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chrétiens, musulmans P remières controverses théologiques Aux VII e et VIII e siècles, rien n’est encore figé: ni le canon musulman, ni l’appréciation chrétienne sur l’islam. Le Coran cite souvent la Bible, mais l’islam prétend rectifier les erreurs du judaïsme et du christianisme et s’imposer comme la seule « vraie » religion. Comment le christianisme a-t-il perçu cette croyance pas tout à fait inconnue ? Et quelles répercussions l’islam a-t-il eues sur le dogme chrétien lui-même ? Par DOMINIQUE URVOY Professeur de pensée et civilisation arabe à l’université Toulouse-II. d’attendre quelques décennies, que l’empire nouveau soit établi et que le problème soit posé en terme de confrontation de communautés. Une perception ambiguë du christianisme La première vision du christianisme par l’islam est, bien sûr, commandée par le Livre sacré de ce dernier, c’est-à-dire les textes que les scribes rassemblent et coordonnent sous le nom de Coran, au long d’une période qui s’étend au moins jusqu’au milieu de l’époque omeyyade, à la charnière des VII e et VIII e siècles. Le christia- nisme s’y trouve associé au judaïsme dans la condamnation des « détenteurs de l’Écriture » qui ont été infidèles à celle-ci, et dans l’accusa- tion d’hypocrisie. Les malheurs qui les accablent tous deux sont le signe qu’ils n’ont mentaires dans le cas de l’islam – ou des documents historiques. Du côté musulman, elles décrivent seulement les « conduites » (siyar) qui ont été tenues lors de la conquête et qui ont valeur exemplaire pour l’avenir. Les chrétiens, quant à eux, parlent surtout en termes moraux: curiosité ou horreur, espoir ou méfiance; tout au plus est-il écrit de Muhammad qu’il avait une bonne connaissance des Écritures juives. Pour être en mesure de se situer vraiment dans une perspective religieuse, il conviendra Les sources qui nous renseignent sur la première perception réciproque des musul- mans et des chré- tiens, à l’époque de la conquête arabe, sont des chroniques – frag- Le triomphe de saint Thomas d’Aquin, fresque (vers 1366-1368) du peintre Andrea di Bonaiuto dans l’église Sainte-Marie-Nouvelle de Florence. Saint Jean Damascène (ici représenté en robe bleue) est le premier à avoir envisagé dans ses écrits le phénomène islamique comme une religion. D. R. L 45

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chrétiens, musulmans

Premières controverses théologiques

Aux VIIe et VIIIe siècles, rien n’est encore figé : ni le canon musulman, ni l’appréciation chrétienne sur l’islam. Le Coran cite souvent la Bible, mais l’islam prétend rectifier les erreurs du judaïsme et du christianisme et s’imposer comme la seule « vraie » religion. Comment le christianisme a-t-il perçu cette croyance pas tout à fait inconnue ? Et quelles répercussions l’islam a-t-il eues sur le dogme chrétien lui-même ?

Par dominique urvoy Professeur de pensée et civilisation arabe à l’université Toulouse-II.

d’attendre quelques décennies, que l’empire nouveau soit établi et que le problème soit posé en terme de confrontation de communautés.

une perception ambiguëdu christianismeLa première vision du christianisme par l’islam est, bien sûr, commandée par le Livre sacré de ce dernier, c’est-à-dire les textes que les scribes rassemblent et coordonnent sous le nom de Coran, au long d’une période qui s’étend au moins jusqu’au milieu de l’époque omeyyade, à la charnière des VIIe et VIIIe siècles. Le christia-nisme s’y trou ve associé au judaïsme dans la condamnation des « détenteurs de l’Écriture » qui ont été infidèles à celle-ci, et dans l’accusa-tion d’hypocrisie. Les malheurs qui les accablent tous deux sont le signe qu’ils n’ont

mentaires dans le cas de l’islam – ou des documents historiques. Du côté musulman, elles décrivent seulement les « conduites » (siyar) qui ont été tenues lors de la conquête et qui ont valeur exemplaire pour l’avenir. Les chrétiens, quant à eux, parlent surtout en termes moraux : curiosité ou horreur, espoir ou méfiance ; tout au plus est-il écrit de Muhammad qu’ i l avait une bonne connaissance des Écritures juives. Pour être en mesure de se situer vraiment dans une perspective religieuse, il conviendra

Les sources qui nous rens eignent sur la première perception réciproque des musul-m a n s e t d e s c h r é -tiens, à l’époque de la conquête arabe, sont des chroniques – frag-

Le triomphe de saint Thomas d’Aquin, fresque (vers 1366-1368) du peintre Andrea di Bonaiuto dans l’église Sainte-Marie-Nouvelle de Florence.

Saint Jean Damascène (ici représenté en robe bleue) est le premier à avoir envisagé dans ses écrits le phénomène islamique comme une religion. D. R.

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pas comme une législation, et même contestent la valeur religieuse de celle-ci (cf. Mc 8,1-23). D’où l’idée que cet aspect a été occulté par eux: selon le Coran, Jésus aurait reçu à la naissance « l’Écriture, la Sagesse, la Torah et l’Évangile » (III, 48) ; il aurait confirmé une partie de la Torah et en aurait abrogé une autre, déclarant licites certains comportements reçus aupara-vant comme illici tes (III, 50 ; V, 46). Les chré-tiens devraient donc réhabiliter cet aspect afin de pouvoir « arbitrer » les litiges survenant à l’intérieur de leur propre communauté (V, 47).L’accusation d’altération (tahrîf) des Écritures est d’autant plus importante, à l’égard du christianis me, que le Coran reprend à son compte plusieurs traits figurant dans des évan-giles apocryphes mais rejetés par les évangiles canoniques (Jésus parlant dès le berceau, ani-mant des oiseaux d’argile, faisant descendre une table servie…). Or, le texte joue sur cette divergence. Moins souvent visé que le judaïsme – car sans doute moins présent dans le contexte social de Muhammad –, le christianisme fait l’objet d’un jugement très contrasté de la part du Coran. Valorisé jusqu’à un certain point en tant que « religion du Livre », que peuvent envier ceux qui n’ont pas reçu d’Écri ture, il est aussi considéré comme apportant un « plus » par rap-port au judaïsme: Dieu a soutenu ceux des Fils d’Israël qui l’ont suivi et ils l’ont emporté (LXI, 14) ; Dieu a non seulement rappelé à lui Jésus, mais il a mis ceux qui l’ont suivi au-dessus des incrédules (III, 55). Le célèbre verset dit « de l’amitié » (V, 82-83), semblerait aller dans ce sens, bien qu’il ne parle, manifestement, que de chrétiens sur le point de se convertir à l’islam. Sur le plan doctrinal, en revanche, c’est l’incom-préhension totale.

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pas la faveur de Dieu, en dépit de leur préten-tion en ce sens. Le Coran peut en suite être amené à souligner les divergences entre juifs et chrétiens à propos de cette même Écriture, les renvoyant souvent dos à dos. Parfois, la version chrétienne est privilégiée, comme dans le cas de la virginité de Marie, que les juifs contestent mais que le Coran maintient. En revanche, un trait propre aux chrétiens est leur division en sectes rivales, diversité qui invalide chacune d’elles. Il existe aussi une ambiguïté dans la perception du christianisme. Certains juge-ments sur la morale des chrétiens sont très favorables: Dieu a mis en leur cœur « mansué-tude et pitié » (LVII, 27) ; d’autres sont des for-mules d’anti cléricalisme classique (le clergé exploite les fidèles, lesquels auraient pris « leurs docteurs et leurs moines, ainsi que le Messie, fils de Marie, comme Seigneurs en dehors de Dieu », IX, 31.34). Il se produit une confusion du domaine moral et du do maine théologique et, surtout, une grave méprise doc-trinale, puisque jamais les chrétiens n’ont mis sur le même plan leur clergé et Jésus !

Feuillet d’un Coran manuscrit, datant probablement du VIIIe siècle. Grande mosquée de Sanaa (Yémen).

Fragment palimpseste datant probablement de la seconde moitié du VIIe s. : une première copie du Coran a été grattée et une autre a été écrite par dessus.

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fils de Marie, est-ce toi qui as dit aux hommes: ‘prenez-nous, moi et ma mère, comme divinités, en dessous de Dieu’ »(V, 116). Il est clair qu’au-cune des deux expressions ne peut convenir: la première repose sur une perception sensualiste du réel pour laquelle à cha que mot correspond une « chose », ce qui lui fait confondre « trinité » et « triade »; et la se con de ne correspond à rien, jamais aucune secte chrétienne n’ayant intégré Marie dans la Trinité.

L’accusationd’ « altération » des ÉcrituresUne autre cause d’opposition entre islam et christianisme est l’accusation de « falsifica-tion » des Écritures. Le christianisme est le plus souvent associé sur ce point au judaïsme. Avec, cependant, une caractéris-tique : le Coran n’envisage une révélation que sous la forme d’une « loi » (sharî‘a). La Torah se manifeste comme telle, aussi la c o n t e s t a t i o n à s o n é g a r d n e p o r t e - t-elle que sur des points de détail: par exemple, il est reproché aux juifs de ne pas la respecter sur la question du talion. En revanche, les évan-giles admis par les chrétiens ne se présentent

La question est d’autant plus importante que le Coran s’oppose avant tout au christianisme sur la Trinité et l’Incarnation. En ce qui concerne l’Incarnation, le Livre se contente de répéter que le « Messie, fils de Marie » n’est pas Dieu. Il est « seulement l’Apôtre de Dieu, Son Verbe jeté par Lui à Marie et un Esprit [émanant] de Lui » (IV, 171 ; III, 45). L’argumentation coranique contre l’Incarnation est plutôt simpliste: le Messie (ce mot n’est plus ici qu’un nom, sans aucune rela-tion au salut) ne peut être Dieu puisque Dieu peut le faire mourir comme il fait mourir sa mère et tous les humains, et puisqu’il prend de la nourriture. S’agissant de la Trinité, la formu lation même témoigne de l’incompré-hension fondamentale : « Impies ont été ceux qui ont dit : ‘Dieu est le troisième de trois ’ » (V, 73) ; cette formule est précisée plus loin dans la même sourate: « Quand Dieu demanda: Ô Jésus,

L’héritage judéo-chrétien se lit dans l’affirmation coranique selon laquelle Muhammad était annoncé dans la Torah et dans l’Évangile.

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Parallélismeset emprunts forcésAprès le Coran, le plus ancien texte connu de nous, qui ait régi l’attitude de l’islam envers le christianisme, est la Vie du Prophète (Sîra nabawiyya), dans la version d’Ibn Ishâq (mort en 767). Cette Vie du Prophète est en grande par-tie commandée par la volonté de présenter la nouvelle religion comme parachevant les révé-lations antérieures. Cela est perceptible en par-ticulier pour la période précédant la vocation de Muhammad. La mémoire collective ayant sans doute conservé peu d’informations à ce sujet, l’auteur a comblé ce vide par des parallélismes frappants avec la jeunesse du Christ : à la généalogie de Jésus offrant une filiation avec Moïse, la Sîra oppose une généalogie de Muhammad lui conférant une filiation abraha-mique; à Marie qui est de « la race de David » est confrontée la mère de Mu hammad qui est « le meilleur parti de Quraysh »; dans les deux cas, la mère enceinte reçoit la visite d’un messager divin; à l’étoile des mages correspond l’étoile d’Ahmad ; si Jésus est présenté au Temple, Muhammad l’est à hubal dans la Kaaba ; au « Cantique de Zacharie » répond le poème de

louange de ‘Abd al-Muttalib, le grand-père du prophète; et les miracles de Jésus tels que gué-rison ou multiplication de nourriture, ont leur équivalent chez Muhammad.Ces matériaux ont vraisemblablement été transmis par Wahb b. Munabbih (654/5-728/732) qui a joué un rôle déterminant dans la prise de position de l’islam vis-à-vis des autres religions mono théistes. Le matériel judéo-chré-tien reçu de lui a été souvent critiqué par les auteurs anciens, mais il a aussi été exploité, sous certains aspects, par ceux-là mêmes qui le contestaient sous d’autres aspects, preuve que la continuité historique qu’il soutenait était un élément vital de la vision primitive de l’islam, vision dont Ibn Ishâq n’est que le successeur.L’argument majeur en faveur de cette conti-nuité a été l’affirmation coranique selon laquelle Muhammad était annoncé dans la Torah et dans l’Évangile (VII, 157; LXI, 6). Cer-tains ont cherché l’emplacement, non précisé, de ces annonces. Un converti du christianisme – qui ne connaissait sans doute que le syriaque et mal l’arabe – a pensé le trouver dans Jn 14,16-17 et 16,7-8, qui évoque la venue du Paraclet. Ibn Ishâq reprend cette suggestion en identifiant la traduction syriaque de ce dernier mot, mnah-mânâ, et Muhammad. Il s’agit en fait d’un véri-table détournement linguis tique puisque le pre-mier est de la racine n-h-m et le second de la racine h-m-d., lesquelles n’ont qu’une très loin-taine ressemblance. Aussi, l’argument a-t-il eu peu de succès au Moyen Orient, où un assez grand nombre de chrétiens, dont le syriaque était la langue liturgique, étaient en mesure de dénoncer la confusion. Il a connu, en revanche, un grand succès au Maghreb, où le syriaque était ignoré. En Orient même, le grec a été solli-cité pour contourner cet écueil: Muhammad ou Ahmad (le « loué ») a été mis en relation avec périklutos, qui a la même signification. Cela voudrait dire qu’il est possible de lire le grec com me une langue sémitique, en se permettant de sous-entendre les voyelles; or, le grec est une lan gue indo-européenne dans laquelle les voyelles ont toute leur signification, d’où l’im-possibilité de confondre paraklètos et périklu-tos. Dans les deux cas l’emprunt est extrême-ment forcé.

Mot de la littérature johannique, issu d’un verbe grec qui signifie « consoler », le paraclet désigne non pas la nature de quelqu’un mais sa fonction: ainsi, celui qui est « appelé à côté de » joue le rôle actif d’assistant, de soutien, d’avocat. Cette fonction est tenue par Jésus Christ dans sa vie publique auprès de ses disciples puis,

au ciel, pour la rémission des péchés, car il est le « défenseur devant le Père » (1 Jn 2,1). Il a aussi confié ce rôle à l’Esprit saint qui est, pour les croyants, le révélateur et le défenseur de Jésus (Jn 14,16 et s., et 16,7-11.13 et s., comme cités dans le texte).

le Paraclet

tiens que « l’alté ration de l’interprétation de la parole et [le] changement dans le commentaire des livres ». Ce n’est qu’à partir du IXe siècle que sera mise sérieusement en question la matéria-lité même des textes.Ainsi, dans les premiers temps, l’islam est tiraillé entre deux tendances opposées. L’inté-gration en son sein, par conversion, de nom-breux juifs et chrétiens, maintient des passe-

Muhammad (au centre), avec sa fille Fatima et son cousin et gendre Ali, sur une miniature turque du XVIIIe siècle illustrant la biographie du prophète de l’islam.

Quant au thème de la falsification des Écri-tures, qui sera plus tard le point d’appui essen-tiel dans l’opposition des deux religions, il n’a guère eu, dans les premiers temps de l’islam, que la signification modeste d’une mauvaise interprétation. La plus ancienne apologétique musulmane connue à ce jour, la Lettre du calife hârûn al-Rashîd à l’empereur Constantin VI, rédigée en 796, ne reproche encore aux chré-

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sant une fausse information. En outre, sans citer l’affirmation coranique selon laquelle Muhammad était annoncé dans la Bible, Jean n’en proclame pas moins qu’« on ne connaît personne qui ait témoigné en sa faveur par avance ».Le thème le plus développé est celui de l’idolâtrie. Le Coran n’en fait pas grief aux chrétiens et, si les contemporains du Damascène l’ont fait, ce ne peut être qu’à cause de l’ambiguïté de la composition du Livre qui juxtapose critique du paganisme et critique du christianisme. Fort de sa lutte contre l’iconoclasme, Jean peut lancer ses sar-casmes contre le culte de la pierre noire de la Kaaba, ce qui lui permet de retourner contre les musulmans l’accusation d’idolâtrie.Pour le reste, le chapitre du Livre des hérésies s’arrête surtout sur les aspects pratiques: poly-gamie et répudiation notamment. Il se clôt, de façon significative, sur des indications qui sou-lignent la différence d’avec le christianisme : circon cision, interdiction du vin, déplacement des interdits alimentaires et du jour de repos.

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relles avec les autres monothéismes, tout en revendiquant pour lui seul la légitimité de la révélation pleine et entière. Mais l’exigence poli-tique, qui conduit à souligner la spécificité de la religion du pouvoir, débouche sur tout un ensemble de mesures de rupture prises sous le calife ‘Abd al-Malik (685-705): mise en avant de textes religieux spé cifiques – avec les griefs coraniques contre les « gens de l’Écriture » –, arabisation totale de la langue de l’administra-tion, création d’une monnaie propre marquée de signes confessionnels sans ambiguïté, officiali-sation du statut de « tributaires » pour les sujets non-musulmans ayant une religion constituée. Par la suite, le politique débordera progressive-ment sur le théo logique et finira par l’absorber.

Saint Jean damascènedénonce le « pseudo-prophète »Bien qu’il ait existé, dès 639, des écrits apologé-tiques chrétiens adressés aux musulmans, les deux textes de saint Jean Damascène consacrés à l’islam (le chapitre 100 de son Livre des héré-sies, et la Controverse entre un musulman et un chrétien) sont les premiers écrits – avec deux fragments de papyrus – qui envisagent le phé-nomène islamique comme une religion. Petit-fils et fils de fonctionnaires du pouvoir musul-man, devenu lui-même membre de son administration, Jean la quitte sous le califat de ‘Umar II (717-720) pour se faire moine, le souve-rain ayant durci ses exigences envers les chré-tiens. C’est dans cette retraite que, assez tardi-vement (après 743), il rédige le premier document. Ses citations coraniques, bien que justes dans leur fond, ne correspondent pas exactement au texte que nous connaissons. Cela peut être dû au fait qu’il a opéré de mémoire sur des souvenirs de jeunesse. C’est peut-être aussi que le texte coranique n’était pas encore défini-tivement fixé, car Jean cite quatre passages comme des « écrits » (graphè) séparés.Ce chapitre 100 est remarquable car il est le

seul, de tout l’ouvrage, à mettre en jeu un ma tériel nouveau. Il est peu étendu, ce qui laisse penser que Jean considérait finalement l’islam comme un danger moindre, pour l’orthodoxie chrétienne, que certaines héré-sies internes, tel l’iconoclasme auquel il consacre un dévelop pement bien plus considé-rable. Pour autant, il ne confond pas l’islam avec une de ces hérésies internes, comme cer-tains l’ont cru sur la foi du titre. Le mot « héré-sie » signifie seulement « secte », et l’ouvrage traite d’autres mouvements religieux non-chrétiens. S’il reprend l’idée reçue que Muhammad a « pris connaissance, par hasard, de l’Ancien et du Nouveau Testament et, de même, fréquenté

vraisemblablement un moine arien », il n’en considère pas moins que le « pseudo-prophète […] fonda sa propre hérésie ». Soucieux de dénoncer tout ce qui met en péril l’orthodoxie chrétienne, le Damascène consacre à la chris-tologie coranique un paragraphe bien informé, mais il ne la discute même pas, se contentant d’enchaîner sur « d’au tres absurdités dignes de rire ». La seule accusation coranique qu’il réfute est celle d’associationnisme. Pour les musulmans, l’associa tionnisme, seul péché qui ne sera pas pardonné par Dieu, est le fait de ne pas reconnaître l’unicité absolue de Dieu, mais de lui associer d’autres personnes; la Trinité chrétienne est ainsi considérée par eux comme une atteinte à l’unité de Dieu.S’agissant du reproche d’altération des textes sacrés, il présente les deux explications possi-bles: pour les uns, il s’agit d’une mauvaise com-préhension résultant d’une interprétation allé-gorique des prophètes par les chrétiens; pour les autres, c’est une falsification volontaire de la part des juifs. Notons que, dans ce dernier cas, est intro duite une idée nouvelle par rap-port au Coran: cette falsification serait due au désir de perdre les chrétiens en leur fournis-

Dieu aurait indiqué à Abraham et à son fils Ismaël où et comment ils devraient construire un sanctuaire. On l’appellerait Kaaba, « cube ». Ses quatre angles devraient être orientés aux quatre points cardinaux. L’objet le plus saint, une pierre noire venue du ciel, devrait être enchâssée vers l’Orient. Il s’agit d’un aérolithe, une « pierre tombée du ciel » remontant à l’Arabie préislamique, et censée être chargée d’influences spirituelles. Des

équivalents se retrouvent chez d’autres peuples anciens. Selon la tradition musulmane, la pierre sacrée aurait été apportée par l’archange Gabriel ; initialement immaculée, elle aurait été noircie par le péché humain. La Kaaba se trouve au centre de la mosquée sacrée de La Mecque, le lieu le plus saint du monde musulman. Manuscrit persan du XVIe siècle, conservé à la Bibliothèque universitaire d’Istanbul.

la Pierre noire de La Kaaba

Soucieux de dénoncer ce qui met en péril l’orthodoxie chrétienne, le Damascène relève dans le Coran des « absurdités dignes de rire ».

Apparaît bien là l’homme qui a été blessé par la montée de l’ostracisme envers ses coreligion-naires et qui a préféré se retirer au désert.La Controverse est plus théologique. Elle explique – fait remarquable – que la dogmatique explicitement formulée dans le Coran (par exemple dans le « Verset du Bien », II, 177), sans bien sûr avoir été mise en doute, n’a pas été pour autant objet d’intérêt de la part des musul-mans; leur théologie, naissante à l’époque du Damascène, s’est orientée d’emblée vers des problèmes différents: le libre arbitre et la pré-destination, les attributs divins, la justification par la foi. Ce qui a fait écrire à l’éminent islamo-logue Josef van Ess, dans Premices de la théolo-gie musulmane : « Au fond, l’islam n’a pas traité de problèmes nouveaux par rapport au christia-nisme, il a traité les mêmes problèmes de manière différente. » En effet, les thèmes de la Controverse dépassent largement les formules dogmatiques du Coran, puisqu’ils portent sur la liberté de l’homme et la justice de Dieu, sur la parole de Dieu et son rapport avec la christolo-gie, et sur le personnage de Marie. Le troisième

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des dialogues qui la constituent prend appui sur les termes mêmes du Coran à propos de Jésus, pour y voir une reconnaissance de fait de la foi chrétienne. Là réside une différence essentielle avec le texte précédent, qui rappor-tait ces mêmes paroles mais sans les déve-lopper, et insistait plutôt sur la restriction qui les accompagnait. Ici, les arguments empi-riques contre la divinité de Jésus (le fait qu’il ait mangé, bu, dormi) sont cités et réfutés, mais sans préciser qu’ils viennent du Coran, et pré-sentés seu lement comme un argument possible dans la bouche d’un musulman.

Au fil des ans, une critiqueplus fine et nuancéeIntervenant environ un demi-siècle après Je a n de Da ma s , Th é o do re Ab û Qu r ra semble s’en vouloir l’exact prolongement – la lutte contre l’iconoclas me, phénomène commun au christianisme et à l’islam, tient une grande place chez lui. Il n’écrit pas seu-lement en grec; ses ouvrages en arabe, tout en étant beaucoup plus prudents que ceux rédigés en grec, font de lui le prototype du dé fenseur du christianisme face à la religion des conqué-rants. La continuité des thèmes avec le Damas-cène est frappante. La réfutation du caractère prophétique de Muhammad s’appuie là aussi sur la négation de son annonce par les Écri-tures antérieures au Coran. Toutefois, cet argu-ment est désormais présenté par les musul-mans en association avec l’accusation d’altération des textes, ce que Théodore cite mais ne prend pas la peine de réfuter. En revanche, il peut disposer de la biographie du prophète et il l’utilise pour démontrer – mais seulement dans un écrit en grec ! – que celui-ci était possédé du démon.L’image du musulman s’est alors modifiée. Aux sarcasmes du Damascène succède une attitude plus nuancée. Certes, le musulman sera tou-jours le vaincu; c’est lui qui lance la discussion et il mon tre souvent plus de précipitation que

de profondeur; mais il est plus éduqué et Abû Qurra peut mettre dans sa bouche des raisonne-ments élaborés. Surtout, il utilise des argu-ments de raison et les citations des Écritures ne viennent qu’en second. Ce qui débouche, dans son remarquable texte arabe qu’est le Traité de l’existence du Créateur et de la vraie religion, sur une mise en présence de représentants de multiples religions – sabéens, mazdéens, sama-ritains, juifs, chrétiens, manichéens, marcio-nites, bardesanites et musulmans, dont la diversité peut apparaître comme une façon de noyer les confrontations majeures dans une sorte d’intemporalité –, parmi lesquelles il sera tranché non seulement selon le critère de la rai-son, mais en soumettant cette raison à la disci-pline de cet examen.C’est le début d’une nouvelle phase. Les réac-tions intéressées du début de la conquête musulmane (de peur ou de compromission) sont dépassées dans une conscience, sans doute encore confuse, que tous sont engagés dans la formation d’une civilisation commune. Les musulmans revendiquent le signe d’élec-tion qu’est leur suprématie matérielle mais ils se font également fort de parler sur le même niveau que les populations soumises. Les chré-tiens sont à la fois imbus de leur héritage intel-lectuel et forcés de se pénétrer de l’idée pauli-nienne que leur foi est folie pour le monde: c’est précisément la faiblesse humaine du christia-nisme, dit Abû Qurra, qui marque sa subli-mité. Idée qui sera reprise, un demi-siècle plus tard, par le plus grand intellectuel arabe chré-tien, hunayn Ibn Ishâq, celui-là même qui, dans ses fonctions officielles de chef des médecins de la cour califale et de responsable des traduc-tions, fixera le vocabulaire technique, scienti-fique et philosophique arabe. Cet équilibre cédera néanmoins progressivement face à la montée du traditionalisme musulman.

Peu à peu émerge la conscience, sans doute encore confuse, que tous sont engagés dans la formation d’une civilisation commune.

Muhammad récite la parole divine, qui lui est transmise par l’archange Gabriel. La récitation (en arabe, Co’rân) des premières révélations porte à la fois sur le Dieu unique et

sur l’unicité de Dieu: il n’a pas d’associé, il n’a pas engendré ni été engendré. Manuscrit turc du XVIe siècle, conservé à la Bibliothèque nationale de France.

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