui passaient pour avoir été insuffisamment mises en valeur à l’ère coloniale, notamment l’Equateur la province de Mobutu mais aussi la province orientale, avait à rattraper leur « retard » par rapport au sud, regroupant les provinces ayant hérité des meilleures infrastructures de l’époque, le Bas-Congo, le Bandundu, les Kasaï et le Katanga. Mobutu tenant à « corriger » l’injustice coloniale, n’avait pas hésité à mettre au point, unilatéralement, une sorte de politique de compensation économique et sociale. Quelques écoles et usines furent démontées du sud pour être implantées dans le nord ; l’inscription à l’université fut soumise à une politique de quota. Les provinces méridionales, malgré l’affluence de leurs candidats, ne disposaient pas davantage de places dans les inscriptions, que les provinces septentrionales qui ne disposaient que d’un nombre limité de candidats. Les promotions et nominations politiques concernaient surtout les ressortissants de l’espace septentrional, tandis que les complots réels ou présumés tels, frappaient surtout les ressortissants de l’espace méridionale.

Comment justifier la coexistence de ces deux modes contradictoires de régionalisation ? Remontons encore le cours du temps. L’on se rendra compte que les deux lectures géopolitiques, malgré leur modernité, seraient liées à un passé dont les étapes sont encore perceptibles. La première évidence est que les deux modes de regroupements n’ont pas toujours coexisté ; le plus ancien des deux, parce commandé par la géographie, serait celui distinguerait le nord du sud.

La savane du sud2 a constitué un puissant facteur de brassage des populations ; ce qui justifie, grâce à leur circulation, l’essaimage des mêmes modèles politiques d’un bout à l’autre du pays, comme celui du modèle politique luba-lunda qui se retrouvait aussi bien à l’Est dans la région du Luapula (Kazembe), qu’à l’Ouest, dans le Kwango (Kiamfu). Le déploiement des cultures similaires dans cette immense savane s’est retrouvé renforcé par l’expansion, à partir du XVIIè siècle, du réseau commercial luso-africain qui traversait le continent de part en part, des côtes angolaises à la côte

1 Le Sud serait constitué du Bas-Congo, de Bandundu, des deux Kasaï et du Katanga, et le Nord de l’Equateur, de la province orientale, des Kivu et du Maniema. L’Ouest serait formé du regroupement du Bas-Congo, de Bandundu et de l’Equateur, tandis que l’Est serait constitué de la province orientale, des Kivu, du Maniema et du Katanga, auxquelles on joint également les deux provinces du centre, le Kasaï orientale et le Kasaï occidental. 2 On se reférera ici aux « classiques » de Jan Vansina (Les anciens royaumes de la savane, Léopoldville, 1965 ; Introduction à la politique congolaise, Kinshasa, Editions Universitaires du Congo, 1966)

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indienne, en passant par le Katanga et le Haut-Zambèze. Il va sans dire que cet espace méridional se démarquait de l’espace septentrional, constitué de la zone forestière de la cuvette, auquel se joignait la bande de la savane septentrionale. Une succession de particularités géographiques qui n’a pas développé la conscience1 d’un brassage aussi poussé des populations comme au sud. Le mode d’organisation de type segmentaire qui a prévalu dans la cuvette, s’estompait dans la savane du nord comme dans le Kivu montagneux, où il rencontrait des modes d’organisation centralisé, comme chez les Ngbandi, les Zandé, les Mangbetu, ainsi que chez les Nyanga, les Hunde et les Shi du Kivu2.

On peut imaginer que cette distinction, entre populations du nord et du sud, se serait développée jusque de nos jours, si le commerce à longue distance ne s’était pas généralisé au niveau de l’Afrique centrale, développant d’autres réseaux. Le commerce atlantique, instaurant de nouvelles « voies » qui, passant par pumbu (Kinshasa actuelle), atteignait l’espace du haut-fleuve jusqu’à s’étendre vers l’amont du confluent de l’Ubangui, forma un autre type d’espace qui regroupait à la fois le nord et le sud de la partie occidentale de l’actuel Congo, comme si la zone luso-africaine s’était étirée vers le nord dans sa partie occidentale. Tout ne s’arrêta pas là. La zone commerciale swahili, qui s’était créée à partir de la côte indienne et qui s’était répandue sur les terres congolaises jusqu’au cœur du Kasaï, provoqua la constitution d’un espace oriental congolais, allant du nord au sud, de la frontière du Soudan au Katanga. C’est entre autres par l’arrivée des chasseurs nyamwezi au Katanga, introduisant cette région dans le giron du commerce swahili par la création du royaume de M’Siri Ngelengwa, que les « voies « méridionales » allant des côtes atlantiques aux côtes indiennes, furent peu à peu rompues.

Les alliances entre « méridionaux » et entre « septentrionaux » allaient être dépassées par celles regroupant entre eux, « occidentaux » et « orientaux ». Les ensembles dits « Ouest » et « Est » étaient ainsi esquissés, séparant pour des raisons commerciales (et plus tard politiques) des groupes qui vivaient et vivent encore des cultures similaires au nord comme au sud.

Cette double appartenance, à des réseaux de solidarité à la fois parallèles et verticaux, avec prédominance des seconds sur les premiers, est à la base de la complexité de la vie politique congolaise, en même temps qu’elle constitue un facteur d’apaisement, d’affaiblissement des tensions résultant de ces clivages internes et, en définitive, d’affirmation d’une certaine forme d’unanimité nationale. Ainsi, on a vu, en 1964, le katangais Moïse Tshombe, se faire acclamer dans l’ouest, entre autres en tant que « frère lunda » : le phénomène s’est produit même à Kitona dans le Mayumbe3. Il aura fallu l’organisation d’un coup d’état militaire, en 1965, pour lui barrer la route de la Présidence de la République. Plus proche de nous, lors de la transition, on a assisté à l’élaboration des stratégies politiques qui misaient sur des alliances nord/nord ou sud/sud. Le plus spectaculaire est celui à la base de la création de l’UFERI (union des fédéralistes et des républicains indépendants) en 1990, qui avait tablé sur le regroupement de deux héritages ethniques « sudistes », celui de Nguz a Karl i Bond (Sud-Katanga) et celui de son épouse, Wivine Landu (Bas-Congo), pour conquérir le pouvoir, au moment où Mobutu avait donné l’impression de vouloir prendre sa retraite. D’ailleurs, au cours des années du mobutisme, la plupart des provinces du sud (Bas-Congo, Bandundu, Kasaï) ne se trouvaient-elles pas dans une position objective d’alliance, parce que subissant le même type de marginalisation de la part du pouvoir de Mobutu, pendant que la province orientale, pour des raisons inverses, se sentait proche de l’Equateur ?

2. L’identité de « l’ouest ».

1 La situation connaît de nos jours une évolution. La constitution d’une ligue des Anamongo, autour de Justin Bomboko, s’étendant du nord-Bandundu au Kivu, constitue un mode d’intégration politique septentrinale, sur base de l’ethnicité. 2 Cf. Vansina, J. Sur le sentier du passé en forêt : les cheminements de la tradition politique ancienne de l’Afrique équatoriale, Louvain-la-Neuve, Enquête et Documents d’Histoire Africaine, 9, 1991. 3 Communication personnelle d’Isabelle Tshombe qui aurait recueilli ce témoignage de la part des « originaires de l’ouest ». Le passage de Tshombe à Kitona avait eu lieu, le 9 janvier 1965. Un témoin oculaire rapporte : « La foule, brisant le cordon de sécurité, s’était ruée pour immobiliser la jeep de Tshombe durant plusieurs minutes… » (Ilosono Bekili, L’épopée du 24 novembre : témoignage, Kinshasa, AS éditions, 1985, p. 77)

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Revenons à la distinction la plus assumée au vécu entre gens « d’est » et « d’ouest ». Dans son sens premier, l’identité de « l’ouest » a pour prédominance, l’appartenance à l’ancienne province de Léopoldville, qui abrite quatre espaces régionaux distincts, le Bas-Congo, le Kwango, le Kwilu, et le lac Maindombe, tous caractérisés par une multiplicité d’ethnies. Cette situation est sans doute la conséquence de ce que ce « quart-sud-ouest », pour emprunter cette expression à Olga Boone1, aurait été le point de jonction de plusieurs courants migratoires, d’origine septentrionale (Kongo), occidentale (ethnies du Kasaï) et méridionale (ethnies de l’entre Kwango-Kwilu), comme le rappelle Kiangu. L’identité commune ne serait donc pas d’origine historique, elle apparaît comme le produit de la « modernité » d’origine externe. Celle-ci est née du courant commercial venu de la côte atlantique, de la traite négrière qui a envahi la région avant d’en faire le lieu de passage des caravanes diverses. Les produits importés ont envahi très tôt la région, de même que les nouvelles cosmogonies que constituaient le catholicisme et le protestantisme. Le kikongo véhiculaire (appelé aussi monokutuba ou kikongo sa leta), né dans la région côtière des milieux des esclaves rassemblés en attente de la traversée de l’atlantique2, s’est diffusé dans l’arrière-pays, comme outil indispensable de communication entre courtiers et populations autochtones. Au demeurant, la précocité d’accès à la modernité de l’espace occidental congolais n’est-elle pas attestée par la première organisation administrative du territoire ? Des onze districts par lesquels l’Etat Indépendant du Congo fut subdivisée, par le Décret royal du 1 août 1888, six districts concernaient cet espace occidental (Banana, Boma, Cataractes, Stanley Pool, Kasaï ) ; le reste du Congo, encore peu exploré, se partageait les cinq autres (Equateur, Ubangi-Uele, Aruwimi-Uele, Stanley-Falls, Lualaba)3.

L’élément qui aurait scellé l’identité spécifique de l’ancienne province de Léopoldville aurait été, selon nous, l’évangélisation jésuite qui, au Congo, en conformité avec la politique de partage des « territoires ecclésiastiques » par démembrement progressif de l’unique vicariat apostolique du Congo indépendant, ne s’est exercé que dans cette région de l’ouest. Deuxième congrégation missionnaire à avoir répondu à l’appel de Léopold II, après les Scheutistes, les jésuites reçurent comme territoire ecclésiastique, l’ouest du Bas-Congo (mission de Kisantu), la ville de Léopoldville (mission de Kimwenza) et le Kwango-Kwilu (mission de Wombali). La césure qui s’est installée entre cette grande partie de l’ouest et, le lac Maindombe est née entre autres de la distance entretenue entre l’espace jésuite et l’espace scheutiste (dont l’extension, à partir du lac Maindombe, se poursuivait dans l’Equateur et dans le Kasai). La circulation qu’imposait la scolarisation et l’évangélisation, respectait scrupuleusement ces « frontières » ecclésiastiques.

La christianisation jésuite avait ses caractéristiques. Après l’expérience malheureuse des fermes-chapelles, l’école semble avoir été au centre de ses préoccupations, comme lieu de formation de futurs chrétiens et celui de la construction d’une élite. Aussi l’espace jésuite s’est-il caractérisé par la densité du réseau scolaire, la création, aux côtés des séminaires, dès la fin des années 40, des deux premiers collèges (le collège st Ignace de Kiniati et le collège Notre Dame de Mbanza-Boma) et du premier centre universitaire du pays à Kisantu. Les divisions internes cernaient peu à peu davantage les différences de formes de modernité que les clivages ethniques. Ainsi, la distinction était de mise entre ressortissants des « écoles des frères4 » de celles des « jésuites ». Le conflit permanent qui a opposé Cléophas Kamitatu et Pierre Mulele, deux anciens candidats religieux, trouvait entre autres sa source dans leur référence respective à des héritages religieux antagonistes, jésuite pour le premier et josephite pour le second. De même, entre le Bas-Congo et le Kwango-Kwilu, la distinction était liée entre autres à la différence d’identité linguistique des missionnaires : l’espace de Kisantu regroupait surtout les missionnaires flamands et celui du Kwango-Kwilu, les missionnaires francophones.

1 Boone, O.; Carte ethnique de la République du Congo. Quart sud-Ouest, Tervuren, MRAC, 1973. 2 Cf. Fehdereau, H.W., The Origin and development of kituba (Lingua Franca Kikongo), Kisangani, ULC, 1967. 3 En 1895, le nombre de districts passa de 11 à 15 ; six concernait le seul espace de l’ouest (Banana, Boma, Matadi, Cataractes, Stanley Pool, Kwango). 4 La Congrégation des Frères de Saint Joseph avait été fondée Mgr. Guffens qui fut victime, parmi ses confrères de ses idées « progressistes ». Sa biographie a été écrite par Kiangu (Préparer un peuple parfait : Mgr. Joseph Guffens, Kinshasa, éditions Saint-Paul, 1992).

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3. L’ouest » et les conflits ethniques.

Pourquoi cette ethnicité n’a-t-elle pas produit de grands conflits comme à l’est du Congo ? Plusieurs éléments d’explication peuvent être évoqués ici. D’abord on est ici en présence des sociétés ethniques de taille plutôt modeste, dans un espace où des grandes constructions politiques de type du royaume kongo, ayant tous éclaté du fait des influences externes, ne subsistent plus que de petites « seigneuries ». Il n’existe plus ici de pouvoirs d’essence traditionnelle suffisamment fortes pour susciter de grands regroupements autour d’eux.

A cette tendance à la démobilisation ethnique, s’est ajoutée celle d’origine extérieure, depuis les effets de la traite jusqu’à la socialisation par les internats scolaires chez les Jésuites. Cette évolution a conduit à l’apparition de ce qui passe pour une certaine forme « d’individualisme », propre dans les communautés de « l’ouest ». Leurs ressortissants connaissent des oppositions même dans des situations qui imposent des ralliements ethniques. Ce manque d’engouement à la mobilisation ethnique, dénoncé à l’interne comme facteur de division justifiant des échecs politiques de « l’ouest » est, par ailleurs, un puissant facteur de stabilisation, le non ralliement ethnique empêchant du même coup que des oppositions ethniques ne puissent atteindre leur paroxysme et qu’elles ne puissent trouver des voies de médiations pour en atténuer les effets.

Les réseaux scolaires ont constitué d’autres voies d’affranchissement de la suprématie ethnique. Espaces de cohabitation et de brassage ethnique, ils ont été aussi des lieux c’accueil des réalités extrarégionales. En 1960, face aux conflits luba-lulua, plusieurs enfants du Kasaï ont été amenés au Kwilu voire à Kinshasa, pour des études, comme l’explique Clémentine Faïk-Nzuji, qui, avec ses frères et sœurs, a bénéficié d’un tel transfert1. Au cours des années 70 et 80, il était courant que des enfants soient envoyés, de Kinshasa à Kinzambi, pour l’école primaire, tant cette scolarité passait pour solide. Par ailleurs, le fait d’abriter la ville de Kinshasa, créait une situation particulière. « L’ouest » dispose ainsi, en son sein, de la présence du microcosme congolais que constitue cette ville, avec toute sa diversité. C’est le lieu privilégié de fabrication de la culture moderne congolaise, redistribuée dans l’arrière-pays et dans les communautés de la diaspora. Assumer des tensions ethniques, dans un tel cadre, aurait correspondu à une certaine forme d’asphyxie, tant son identité est la synthèse de toutes les autres. N’empêche que les tensions ethniques ne soient guère absentes, surtout dans le contexte de l’instrumentation de ces identités au profit des manipulations politiques.

Isidore NDAYWEL E NZIEM Département des sciences historiques,

Université de Kinshasa ; MALD, Université de PARIS I.

1 Faik-Nzuji, C., Tu le leur diras, le récit véridique d’une famille congolaise plongée au cœur de l’histoire de son pays, Congo 1890-2000, Bruxelles, 2005, pp. 150-151.

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TRAITEMENTS DE L’HISTOIRE NATIONALE AU BURUNDI ET AU RWANDA

Commentaires de Marc Le Pape

Dans un ouvrage publié en 1908, le sociologue Georg Simmel écrivait : « Il y a dans la réconciliation, comme dans le pardon, quelque chose d’irrationnel, comme une sorte de démenti de ce que l’on était encore à l’instant d’avant »1. Au cours des années récentes, l’objectif de la réconciliation a été, dans les discours officiels, l’un des projets d’action essentiels pour nombre d’acteurs politiques au Rwanda et au Burundi. Autrement dit, il s’agit pour les dirigeants et une partie des élites de ces pays d’instaurer ou d’imposer une forme d’unité nationale qui repose sur la réconciliation. Dans ces contextes normatifs, une place déterminante est attribuée à l’écriture de l’histoire nationale.

Si la remarque de Simmel a un sens par rapport à des situations actuelles, elle montre un paradoxe : la réconciliation se manifestant comme une sorte de démenti de ce que l’on était à l’instant d’avant, écrire l’histoire devrait alors consister à confirmer ce démenti, du moins si cette écriture doit contribuer à la réconciliation. C’est généralement ce qui est alors attendu d’elle par les autorités et certaines élites. Mais comment l’histoire pourrait-elle accomplir ce démenti, alors même que tout travail historique professionnel commence précisément par restituer ce que l’on était avant et dont est issu ce que l’on est devenu après ? Les textes de Tom Turner et de Melchior Mukuri montrent comment l’histoire et les historiens sont traités ou deviennent acteurs dans des situations où le champ politique domine, presque entièrement, le champ intellectuel, où les gouvernants revendiquent de mettre l’histoire au service de leurs intentions, au nom du projet d’apaisement, fondé sur l’oubli ciblé tel que le caractérise Simmel.

Au Rwanda

Turner met en évidence, depuis 1994, la volonté des dominants d’imposer une version commune de l’histoire, celle-ci étant considérée comme une base pour l’unité nationale. À l’appui de cette thèse, un discours du président Kagame tenu en 2002 où celui-ci désigne les « idéologies négatives » qui ne doivent plus avoir cours, car il les dénonce comme des sources du génocide : la racialisation des catégories sociales, l’identification des Tutsis comme un groupe d’étrangers, la justification de frontières artificielles (il est sous-entendu qu’elles ne correspondraient pas à l’aire d’influence du Rwanda ancien, du côté du Congo). L’histoire nouvelle ne devra plus infuser dans le corps social ces ferments de haine, telle est la justification avancée des directives aux rédacteurs de textes historiques. Il leur est simultanément indiqué par le chef de l’État quelles qualifications du passé doivent être affirmées par leurs travaux : le peuple rwandais vivait en harmonie avant la colonisation, celle-ci a détruit la cohésion sociale en divisant la société par l’introduction d’une hiérarchie stricte, enfin la société postcoloniale n’a pas réussi à éradiquer les idéologies héritées des colonisateurs. Il n’est pas ici question d’évaluer ces qualifications du point de vue de l’objectivité historique, mais simplement de constater qu’il s’agit bien de directives visant à cadrer le travail historique, à fixer les thèses qu’il devra mettre en récit et ainsi confirmer.

Cependant, au Rwanda, l’usage politique de l’histoire ne date pas des années 1990. Dans la période 1956-1962, chaque camp construit son histoire, en prenant appui sur les historiens ayant écrit durant l’époque coloniale, en triant dans leurs travaux. Néanmoins, avant 1994, la domination d’une version officielle n’empêchait pas la production de travaux rwandais s’attaquant à l’orthodoxie inspirée par un « ethno-nationalisme hutu ». Certes ces travaux sont tardifs ; Turner cite les recherches d’Emmanuel Ntezimana au cours des années 802.

Après la prise du pouvoir par le Front patriotique rwandais en juillet 1994, une nouvelle orthodoxie est affirmée. Turner souligne que celle-ci ne tire pas son inspiration des nombreuses recherches académiques qui ont, dès les années 1960-1970, construit des connaissances en rupture

1 Ceorg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1999 (première édition, 1908), p. 342. 2 Emmanuel Ntezimana, « Histoire, culture et conscience nationale : le cas du Rwanda des origines à 1900 », Études rwandaises, 4, juillet 1987.

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avec les représentations coloniales, ainsi des recherches de Jan Vansina et Catherine Newbury, auxquelles il nous paraît légitime d’ajouter le groupe d’auteurs publiés par Claudine Vidal en 19741.

La politique d’orthodoxie observable au Rwanda n’a rien d’exceptionnel. On sait bien que le récit national en général relève d’un autre registre d’historicité que l’enquête historienne. Le travail de Turner permet de constater cette hétérogénéité : les orientations fixées tiennent entièrement à des considérations politiques, et celles-ci ne se préoccupent pas en priorité de concordance avec les connaissances historiques, produites dans la sphère académique internationale. Ainsi, entre l’histoire selon Jan Vansina2 d’une part, et d’autre part la nouvelle orthodoxie et ses références systématiques à l’œuvre de l’abbé Alexis Kagame, les divergences portent sur l’ancienneté de la présence tutsi, sur l’ancienneté de l’État monarchique et l’extension territoriale de son pouvoir, sur l’abondance économique et l’ordre qui auraient régné dans les anciens temps. On le voit : pour les autorités, il s’agit de « projeter » l’harmonie dans le passé, afin d’enraciner dans une communauté imaginée la réconciliation d’aujourd’hui.

Cependant le contrôle du passé ne s’exprime pas seulement en directives, ainsi Turner souligne qu’il s’agit aussi d’interdire et de disqualifier. Cela se traduit dans la virulence des attaques contre ceux qui, historiens de profession, construisent des histoires différentes, comme le fait tout historien professionnel, par métier, c’est-à-dire sans considérer que le point de vue de l’État s’impose à ses recherches. Il reste que nous ne savons pas si et comment l’amnésie d’État se propage dans le corps social. Il est difficile d’imaginer que les divisions identitaires et politiques ne continuent pas d’inspirer des mémoires antagonistes, malgré l’interdit d’expression publique ou en résistance à celui-ci.

Au Burundi

Melchior Mukuri présente l’esquisse d’une histoire des modes de négociation et réconciliation mis en œuvre à la suite des « crises identitaires » qu’a connues le Burundi depuis 1965. Les premières crises sont à peine évoquées, la tragédie semble débuter en 19933. En effet, l’essentiel de cette étude est consacré à la longue période de turbulences « sans précédent » ouverte en octobre 1993 par l’assassinat du président Melchior Ndadaye ; l’auteur relate la suite des tentatives institutionnelles visant à « restaurer la paix et la sécurité », à « en finir avec le conflit burundais », tentatives qui aboutissent, en 2000, à un premier accord de paix, puis à la ratification d’un « accord global de cessez-le-feu » en novembre 2003. Ce récit met en évidence la limite des méthodes officielles visant à « établir une unité nationale » : elles prennent appui sur les partis et les mouvements organisés, ainsi que sur les élites du pays, elles visent à surmonter les antagonismes entre fractions politiques et leurs effets de division, ce qui ne veut pas dire nécessairement diffusion de la réconciliation et du pardon réciproque dans le corps social.

En contraste avec les méthodes officielles de négociation appliquées entre leaders, Mukuri décrit des efforts de réconciliation directement engagés entre Burundais, à l’initiative de l’Église catholique, d’ONG internationales4 et de groupes locaux. Dans toutes ces tentatives, dont les méthodes diffèrent, il s’agit de rapprocher des personnes notamment par des aveux et des demandes

1 Notre préoccupation « était de soumettre à la critique les connaissances qui, prises au piège de l’idéologie propre à l’élite féodale, avaient ignoré les savoirs paysans », Claudine Vidal, « Présentation », « Le problème de la domination étatique au Rwanda. Histoire et économie », Cahiers d’études africaines, 53, 1974., p. 5. 2 Jan Vansina, Le Rwanda ancien. Le royaume nyiginya, Paris, Karthala, 2001. 3 Voir à ce sujet le dossier Burundi présenté par Bogumil Jewsiewicki, « Lever le deuil du passé, parvenir à la réconciliation », Cahiers d’études africaines, 173-174, 2004. Dans ce dossier, René Lemarchand souligne que « le silence officiel, entretenu à propos du génocide des Hutu en 1972, ne fait que brouiller les pistes de la mémoire […]. Si pénible soit-il de l’évoquer, la présence de cet événement cataclysmique dans la mémoire collective des Hutu est incontournable » (Cahiers d’études africaines, 173-174, p. 432). 4 Sur les méthodes mises en œuvre par les ONG internationales spécialisées dans la résolution des conflits, cf. Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002, et sur la méthode « Vérité et réconciliation », cf. Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar, Vérité, réconciliation, réparation, Paris, Le genre humain, Seuil, 2004 et Jacques Derrida, « Le Siècle et le Pardon », in Foi et Savoir, Paris, Seuil, 2000.

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de pardon, et par ces rapprochements de reconstruire entre des personnes un monde qui leur devienne commun. Les exemples cités se veulent édifiants, ils correspondent à des cas où ces méthodes réussissent, ce qui ne signifie pas qu’elles réussissent toujours : « elles ont donné parfois des résultats intéressants », conclut Mukuri dont ce « parfois » aurait mérité des éclaircissements. En effet, il manque au tableau dressé par l’auteur une analyse des interactions entre les accommodements politiques globaux et les pratiques de réconciliation localisées, l’efficacité de ces dernières tenant pour une part qui n’est pas explicitée aux perspectives négociées puis fixées par les chefs politiques.

Burundi et Rwanda

Dans les deux États, le traitement de l’histoire nationale a été et reste investi par les acteurs politiques aux moments de crises aigues, comme en périodes de sortie de crises. Au Rwanda, après le génocide, les termes corrects du récit d’unité nationale ont été dictés par le chef de l’État, au Burundi la tentation a été permanente de soumettre la lecture de l’histoire aux objectifs de pacification. En 1994, la « Commission technique nationale chargée de préparer le débat national sur les problèmes fondamentaux du pays » préconise des commémorations « qui puissent rassembler la mémoire collective des deux ethnies » ; en 1997, une table-ronde propose parmi les pratiques de réconciliation « une lecture commune de l’histoire », qui devrait entraîner un dépassement des conflits de mémoire et par voie de conséquence contribuer à surmonter les antagonismes identitaires.

Un simple constat pour conclure : l’utopie d’une version pacifiée de l’histoire nationale sert à justifier, au Rwanda et au Burundi, un contrôle politique des récits historiques. Ainsi la force de cette version unifiée ne tient pas à ses effets de réconciliation dans le champ social, elle tient soit à des accommodements entre partis, soit à une imposition autoritaire. C’est pourquoi l’usage du terme réconciliation par les acteurs politiques dominants doit faire l’objet d’une analyse critique : il s’agit de pacifier officiellement le récit national, donc de surmonter dans ce récit les antagonismes identitaires. Associer l’objectif de réconciliation à ce récit, c’est vouloir qu’il démentisse l’histoire réelle des violences collectives,. Quels effets de réconciliation attendre d’un tel démenti de « ce que l’on était encore à l’instant d’avant » ?

Marc LE PAPE Chercheur au CNRS,

Centre d’études africaines, ÉHSS, Paris

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Ajoutes de dernières minutes

NÉGOCIATIONS LUBA KATANGA – LUBA KASAÏ : Compte rendu et bref commentaire de Donatien DIBWE Dia MWEMBU

1. Compte rendu fait aux membres de la Balubakat

« Nous sommes les uns grâce aux autres ».

Ce proverbe Zoulou a été cité le jeudi 22 décembre 05 par un sage de l’association socio-culturelle BULUBA-I-BUKATA. (Balubakat).

La communauté s’est réunie ce jeudi là, au centre ville de Lubumbashi. Au menu : la restitution des négociations engagées dans le but de réconcilier les peuples et frères Baluba, les Baluba du Katanga et les Baluba du Kasaï. Ci-dessous, les différentes prises de parole des notables et sages de la Balubakat.

Après le mot d’introduction et de justification de la rencontre par le Président national de l’association, le secrétaire explique :

« Depuis plusieurs décennies, on assiste à la rupture de la fraternité entre les deux peuples frères. La tendance actuelle est de rétablir l’harmonie entre nous d’autant plus que certaines personnes, nos aînés, ont jugé utile d’enterrer la hache de guerre. Un groupe de gens était venu de Kinshasa et nous avait reçus pour nous soumettre la proposition. C’est ainsi que nous avions aussi réuni certains d’entre vous pour leur faire part de la démarche. Les sages ont estimé qu’il fallait répondre à l’invitation des autres. Nous nous sommes retrouvés deux fois avec la délégation des Kasaïens. La première fois, nous étions seuls, c’est-à-dire les Kasaïens et nous autour du Gouverneur de province. Il (le Gouverneur) a rappelé les dernières démarches de 1991-1992. « A l’époque, disait le Gouverneur, nous étions chargés, Umba Kyamitala et moi, à conduire les bons offices en vue d’harmoniser les rapports. Un jour de 1992, sur instruction de Umba Kyamitala, j’avais organisé de bons offices, et vous Monsieur Tshiani, vous étiez présent ; c’était dans la salle de banquet du Gouvernorat. Vous avez été nombreux à la rencontre. Des professeurs, des commerçants, etc. Et Tshisekedi venait d’être élu premier Ministre à la conférence nationale souveraine. Le Gouverneur poursuit : « Nous avions émis des propositions que vous avez rejetées parce que vous aviez beaucoup de professeurs à l’Université et que Tshisekedi venait d’occuper la magistrature. Si on s’était mis d’accord, on aurait évité le gâchis ».

Le secrétaire poursuit : « Lors de cette rencontre nous nous étions dit beaucoup de choses. Pour nos frères du Kasaî, la faute est à nous. Nous avions promis une rencontre depuis 1992. Ils l’attendaient toujours. Heureusement que le Gouverneur leur a rappelé ce qui s’était réellement passé. Eux se sont attardés sur les événements de 1992-1993. C’est le Muluba qui avait chassé Les Kasaïens du Katanga. C’est cela qui a ravivé la plaie et intensifié le clivage Baluba-Kasaî et Baluba-Katanga. Nous nous étions séparés sur un nouveau rendez-vous : on devrait se rencontrer plus tard. Le jour venu, nous nous étions retrouvés. Cette fois là nous n’étions plus seuls, car les Songye et les Tetela étaient de la partie. L’autorité provinciale était aussi de la partie. La discussion avait encore une fois tourné autour des griefs des Kasaïens contre nous. Des répliques avaient été réservées à chaque grief développé. Par exemple, pour les événements de 60, de 82 et de 92. En 1960, Luba du Kasaî et Luba du Katanga avaient été tous déportés à la foire vers l’O.C.A (Office des Cités Africaines, actuelle commune Rwashi). Alors qu’ils étaient tous victimes de cette discrimination, les Luba du Kasaî s’étaient alliés à Tshombe, trahissant ainsi leurs frères d’infortune. En 1982, il y avait le phénomène de « Wetu wa sûr », les Kasaïens ont montré à la face du monde qu’ils avaient le mépris envers les Baluba du Katanga en particulier et tous les Katangais en général. Enfin, 1992, à la faveur du conflit entre Tshisekedi et Nguz, qui se disputaient le poste de premier ministre, il y avait eu le phénomène ou l’opération « KUTELEMUSHA » (faire glisser sur rail). Car le 15/03/ 1992, Nguz a été insulté : les Kasaïens avaient pris une chèvre, avaient versé la poudre sur la tête de la bête, et cette bête, c’était Nguz ! L’insulte était exagérée. Alors les Katangais avaient écrit à

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Mobutu pour dénoncer deux choses : la première, c’est que tous ou presque tous les Directeurs de la GCM étaient des Kasaïens. La seconde, découlant de la première : ces directeurs profitaient de leur position dans la Société pour détourner l’argent et financer l’UDPS, donc Tshisekedi. Tous ces faits démontrent que les Balubakat n’ont pas de problème avec ou contre les Kasaïens. Nos frères sont victimes de leur arrogance tout simplement.

Après que notre camp avait développé des arguments ci-dessus, le représentant des Songye a pris la parole pour déclarer ce qui suit :

« Nous Songye, nous sommes un peuple élégant et nous avons un espace vital digne de nous. Tous ces problèmes ne nous concernent pas, même si par moment nous avons été traités comme les Baluba-Kasai. Nous avons été victimes du voisinage. Nous n’avons rien contre le Mulubakat. Nous avons soutenu à 100% le pouvoir d’un Mulubakat, Laurent Désiré Kabila. Nous avons stoppé la progression de l’agresseur à Kabinda, nous avons déployé tous nos moyens, humains, matériels et même fétichistes pour décourager les rebelles du RCD. Nous saluons l’initiative de réconciliation ; nous sommes témoins. Mais nous attirons votre attention sur le fait que la réconciliation ne peut être bonne que si chacun en tire profit. Autrement dit, il ne faut pas qu’une partie vise son intérêt au détriment de l’autre. Nous, on a aidé le régime, mais notre frère Christophe MUZUNGU vient d’être éjecté du pouvoir de Joseph Kabila.

Le secrétaire : « Après ce mot du délégué Songye, les Tetela ont renchérit dans le même sens. Ils n’ont rien contre les Balubakat, ils se sont installés au Katanga, y travaillent et sont victimes de ce climat tendu qui caractérise les rapports entre nous et les Kasaïens. Voilà en bref restitué le travail que notre comité national a abattu. Il faut préciser ici que nous avons plus écouté les autres, nous ne pouvions pas engager la communauté sur la voie de l’acceptation ou du refus de la proposition de réconciliation. L’occasion vous est accordée de donner vos réactions et vos attentes par rapport à la question qui vous est soumise. »

Les réactions, les points de vue, les opinions ont fusé de partout, de toutes les catégories d’âge présentes à la réunion.

Un sage : « Je vous remercie de la parole ; je n’ai pas beaucoup à dire. Je suis seulement surpris et indigné d’apprendre que nous avons des problèmes et que ces derniers nous opposent à nos frères ? Des Kasaïens. Vous n’êtes pas sérieux ! Acceptez que je vous traite de la sorte, parce que vous permettez aux autres de continuer à nous charger des massacres que nous n’avons jamais commis et, comble de tout, nous n’avons rien fait pour nous décharger des griefs selon lesquels nous avions chassé et tué les Kasaïens. Cette affaire-là n’était pas un problème entre communauté ; elle procédait de motivation politique. On vient de le dire. Pourquoi sombrer dans la naïveté et accepter la réconciliation ? Vous dites qu’ils sont vos frères, moi non ! Est-ce que vous bouffez aussi du chien ? Quel est le nom de notre ancêtre ? Les Kasaïens sont nos amis, un point et trait. Nous ne sommes pas obligés de nous réconcilier avec eux. Ce sont des malins, de fourbes. Ils cherchent à nous tromper. Ils ont refusé de voter le « Oui » et ils ne se sont même pas fait enrôler. En quoi nous seront-ils utiles ? Laissez tomber cette histoire, occupons-nous des ces Balubakat qui ne se parlent pas. Kyungu wa Kumwanza et Pierre Numbi ne se « disent pas bonjour ». Joseph Kabila et Mwenze Kongolo vivent à couteau tiré. Honorius Kisimba Ngoy et le Pasteur Théodore Ngoy sont des ennemis jurés. Voilà des enfants pour qui nous devons nous réunir, nous mobiliser pour leur réconciliation. Voilà ma réaction. »

Un autre sage : « Moi, j’ai seulement une question à poser : si j’ai bien suivi le secrétaire, les conflits surgissent toujours dans le contexte électoral, alors je veux savoir qui a initié cette réconciliation alors que nous nous préparons à voter ? Cette réconciliation ne signifie-t-elle pas que les Kasaïens vont être candidats à Lubumbashi et au Katanga ? Est-ce que il y a aussi cette démarche à Mbuji-Mayi et à Kananga ? Je vous remercie. »,

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Réponse du Président : « Vous avez raison mon frère ; la loi va être promulguée, la loi électorale. Elle disposera que tout Congolais, répondant à certaines conditions, sera éligible partout. Pour cela nous allons nous réconcilier avec eux, nous serons obligés de nous faire des concessions. Sans faute. Vous évoquez vous-même le fait que nos prétendus conflits surgissent à l’occasion des élections, nous avons donc intérêt à éviter les drames passés. Il faut ce dialogue, il faut une sorte de mise à plat pour cheminer ensemble dans l’avenir ».

Un président honoraire : « Je vais intervenir pour vous restituer l’histoire de cette réconciliation. C’est Mzee lui-même qui avait téléphoné et proposé cette démarche. Son souci était de rassembler tout le monde autour de lui. Et il ne pouvait pas tolérer ces relations toujours tendues entre Katangais et Kasaïens. Lorsque, de son vivant, Pasteur Lukusa avait tenu des propos désobligeant envers Mzee, Georges (directeur provincial de l’ANR/Katanga) l’avait mis au cachot (à l’ANR). Les Kasaïens m’avaient dérangé pour obtenir sa libération. J’en avais parlé avec Mzee qui m’instruit de régler l’affaire avec Georges et d’organiser la réconciliation avec les Kasaïens. Georges avait fini par libérer le Pasteur. Ce denier, accompagné de MONA LUXE, était venu présenter son mea culpa. Pendant qu’on s’évertuait à la démarche, l’actuel conseiller politique de Joseph, Monsieur Banza Malale, et le Gouverneur de la Banque du Congo, Monsieur Masangu, prenaient contact avec les Kasaïens. Bref, il fut convenu que la réconciliation aurait lieu sous l’arbre SANGA LUBANGU à Kipukwe. C’est là que s’organisait un marché et que les frères luba s’étaient séparés. L’arbre s’appelle SANGA LUBANGU. Tous les chefs coutumiers, toutes les élites de deux camps devaient s’y retrouver. Tous les ambassadeurs accrédités en RDC étaient invités à la cérémonie : Swing y compris. Il était alors ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique. Pour la circonstance, la SNCC devait construire une draisine blanche à bord de laquelle Mzee Kabila voyagerait de Lubumbashi à Kipukwe. Cette draisine est restée inachevée, car le projet a été stoppé par le décès de Mzee. Donc vous comprenez que Joseph a été mis dans le schéma de Mzee et qu’il tient aussi à résoudre cette question. Vous voyez maintenant comment le projet a été lancé. Il faut le réaliser par respect pour Mzee et en conformité avec le dynamisme des sociétés. Le Mulubakat est réactionnaire et révolutionnaire. Ce n’est pas bon. Les Allemands en Europe étaient très résistants jusqu’à créer le Pangermanisme. Sommes-nous pour le développement du Katanga ? La mondialisation vous dit-elle quelque chose ? Mandela a pardonné. Nous devons nous pardonner. Ces conflits n’existent que dans de grands centres, Kinshasa, Lubumbashi, Mbuji-Mayi… ceux qui vivent dans les villages sont à l’aise et dénués. Ne soyons pas rigides. Vos frères à Bukama, à Malemba, à Kitenge … entretiennent de bons rapports commerciaux avec les Kasaïens, grâce auxquels ils vendent et font instruire leurs enfants. La réconciliation s’impose. »

Un jeune ancien de la JUFERI déclare : « Etes-vous sûr que Kyungu wa Kumwanza peut aller un jour passer nuit dans une chambre d’hôtel à Mbuji Mayi, sans garde du corps ? Ces Kasaïens, vous le connaissez bien. Ils ont fabriqué la Solidarité Katangaise pour nuire au Mulubakat. Ils ont fait des alliances avec les Ruund pour contrecarrer Gaétan Kakudji au Gouvernorat, ils voulaient que MUYEJ (président du PPRD) soit Gouverneur ; ils ont monté toutes les tribus du Katanga contre nous et ont même contré et influencé le problème de la territoriale des originaires. Tout ça pour nous combattre. Vous voulez vous réconcilier avec eux. Allez-y. Mais nous les jeunes, on va s’y opposer. Vous verrez. Quels intérêts avez-vous tirés de tous les accords passés avec eux ? »

Un sage : concluant : « Nous sommes les uns grâce aux autres ; la force des Etats-Unis, c’est le métissage culturel ; le brassage. Que les jeunes s’associent à la démarche pour le développement du Katanga. Il nous faut un noyau pour étudier le dossier avant la prochaine rencontre.»

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2. Commentaire sommaire

Ce compte rendu de la rencontre entre les responsables de la Balubakat et la base est fort enrichissant en informations.

Ces contacts viennent soutenir nos propos avancés dans une de nos publications antérieures, propos selon lesquels la réussite de toute tentative de réconciliation exige la création d’un espace de dialogue, d’échange entre les leaders politiques, les responsables des mutuelles et la population à la base. L’objectif principal dans un tel espace est de justifier l’opportunité d’harmoniser de nouveau les rapports entre les deux communautés en conflit.

Les différentes interventions constituent justement ce débat qui aboutirait à un consensus. Il en découlera sûrement des propositions que les responsables soumettront aux responsables de la communauté kasaïenne. La grande cérémonie de réconciliation aurait lieu sous l’arbre historique SANGA LUBANGU qui a vu les ancêtres de deux communautés se séparer et former plus tard les actuels Luba Katanga et Luba Kasaï.

Cette réconciliation exige, à l’instar de celle qui avait eu lieu entre les Luba Kasaï et les Lulua, la présence des chefs coutumiers. Ces derniers exercent toujours leur ascendant sur leurs peuples respectifs.

Cette démarche politique s’inscrit dans logique même du discours du président Kabila, comme d’ailleurs celui de son feu père, qui prône l’unité et la reconstruction nationale. L’on comprend alors pourquoi, lors d’une cérémonie organisée par l’assemblée constituante, l’ancien gouverneur de la province du Katanga, Kyungu wa Ku Mwanza, avait demandé pardon au nom du peuple katangais.

La pertinence des différentes interventions réside dans le fait qu’elles reflètent l’état d’esprit de la population à la base. Les Kasaïens seront-ils éligibles au Katanga ? Les Katangais seront-ils aussi éligibles dans les deux provinces du Kasaï Oriental et Occidental ?

Rejeter cette réconciliation c’est en fait refuser l’éligibilité des non originaires en général et des originaires du Kasaï en particulier aux postes de responsabilité dans la province du Katanga. Ce serait aussi montrer le caractère de façade de la politique de reconstruction nationale que prône le président Kabila, pourtant originaire, membre de la Balubakat et fils de la province du Katanga. L’enjeu est de taille et les responsables de la Balubakat doivent déployer tout leur savoir-faire pour convaincre leur base et l’amener à accepter la réconciliation.

L’intervention du jeune homme, ancien membre de la JUFERI, est aussi pertinente. La réconciliation ne peut pas s’arrêter au niveau des populations katangaises et kasaïennes du Katanga, mais aussi doit englober les populations du Kasaï. En outre, si les originaires du Kasaï ont été véritablement forts au point de réaliser toutes les performances qu’on leur attribue et dont parle le jeune de la JUFERI, il est aussi vrai qu’en se réconciliant avec eux, les Baluba du Katanga gagneraient aux élections à tous les échelons provinciaux et nationaux. Mais en contre partie, que réserverait-on au peuple muluba du Kasaï ?

Les Luba du Kasaï ont-ils intérêt à accepter cette réconciliation ? Quel est l’avis de leur base, celle du Katanga et celle refoulée et qui se trouve actuellement au Kasaï ? A qui profiterait cette réconciliation étant donné que Tshisekedi, leur leader politique, s’est écarté de la course au pouvoir, puisqu’il ne s’était pas fait enrôler ?

Les questions posées dans la mutuelle Balubakat risquent d’être les mêmes dans le camp des Baluba du Kasaï. L’histoire dira son dernier mot.

Donatien DIBWE Dia Mwembu Université de Lubumbashi

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Conflit Katangais-Kasaïens : Quelques documents d’archives

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Document : Réflexions sur le diocèse de Kikwit

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NOTICE BIOGRAPHIQUE DES AUTEURS DIBWE dia MWEMBU Donatien Docteur en histoire (Université Laval, Québec) et professeur d’histoire

au département des sciences historiques de l’Université de Lubumbashi. Depuis 1990, il s’intéresse à l’histoire sociale, particulièrement aux cultures populaires urbaines. En collaboration avec Bogumil Jewsiewicki, il anime le projet Mémoires de Lubumbashi dont il est président du comité scientifique local. Il compte à son actif plusieurs publications scientifiques dont les principales durant les trois dernières années sont :

– Vivre ensemble au Katanga, Paris, L’Harmattan, 2005, (avec Marcel Ngandu Mutombo), édité par Véronique Klauber, 399 pages.

– Université de Lubumbashi 1990-2002 : société en détresse, pari sur l’avenir, Paris, L’Harmattan, 2003, avec Julien Kilanga Musinde et Jean-Baptiste Kakoma Sakatolo Zambeze (édité par Bogumil Jewsiewicki et Véronique Klauber), 241 pages.

– Le Travail hier et Aujourd’hui. Mémoires de Lubumbashi, Paris, L’Harmattan, 2004, édité par Véronique Klauber.

– Tout passe. Instantanés populaires et traces du passé à Lubumbashi, Paris, L’Harmattan, Tervuren, 2005.

– « Le Congo colonial et postcolonial dans la mémoire populaire », in La Revue Nouvelle, n°1-2, janvier-février 2005, p. 50-61.

– « Mémoires et oublis congolais du temps colonial », in Jean-Luc VELLUT et alii (sous la direction), La mémoire du Congo. Le Temps colonial, Africa Tevuren, Musée Royal de l’Afrique Centrale, Editions Snoeck, 2005, p. 205-208 (avec la collaboration de Bogumil Jewsiewicki).

– « Le rôle social de l’Université de Lubumbashi », in Likundoli. Histoire et Devenir, VI(2003-2004)1-2, Lubumbashi, 2004, p. 44-74.

– « Le poids des sources orales dans l’écriture et la réécriture de l’histoire contemporaine au Katanga », dans Pamphile MABIALA Mantuba-Ngoma (sous la direction), La Nouvelle Histoire du Congo. Mélanges eurafricains offerts à François Bontinck, C.I.C.M., Paris, L’Harmattan, 2004, p. 35-45.

– “Biographies citadines” (avec la collaboration de A. Kakudji, J. Kabedi et A. Musamba), in Pierre PETIT (sous la direction), Ménages de Lubumbashi entre précarité et recomposition, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 47-80.

– « LES KALINDULA : Musique des jeunes autodidactes de Lubumbashi », dans Bogumil Jewsiewicki (sous la direction), Musique urbaine du Katanga. De Malaika à Santu Kimbangu, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 87-111.

JEWSIEWICKI Bogumil Koss Professeur au Département d'Histoire de l'Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Histoire comparée de la mémoire. Il co-dirige à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris le séminaire Mémoires historiques d'ici et d'ailleurs : regards croisés et dirige aux Editions L'Harmattan la collection "Mémoires lieux de savoir. Archive congolaise. Auparavant, il a enseigné dans plusieurs universités de la République démocratique du Congo. Quelques publications :

1. Mami wata. La peinture urbaine au Congo, Paris, Gallimard, 2003.

2. (Dir.), Réparations, restitutions, réconciliations entre Afriques,

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Europe et Amériques, no. spécial Cahiers d'études africaines, 173-174 (2004).

3. Avec Richard BANÉGAS (dir.), RDC, la guerre vue d'en bas, no. spécial Politique africaine, 84 (2001).

4. " Mémoires et représentations pour un vivre ensemble ", Cahiers Espaces/Temps, 84-85-86 (2004), p. 187-193.

5. " De la vérité de mémoire à la réconciliation. Comment travaille le souvenir ? ", Le Débat, 122 (2002), p. 63-77.

6. " Pour un pluralisme épistémologique en sciences sociales; à partir de quelques expériences de recherche sur l'Afrique centrale ", Annales. Histoire. Sciences sociales 56, 3 (2001), p. 625-642.

KENNES Erik Politologue et chercheur à la section d’histoire contemporaine du Musée Royal de l’Afrique Centrale. Il a publié, en collaboration avec Munkana N’Ge, « Essai biographique sur Laurent Désiré Kabila », Cahiers Africains, Tervuren/Paris, 2003 ; et plusieurs articles sur les évolutions récentes en RD-Congo, plus particulièrement dans le secteur minier.

KIANGU Sindani Ernest Professeur Associé, Département des Sciences Historiques, Université de Kinshasa, RDC

Secrétaire de Département chargé de la Recherche et de l’Enseignement, depuis 2002. Membre de la Société des Historiens Congolais / SOHICO. Membre du Réseau francophone de formation et recherche sur les mémoires historiques comparées. Chercheur associé du Centre d’études des crises et des conflits internationaux/CECRI de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve/UCL, 2004. Stagiaire de l’UNESCO sur la gestion d’une banque de données informatisée et multimédia, au Centre International des Civilisations Bantu/CICIBA, Libreville, 1988/1990/1992. Séminariste de l’USIA sur les cultures régionales et ethniques aux Etats-Unis, 1990. Stagiaire de l’AUF sur les enjeux de la mémoire, au Centre d’études des crises et des conflits internationaux/CECRI de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve/UCL et à la Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire, Université Laval, Québec, Canada, 2003

Publication d’un livre : Préparer un peuple parfait. Mgr Joseph Guffens. 1895-1973 Kinshasa, Ed. Saint Paul Afrique, 1992

Auteur d’un certain nombre de textes dont la plupart sont en cours de publication et portent sur les enjeux de la mémoire et des identités, à savoir :

1. 2005, « Accaparer l’histoire » (Postface) dans MUMENGI Didier, Panda Farnana, premier universitaire congolais, Paris, Ed. L’Harmattan.

2. 2005, «Construire une mémoire commune pour pouvoir vivre ensemble ?» (Conférence) dans Actes de la rencontre interrégionale sur le processus de paix dans la région des Grands Lacs : l’engagement des médias. Bagamoyo (Tanzanie) 13-15 décembre 2004, Institut Panos Paris-I.P.P., Paris.

3. « Pierre Mulele martyr ou traître ? Les langages de la mémoire » dans Likundoli, Département d’Histoire, Université de Lubumbashi, en cours de publication. Ce texte a été mis en ligne par la Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire, Université Laval, Québec, Canada.

4. « Sans cesse, sans honte, au service de l’amour. Frère Alphonse Fumusangi Azida – FAFA » dans CORLAN-IOAN Simona et BOZGAN Ovidiu, Imaginaires et Histoires, hommage au

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Professeur Lucian Boia, Bucarest, en cours de publication.

5. «Marginalisation de l’Etat-nation au sein de la région. Le Congo au Kwilu» dans Analele Universitatii Bucuresti. Istorie, numéro en cours de publication consacré à l’histoire de l’Afrique post-indépendance.

6. «La question de la nationalité congolaise dans la région des Grands Lacs. Le poids de l’histoire» dans Revue de prévention et de règlement des différends, Faculté de Droit, Université de Sherbrooke, Canada.

7. « L’élite kwiloise entre mythe et réalité » dans NDAYWEL è Nziem, Le demi-siècle de présence universitaire au coeur de l’Afrique, Paris, L’Harmattan, (en cours de publication).

LE PAPE Marc Chercheur au CNRS, au Centre d’études africaines et à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris. Quelques publications

– « Des journalistes au Rwanda, l'histoire immédiate d'un génocide », Les Temps Modernes, 583, 1995, pp. 161-180.

– « Le Rwanda au Parlement. Une enquête sur la tragédie rwandaise », Esprit, n° 252, 1999, pp. 81-92.

– « L'exportation des massacres, du Rwanda au Congo-Zaïre », Esprit, n° 266-267, 2000, pp. 162-169.

– Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo Brazzaville (1998-2000), M. Le Pape, P. Salignon (éds.), Paris, Karthala, 2001.

– Côte d'Ivoire. L'année terrible 1999-2001, Paris, Karthala, 2002 (avec Claudine Vidal)

– « République démocratique du Congo : des victimes sans importance », in A l'ombre des guerres justes, Fabrice Weissman (dir), Paris, Flammarion, 2003.

– Congo, la paix en otage, documentaire, 52 minutes, Paris, Etat d'Urgence Production (avec Robert Genoud), 2005.

– « Vérités et controverses sur le génocide des Rwandais tutsis. Les Rapports (Belgique, France, ONU), in Face aux crises extrêmes, M. Le Pape, J. Simeant, Cl. Vidal (ed) - à paraître 2006.

MUKURI Melchior Docteur en Histoire (Université Laval, Québec – Canada), Melchior Mukuri enseigne à l'université du Burundi et dirige le bureau du Réseau documentaire international sur la région des Grands Lacs africains. Il a publié le Dictionnaire chronologique du Burundi. Vol.: De Mwezi Gisabo à la chute de la monarchie, ca 1852-1966 (Bujumbura, Université du Burundi, 2001) et co-dirigé avec Jean-Pierre Chrétien : Burundi, la fracture identitaire. Logiques de violence et certitudes ethniques, 1993-1996, (Paris, Karthala, 2002). Il a publié des articles dans la Revue de l'Université du Burundi (Série Sciences Humaines), Au coeur de l’Afrique, Culture et Société, Afrique et Histoire, Cahiers d'études africaines.

NDAYWEL è NZIEM Isidore Professeur au département des sciences historiques à l’Université de Kinshasa. Quelques publications :

- Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la république démocratique, Louvain-la-Neuve - Kinshasa, Duculot - Afrique éditions, 1998.

- éd., La Constitution de la IIIè République du Congo-Zaïre adoptée

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par la CNS, Paris, l’Harmattan, 2002, 2vol.

- La société zaïroise dans le miroir de son discours religieux, Tervuren, 1993, Cahiers Africains - Cedaf, N°6.

- « Le Congo et le bon usage de son histoire », Vellut, J.L. éd., La mémoire du Congo : le temps colonial, Tervuren, MRAC - Snoeck, 2005, pp. 29-36.

- « La nationalité congolaise à l’épreuve du séisme du Kivu », Mabiala Mantuba-Ngoma, éd., La nouvelle Histoire du Congo (Mélanges eurafricains offerts à F. Bontinck), Tervuren - Paris, MRAC-L’Harmattan, 2005, pp. 407-428.

- « La longue marche des successions présidentielles au Congo/Zaïre, 1958-1998 », Revue générale, 6-7, juin - juillet 1998, pp. 35-56.

- « Du Congo des rébellions au Zaïre des pillages », Cahiers d’études Africaines, XXXVIII, n°150-152, 1998, pp. 417-439.

- « Du Zaïre au Congo : un quart de siècle à l’épreuve des armes », Afrique Annales (la Baule ! et puis après ?), 8, 2005, pp.114-128.

N’SANDA BULELI Léonard Chercheur post-doctoral à la Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la Mémoire, Université Laval, Québec – Canada. Professeur à l’Institut supérieur pédagogique de Bukavu. Quelques publications :

1. 2005, Ethnicité et «géopolitique» au Maniema (R-D Congo), Paris, L’Harmattan

2. 2004, «Ethnicities as 'First Nations' of the Congolese Nation-State: Some Preliminary Observations» (avec Bogumil JEWSIEWICKI) in BRUCE BERMAN, DICKSON EYOH, & WILL KYMLICKA, eds. Ethnicity and Democracy in Africa Oxford and Athens, Ohio: James Currey and Ohio University Press, pp. 240-256.

3. 2003, La bataille de Kindu ou le récit d’une défaite, Paris - Tervuren, Institut africain - L’Harmattan, 181 pages

4. 2004, «La problématique des villes et de l’énergie électrique dans le Bulega» in Mutanga, Vol II N° 2

5. 2004, «Le Bwami des Balega : dynamique interne et fondement du pouvoir» in Mutanga, le Bulega face aux défis de la modernité, Vol II N° 1

6. L., «Le Maniema, de la guerre de l’AFDL à la guerre du RCD» in Politique africaine, N° 84, décembre 2001

NYUNDA ya RUBANGO Pascal Romaniste et linguiste de formation, Pascal NYUNDA ya RUBANGO a presté à la Faculté des Lettres de Lubumbashi de 1976 à 1993. Il enseigne aujourd'hui la littérature mondiale et les "études noires" respectivement aux Universités Creighton et UNO d'Omaha, au Nebraska (États-Unis). Parmi ses publications, on compte les ouvrages suivants: Les principales tendances du discours politique zaïrois (1960-1965) (1980), Francophonie littéraire africaine en procès. Le destin unique de Sony Labou Tansi (1999, en coédition), Les pratiques discursives du Congo Belge au Congo-Kinshasa. Une interprétation sociolinguistique (2001) et Littérature francophone, Université et Société au Congo-Zaïre. Hommage à Victor Bol (2005, en coédition).

OBOTELA RASHIDI Noël Docteur en Philosophie et Lettres (Groupe Histoire), Professeur au Département des Sciences Historiques à l'Université de Kinshasa. Directeur adjoint du Centre d'Etudes Politiques à l’ Université de Kinshasa. Journaliste et collaborateur de plusieurs revues scientifiques,

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il a notamment écrit "République Démocratique du Congo: un Etat sans papiers dans le village planétaire", Cahiers du CEP, n° 002 - Août, CEP/Kinshasa, 151 pages; "Le Débat National congolais: un accouchement au forceps", Cahiers du CEP, n° 003/2003, 128 pages. Il est coordonnateur d'un projet de recherche financé par le CODESRIA et portant sur "Conflits armés et refondation de l'Etat en République Démocratique du Congo". Elu membre du Comité Exécutif du CODESRIA depuis décembre 2005.

Christian THIBON Professeur d'histoire contemporaine, Centre de recherche et d'études sur les pays d'Afrique orientale CREPAO, Université de Pau et des Pays de l'Adour UPPA

Dernières publications :

1. 2004, Histoire démographique du Burundi, Paris, Karthala, 431p

2. « La région des grands lacs » dans «Les conflits et leur résolution, état et typologie des conflits», dans ARES, 50, XX, janvier 2003, pp27/38

3. «Famines Yesterday and today in Burundi » dans T.Dyson/C.O'grada, The demography of famines, perspectives from the past and the present, Oxford University press, 2003, pp 112/128.

4. « Burundi, guerre et politique» dans Domerge Cloarec D (éd.) Des Conflits en mutation, Complexe, Bruxelles, 2004, pp171-181

5. « Les réfugiés burundais en Tanzanie» dans Migrants forcés en Afrique centrale et orientale, A. Guichaoua (éd.) Karthala. Mars 2004.

TURNER Thomas Docteur en Science politique de l’Université de Wisconsin. Il a enseigné en Afrique pendant 20 ans, en Tunisie, au Kenya, au Rwanda et en RDC (Kisangani, Lubumbashi et Bukavu). Il est l’auteur, notamment, de :

– « Images of Power, Images of Humiliation: Congolese «colonial» sculpture for sale in Rwanda» in African Arts, Spring, 2005.

– «Angola’s Role in the Congo War», in The African Stakes of the Congo War, Ed. John F. Clark, New York, Palgrave, 2002.

– Ethnogenèse et nationalisme en Afrique centrale: les racines de Lumumba, Paris, L’Harmattan, 2000.

– "L'Insurrection de 1964 au Sankuru: Stratégie militaire, mobilisation de masse, justice révolutionnaire," in Catherine Coquery-Vidrovitch, Alain Forest, & Herbert Weiss, Rébellions - Révolution au Zaïre, 1963-1965, vol. I., Paris, Harmattan, 1987.

– Coauteur avec Crawford Young. The Rise and Decline of the Zairian State. University of Wisconsin Press, Madison, 1985.