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ESTELLEMASKAME
Traduitdel’anglaisparMaudOrtalda
ÀtouslesTyleretEdendumondeNoterindas
1
Latempératureglacialedel’eaunem’empêchepasd’yentrerjusqu’auxchevilles.JegardemesConverseàlamain,leslacetsenroulésautourdemesdoigts.Leventselève,commed’habitude.Ilfait tropsombrepourvoir l’horizon,mais j’entends lesvagues rouleret s’écraser. J’enoublieraispresquequejenesuispasseule.Auloin,lebruitdelafête,desriresetdescrisdejoiemerappellequenoussommesle4juillet,jourdelafêtenationale.
Unefillepassedevantmoiencourant.Elleestpoursuivieparuntype.Sonpetitcopain,sûrement.Ilm’éclaboussesanslefaireexprèsetritàgorgedéployée,avantd’attirerlafillecontrelui.Jeserrelesdentssanslevouloir,lesdoigtscrispéssurmeslacets.Cecoupledoitavoirmonâgemaisjenelesaijamaisvus.Ilsontdûvenird’unevillevoisinepourcélébrerle4JuilletàSantaMonica.Jenevois pas pourquoi, d’ailleurs. Il ne se passe rien de bien spectaculaire ici : les feux d’artifice sontinterdits–cequiestladeuxièmeloilaplusstupidequejeconnaisse,aprèsl’interdictiondeseservirsoi-mêmeàlapompeàessenceenOregon.Lesseulsfeuxd’artificesontceluideMarinadelRey,ausuddelaville,etceluidePacificPalisades,aunord,quel’onaperçoitd’ici.Ilest21heurespassées,lesdeuxviennentdecommencer.Lesminusculesboulesdecouleurindistinctesquiscintillentauloinsuffisentàsatisfairelestouristesautantquelesgensducoin.
Lecoupleestentraindes’embrasserdanslenoir,souslesilluminations.Jedétournelesyeuxetm’éloignelentementdansl’eau,pourfuir levacarmedelafête.Lafouleestplusdensesurlajetéequesurlaplage.Ici,jepeuxrespirer.Cetteannée,jen’aipaslatêteàfêterl’Indépendance.Tropdesouvenirsdouloureux.Alorsjecontinueàlongerlacôte,deplusenplusloin.
Jenem’arrêtequelorsqueRachaelcriemonprénom.J’avaisoubliéquej’étaiscenséel’attendre.Lespiedsdansl’eau,jemeretournepourdécouvrirmameilleureamiequisautilleversmoidanslesable.EllearboreunbandanaauxcouleursdesÉtats-Unissurlefront,ettientunsundaedanschaquemain.ElleavaitdisparudepuisquinzeminuteschezSodaJerks,qui,commetouteslesboutiquesduborddemer,resteouvertplustardqued’habitudecesoir.
—Ilsétaiententraindefermer,dit-elle,légèrementessoufflée.Saqueue-de-chevalsebalancesursesépaulesquandelles’arrêteetmetendmaglace,aprèsavoir
léchélescouluressursondoigt.Jesorsdel’eaupourlarejoindreavecunsouriredegratitude.Jen’aipasbeaucoupparlécesoir,
etjen’arrivetoujourspasàfairesemblantd’allerbien,d’êtreheureusecommelesautres.Jeprendsmonsundaedemamainlibre,mesConversetoujoursdansl’autre–deschaussuresrouges,c’estcequej’aitrouvédepluspatriotiquedansmesaffaires.Depuistroissemainesquejesuisrentrée,nous
noussommesarrêtéesplusd’unefoisàSodaJerks.Jecroisquenousfaisonsdespausesglaceplussouventquedespausescafécesdernierstemps.C’esttellementplusréconfortant.
—Ilssonttoussurlajetée,merappelleRachael.Ondevraitpeut-êtreyaller.Je la sens hésitante, comme si j’allais la couper par un « non » catégorique. Ses yeux bleus
tombentsursaglaceetelleprendunepetitebouchée.Derrièreelle,lagranderoueoffresonspectacleannuel,avecsesmilliersdeLEDprogrammées
endifférentesséquencesderouge,bleuetblanc,quis’allument,aucoucherdusoleil.Onl’aregardéequelquesminutes toutes les deux,mais c’est vite devenu ennuyeux. Je réprimeun soupir et fixe letrottoir.Ilyabeaucouptropdemondepourmoi,maisjeneveuxpasencoreabuserdelapatiencedeRachael,alorsj’accepte.
Ensilence,noustraversonslaplageenzigzaguantentrelesgensvenusprofiterdelasoiréesurlesable.Jem’arrêtepourremettremesConverse.
—TuastrouvéMeghan?—Jenel’aipasvue,dis-jeenlaçantmeschaussures.Àvraidire,jenel’aipasvraimentcherchée.Meghanestunevieilleamie,maisriendeplus.Elle
rentrepourl’été,elleaussi,doncRachaelfaitl’effortderéunirnotretrio.— On va bien finir par la retrouver. T’es au courant ? poursuit-elle pour changer de sujet.
ApparemmentlagranderoueestprogramméesurunsondeDaftPunk,cetteannée.Elle virevolte sur le sable devant moi, attrape ma main pour me tirer vers elle, un sourire
éblouissantsurlevisage.Àcontrecœur,jedanseunpeuavecelle,malgrél’absencedemusique.Jem’écarteenfaisantattentionànepasrenversermonsundae.Monamiecontinuededanser,les
yeuxfermés,ausondejenesaisquellemusiquedanssatête.Unautreété,uneautreannée.Celafaitquatreétésquenoussommesamieset,endépitd’unepetitebrouillel’andernier,noussommesplusprochesquejamais.Jen’étaispassûrequ’ellemepardonnemeserreurs,etpourtant.Ellenem’enapas tenu rigueur,car ilyavaitdeschosesplus importantesàgérer.Commem’offrirdesglacesetm’emmener en road trip à travers laCalifornie pourme distraire etm’aider à remonter la pente.Dans la tourmente, on a toujours besoin de ses meilleurs amis. Et bien que j’aie dû partir pourChicago, où j’ai passé neufmois à tenter de survivre àma première année de fac, nous sommesrestéeslesmeilleuresamiesdumonde.MaintenantquejesuisderetouràSantaMonica,nousavonsjusqu’àseptembrepourtraînerensemble.
—Tuattireslesfoules,jeluiindique.J’esquisse un sourire quand elle ouvre les yeux d’un coup et se met à rougir en regardant
alentour.Plusieurspersonnesl’observent.—C’estlemomentdefiler,chuchote-t-elle.Elle saisitmon poignet et pique un sprint. Nos éclats de rire retentissent à la ronde et je n’ai
d’autre choix que de la suivre dans sa course effrénée sur le sable.Nous n’allons pas bien loin :quelquesmètres,justeassezpourfuirsesadmirateurs.
—Pourmadéfense,fait-elle,essoufflée,onaledroitdeseridiculiserle4Juillet.C’estunritedepassage.Çasoulignelefaitquenoussommesdansunpayslibre.Qu’onpeutfairetoutcequ’onveut,ettout,ettout.
Si seulement !S’ilyabienunechoseque j’ai apprisedurantmesdix-neufannéesd’existence,c’est qu’on ne peut pas faire tout ce qu’on veut.On ne peut pas se servir soi-même à la pompe àessence. On ne peut pas lancer de feux d’artifice. On ne peut pas toucher les lettres du panneauHollywood.Onnepeutpaspénétrerdansunepropriétéprivée.Onnepeutpasembrassersondemi-frèreparalliance.
Évidemment, onpeut faire toutes ces choses,mais seulement si on a le crand’en affronter lesconséquences.
Je lève les yeux au ciel tandis que nous grimpons sur la jetée. Lamusique de Pacific Park serapproche.Lagranderouecontinuedeclignoterenrouge,bleuetblanc.Leresteduparcd’attractionsestilluminé,luiaussi,maispasauxcouleurspatriotiques.Nousnousfaufilonsparleparking,entreles nombreuses voitures garées, quand soudain, j’aperçois Jamie et sa petite copine, Jen. Ils sontensemble depuis presque deux ans, maintenant. Il l’a plaquée contre la portière d’une très vieilleChevrolet.Ilsseroulentdespelles.Évidemment.
Rachaels’arrêtepourobserverlascène.— J’ai entendu dire qu’il était plutôt du genre rebelle, murmure-t-elle. Comme une version
miniatureetblondedesonfrèreàsonâge.ÀlamentiondufrèredeJamie,quiestégalementmondemi-frère,jeluilanceunregardsévère.
Onneparlepasdelui.Onneprononcepassonnom.Jamais.Rachael,s’apercevantdesonfauxpas,articuletroismotsd’excuse,lamainsurlabouche.
Jemedétends légèrementet jecontinued’observerJamieetJenenallant jeter lerestantdemaglacedansunepoubelleproche.
—N’oubliepasderespirer,Jamie!jecrie.Rachaelritdanssabarbeetmedonneunetapesurl’épaule.QuandJamielèvelatête,l’œilvitreux
etlecheveuenbataille,jeluifaissigne.ContrairementàJenquimeurtdehontesurplaceàmavue,mondemi-frère,lui,semontreirrité,exactementcommechaquefoisquejetentedeluiparler.
—Vatefairevoir,Eden!hurle-t-ildesavoixrauquequirésonneentrelesvoitures.IlattrapeJenparlamainetl’entraînedansladirectionopposée.Ilaprobablementpassélasoirée
àéviterElla.Aprèstout,quandonveutflirteravecsacopine,ladernièrepersonnequ’onaenviedecroiser,c’estbiensamère.
—Ilnet’adressetoujourspaslaparole?demandeRachaelquandelleafinidericaner.Avecunhaussementd’épaules,jemeremetsenrouteenmetriturantlescheveux.Ilsm’arrivent
justesouslesépaulesmaintenant.Jelesaicoupéscethiver.—Lasemainedernière,ilm’ademandédeluipasserleselàtable.Çacompte?—Non.—Alorsjecroisqu’onnes’adressetoujourspaslaparole.Jamie ne m’apprécie pas particulièrement. Pas parce que c’est un ado de dix-sept ans au
comportementdétestablequiadébarquédenullepartl’annéedernière,maisparcequejeledégoûte.Moi, et son grand frère. Il ne nous supporte pas. J’ai tenté un nombre incalculable de fois de leconvaincre qu’il n’y avait plus rien à craindre de ce côté-là. Pourtant il refuse de me croire. Laplupartdutemps,ils’éloigneàgrandspasenclaquantuneoudeuxportesaupassage.
Je pousse un soupir de frustration tandis que nous débouchons sur la rue principale, toujoursaussiencombréequ’endébutdesoirée.Beaucoupdeparentsavecdesenfants,etbeaucoupdechiensqui tentent d’éviter lamarée de poussettes. Beaucoup de jeunes couples, aussi, comme celui de laplage. Je ne les supporte pas. Leurs doigts entrelacés et leurs sourires complices me retournentl’estomac.C’enestdouloureux.Icietaujourd’hui,plusquejamais,jeméprisetouslescouplesquejecroise.
Rachaels’arrêtepoursaluerdesfillesdulycée.Jemerappellevaguementlesavoircroiséesilyadesannées,àl’écoleousurlapromenade.Jenelesconnaispas.Elles,enrevanche,saventquijesuis.Je suis « cette fille ». Je suis « cette Eden-là ». La fille qui attire les regards dégoûtés et lesricanementsoùqu’elleaille.Commemaintenant.Lesourirechaleureuxquejetentedeleuradressern’aaucuneffet.Ellesmejettentunregardnoiretsedétournentpourm’ignorer.Brascroisés,lèvrespincées,jetapedupiedenattendantqueRachaelenfinisse.
C’esttypiquementlegenredechosequim’arrivechaquefoisquejereviensàSantaMonica.Lesgensd’icinem’acceptentplus.Ilsmeprennentpourunecinglée.Ilyaquelquesexceptions,comme
mamèreetRachael,maisc’estàpeuprèstout.Ilsmejugent,sansconnaîtretoutel’histoire.Jecroisquelepireestarrivéennovembredernier,quandjesuisrentréepourlapremièrefois,unmoisaprèsmondépartpourlafac.Larumeurs’étaitrépanduecommeunetraînéedepoudre.ÀThanksgiving,toutlemondeétaitaucourant.
Audébut,jen’avaispascompriscequisepassaitnipourquoitoutsemblaitsoudainsidifférent.JenecomprenaispaspourquoiKatyVance,unefilleavecquij’avaiseucoursaulycée,baissaitlatêteet changeait de direction quand je lui faisais signe. Je ne comprenais pas pourquoi la caissière del’épicerie s’esclaffait avec son collègue quand je sortais du magasin. Jusqu’à ce dimanche àl’aéroportdeLosAngelesoù,justeavantd’embarquerpourmonvolretourversChicago,unefillequejen’avaisjamaisvuedemaviem’ademandéd’unevoixtimide:«Tuneseraispaslafillequiestsortieavecsondemi-frère?»
Rachaelrestemuetteunlongmoment.Ellemesurveilleducoindel’œilcommepourdéterminersijevaisbienounon.Jeprendsunairdétachépouressayerdelarassurer.Ellefinitparprétexterquenousavonsdestrucsàfaire,pourcoupercourtàlaconversation.Voilàpourquoij’adoreRachael.
— Je ne leur parle plus de ma vie, conclut-elle fermement, une fois que les filles se sontéloignées.
Ellejettesonsundae,meprendparlebrasetseretournesirapidementversPacificParkquejemanquedemetordrelecou.
—Franchement,çanemetoucheplustellement,j’essayedeluiexpliquer.—Hmm,faitRachaeld’unevoixdistraite,commesiellenemecroyaitpas.J’aienvied’argumenter,deluidireque«non,vraiment,çava,jevaisbien,toutvabien»,maisje
n’enaipas le temps. JakeMaxwelldébarquedenullepart et seplante, avec son imposante stature,droitdevantnous.Nousl’avonsdéjàcroiséilyaquelquesheures,quandilétaitencoresobre.Onnepeutpasendireautantàprésent.
—Ah,vousvoilà!Ilnousséparepoursaisirnosmainsetyplanterunvaguebaiser.C’estlepremierétéqueJakepassechezsesparentsdepuisqu’ilestpartipourl’Ohio.Quandnous
noussommesrencontréstoutàl’heure,pourlapremièrefoisendeuxans,j’aidécouvertavecstupeurqu’ilportemaintenantlabarbe,etluiétaitencoreplussurprisdedécouvrirquej’habitaistoujoursàSantaMonica. Ilpensaitque j’étais repartiepourPortlanddepuisunbail.Maisàpartça, iln’apaschangé d’un iota. Toujours le même dragueur invétéré. Quand Rachael lui a demandé de sesnouvelles, il a répondu que ça n’allait pas si bien, car ses deux petites amies l’avaient récemmentlarguéetqu’ilnesavaittoujourspaspourquoi.J’avaisbienunepetiteidée…
—Oùest-cequetuastrouvétabière?demandeRachaelenretirantsamainavecunegrimace.—ChezTJ,crie-t-ilpar-dessuslamusiqueduparcd’attractions.Il indiqueunendroit,quelquepartderrière lui.TJpossèdeunappartementsur le frontdemer.
Commesijepouvaisl’oublier.—Ilm’aenvoyérassemblerlestroupes.Çavousdit,unafter?Sesyeuxs’illuminentàcemot,etledébardeurqu’ilportemesembledeplusenplusridicule.Ily
aunaigleau-dessusd’undrapeaudesÉtats-Unis.Avecécrit«FREEDOM»engros.Maiscen’estrien à côté de l’aigle qu’il arbore fièrement sur la joue gauche. Un tatouage temporaire… Jecommenceàmedemanders’iln’abuquedelabière.
—Unafter?répèteRachael.Nouséchangeonsunregardetjecomprendsimmédiatementqu’elleaenvied’yaller.—Ouais, fait Jake, plus qu’enthousiaste avec son grand sourire barbu. Il y a des fûts et tout !
Allez,c’estle4Juillet!C’estleweek-end.Vousêtesobligéesdevenir.Toutlemondeseralà.Jefroncelessourcils.
—Toutlemonde?—TJettouslesautres,MeghanetJaredsontdéjàlà-bas,Deanpasseplustard,jecrois,Austin
Cameronaussi…—Joker.Jakesetaitetsonsouriresetransformeenrictusdefrustration.IlregardeRachaelet,pendantune
fractiondeseconde,jejureraisqu’illèvelesyeuxauciel.Quandsonregardinjectédesangseposedenouveausurmoi,ilm’attrapeparl’épauleetmesecouegentiment.
—Allôôôô?Ilfaitminedescruterchaquecentimètredemonvisage.—OùestpasséeEden?Jesaisqueçafaitunbailqu’ons’estpasvus,maist’aspaspudevenir
aussibarbanteenl’espacededeuxans.Jemedégageetrecule,pasamuséelemoinsdumonde.Iln’estniunamiprochenimêmeunami,
d’ailleurs, inutile de lui expliquer quoi que ce soit. Je fixe mes pieds, muette, dans l’espoir queRachaelinterviennepourmesauverlamise,commed’habitude.Cesderniersjours,c’estsurellequejecomptepourmesortirdetouteslessituationsoùjepourraismetrouvernezànezavecDean.J’aiencoretrophontepourluifaireface,aprèstoutcequis’estpassé,etjedoutequ’ilveuilleavoirquoiquecesoitàfaireavecmoi.Personnen’aenviedevoirsonex-copine,surtoutsiellevousatrompé.
J’entendsRachaeldireàJake:—Ellealedroitdenepasavoirenvie.Je ne détache pas les yeux demes chaussures, parce que chaque fois queRachael vole àmon
secours,jemesensunpeuplusfaibleetpathétiquequ’avant.—Tuvaspaspouvoirl’éviterpourtoujours,marmonneJake.Il a compris quemon refus d’aller à la soirée était lié à Dean. Je ne peux pas le nier, jeme
contentedehausserlesépaules.Biensûr,ilyauneautreraison.Uneraisonquimenouel’estomac.Jenesuisalléequ’uneseulefoischezTJ,ilyatroisans.Etj’étaisavecmondemi-frère.Jen’aiaucuneenvied’yretourner.
—Vas-y,dis-jeàRachaelaprèsunlongsilence.Jevoisbienqu’elleencrèved’envie,etjesaisqu’ellerefuserapournepasmelaisserseule.C’est
àçaqueserventlesmeilleuresamies.Maisilfautsavoirfairedescompromis,etRachaelapassélasoirée à tout faire pour que j’aille bien en ce jour tant redouté, alors je souhaite qu’elle ailles’amuser.Aprèstout,le4Juillettombeunvendredicetteannée,lesgensenprofitentàfond.PourquoipasRachael?
—JevaisretrouverElla,ouuntruccommeça.—Çanemedérangepasderesteravectoi.Mêmemoi,jevoisqu’ellement.—Rachael,dis-jefermement.Vas-y.Inquiète,ellesepincelalèvreinférieureduboutdesdoigtspourréfléchiruninstant.Elleneporte
quasimentpasdemaquillagecesoir–ellen’enportepresqueplus–cequiluidonnel’aird’avoiràpeinedix-septans.
—Tuessûre?—Sûreetcertaine.—Allez,viens!s’exclameJake,songrandsourirederetoursursonvisage tatoué tandisqu’il
saisitlamaindeRachael.Onaunefêtecesoir!Il entraînemameilleure amie, qui parvient àme faire signe juste avant de disparaître dans la
foule.Je regardemon téléphone.21h30.Les feuxd’artifice sont terminéset lesgenscommencentà
rentrer chez eux. Je compose le numéro d’Ella. Malheureusement, ma mère et son copain Jack
travaillenttouslesdeuxcesoir,doncc’estmonpèreetmabelle-mèrequisontcensésmeramener.Jen’aipaslechoix.Jedoislesretrouver.Lepire,c’estquec’estautourdemonpèredem’avoirpourlasemaine. J’ai horreur d’aller chez lui, et lui déteste ça encore plus que moi. La situation estatrocementtendueetgênante.ToutcommeJamie,monpèrenemeparlequ’encasdeforcemajeure.
Je tombe sur laboîtevocaled’Ella et raccroche aussitôt. Jevaisdevoir appelermonpère à laplace… Son téléphone sonne et je me sens froncer les sourcils en attendant que sa voix graveréponde.
Sur ce trottoir qui fourmille de monde, mon portable collé à l’oreille, quelqu’un attire monattention.C’estChase,monplusjeunedemi-frère.IlfaitlescentpasprèsdurestaurantBubbaGump,seul,alorsqu’ilnedevraitpas.Iln’apasl’airinquiet,seulementennuyé.
Jeraccrocheavantdelerejoindre.Ils’arrêtenetdèsqu’ilm’aperçoit,l’airpenaud.—Oùsonttesamis?jeluidemande.Jenevoisaucungroupedecollégiensdanslesparages.Chasejoueavecunedesesbouclesblondes.—IlsontprislebuspourVenice,maisjen’ysuispasalléparceque…—Pacequetamèret’ainterditdequitterlajetée.Ilacquiesce.LescopainsdeChaseonttendanceàs’attirerdesennuis,maisluiestassezintelligent
pour connaître les limites. Je suis certaine que les parents de ses copains ne veulent pas que leursgaminsserendentendouceàVenicependantlafête.Çadoitêtrelebazarlà-basencemoment,etjesuiscontentequeChaseaitchoisidenepaslessuivre.
—Tuveuxtebaladeravecmoi?—D’accord.Unbras autour de ses épaules, je l’entraîne versPacificPark,mais nous n’avons pas fait cinq
mètresquemontéléphonesonne.Jemepréparementalementenvoyantquec’estmonpère.—Qu’est-cequetuvoulais?bougonne-t-il.C’estcommeçatoutletemps,encemoment.JemedétournelégèrementdeChaseetjepresseunpeuplusletéléphonecontremonoreille.—Rien.Jemedemandaisoùvousétiez.— Bah, on est à la voiture, fait-il comme si j’étais censée le savoir. Dépêche-toi de nous
rejoindre,saufsituveuxdemanderàtonfrèredeteramener.Jesuissûrqu’ilnevoudrapas.Jeraccrochesansrienajouter.Laplupartdemesconversationstéléphoniquesavecmonpèrese
terminentdecettefaçon:l’undenousraccrocheaunezdel’autre,etquandnoussommesfaceàface,l’undenouss’envaenclaquantlaporte.Engénéral,c’estmoiquiraccroche,etmonpèrequiclaquelesportes.
—C’étaitqui?demandeChase.—Ondoitrentrer,dis-jepouréluderlaquestion.Chasen’ignorepasquemonpèreetmoinepouvonspasnousvoir,maisc’estplussimpledene
pasraviverlestensionsquandlerestedelafamilleestlà.Sionpeutappelerçaunefamille.J’attiremondemi-frèreplusprèscontremoietnousfaisonsdemi-tourverslaville.
Nous parlons de la grande roue, du feu d’artifice et de Venice en nous dirigeant vers OceanAvenue. Se garer le 4 Juillet s’avère assez compliqué et, après avoir passé quelques minutes àcontredireChasesurl’endroitoùsetrouvelavoiture,jem’aperçoisquec’estluiquiaraison:noussommesgarésentrePicoBoulevardetlaIIIeAvenue,àhuitcentsmètresdelà,alorsnouspressonslepas.Monpèredétesteattendre.
Dixminutes plus tard, nous arrivons à la Lexus, coincée entre deux voitures, et àma grandesurprise,monpèreattendàl’extérieur.Lesbrascroisés,iltapedupied,impatient.
—Ahtrèsbien,tuastrouvétonfrère,fait-ilbrusquement,enappuyantsurlederniermot.
JamieetChasenesontplusjamaissimplement«JamieetChase».Depuisunan,monpèremetunpointd’honneuràenparlercommedemesfrères,commepourprouverquelquechose.Jamiedétesteçaautantquemoi,enrevanche,jecroisqueChaseneleremarquepas.
JegardemoncalmeetregardeElla.Assiseàl’avant,ellenoustourneledosmaisjevoisqu’elleal’oreille collée à son téléphone. Elle discute sûrement avec la même personne que quand je l’aiappeléetoutàl’heure.Jereportemonattentionsurmonpère.
—Leboulot?—Ouais.Ilsepencheetcognebrutalementcontrelavitre,aupointqu’Ellamanquedelâchersontéléphone.
Elle se retourne etmon père fait un signe de tête vers Chase etmoi. Ella reprend son téléphone,murmurequelquechoseetraccroche.Noussommesenfinautorisésàmonterdanslavoiture.
Danslerétro,monpèremelanceunregardnoirquej’ignore.Quandildémarre,Ellaseretourneversmoi.
—Tunevoulaispasresterunpeupluslongtempsàlafête?Ilestpresque22heures,jenevoispaspourquoielles’attendaitàcequejerestedehorsplustard.
AlleràlafêtedeTJestbienladernièrechosequimefaisaitenvie,jesuiscontentederentrer.Jeneveuxpasparlerdelafêtenidecettesoiréepourrie.—Pasvraiment.—Et toi, fiston, coupemon père en regardantChase dans le rétro. Je croyais que lamère de
Greggteramenait?Chasedécolle lesyeuxdesonportable.Ilmejetteunregardencoin,alors jemecreusela tête
pourtrouverunebonneexcuse.—Ilnesesentaitpastrèsbien,alorsjeluiaiproposéderentreravecnous.JeregardeChaseavecunefausseinquiétudepourêtrepluscrédible.—Çavamieuxmaintenant?—Unpeu,fait-il,unemainsurlefront.Jecroisquelagranderouem’adonnélamigraine,mais
làçava.Onpeutprendredesburgers?S’ilteplaît,Papa?Jemeursdefaim.Tunevoudraispasquejetombedanslespommes,quandmême?
Ellalèvelesyeuxaucielets’enfoncedanssonsiège.Monpèresecontentededire:—Jevaisyréfléchir.Je pose le poing sur le siège du milieu. Chase cogne le sien contre le mien avec un sourire
entendu.Simonpèresavaittouslesennuisques’attirentlescopainsdeChase,ilnel’autoriseraitplusjamaisàlesfréquenter.MêmesiChaseprendtoujourslabonnedécision,mieuxvautnepasenparler.
NouspassonsaudriveetmonpèreetChasecommandentdeshamburgers.Jeprendsuneglaceàlavanille.Unegrande.EtjepasselerestedutrajetàladégusterenregardantlecielsombreparlavitreetàécoutermonpèreetEllaparlerpar-dessuslamusiquedesannées80qu’ilsontmiseenfondsonore.IlssedemandentsiJamieserarentréavantlecouvre-feudeminuit.Monpèrepensequ’ilaurauneheurederetard.
Dixminutesplustard,nousarrivonssurDeidreAvenue.Monpèresegaredansl’allée,àcôtédelaRangeRover. Jeme dirige vers la porte d’entrée quandEllam’appelle par-dessus le toit de laLexus.
—Tupeuxm’aideràsortirlescoursesquej’ailaisséesdanslecoffre?demande-t-elled’untonferme.
Commej’aimebienElla,jefaismarchearrièresanshésitation.Ellemesuitencherchantsesclésdanssonsac,puisouvrelecoffredesavoiture.
Jemepenchepourrécupérerlessacs,maisiln’yarien.Perplexe,jemetourneversEllaenmedemandantsiellen’apaseuuneabsence.EllesurveillediscrètementmonpèreetChasequientrent
danslamaison.Unefoisqu’ilssontàl’intérieur,ellemeregardedroitdanslesyeux.—Tyleraappelé.Je recule, sur la défensive. Son prénom me fait l’effet d’une gifle. Voilà pourquoi je ne le
prononce plus. Je ne veux plus l’entendre.C’est toujours beaucoup trop douloureux.Ma gorge senouedéjà,j’aidumalàrespireretjesuisparcouruedefrissons.L’appeldetoutàl’heuren’avaitriende professionnel.C’était Tyler. Il appelle encoreElla, une fois par semaine à peu près, je suis aucourant.Elle attenddésespérément ses coupsde fil,mais elle nenous enparle jamais.Pas jusqu’àaujourd’hui.
Elledéglutitetjetteunnouveaucoupd’œilàlamaisonavantdeparler,craignantquemonpèrenel’entende.Personnen’aledroitdeparlerdeTylerquandjesuisdanslecoin.Cesontlesordresstrictsdemonpère,évidemment,etjecroisquec’estleseulpointsurlequelnoussommesd’accord.Pourtant,Ellapoursuitenmeregardantavecunairtristeetapitoyé.
—Ilespèrequetuaspasséunjoyeux4Juillet.J’auraispresquepuenriresijen’étaispasaussifurieuse.Troisansauparavant,le4juillet,Tyler
etmoinous sommes retrouvésdans les couloirs du lycéedeCulverCitypendant le feud’artifice.C’estlàquetoutcebazaracommencé.C’estlàquej’aicomprisquejeneregardaispasmondemi-frèrecommej’auraisdû.Nousnoussommesfaitarrêterpourviolationdepropriétéprivéecesoir-là.L’année dernière, Tyler et moi n’avons pas assisté au feu d’artifice. Nous étions dans sonappartement,àNewYork,seulsdans lenoir tandisquedehors, lapluie tombaitàverse. Ilacité laBible.Ilaécritsurmoncorps,ditquej’étaisàlui.Ça,c’étaitlesautres4Juillet.Pascelui-ci.Celafaitunanquejenel’aipasvu.Ilestpartiquandj’avaisbesoindeluiàmescôtés.Jenesuisplusàlui,commentose-t-ilmesouhaiterunjoyeux4Juilletalorsqu’iln’estpaslàpourlepasseravecmoi?
Pendantquemonespritessayededigérer, je sensque jem’enflamme.Ellaattendune réponse,alors,avantdemeprécipiterverslamaison,jeclaquelecoffredetoutesmesforces.
—TupeuxdireàTylerquec’estloind’êtrelecas.
2
Rachaelm’appellejusteaprèsminuit.Çam’agaceplusqu’autrechosecarj’allaism’endormir.Jedécrocheetréprimemonexaspérationquandj’entendslamusiqueetlescrisquirésonnentenfond.
—Laisse-moideviner.Tuasbesoinqu’onviennetechercher?—Pasmoi,répondRachaelquisembleétrangementlucide.Tonfrère.Çaalors.Jesuissisurprisequejemeredresseetj’attrapeaussitôtmesclésdevoiture.—Jamie?—Oui.TJveutqu’ildégage.Elleal’airpresquesobre,etcontrariée.—Là,ilestentraindejoueravecdescouteauxdecuisine,etilavomi.—Maisqu’est-cequ’ilfoutlà-bas,déjà?—C’estlefrèredeTJquiainvitésespotes,ilyadesterminalepartout,jemesensvieille.Quelqu’un derrière elle lui crie de la fermer, probablement l’un des lycéens mentionnés
auparavant.Aprèslesvoirinsultéscopieusement,ellereprendletéléphone.—Euh…tupensesquetupourraismerameneraussi?Çacraintici.—Jesuislàdanscinqminutes.J’enfileunsweatpar-dessusmonpyjama,mesConverserougesetjesors.Pasunbruitdanslamaison.MonpèreetEllasontdel’autrecôtédelarue,chezDawnetPhilip,
les parents de Rachael, qui organisent une soirée. Ils avaient promis d’y passer. Je vois d’ici letableau:unebandedequadragénairesentraindeboiredelabièreetdescocktailsetdediscuterpar-dessuslamusiquepourriequ’ilstrouvaientcoolquandilsavaientmonâge.Entoutcas,çamelaisselechamplibrepouralleràlarescoussedeRachaeletJamie,sansavoirdroitàuninterrogatoire.
Jedescendsl’escaliersansprévenirChasepournepasleréveiller.Avantdesortir,j’embarqueunseauquitraînedanslejardin.Horsdequestionquemondemi-frèrevomissepartoutsurmabanquette.Jepresselepas,aucasoùmonpèreouEllaseraientjustedevantlafenêtredusalondechezRachael.Toutes les lumièressontallumées,et jedistinguelesombresdesconvivesderrière lesstores.Sanshésiter,jemeruedanslavoitureavecleseauetjedémarre.
Àcetteheure-ci,iln’yapersonnesurlaroute.JelongelacôtesurOceanAvenueetj’arrivechezTJcinqminutesplus tard.Àprésentque la jetéeest fermée, toutest trop immobile.Cequiest loind’être le cas chezTJ.Les trottoirs sont blindés de voitures, j’aperçois laBMWde Jamie, et je netrouvepasdeplace.Jeresteaumilieudelaroute,prêteàdémarrersiquelqu’unarrivederrièremoi.J’envoieunSMSàRachaelpourlaprévenirdemonarrivée,puisunautreàJamiepourluiordonnerderamenersesfessesd’alcooliqueimmédiatement.
Enattendant,j’observel’appartementdepuisl’extérieur.C’estleseulquisoitilluminé.Àtraversl’immensebaievitrée,jenedistinguequedesombres.L’endroitnem’avaitpasparusigrandilyatroisans.Quoiqu’ilensoit,ondiraitqueTJseretrouveavecbeaucouptropd’invitéssur lesbras.Jake doit être quelque part en train de persuader une malchanceuse de rentrer avec lui. Dean estsûrement là aussi, occupé à faire en sorte que la fête ne dégénère pas. Quant àMeghan et Jared,commentsaurais-jecequ’ilssontentraindefaire…?
Rachaelet Jamiearriventassezvite. Je lesvois sortirde l’ascenseurpar lesportesd’entréeenverre.Rachael traîne derrière elle un Jamie titubant etme lance un regard exaspéré quand je sorspourl’aider.
—J’espèrequetuvastepayerunegueuledeboisdel’enferdemain,dis-jeàJamieenl’aidantàs’appuyersurmonépaulepourlestabiliser.
Toutmou,ilalesyeuxmi-closetlescheveuxenbataille.Ilesttellementsaoulqu’ilpeutàpeinebouger.
—J’espèrequetuvasallerenenfer,parvient-ilàmerétorquer.Je ne suis ni vexée ni blessée. Il passe son temps à m’envoyer ce genre de remarques, donc
commepourtoutlereste,jem’ysuishabituée.Rachael a l’air soucieuse, mais elle ne dit rien et se contente de maintenir Jamie tandis que
j’ouvrelaportière.Ensemble,nouslepoussonsàl’arrièreenluipliantlesbrasetlesjambespourlefaire rentrer. Ilme repoussequand je tentede luiattacher saceinture, je laisse tomberetclaque laportière.
—Ilnefaitpassemblantdetedétester,murmureRachael.Elleaattachéseslongscheveuxondulésenqueue-de-chevaletnouésonbandanaautourdeson
poignet.Etelleestsobre.—Ilmedétestepeut-être,maisdemainmatinilserabiencontentquecesoitmoiquil’aieramené
etpasnosparents.Imaginelapunition.Danslavoiture,Rachaelsoulèveleseauavecuneexpressioncirconspecte.Jehausselesépaules
et elle le passe à l’arrière en rigolant. Jamie le lui prend immédiatement enmarmonnant dans sabarbe.
—Tesparentssontalléschezmoi?demandeRachaelquandjedémarre.—Oui.JesurveilleJamiedanslerétro.Ilestaffalédetoutsonlongsurlabanquette,latêteau-dessusdu
seauqu’ilaposéausol.Faitesqu’ilnevomissepas!Jereportemonattentionsurlaroute.—Ilsysontencore.Ilyatoutlemonde.Rachael pose la tête contre l’appuie-tête en grognant et regarde par la vitre. La lumière des
lampadaireséclairesonvisage.—C’estmort!Fautquejerentreendouceparl’arrière.Horsdequestionquejecroisetousles
parentsdemesamisquivontmedemandercequejefaisdemavie.—Qu’est-cequetufaisdetavie?Elle se retourne versmoi, les yeux plissés. Je sourismais pas longtemps, car Jamie semet à
marmonner:—Laissez-moisortir!Danslerétro,jelevoisessayerd’ouvrirlaportièrequejeverrouillesansattendre.Ilseredresse
etsemetàcognerlavitrequandilcomprendqu’ilestenfermé.—Jeneveuxpasresterdanscettevoiture.—Dommage,dis-jesansluiprêterattention.Lesdeuxmainssurlevolant,jemeconcentresurlaroutelerestedutrajet.IlsepenchepoursaisirRachaelparlesépaules.
—Rachael!Tonvoisindetoujourstesuppliedelelaissersortirdecettevoiture!Rachaelparvientàsedégageretseretourneverslui, ledoscontreletableaudebord,undoigt
levé.—Nemetouchejamais.Ja-mais.—Ilfautquetum’aides!—Etpourquoiaurais-tubesoind’aide,Jamie?fait-elled’untoncondescendant.—Aide-moiàluiéchapper!C’estdemoiqu’ilparle.Danslerétro,jenevoisquedudégoûtdanssesyeuxinjectésdesang.—C’estunmonstre.—Oh,là,là!maisremets-toi,jerétorqueenagrippantlevolant.J’accélèresurDeidreAvenue.JevoisbienqueRachaelestmalàl’aise.Ellesaitquenousnenous
entendonsplus,maisjecroisqu’ellenenousavaitjamaisvusnousaffronter.Elleabiendumalàsetaireetànepass’emporter,alorsellesepencheversJamieavecunregardsévère.
—Unconseil:tuesivreettutecomportescommeunenfoiré,alorstulafermes.Scotché,Jamies’écroulesursonsiègeenlafixant,letempsdetrouverunerepartie.Ilfinitpar
articuler:—Jesuisivre?Bien.Jesuisunenfoiré?Encoremieux.Çavousrappellepasquelqu’un?Lentement,ilsepencheversmoiavecunrictusaviné.Sansaucunegentillesse,ilposeunemain
surmonépauleetserrebeaucouptropfort,latêtetournéeversRachael.—Plusqu’àrajouterlaweed,etbientôtelletomberaaussiamoureusedemoi.Je repousse immédiatement samain d’un coup de coude. La voiture fait une légère embardée
maisjereprendsrapidementlecontrôle,etluilancemonregardleplusféroce.Jen’aipasdegroseffortsàfaire.
—C’estquoitonproblèmeàlafin?Ducoindel’œil,jevoisqueRachaelmeregardedetravers.Elleavancelentementlamainversle
volant,depeurquejenenousenvoiedansledécor.—Laissetomber,Eden,ilestsaoul.Cen’estpasleproblème.Jeneparlepasdemaintenant,jeparledetoutcequis’estpassédepuis
l’été dernier, jusqu’à aujourd’hui.Au bout d’un an, Jamie n’est toujours pas capable d’accepter lavéritéetjecommenceàmedemanders’ilvaunjourlâcherl’affaire.J’ail’impressionqu’ilvanoushaïr,Tyleretmoi,toutesavie.
—Nonmaissérieusement,c’estquoitonproblème?Explique-moiclairement.Ildéglutitetsepencheenavant,exaspéré.—Tuesdé-gueu-lasse.Jeserrelesdents.D’uncôté,jevoudraisjeterJamiehorsdelavoiture,del’autre,j’aijusteenvie
depleurer.Aufond,jesaiscequ’ilressent.Jesaisqu’ilmecroitfolle,dégueulasseetcinglée,maisilnel’avaitjamaisavouéjusqu’àprésent,etlà,jemesensmal.
—Jenesaispascequetuattendsdemoi,dis-jedoucement.Vraiment.Iln’yaplusrienentre…Jemetais,meraclelagorgeetréessaye.—Iln’yaplusrienentreTyleretmoi.Çafaitlongtempsquec’estfini.Alorss’ilteplaît,Jamie.
S’ilteplaît,arrêtedemedétester.Pendantuneseconde,ilmelanceunregardvide,puisils’affaledanssonsiège,maiscettefois,il
attrapeleseauetvomit.Rachaelaunhaut-le-cœurets’éloignelepluspossible.Dégoûtée,j’ouvrelesquatrevitresengrand.
—Etaprèsilditquec’esttoiladégueulasse…,murmureRachaelentresesmains.Jamiecontinuedesetordre,degémiretdejurerjusqu’àlamaison.Soudain,moiaussijepousse
unjuron.
Commeparunemachinationinfernale,monpèreetEllasortentdechezRachaelpileaumomentoùj’arrive.Ilss’arrêtentsurlapelouseenvoyantmavoiture.Monpèrealesmainssurleshanches,leslèvrespincéesetlesyeuxplissés.
—Merde,dis-jepourlacinquièmefois.Merde,merde,merde.Jemegareetremontelesvitres.Ellasembleinquiète.Malheureusementpourelle,c’estbienson
filsquiestentraindevomirsestripessurmabanquettearrière.—J’enconnaisunquivapasserunsalequartd’heure,faitRachael.—Çac’estsûr,dis-je.Jeprendsmoninspirationetsorsenmêmetempsquemonamie.—Rachael,ilmesemblequetesparentssedemandaientoùtuétais,lancemonpère,crispé.LamaisondeRachaelestencoreéclairéeetilyatoujoursdumondeàl’intérieur.—Merci, monsieurMunro. Je vais rentrer, répond-elle de sa voix la plus innocente, sans se
départirdesonairsarcastique.Monpèreétantl’archétypeduquadragrisonnantsansunseulsouvenirdesonadolescence,ilne
relèvepasetsecontented’unsourirepincéenattendantqu’elledébarrasseleplancher.—Vivementquejedéménage,murmureRachaelquandellepasseàcôtédemoi.Lesilenceretombesurlaruependantuninstant.Jen’aipasenviedeparlerlapremière.Jamieest
toujoursàl’arrière,EllaestsoucieuseetmonpèreattendqueRachaelaitdisparu.Toutdesuiteaprès,ils’enprendàmoi.
—Maisoùest-cequetuesalléetraîner,encore?Non seulement c’est un vieux con, mais en plus il tire des conclusions hâtives complètement
débiles.Àsonexpressionetautondesavoix,ilestclairquemesraisonsétaientlespiresquisoient,comme si, à dix-neuf ans, je ne pouvais sortir de chezmoi à minuit et demi que pour créer desproblèmes.
Jem’efforcedegardermoncalmeetjefaisletourdelavoiture.—Enpyjama?jeluilanceavecundédainmaldissimulé.J’ouvrelaportièrearrièresurJamieetsonseaudel’angoisse.—Etpourinfo,jesuisalléecherchermonsieurquis’estfaitvirerd’unesoiréeparcequ’ilétait
tropivre.—Bonsang,Jamie!grogneEllaenaccourant.Brascroisés,jelanceunregardnoiràmonpère.Ilobserved’unairdésapprobateurJamietituber
surlapelouse,pendantqu’Ellaessayedelemaintenirdebout.Unefoisqu’ileststabilisé,soncerveaualcooliséluiintimedehurler:
—Edenaessayédem’embrasser!Décontenancée,jesecouelatêteetnepeuxm’empêcherdeluifaireundoigtd’honneur.—Franchement,Jamie,vacrever.Ellameregarde,perplexe,tandisquemonpèreprendunegrandeinspiration.—EdenOliviaMunro,fait-ildesavoixgrave.Donne-moitesclésdevoiture.Toutdesuite.Sansbougerd’unmillimètre,iltendlamain.—Pourquoiça?—Parceque tu croisquec’estuncomportement acceptablede sortir endouceetdevociférer
commeça.Tesclés.Jesenssacolèreenflerdesecondeenseconde.Jebaisselesyeuxsurmontrousseauetleserreplusfort,avantdereleverlatête.—Alors luipeutenfreindre lecouvre-feuet revenircomplètementsaoul,etc’estmoiquidois
payer?Etpourquelleraison?Pourl’avoirramenéàlamaison?Mêmebourré,Jamieparvientàricaner.
—Donne-moicesclés,ordonnemonpèreàtraverssesdentsserrées.Jem’esclaffe,c’estplusfortquemoi.C’esttellementtypique.Chaquefoisquejesuisrevenueà
SantaMonicacetteannée,ilatoujourstrouvéuneraisondesemontrersévère.Pourquoi?Cen’estpasdifficileàdeviner:ilmepunitencorepourêtretombéeamoureusedemondemi-frèreTyler.
—Dave,murmureEllaquisecouelatêteentraînantJamiejusqu’àlaporte.Ellen’arienfaitdemal.
Comme toujours,mon père l’ignore. Apparemment, Ella n’a pas à donner son avis en ce quiconcerne l’éducationde sa fille.En revanche, lui a toujours lederniermotquand il s’agit des filsd’Ella.Deplusenplusénervéparmonattitude,ils’élanceversmoicommes’ilallaitm’arracherlesclésdesmains.
Sansluienlaisserletemps,jemeprécipitederrièrelevolant.—Etpuismerde.Jerentrechezmoi.C’estpeut-êtrelasemainedemonpère,maisiln’yapasmoyenquejeresteici.—C’estici,cheztoi!hurle-t-il,pathétique.Mêmemoij’entendsqu’ilseforce.Ilsaittrèsbienquec’estunmensonge.Ilneveutpasquejeme
sentechezmoi.Cettedernièreannée,ilm’abienfaitcomprendrequ’ilnevoulaitpasdemoidanslafamille.
—C’estclair,çasauteauxyeux.Jeclaquelaportièreetdémarresansluilaisserletempsdem’arrêter.Iln’enfaitrien.Enfait,je
croisqu’ilestplutôtsatisfait.Danslerétroviseur,jevoisderrièremoiChaseàlaporte,désorientéetàmoitiéendormi,mon
pèreetEllaentraindesecrierdessusenagitantlesmains.Enm’éloignant,jeprendsconsciencequemafamilleestloind’êtreparfaite.
Àdirevrai,elleestbriséedepuisunan.
3
Jecommencemonjeudimatincommed’habitudeparunjoggingsurlefrontdemerdeVeniceavecunarrêtauRefinery,surlecheminduretour.Uneroutineàlaquellejemetiensdepuisledébutde l’été. J’ai pas mal négligé la course à pied cette année, je n’ai pas fait attention à ce que jemangeaisetj’aiprisdeskilospar-cipar-là,sansm’ensoucier,pourlapremièrefoisdemavie.Maistrop,c’esttrop.Maintenant,toutcequejeveuxc’estreperdredupoidsavantderetourneràlafaccetautomne.QuantàcesarrêtsauRefinery…ehbien,leurcafém’avraimenttropmanqué.
Assisederrière lavitrine, je sirotemon lattevanilleenobservant le flotdespassants surSantaMonica Boulevard. Parfois, Rachael m’y rejoint, mais elle est déjà partie pour Glendale voir sesgrands-parents,alorsaujourd’hui,jesuisseule.Çanemedérangepas.Audépart,entoutcas.
Trèsvite,onmeremarquedansmoncoin,moi,lafillequiestsortieavecsondemi-frère.Avecunécouteurdansl’oreille,jenesaismêmepascommentjefaispourlesentendre.C’estungroupedequatre filles, plus jeunes quemoi, qui sortent du café. L’une d’elles chuchote quelque chose et jeperçois lemot « demi-frère ». Quand je lève les yeux, elles sont en train deme dévisager, maisdétournentvitelatêteavantdedisparaître.
Jeprendsunegrandeinspiration,fermelesyeuxetmetsmonautreécouteurafindem’isolerdurestedumonde,enécoutantLaBreveVitaàpleinvolume.Legroupes’estséparél’étédernier,ilnemeresteplusqueleurmusique.Jem’attardeencorecinqminutesàmatablepourprofiterdel’ombre.La chaleur plus la course peuvent suffire à vous faire tomber dans les pommes. Cette halte esttoujourslabienvenue.
Jemelèveetjechangedeplaylistpourmeprépareràsortir,quandmontéléphonesonne.C’estElla.Siçaavaitétémonpère,j’auraisdéclinél’appel.Jedécroche.
—Oùes-tu?demande-t-ellesanscérémonie.—Euh…auRefinery,pourquoi?—Est-cequetupeuxvenir?Net’inquiètepas,tonpèreestautravail,précise-t-elleàlahâte.Perplexe,jejoueavecmesécouteurstoutensortantducafé.—Maistoi,tun’espasautravail?—Jebossesuruneprésentation.Combiendetempstuvasmettre?—Environvingtminutes.Jesuiscomplètementdéboussolée.D’habitude,Ellam’appellepourmedemandercequejeveux
manger,si j’aibesoind’argentdepoche,ousimplementpourprendredemesnouvelles.Cettefoisc’estdifférent.Ellenemedemandejamaisdevenirdanscettemaisonquejedéteste.
—Toutvabien?
—Oui,toutvabien,fait-elled’unevoixpastrèsconvaincante.Dépêche-toi.Jemeremetsàcourir,enmusique,plusvitequed’habitude.Lamaisonestàtroiskilomètres,j’y
seraiaumieuxdansquinzeminutes.Ellan’apasl’airenclineàm’attendre.Tandisquejemefrayeunpassage entre les piétons, je fais la liste de toutes les raisons possibles pour lesquelles elle auraitbesoindemoi,là,maintenant.Aucunenemesembleprobablealorsj’arrêteetjemeconcentresurmacourse.Plusvitej’yserai,plusvitejeledécouvrirai.
Un bon quart d’heure plus tard, essoufflée, je passe la porte enm’épongeant le front.C’est lapremièrefoisquejereviensdepuisvendredidernier.Jen’aipasparléàmonpèredepuis.
Lamaisonestplongéedanslesilence.PasdeJamie,pasdeChase,pasdePapa.SeulementElla,très élégante en chemisier et jupe de tailleur, que je ne remarque qu’à ses pas légers en haut del’escalier.Jel’observed’enbasenreprenantmonsouffle,puisj’attendsqu’ellem’expliquelaraisondesonappel.
Ellesecontented’unsignedetêteetmedemandedemonterlarejoindre.Jecommenceàm’inquiéter.Etsij’arrivaisenhautpourdécouvrirmachambretransforméeen
chambred’amis,ettoutesmesaffairesdansdescartons?C’estça.Ellemeficheàlaporte.Quoiqueçanemedérangeraitpasplusqueça.
Moncorpsentierestlasetdouloureux.Jegrimpelesmarchesenévitantsonregard.Jepariequec’est l’idée demon père deme virer, pas la sienne. Elle est seulement chargée dem’annoncer lanouvelle.Genre : «Désolée,Eden,mais tu es trop abjecte, répugnante et indisciplinée pour resterdanscettemaisonunesecondedeplus.»
—OùsontJamieetChase?Jejetteunœilaucouloirpourvoirs’ilyadescartons.Rien.JesuisEllajusqu’àsonbureau,la
portevoisinedelamienne.—JamieestenvilleavecJenpourlajournée,dit-ellel’airderien,etChaseestàlaplage.Jem’arrêteaumilieudelapièce.C’estl’espaceprivéd’Ellaetnousnesommespasautorisésày
pénétrer, pour des histoires de confidentialité.Mais le problème n’est pas là. Cette pièce n’est unbureauquedepuissixmois.Lesmursontétérepeintsenblanccassé,maisonvoit toujourslebleumarine à travers, grâce aux médiocres talents de peintre de mon père. La vieille moquette a étéremplacéeparduparquet.Misàpartlemanquecrueldesecondecouche,onafacilementtendanceàoublierqu’autrefois,c’étaitunechambre.
—DoncJamien’estpaspuni?Incroyable, franchement. Il rentre bourré, il vomit partout sur la pelouse, et il s’en sort
tranquillement.—Si,faitEllaenplongeantsesyeuxbleus intensesmaisdouxdroitdanslesmiens.Mais jene
voulaispasqu’ilsoitlàaujourd’hui.—Oh.Lèvrespincées,jecoinceunemèchedecheveuxéchappéedemonchignonderrièremonoreille.
Jejetteuncoupd’œilcurieuxàlapiledepapierssur lebureau.Touslesdossierssur lesquelselletravaille,touteslesinfossursesclients.Jedétourneleregardavantqu’elleneleremarque.
—Etpourquoi?—Parcequejeneluiaiencoreriendit.Pasvraiment laréponseque j’attendaiset,àvraidire, jesuissurprise.Elledéglutitetposeune
mainsurledossierdufauteuil.—Jen’enaiparléàaucundevous.Etsurtoutpasàtonpère.Ohnon.Laraisondemaprésenceicidevientsoudainlimpide.Jeclignedesyeux,incrédule,etme
retiensàlapoignéedelaporteavantdetomberdanslespommes,oudevomir,oulesdeux.—Tuesenceinte?
—Franchement,Eden…Ellesecouelatête,lerougeauxjouespuis,unemainsurlapoitrine,ellesereprend.—Maisnon,biensûrquenon.Elleaunsouriremaladroit,commesielles’empêchaitderire.Je me détends. Je n’imagine pas mon père jouer les papas encore une fois. Il faudrait qu’il
s’améliorebeaucoup.Unpeuembarrasséed’avoirparlétropvite, jememordillelalèvre, toujoursaussiinquiète.
—Alorsdequoituparles?Elle prend une grande inspiration et souffle lentement. Je commence à perdre patience. C’est
infernaldenepassavoircequisepassenipourquoijesuisici.Ellevapeut-êtrem’annoncerqu’ilsdéménagent à l’autre bout du pays ? Peut-être qu’elle démissionne ?Ou qu’elle veut demander ledivorce?Dumoins,c’estcequejeluisouhaite.
Ellecherchesesmots.Auboutdequelquessecondes,sesyeuxparlentd’eux-mêmes.Ilsontdérivépar-dessusmonépaule,calmesetconcentrés.Etsoudainjel’entends.Cettevoixqui
alepouvoirdemeparalyserdelatêteauxpieds.Impossibledemetromper.Quandlespremiersmotssortentdesabouche,jesuispétrifiée.Tout,absolumenttout,s’arrêtequandildit:
—Elleparledemoi.Jefaisvolte-face.Ilestlà.Commeça,aprèsuneannéeentière,ilsetientdevantmoi,imposant,un
jeannoir,untee-shirtblanc,unechevelured’ébène,desyeuxémeraude…celuiquiautrefoisétaittoutpourmoi,cequejen’aicomprisqu’aumomentoùilestpartisansjamaisrevenir.Mondemi-frèreparalliance,Tyler.
Sur ladéfensive, jereculedequelquespas, lesoufflecourt.Iln’apaschangé.Ilestexactementcommedansmon souvenirde l’étédernier, àNewYork : lamêmebarbededeux jours, lemêmementonbiendessiné,lesmêmesbrasmusclés,lesmêmesyeuxbrillantsposéssurmoietsurpersonned’autre.Ilesquisseunsourire.
Dans le silence qui nous enveloppe tous les trois, j’ai le sentiment d’être tombée dans uneembuscade.Ellasaitqu’ilm’estdouloureuxdepenseràTyler,alorslevoir…!
—C’estquoicettehistoire?jeluilance,encolère.Auborddelacrisedenerfs,sonregardmortifiépassedeTyleràmoi.—Jedoisalleràuneréunion,parvient-elleàarticulerd’unevoixtremblante.Elleattrapesavesteetunepilededossiersavantdesedirigerverslasortie.Arrivéeàlahauteur
deTyler,elleluipressel’épaule,puiss’enva.Sestalonscliquettentdansl’escalieretellerefermelaported’entréederrièreelle.Plusunbruit.
JeclignedesyeuxfrénétiquementenessayantdedigérerlefaitqueTylersetientàunmètredemoi,etpuisfinalement,jelèvelatête.Nosyeuxsecroisent,maiscontrairementauxsiens,étincelants,lesmiensbrûlentde rage. Ilavanceet faitunenouvellechose incroyable : ilm’adresseunsourireradieux,jusqu’auxoreilles,quidécouvresesdentsparfaitesetatteintsesyeux.
—Eden,murmure-t-il.Sa voix est douce, comme si mon prénom était fragile, et un discret soupir de soulagement
s’échappedeseslèvres.Çamemetdansunecolèrenoire.Ildébarquedenullepartauboutd’unan,etilmesouritcomme
sitoutallaitbien?Qu’iloseprononcermonprénomestlagoutted’eauquifaitdéborderlevase.Unvaseremplid’uneannéedecolèreetdesouffrancequisebrised’uncoup.
Jeperdsmonsang-froid.Mamains’écraseavecforcesurlajouedeTylerdansunclaquementsinistre. Ce n’est que plus tard, une fois l’adrénaline retombée, que je me rendrai compte despicotementsdansmapaume.
Latêtetournéesurlecôté,Tylerfermelesyeuxetpousseunlongsoupir.Lentement,ilportelamainàsajouepoursoulagerladouleur.Jesuisbientropfurieusepourmesentircoupable.
—Qu’est-cequetufichesici?jesouffledevantsonexpressioninterloquée.Sonsourireadisparu.Ilmeregarde,perplexe,avecsajouetouterouge.—Jet’aiditquejereviendrais.Lamêmevoixgraveetrauquequedansmonsouvenir.Àl’époque,j’adoraissavoixetlafaçon
dontilprononçaitmonprénom.Aujourd’hui,ellem’irrite.—Etmoi,jecroyaisquetureviendraisauboutdequelquessemaines,unmois,toutauplus.Je recule jusqu’au bureau d’Ella et je suis prise au piège. Je ne supporte pas deme trouver à
proximité de Tyler. Plus maintenant, plus jamais. La haine qui a germé en moi depuis qu’il m’aabandonnéemefaitperdrelecontrôle.
—Pasuneannéeentière!jeluihurle.Dans sesyeux, laperplexité laisse soudainplaceà lapeineet laculpabilité.Ondiraitqu’iln’a
jamais pensé que je puisse lui en vouloir. L’envie de sourire lui est passée. Je ne sais pas à quelaccueilils’attendait.Est-cequ’ilcroyaitquej’allaismejeterdanssesbras,débordantedejoie?Quej’allaisl’embrassercommejamaisauparavantetquenousserionsheureuxpourl’éternité?Entoutcas, il ne s’attendait pas à trouver face à lui une fille pleine de rage, de dédain, et qui n’est plusamoureusedelui.
Je n’ai pas envie de lui hurler dessus ni de me disputer. Je n’ai pas envie qu’il essaye des’expliquerniqu’ilmesuppliedelepardonner.Jen’aitoutsimplementplusenvied’avoirquoiquecesoitàfaireaveclui,alorsjedécidedem’enaller.Calmement,maisrapidement,parcequeplusjesuis près de lui, plus je sens quema colère va se transformer en larmes brûlantes.Alors, sans unregard,jeledépasseetjesorsdubureaulatêtehaute.Jesenssesyeuxsurmoiquandjedescendslesmarchesetj’entendssespassurlepalier.
—Eden.Attends.Horsdequestion.J’aipassédesmoisàattendre,àmedemander,àsupposer,àmerendrefolle,
tandis que les jours se transformaient en mois et les mois en année. Je n’attends plus depuislongtemps.Jen’attendsplusTylerdepuislongtemps.
Jeclaquelaportederrièremoi,etjecours.Jecoursplusvitequejamais,loindeTyleretdecettemaison.Moncœurbatlachamade,mesoreillessifflentàchaquefoulée.Àmesurequejem’éloigne,jeprendsconsciencede la situation, l’adrénaline faiblit et lanausée fait surface.Àprésent, je sensenfinladouleurbrûlantedansmapaume.Jeserrelamainautourdemonpoignetenessayantdenepasypenser.
J’arrivechezmamèreencinqminutesetnem’arrêtedecourirqu’unefoispasséleseuil.Àboutdesouffle,jeverrouillelaportederrièremoietfermelesyeuxunmoment.LatélérésonnedanslesalonetGuccidéboulepourmerenifler.
—Parpitié,nemedispasquetuessayesd’échapperauxflics,ditmamère.Je fais volte-face. Elle s’approche en s’essuyant lesmains sur une petite serviette et hausse un
sourcilsoupçonneux.Lerobinetdelacuisinecouleencorederrièreelle.Jouer avec la chienne est bien la dernière chose dont j’ai envie. Je la repousse et regardema
mère. Son sourire faiblit, elle voit que quelque chose cloche.Des rides d’inquiétude creusent sonfront.
—Eden?Jefaisdemonmieuxpournepasmelaissersubmergerparmesémotions,maisc’estdeplusen
plusdur.JecroyaisqueTylernereviendraitpas.J’avaismêmefiniparpenserqu’ilétaitheureuxlàoù il était et qu’il n’avait plus besoin de nous. Je suis furieuse, troublée, énervée et frustrée.Monsilenceinquièteencoreplusmamère,alorsjedéglutisetmurmure:
—Tylerestrevenu.Aumomentoùjeprononcesonprénom,jefondsenlarmes.
4
Mamanme laisse dormir. En fait, je somnole sous la couette, les yeux rivés au plafond. J’aipleuréunlongmoment.Jemesuisdouchée,j’aienfiléunjoggingetjemesuiscouchée.Jenesuispas sortie de ma chambre depuis, même s’il est midi passé et qu’il fait un temps magnifique.Franchement,jen’aipasl’intentiondebougerdelajournée,etpeut-êtremêmedelasemaine.Matêtemenaced’imploser. Jevais resterbienauchauddansmon lit leplus longtempspossible,mêmesiMamannemelaisserajamaisresterenferméeplusd’unjour.
Jenecroispasêtrecapabled’affronterànouveauTyler.Lesespoirsquej’avaisl’étédernierontdisparu.Peut-êtreà l’époqueaurions-nouspuconstruirequelquechose.Nousétionssiprèsdubut,nous étions presque ensemble officiellement mais Tyler a compliqué la situation. Il n’avait pas àpartir,encoremoinsquandj’avaisleplusbesoindelui,etsurtoutpasaussilongtemps.Maisj’avaisfiniparpiger,auboutdequelquessemaines,unefoisquelechocetladouleurdesondépartbrutals’étaientestompés.Jesavaisqu’ilagissaitpoursonbien.Cequej’ignorais,c’étaitpourquoi j’avaisétéeffacéedel’histoire.Ilnerépondaitjamaisàmesappels.J’ailaissédesmessagesinterminables,qu’iln’asansdoutejamaisécoutés.J’aienvoyéSMSsurSMS,questionsurquestion,sansréponse.Mêmequandjeluidemandaissimplementcommentilallait,ilrestaitmuet.J’aifiniparmefatiguer,mesappelsetmessagessesontfaitsdeplusenplusrareset,ennovembre,jen’aiplusessayédelecontacter.Jedevaismeconcentrersurlafac:nouveauxcours,nouvellespersonnes,nouvelleville.
C’étaitparfaitpourm’occuperl’esprit.Dumoinspendantuntemps.Lesexcèsdecaféinependantque j’étudiais à la bibliothèque, les sauts tardifs à l’épicerie avec ma coloc quand nous nousapercevions que nous n’avions plus rien àmanger, les retours sur le campus aumilieu de la nuitaprès une soirée arrosée, tout cela ne peut pas distraire éternellement. Évidemment, j’ai rencontréd’autresgarçons,jesuismêmealléeàquelquesrendez-vous,maisaucunn’étaitvraimentintéressant,nispécial.Enfévrier, j’ai recommencéàpenseràTyler.Seulementàcemoment-là, jen’étaisplusénervée,j’étaisfollederage.
Jenecomprenais toutsimplementpas.PourquoiTylerparlait-ilàEllaetpasàmoi?Pourquoin’était-iltoujourspasrevenuàSantaMonicacommeill’avaitpromis?Çafaisaitseptmois.Ilauraitdûrentrerdepuisdeslustres,çamemettaithorsdemoi.C’étaitcommes’ilm’avaitoubliée.Ilavaitfait ses valises et m’avait laissée gérer la tempête que nous avions causée. C’est moi qui ai dûcomposeraveclesregardsdetravers,lesmurmuressurmonpassage,chaquefoisquejerentraisàSantaMonica.Paslui.C’estmoiquiaidûsupportermonpèreetJamie.Paslui.C’estmoiquimesuisfaitplaquer.Paslui.
C’estpourcetteraisonquemarageacontinuéàenfler:ilestpartisansjamaisreveniretnem’ajamais répondu. Cela signifiait qu’il était heureux sans moi, et ça faisait bien plus mal que je nel’auraiscru.
La première fois qu’il m’a appelée, c’était pendant les vacances de printemps. J’étais à SanFrancisco,occupéeàarpenter lesruesavecRachaelquiseplaignaitdescôtesàgravir,quandmontéléphoneasonné.J’aifixél’écransanssavoirquoifaire.Tylern’apaslaissédemessage,maisaprèsça, ilacommencéàappeler tousles jours.Jen’ai jamaisrépondu,parcequec’était troptard,et jen’éprouvaisenversluiqu’unecolèrerampante.
Danstroissemaines,çaferaunanqu’ilestparti,c’estpourquoijenem’attendaispasàcequ’ilrevienne maintenant, après si longtemps. Même Ella avait perdu espoir, quand elle a décidé detransformersonanciennechambreenbureaupourneplusavoiràtravaillerdanslacuisine.C’estàcemoment-làquenousavonstouscomprisqu’ellen’espéraitplusqu’ilrefasseunjoursurface.Inutilede dire que mon père s’en est réjoui : il s’est rué au magasin de bricolage chercher la fameusepeintureblanccasséqu’ilallaitmalappliquer.Siquelqu’undoitêtreplusencolèrequemoiduretourde Tyler, c’est bienmon père. Vu l’attitude d’Ella cematin, je suppose qu’il n’est pas encore aucourant. En fait, plus j’y pense, et plus je suis énervée contre elle aussi. Ellem’amise dans cettesituationentouteconnaissancedecause,faceàTyler,sansprévenir,malgrélenombredefoisoùjeluiaiditquejenevoulaisplusjamaislevoiretquej’étaiscontentequ’ilnesoitpasrevenu.
Etmaintenant,c’estdenouveaulebazartotal,jenesaispascommentgérer,nicommentjepeuxresterlàànerienfairealorsqueTylerestderetour.L’éviterpourtoujoursn’estmalheureusementpasuneoption.Etleplustristedanstoutça?Ilyaunantoutjuste,j’étaisprofondémentamoureusedecegarçon.Àprésent,jeneveuxplusrienavoiràfaireaveclui,etc’estbiençaquim’exaspèreleplus.
Jenemerendsmêmepascompteque jemesuis remiseàpleurer jusqu’àcequeMamanentredansmachambre.J’essuierapidementmeslarmessurlesdrapsenreniflantunpeu.Ellefoncedroitsurmesstores,qu’ellerelèvepourfaireentrerlesoleildel’après-midi.Jegrogneetplongelatêtedanslesoreillers.
—Bon.Inutiledelaregarderpoursavoirqu’ellealesbrascroisés,jel’entendsautondesavoix.—Lève-toi.—Non,dis-jeenremontantlacouettesurmatête.—Si.Tuaseuquatreheurespourpleurer.Maintenant tu te lèves,et tu l’oublies.Qu’est-ceque
tuveuxfaire?Prendreuncafé?Déjeuner?Allerauspa?Tuchoisis.—Tunevaspastravailler?jedemande,lavoixétoufféeparlesoreillers,pasdutoutdécidéeà
melever.—À20heures.Jel’entendssedéplacerdanslapiècepuis,quelquesinstantsplustard,elletiremacouetteavecun
grandsourire.—Habille-toi,onsort,etonpourracrachersurlagentmasculineaussilongtempsqu’ilteplaira.
C’estmieuxquedepleurerjusqu’àcequemorts’ensuive.Crois-moi.Jesuispasséeparlà.Jeme lève à contrecœur.C’est ce que je préfère chezmamère : elle comprend.Monpère l’a
abandonnée,elleaussi, ilyasixans.C’estuneexpertepoursurmonter lesruptures.Règlenuméroun : pas de sanglots pendant plus de quatre heures, apparemment. Je ne sais pas si cette règles’appliquequandungarçonvousabandonneetrevient.
J’ailesyeuxquipiquentetencoremaldanslapoitrine,maisjesaisqueMamanaraison,commetoujours.Resterau lit àverser toutes les larmesdemoncorpsnevapasme fairedebien.Elle l’a
apprisàsesdépens.Jem’ensouviens.Alorsmêmesijen’enaipaslamoindreenvie,jemeforce.Jepasselesdoigtsdansmescheveuxencorehumidesetluiadresseunpetitsourireabattu.
—Promenade.Dansvingtminutes?—Çac’estmafille,fait-elleenmelançantunoreiller,avantdequitterlapièce.Pendantqueje tentedemefaireunetêteàpeuprèspotable, jemetsdelamusiquepopjoyeuse
pourmepersuaderquejesuisheureuse.Envain.Lamusiquenefaitquem’agacer,alorsjel’éteinsauboutdecinqminutes.Jemesèchelescheveuxquejelaissedétachés,memaquille,enfileunechemiseneuve,lejeanquimevalemieux,etjenemesenspasmieux.
Peuaprès14heures,nousnousrendonssurlapromenade.Nouspassonsunedemi-heureàfairedulèche-vitrines,maismonhumeurnes’améliorepas,pasmêmequandjedécouvrequelajupequej’avaisrepéréechezAbercrombie&Fitchilyadeuxsemainesestensolde.Quandjel’achète,jefaisun petit sourire à ma mère pour qu’elle arrête de s’inquiéter. Ensuite, nous nous arrêtons pourprendreunyaourtglacéchezPinkberry.
Nousdénichonsunbanclibredehors,enfacedeForever21.—Tusais,ditMaman,jevaispeut-êtreenparleràElla.—Luiparlerdequoi?Ellemeregardecommesi je faisaisexprèsd’êtrebête,secoue la tête,avaleunebouchéedesa
crèmeglacéeetpoursuit:—Jenesaispascequiluiestpasséparlatête.C’estinjustedesapartdetebalancerTylercomme
ça.Elleestdingueouquoi?—Ellenemel’apasvraimentbalancé,jemurmure.Jejouequelquessecondesavecmacuillère.Lacrèmeglacéesurmontéedefraisesetdemyrtilles
fraîchesmefaitprobablementreprendrelamoitiédescaloriesquej’aibrûléescematin,maisjem’enfiche.
—Çaavaitl’aird’êtreuncasd’extrêmeurgence,oujenesaisquoi.Jeluiaidemandésielleétaitenceinte.
Mamanmanquedes’étrangleretmelanceunregardhorrifiéavantd’éclaterderire,unemainsurlabouchepourétouffersesgloussementsdegamine.
—Tun’aspasfaitça!—Si.(Unpeugênée,jecroqueunefraiseenattendantqu’ellesecalme.)Cen’estpascommesi
c’étaitimpossible.Elleestencoredanssatrentaine.—MonDieu,satrentaine.Elle émet un sifflement, puis ses traits se durcissent quand elle comprend que j’ai détourné la
conversation.—Jevaisquandmêmeluiparler.—Pourluidirequoi?—Peux-tutenirtongosseéloignédemagosseavantqueletypequ’onaépousétouteslesdeux
lestuetouslesdeux?Ellemanqued’éclaterderireencoreunefoismaisellesereprendenmevoyantplisserlesyeux,
pasdutoutemballée.Elletoussoteetmeregardeplussérieusement.—Non,jevaisjusteluidemanderdefaireensortequeTylertefichelapaix.Sic’estvraimentce
quetuveux,évidemment.—Déjà,Maman,jen’aipasbesoinquetut’enmêles.Ensuite,qu’est-cequeçaveutdire,ça?— Eh bien… es-tu sûre de ne vouloir, je cite : « plus jamais, jamais, jamais, jamais revoir
Tyler»?Elle sondemon regard enquêtede lavérité, etmême si jen’ai aucuneémotioncachée, jeme
prendsàbattredespaupièrespourl’enempêcher.Pourquoidit-elleça?Commesijen’avaispasété
assezencolèreaujourd’hui,voilàquejem’irriteànouveau.— Évidemment que j’en suis sûre. Tu es la première à savoir ce que ça fait de se faire
abandonner,non?Devant sonairblessé, jeprendsconsciencequemesmotsontdépassémapensée.Mamanpeut
passerdesheuresàparlerdemonpère,tantquesonprénomestornéd’uneribambelled’insultesentoutgenre,commeellelefaitdepuissixans.Quantàladureréalitédesonabandon,ça,elledétesteenparler. Je vois bien, à sa façon de se lever en me tournant le dos, qu’elle n’est pas ravie que jel’évoque.
—Ondevraitrentrer.Ilfautquej’ailletravailler.Jegrognedefrustrationenlavoyantjetersacoupeàlapoubelleets’éloignersansm’attendre.
Elleestencolère.Aprèstoutescesannées,ellenesupportetoujourspasqu’ilsoitparti.Jecroisquejecommenceàcomprendrepourquoi.Çafaitunmaldechien.
Je me sens coupable, alors je la rattrape et la suis en silence jusqu’à la voiture. Arrivées auparking,j’aiunpeulanauséeàcausedemonyaourtglacé.Jelejetteavantd’entrerdanslavoiture,toujourssansunmot.
Maman ne dit rien non plus. Les yeux sur la route, elle pince les lèvres chaque fois qu’elleréprime un juron quand une voiture déboîte de trop près, et elle se penche de temps à autre pourréglerlaradiooulaclim.
Jedétestequandellenem’adressepas laparole.Auboutdequelquesminutesàme triturer lesmains,jebaisselaradio.
—Jenevoulaispasdireça.— Tu as raison, rétorque-t-elle, un peu narquoise. Je sais ce que ça fait. (Au feu rouge, elle
s’adosseàsonsiègeetcroiselesbrassansmeregarder.)Jesaiscequeçafaitd’êtreabandonnée,depasserchaquejouràsedemandercequ’onafaitdemal,oucequ’onauraitpufairepourl’empêcherdepartir.Jesaiscequeçafaitd’avoirl’impressiondenepasêtreassezbien.Jesaiscequeçafaitdeserendrecomptequ’onnevalaitpaslapeine.
Finalement,ellemejetteunregarddecôté,l’airfurieuse.—Maistoi,tunesaispas.Jeresteperplexe.Jenesaispassijedoisêtreencolère,troublée,ousurprise.Enfait,jesuisles
trois enmême temps. C’est la première fois qu’elle réagit de la sorte. Tout ce que je parviens àarticulerc’est:
—Quoi?Jesaisexactementcequeçafait.—Non,Eden,réplique-t-elleendémarrantàtoutevitessequandlefeupasseauvert.Tylern’est
paspartiàcausedetoi.Cen’étaitpastoileproblème,c’étaitlui.Alorsquemoi,j’étaisleproblème.Doncnecomparepasnossituations,parcequemoi,jenesaispascommenttutesensettoi,tunesaispascommentjemesens,mêmesitupenseslecontraire.
—Commenttutesens?—Commentjemesentais.Ellenem’ajamaisvraimentexpliquécequis’étaitpasséilyasixans.Jesaisl’essentiel.Jesais
qu’elleétait troprelaxpourmonpère,etquemonpèreétait troporganisépourelle.J’ignoresiçaavaittoujoursétélecas.Jenemesouviensquedesdésaccordsdeplusenplusflagrantsentreeuxetdesdisputes,doncj’imaginequec’étaitcommeçadepuisledébut.Quandj’avaisdouzeans,monpèrea passé une semaine chez son cousin Tony.Maman nem’a jamais dit pourquoi, se contentant desourireetdemedirequ’ilreviendraitbientôt,maisenyrepensant,ellen’enétaitpascertaine.Monpères’estmisàpasserdeplusenplusdetempschezsoncousin.L’annéesuivante,quandjenel’aipasvupendantplusieurs jours, j’aidemandéàMamans’il était encorechezTony,ellem’aattiréecontreelle,leslarmesauxyeux,etm’aditquenon.Durantlesmoisquiontsuivi,çan’aétéquedes
larmes.Jesavaisqueledépartdemonpèrelafaisaiténormémentsouffrir,quelespapiersdudivorcelatuaient,qu’elleneseraitplusjamaislamême,maisjen’aijamaisvraimentsucequ’elleressentait.Jen’osaispasdemander.Ellen’osaitpasenparler.Jusqu’àmaintenant.
Jeresteuninstantmuette.—Tuasl’impressiondenepasêtreassezbien?—Àtonavis?(Elleaungestedefrustrationmaisrattrapelevolantavantdenousenvoyerdans
ledécor.)AvecEllaet sasilhouetteparfaite, sescheveuxblondssans jamaisaucuneracinemoche,aucune ride en vue, sa Range Rover à la con et son boulot d’avocate… C’est ce qu’a ton père,maintenant. Alors qu’avant ? Il avait une femme incapable de cuisiner un rôti même si sa vie endépendait, qui porte des blouses d’hosto et pas des tailleurs, et qui a réussi à planter notre vieilleVolvoentamponnantuneautrevoituresurl’autoroute.Évidemmentquejen’étaispasassezbienpourlui.Tonpèreestunperfectionniste,etaucasoùtun’auraispasremarqué,jenesuispasparfaite.
—Ettucroisqu’Ellal’est,elle?jeluicrie,lesjouesenfeu.J’ail’impressiondedevoirdéfendremabelle-mère.Ellem’aaccueillieàbrasouvertsilyatrois
ans,etatoujoursétélàpourmoidepuis.Entendremamèreparlerd’elledecettemanièrem’énerve,alorsaulieudeprendresonparti,jeprendsceluid’Ella.
—Tucroisqu’ellen’apassubiundivorcedouloureux,elleaussi?Tucroisqu’ellen’apasdûsupporterdessemainesetdessemainesdeprocèsavecTyler?Tucroisqu’ellen’apaseuàvivreaveclefaitdenepasavoirremarquéquesonmarimaltraitaitsonfils?Tucroisqu’ellenes’enveutpaschaquejour?Parcequec’estlecas.Ellen’estpasparfaite,etsavienonplus.
Ce que j’ai vraiment envie de dire c’est : « Et tu es la meilleure maman du monde. Tu neretouchespeut-êtrepastesracinestouteslesdeuxsemaines,maistescheveuxsonttrèsbeaux.Tuaspeut-être des rides,mais tu es tellement belle qu’on les oublie. Tu n’es peut-être pas lameilleureconductrice, mais tu arrives toujours à destination. Tu n’es peut-être pas avocate, mais tu es uneinfirmièregénialequi sait toujourscommentaider lesgens,mêmeendehorsde l’hôpital.Tun’espeut-êtrepasElla,maisjesuiscontentequetunesoispaselle.»
J’auraisaussivouluajouter:«Detoutefaçontuespluschanceuse.TuasJack,quiestadorable,etEllaaPapa,quiestungroscon.Alorsquiestgagnantedansl’histoire?»
Maisjenedisrien,parcequejesuisfurieuse.—Ah,oui.C’est vrai, dit-elle, excédée.C’est ta deuxièmemaman.Tu sais tout, toi, hein ?On
diraitquetum’asremplacéeparElla,exactementcommel’afaittonpère.Jelaregarde,incrédule.D’oùçasort,ça?—Maisc’estquoitonproblème?Ellenerépondpasetremontelevolumedelaradiosifortquej’aidumalàm’entendrepenser.
Elle conduit le visage fermé, les yeux plissés, sans dire un mot. Alors je fais comme elle et metourne,brascroisés,verslavitre.Jefaisexprèsdeposermespiedssurletableaudebordparcequejesaisqu’elledétesteça,maisellenem’ordonnemêmepasdelesretirer.
La radio continue de hurler jusqu’à la maison. Elle ne l’éteint qu’une fois dans l’allée mais,contrairementàsonhabitude,ellenesautepasdelavoiture,doncj’imaginequ’ellecomptes’excuser.J’attends.Sestraitssesontlégèrementdétendus,maisellesembleperdue.Ellemeregardepar-dessusmonépaule.
Jemeredresseettournelatêtesibrusquementquejemanquedemefaireuntorticolis.Etjelevois. Assis sur le paillasson devant la porte, qui tire avec nervosité sur le revers de son tee-shirtblanc,TylerBruceenpersonne.Encore.
Cettefois,ilnesouritpasquandnosregardssecroisent.Ilselèveetattend,attend,attend.—LaplusgrandedifférenceentretonpèreetTyler?ditdoucementMaman.Tonpère,lui,n’est
jamaisrevenu.
5
Jelasuppliedefairemarchearrière,maisMamanrefuse.Elleéteintlemoteur,retirelesclésettapote le volant sans vouloir ouvrir la bouche. Pas de consolation, pas de réconfort. Rien qu’uneexpressionferméetandisqu’ellem’obligeàdescendredelavoitureetàfairefaceàlaseulepersonnedontjenesupportepaslavue.
Jetraînelespiedsjusqu’àl’entréeenjetantlesplusgrosSOSpossibleàmamère,maisellesecontentedehausserlesépaulesetfaitletourdelamaison,vraisemblablementpourentrerparlaportedederrière.Lesmainsdanslespoches,Tylersemordilleleslèvres.
Jem’arrêteàquelquesmètresdeluietjecroiselesbras.Deprès,jedistingueunemarquerougesur la joueoù je l’ai frappéet jemesenssoudaincoupableaupointdenepasvouloircroisersonregard,alorsjetapedespiedsparterreetposelesyeuxsurunpointjustesoussonépaule.
—Pardondet’avoirgiflé.—Net’enfaispas,répond-ilenportantlamainàsajoue.Lesilences’installe,tellementgênantquej’ail’impressionquejevaispleurer.Commentçaapu
sefinircommeça?Commentonenestarrivéslà?Puisjemesouviens,etleslarmesquimenaçaientdecoulersetransformentencolère.Jecontinued’abîmerleboutdemesConversesurlebéton.Iln’yaquelebruitdesvoituresquipassentdanslarue.
—Tupeuxveniravecmoi?—Oùça?jedemandeenleregardantdanslesyeux.—Jenesaispas.Jeveuxjusteparlerunpeu.Lanervositépercedanssavoixetjelisl’inquiétudedanssesyeux.—Tupeuxaumoinsm’accorderça?—Iln’yarienàdire.—Ilyatoutàdire.Ses yeux verts m’hypnotisent comme avant. Je les adorais, mais maintenant, je déteste l’effet
qu’ilsontsurmoi.Tyleressayedejaugersijevaism’opposeràl’idéeounon.Jenepeuxpasrefuserpuisquejesuisd’accord.Ilaraison:ilyatoutàdire.Simplement,jeneveuxpas.
J’y réfléchis un longmoment, et même si j’ai envie de me précipiter dans la maison, j’ai lesentimentqueTylernevapasbaisserlesbrascommeça.Mieuxvautenfinirtoutdesuite.Aumoins,ilme fichera lapaixplusvite.Quand j’acquiesce, ilpousseunsoupirde soulagement,commes’ilavaitretenusarespirationtoutcetemps.
Jecroiseleregarddemamèreaumomentoùilsortsesclésdevoiture.Ellenousobservedepuislafenêtredusalonetdisparaîtens’apercevantquejel’aivue.Àbienyréfléchir,jepréfèreparlerà
Tylerplutôtqu’àelle,doncjelesuissurlapelouse.Soudain,jem’aperçoisquesavoituren’estpaslà.Jevérifiedeuxfoisdanslarue,maisrien,pas
devéhiculeaudesignlisseetàlacarrosserielustrée.Jesuisébahieenvoyantdevantquoiils’arrête.Cetrucn’estpaslavoituredeTyler.C’estnoir,çaaquatresièges,desrouescouvertesdeboue,
quelqueséraflures,etcen’estpasflambantneufdutout.Cecidit,c’esttoujoursuneAudi.Unmodèleassezpopulaire,legenrequ’onvoitdanstoutelaville.
—J’airétrogradé,fait-il,désinvolte,devantmonairperplexe.Ilseglissederrièrelevolantetjemonteàcôté.—Pourquoi?—J’avaisbesoind’argent,fait-ilavecuneexpressiongrave.Jedétourne lesyeux tandisqu’ildémarre.Unevagueodeurd’après-rasageque jenereconnais
pasflottedansl’air,ainsiquedestracesdemultiplesdésodorisants.Troispetitssapinssebalancentaurétroviseur.J’examinel’intérieurdelavoiturepournepasavoiràregarderTyler.Destractsentoutgenre,despapiersàmespieds,plusieurstee-shirtsàl’arrièreetpasmaldepoussièresurletableaudebord.Lecuirnoirdessiègesestusé,maisçaresteunebellevoiture.
Nousroulonsdepuisquelquesminutessansriendire,laclimàfond,quandTylerditsoudain:—J’aimebientacoupedecheveux.Encoredéboussoléed’êtreavecluiaprèssilongtemps,jenevoispastoutdesuitedequoiilparle.
Jedescends lepare-soleilpourmeregarderdans lemiroir.Ahoui.Mescheveux.Ladernière foisqu’ilm’avue,ilsétaientpresquedeuxfoispluslongs.
Jepenseàtoutcequiachangéenmoi.Commelefaitquej’aiarrêtédemettredumascaratouslesjoursparcequej’enavaismarrederessembleràunpandachaquefoisquejecraquais,oulefaitqueje dois parfois prendre une minute pour respirer avant d’entrer chez mon père et Ella. Monchangement progressif de caractère, aussi. Autrefois, j’étais quelqu’un de plutôt calme et détendu.Aujourd’hui,jesuiscapabled’exploserpourundétailinsignifiantàcausedetoutelacolèrequej’aienmoi.Etpuisleskilosquej’aiprispar-ci,par-là,partout.
Beaucoupdechosesontchangé.Tropdechosesontchangé.Jerentreleventreaupointd’avoirdumalàrespirer,maisriend’inhabituelpourmoi.Aulycée,
j’étaisunepro.JemerelâchedetempsentempsquandTylerestconcentrésurlaroute.Mêmequandmeshanchescommencentàmefairemal,toutcequejeveux,c’estqu’ilneremarquepasmaprisedepoids. Je croise lesbras surmonventre et soulèvediscrètement les cuissesdu siègepourqu’ellesparaissentmoinsvolumineuses.
Noussortonsdelaville.C’estledébutdel’heuredepointe,lacirculationcommenceàralentir,cequi rend le silenceencorepluspesant. Jen’essayepasde faire la conversation, jen’ai rienàdire.Nouscontinuonsnotreroutependantpresqueuneheure,malgrélagêneambiante,parBeverlyHillsetWestHollywood,jusqu’àNorthBeachwoodDrive.Jelèvelesyeux,etlà,jecomprends.
—Qu’est-cequ’onfaitici?Tyler secontentedehausser lesépaules sansme regarderet s’enfoncedans son siègeavecun
petitsoupir,lesyeuxsurlepanneauHollywood,perchésurlacollineauloin.—Jenesaispaspourtoi,maismoi,çafaitunbailquejenesuispasvenuici.L’euphémismedel’année.— Je ne compte pas monter là-haut avec toi, dis-je, exaspérée. Il fait au moins mille degrés
dehors.—Biensûrquesi,fait-il,confiant.J’aidel’eaudanslecoffre.JerestesilencieuseletempsdetrouverunbonargumentpournepasgrimpercefichuMountLee
commeça.1)jeportemonjeanpréféréetunechemisetouteneuve;2)çamegonfledemonterlà-
haut;3)ilfaitbeaucouptropchaud;4)jen’aivraimentpasenviedelefaireavecTyler.Cependant,ledébatmesemblepluspéniblequelamontéeelle-même,alorsjegardemesargumentspourmoi.
NousdépassonslepanneaufamilierdeSunsetRanchavantdenousgarer,quelquesminutesplustard,sur lepetitparkingaupiedde lapistederandonnée.ToutcommeTyler, jenesuispasvenuedepuisunboutdetemps.Troisans,pourêtreprécise.
Tylern’hésitepas.Ilsortdelavoitureetlèvelatêteversleciel.Jelerejoinsdevantlecoffre.—Queleschosessoientclaires,dis-je.Jen’aivraimentpasenviedefaireça.Ilme jette unœil avant de détourner la tête. Son coffre est rempli de cochonneries : d’autres
papiers, une veste, des câbles de démarrage, des canettes de soda vides, une petite caisse à outils,plusieursbouteillesd’eauloind’êtrefraîches…Ilm’entenduneetfermelavoiture.
—Allons-y.Commeundéfi,jemetsunpointd’honneuràmarcheratrocementlentementenjonglantavecma
bouteilleetenfredonnant.Tylernemontreaucunsigned’agacement.Jecontinueunmomentavantdem’apercevoirquejemecomportecommeunegamineetqu’ilestbienplusmaturequemoi.Alorsjelerattrapeetnousnouscontentonsdemarchersansparler.
Lesilenceestsiprésentquejecommenceàm’inquiéterqu’ilnenousengloutissetouslesdeux.Quelque part entre juillet dernier et aujourd’hui, nous avons tout perdu : les blagues que nousfaisions, nos regards entendus, notre complicité, nos promesses les plus solides, notre courage etnotresecret.Nousavonsperdul’amouretledésirquenouspartagions.
Ilnenousrestequelesilence.Sans aucune halte, nous avançons sur leHollyridgeTrail qui zigzague entre les pentes. Jeme
metsàmarcherà reculonspouradmirer lavue.C’estgrisantd’observer laville rétrécir sousmesyeux.MieuxquededevoirregarderTyler,çac’estsûr.
C’estaussiunpeutriste,deserpentersurdeuxcentsmètressouslecagnardpourvoirdeslettresgéantesplantéessurunemontagne.L’uniquefoisoùjel’aifait,c’étaitavecmesamis.Oudumoinsdesgensquejecroyaisêtremesamis.Toutsemblaitalorstellementplussimple…Tiffani,Rachael,Meghan, Jake, Dean. Nous nous entendions bien, nous rigolions, partagions les bouteilles d’eau,escaladionslesclôturesetnousmontrionsimprudents,ensemble.Enl’espacedetroisans,entrelesdisputesetlesruptures,jecroisquenousavonstousgrandi.
Tyleravaitraison,l’andernier,àNewYork:toutlemondes’éloigneetarrêtedeseparler,leschemins se séparent après le lycée. Nos facs sont éparpillées dans tout le pays. Illinois, Ohio,Washingtonetmêmeici,enCalifornie.Rachaelm’aditilyaquelquesmoisqueDean,monex,avaitétéacceptéàBerkeley.Ilferasarentréeàl’automne.Ilnem’ariendit,biensûr,maisilabeaumedétester, je lui souhaite quandmême lemeilleur, et je suis désolée de l’avoir fait souffrir. Jemeprendspresqueàsourirequandjepensequ’ilaétéprisàBerkeley.Jesaisàquelpointillevoulait.
Noussommesarrivéssuruneroutepavée,MountLeeDrive,quicontourneleslettrespourmieuxy revenir. Je m’arrête pour observer le versant nord et je découvre Burbank. À l’époque, j’étaisobnubiléeparlepanneauHollywoodetriend’autre.JescruteBurbankuneminute,lesyeuxplissés.Siseulementj’avaispenséàprendremeslunettesdesoleil.Tylerportelessiennes.
Nouscontinuonsnotreascensionetquandnoustournonssurleversantsud,ilestlà:lecélèbrepanneauHollywood. Gigantesque, attirant desmilliers de touristes chaque année, protégé par uneclôtureetdescamérasdesurveillancequibrisentlerêvedesmarcheursquandilss’aperçoiventqu’ilestenfaitillégaldetouchercettelégendemondiale.
Noussommesseulslà-haut.Tylers’agrippeàlaclôtureetpousseunsoupir.—Tuvaspasserpar-dessus?jedemande.Horsdequestionquejerefassetoutça…toucherleslettresunefractiondesecondeavantd’être
obligéededescendrelamontagneencourantetrisquersoituneamende,soitlamort.Jem’assiedsen
tailleursurlecheminpoussiéreuxetbrûlant.Tylerjetteunœilpar-dessussonépaule,etsoudain,ilal’airbientropvieuxpoursonâge.Ila
tellementmûri.Peut-êtretrop.Ilvients’asseoiràcôtédemoi,pas tropprès,maispas troploinnonplus, jambesallongéeset
mainsposéesderrièrelui.Sanervositémecontaminetandisquej’attendsledébutdelaconversation.J’essayedemeconvaincrequelasueursurmonfrontn’estduequ’àlachaleur.
Lecontrasteaveclevacarmedelavilleestfrappant.Tylernedittoujoursrien.Ilregardeleciel,yeux plissés et lèvres pincées. Pour la première fois depuis son apparition cematin, je prends letempsdel’observer.Sescheveuxontpoussé,sabarbeaussi,cequejetrouvaisincroyablementsexyavant.Maintenant,ellesoulignesonmentonetdescendsursoncou.Quandmesyeuxpassentdeseslèvresàsesbras,c’estlàquejeleremarque.
Je vois mon prénom. J’avais totalement oublié qu’il était là. Ces quatre petites lettres quim’avaientparutellementbêtes,encoreplusmaintenant,sesontlégèrementestompéesenunan.Maiselles ne sont plus toutes seules. Il y a plusieurs nouveaux ajouts sur son biceps, tous reliés pourformer un très gros tatouage, presque une demi-manche. Il y a un cadran et des tas de rosesentremêlées, des ombres et des arabesques qui entourentmon prénom. C’est plutôt joli, mais unequestionmetaraude.
Pourquoin’a-t-ilpasrecouvertmonprénom?Jedéglutisetdétournelesyeuxavantqu’ilnecroisemonregard.Jeretournemesmainssurmes
genoux.Lesmotsquiétaientinscritssurmonpoignetontétérecouvertsd’unegrandecolombequej’aichoisiependantmesvacancesdeprintemps,àSanFrancisco.Rachaelvenaitdesefaire tatouerdes fleurs sur lahanche.Quandelle a arrêtédepleurerdedouleur etmoide rire, ellem’amis lecatalogue du tatoueur dans lesmains. Je ne voulais pas d’autre tatouage,mais ellem’a dit que cen’était pas ce qu’elle voulait dire : elle trouvait qu’ilm’en fallait unmeilleur.Et elle avait raison.Selon le tatoueur, la colombe symbolisait unnouveaudépart, commedans l’histoire de l’archedeNoé,danslaBible.Bienquejenesoispasparticulièrementcroyante,j’aiaimél’idée.
C’est ce jour-là que j’ai définitivement abandonnémon histoire avec Tyler, et lesmotsNo terindas,«N’abandonnepas»,ontdisparuàjamais.
Jeplongelamainentremesgenoux.Unepartdemoisesentcoupabled’avoireffacénotrephrasede l’été dernier, cependant j’ignore pourquoi, car je n’ai aucune raison de me sentir mal. Je meprends à secouer la tête toute seule et, pour ne pas avoir à y réfléchir plus longtemps, je regardeTyler.
Lesyeuxrivésàsonjean,ilpousseunprofondsoupir.—Tum’enveux.Uneaffirmation.Unfait.—Etçatesurprend?Lentement,sesyeuxrencontrentlesmiens.—Jenesaispas.Jecroisquejen’yaijamaispensé.Jecroyaisjusteque…—Que j’allaisêtrecontente? (Je suispluscalmeque toutà l’heure.Nousparlonsdoucement,
malgrélatensionambiante.)Quejeseraisencorelàoùtum’aslaissée?Quej’auraispasséuneannéeàattendre?
Ildéglutitetmurmure:—Jecrois.(Ilpousseunnouveausoupir,bienplusappuyé.)Jecroyaisquetucomprenais.Jeréfléchislongtempsàmesparoles.Puisjeprendsmoninspirationetj’explique:—Audébut,jecomprenais.Toutcequisepassait,c’étaittrop.Tonpère,nosparents,nous.J’hésitesurcederniermotetmonregardsedétournedeTylerversleslettresgéantes.Jetriture
nerveusementmabouteille.
—Maispasuneseulefoistut’esditquec’étaitpeut-êtredurpourmoiaussi?Non.Tut’esenfuicommeunlâcheettum’aslaisséetouteseuledanslamerde.(Jeserrelabouteilleencoreplusfortetbaisse lesyeux.) Jen’ai pupartir pourChicagoqu’en septembre, je suis restée coincée là pendantdeuxmois, sansavoir ledroitdemettre lespiedschez toi.Monpèrenem’adressaitplus laparolesaufpourmemenacerdenepaspayermesfraisdescolarité.Tamèren’arrivaitpasàmeregarderdanslesyeux,et jeneparlemêmepasdeJamie.Tun’ensaisriendutoutpuisquetun’étaispaslà,maisilestvraimentodieux.Ilnousdétestetouslesdeux.Ahoui,aufait,toutlemondeestaucourantpournous.Absolumenttoutlemonde.Maistun’ensaisriennonplus.Tun’aspaslamoindreidéedecequ’onditdansmondosetdesregardsqu’onmelance.Tunesaisrien,parcequetun’aspaseuàsupporter toutça.Moisi, touteseule,et j’aieubeau t’appelerunnombre incalculabledefoispourentendre tavoix,pourqu’aumoins tupuissesmedireque toutallait s’arranger, tunem’as jamaisrépondu.
Je sens son regard intenseposé surmoi.Ma respiration s’accélère,mes joues s’embrasent.Nepleurepas.Jemelerépèteencoreetencore,commeunmantra.
Nepleurepas.Nepleurepas.Nepleurepas.Tuledétestes.Tuledétestes.Tuledétestes.Nepleurepas,tuledétestes.—Jenesaispasquoitedire.Savoixestunmurmuretremblotant.Ilramènelesjambescontresontorseetposelesbrassurses
genoux.—Tupeuxcommencerpardirequetuesdésolé.Ladouleurselitdanssesyeux.Sonfrontsebarred’unpliinquiet.Ilsetourneversmoietpose
unemainfermesurmongenou.—Jesuisdésolé.J’observesamainsurmoncorps.Çafait longtemps.Soncontactm’estpresquedésagréable, je
n’en veux pas. Je repousse sa main et me tourne vers la ville dissimulée dans la brume, maisHollywood est toujours aussi belle. J’aperçois le centre de Los Angeles et ses gratte-ciel. Je medemandecequ’êtredésolésignifiepourTyler.
Est-ildésoléd’êtreparti?Désoléquenotrefamillesesoitretournéecontremoi?Désoléd’avoirétéabsentsilongtemps?Désoléd’avoirtoutdétruit?
«Désolé»mesemblebienfaible,comparéàtoutcequ’ilafait.—Jelesuis,insiste-t-ilquandjenerépondsrien.Cette fois, il ne me touche pas le genou, mais la main. Nos doigts ne s’entrelacent pas, il se
contentedeserrermamainaupointdemefairemal.—Jesuisvraiment,vraimentdésolé.Jenesavaispas.—Évidemment.(Jeretiremamainetlerepousseenarrière.)Qu’est-cequetucroyais?Quetu
allaisrentreretquetoutsepasseraitbien?Quejeseraisencoreamoureusedetoi,quenosparentsnousaccepteraientetquetoutlemondenoustrouveraittropmignons?Çan’arienàvoir.Monpèreesttoujoursfurieuxcontremoi,etondégoûtetoutlemonde.
Jelefusilleduregardenm’efforçantdenepaséclaterensanglots.—Etjenesuisplusamoureusedetoi.Ondiraitquejeviensdelegiflerànouveau,commesimesmotsl’avaientfrappéphysiquement.
Laconfusionselitdanssesyeux.Jevoisunmilliondequestionssebousculerdanssatête,maisilneditrien.Àlaplace,ilposelescoudessursesgenouxetlesmainssursonvisage,avantdelespasserdanssescheveux.Iltriturequelquesmèches,basculelatêteenarrière;visageversleciel,yeuxclos.
J’aienviederentrerchezmoi.Jeneveuxpasêtreaveclui.Jerassemblequelquescaillouxquejejetteunparunverslaclôture,leslettres,laville…pourmedistrairedeTyler,parcequemêmesije
meplaisàpenserquejem’enfiche,jen’aipasenviedevoiràquelpointilestblessé.—Pourquoi?Jem’interromps,perplexe.—Pourquoiquoi?—Pourquoitun’esplus…Qu’est-cequis’estpassé?Qu’est-cequiachangé?—Turigoles,là?jem’esclaffesansdissimulermonmépris.Je doisme calmer si je ne veux pas exploser sur place. Je respire lentement, ferme les yeux,
comptejusqu’àtroisavantderegarderledébileprofondàcôtédemoi.—Tudisparaisunanettucroisquejevaisfairelafillequirestelààattendreungarçontoutesa
vie?Non.J’ai travaillédur, j’ai rencontrédesgenssuper, j’aiadoréhabiter touteseule,etmalgrétoutceque j’aidûendurer ici, j’aipasséuneexcellenteannée.Alorsaucasoù tune seraispasaucourant,jepeuxvivremaviesanstoi.JepeuxsurvivresanslegrandTylerBruce.
Ilyauraitencore tantdechosesàajouter,mais jesuisàcourtd’énergie.Et je refused’avouertoutelavérité.Jerefusequ’ilsacheàquelpointj’aipupleurerlespremiersjoursaprèssondépart,nipourquoij’aipristantdepoidscarlefast-foodetlesglacesavecRachaelétaientlesseuleschosesquimeréconfortaient,niquemoinsilrevenait,plusj’étaisencolère.
Lavérité,c’estquejen’aipasétédésespérémentamoureusedeluicettedernièreannée.J’aiétéinfinimentfurieuse,voilàtout.—Vienschezmoi,dit-iltropvite,troppressant,lavoixcraquelée.Vienschezmoi,mêmesice
n’estquepourdeuxjours.Laisse-moitemontrercequej’aifait,commej’aichangéetcommejesuisdésolé.Laisse-moi…Laisse-moiarrangertoutça,termine-t-ildansunmurmure.
—Tuesdéjàcheztoi,dis-jeendésignantlavillequis’étaledevantnous.Sesyeuxbrillantsquimedévisagentavecintensitémemettentmalàl’aise.—Non.Jenevisplusici.Jenesuisrevenuquepourquelquesjourspour…pourtevoir.Jesuis
arrivéhiersoir,Mamanm’aprisunechambredansunhôtelpourquetonpèrenelesachepas,cequejecomprends.Jerentrechezmoilundi.
—Quoi?Moncerveauestbientroplentpourimprimercequ’ilraconte.J’essayederecollerlesmorceaux
alorsqu’ilmemanqueclairementdesinformations.Rentrerchezluilundi?Ilestdéjàchezlui.C’estL.A., samaison. Il est censé sebattrepour retrouver saplacedansma famille, être furieux que sachambreaitété transforméeenbureauetsedisputeravecJamiecommeje le fais.C’estça, rentrerchezlui.
—Tut’envasencore?—Maiscettefoisjeveuxquetuviennesavecmoi.J’aimavieàPortlandmaintenant,et…—ÀPortland?Ils’immobilise,laboucheentrouverte,lesmotscoincésdanslagorge.—C’estlepremierendroitauquelj’aipensé,admet-il.Monsangnefaitqu’untour.Dansmesmains,labouteillemanqued’exploser.Jemelèvepourlui
faireface.—TuétaisàPORTLAND?Jesaisquel’endroitoùilaatterrinedevraitpasmetoucher.Jedevraisn’enavoirrienàfaire.
Peuimportelaville,c’estlefaitqu’ilsoitpartiquej’aidumalàdigérer.Maisl’imaginermarcherdanslesruesdelavilleoùjesuisnéemesidère.Soudain,jedevienspossessive,commesiPortlandm’appartenait. Je refusequeTylermeprennecequim’appartient.De toutes lesvillesdece satanépays,pourquoifallait-ilqu’iléchouedanscellequifutautrefoismonchez-moi?Cequimesurprendencore plus, c’est que je n’en ai eu aucune idée jusqu’àmaintenant. J’ai passé une année à ne pas
savoiroùsetrouvaitTyler.Pendantuntemps,surtoutaudébut,j’aipenséqu’ilétaitretournéàNewYork.Maisapparemment,Portland,avecsapluiepourrieetsesmontagnespourries,luisuffisait.
—Viensavecmoi,implore-t-il.(Ilselèveetm’attrapefermementparlataille.)Jet’enprie,viensàPortlandet laisse-moiune chanced’arranger tout ça, d’accord ?Quelques jours seulement, je tepromets,etsijen’envauxpaslapeine,turentrescheztoi.C’esttoutcequejetedemande.
Je prends une minute pour l’observer. Ses yeux n’ont pas changé. On arrive facilement à lessonderpourtrouverdesréponses,desvéritéscachées,desémotionsmasquées.Jecroisquec’estunechoseque j’adorerai toujourschez lui.Encemoment, il a l’airvulnérable. Jedécèle toutdans sesyeux : de la panique à l’inquiétude, en passant par la souffrance et l’anxiété. Son regard intensem’absorbe. J’ai bien du mal à croire que j’aie autrefois été si éperdument amoureuse de cettepersonne.Jenourristantderessentimentàsonégard…
JeneveuxpasalleràPortlandaveclui.—Laconversationestterminée,jemurmure,enmedéfaisantdeluiunefoisdeplus.Lerepousserestdésormaiscequejesaisfairedemieux.Qui aurait cru qu’il puisse avoir l’air encore plus peiné qu’auparavant ? Lèvres pincées, il
enfoncelesmainsdanssespochessansmequitterdesyeux.Iln’ariend’autreàajouter.Ilnepeutquemedévisager.
Jejetteunderniercoupd’œilàlavillederrièremoi,puisjem’éloigneàpaslentsdemondemi-frère.Lagorgenouée,jeparviensdifficilementàprononcer:
—C’estfini,Tyler.
6
Le trajet de retour est encore plus gênant et insupportable que l’aller. Tyler et moi ne noussommespasadressélaparoledepuisplusd’uneheure.Jen’aimêmepasdescenduMountLeeàsescôtés,j’aimarchéentêteetilestrestéàdistancejusqu’àcequenousatteignionslavoiture.Etnousvoilàcoincésdansunespaceconfiné,sansavoirrienàpartager.Toutadéjàétédit.Pourtant,jemesenssoulagée.ParleravecTylers’estrévéléunebonneidée.Jepeuxenfintournerlapage.
L’heuredepointeestpassée, le trajet jusqu’àSantaMonicaseramoinsdifficile.Noussommespartisdepuispresquequatreheures,alorsjecommenceàécrireunSMSàmamèrepourluidireoùj’étaisetquejerentre…avantdemerappelerquejesuistoujoursfâchéecontreelle,alorsjel’efface.Puisjedécided’envoyerdesSMSàRachaelquejesauveapparemmentdesesgrands-parentsquilarendentdingue,commed’habitude.
Je lui raconte tout.L’embuscade tendueparTylercematin, ladisputeavecmamère,Tylerquim’attendait devant la maison et voulait qu’on parle… Je lui raconte le panneau Hollywood et laconversationquiasuivi,TylerquiétaitàPortlandpendanttoutcetempsetsademandedébiledel’yaccompagner.
Sesréponsesnesefontpasattendre.
COMMENTÇATYLERESTDERETOUR??
OMGtul’asfrappé?
PourquoivivreàPortland?Sansvouloirtevexer
Ilt’aemmenéeaupanneau????
Tuneluiaspaspardonnéj’espère
LaconversationavecRachaelmerendletrajetunpeuplussupportable.Ilestpresque19heuresquandnousrentronsenfin.Lesoleilcommenceàdéclineràl’horizon,je
nelequittepasdesyeux,sibienquejenem’aperçoispastoutdesuitequeTylervientdesegarersurDeidreAvenue,justedevantlamaisondemonpèreetd’Ella.
Jerabatslepare-soleiletmetourneverslui.—J’habitechezmamère.
—Jesais,fait-ilsansmeregarder.Maismamèreveutnousvoirtouslesdeux.Ilsemblehésiteràsortir.Jesuissonregard,ilobservelaLexusdemonpèredansl’allée.Ilestrentréduboulot,évidemment.Ilrentrerarementaprès18heures.J’aitendanceàapprécier
lesfoisoùilestretenuautravail,cequin’estvisiblementpaslecasaujourd’hui.Jamieestlàaussi.SaBMW est garée n’importe comment contre le trottoir, ce qui va sûrement lui valoir de nouvelleséraflures.Çafaitdesmoisqu’Ellaluidemandedefaireattention,maisils’enfiche,parcequec’estJamieetqueJamien’écoutejamaisriendecequ’onluidit.
—Tutedoutesquesitupassesleseuildecettemaison,monpèrevaappelerlapoliceouquelquechosecommeça?S’ilyaquelqu’unqu’ilhaitplusquemoi,c’estbientoi.
Tyler referme laportière,maisau lieudemeramenerenfinchezmoi, il sort son téléphoneetappelleElla.Ilnem’atoujourspasregardéedepuisquenousavonsquittéMountLee.J’aidumalàsavoir ce qu’il peut éprouver, et pour une fois, ses yeux ne me donnent aucune réponse. Est-ildéboussolé,furieuxouest-cequ’ils’enfiche,toutsimplement?
Sanonchalancenedurepasetsetransformeentensiondèsqu’Elladécroche.—Ouaissalut,onestdevantlamaison.(Unepause.)Jecroyaisquetudevaisluidire.Ill’écouteetsesyeuxpassentsurmoiunefractiondeseconde,puisilbaisselavoix.—Maman,sij’entreavecelle,ilvamesauterdessus,tulesaistrèsbien.Jen’arrivepasàentendrecequerépondEllaetçamerenddingue.—D’accord,maisjetepariecequetuveuxqueçavafoirer,fait-ilavantderaccrocher.Ilfaut
qu’onentre,ajoute-t-ildevantmonairinterrogateur.Il sort brutalement et claque la portière derrière lui sansm’expliquer pourquoiElla veut nous
voirtouslesdeux.Résignée,jeluiemboîtelepas.Lapelousedevantlamaisonestsècheetjaune,maiscommetout
le monde en Californie, nous devons faire avec. Si l’on ose allumer l’arrosage automatique, onrisqued’écoperd’uneamendepouravoirgâché l’eaudurantcette sécheresseexceptionnelle. Iln’apaspludepuislemoisd’avril.
Tylerremontel’alléed’unpaslégeretrapide,ondiraitqu’ilestenmissionsecrèteetqu’iltentedenepassefairerepérer.Dansunsens,c’estunpeuça.Ilessayed’évitermonpère.C’estaussimoncas,etnouspassonsparleportaildanslejardin.Lapiscineestvide,plusieursdesballonsdefootdeChasegisentaufond.
Nousatteignons laporte-fenêtre,quandEllaapparaît toutàcoupderrière lavitre,nouscausantuneatrocefrayeur.Àlahâte,ellefaitcoulisserlaporteetnousfaittaire,avantdem’attraperparlepoignet.Elleporteencoresontailleur,maissanslestalonsquilagrandissentd’ordinaire.
Quepeut-ellebienmevouloir,etpourquoiçaneladérangepasqueTyleretmoisoyonsarrivésensemble?Donnerdesexplicationsnesemblepasêtresapriorité.Ellem’entraînedanslecouloir.
—Jepeuxposerunequestion?jemurmure.Ellas’arrêteetjetteunœilàTylerquinoussuitdeprès,avantdehausserunsourcilversmoi,en
attente.—Qu’est-cequisepasse?— Réunion de famille, répond-elle du tac au tac. Toi, tu attends là, dit-elle à un Tyler aussi
perplexequemoi.Ils’exécute,appuyécontrelemur,mainsdanslespoches,etnousobserve.Auboutducouloir,on
entendlesonétouffédelatélé,etlavoixdemonpère,bienreconnaissablepar-dessus.Ellametirejusqu’ausalon.
—Jesuisdésolée,murmure-t-elleavantdemefaireentrerdanslapièce.Jenevoispas troppourquoielle s’excuseetçamedéstabilise.Pourquoi insiste-t-ellepourme
fairevivrel’enfer?D’abordellemetendunpiègeavecTyler,etmaintenantavecmonpère.Peut-être
est-ce le contraire cette fois ? Peut-être que c’est à mon père qu’elle tend une embuscade enm’utilisant.Jeletrouveaffalédanslecanapé,sacravateposéesurunaccoudoir,uncaféàlamain,lespiedssurlatablebasse.Ilneprendpaslapeinedebaisserlesondelatélé.
—Tiens,tiens,regardezquiadécidédesepointer,fait-ilensirotantsoncafé,commes’ils’enfichait.
C’estlapremièrefoisqu’ilmevoitdepuispresqueunesemaine.—Jet’avaisditqu’ellereviendrait,marmonneJamie.Assissurl’autrecanapé,lesyeuxsurl’écrandesonordinateurportable,ilfaitdéfilerunforum
sansmêmeleverlesyeux.Chaseestaffalésurlecanapé,sontéléphoneàlamainetdesécouteursdanslesoreilles.Jecrois
qu’iln’amêmepasremarquénotreprésence.—Combiendetempsturestes,cettefois?demandemonpère.Ilseredresseavecl’aird’êtresurlepointd’éclaterderire.Ilreposelespiedsparterreetsoncafé
sur la tablepuisme regardecommeà sonhabitude, avecmépris,dégoûtetune touchede tristesseparcequ’ilalamalchanced’avoirunefillecommemoi.
—Toutelasemaine?Quelquesjours?Quelquesheures?Dis-moi,Eden,combiendetempstuvasresterdanslecoinavantdetecassercommeunesalegaminetropgâtée?
Jeluirendslemêmeregarddeméprisetdedégoût,avecunetouchedetristesseparcequej’ailamalchanced’avoirunpèrecommelui.Àmescôtés,Ellasemasselestempes.
—Déstresse,Papa.Jenerestepas.—Tantmieux.Alorsqu’est-cequetufichesici?Il a l’air impassible,mais je suis sûre de déceler de la peur dans ses yeux. Il est incapable de
concevoirunerelationpère-filledanslaquellel’unetl’autreauraientenviedesevoir.Heureusementpour tous lesdeux, jepréférerais êtren’importeoùplutôtqu’ici, donc il n’apas à avoirpeurquej’essayederenouerdesbonsvieuxliensavecmonpaterneladoré.Cetteidéemedonneenviederire.
—Jenesaispascequejeficheici,dis-jeencroisantlesbras,avecunregardnoiràElla.Tupeuxpeut-êtreéclairermalanterne?
Cettedernièreal’airencoreplusnerveusequequandellem’ajetéTylerdanslesbras.Çanemesurprendpas.Siquelqu’undoitprendrelanouvelleduretourdeTylerencoreplusmalquemoi,c’estbienmonpère.Malgré tout,Ellaavanceaumilieude lapièceetarrache lesécouteursdeChaseaupassage.
—Éteins,ordonne-t-elleàmonpère,enseplaçantdevantlatélé,faceànous.—J’attendslamétéo.—Cielbleuetaucunsignedepluie.Voilà,lamétéo.Maintenanttuéteins.Ils’exécuteàcontrecœur,leregardnoir,commeungaminqu’onvientdegronder.Ilahorreur
qu’onluidonnedesordres.—Jamie.Ilnedétachepaslesyeuxdesonportableetl’ignoreavecapplicationtandisqu’ilsemetàécrire
surTwitteràtoutevitesse.Ildoitsûrementseplaindreencoreunefoisdesafamilledysfonctionnelle.Ella toussote et prend sa voix sévère, étonnamment différente de sa voix seulement ferme. Onn’oseraitpaslacontredire.
—Jamie.Ilpousseunsoupirthéâtraletfermesonportablepuiscroiselesbras.—Pourquoiondoittousarrêterdevivre,toutçaparcequeEdenadécidédesepointer?—Çan’arienàvoir,ditElla,denouveaunerveuse.LespiquesdeJamiecommencentàmetapersurlesystème,alorsj’interviens:—Tuvasarrêterçaunjour?
—Ettoialors?rétorque-t-il.Ellasemasseànouveaulestempes,excédée.—Çaveutdirequoi,ça?J’ail’habitudedesremarquesdemonpère,étantdonnéqu’illefaitdepuisdesannées,maisj’ai
encoredumalàm’habitueràcequeJamiemarmonnedanssabarbechaquefoisquejesuisdanslecoin,et c’estplus faciledemebattreavec luiqu’avecmonpère. Jecroisquemonpèreaimebiennous voir nous disputer. Ça l’arrange que je crée des problèmes, ça lui donne une raison demedétester.
—Taisez-voustouslesdeux,ordonneElla.Nousnoustournonsverselleenmêmetemps.—Onvadéménager,c’estça?demandedoucementChase,enjouantavecsesécouteurs.Est-ce
qu’onpeutallerenFloride?Lesprétenduesréunionsdefamillesonttrèsinhabituellesici–tellementinhabituelles,enfait,que
celle-ciestlapremière.Sûrementparcequenousnesommespasunevraiefamille.Danslesvraiesfamilles,onnesedétestepaslesunslesautrescommecheznous.
DepuislejouroùmonpèreetEllaontsulavéritéàproposdeTyleretmoi,toutachangé.Ilssedisputentplussouventetpeuventsefairelatêtependantdesjours.Monpèrenemelaisseresterchezeuxqu’unesemainesurdeuxquandjesuislàpourlesvacances,parcequ’ilestobligé,parcequec’estcequefontlespères.Maisilahorreurdeça.Etilnes’encachepas.JecroisquesansEllaetChase,jerefuseraistoutsimplementd’yaller.
Jamieachoisi la rébellionet refusecatégoriquementd’êtreassociéànous.QuantàTyler, il atoutsimplementdisparu.Ilnedoitmêmeplusêtrecomptécommemembre.Jecroisquec’estChasequifaitquenousrestonsensemble.C’estleseulquiresteouvert,innocentetheureux.
Dans un sens, nous ne sommes que des morceaux brisés qui espèrent encore pouvoir serassemblerpourformerlaphotoparfaited’unevraiefamille.Maisçan’arriverapas.Nousn’ironsjamaisensemble.
—Onnedéménagenullepart,ditmonpèreàChase.MaisillanceunregardinterrogateuràElla,commepourvérifier.—Alors,àquoiçarime,toutça?demande-t-ilquandelleacquiesce.—Jevoudraisquevousrestieztoustrèscalmes,commence-t-elle.Ellenous regarde l’unaprès l’autre,mêmemoi, commesi jen’étaispasdéjàaucourantde la
nouvelle.Elles’arrêtesurmonpère.—Surtouttoi.—J’espèrequetunedémissionnespasdetonboulot,marmonne-t-il.Aumoins,maintenant,illuiaccordetoutesonattention.Jecroisqu’ilcommencemêmeàsefaire
dusouci.Ellanefaitjamaisautantdemanièrespourdireleschoses.—T’asunenouvellevoiture?demandeJamie.—Ont’acolléunprocès?faitmonpère.Unelueurdepaniquepassedanssesyeux.Chaseseredresse.—Attendez.Onpeutfairedesprocèsauxavocats?—Vouspouvezarrêterd’imaginern’importequoi,s’ilvousplaît?s’emporteElla.—Onn’imagineraitpasn’importequoisi tunousdisaisdequoi ils’agit, remarquesèchement
monpère,penchéenavantaubordducanapé,lesmainsjointesentrelesgenoux.Toutlemondesetaitetnousattendonsqu’elleajoutequelquechose,envain.Aumoins,moi,je
saiscequisepasse.Jeseraisentraindepéterlesplombssinon.Ellasemetàfairelescentpasautourde la table basse en murmurant tout bas, comme si elle répétait ce qu’elle va nous annoncer. Ça
m’attristedelavoirsiangoisséeparlaprésencedesonfils.Jenesupportepeut-êtreplusTyler,maisçamemetmalàl’aisedelavoirredouteràcepointlaréactiondurestedelafamille.Çanedevraitpasêtrelecas.
Ellas’arrête.Ellemeregardepourquejelarassureetl’encourage.Jemecontentedem’asseoirsur l’accoudoir du canapé de Chase qui me fait un petit sourire. Nous attendons encore. J’ail’impressiond’êtrecematin,quandelleafaitinutilementtraînerl’annonceduretourdeTyler,alorsqu’ilestlà,danslecouloir,etquecettemaisonvabientôtêtremiseàfeuetàsang.
—Bon,écoutez.Çanedevraitêtreunesurprisepourpersonne,puisquenoussavionstousqueçaallaitfinirpararriver.Ilfautgarderentêtequeleschosesontchangé,etquecertainessituationsnesontpluscequ’ellesétaient,doncinutiledefaireunescène.
Ellecroisemonregarduninstantetjesaisexactementcequ’elleveutdire:«Toutvabien,iln’ya plus rien à craindremaintenant, Tyler et Eden ne sont plus fous, ils sont redevenus normaux. »J’aimeàpenserquenousavonstoujourséténormaux.
Monpèreseredresse.—Ella…Nemedispasque…Jetejure,nemedispasquecesalegosseestderetour.—Etpourquoipas?Ilatouslesdroitsderevenir.C’estmonfils.—Attends,intervientJamieenselevant.Tylerrevientàlamaison?—Cegaminnemettrapaslespiedsici,rétorquemonpère.(Ilselèveavecunregardféroceque
seuls lesplus courageuxoseraient défier.) Je refusequ’il s’installe ici, unpoint c’est tout, donc sic’estcequetucomptaisnousannoncer,cen’estmêmepaslapeined’ypenser.
— S’il voulait habiter ici, je le laisserais faire, dit Ella d’une voix désormais forte. (Elle faitpartiedecesgenscourageux.)Maiscen’estpaslecas.Ilvientjustenousrendrevisitequelquesjours.
—Quand?—Ilestdéjàlà.Ellesedirigeverslaporte,latêtehaute.Quandils’agitdedéfendreTyler,ellenereculedevant
rien.Jel’admireraitoujourspourça.—Ilestici?Danscettemaison?faitmonpère,incrédule.Ella me jette un coup d’œil en passant et disparaît quelques secondes dans le couloir. Je
n’aimeraispasêtreTylerencemoment.L’idéedelevoirpénétrerdanscettepiècemerendnerveuse,parcequeçanevapasêtrejoliavecmonpèreetJamie.
—Jetedéconseilledecommenceràtefairedesidées,mesoufflemonpère.Commesij’allaismejeteraucoudeTyleretl’embrasserdevanttoutlemonde.Scoop,Papa:je
saisdéjàqu’ilestlà,j’aidéjàmisleschosesaupointavecluietj’aidéjàtournélapage.—Jem’enfichepasmaldeTyler,dis-je.Mêmesiçapourraitnepasêtre lecas.LeretourdeTylermemetmalà l’aise,c’estbizarreet
douloureux,maistenterdel’expliqueràmonpèreneserait,commetoujours,qu’unepertedetemps.ToutcommeavecJamie,j’aieubeautenterunnombreincalculabledefoisd’expliquerqu’iln’yavaitplusrienentreluietmoi, ilnemecroitpas.Pourlui,sinousavionsdéjàmentisurnotrerelation,nouspouvions trèsbien continuer. Jeme rappelle avoir pensé à cemoment-là : Il n’existe aucunerelationsurlaquelleonpourraitmentir.
Ellareparaîtàlaporte,accompagnéedesonfils.Ilnousdépassetouspourallerseplantertoutdroitdevantlagrandebaievitrée.Ellaresteàlaporteàcôtédemoi.
—Mamanaraison,ditTylerd’unevoixnetteetprécise.Ilregardetoutlemondesaufmoi.—Jene revienspasm’installer ici. Je ne suis là quepourvoir comment tout lemondeva. Je
reparslundi,fait-ilavecunpetitsourireinattendu.Vouspouvezcertainementmesupporterjusque-là,non?
La blague ne fonctionne pas si bien, il a sous-estimé le niveau de tension dans cette famille.Personnenerit,nimêmeneréagit.Personneneveutdeluiici,àpartEllaetChase,sûrement.Ilal’airisolé,commeça,devantnoustous,etlatristessem’assailleànouveau.Jesaiscequeçafaitdesentirquetoutelafamilleestcontresoi.
—C’estuneblague?crachemonpèred’unevoixgutturale.Ellaseprécipiteversluienbégayantdesexcusesinutiles.—Pourquoiattendrelundi?faitJamieens’approchantdeTyler,prêtàendécoudre.Pourquoine
pas partirmaintenant ? Personne n’a envie de te parler sauf, je ne sais pas,Maman ? Et ta petitecopine,j’imagine.
Ilmelanceunregarddégoûté.Tylerestsurprisettroublé.Difficiledecroirequ’autrefoisJamieetluis’entendaientsibien.Ilse
tourneversmoicommepoursavoirpourquoisonfrèresedressesoudaincontrelui.—Jet’avaisprévenu,dis-jepar-dessuslesvoixdemonpèreetd’Ellaquisedisputent.PuisjemetourneversJamie:—Franchement,Jamie.Est-cequej’ail’airraviequ’ilsoitlà?Parcequecen’estpaslecas,ça
mesaouleautantquetoi.Jamiesecontentedeserrerlesdentsetregardesonfrère.—Çatefaituneraisondeplusdetecasser.Onn’apasbesoindetoiici,onestmieuxsanstoi.—Qu’est-cequetuascontremoi?demandeTyler.Il est tellement perdu qu’il a l’air plus jeune et vulnérable. Il a bien du mal à comprendre
commenttoutapuchangersiradicalement.—JecomprendspourquoiDaveest…(monpèreetEllasontencoreentraindesedisputer)mais
toi?Jenet’airienfait,mec.—Àpartmerendrelavieimpossibleaulycée.Jesuistonfrère.Voilàtoutcequejesuislà-bas.
Le frèredeTylerBruce.Tusaiscequ’on raconte?Onditque la foliec’estdansnosgènes,mec.Qu’onn’apasdemorale.D’abordPapa,puistoi,etdevinequoi?Apparemment,c’estàmontourdefaire un truc tordu. Il n’y a pas longtemps, un typem’ademandé si j’avais déjà dérapé, parcequeapparemment,oncachetousdessecretshorriblesdanscettemaisonpourrie.
Les voix demon père et d’Ella semblent s’estomper, je n’entends que Jamie. Je l’observe, lesyeuxécarquillés,toutcommeTyler.Jen’avaispaslamoindreidéedecequ’ilressentait.Ilnes’étaitjamais ouvert avant aujourd’hui,mais à présent, son comportementme paraît logique. Il n’est pasuniquement dégoûté par l’idée de Tyler et moi ensemble, on lui a mené la vie dure, exactementcommeàmoi.Je lecomprendsmaintenant.Lesadosàcetâge, lesgensqu’ilestobligédecôtoyerchaque jour,doivent trouverquenotrefamilleestunevasteplaisanterie.Jepariequ’ils ricanentenparlant du type dont le frère et la demi-sœur sont sortis ensemble. Je n’avais jamais réfléchi àl’impactdecetterévélationsurlesautres.JenepeuxpasenvouloiràJamiedesemontrersihostileetdistant,parcequec’estnotrefaute,etlesautresutilisentlavéritésursonpèreviolentetlesrelationsamoureusesinappropriéesdesonfrèrepoursemoquerdelui.
J’aipassétellementdetempsàpenserquenousn’avionsaucunpointcommun,maisondiraitquenous ne sommes pas si différents l’un de l’autre, après tout. Peut-être que nous sommes sur ladéfensiveparcequec’estlemeilleurmoyendenousensortir.
Je lance un regard furtif à Tyler pour savoir si la mention de son père l’a fait réagir, maisapparemmentnon.Sinon,ilseraitfurieux.Depuisquejeleconnais,iln’ajamaisétécapabledegérercesujetsensible.Jenepeuxpasluienvouloir.Jenepeuxpasluireprocherd’êtrepartienvrillel’andernier,quandilaapprisquesonpère,quil’avaitbattu,étaitsortideprison.
Maisaujourd’huiils’écartesimplementdeJamiequiestbienplusénervéquelui.Cedernieralesjoues si rouges qu’on dirait que ses vaisseaux sanguins vont éclater d’un instant à l’autre. En
comparaison,Tyleral’airplutôtposé,maisleconnaissant,jesaisqu’ilpeutexploseràtoutmoment.Jemeprécipiteverseux.
Jeveuxdireà Jamieque je suisdésolée,que jene savaispas.Que jenevoulaispasqueça sepassecommeça,quetoutsoitbrisédelasorte.JeveuxdireàEllaquejesuisdésoléed’avoirdétruitsarelationavecmonpèreetàmonpèrequejesuisdésoléedel’avoirdéçu.JeveuxdireàChasequejesuisdésoléepourtouteslesdisputesdontilaététémoin.EtjeveuxdireàTylerquejesuisdésoléequ’ilaittrouvélafamilledanscetétatenrentrant.Jesuisdésolée,jesuisdésolée,jesuisdésolée.
—Onteditdestrucspareils?finitparlâcherTylerquin’apasl’airdecomprendrelagravitédelasituation.
Ilestsûrementencoresouslechocdeconstaterquesamaisonestdevenueunezonedeguerre.Jamieacquiesce.Tylersetourneversmoi,desmilliersdequestionsdanslesyeux,maisjen’aipasl’énergied’yrépondre.
—Jet’avaisprévenu,jerépète.Ilapeut-êtrecruquej’exagérais.Iladûpenserquejejouaislacomédieenluidisantquetoutle
mondeétaitaucourantpournous,quemonpèreétaitencoreplusconqu’avant,queJamienepouvaitpasnoussupporter.S’ilm’avaitcrue,ilneseraitpasentraindecherchersesmotsàl’heurequ’ilest.
— Pourquoi vous vous disputez encore ? demande doucement Chase. Pourquoi vous vousdisputezàlabase?
Jenel’avaispasvus’approcherpoursemettreentreJamieetmoi.Noussommestouslesquatreencercleànousregarderenchiensdefaïence,enattendantquequelqu’unréponde.Maispersonnenesaitquoidire.ChaseestbiensûraucourantpourTyleretmoi,ilaassistéàlacrisel’étédernier,etn’a pas ouvert la bouche durant plusieurs jours après ça.Mais il y a une règle implicite dans lamaison,quiveutqu’onlelaisseendehorsdetoutecettehistoire.
—Jeneveuxpasquetut’enailles,dit-ilàTyler.Tuviensjusted’arriver.Oh,j’adore,ajoute-t-ilendésignantlebicepstatouédesonfrère.
Iln’apas l’airde remarquermonprénomaumilieudes rosesetdesarabesques,en toutcas iln’enditrien.
—Çat’afaitmal?Tylerremontelamanchedesontee-shirtpourendévoilerunpeuplus.—Atrocementmal,dit-ildansunmurmure.Puis, avec un grand sourire, il tape dans la main de Chase, comme si tout allait bien et que
l’atmosphèren’étaitnitoxiqueniétouffante.Tylerprendsonpetitfrèredanssesbras.—Tum’asmanqué,bonhomme.Tun’arrêtespasdegrandir,disdonc.Ladernièrefoisquejet’ai
vutuétais,quoi,grandcommeça?Ilpose lamainauniveaude l’épauledeChasequi ritdeboncœur.Puis lepetit recule,unpeu
penaud,etleregardsérieuxdeTylerseposedenouveausurJamie.—Toiaussitum’asmanqué.Sincèrement.—Tefatiguepas.Jem’apprêteàouvrirlabouche,quandEllam’attrapeparl’épaulepourmesortirducercledes
frèresennemis.Jen’avaispasremarquélesilencedésagréableretombésurlapièceaprèssadisputeavecmonpère.Elleal’aird’avoirprismilleansenl’espacedequelquesminutes.
—Maintenantvousarrêtez!s’écrie-t-elle,exaspérée.Ellefermelesyeuxpoursecalmeret,commetoutàl’heure,nousattendons.De l’autre côté du salon, mon père se dresse de toute son intimidante stature, mains sur les
hanches. Il secoue la tête et refuse encore d’accepter la situation. Tout comme Jamie, impossibled’ignorerlaragedanssesyeux.
—J’aiautrechoseàvousdire,faitElla.
Encore ? Qu’y a-t-il à ajouter ? J’échange un coup d’œil avec Tyler qui semble sondermonexpression,toutcommejesondelasienne,enquêtederéponsesqu’aucundenousnepossède.
— Quoi encore ? grogne mon père. Il nous ramène un casier judiciaire ? Il est en libertéconditionnelle?C’estquoilasuite?Ondoitluipayerunavocat?
J’aiunegrimacededégoût.ÀlaplacedeTyler, je luiauraismisunedroitedepuis longtemps.J’espèrebienqu’ilva lefaire.Envain.Enfait, il réagitàpeine,aupointque jemedemandes’ilavraimententendularemarque.Ilgardelesyeuxsursamère,crispé.
Ellasouffle,puis,lentement,annonce:—Nouspartonsenweek-end.Tousensemble.Quoi?Enweek-end?Tous lessix?C’est l’idée laplusdangereuseque j’aie jamaisentendue.
Horsdequestiond’êtrecoincéeavecmonpèreetTyler.Non,non,non,non,non,non.Pasquestion.Jerefuse.
—Pardon?bégayemonpère.—Regarde-nousetosemedirequetoutvabien,rétorqueElla.Onabesoindepasserunmoment
ensemble,unefois.—Onn’apasbesoindepartirenweek-endensemble.—Oh !David, je t’enprie, s’impatiente-t-elle. J’en aimarrede tes commentaires, alorsonva
réglerça,etonvaleréglermaintenant.Est-cequetuentendscommenttuparlesàEdencesdernierstemps?Tunecroispasqu’ilyaquelquechosequicloche?
Vusonvisagedénuédetouteexpression,clairement,ilnelecroitpas.—Ceweek-endvanousfairedubienàtous.OnvaàSacramentoetonpartdemain,doncallez
préparervosaffaires.Laprotestationestgénérale.—J’iraipasàSacramento!gémitJamie.Maman!J’emmèneJendînersamedisoir.—Tuespuni,de toute façon,doncpasde sortie.Et je suis sûreque Jenniferpeut survivreun
week-endsanstoi.—Çanet’apaseffleurél’espritquej’aiduboulot?aboiemonpère.—Si.J’aiparléàRusselletont’aaccordéuneabsenceexceptionnelle.Urgencefamiliale.—Maman,jedoisrepartirlundi,murmureTyler.—Tupourraspartirlundisoirquandonserarentrés.—On est obligés ? je proteste àmon tour. Tu ne crois pas que ça ne va faire qu’empirer la
situation?Désolée,maisceserasansmoi.—Jenecroispasqueçapuisseêtrepirequeça.Jesupposequ’ellearaison.Monpèreestlepremieràsortirentrombeenvociférant.Ilouvrelaporteavecunetelleforce,
qu’ellemanquedes’arracher.Jamielesuit,puisChase.Onentenddespasprécipitésdansl’escalier,puisuneportequiclaque,
celledeJamieàcoupsûr.Unemainsurlefront,Ellatented’apaiserlamigraineprovoquéeparcettesoirée.Ellesortdela
piècesansunregard.Jemedemandesic’estparcequ’elleseditqu’unefoisdeplus,Tyleretmoisommesresponsablesdeladébâclefamiliale.
Ilnerestequenousdeux.Lesilenceestretombésurlamaison.Plusdecris,plusdedispute,personneneparle.Nousnous
regardons, mais nous n’avons plus rien à nous dire. Je détourne les yeux au bout de quelquessecondes.
Pourunefois,jesuislapremièreàpartir.
7
Lelendemainmatin, jefilechezRachael.Mamèreest rentréedutravailà6heuresdumatinetelledormaitdéjàquand jemesuis levée, cequim’arrangeaitpuisque je suisencore fâchéecontreelle.J’aipusortirsanslacroiser,enrevanchejen’aitoujourspaspuluiparlerdeSacramento.Jackapromisdeleluidiredèsqu’elleseréveillerait.
—Cen’estpasapparentéàunkidnapping,parhasard?Deteforceràyallercontretavolonté?demandeRachael.
Étenduesursonlit,ellemeregardepar-dessuslereborddumatelas.Elleaencorelesrestesdesonmaquillagedelaveillesurlevisage.
Allongée par terre sur le dos, je m’amuse à lancer mon portable en l’air. Pourquoi ma viefamilialeest-elleaussipourrie?
—Unenuit,àlarigueur,çapasse.Maistrois!Rachael fronce les sourcils.Elle est enpleinmarathonDesperateHousewiveset n’a pas arrêté
l’épisodeencours,bienqu’aucunedenousn’yprêteattention.—Moiquipensaisquedevoirpasseruneseule journéechezmesgrands-parentsétait la findu
monde.Alorsquetoi,tuvasêtrecoincéeavectonpèreettonexpendanttroisjours.Jelèvelesyeuxauciel.—C’estpasmonex.Onn’ajamaisétéofficiellementensemble.—Ex-amoureux,alors.Jen’arrivetoujourspasàcroirequ’ilétaitàPortland!Etdirequ’iln’est
jamaisvenutevoir.C’estàquelquesheuresderouteseulement,non?Elleseredressesursescoudesensefrottantlesyeux,sonmascarabavantdeplusbelle.—Quatorze,quandmême.Montéléphonemeretombeenpleinefigureetmanquedemecasserunedent.Énervée,jelejette
surlamoquetteetmeredresse.—Mais tu as raison.Et le plus bizarre, c’est qu’il ose considérerPortland comme samaison.
Depuisquand?Depuisquandmamaisonest-elledevenuelasienne?—Hein?—Laissetomber.Avec un soupir, je ramène les genoux contre moi et passe une main dans mes cheveux, en
réprimantmonenviedehurleràfairetremblerlesmurs.JeneveuxpasalleràSacramento.Soudain,jerelèvelatête,sérieuse.
—Viens,onsecasse.Rachaelsouritjusqu’auxoreilles.
—J’aitoujoursvoulualleràLasVegas.—Vegas,adjugé.Ellemejetteunoreillerquejeluirenvoieetqu’ellecoincesoussapoitrinepoursesurélever.—Etsinon,ilachangé?—Qui?—Tyler? Il a lescheveux longs?Despiercingsaux lèvres?Unsourcil rasé?Unenouvelle
religion?Ilprêchepoursauverlaplanète?Quelquechose,n’importequoi?—Non.Seulementdesnouveauxtatouages.—Nouveaux?Ilavaitdestatouages?—Un seul. Et il est bien plus calme, je crois, j’ajoute pour ne pas avoir à lui parler demon
prénominscritpourtoujoursdanssapeau.—Pluscalme?Onparlebiendelamêmepersonne?—Turecommences…Jepinceleslèvresdevantsonairinterrogateur.—Tuastellementenviedecroirequec’estuncon…maistusaisqu’ilachangédepuislelycée,
Rach.Tuasvuladifférencel’étédernier.—Del’étédernier,jemesouvienssurtoutdeDeanquiestrevenuànotrehôtellevisageenfléet
onsaittouteslesdeuxpourquoi,marmonne-t-elleavantderoulerdel’autrecôtédulit.—Ohjet’enprie,neremetspasçasurletapis.—N’empêche,c’estvrai!PourquoitucontinuesàfairecommesiTylerétaitdevenuunenfantde
chœurparmagie?Franchement,Eden.Ilestpartiparcequecen’estqu’ungroslâche,ils’estbienfichudeDean,toutcommetoid’ailleurs,ilfrappedèsqu’onlecontrarie,ettoituesencorelààledéfendre?Tuesencoreamoureusedeluiouquoi?
Lesyeuxplissés,jemelèvepouravoirl’avantagedelahauteur.—Jenesuisplusdutoutamoureuseettulesaistrèsbien.Maisjenevaispasnierlefaitqu’ilait
changé.Tuveuxsavoircequis’estpasséhiersoir?Jamieaparléde leurpère justedevant lui,etTylern’apascillé.Monpèreaparlédecasierjudiciaireetdelibertéconditionnelleetiln’atoujourspascillé.Ilyaunan,j’auraisétéobligéedel’empêcherdelesfrappertouslesdeux.
Rachaelselèvesurlesgenoux,brascroisés.—Qu’est-cequetuessayesdedémontrer?—Qu’ilachangé,jerépètelentementpourbienqu’ellecomprenne.Etjenesaispascombiende
foisjevaisdevoirteledirepourquetuarrêtesdelejuger.—Bon.Commetuvoudras.Elleserallongesursonlitets’emparedelatélécommandepourpasseràl’épisodesuivant.Jemerendscomptequ’encemoment,chaquefoisquejemedispute,c’estàcausedeTyler.Avec
monpère,avecJamie,hieravecMaman,aujourd’huiavecRachael.Malgrésondépartilyaunan,Tylerparvienttoujoursàmettrelebazardansmavie.Jeluienveuxpourtoutça,j’ail’impressiondele détester encore plus qu’avant, si c’est possible. Quand je pense que je vais devoir le supporterencoretroisjours…
Jem’approche de la fenêtre pour observerDeidreAvenue. Comme lamienne, la chambre deRachaelestsituéedevantetaumilieudelamaison:ilarrivequenousnousfassionssignedepuisnosfenêtres.C’estunpeubête,maisçanousrapprochequandnousnesommespasensemble.
J’observe lamaisondemonpère.Toutes les voitures sont là sauf lamienne et celle deTyler.C’estpathétique,maisjemesuisgaréeunpeuplusloinpourqu’ilsnesachentpasquejesuisvenue.J’essayedelesévitertoutenmedemandantcequ’ilspeuventbienêtreentraindefaire.Est-cequ’ilssedisputent encore ?Et-cequ’ils font leursvalises en silence sans se regarder ?Est-ceque Jamie
tenteunedernièrefoisd’échapperauvoyage?Est-cequeChaseestleseulàavoirenvied’yaller?Aucuneidée,maisjesuisraviedenepasyêtre.
—Tucroisqu’ilt’aimeencore?demandeRachaelpar-dessuslegénériquedesasérie.Cebrusquechangementdesujetmedésarme.Ellemeregarde,denouveaucalmeetdétendue.—J’espèrepas,dis-jed’unevoixunpeurauque.Jemereprendsetjeramassemontéléphoneparterre.11heurespassées.—Ilfautquej’yaille,onpartvers13heuresetjen’airienpréparé.Rachaelappuiesurpauseets’apprêteàmeraccompagneràlaporte.Heureusement,sesparents
sontautravailetnousavonslamaisonpournous.Ellan’auraitpasétéenchantéequeDawnetPhilipm’entendentmeplaindredenoshistoiresprivées.Ellepréfèreque les fêluresde la famille restentinvisibles,bienqu’ellesdeviennentdeplusenplusduresàcamoufler.
—Emportelesculotteslesplusmochesquetuaies,conseilleRachael.—Pardon?—ÇatiendraTyleràdistance.—Tuexagères.Ellerépondàmagrimaceenmetirantlalangueetjelabousculepourrigoler.—C’estbon,jesaisoùestlasortie.—Jevoisdeux issues :vousallez tousvous réconcilieret redevenirunebonnevieille famille
aimante,oualors,demainmatinvousvousserezdéjàentre-tués.—Jepariesurlaseconde.Jevaist’appelertouteslestrenteminutespourmeplaindre,j’espère
queçaneteposepasdeproblème.—Jamais.Jeluidisàlasemaineprochaine,elleprometdeprierpourmasantémentaleetjelalaisseàson
marathonDesperateHousewives.Jetraverselaruetêtebaissée,satisfaited’atteindremavoituresansêtrevue.Dansunsens,c’estassezdramatiqued’enêtreaupointdevouloirévitermonpèreetEllaàtoutprix.Enrentrantchezmamère,jen’aiqu’uneenvie:quittercetteville.Peut-êtrequejepourraisalleràSanDiegoouRiverside,mecacherletempsqu’ilspartentsansmoi?
Maisjen’aipascecourageetjefinisparmegareretallerfairemavalise.Jesuisd’unehumeurmassacrantequandjepasselaporte.Curieusement,mamèreestdéjàlevée,occupéeàremplirlelave-vaisselle.Elleseredresseenm’entendantetresserresarobedechambre.
—Oh,dis-jeenrefermantlaporte.Tutelèvestôt.Nous ne nous sommes pas parlé depuis la veille. Quand elle est de nuit, elle ne se lève
généralementpasavant13heures.—Jackm’aditquetupartaisàSacramentoavectonpère,fait-elletrèslentement.—Oui,enfinjen’aipasvraimentlechoix.—C’esttrèssoudain.Appuyéecontrelecomptoirdelacuisine,ellemescruteavecintensité.—Jesais.Ellapensequeçavanousrapprocheroujenesaisquoi.Oùestlachienne?D’ordinaire,Gucciseprécipitepourmesauterdessusdèsquejerentre.—Jackl’aemmenéesepromener.Elles’approchedemoi,brascroisés,entraînantlespiedssurlecarrelage.—Est-cequetuasenvied’alleràSacramento?—Est-ceque j’enai l’air? je répondsendésignantmaminedéfaite.Ellenem’apasdonné le
choix.—EtElla,c’esttamère?Situneveuxpasyaller,jepeuxluiparler.—Pourquoifaire?Ellenechangerapasd’avis.Doncoui,jeparsjusqu’àlundi.Jedoisfairema
valise.
Jetourneledosàmamère,contrariée,etjemetraînedanslecouloirjusqu’àmachambre.Jerefermelaportederrièremoienespérantqu’ellenemesuivepas.Peut-êtreallons-nousnous
ensortirsansparlerdecequis’estpasséhieretfairecommesiderienn’était.Jenesaispastropcequejepréfèreetjen’aipasletempsd’yréfléchirpuisquemonpèreetEllaviennentmechercherdansmoinsdedeuxheures.J’aiattenduladernièreminute,maintenantjedoistoutprépareretprendreunedouche.
Dansmachambre,jesorsunevalisedesouslelit.Jeretirelesétiquettesdemonderniervoletlesdéchireentoutpetitsmorceaux.J’auraisdûresteràChicago.Jen’auraispasrevumonpèreniTyler.Jeseraisdansl’Illinois,prêteàpartirenroadtripavecmacolocdansleMidwest.Nousnousserionscouchéestardetnousaurionsdormitoutelajournée.Nousserionsalléesàdessoirées,desconcertsetdesfestivals.Maiscen’estpaslecas,carmacolocestretournéechezelleàKansasCityetmoiàSantaMonica,l’unedespiresdécisionsdetoutemavie.Jemeconsoleenmedisantqu’unefoisTylerrepartiàPortland,leschosess’arrangerontaumoinsuntoutpetitpeu.Ceweek-endserapeut-êtreledernierensacompagnie.
LaLexusdemonpèresegaredevantlamaisonquinzeminutesplustôtqueprévu.Ils’excitesurleklaxon,Mamanmehurlequ’ilestdehors,Guccisemetàaboyer,maisjenesuispasdutoutprête.Les cheveux encoremouillés, je tente de rassembler le strict nécessaire, commemon chargeur deportable,leparfumqueMamanm’aoffertàNoël,mesécouteursetleCosmopolitandefévrieravecAriana Grande en couverture que j’ai découvert au fond de mon placard, tout en enfilant mesConverseetenhurlant:
—Oui,jesais!J’aientendu,Maman!Jemanquedemetordrelachevillequandjetraverselesalon,mavalisederrièremoi,monsacà
dossurl’épauleetunemaindanslescheveuxpourlesessorer.Maman s’est habillée et observe furtivement l’allée derrière les stores. Elle s’écarte
précipitammentàmonarrivée.—Levoilà.Unesecondeplustard,lasonnetteretentit,puismonpèrefrappeàlaporte.Excédée,Mamanlui
ouvre,Guccisurlestalons.Monpèreregardesamontreavec insistanceet jevoisGuccis’élancervers lui, jusqu’àceque,
malheureusement,Mamanlarattrapeparlecollier.Ilreculeavecunegrimaceetfusillelachienneduregard,commesielleallaitlemettreenpièces.
Jeresteenretrait,horsdevue.—Oui,David?faitmamèreavecdésinvoltureetunlégertonsarcastique.—Edenestdevenuesourde?Oùest-elle?Onasixheuresderoute,ilfautpartirmaintenant.— Ah oui, j’en ai entendu parler, lance-t-elle sans dissimuler son aigreur. Vous allez à
Sacramento,c’estça?Edenappréhendebeaucoup,sachequetulaforcesàfairequelquechosecontresavolonté,etjetepromets,Dave,quesituluirendslavieimpossibleceweek-end,jeviendraimoi-mêmejusquelà-baspourlarameneràlamaison.
—Oh,arrêteça…Il plisse les yeux avec un tel dégoût que je n’arrivemêmepas à croire qu’un jour, ils ont été
amoureux.—Jen’aipasenvied’yallermoinonplus.C’estuneidéed’Ella.—Clairement.Cen’estcertainementpastongenredepasserdutempsavectafamille.—Ohjet’enprie,Karen!Jem’approcheavantqu’unedispute inutilen’éclate.Monpère sembleencorepluscontrarié en
m’apercevant.—Qu’est-cequetufabriques,toi?Vadanslavoiture.
Commed’habitude,ilnefaitquerâlerets’énerve.Mamanprendtoutdesuitemadéfense.Àpeinea-t-ilparléqu’elleélèvelavoix:—Neluiparlepassurceton.—Çava,Maman,dis-je,mêmesic’esttoutlecontraire.Jemeprécipitepourlaprendredansmesbrasavantqu’ellelemenacedemort.—Quelcon,murmure-t-elleàmonoreille.Jeluisouris.—Dépêche-toi,marmonnemonpère.Monsouriredisparaît.Jeledépasseenlebousculantexprès,sansleregarder.Jeledéteste.—Eden,s’écriemamère,rappelle-toiquetun’asqu’uncoupdefilàpasser.Avecunderniersignede tête, jemedirigevers lavoiture.Derrière lavitre,Ellam’adresseun
petitsignedelamain.Jepousseunprofondsoupirqu’ellenepeutheureusementpasentendre.Monpère etmamère échangent un derniermot haineux devant la porte tandis que je passe une bonneminuteàréorganiserlecoffrepourpouvoirfaireentrermavalise,avantdemeglisseràl’arrière.
—SalutEden,faitElla.Prête?—Non.Jedétournelatêteenbouclantmaceinture.Assisaumilieu,Chasejoueavecsontéléphone,écouteurssurlesoreilles.Illèvelesyeuxetme
fait un petit sourire avant de retourner à son jeu.À ses côtés, Jamie regarde dehors, bras croisés,écouteursenplaceégalement.Cevoyagevaêtrelong.
Mon père revient enfin et ouvre la portière avec agressivité en marmonnant dans sa barbe.SûrementuneinsultehorribledestinéeàMaman.IléchangeunregardentenduavecEllaetdémarre.Jem’apprêteàfaireunderniersigneàMaman,maislaporteestdéjàfermée.
C’estalorsquejemerendscomptequ’ilmanquequelqu’un.L’idéequ’ilaitréussiàéchapperàceweek-endpourrimemetenrogne.Sijedoissupporterça,alorsluiaussi.
—Alors,dis-jeenbrisantlesilence,oùestTyler?—Tuvoudraisbiensavoir,hein?murmuremonpère.J’ai l’impressionqu’ilnecomptaitpasêtreentendu.Jegardeintentionnellement lesyeuxsur la
nuqued’Ella.—Ilyvaavecsavoiture,conclut-elleavantd’allumerlaradio.C’estmonquotadeconversationfamilialepourlajournée.Jerabatslacapuchedemonsweatsur
ma tête etm’affale dansmon siège, volume à fond dansmes oreilles. Il semblerait qu’à l’arrière,nouspréférionsresterchacundansnotremondepouréviterd’avoirànousparler.
8
JenesuisjamaisalléeàSacramento.JesuisalléeàLosAngeles,évidemment,etàSanFrancisco,maisjamaisencoredanslacapitaledel’État.
Auxalentoursde18h30,nousarrivonsenfinàl’hôtel luxueuxqu’Ellanousaréservé.J’ai lesjambesengourdiesetmalaudos.Letrajetaétélongetatrocementdésagréable.
NousallonsséjournerauHyattRegency,danslecentredeSacramento,justeenfaceduCapitoledeCalifornie,nousinformeElla.Onnepeutmêmepaslevoirtantilestentouréd’arbres.Unefoisquemonpèrealaissélesclésauvoiturier,quidoitnousprendrepourlafamillelaplusmaussadedumonde,nousdescendonsdevoiture.
Il fait plutôt chaudpour la soirée, jem’évente en sortantmavaliseducoffre et je fais tombercelle de Jamie sans faire exprès. J’ignore le regard menaçant qu’il m’adresse et auquel je suismaintenanthabituée.
—Tucroisqueçavamarcher?demandeChasederrièremoi.Monpère,EllaetJamiesontdéjààl’entrée.Jeralentispourl’attendre.—Jecroisquequoivamarcher?—Ça,fait-ilendésignantl’hôteletlesautresdumenton.Tucroisquetoutlemondevaarrêterde
sedisputer?—Jen’ensaisrien,onverrabien.Àdirevrai,jedoutequeseforceràpasserdutempsensemblepourrafaireladifférence.Jecrois
fermementquenousavonsatteintlepointdenon-retour.Danslehall,seuleEllaadopteuneattitudepositive,cequiesttoutàsonhonneur.Ellevachercher
lesclésdeschambresavecmonpèreetnouslesattendons,installéssurlessomptueuxcanapésdelaréception.
—J’espèrequeTylervatomberenpanned’essence,marmonneJamie.Ildonnedescoupsdepiedrépétitifsdanssavalise,toujoursaussirenfrogné.—Franchement,jepariequ’ilnevamêmepasvenir.—Pourquoipas?demandeChase.—Laquestion,c’estsurtout:Pourquoiviendrait-il?Je sais ce qu’il veut dire. À la place de Tyler, je ne viendrais pas non plus. J’irais dans une
directionopposée,même.Quisait?Ilestpeut-êtreentraindesedirigerdroitsurPortlandetjenelereverraiplusjamais.
Pouruneraisonquim’échappe,monestomacsetord.
—Eden,onpartagelachambre,ditElla.Jamie,tuesavecDave,etChase,tuserasavecTyler.—Cool,faitChasequandlebagagistearrive.Jetrouvetoutecetteexpériencebienétrange.Jen’aijamaispassésixheuresenvoitureavecmon
père.Jen’aijamaispartagédechambred’hôtelavecmabelle-mère.Jenesuisjamaisentréedanslehalld’unhôtelavecmesdemi-frères.Etquandj’ysonge,nousnesommesjamaispartisenvacancesensemble.
Nousmontons à nos chambres, au sixième étage, face auCapitole.Nous avons trenteminutesavantledîneretmêmesinousavonstousplutôtfaim,noussommesencoreplusfatigués.Etiln’estque19heures.
La chambreque jepartage avecElla est immense, avecdeuxgrands lits doubles. Jemedirigedroitsurleplusprochedelafenêtre.J’aperçoislapointeblancheduCapitolepar-dessuslesarbres.Passiintéressant,finalement.Ellam’observeauboutdelachambre.
—Jesaisquetuesencolère,dit-elleauboutd’unmoment.Maisjen’avaispaslechoix,Eden.Notrefamillepartenéclats.
Elles’assiedauborddel’autrelit,sansmequitterdesyeux.J’évitesonregardcarjesaisqu’ellearaison.Jesuisencolère,c’estvrai,etjemesensmêmecoupablepourça.
—Cen’estpaspourçaquejesuisencolère.—Oh.Silencecomplet.Onn’entendquelebruitlointaindelarueetunetéléalluméedanslachambre
voisine.—Alorspourquoi?Je hausse les épaules. Je ne veux pas en parler avec elle.Mais elle prononce fermementmon
prénometmeforceàluiprêterattention.Jedéglutis.—JesuisencolèreàcausedeTyler.—Jecomprends,fait-elleavecunsourirecompatissant.—Biensûrquenon.Jecroisquec’estlapremièrefoisquej’emploieuntonaussiagressifenverselle.Maintenantque
j’aicommencé,jenepeuxplusm’arrêter.—Situcomprenaisquoiquecesoit,tunemel’auraispasjetéàlafigurecommeça.Tusaisque
jenevoulaispaslevoir.Cen’étaitpasassezclair?Elle me regarde, les yeux écarquillés, j’ignore si ce sont mes paroles ou mon ton qui la
surprennent.—Jesuisdésolée.Ilavaittrèsenviedetevoir.—Tusais,c’estçaquejenepigepas.Pourquoia-t-ilsoudainfalluquetunousréunisses?Tuas
oubliécommentças’estpassél’étédernier?Tuasoubliénousdeux?—Eden…Jenepeuxpasm’empêcherdem’énerver,j’aienviedehurler.—J’enveuxà la terreentière.Je luienveuxd’êtreparti. Je luienveuxdem’avoir totalement
sortiedesavie.Je luienveuxd’êtrealléàPortland.Je luienveuxderevenircommesi toutallaitbien.
J’éclateensanglots.Mesyeuxmebrûlentetmavisionsetrouble,pourtantjecontinue:—Jeluienveuxd’êtreenpartielacausedecettefamillebrisée,alorsquec’estmoiquipayeles
potscassés.Jeluienveuxd’êtrelacausedemesdisputesavectoutlemonde.Jeluienveuxd’êtrelaraisonpourlaquellePapamedéteste.Etjesaisquec’esthorrible,maisjeluienveuxd’exister,etjevousenveuxàPapaettoidevousêtrerencontrés,etjem’enveuxd’avoiracceptédevenirchezvouscetété-là.
—Oh,Eden,murmure-t-elle.
Ellemeprenddanssesbrasavectendresse.Jemesenspathétique.J’aidix-neufansetjepleuresurl’épauledemabelle-mèreàcausedeson
fils.C’estextrêmementgênant,çanedevraitmêmepasarriver,maisc’esttroptard.—Écoute,medit-elleà l’oreilleenmefrottant ledos. (J’ai l’impressiond’avoirdixans,mais
c’estréconfortant.)Tonpèrenetedétestepas,arrêtedepenserça.—Maissi.Jem’écarted’ellepourlaregarderàtraversmeslarmes.—Ilnemesupportepas.—Ce n’est pas vrai. C’est juste que…C’est difficile.On sait toutes les deux qu’il n’a jamais
appréciéTyler,alorstevoiraveclui…Ehbien…tonpèren’aimepastropça.—Maisiln’yaplusrienentrenousetilneveuttoujoursrienentendre.Je m’essuie les yeux du pouce. Inutile de me regarder dans un miroir pour savoir que je ne
ressembleàrien.—Iln’yaplusrienentrevous?répèteElla.Tylerestaucourant?—J’aimisleschosesauclairhier.Sontéléphonesemetàsonneraumomentoùelleouvrelabouche.Jereconnaistoutdesuitela
mélodie.Elles’éloignepourfouillerdanssonsac.—Ilestlà,dit-elleenraccrochant.Sècheteslarmesetvaterafraîchirunpeu,d’accord?Onva
dîneretparlertousensemble.Jereviensdanscinqminutes.Jem’assiedssurmonlitpoursouffler.Plusdelarmes,plusdecolère,plusrien.Lesyeuxbaissés,
jenebougepas,jenepensequ’àunechose:jesuisfatiguée.Fatiguéedemesentircoupable,blesséeetseule.
QuandEllarevientquinzeminutesplustard,nousn’échangeonspasunmot.Jemesuiscalmée,maisilsubsisteunecertainegêneentrenous.Jemesuischangée,j’aimisunpeudeblushhistoiredemeredonnerdescouleurs,etnoussortonsensilencepourrejoindrelesautres.
Personnedans lecouloir,alorsEllasemetà frapperauxportespour leurdiredesedépêcher.Toutlemondesortaumêmemomentetlesquatregarçonsnousrejoignent.Maisjen’envoisqu’unseul:Tyler.
Jenel’aipasvudepuisquejesuisrentréechezmamèrehier.Jenesaispascequ’ilpensedetoutça,ilal’airdésinvolte,surtoutquandilremarquemonregardhésitant.Jenedétournepaslesyeux.Ellaetmonpèrecherchentuneidéederestauranttandisquenousnousdirigeonsverslesascenseurs.Tyler reste enarrière, à côtédemoi, etmalgré ladistancede sécuritédeplusieurs centimètres, jepréféreraisêtreailleurs.C’estune impressionbienparticulière. Ilm’estsi familierque je finisparavoirquelquechoseàluidire.Jenepeuxpasm’enempêcher.
—Comments’estpassélevoyage?Ilal’airprisdecourt.Ilnes’attendaitpasàcequejeluiadresselaparole,etcertainementpas
aussinonchalamment.Aprèstout,c’estencoremondemi-frère,autantletraitercommetel.—Pasmal,dit-il.—Estime-toiheureuxdenepasavoirétécoincéavecnous.Jevérifieducoindel’œilquemonpèrenenousvoitpaset jeparle toutbas.Mêmeinnocente,
touteconversationavecTylerdevantluirisquedetourneràlacatastrophe.—J’auraisput’emmener,ditTyleravantdesemordreleslèvres.Pardon.Oubliecequej’aidit.Nousnoustaisonsunefoisdansl’ascenseuretmonpèremescruteavecsuspicionjusquedansle
hall.Ensaprésence,jemesenstoujourscoupable,mêmequandjenefaisriendemal.Nousfinissonspar nous décider pour Dawson’s, le grill de l’hôtel. Tyler pousse un soupir sans faire decommentaire.Apparemment,ilesttoujoursvégétarien.
Onnoustrouveunetabledansuncoinaufonddelasalle.Sansmêmeregarderlemenu,jedevineque les prix sont exorbitants. L’endroit est très élégant, et je neme sens pas assez apprêtée.Nouspassonscommande,confortablementinstallés,puislesilences’abatdenouveausurnotretable.
Mon père pianote avec ses doigts. Jamie tripote son couteau. Chase joue discrètement sur sontéléphonesouslatable.Enfacedemoi,jevoisTylersetordrelesmainssursesgenoux.Ellaetmoilesobservons,puiselle secoue la têteàmon intentioncommepourdire :«Nonmais tuycroisàça?»Etcommeoui,j’ycrois,jemecontentedehausserlesépaules.
—Rangetontéléphone,ordonne-t-elleàChase.Letondesavoixnousindiquequ’elleaquelquechoseàdire.Unparun,touslèventlesyeuxet
nousattendons,commelaveille.—Ilfautqu’onparle.On dirait qu’elle s’apprête à rompre avec nous. J’ai une sensation de malaise au creux de
l’estomac.Jamiegrogneets’adosseàsonsiège.—Ici?demandemonpère,enjetantunœilmalassuréaurestaurant.Lesautresclientsbavardentetpassentdubontemps:toutlecontrairedenous.—Oui,ici.Vousnecomptezpasfairedescènedevanttouscesgens,n’est-cepas?Elleestincroyablementfutéequandils’agitdegérerdesdilemmesépineux.Aprèstout,c’estson
boulot,saufqueceweek-end,ellenes’occupepasd’affairescivilesmaisdetensionsfamiliales.—C’estbiencequejepensais,fait-elledevantl’absencederéponse.Alorsparlonscommedes
genscivilisés.—Etdequoi,exactement?ladéfiemonpère.Parfois jemedemandes’il le faitexprèspour l’agacer. Ilsaitbienqu’ilyaun tasdechosesà
dire.Ellal’ignoreetjointlesmainssurlatableennousregardanttouràtour.—Quiveutcommencer?Silence.Tyler baisse les yeux etmonpère regardeElla d’un air réprobateur. Jamie sirote son
verreaveclaplusgrandeconcentration.Chasemeregardecommes’ilattendaitquelquechose,maisj’ignorequoi,alorsjereportemonattentionsurElla.
—Eden?Jeneveuxpasêtrelapremière.Enfait,jeneveuxpasavoiràparlerdutout.Jesecouelatêteen
priantpourqu’ellelaissetomber.—Bon,quequelqu’unmedisequandtoutçaacommencé.—Quandquoiacommencé?demandeJamieensetournantverselle.— Quand avons-nous arrêté de nous parler ? Quand avons-nous commencé à nous disputer
autant?Jamiedéglutit.—Bah,tusaistrèsbien.SonregardpassedeTyleràmoi.—Quequelqu’unlediseàhautevoix,ditElla,frustrée.Çafaitunanquel’ontourneautourdu
pot!—C’estuneblague?intervientmonpère.—Est-cequeçaenal’air?Pasderéponse.Tyler lève les yeux quand il sentmon regard posé sur lui. Sa barbe estmieux taillée qu’hier,
comme s’il avait enfin décidé de s’en occuper. Il fronce les sourcils. Ella parle de nous, de l’étédernier, du moment où la vérité sur notre relation a été découverte. Ce n’est pas compliqué dedésignercemomentcommelepointdedépart.Nouslesavonstous.
—Toutça,c’estàcaused’Edenetmoi,souffle-t-il.IlsetourneversElla.—Trèsbien,fait-elle.Onvapartirdelà.Monpèremanquedes’étouffer. Ilattrapesabièreet sedétournedenoussansvouloirprendre
partàlaconversation.—Jamie,reprend-ellecalmement.Tucommences.Discequetuasàdire.—N’importequoi?—N’importequoi.Il réfléchit un longmoment en nous jetant des coups d’œil, comme pour se rappeler ce qu’il
ressent.Jem’attendsàcequ’ilexplosecommehier,maisnon.—C’estgênant,secontente-t-ildedire.EllaacquiesceetsetourneversChase.—Chase?—C’est…j’ensaisrien.Ons’enfiche,non?—Biensûrquenon,marmonneJamie.Chasesursaute,cequimefaitpenserqueJamieadûluidonneruncoupdepiedsouslatable.—Maistupigescequisepasse,toi,oupas?C’estcommesituembrassaisEden.Tunetrouves
pasçadégueu?Jepinceleslèvres.—TusaisJamie,çanesertàriendejouerlesabrutis.Leverredemonpèreclaquecontrelatable.—Arrêtetoutdesuitececomportement,Eden.—Quelcomportement?Jesuissiébahiequej’enrisd’incrédulité.—EtlecomportementdeJamie?Etletien?Onenparle?Monpèresecouelatêteetboitsabièresansmeregarder.Ilnerépondpas,commetoujoursquand
iln’aaucunargumentvalablesouslamain.Ilsaitquej’airaison,mêmes’ilneveutpasl’admettre.Alorsjecontinueet,ducoindel’œil,jevoisqueTylerm’observeavecattention.—Ellaaraison,Papa.Parlons-en.Pourquoitunem’aimespas?Allez,vas-y.Dis-moi.Dis-moi
pourquoijesuisunefilleaussilamentable?Jeveuxqu’illedise.Jeveuxqu’ill’admette.Ella semble aussi inquiète que soulagée, comme si elle avait voulum’entendre dire ça depuis
toujours.Ellesepencheetretirelabièredesmainsdemonpère.—Réponds-lui.Sinononnevajamaisrienrésoudre.—Tuveuxuneréponse?crache-t-ilenrécupérantsonverre.Lecoupledelatablevoisinenouslancedesregardssoucieux.— Très bien. Depuis ton arrivée à Santa Monica, tu me fais honte. Je n’aurais jamais dû te
demander devenir nousvoir.Tu sortais endouce et tu découchais lamoitié du temps.Et juste aumomentoùjecommençaisàpenserquetuétaisdevenuesupportable,tudébarquesdeNewYorkavecteshistoiresrépugnantes.Jen’arrivepasàcroirequej’aiétéassezstupidepouraccepterdetelaisserpasserl’étécheznous.Jenecomprendspascequetuluitrouves,fait-ilenjetantunœilàTyler.Toutcequejesais,c’estquevousdeuxensemble,c’estn’importequoi.Maisc’estlogique,dansunsens,non?Vousêtestouslesdeuxincapablesdefairequoiquecesoitdebien.
Horsdequestionquejeresteàcettetablepluslongtemps.Machaisecrissequandjemelève.Ellaseprendlatêtedanslesmains.—Jesuisd’accordavecladernièrepartie,murmureJamie.Chaseesthagard,Tylerm’observe,monpèreterminesabière,quantàmoi,jemebarre.
Je sais que le but d’avoir initié cette conversation aumilieu d’un restaurant chic était de nousempêcherdefaireunescène,maisjedoism’enaller.Sinon,jevaismemettreàluihurlerdessusetj’auraisbeaucoupdechosesà luidire.Si jemetais, jevaissûrementéclaterensanglots,carencemoment je n’ai que deux humeurs à disposition : colère brûlante ou chagrin infini.Donc, non, jem’envaistantquej’aiencoreunpeudedignité.
Tandis que je passe derrière Jamie, j’entends une seconde chaise grincer : Tyler s’est levé.Pendantunefractiondeseconde,jecroisqu’ilvamesuivre,sortirdurestaurantavecmoietmedirequemonpèreestuncon,que toutvabienetqu’ilestdésolédem’avoir laisséegérer toutça touteseulependantunan.C’estcedontj’aibesoin.
Jemefaufileentrelestablesetlesserveursaussiprestementquepossible,droitsurlaporte.Jem’arrêteàl’entréedel’hôtelpourattendreTyler.
Saufqu’iln’arrivepas.Ils’estrassisàlatablesansmelâcherdesyeux.SoitmonpèreetEllal’enontempêché,soitilachangéd’avis.Peut-êtrequ’aprèstoutcequejeluiaidithier,iltrouvequejenevauxpluslapeinequ’onmecoureaprès.
Pourtantc’estcequej’espérais.
9
C’estEllaquialaclédenotrechambre,jenepeuxdoncpasyretourner.C’estpéniblecarjerêvedem’écroulersurlematelasmoelleuxdecelitgéant.Aulieudeça,jefaislescentpasdanslehall.Unefoiscalmée,jepasseunebonnedemi-heuredanslescanapés,àobserverlesclientstirésàquatreépinglesalleretvenir,prêtsàpasserunbonvendredisoir.
À20h15,jecommenceàenavoirmarre,alorsjedécided’alleraubardel’hôtel.Jen’aipaseuletempsdemangeraurestaurant,jepourraisavalern’importequoi.
L’atmosphèredubarestéléganteetlumineuseetmêmesij’ail’aird’avoirseizeans,personnenevientmemettredehors.Sûrementparcequejemesuisdégotéunendroitenterrasseoùjen’attirepasl’attention.
Lecrépusculeesttombésurlaterrassepeufréquentée.Ici,lestablessontplusespacéesetilyades braseros entourés de canapés et de fauteuils en osier. Jem’installe confortablement contre lescoussins,lesyeuxclos,lachaleurdubraserosurmonvisage.
Montéléphonevibredansmapoche.Jem’attendsàvoirapparaîtreunSMSdeRachael,maisnon.C’estTyler.
Çava?
Monestomacsetord.Jem’apprêteàluirépondrequeoui,maisjemeravise.
Pasvraiment.
T’esoù?
Jepourraisluiraconterquejemesuiscouchéetôtpourqu’ilmefichelapaix,maisenvérité,un
peudecompagnienemeferaitpasdemal.Jen’aipasenviedementir.J’aienviedeluiparleretdetoutluidire.
Aubar.Tupeuxvenir?Jesuissurlaterrasse.
J’arrive.
Je reste bloquée sur sonmessage une bonneminute avant de reposer le téléphone sur la tabledevantmoi.Puisjecommandelapremièrechosequejevoissurlemenu,desfritesauparmesan,sansmême faire attention au nombre de calories. L’attente, la solitude et la chaleur du feu me fontsomnoler et je suis presque endormie quand mon assiette arrive, dix minutes plus tard. Je refaissurface, mais je n’ai plus d’énergie pour affronter mon père, Jamie ou encore Ella. Je mangelentementmesfritessanslesapprécier.
—Toutlemondesedemandeoùtues.Labouchepleine,jelèvelesyeux.Tylersetientàdistanceraisonnable, ladistancequidit«on
étaitbeaucoupplusqueçaavant», lesmainsdans lespoches.Sursonvisageàdemiéclairépar lateinteorangéedufeu,jelisuneexpressiontrèsdouce,presquedélicate.
—Tuleurasdit?—Non.Ilfallait?—Non.Ils’assiedfaceàmoidansl’undesfauteuilsenosieretcroiselesmainssursesgenoux,lesyeux
danslesflammes.—Jesuisdésolépourtonpère.—Oui…moiaussi.Iln’yaaucunegênenitensionentrenous.J’aimecettesensation:êtreenveloppéedansunsilence
chaleureuxetpresqueconfortable.Jecroiselesjambessurlecanapé,lesyeuxsursonmentonbiendessiné.
—Çanet’apasénervé?—Quoidonc?Nosyeuxserencontrent.—Cequemonpèreadit.—Pasvraiment.Enfin,c’étaitcomplètementnul,maisjecommenceàsavoirignorercegenrede
conneries.Pourquoi?Tuvoulaisquejeréagisse?J’attrapeuneautrefriteetjehausselesépaules.—Plusoumoins.Jepariequel’ancientoiluiauraitsautéàlagorge.Lentement,ilesquisseunsourirediscretethausseunsourcil.—L’ancienmoi?—Celuiquil’afrappél’étédernier.—Doncilyaunnouveaumoi?demande-t-il,encoreplusperplexe.J’acquiesce.Inutiledelenier,ilaquelquechosedechangé,commesichaqueété,ilprogressait,
s’améliorait, devenait une version plus impeccable de lui-même. J’ai cru qu’il était arrivé à sonmaximum l’été dernier, mais apparemment non. Il avait une attitude positive, certes, mais il étaitextrêmementlunatiqueetperdaitsouventsonsang-froid.
—Ondiraitbien,jemurmureenledévisageant.Lerefletdesflammesquidansentdanssesyeuxm’empêchedelessonder.—Tantmieux.Sinonçavoudraitdirequej’aipasséunanentiersanstoipourrien.J’auraistout
foutuenl’airinutilement.Ilplongeànouveaulesyeuxdanslefeu,puissursesgenoux.J’aiunebouledanslagorge.Jet’aimaistellement.Je ne déteste pas Tyler. C’est peut-être ce que j’ai dit à Rachael toute l’année, mais c’est un
mensonge.J’aipeut-êtreditàEllaquejenevoulaisplusjamaislerevoir,maisj’aicomprisqueçaaussi, c’était un mensonge. Je ne pourrais jamais le détester. Je suis simplement… en colère. Encolèredeneplusressentircequejeressentais,etquecesoitsafaute.
Je voudrais revenir à l’été dernier, retourner àNewYork, sur le toit de l’immeuble deTyler,quand il memurmurait desmots en espagnol. Je voudrais que Dean n’ait jamais été blessé, et jevoudraisquemonpère,Ella,Jamieettoutlemondeaientacceptélasituation.SiseulementTylerétaitresté…
Toutseraitdifférentmaintenant.Jevoudraist’aimer.Jefaisensortedefairedurercetteconversationenluioffrantunefrite.Ilrefuseensecouantla
tête.—Nul,ceweek-endenfamille,hein?fait-ilenbrisantlesilence.Jerigoleetmerenfoncedanslecanapé.—C’estclair.Çaneseraitpasaussinulsimonpèreettoivousn’étiezpas…Jem’interrompsenpriantpourqu’ilnerelèvepas.Maisévidemment,ilécoutetoutcequejedis.—Là?termine-t-il.Jehausselesépaulespuisjem’efforced’examinerlegrouped’amisquisirotentleurscocktails
enriantsurlescanapésvoisins.Siseulementjepouvaisêtreaussiheureusequ’eux.—C’estça,jefinisparavouer.Jeleregardeànouveau.Cesoir,étrangement,çanemefaitpasmal.—Maisjeretirecequej’aidit.—Ahbon?—Oui.Jesuiscontentequetusoislà.Sansréfléchir,jedésignelaplacelibresurlecanapé.—Viensàcôtédemoi,jechuchote.Ilanalyselonguementmonvisagecommepourdéterminersijeblagueoupas,puisilfinitparse
lever.Lentement,avecprécaution,commeparcraintedem’effleurer,ils’assiedàmescôtés.—Eden.Qu’est-cequetuveux,exactement?demande-t-ilaprèsuninstant.—Hein?—Qu’est-cequetuattendsdemoi?C’estunequestionsincère.Têtebaissée,ilattendmaréponseenm’observantparendessous.Jesoufflelonguementpuis,sanshésitation,jeluidisexactementcequejeveux.—Honnêtement?Jeveuxquetoutsoitcommeavant.Jeveuxquepersonnenesachepournous
deux.Jeveuxquetoutredeviennesecret.C’étaitplusfacile.—Tusaisqueçan’auraitpaspurestercommeçaéternellement.—Oui.Maisjecontinueàcroirequesiçaavaitétélecas,tuseraisresté.Ilsecouelatêteetdétournelesyeux,unemaindanslescheveux.Auboutd’uneminute,ilpousse
unsoupir,meregarde.—Cen’estpaspourçaquejesuisparti,Eden.—Alorspourquoi?—Jetel’aidit.JecommenceseulementàcomprendrequemacolèrenevientpasdudépartdeTyler,maisdufait
quejen’enconnaissepasvraimentlaraison.C’estdenepascomprendrepourquoiilestrestéabsentsilongtempsquiestdouloureux.
—Réexplique-moi.Il se frotte lesyeux, se redresse, se tourneversmoi.Ondirait que ladistance entrenous s’est
réduite.—Bon,alorsvoilà,dit-ild’unevoixrauquequicaptetoutemonattention.J’avaisbesoind’espace
etj’avaisbesoindetempspourmoi.Onsaittouslesdeuxquej’étaisunpeupaumé.J’enavaisterminé
avecNewYork,maisaprès?Jen’avaisaucuneidéedecequejevoulaisfaireensuiteetj’avaisbesoindeledécouvrir,etenmêmetemps,jen’allaispasbien,tulesais,non?Tulesaismaintenant?
Sourcilsfroncés,illèveunemaincommes’ilallaitmetoucher,maisils’interrompt.J’acquiesce,etilpoursuit.
— Je n’aurais pas dûme remettre à fumer de l’herbe. Je n’aurais pas dû frapper ton père. Jen’aurais pas dû essayer d’aller tabasser le mien. La seule chose qui m’a aidé à me sortir de cessituations,c’étaittoi,parcequejenevoulaispas…jenesaispas.Jenevoulaispastedécevoir.C’étaitlaseuleraison.
Ilsetaituneminute.Ilm’adéjàdittoutça,l’étédernier,justeavantdes’enaller,maisj’étaistropabasourdiepourl’écouter,troptristepourlecomprendre.Ilpousseunlongsoupir,etreprend:
—Jesaisquej’aitoutraté,quej’aiprisdesdécisionsidiotes,quej’aimismoncomportementsurlecomptedemonpère…maislavérité,c’estquej’aitoujourseulechoix.C’estmoiquiaichoisidefoutremavie en l’air au lieu d’agir correctement.La tournée àNewYork, c’était un bondébut –parlerdecequej’aitraverséavecmonpèrem’abeaucoupaidé–maisçanesuffisaitpas.C’estpourçaquej’aidûpartir,Eden.Jenevoulaispascontinueràcommettredeserreurs.Jevoulaisdevenirmeilleur,pasparcequejeteledevais,maisparcequejemeledevaisàmoi-même.Jemeledevaisàmoi-même,répète-t-iltoutbas.
J’ai la gorge sèche et l’impression que mon cœur va exploser. Je ne devrais pas me sentircoupable,etpourtant.Jemesenscoupabledel’avoirgifléhiermatin,deluiavoirhurlédessushiersoir.Jemesenscoupabledenejamaisavoircompris,del’avoirdétestéaulieudelesoutenirpendanttoutcetemps.Soudain,j’ailasensationd’avoirétéégoïste.J’aipassél’annéeàmeplaindreetàmemorfondreparcequ’iln’étaitpasavecmoi.Enyrepensant,siTylerétaitresté,iln’iraitpeut-êtrepasaussi bien quemaintenant.Monpère lui aurait fait vivre un enfer. Jamie aussi. Il aurait été obligéd’affronterlaprésencedesonpèreetlesregardsdenosancienscamaradesdeclasse.ResteràSantaMonicaauraitététoxiquepourlui.
—Tyler…Paroùcommencer?Commentfairepourm’excuser?—Laisse-moitedireunechose,mecoupe-t-il.Sesyeuxme transpercent.Après toutescesannées, j’aidéveloppéun talentpourdéchiffrer ses
expressions.—Jesuisdésoléd’êtreparti.Jepensaisàmoietj’auraisdûpenserplusàtoi.Tuasraison…Je
t’ailaisséegérernosconneriestouteseule,etmaintenantjevoisbienquec’étaithorrible.J’aieutortdecouper lesponts, j’auraisdû tedireque j’étaisàPortlandet revenirplus tôt. Jen’auraispasdûdétruiretoutça.Etlepire,c’estquejenesuispassûrdepouvoirréparermeserreurs,etjenecroispasquetuleveuilles.
Jenesaisplusquoidireniressentir.Moncœurbatlachamade,douloureuxetpleindedésir.Jemesuisconvaincuequejeledétestais,maisenréalité,ilm’aseulementmanqué.Savoix,sonsourire,lecontactdesapeau…inutiledelenier, ilm’amanqué,maisleschosessonttoutsimplementtropcompliquées.IlvitàPortlandetmoiàChicago.MonpèreetEllanenousacceptentpas.Jamienousméprise.Nosamissontmalàl’aiseennotreprésence.
Tyleretmoi,cen’estpasfiniparcequenousnenousaimonsplus,c’estfiniparcequec’estunerelationimpossible.
Nousnousregardons toujours,et j’ai l’irrépressibleenviede le toucher.Mais jesaisque jenepeuxpas.
—Çan’auraitjamaispumarcher,dis-je.Çafaittroisans,etnousavonspassélamajeurepartiedu temps loin l’un de l’autre. Tu crois que ça aurait fonctionné ? L’été ensemble et le restant del’annéeséparés?Çaauraitététoujourscommeça?
—Non.Illèveànouveaulamain,maiscettefois,ilmetouchepourdebon.Ilserremongenouetjenele
repoussepas.—S’ilteplaît,viensavecmoiàPortland.Onpeutpartirmaintenant,justetoietmoi.Onoublie
toutetonprendletempsderéfléchir.Jenerentreraipassanstoietjemefichebiendecequetudis:j’aibesoind’arrangerça.
Ilselève,grandetimposantau-dessusdemoi,etilsortsesclésdevoiture.Commehier,ilal’airdésespéré.
—S’ilteplaît.Ilnevajamaislâcherl’affaire,maishonnêtement,jenesaispassijepeuxretourneràPortland.Je
nem’ysuisrenduequedeuxfoisdepuisquenousavonsdéménagéàSantaMonica,uniquementpourrécupérerdesaffairesetvoirlafamilledeMaman.Chaquefois,çanem’arappeléquedesmauvaissouvenirs.QuoiquemavieàSantaMonicanesoitpasmieux.D’ailleurs,elleestpiremaintenant.
Et puis pourquoi aller à Portland avec Tyler ? Pourquoi recommencer quelque chose avecluiaprèsavoirsilongtempsessayédetournerlapage?Peut-êtren’ai-jepasenviederecommenceroud’arrangerquoiquecesoit.Peut-êtreai-jeacceptél’idéequ’ilesttempsdelaissertomber.
Soncorpsmasquelesflammesderrièreluietsonvisageestplongédansl’ombre.J’ailecerveauenébullition.
— Partir quand tout va de travers, ça ne va rien résoudre, tu devrais le savoir, Tyler. Alorspourquoituneresteraispas,pourunefois?Etpeut-êtrequ’après,jeréfléchiraiàtaproposition.
Jetendslamainpourconclurelemarché.Pourfinir,illaserre.—Ondevraityretourner,dit-il.Laterrassecommenceàseremplir. Il rangesesclésdevoituredanssapochetandisquejeme
lève.—Ilssaventquetuesvenumechercher?—Tucroisquetonpèrem’auraitlaisséfaire?fait-ilavecunpetitrire.Non,ilyajusteChase.
Tous les autres sont dans leur chambre.Mamère a dit qu’elle ne se coucherait pas tant que tu neseraispaslà.
—Etmonpère?Ilsegrattelanuquesansrépondre.Monpèreadoncditquelquechose,etvulesilencedeTyler,
çanedevaitpasêtretrèssympa.—Viens,murmure-t-il.Nousnousfrayonsuncheminàtraverslesclients,lebruitetlesriresjusqu’auhalldel’hôtel.Il
n’est que 21 heures passées, pourtant je suis épuisée. Nous ne parlons pas, mais nous ne nousignoronspasnonplus,chacunessayedenepassefaireattraperentraind’observerl’autre.
Arrivésànotreétage,nousnousdirigeonsjusqu’ànoschambressansnouspresser.J’effleurelemurduboutdesdoigts.Maisnousatteignonsfatalementnosportes,séparéesdequelquesmètresparlachambredemonpère.
—Bon,faitdoucementTylercommes’ilspouvaientnousentendreàtraverslesmurs.Sesyeuxmetranspercent.Jet’aimaistellement.—Bon,dis-je.Je m’apprête à frapper pour qu’Ella m’ouvre. Une part de moi préférerait qu’elle me laisse
dehors.J’aitellementenviedet’aimer.—Jecroisquec’estlemomentdesedirebonnenuit,murmure-t-il.
Soudainilsouritjusqu’auxoreilles,lescoinsdesesyeuxseplissentetmoncœurseserreencoreplus.
—Buenasnoches.Sonsourireestcontagieux.—Bonnenuit1.—Jecroyaisqu’ondisait«bonsoir*»?Jesuissurprisequ’ilserappellecequej’aipudireilyadesannées,quandnousnoussouhaitions
bonnenuitavantderegagnernoschambresrespectives.Jen’aijamaisétédouéeenfrançais,cequiestgênant,vuqueluiparlepresquecourammentl’espagnol.
—Oui,ehbienonditplutôtbonnenuit*,jerectifie,unpeuhonteuse.Jen’aijamaisprétenduêtrebilingue.
—Alorsbonnenuit*.—Buenasnoches.Sonsourires’élargitencore,et, leplus lentementdumonde, il sedétourneetdisparaîtdanssa
chambre.Jeresteseuledanslecouloir.Jet’aimetellement.
1.Enfrançaisdansletexte(N.d.T.).
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Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,meréveilleretsortirdulitestsimple.Pasdecolocquimeditquej’airatélapremièreheuredecours,pasdeMamanquimeditdemeréveilleretdevivremavie,pasdemauvaiseconsciencequimeforceàmeleverpourallercourir.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,jen’aipaspeurd’affronterlajournée,j’enaimêmeenvie.
Mêmeavecmabelle-mèreàcôtédemoioccupéeàsemettredelacrèmedejourdevantlemiroirenmejetantdescoupsd’œilinquiets.Mêmeavecmonpèredanslachambrevoisinequidoitsediretristementqu’ilvadevoirsupportercettefamilleencoreunjourdeplus.
Riennepeutassombrirmabonnehumeur.—Jecommenceàcroirequetuasraison,ditElla.Peut-êtrequetoutçan’afaitquedégraderla
situation.Jeluiadresseunregardsévère,bientrophabituelcetteannée,commechaquefoisqu’elleinsistait
pourquejepassedutempsavecmonpèreouqu’elleparlaitdeTyler.—S’ilteplaît,nerecommencepasàt’excuserpourhiersoir,dis-je.Avecungrandsoupir,elleseretourneversmoi.—Tonpèreadépassélesborneset,crois-moi,jeleluiaidit.—Jepariequ’ils’enfiche.Çafaitlongtempsquejenemefaisplusdesouciquantàcequepensemonpère.Jemefichebien
qu’ilnepuissepasnoussupporter,Mamanetmoi,ouqu’iltrouvequeMamann’étaitpasunebonneépouse et que je ne suis pas une bonne fille. Je n’en ai rien à faire. Sa haine en devient presquecomique,cesdernierstemps.
J’ignore l’expression embêtée d’Ella et attrapemes affaires ainsi qu’une carte de Sacramento,avantdechangerdesujet.
—Onvaoù?—Jenesaispastrop,maisonvatrouver.J’espèrequetonpèreestlevé,dit-elleensevaporisant
sonparfumChanelsurlespoignets.Évidemmentqu’il est levé.QuandElla s’est réveillée, elle s’est empresséede cognerplusieurs
foisaumur.Deplus,ilest9heurespassées,jepariequ’ilsmeurenttousdefaim.Noussortonsenlaissantlacartedelavillederrièrenous,prêtesàrassemblerlafamilleencore
une fois. Ella frappe à la chambre voisine tandis que je toque à celle de Tyler. Chase ouvreimmédiatement.Lesmainsdanslespoches,ilretientlaportedupiedetfaitunsignedetêtederrièrelui.
—Ilyenaunquines’estpasréveillé.
Tyler est en train d’enfiler un tee-shirt et une chaussure en même temps. Des gouttes d’eaudégoulinentdesescheveux.Quandilseredresse,ilattrapeuneserviettepourlessécher.
—Oui,oui,j’arrive.Jemesuisréveilléilyadixminutes.—Tunel’aspasréveillé?dis-jeàChase.—Non.Jeregardaislatélé.Ellanousrejointetjetteunœildésapprobateurdanslachambre.—Vousn’avezjamaisentenduparlerduréveil?—Çan’existepaspendantlesvacances,rétorqueChase.—Cenesontpaslesvacances.MonpèresortdesachambreenappelantJamie.Ellasetournepourluimurmurerun«bonjour»,
tandisquejelesignoreetm’appuiecontrelaportedeTyler.—Fatigué?Unemaindanssescheveuxmouillés, il lèvelesyeuxauciel,éteint latéléetattrapesavesteau
passage.Iln’enapasbesoin,d’aprèsElla,ildevraitfaireplusdetrentedegréstoutleweek-end.—Jen’aipasbeaucoupdormi,fait-ilsanss’étendre.—BonjourChase,ditmonpèrequandnoussortons.Pasde«bonjourTyler»nide«bonjourEden».—Est-cequ’ilsontdesrestaurantsIHOP,ici,Papa?demandeChase.Ducoindel’œil,jeremarquequeTylersecrispe.Monpèren’estpourtantpasplusdésagréable
qued’habitude.Soudain,jecomprends.Moiaussiçam’afaitbizarrelapremièrefois.—Évidemment.Maiscen’estpasaumenuaujourd’hui,fiston.Jamiesortenfindelachambreavecsonhabituelairrenfrogné.Ilfaitexprèsdeclaquerlaporteet
hausse lesépaulesdevant le regardd’avertissementdesamère. J’ai remarquéqu’ellecommenceàadresserlemêmegenrederegardsàmonpère,cestemps-ci.
—Bon,toutlemondeafaim?demande-t-elle.Jamiegrogne, sort sesécouteurset sedirigevers l’ascenseursansattendrepersonne.Làaussi,
riend’inhabituel.Nous suivons Jamie en silence, car personne dans cette famille ne veut parler sauf en cas
d’absoluenécessité.Cen’estmêmeplusembarrassant,c’estpresquedevenunormal…dramatique.Nous faisons une halte à l’accueil pour nous faire indiquer sur un endroit où notre famille
dysfonctionnelle pourrait petit-déjeuner. Le concierge nous recommande le café Ambrosia, àquelquesruesdelà.
Il fait déjà chaud dehors, si bien que Chase retire son sweat au bout de quelques secondes etl’attache autour de sa taille. Jamie enlève ses écouteurs uniquement pour lui signaler qu’il a l’airdébilecommeça.Ilrécolteuncoupaumenton.
—Bienjoué,dis-jeàChaseenluitapantdanslamain.Devant,monpèreetEllaneremarquentrien.—Laferme,siffleJamieenmefusillantduregard.—Laferme,jerépèted’unevoixhautperchée.Chaseestravi.—Eden,n’aggravepasleschoses,faitTyleraveccondescendance.—Compris.Nousmarchonscôteàcôtequelquesminutes,jusqu’àcequenosyeuxs’attirentmutuellement.—Quand est-ce qu’il a commencé à l’appelerPapa? demande-t-il avec un signe de tête vers
Chase.—Aucuneidée.(JeneveuxpasqueChasenousentende,ilseraitmalàl’aise.)Lapremièrefois
quejel’aientendu,c’étaitennovembredernier,àThanksgiving.
—Jamieaussi?—Non.SeulementChase.Etmoi,malheureusement,j’ajouteavecunsourire.Maisjen’aipaseu
lechoix.Tyler ne rit pas et examine Chase avec l’air de ne pas comprendre comment ce dernier peut
considérer ce crétin de DavidMunro comme son père. C’est vrai que ce n’est pas unmodèle dugenre.
—J’enaiparléà tamère, ilya longtemps, jechuchote.(Jemerapprocheenmeconvainquantquecen’estquepourqu’ilm’entendemieux.)Ellem’aditqueChasenesesouvientpastellementdevotrepère,parcequ’ilétaitassezjeunequandilaété…enfinbref.Selonelle,c’estlogiquequeChaseseraccrocheaumien.Jen’ensaisrien.J’imaginequ’ellearaison.
—Sûrement.Devantnous,monpèreseraclebruyammentlagorgeetseretournepourmejeterunregardnoir.—Eden.J’aideuxmotsàtedire.Ellas’arrêteàsontourensedemandantcequisepasse.Jen’enaiaucuneidée,maiscequejesais
enrevanche,c’estqu’ilvautmieuxnepassedisputer.Jem’approchedelui.—Quoi?Sans répondre, il faitunsignede têteentenduàEllaqui signifie :«Nenousattendpas.»Elle
s’exécuteetlesautresluiemboîtentlepas,mêmeTylerquemonpèredévisageaupassage.Commeprêtàattaquers’ilosaitneserait-cequemejeteruncoupd’œil.
Quandilssontàplusieursmètresdenous, jeprends toutàcoupconsciencequepeut-être,monpèrevatenterdes’excuserpourhiersoir,voirepourtout.Çapourraitêtreenfinlemomentoùildit:«Hé,Eden,j’aiétéplutôtnulcommepère,jesuisdésolé.»
Ilnes’estpasrasécematin,commetouslesweek-ends,etsescheveuxdeviennentdeplusenplusgris.Jenemerappelleplussonâgeexact.
—Quoi?jerépète.—Rien.Allons-y.Rien.Je soupire si fort qu’une passante me regarde, étonnée. Je suis déçue. Je ne tiens pas
désespérémentàcequ’ils’excuse,maisceseraittoutdemêmepasmaldesavoirqu’ilserendcomptequ’iladérapé.Cequin’arriverajamaisparcequ’ilestbientropbornépouradmettrequ’iln’estpaslemeilleurpèredumonde.
—Turigoles?jebafouille,éberluée.Rien?Ils’arrêteetseretourneversmoi.—Qu’est-cequetufabriquais?—Hein?—Pourquoituluiparlais?—ÀTyler?Nonmaisturigolesouquoi,Papa?Ilcroiselesbrasettapedupiedsurletrottoir.—Alors?Ilestridicule.Jepourraisluirireaunez,maisjegardemoncalme.—Jeluiparlaisparcequec’estmondemi-frère,dis-jed’unevoixmonocorde.Tusais,lafamille.
Jesaisqueçateparaîtbizarre,maisdenosjours,lesgensparlentàleurfamille,enfait.Jeledépasseenm’abstenantdelebousculeretjerejoinsrapidementlesautres.Pourledéfier,je
meplanteàcôtédeTyler.Jenedisrien,ilnemeposeaucunequestion,monpèrenousrejointetlesilencehabituels’installeànouveaujusqu’àcequ’Elladise:
—Ilmesemblequeleconciergeaditquec’étaitparlà.
Noustournonsàl’angledeKStreet,trèsbelleavecsesrangéesd’arbresetsesrailsdetramsouslesoleilmatinal.Iln’yapasautantdetouristesqu’àL.A.,sûrementparcequec’estsamedimatin…oualorsparcequeSacramentoestennuyeuseàmourir.
NousarrivonsàAmbrosia,dontlaterrassefaitfaceàunecathédraledel’autrecôtédelaroute.L’endroitsembleconveniràElla,alorsnousentrons.
Ilyadéjàbeaucoupdemonde,lafiled’attentes’étirejusqu’àlaporte,alorsnousallonsdénicherdestablesprèsdelafenêtrependantquemonpèreetEllafontlaqueue.Chaseainsistépourqu’onluicommandetroispainsauchocolat.
Nousnousinstallonstouslesquatre,Jamiegardesesécouteurs,musiqueàfond.Tylerrapprochedeuxtablespournoussixalorsquejetapotenerveusementmescuisses.
—Vouscroyezqu’ilsvontm’enprendretrois?demandeChaseauboutd’uneminute.Il observe avec envie le comptoir où mon père et Ella se parlent tout bas. Je parie qu’ils se
disputentdiscrètement.—J’endoute,répondTyler.Soudain,Jamieselèvebrusquement,retiresesécouteursetsedirigeverslaporte.—Oùtuvas?demandeTylerd’untonétrangementautoritaire.D’habitude,c’estluiquidéfiel’autorité.—C’estJen.Il prend l’appel et sort. Je l’observe par la vitre. Il ne peut pas dire un mot sans se montrer
agressif,ilnesouritjamaissansêtresarcastique,iln’ajamaisl’airheureux.Tyler observe son frère avecune expression interloquée, puis nosparents au comptoir, qui se
disputenttoujours,puismoi.—Qu’est-cequis’estpassé?—Nous,dis-jed’unevoixsansémotion.J’aieul’annéepourl’accepter.Tylern’aeuquequelquesjoursetilsemblebloquéàlaphasedu
déni.Ilessayedeseconvaincrequetoutcelanevientpasvraimentdenous,alorsquec’est ladureréalité.
—Jevaisparleràtonpère,dit-il.C’estbienladernièrechoseàlaquellejem’attendais.—Quoi?—Pourpurifierl’atmosphère.IlremarquequeChasenousécoute,alorsilsetourneversluiavecunsourire.—Alors,prêtpourlaquatrième?—J’entreentroisième.—Mince,déjà?AprèsunanàNewYorketunàPortland,ilaperdulefil.Chasen’estpasravi.Ilcroiselesbrasetsedétournedesonfrère,profondémentblessé.—Enfin,Tyler,dis-jepourletaquiner.Suisunpeu.Aufait,j’aidix-neufansmaintenant.Aucas
oùtul’auraisoublié.—D’accord,d’accord.Ilréprimeunrire,seredresseetattrapeunpétaledelafleurdécorativepourmelelancer.Puis,dufonddesachaise,ilmeregardecommeavant:sesyeuxbrûlantsquipouvaientmemettre
àgenoux,sonsourirerenversant.Je referme le poing sur le pétale avant que quelqu’un ne remarque et j’articule un « chut » à
Chase.Cen’estpaspourlafleurquejeluidemandedesetaire.
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Étrangement,personnenes’entre-tuependantlepetit-déjeuner.MonpèreetEllasecomportentenpersonnescivilisées,commes’ilsétaientheureuxetqueleur
vieétaitparfaite.Chasepimentelaconversationmornederemarquesrigolotesenengloutissantsestroispainsauchocolat.Jamienegardepassesécouteurspourmanger.Etpourunefois,c’estmoiquifinismonassietteenpremier,surtoutparcequej’aisuperfaimaprèsavoirgrignotéquelquesfriteshier,etaussiparcequejenemesenspassicomplexée.Jemesensbien.
Enattendantquetoutlemondeaitterminé,jesorsmontéléphonesousleregarddésapprobateurdemonpère. Il déteste les téléphones à tablemaismoi, c’est luique jedéteste, alors avecunpetitsourirepincé,jeretourneàmonécran.
J’envoie un résumé des dernières vingt-quatre heures àMaman et Rachael. J’envoiemême unSMSàma coloc de fac pour lui demander comment se passe son été. Probablementmieuxque lemien.Aprèsquoi,jeprendslentementconsciencequejen’aipluspersonneàquienvoyerdemessage.J’aiunrépertoirepleindenomsmaispersonnedontjemesenteproche.JefinisparenvoyerunSMSàEmilyparcequejesuisquasimentcertainequec’est ladernièrepersonnequinemehaitpas.J’aipasséunmoisavecelleàNewYorkl’étédernier,etnousprenonsdesnouvellesl’unedel’autre,detempsentemps.
Hellocopine!J’espèrequel’Angleterrenetefaitpastropdemisères.
Personnenemerépond.Jeverrouilleetdéverrouillemontéléphone.Toujoursrien.JepassesurTwitteretaprèsquelquesminutes,j’enviensàmedemanderpourquoijesuisautantdegensàquijen’aijamaisparlédemavie.Jeregardelesmisesàjourrécentesdeceuxquejeneconnaisquetropbien,etsoudain,malgrétoutcequiapusepassercesdernièresannées,ilsmemanquentunpeu.
@dean_carter1:Derniersmoisaugarageetc’estpartipourBerkeley.C’estouf!!
Il y a une photo deDean en bleu de travail taché d’huile demoteur avec son père devant unevieillePorsche.Jelike.
@x_tifff:Jepensemefaireunenouvellecoupe.Qu’est-cequevousendites?
Jen’aipasvuTiffanidepuisdeslustres.Jelike.
@x_rachael94:Pourquoic’estsiaddictifDesperateHousewives?
Elleestencoreentrainderegarderça?Jelike.
@meghan_94_x:VendredisoirparfaitavecJared.
Toutal’airtellementsimplepoureux,jelesenvie.Jelike.
@jakemaxwell94:JESUISTORCHÉ!!!!!
Postéà3h21dumatin.Jelike.J’affichelecomptedeTyler,commebeaucouptropsouvent,etrienn’achangé.Sondernierpost
datedejuindel’annéedernière.Je lève les yeux demon écran. Face àmoi, il termine en silence ses céréales en écoutantElla
suggérerquenousvisitionsleCapitole.Ils’interromptquandilremarquemonregard.Pasdemiseàjour.Pasunseulpost.Silenceradio.Jemedemandecequ’ilafaitcetteannée.Àquoiilpensait.Commentilpassaitsesjournées.Àqui
ilparlait.Est-cequ’ilsesentaitseul?Jesecouediscrètementlatêtepourluidire«Rien»,etmerepenchesurmonportable.Jedéteste
leschosestellesqu’ellessontmaintenant.Tylertoussote,maiscommejeneluiprêtepasattention,ilpoussemonpiedaveclesien.Lesdeux
coudessurlatable,mainsjointes,ilsourittrès,trèslentement,puissetourneversmonpère.—Dave.Cedernierlèvelesyeuxd’uncoup.Laconversationgénérales’interrompt,toutlemondesetait,
surprisnonseulementqueTylerparle,mais surtoutqu’il s’adresseàmonpère.Évidemment, ilnereçoitqu’unregarddédaigneuxenguisederéponse.
Ça ne le déstabilise pas pour autant. Je rangemon téléphone, curieuse de la façon dont Tylercompte«purifierl’atmosphère».
—Onpeutparlerdehors,deuxsecondes?—Onpeutparlerici,rétorquemonpère.Ilnebougepasd’unpoil,sourcilsfroncésdelapluslaidedesmanières.Ilesttrèsprudentetle
connaissant,jediraisquec’estparcequ’ilestpersuadéqueTylerprépareunsalecoup.—Trèsbien,faitTyler.Il attrape sa chaise qu’il vient placer entre Ella etmon père. Tout lemonde le regarde. Il est
extrêmementrarequ’ilsparlenttouslesdeux,surtoutdeleurpleingré.Tylerarboreuneexpressionamicale,maisferme.—Bon,fait-ilavechésitationcommepourprendreletempsderassemblersesidées.Jevoulais
justem’excuser.—T’excuser?Unmot inhabituel pour lui qui ne s’excuse jamais de rien. Il regardeElla comme si elle était
responsable.Elleestaussisurprisequelui,maiségalementsoulagée.—Oui,m’excuser,répèteTyler.Jeretiensmonsouffle.Desexcuses,c’estbienladernièrechoseàlaquellejepouvaism’attendre
delapartdeTylerenversmonpère.Çadevraitêtrelecontraire.—Jesaisquejen’aipasétéfacile,etquejet’aifaitvivreunenferaveclesdisputes,laboisson,
lessortiesendouce…J’aiagicommeuncrétin,doncjecomprendsquetunem’appréciespas.Mais
pourmadéfense,j’aieumondiplôme,jesuisalléàl’autreboutdupays,j’aifaitmatournée,jemesuisrepris.Jen’airienàvoiraveclemorveuxquetuasrencontréilyacinqans.
Ilhésite,nerveux,etcroisebrièvementmonregard.—Et en ce qui concerne Eden,murmure-t-il tandis quemon pèremanque de s’étrangler, j’ai
compris. Sérieusement, je comprends,mais je ne peux pas changer le passé.C’était comme ça, etvouspouveztousnousprendrepourdesfous,etpeut-êtrequec’étaitlecas,maisDave,vraiment,ilfaut que tu passes à autre chose.C’est fini, et si tu continues à t’énerver pour ça, tu vas te rendremalade. Donc, pourquoi ne pas recommencer du début ? (Il se penche pour lui tendre la main.)Qu’est-cequetuendis?
Ella semble sur un petit nuage. Enfin, doit-elle penser, enfin nous voilà sur le chemin de laguérison. Je ne suis pas de son avis puisqu’il ne dit pas tout à fait la vérité. Hier encore il medemandait de l’accompagner à Portland pour arranger les choses entre nous, de lui donner unesecondechance,dereplongerencoreunefoisdanstoutcebazar.Etmalgrécequej’aipupensercetteannée, je me prends soudain à aimer l’idée d’absence de conclusion pour garder l’espoir despossibilités.
«C’estterminé»,estentraindedireTyleràmonpère.«C’estfini»,ai-jeditàTyler.Maispeut-êtrepas.Peut-êtrequecen’estpasfini,nousdeux.Àcettepensée,moncœurflancheetmeramèneauprésent.Jeclignedesyeux,hébétée.MonpèreregardelamaintenduedeTyler,puisjetteunregarddédaigneuxàEllaquiluiadresse
unsigned’encouragement.C’estcequ’elleattendaitdeceweek-end:desexcusesetdupardonpourrenouerdebonnesrelations.
Maismonpèren’estpassur lamêmelongueurd’ondeetau lieudeserrer lamaindeTyler, ilcroiselesbrasetsedétourne.
—Sitoutlemondeafinisonassiette,ilesttempsd’yaller.Sale con. J’ai lesmots sur le bout de la langue, je pourrais hurler aumilieu du café. Je dois
m’agripperàmonsiègepourm’enempêcher.—David,souffleElla,abasourdieetfurieuse.Toutespoirderéparerlesdégâtss’estévaporépourl’uniqueraisonquemonpèreesttropborné
pourprésenterdesexcusesetaussipourlesaccepter.Riennechangerasiluinechangepas.—Jesors,dit-il.IlrepoussesachaisesansjamaiscroiserleregarddeTyler.Nousl’observonss’installersurla
terrasse,faceàlacathédrale.Personnenedit rien.Tyler repose lentementsamainet se tourneversnousavecunminuscule
haussementd’épaules.Ilestclairementplusadultequemonabrutidepère.MêmeJamierestemuet,bienquejenesachepasdequelcôtéilest.D’habitude,ilsoutientmonpère,maisj’ailesentimentquecen’estpaslecasaujourd’hui.
— Je n’y crois pas, murmure Ella. (Elle regarde son mari, puis nous, visiblement énervée.)Attendez-moilà.
Avantdeselever,ellehésiteunesecondepuissaisitlevisagedeTylerentresesmainsetdéposeunrapidebaisersursonfront.
—Jesuisfièredetoi.Nousobservonslascènederrièrelavitre.Ellaseplantedevantmonpère,mainssurleshancheset
luidemande, sans aucundoute, àquoi il joue.Monpère se lève et s’agitedemanière agressive etfrustrée.Trèsvite,Ellanousprendàlesépier.Elleattrapemonpèreparlecoudepourl’éloignerdenotrevue.Commesilefaitdenepassedisputerdevantnousfaisaitdisparaîtreladisputeenquestion.
ChasesetourneversTyler.—Pourquoiilnet’apasserrélamain?Tyler ne doit pas le savoir nonplus parcequ’ilme regarde comme si je pouvais expliquer le
comportementdemonpère.Jemecontentedehausserlesépaules.—C’estcompliqué,ditTyler.—Pasvraiment,embraieJamie,sansexpression.Davenet’aimepas.Ilnet’ajamaisaiméetilne
t’aimerajamais.C’estaussisimplequeça.Ilneditpasçaparcruauté,ilnefaitqu’exprimerunevéritégénérale.Nouslesavonstous,saufpeut-êtreChase.—Maispourquoi?—C’estcompliqué,répèteTyler.Cettefois,Jamienesuggèreaucuneexplication.Chaseatoujoursétépréservédelavérité,même
ausujetdeleurpère.IlnesaitpasqueTylersedroguait,nipourquoiilestpartiàNewYork.Ellaluiaditqu’ilorganisaitdesconférencesetiln’ajamaisposédequestions.Parfoisjesuisunpeudésoléepourluimais,enmêmetemps,jesuiscontentequ’ilnesacherien.
MonpèreetEllareviennentsurlaterrasse,sansseparler.L’airnoir,monpèreresteenarrièreetEllan’apasl’airravienonplus.Elleentreseule.
Àlasecondeoùellepousselaporte,unlargesourireseplaquesursonvisage,tellementforcéqu’ildoitluifairemal.Ellemaintientcoûtequecoûtesonairradieuxpourcréerl’illusionquetoutvabien.
—AllonsvoirleCapitole,dit-elle.
Ilest22heuresquandnousrevenonsànoschambresetjen’aijamaisétéaussiraviederetournerà l’hôtel. La journée a été longue et pleine d’une tension palpable entre nos parents, ponctuée demuséesennuyeux,deboutiques,derepasembarrassantsetd’unepromenadeàl’InternationalWorldPeaceRoseGarden,quinenousapasapportélamoindrepaix,soitditenpassant.Tylern’apasditunmot après notre départ d’Ambrosia et s’est tenu à plusieursmètres demoi toute la journée,maisc’étaitpeut-êtreuniquementàcausedesregardsmenaçantsqueluilançaitmonpèretouteslestrentesecondes.Cedernieral’airdevivreunenfer.Iln’arienditnonplusdepuislepetit-déjeuneretal’airbientropronchonpoursonâge,commeungaminquiboudeparcequepersonneneveutluiparler.Jamieagardélenezdanssontéléphonenon-stop.
Moiquim’étaisréveilléedebonnehumeur,cettejournéeétaitdécevante.Nousarrivonsàboutdeforcesdevantnosportes,etchacunattenddevoirquivabriserlesilence.
Commetoujours,c’estElla.—N’oubliezpasvosréveils,cettefois.(Ellenousregarde,endemi-cercleparfaitautourd’elle.)
Enfaitnon.C’estdimanchedemain.Pasderéveil.—Tropbien,souffleChase.Monpèreest lepremieràdisparaîtredanssachambre. Ilnedit rienàElla,mêmepas«bonne
nuit».Ellefaittoutcequ’ellepeutpournepaslemontrer,maiselleesttoujoursfurieuse.—Nuit,marmonneJamieavantdesuivremonpère.Ellapousseenfinlesoupirqu’elleretientdepuiscematin.Ellesemasselestempescommesielle
étaitauborddelacrisedenerfs.Jenepeuxpasluienvouloir.Elletentederassemblercettefamilledepuisunanetçanesemblejamaisdevoirs’arranger.
TylertendlaclédeleurchambreàChase.—Çateditd’allervoirs’ilyaquelquechosedebienàlatélé?J’arrivedansdeuxsecondes.Chasenese faitpasprier.Avecunderniercoupd’œilpar-dessussonépaule, ildisparaîtàson
tourdanssachambre.PuisTylers’avanceverssamère.
—Jesuisdésolée,lâche-t-elle.Jen’arrivepasàcroirequ’ilaitfaitça.— Ne t’en fais pas. (Il parle d’une voix ferme mais basse car mon père est juste à côté.
Doucement,ilsaisitsespoignetspourluifairebaisserlesmainsdesonvisage.)Vraiment,Maman.Net’enfaispas.Cen’estpascommesijenem’yattendaispas,etcen’estpaslafindumonde.Onnepeutpasespérerqu’ilm’appréciedujouraulendemain.Çavaprendredutemps.
—Mais onn’apas le tempsTyler, grogne-t-elle en se dégageant.Tunevois pas ?Tu reparslundietrienn’aurachangé.Toutseraexactementdanslemêmeétat.EtEden…tureparsenseptembreetiln’yauraaucuneaméliorationavectonpère.
—Jem’enfiche.Tuassûrementremarquéquej’aiarrêtéd’essayer.Ellepâlit.—Tusaisàquelpointc’estaffreuxdet’entendredireça?Desavoirquetuenesarrivéeaupoint
oùtutefichesdevoirtonpèreounon?—Ilneveutpasdemoi.Iln’ajamaisvoulu,etencoremoinsmaintenant,aprèstoutcequis’est
passé.Tyleretellesaventtrèsbiendequoijeparle.—Jenesaisplusquoifaire,admetElla.—Laissepasserlanuit,conseilleTyler.Cen’estvraimentpassigrave.—Jenesuispasd’accord.—Crois-moi,Maman.DavevafinirparsedétendreetJamieaussi.Etjesuissûrquetoutirabien.
Onnevapassementir,riendetoutçaneseraitarrivésansnous,fait-ilenmejetantuncoupd’œilfugace.Quand ils auront accepté ce qui est arrivé, les disputes vont cesser. Et toi et Dave, ça iramieux.
Quandest-ildevenusimûr?Quandest-ildevenuceluiquirassure?Ellan’atoujourspasl’airconvaincue.—Ilaraison,dis-je.Ilsvonts’enremettre.Jenecroispasvraimentàcequejedis.—Espérons,murmure-t-elle.Elle baisse les yeux sur la moquette comme si un million de préoccupations assaillaient son
esprit.Puisellelèvelesyeuxetafficheunsouriretriste.—Bon,c’estl’heurededormir.Bonnenuit,Tyler.—Est-cequejepeuxemprunterEdenuneseconde?Ellas’immobiliseetnousregardel’unaprèsl’autre.Jen’aiaucuneidéedecequemeveutTyler,
enrevanchej’aienvied’éclaterderire.Ilneluiaquandmêmepasdemandéça?Ellenenouslaisserajamaisseulsensemble.Çaseraitdelafolie.
—Quoiquevousfassiez,oùquevousalliez,nevouscouchezpastroptard,dit-elle.Ellesortlaclédesonsacpourouvrirlaporte.—Attends…quoi?Jesuisincrédule.—Nevouscouchezpastroptard,répète-t-elleenouvrantlaporte.Ellelatientouvertecommesielleattendaitquejereposemaquestion.Cequejefaissanshésiter.—Jesais,maisjeveuxdire…Quoi?Pourquoitunedispasnon?Tuasoublié?Tyleretmoi?—Oh,Eden.Pourlapremièrefoisdelajournée,elleesquisseunsourire.—Tiens,fait-elleenmepassantlaclédelachambre.Soyezsages.Jesaisqu’onestsamedisoir,
maiss’ilvousplaît,n’essayezpasd’entrerenboîteendouceoujenesaisquoidecegenre.—Çan’envautpaslapeine,luiditTyler,toutsourire.Bonnenuit,Maman.
—Bonnenuitàtouslesdeux.Ellenousenvoieunbaiseretfermelaportederrièreelle.Je n’en reviens pas. Pourquoi Ella accepte-t-elle de nous laisser seuls ? C’est comme jeter de
l’huilesurlefeu.Quandj’ypense,c’estexactementcequ’elleafaitjeudimatin.Ellem’alaisséeseuleavecTyler.Commesiellevoulaitqu’onseparle.
—Etpourquoituasbesoinde«m’emprunter»,exactement?jedemandeàTyler.Il articule un « chut », un doigt sur les lèvres, désigne la chambre de mon père, puis les
ascenseurs.Jeluiemboîtelepas.Ilsaisitmamainpourm’empêcherd’appuyersurleboutond’appel.Quandjelèvelatête,ilmeregardeavecchaleur.Moncœurbatlachamadeàsoncontactet,quand
illâchemamain,jesuispresquedéçue.Ilmedévisageuninstantaumilieuducouloir,l’airinterrogateur.—Portland,dit-il.Toi,moi.Onyva.—Tyler…Tunevaspasrecommencer.Sijel’entendsencoreunefoisparlerdePortland,jevaisfaireunecrise.—Tuasditquesijerestaisdanslecoin,tuyréfléchirais.J’auraispupartirhiersoir,maisjesuis
resté.Etjemesuisridiculisédevanttonpère.Jesaisqu’ilresteencoreunjour,maisjedoutequ’onrategrand-chose.Onn’apasbesoindelesprévenir.Onserapartisavantqu’ilsseréveillent.
—Onnepeutpaspartircommeça.Lesportes de l’ascenseur s’ouvrent sur un couple àmoitié ivre.Nousnousdéplaçonsvers les
distributeurspourquepersonnenenousentende.—Pourquoipas?faitTyler,pressant.Donne-moiuneseulebonneraison.—Çaneferaqu’envenimerlasituation.Monpèreserahorsdeluiquandildécouvriraqu’ons’est
enfuisensemblependantlanuit,surtoutmaintenantquetuluiasditquetoutétaitfinientrenous.—Pourquelqu’unquisefichedesonpère,tutesouciesbeaucoupdecequ’ilpense.Cequ’ilpeut
direavraimenttantd’importance?ajoute-t-ilsansmelaisserletempsderépondre.Tuesuneadulte.Iln’apasàinterférerdanstesdécisions.
—Ettamère?Jeveuxchangerdesujetparcequejesaisqu’ilaraison,simplement,jeneveuxpasl’admettre.—Tuvaslalaissergérerçatouteseule?—Sions’enva,iln’yauraplusrienàgérer,fait-ilens’adossantàlamachine,mainsdansles
poches.C’estnousleproblème,tuterappelles?—Ahoui.Rienàgéreràpartlefaitquenoussoyonspartis.Situcroisqueçaleurestégal,tute
metsledoigtdansl’œil.Monpèrenemelaisseraplusjamaismettreunpiedchezluisijeparsavectoi.
—Jen’aijamaisditqueçaleurseraitégal.Jedisjustequenous,çadevraitnousêtreégal.Lesyeuxauplafond,ilsortlesmainsdesespochespourlespasserdanssescheveux.—Pourunefois,Eden.Justeunefois.Je me remémore tout ce qui s’est passé ces trois derniers jours, depuis son retour jusqu’à
maintenant. Je rassemble les émotions que j’ai pu ressentir, de la rage à l’amour. J’essaye dedéterminercequejeveuxréellement:uneconclusionoul’absencedeconclusion?
Àvraidire,jen’yparvienspas.Mespenséess’entremêlent,jen’aiaucuneidéedecommentjemesens.J’ail’impressiond’avoirpassétroisjoursàoscillerentrelesouhaitqueriennesepasseavecTyler,etceluiquequelquechoseseproduise.Aprèslanuitdernière,jepenchepluspourladeuxièmeoption, mais j’ai encore du mal à en être sûre. Être perpétuellement entourée de notre familleembrumemonjugement,jenefaisquepenseràl’impossibilitédeTyleretmoi.Çameprendlatêteetçam’empêched’avancer.Leseulmoyendesavoircequejeressens,c’estdepasserdutempsavec
lui,avecsuffisammentd’espace,poursavoirsicetterelationvautencorelapeinequ’onsebattepourelle.
Ilfautquej’ailleàPortlandaveclui.Quandjereprendsmesesprits,j’ailatêtelourde.Jenesaispascequimeprend,maisjenepeux
m’empêcherd’avancerversTyleretdeposerunemainsurson torse. Immédiatement, ilbaisse lesyeuxsurmamain,surpris.Jesenslesbattementsdesoncœurquiaccélèrent.
—Onpartquand?
12
Ilest5heuresdumatin.JedoisrejoindreTylerdanslecouloirdansquinzeminutes.Jen’aipasfermél’œil.Impossible.L’excitationm’aempêchéededormir.J’aiprisunedoucheet
je me suis séché les cheveux avec une serviette dumieux que j’ai pu.Maintenant je tâtonne dansl’obscurité pour rassemblermes affaires. Je suismaquillée,mon téléphone est chargé. J’aimêmeregardéunpeulatélé,sansleson,évidemment.Elladorttoujours.
Onaurait pupartir il y adesheures.Onaurait pu conduiredenuit et arriver àPortland avantmidi.Depuis Sacramento, on est déjà àmi-chemin.MaisTyler voulait se reposer avant.Conduireaussilongtempsn’auraitpasétéprudentdanssonétat.J’espèrequelui,ilauradormi.
Assisedevantlacommode,jevérifiel’heuresurmontéléphonetouteslesdeuxminutes,maisletemps semble ralentir.Ella ne se réveille pas, pourtant la culpabilité l’emporte sur l’excitation quim’aenvahieplustôt.
Jepenseàsa réactionquandelledécouvriraque j’aidisparu,etàsacolèregrandissantequandelle découvrira que Tyler aussi. Quand, avec mon père, ils arriveront à la conclusion que noussommespartisensemble.Quandilsnenousferontplusjamaisconfianceparcequ’unefoisdeplus,nousauronssemélapagaille.
Mes yeux tombent sur le bloc-notes et le stylo de l’hôtel. Mon père ne mérite peut-être pasd’explication, mais Ella, si. Je retourne les phrases dans ma tête pour trouver la meilleureformulationetgriffonnecequimesembleleplussensé,àlalumièredemonportable.
Jepeuxtoutt’expliquer.Appelle-moi.OuappelleTyler.N’importe…nousseronsensemble.
J’observelanoteunmoment,etpuisj’ajoute:Pardon.Ellan’atoujourspasbougé.Avecprécaution, jedéposelepapiersursatabledenuit,àcôtéde
son téléphone, pour qu’elle ne puisse pas le rater à son réveil.Aumoins, quand elle appellera, jepourrailuiexpliquersansavoiràlaregarderdanslesyeux.C’estplusfacilecommeça.
J’éteinslatélé,rangelachaisesouslacommode,lisselacouverturedulitdanslequeljen’aipasdormi.Jeregonflemêmeunpeulesoreillers.5h13.C’estl’heuredepartir,des’enfuir,enfait.
Sans bruit, sans un regard en arrière, le cœur à mille à l’heure, j’empoigne ma valise. Trèslentement,j’ouvrelaportequigrinceunpeu,etmeglisseàl’extérieur.
Tylerestadosséaumur,sonsacsurl’épaule,unemaindanslapochedesonjean,l’autretenantsesclésdevoiture.Ilsourit.
—Laroutevaêtrelongue.Toutàcoup,jesuistoutengourdie.Mesjambessedérobentsousmoi,j’ailatêtequitourne.Je
n’arrivepasàcroirequejevaisàPortlandpourdevrai.AvecTyler.Jesuisaussiflippéequ’excitée.Jemereprendscommejepeux,etjechuchote:
—Alorsallons-y.Son sourire s’élargit et il hoche la tête vers les ascenseurs. L’hôtel est silencieux, encore
endormi,maispaspourtrèslongtemps.Nousmarchonssansbruitdanslecouloir.Soudain,uneportegrince.Lavoixd’Ellaretentit.Nousfaisonsvolte-face.Dansl’encadrementdelaporte,Ellatientunevestesursapoitrineetplisselesyeux,éblouiepar
lalumièreducouloir.—Est-cequel’undevousdeuxpourraitm’expliquer?Unesensationdésagréables’emparedemoi.Jel’observe,incrédule,tandisqueladureréalitéfait
surface.Merde,c’estnotrearrêtdemort.Portland,c’estfini,etlapossibilitéd’unquelconqueespoirpourTyleretmoiadisparu.
—Maman,bégayeTyler.Je…enfinon…—Oùallez-vouscommeça?Ellejetteunregardsoupçonneuxàmavaliseetfaitunpasdanslecouloirenretenantlaporte.—Dites-moisimplement:àlamaison,ouàPortland?LecorpsdeTylers’affaissetoutentieràmescôtés.—Portland.—D’accord,murmure-t-elleaprèsunmoment.Ellenousfixeavecuneexpressionfatiguéemaisaffectueuse.Elleresserresaveste.—Neroulezpastropvite,s’ilvousplaît.Maisqu’est-cequisepasse?Ilyaquelquechosequicloche,forcément!Aprèstouscesmoisà
m’enfoncerdanslecrânequeTyleretmoi,c’étaitmal,maintenantEllanousditquec’estbon?Onpeutêtrelaissésseulsetseparler?Onpeutpartirensemble?
Tylerécarquillelesyeux,aussiincrédulequemoi.—Pastropvite?répète-t-il.—VersPortland,jeveuxdire.Nesoyezpasimprudentssurlaroute.Pasd’excèsdevitesse.—Tunevaspasnousempêcherdepartir?jedemande.Jedoisavoirl’aird’undisquerayémaisjen’arrivepasàcomprendresesdécisions.—Pourquoi?Pourquelleraisonjevousenempêcherais?Vousfaitesvospropreschoix.Etde
toutefaçon,jedoutequelasituationnes’arrangeparmiracled’icidemain.—Mais…Pourquoi?C’est tout ce que je veux savoir. Pourquoi m’a-t-elle fait passer les messages de Tyler toute
l’année,commeceluidu4Juillet?Pourquoim’a-t-ellefaitvenirchezellejeudimatinpourlevoir?Pourquoiçaneluiarienfaitdenoussavoirensemblehiersoir?Pourquoinenousempêche-t-ellepasdepartiràPortland?Pourquoi,pourquoi,pourquoi?
—Papavaêtrefurieuxquandilsauraquetunousaslaisséspartir.—Iln’apasbesoindelesavoir, fait-elleavecunsourireprochedurictus.Jem’occupedeton
père,Eden.Noussommespeut-êtremariés,maisçaneveutpasdirequejesuisd’accordavecluisurtout.
—Tuveuxdireparexemple…surnous?
Ellehochelatêteetc’esttoutcequej’aibesoindesavoir.J’aimisunanàlecomprendreparceque je n’envisageais tout simplement pas cette possibilité. L’idée ne m’a même jamais traversél’esprit.Ilfautquejelediseàvoixhaute,pourenêtrecertaine.
—Tun’espascontrenous?Elleritdoucement,commesic’étaitévident.—Quandest-cequej’aiditlecontraire?J’aiététrèssurprise,c’estsûr,maiscequim’importe
c’estquevoussoyezheureux.Etjecomprends,voussavez.Lescirconstancesnesontpasheureusesetparfoisj’ail’impressiondevousdevoirdesexcuses.Moinonplusjenesaispastropcommentgérerla situation,mais si vous voulez aller à Portland, allez-y. Si vous voulez y restez, restez. Si vousvoulezrentreràlamaison,faites-le.C’estvotredécision,etjenecomptepasmemettreentraversdevotrechemin.
Commentc’estpossible?Monpèredemanderaitledivorces’ilsavaitàquelpointleursvisionssontopposées.Pendanttoutcetemps,Ellaétaitdenotrecôté.
Tylerarboreungrandsourire.—Tu sais,Maman, j’ai toujours eu la sensation que tu étais bien plus cool que je ne voulais
l’admettre.— Exactement, fait-elle. Mais dites-moi, combien de temps vous comptez rester à Portland ?
Eden,tuvasbiendevoirrentreretrepartirpourChicagoàunmoment.Ellemeregardeavecfermetémaisgentillesse,jenesaispascommentellefaitpourêtresévèreet
douceàlafois.— Et toi, fait-elle à Tyler avec la même expression, je veux que tu passes à la maison plus
souvent.Pasunefoisparan.Disonsunefoisparmois.Jepeuxmêmepayertesbilletsd’avionpourt’éviterd’avoiràconduire.
—Çadoitpouvoirs’arranger.Ilsebalanced’unpiedsurl’autreavecunsourire,puismeregarde.—Prête?Toujoursenétatdechoc,jenepeuxmêmepasarticuleruneréponse.—Tuessûre?jedemandeàEllacommesij’attendaislachutedelablague.—Absolument.Etsivouscomptezvraimentpartir,faites-lemaintenantpourquejepuissealler
merecoucher.Ahoui,aussi,cetteconversationn’ajamaiseulieu.Jenevousaijamaisvus.Avecunderniercoupd’œilparlaporteentrouverte,elleajoute:—Soyezprudentssurlaroute.Et puis elle disparaît. Nous restons seuls dans le silence. Tyler sourit de toutes ses dents
parfaitementalignées,lesyeuxbrillants.—Tul’asentendue,dit-ilenoubliantdebaisserlavoix.Ilrabatlacapuchedesonsweatsursatêteetdansunmurmureeuphoriqueetespiègle,ilajoute:—Cassons-nousd’ici.Ilattrapemamain.Nosdoigtss’entrelacent,lachaleurdesapeauirradieetjelesserredetoutes
mes forces.C’est plus fort quemoi. Je ne veux pas le lâcher et je ne veux pas qu’ilme lâche.Lefrissond’excitationestplusviolentque jene l’auraiscru,etmonpoulsaccélère.C’estpeut-être lanervosité de savoir dans quoi je me lance, ou l’excitation de savoir que peut-être, et peut-êtreseulement,jemelancedanstoutça:lamaindeTylerdanslamienne,lachairdepoule,moncœurquibatlachamade.
Main dans la main, nous partons enfin. Nos pas s’accélèrent, nos cœurs aussi. Toutes cesémotionssontentraindemerendrefolle.Angoisse,soulagement,appréhension,euphorie.Portlandseralameilleureoulapiredécisiondemavie,seulletempsnousledira.
—Tuasréussiàdormir?demandeTylerdansl’ascenseurquimèneauparking.
—Non,ettoi?Onsetienttoujourslamain,delaplusnaturelledesmanières.—Oui,etj’airéveilléChasesansfaireexprès.—Tuluiasdit?—Non.Ils’estrendormidanslaseconde.Nous arrivons au troisième niveau du parking. Il fait encore sombre et frais dehors malgré
l’aube.Jenereconnaispas toutdesuite lanouvellevoituredeTyler.Ellen’attirecertainementpasautantl’attentionquesonancienne.Peut-êtrequ’ilpréfère.
QuandTylermelâchelamain,j’aiimmédiatementenviequ’illareprenne.J’aifroidsanslui.—Tusais,Eden,jesuisvraimenthypercontentquetuaiesdécidédeveniràPortland.—Pourquoi?—Parcequesinon,j’auraisdûterendrececi.Ilouvrelecoffreetjedécouvreunedemesvalises,celleaveclaquellejefaislesvoyagesentre
ChicagoetSantaMonica.Ilyauneétiquettequejenereconnaispasattachéeàlapoignée;l’écrituredessusm’estfamilière.
C’estcelledemamère.
Jesuisdésoléepourl’autrefois.Arrangeleschosesavantqu’ilnesoittroptard.Onn’apastouscettechance.EtdisàTylerquesamèreestcharmante.
Tamaman,quiavaitbienledroitdesefaireplaquer(unjourj’aibrûléleschemisesdetonpèredanslejardin).
Jet’aime.
—Ellet’afaitunevalise,préciseTylerdevantmonairconfus.Aucasoùtuvoudraisresteravecmoiunpeupluslongtemps.
—Quandest-cequetuluiasparlé?—Vendredi,quandvousêtestouspartis.Ducouptun’aspasbesoindet’enfaire,elleestdéjàau
courant.Elleamêmetrouvéquec’étaitunebonneidéequetuviennesavecmoi.—Évidemment,dis-jeenlevantlesyeuxaucielavecunsourire.Tylermebousculedoucementenrigolantetdéposemonautrevalisedanslecoffre.Jeremarquequ’ilanettoyésavoiture.LemoteurronfledoucementtandisqueTylerrèglelechauffage,laradioetposelesmainssurle
volant.—Dernièrechancedechangerd’avis.Ilsouritcarilsaitquejesuisàmaplaceàsescôtés.J’aiatteintlepointdenon-retour.Jeposeunemainsurlasienneetplantemonregarddanslesien.—Démarre.
13
Jemeréveillesouslesoleilquitapeàtraverslepare-briseetjeregretteimmédiatementdenepasavoirdormicettenuit.J’ailatêtecontrelaportièreetlaceintureenrouléen’importecommentautourdemoi.Onme tapotedoucement l’épaule.Dansunsens,c’estapaisant. J’ouvre lesyeuxet jetteuncoupd’œilparesseuxàTyler.Illaissetombersamainsurlevolant.
—Pardondet’avoirréveillée.Ilal’airdenepasoseréleverlavoix.—Pasdesouci.Encoredans lebrouillard et unpeu raide, je défaismaceinturequand jem’aperçoisquenous
sommesgaréslelongd’unegranderue.—Oùonest?ÀPortland?Noussommesdevantunpavillonauxmursblancsavecunepelousedesséchéeetunpick-upgris
dansl’allée.Desarbresépaisdécorentlarue.C’estpresquetropbeaupourquecesoitPortland.—OnestàRedding.NoussommestoujoursenCalifornie.—Onn’estpartisquedepuisquelquesheures,fait-ilentapotantl’horlogedutableaudebord.8h09.—Qu’est-cequ’onfaitlà?—J’aipenséqu’onpouvaitseravitaillerici.Onpetit-déjeuneetonrepart.Enplus,ajoute-t-ilen
ouvrantlaportière,jeleuraipromisdem’arrêterauretour.—Promisàqui?Jesuisbienréveilléeetmalgrémesjambesengourdies,j’arriveàlesuivredansl’allée.—Promisàqui,Tyler?Garderlemystèreal’airdebeaucoupl’amuser.Maispaslongtemps.—Mesgrands-parents,fait-il,soudainsérieux.Je n’ai jamais su que ses grands-parents habitaient à Redding. Et encore moins qu’il était en
contactaveceux.—Tesgrands-parents?—C’estça.—Jecroyaisquevousneparliezplusauxparentsdetamère?—Eneffet.Ilfrappedoucementavantd’ouvrirlaporte.—Maisjen’aijamaisditquec’étaitlesparentsdemamère.
Il me fait signe de le suivre, ce que je fais avec hésitation, aussi nerveuse que mal à l’aise.Nerveuseparcequejem’apprêteàrencontrerunepartiedelafamilledeTylerpourlapremièrefois,etmal à l’aise parce que ces gens sont les parents du père de Tyler et que c’est bien la dernièrepersonneàlaquellej’aienviedepenser.
Lamaisonsentlecaféetlespastillespourlatoux,mélangéàunevagueodeurdeparfumsucréetde chou bouilli. Un escalier en bois mène à l’étage supérieur et les murs sont couverts dephotographiesaccrochéesdeguingois.Jejetteunrapidecoupd’œilenpassant,ellesontl’airdedaterdesannées50ou60.Onentendlebruitd’unecafetièredanslacuisine.
Tyleraenviederireenmevoyantsitendue.—Net’inquiètepas,chuchote-t-il,ilssaventdéjàtoutdetoi.Çanem’aidepasdutout.Qu’est-cequ’ilabienpuleurraconter?Toutelavérité?Leminimum?
Uneversionlégèrementrevisitéedelavérité?Je le suis dans la cuisine lumineuse. Une porte-fenêtre mène à un petit jardin et une femme
penchéesurlamachineàcafénoustourneledos.—Tudevraisfermertaporteàcléquandtuesdanslacuisine,faitTyler.La femmesursauteetmanquede renverser lecafé.Lasoixantaine,petite,descheveuxnoirsen
chignon,ellealapeaumateetridée.—Tyler!Elleseprécipitepourleprendredanssesbras.— Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-elle avec un fort accent hispanique. On n’est que
dimanche.Jecroyaisquetun’arrivaispasavantdemain?—Onestpartisplustôt.Quandellemeremarque,sonvisages’illumine.—Oui,faitTyler,c’estEden.Eden,voicimonabuelita.Enfin,mamamie.AbuelitaMaria.—Ah!Eden!EllebousculeTylerpourmeprendredanssesbrasmenusàsontour.Ellesentlemêmeparfum
quiflottaitdanslecouloir:rose,douceuretamour.—Jesuissicontentedeterencontrer.(Elles’écartepoursaisirmesdeuxmainssanssedépartir
desongrandsourirecontagieux.)Si,sicontente.—Enchantée!Ellem’emmèneverslatable.—Viens,assieds-toi.Onfaitdespancakestouslesdimanches.Ellemefaitasseoiretposelesmainssurmesépaules.Brascroisés,Tylerm’observeavecunairamusé.—OùestPapi?demande-t-il.—Augarage.Lavoitureestencoreenpanne.—JevaisluiprésenterEden.Siçanetedérangepasquejetel’emprunte,biensûr.Marialèvelesmainsetbatenretraite.—Non,non.Biensûrquenon.ValaprésenteràPete.Etaprès,pancakes.Ellejetteunœilàl’emballagesurlecomptoir.—Jelesaiachetés.Jenesuispasdouéepourlespancakes.—Despancakesc’estdespancakes,faitTyler,avecunsourirechaleureux.VucommentMariasouritennousvoyantmaindanslamain,j’endéduisqueTylerleuraraconté
quejesuisbienplusqu’unedemi-sœurparalliance.Lasensationd’êtreàdécouvertestétrange,jenepeuxqu’espérerquece soitunavant-goûtdecomment leschosespourraientêtreentrenous.Nousserionshonnêtesetacceptés,satisfaitsetamoureux.Unjour,peut-être.
Mariaretourneàsacafetièreetjemeretrouvedanslegarage.Tylerm’alâchélamain,jenesaispass’ils’enrendcompte,maismoisi,carchaquefoisquejenesensplussoncontact,ilmemanque.
La pièce est encombrée de cartons, d’outils étalés sur des tréteaux de fortune et d’une vieilletondeuserouilléeposéeenéquilibrecontrelemur.Aumilieu:unevoiture.Lustrée,rougebrillant,pasuneseuleéraflureetvieilledeplusieursdécennies.
—Ilestprêt,cecafé?résonneunevoixgravederrièrelecapotouvert.—Pastoutàfait,répondTyler.Aprèsunsilence,onentendlatêtedesongrand-pèresecognercontrelecapot.Tylers’esclaffe
parréflexe,puiss’inquiète.—Çava,Papi?L’hommepousseunjurondanssabarbe,toussoteetjetteunœilderrièrelevéhicule.Ilsefrottele
crâne, là où ses cheveux blancs commencent à disparaître. Son visage est creusé de rides,mais ilsouritdetoutessesdents.
—Qu’est-cequetufichesici,bonhomme?fait-ild’unevoixpresquecasséedépourvued’accent.(Ilessuiesesmainspleinesdegraissesursonjeanetrentresontee-shirt.)J’airatéunjour?Onestdéjàlundi?
—Jesuispartiplustôtqueprévu.Tylers’avanceavecprécautionparmi lesoutilséparpilléspar terrepourpasserunbrasautour
desépaulesdesongrand-père.—JeteprésenteEden.Jerougis.—Disdonc,quellejoliepetitepoulette!IlretireseslunettesetdonneuncoupdecoudeàTyler.—Jecomprendsmieuxmaintenant.Onnepeutpast’envouloir.Tylersecouvrelevisagedelamainmaissongrand-pèrericaneenrechaussantseslunettes.—Moic’estPeter,maisonm’appellePete.ContentdevoirqueTylernenousracontaitpasde
bêtises.Jedoisavouerquejen’étaispassûrquetuexistesvraiment.Jem’esclaffedevantl’airpincédeTyler.Enfindecompte,jesuisheureusequ’ilaitparlédemoi
à ses grands-parents. J’aime l’idée de mon prénom sur ses lèvres, de son sourire quand il leprononce.
PeterigoleetTylerlerepousseensouriant.—Lecafédoitêtreprêt.Etlespancakes.Tufaisunepause,etaprèsjet’aideraiaveccettebatterie,
d’accord?Nous retournons dans la cuisine oùMaria nous accueille avec son sourire chaleureux. Elle a
préparé des tasses de café chaud et disposé deux sets de table supplémentaires. Les pancakes sontempiléssuruneassietteavectoutuntasdeconfituresetdefruitsfraisbienalignés.
—Heureusementquetum’enasfaitacheterplusquederaison,dit-elleàPete.—Onn’estjamaisàl’abrid’unevisiteimprévue.Ils’installeetsiroteaussitôtsoncafé.Satisfait,ilnousobservepar-dessusleborddesatasse,à
traversseslunettesembuées.—Jevousenprie,asseyez-vous,nousditMaria.Lecaféçateva?Outuboisduthé?Jepeux
faireduthé.—Lecaféc’estparfait!jelacoupe.Soulagée,MariapousseTyleràcôtédemoi.Ilalesjouesrosesdepuisnotrearrivée,etjedois
avouerquelevoirgênéestétonnammentréjouissant.—Vousavezroulétoutelanuit?demandeMaria.
Ellelui tendavecprécautionunetassedecaféavantdeluiposerunemainsurlefront,commepourvérifierqu’iln’apasdefièvre.
—Non,seulementdeuxheures.Elleal’airhorrifiée.Tylerboitunegorgéedecaféavantd’ajouter:—Etnon,jen’aipasfaitd’excèsdevitessesurl’autoroute.OnestpartisdeSacramento,pasde
L.A.—Qu’est-cequevousfichiezàSacramento?s’exclamePeter.Jen’aijamaismislespiedsdans
unevilleplusridiculementennuyeuse!—C’estunelonguehistoire.Enfait,çanel’estpastantqueça.—Hum,faitMariaenseglissantsurlachaiselibreàl’autreboutdelatable.Jesensquequelquechoseluitrottedanslatête.—¿Fueduroconvencerla?Tylermejetteunregardencoin,puisseraclelagorge.—Sí.Nopenséquevendría.—¿Lehashabladodetupadre?—Aúnno.—Jedétestequandilsfontça,mesoufflePete.C’esttrèsfrustrant.—Vousneparlezpasespagnol?—Jeneconnaisquelesbases.Ettoi?Ilsepenchepourplantersafourchettedanslapiledepancakes.—Siseulement.Tyler et Maria reviennent à l’anglais avec un dernier regard entendu. Elle sourit jusqu’aux
oreilles.—Tylerm’aditquetuétudiaisàChicago,dit-elleenmeservantunpancake.Entempsnormal,jel’auraisrefusé,maisjeneveuxpasêtremalpolie.—Oui,jefaisdesétudesdepsychologie.—Psychologie,répètePete.Lecerveau,toutça?—Disonsqueçaconsisteàexpliquerlesraisonsderrièrecertainscomportementshumains.Jeboisunegrandegorgéedecafé.Jenesuispastrèsfanducafénoir,maisaumoins,çaréveille.—J’aimeraism’orienterverslapsychologiecriminologique.—Jenesavaispas,intervientTyler.—C’estparcequetun’étaispas…(Jem’interromps.Contrôlercequejedisestplusdifficileque
luienvoyerdesremarquescinglantes.)C’estundomainequim’intéresse.—Psychologiecriminologique…C’estquoiexactement?demandeMaria.—Onanalyselesraisonsetlesmécanismesquipeuventamenerquelqu’unàcommettreuncrime.Un silence gênant s’abat sur la cuisine. Pete enfourne un demi-pancake dans sa bouche.Maria
passesondoigtsurleborddesatasse.Tylersegrattelanuque,têtebaissée.Quantàmoi,jemerendscomptequecen’estpascequejedis,leproblème,c’estàquijeledis.
—Enfait, tous lesaspectsde lapsychologiesont intéressants, je lâchepour tenterdedétendrel’atmosphère.On peut tenter d’expliquer pourquoi les gens font des choses irrationnelles, commeallerjusqu’àPortlandavecleurdemi-frèresuruncoupdetête,parexemple!
Avecsoulagement,jevoisTylerleverlesyeuxauciel,MariasouffleretPetericaner.
Lerestedupetit-déjeunersedéroulesansanicroche.Mariaposedesmilliardsdequestions,Peteacquiescebeaucoup,Tyleretmoidonnonsdestasderéponses.IlfinitparleurexpliquercequenousfaisionsàSacramentoetMariasemontretrèscompatissantedevantlatristesituationquiamenéàce
voyage.Cequiestencoreplustriste,c’estqueçan’apasfaitlamoindredifférence.SaufpourTyleretmoi,cequin’étaitcertainementpasauprogramme.Maisjesuiscontentedurésultat.
Pendantqu’ilscontinuentlaconversation,jedécoupemonpancakeentoutpetitsmorceauxpourqu’il ait l’airmoins conséquent, enmedemandant simonpère etElla sont réveillés. Il est bientôt9heures.Ilsdoiventêtreentraindesedisputer.Ella,coincéeaumilieu,ànousdéfendretouteseulecontremonpère.Jemesenscoupableetégoïste.Jaipresqueenviedefairedemi-tour.
Maisàlafindurepas,jemesorscetteidéeducrâne.Ellasaitsedébrouiller.Aprèstout,elleestavocate,etTylern’apasl’air inquietnonplus.AvecPete, ilsretournentaugarageàlasecondeoùMariaselèvepourdébarrasser.
—Sionreprendlarouteavant10heures,onseraàPortlandavantlanuit,medit-il.Jedétestesamanièred’êtreaussiattirantsansfairelemoindreeffort.Derrièrelui,j’entendsPete
luidemanderd’apporterunelampedepoche.—Çanetedérangepas?demande-t-ilenseretournantversmoi.—Non,vas-y.Je n’ai pas envie de l’arracher à sa famille, etMaria a l’air d’avoir besoin d’aide, alors je la
rejoinsdanslacuisine.—Vousaveztoujoursvécuici?ÀRedding?Jesuiscurieuse,etpuisjenesaispastropquelautresujetaborder.Ellechargelesassiettesdanslelave-vaisselle.—Non,çafaitunpeuplusdeseptans.NoushabitionsàSantaMonicanousaussi.—C’estvrai?—Sí.—Pourquoiêtes-vousvenusici?—Ah,fait-elleens’appuyantcontreleplandetravail,avecunsourire.Onn’avaitpasenviede
rester,avectoutcequisepassaitàl’époque.C’étaittrèsdur.AlorsnoussommesvenuschercherlecalmeàRedding.Onapprécielavilleaussi.Onestbien,ici.
—Toutcequisepassait…aveclepèredeTyler?Votrefils?Jenepeuxpasm’empêcherdememontrerindiscrète.J’aihorreurdenepassavoir.—Ah,répèteMaria.Tyleraditquetuétaisaucourant.Ellefermelelave-vaissellepuisselavelesmains.J’aipeurdel’avoircontrariée,alorsjemetais.—C’étaitunmomenttrèsdurpournous.Trèsduràgérer.Trèsduràaccepter.Je me doute. Soudain je ne me sens pas à ma place dans cette cuisine, j’ai l’impression de
m’incruster.—Jepeuxutiliserlestoilettes?Mariasembletroublée,maissoulagéeparlebrusquechangementdesujet.—Àl’étage,deuxièmeporteàgauche.Jeneperdspasdetemps.Malàl’aise,jemonteenvitesse.Enhautcommedansl’entrée,lesmurs
sont recouvertsdevieillesphotographies.C’estassez flippant, touscesvisages.Soudain j’aperçoisTylerparmieux.
Mon cœur flanche et je recule d’un pas, puis j’avance pour examiner le cliché.C’est la photod’uneplagequejeconnaisbien:celledeSantaMonica,avecsapromenade,auloin.TylerestentourédeMariaetPete,lesbrassurleursépaules.
Mariaestbienplusjeuneetplusmince,aveclemêmevisagerond.EtPeteadescheveux,brunsetépais,etseslunettes.Ilsn’ontpasencoresoixanteans.Plutôtlaquarantaine.
Sauf que Tyler doit avoir seize ou dix-sept ans et des cheveux bien plus longs que je ne luiconnais.C’estimpossible…
Merde.
Cen’estpasTyler.—Jepariequejesaisquellephototuregardes.Jesursaute.Tylerestadosséaumurdel’escalier,lesbrascroisés.LevraiTyler,cettefois.—Tum’asfaitpeur,jechuchote.J’enailesoufflecoupé.—Cellesurlaplage,pasvrai?Ilmontemerejoindre.—Toutlemondeatoujoursditquej’étaissacopieconforme.J’étaispluscommesonfrèreque
sonfils.Perso,moijenevoispaslaressemblance.T’asvucescheveux?Tropnul.Jemedemandeàquoiilpensait.
—Tonpère.Cen’estmêmepasunequestion.C’estlapremièrefoisquejepeuxmettreunvisagesurl’homme
quejeméprisetellement.Mêmesicen’estqu’unvisagejeuneetinnocent.—Mmm.Tyler s’adosse à nouveau aumur avec désinvolture et jemedis que son séjour àPortland l’a
métamorphosé.—Ils’appellePeter,aufait.—Peter,comme…tongrand-père?— Comme Peter Junior. Et Peter Senior. Heureusement ma mère a refusé de poursuivre la
tradition.Je le scrute avec attention.Un an auparavant, j’ai dû l’empêcher d’aller casser la figure à son
père.Maintenantilenparlecommesiçaluiétaitcomplètementégal.Jem’aperçoisqu’ilyaunetonnedephotosdesonpèreaumur.—Ellesnetedérangentpas?—Avant,si.Jesuisrestélàquelquesjoursl’annéedernière,quandjesuisparti.Jenesavaispas
oùaller,alorsjesuisvenuici,etcrois-moi,j’aiessayédelesenleveruneparune.Maisilsm’ontmisà laporte, fait-il en riant.Etquand je suis repassépar là en revenant àL.A.mercredi, ellesnemedérangeaientplus.
Jesuisscotchéemaislasincéritéetl’honnêtetédanssonsourireetsesyeuxsontindéniables.Ledésirdeleprendredansmesbrasmesubmerge.
—Aucasoùtun’auraispasremarqué,magrand-mèreestdugenreàconserverleschoses.Elleneveutjamaisrienabandonner.Mêmeleschosesquetoutlemondeadéjàlaisséestomber.Commelesmariagesbrisésdepuishuitans,fait-ilentapotantl’undescadresdorés.
C’estunephotodumariagedesesparents.EllaetPeter,si jeunes,àpeineplusvieuxquenousaujourd’hui,avecentreeuxTyler,toutsouriredansunadorablepetitsmoking.Cesourireetcesyeuxbrillantsdontjesuistombéeamoureuse.Unjour,Ellam’aditqu’ilavaitmarchéàsescôtésjusqu’àl’autel, elle m’avait même montré une photo semblable. C’est terrible de penser qu’il l’aaccompagnéejusqu’autypequiafiniparbriserleursvies.
J’enailanausée.—Pourquoi…J’aidumalàparlertantmagorgeestsèche.—Pourquoiilyaautantdephotosdetonpère?Ilsneluienveulentpas?Jesaisquejen’airien
àdire,maisçaparaîtunpeu…jenesaispas.Tropvitepardonné,jecrois.—Biensûrqu’ilsluienveulent,Eden.Maisilresteleurfils.Ilvientseplacerentrelemuretmoi.Sesyeuxémeraudes’adoucissent.—Onaréparélavoitureplusvitequeprévu.Papiavaitoubliéd’éteindrelesphares,çaavidéla
batterie.Onpeutyallermaintenant.
—D’accord.J’enaipouruneminute.Jepousselaportedestoilettes,soudaingênéedesaprésence.—Attends,dit-il.Jepeuxteposerunequestion?—Biensûr.—Est-cequetuasdécouvertpourquoilesgensfontdestrucsaussiirrationnelsques’enfuirpour
Portlandavecleurdemi-frèresuruncoupdetête?Ilattendmaréponseavecunsouriretaquinauxlèvres,s’approchedemoietposelamainsurle
mur à quelques centimètres demon épaule.La chaleur qui se dégage de luime donne la chair depoule.
—Jenesuispasbienplacéepourledire…Jeparletrèsviteavantquelesmotsnesebloquentdansmagorge.Jedoisdéglutiretreprendre
mon souffle, car l’avoir si près demoime semble irréel. L’été dernier je ne rêvais que de ça.Àprésent,jedoismeréhabitueràcettesensation,aprèssasilongueabsence.Çam’amanqué.
—D’aprèsmoi,onnefaitçaquequandilresteunespoir.
14
Letrajetjusqu’àPortlanddureseptheures.JepassetoutcetempsconfinéedansunevoitureauxcôtésdeTyler,latêtepleinedesentimentscontradictoires.
Sij’aidumalàfairelepoint,cequej’apprends,enrevanche,c’estqueTylerchanteextrêmementmal.Ilcriepar-dessuslaradiodepuisquinzeminutes,ensetrompantsurlamoitiédesparolesetenhurlantlesrefrains.Onnel’auraitjamaisprisàfaireçailyatroisans,cen’estpasassez«cool».Ilessayedemefairerirepourpasserletemps.
Etilyparvient:jemetordschaquefoisqu’ilémetunenoteaiguë,climenpleinvisage,Converseparterreetpiedssurletableaudebord.Auboutd’unmoment,jelesupplied’arrêteretmeredressepourbaisserlevolume.Tyleréclatederire.
Ilestbientôt16heures,nousavonstraverséSalemetnousseronsàPortlanddansunedemi-heure.Lepaysagecommenceàm’êtrefamilier.
—D’accord,jet’inscrisauprochainconcoursdetalents.—Mapremièregroupie!Sontéléphonesemetàsonner.Iljetteunœilàl’écranetmelepasse.—C’estmamère.Metslehaut-parleur.Jem’exécute.—Salut,Maman.—SalutElla.Tuessurhaut-parleur.Tylerconduit.—Salutvousdeux,soupire-t-elleauboutdelaligne.(Jenesaispascommentellefaitpouravoir
l’airenjouéeettristeenmêmetemps.)J’appelaisjustepourprendredevosnouvelles.Vousn’êtespasencorearrivés?
—Danstrenteminutesenviron,luidis-je.Ons’estarrêtésuneheureà…—Unrestaupourprendrelepetit-déjeuner,coupeTylerenmelançantunregardappuyé.Etona
prisdel’essenceplusieursfois.Tufaisquoi?—Je suisdans lachambre.Chaseestà lapiscineet Jamieestau téléphoneavec Jendepuisau
moinsdeuxheures.Nouséchangeonsunregardsoucieux,maisc’estmoiquifinisparposerlaquestion.—Etmonpère?Elleresteuninstantmuette.—Jementiraissijevousdisaisquejesaisoùilest.Je ferme lesyeuxet renverse la têteenarrière,déçue.Tyler fronce lessourcils, sansquitter la
routedesyeux.
—Doncilsaittout,dis-je.Çaexpliquesadisparition.Ildoitêtrequelquepartentraindetenterdedominersacolère.—Qu’est-cequis’estpassé?jedemande.—Ilfallaitbienqueje luidise.Àmonréveil, jesuisallée luiannoncerquevousétiezpartisà
Portland,quevousétiezassezgrandspour fairevoschoixetquenousn’avions rienàdire.Sur lecoup,j’aipenséàlafacturedel’hôtels’ildonnaituncoupdepoingdanslaporte.Heureusementils’estcontentédesortiretjenel’aipasrevudepuis.Lavoitureesttoujourslà,iln’apaspuallerbienloin.
—Iln’ariendit?—Ilnevautmieuxpasquevouslesachiez.Ilm’enveutaussibeaucoup.Agrippéauvolant,Tylerrabatseslunettesdesoleilsursonnezensecouantlatête.—Onauraitdûattendrequ’ilseréveilleetluidire.—Crois-moiTyler,siçaavaitétélecas,tuneseraispasàPortlandàcetteheure-ci.Dumoins
pasavecEden.—EtJamieetChase?Ilssaventqu’onestpartis?—Évidemment.Jepeuxlasentirsefrotterlestempesenréfléchissant.— Jamie a été atrocement dur, comme d’habitude. Chase a seulement demandé quand vous
rentriez.—C’estEdenquidécide,ditTyler.Jediscerneundiscretsourireetj’aimeraisqu’ilretireseslunettespourquejepuisseliredansses
yeux.—Hmm.Jenesaispasencore,maissiTylercontinuedechanter,jeseraideretourdèsdemain.Nouséclatonstousderireetpendantuninstant,j’oublieàquelpointcettesituationestrisquée.En
allantàPortlandavecTyler, j’aiprobablementdétruit ladernièrechanceque j’avaisde sauvermarelationavecmonpère.Ilnemelepardonnerajamais.
—Bon,faitElla,j’arrêtedevousembêter.Soyezprudentsetprévenez-moiquandvousarrivez.—Pasdeproblème.Quandelleraccroche,jem’installeconfortablementpourlafinduvoyage.Bientôt.Jenesaisque
penserdePortland.J’aimemedirequeSantaMonicaestmamaison,maisjenepeuxpasnierquejeseraitoujoursunefilledePortland.J’yaigrandi.J’adoraiscettevillequandj’étaispetiteetquetoutallait encore bien. Et puis mes parents ont commencé à se disputer, mes amies sont devenuesméchantes et les mauvais souvenirs ont toujours eu le pas sur les bons. J’ai peut-être besoin denouveauxsouvenirsdanscetteville.Desbons,celavasansdire.
L’air de rien, Tyler remonte le volume de la radio et je le sens qui m’observe derrière seslunettes de soleil. Il réprime un sourire et s’abstient de chanter tandis que nous traversonsWilsonville.
Toutme revientd’uncoupquandnousarrivons.Tout est tellement…Portland.L’autorouteestbordéed’arbres etun soleil trèsdiscretperceà travers lesnuagesbas.C’estquandnous longeonsWillametteRiverpourrejoindrelecentre-villequejemerappellelabeautédecetteville.Lepaysageest à la fois brut et urbain. Rien de glamour ici, pas de magnifiques promenades ni de jetéesphotogéniques,pasdeplagesincroyables.Maisjecroisquec’estpourçaquecettevilleestgéniale.La nature, la diversité, l’ouverture d’esprit, la végétation verdoyante et l’humidité. La plupart deshabitantssontplutôtcool,c’estunevillebienplusaccueillantequeSeattle,c’estcertain.Lesgenssontplutôtdécontractésici.
—Jeviensdemerappelerqu’il fautquejefassedescourses,ditTylerenretirantses lunettes.J’aividélefrigoavantdepartir,iln’yaplusrienàmangerchezmoi.
—Cheztoi?—Oui.—Tuasunchez-toi?—Quoi?Tuascruquej’avaispassétoutcetempsàl’hôtelouquejedormaisdansmavoiture?
Onvas’arrêterchezFreddyavant.Jeréprimeunéclatderire.—Incroyable.—Quoidonc?—Rien.C’estbizarrede t’entendreparler commeça.Tun’espasd’ici, tudevraisdire«Fred
Meyer»,oujuste«lesupermarché».—Àt’entendre,ondiraitquec’estsuperdurd’apprendrelesusetcoutumesdePortland.Jesuis
désolédeteledire,maisc’estassezsimpleenfait.AllezlesTimbers,allezlesBlazers,toutça.—N’importequipeutdireça.—Mais est-ce que n’importe qui peut dire que lesBlazers ont remporté le championnat de la
NBAen1977?—D’accord,unpointpour toi.Maisquandmême.Çamefaitbizarreque tusaches toutçasur
Portland.J’ail’impressionquetuenvahismonespacepersonnel.—CommetuasenvahilemienenvenantvivreàSantaMonica,tuveuxdire?metaquine-t-ilen
mejetantdescoupsd’œilfurtifspourvoirmonexpression.Nousatteignonslecentre-villeenquinzeminutescarlacirculationestfluideledimanche,mais
nous ne sortons pas de l’autoroute. Au lieu de ça, Tyler emprunte Marquam Bridge, l’un desnombreux ponts qui surplombent Willamette. Si Portland est connue pour autre chose que sonnombreincroyabled’arbres,c’estbienpoursesponts.
JemepencheversHawthorneBridgeànotregauchepourapercevoirWaterfrontPark.C’est làquejepassaisle4Juillet,allongéedansl’herbeavecAmelia,àécouterdesgroupesdemusiquejouersurlascèneduBluesFestival.Del’autrecôté,auloin,ondistinguelapointedeMountHood.
Nous voilà à l’est dePortland, surBanfieldExpressway, une route que je ne connais que tropbien,puisquenouspassionsparlàavecmesamiespournousrendreaucentre-ville.Mamanrefusaitque j’emprunte le tramqui passait dans notre quartier et dont la ligne commençait àGresham, unquartiermalfamé.Selonelle,sijemontaisdedans,j’allaismefaireagresserparungang.
—Alors,tuhabitesdansquelquartier?—Irvington,répond-il.JeréfléchisunesecondeparcequePortlandesttrèsgrandeetqu’entroisans,j’aiunpeuperdu
mesrepères.—Irvington…commedansBroadwayStreet,làbas?Jedésignelesarbresdensesàgauchedelaroute,jesuisquasimentsûrequec’estdanscecoin-là.—Exact.Tylersemblefatigué.Larouteaétélongue.—Je loueunappartementaucoindeBrazeeetde la IXeAvenue. Jen’aipas lamêmevueque
quandj’étaisàNewYork,maisjecroisquetuvasl’aimer.—Tunet’espassentiseul?jelâchesansréfléchir.Ilme regardebizarrement.Moi,c’estceque j’ai ressentienm’installantàChicago.Débarquer
dans une nouvelle ville où l’on ne connaît personne, être à des milliers de kilomètres de tout lemonde;c’estunpeunuletjemerendscomptequeTyleradûtraverserlamêmechose.
— Je sais que tu as vécu à New York, mais c’était différent. Tu avais Snake, Emily, lesconférences…Tuparlaisàdesgens.
—Ettucroisquejeneparleàpersonneici?
Ilmeregardesanscomprendreetjenepeuxm’empêcherdeposerunemainsursajouepourluifairetournerlatêteverslaroute.
—Crois-moi,Eden.J’aiétébienoccupé.—Àfairequoi?—Tuverras.Pourl’instant,onvafairelescourses.Ilprendlasortiesuivanteetnousarrivonsdanssonquartier.JereconnaisBroadwayStreet,nous
yvenions souvent avecAmelia. Ily ades tasdeboutiques,despubsetdes restaurants,mais j’ai àpeine le tempsde l’apercevoirquenousnousgaronsdéjàsur leparkingbondédusupermarché.ÀPortland,Freddy’sestpresqueuneinstitution.Çam’aunpeumanqué.
Nousnousdégourdissonslesjambesavantd’entrer.C’estétrangedefoulerànouveaulesoldePortland.Par chance il semblerait que les températures estivales cette année soient plus hautes qued’habitude.Ilfaitplusdevingt-cinqdegrés,c’estmêmeplusqu’àSantaMonicacesdernierstemps.
Tylers’empared’uncaddieetsedirigedroitsurlesproduitsfrais.Ilpasseuntempsfouaurayonfruitset légumes. Jen’ai jamais fait lescoursesavecunvégétarienauparavant, c’est intéressantdevoircequ’ilmetdanslecaddieetplusintéressantencoredeserendrecomptequeçaal’airbon.JeparviensquandmêmeàglisserdeuxboîtesdecéréalesLuckyCharmsdanslecaddiesansqu’ils’enaperçoive.Unpetitplaisircoupable.
Tandisquej’aideàdéchargerlecaddie,jenepeuxpasm’empêcherdemesentiradulte,cequiestcurieuxpuisquej’aifaitlescoursesàChicagodesmillionsdefois,maisc’estdifférentavecTyler.J’ail’impressionquenoussommesuncouplelambdaentraindefairelescoursesdelasemaineavantderentrerlesrangeraufrigoetd’allerregarderlatélé.Saufquec’estleréfrigérateurdeTyler,pasle mien, et que nous ne sommes certainement pas un couple. Néanmoins, ça reste une sensationagréable.C’estcequepourraitêtrenotreviequotidiennesinousétionsuncouple.Descorvéesmoinscontraignantespuisquenouslesferionsensemble.
Nous entassons les sacs sur la banquette arrière puisque nos valises encombrent le coffre.L’appartement de Tyler n’est qu’à cinqminutes. Il se gare contre le trottoir d’une rue bordée depavillonsd’uncôtéetd’unerésidenced’appartementsdel’autre.
—C’estlà?—Oui.C’estsympa,maisleloyerestunpeuélevé.C’estpourçaquej’aivendumavoiture.—Questiondepriorité.—Exactement,fait-ilenrefermantlecoffreavecunsourire.Nous pénétrons dans une jolie résidence.Tous les appartements se ressemblent, disposés enC
autour d’une cour, certains possèdent un étage. Des sentiers serpentent entre les pelouses bienentretenuesparseméesdeplantes,d’arbresetdebancs.C’esttrèsjolisouslesoleil,maisçadoitl’êtremoinsenautomne,souslesaversesincessantes.
—C’estlà-bas,faitTylerendésignantuneporteavecl’inscription«Appartement3»audessus.C’estunpeu,euh,vide.Jen’aipasl’âmed’undécorateur.
Ilouvre laporte etme laissepasser lapremière.Enposantunpied sur leparquetdu salon, jem’aperçoisqu’iln’exagéraitpas.Lapièceestvide:mursblancsetnus,unetélé,uncanapéencuirnoiretuntapisbeigepelucheuxaumilieu.
—Pourmadéfense,jenevoulaispasdépenserlamoitiédemonfricpourdestrucsinutiles.Etjenesuisjamaislà.
Iltraverselapiècejusqu’àdeuxportes:unequimèneàunpetitcouloir,l’autreàunepetitesalleàmanger, équipée d’une table noire et de deux chaises assorties. Puis nous passons à la cuisine,minuscule comparée à celle de chezmon père.Mais elle contient le nécessaire et je crois que jecomprendsTylerquand ilditnepasvouloirdépenser sonargentdansungigantesqueappartementsansraison.
Lepetitcouloirde l’autrecôtémèneàdeuxchambresséparéesparunesalledebains.Celledegauche,malgrél’absencedepersonnalité,sembleêtrecelledeTyler.Leseulmeubleestlegrandlitdoublecontrelemur.Jesaisquec’estsachambrepourl’uniqueraisonquel’autreestvide.
—J’auraissûrementdûl’aménagerunpeu.Savoixrésonnecontrelesmursvidesetilsefrottelanuque.—Mmm.Nouspensons tous lesdeuxà lamêmechose :Oùest-cequejevaisdormir? Jen’aipasenvie
qu’ilsuggèrequ’onpartagelelit.—Jevaisdormirsurlecanapé,çanemedérangepas,dis-jeavecempressement.—Jenevaispastelaisserdormirsurlecanapé,Eden.Mamèremetuerait.—Honnêtement, çanemedérangepas. Jevis surun campus, tu te rappelles ?Crois-moi, j’ai
dormisurunnombreincalculabledecanapés.—Tuessûre?Çamegêne.—Certaine.Ondevraitrangerlescourses.À17h30,nousavonsfinietnoussommesaffamés.Lajournéeaétélongue.TylersepréparedespâtestandisquejemefaisunboldeLuckyCharms.Jelemangeassisesurle
plandetravailpourl’observercuisiner.—Tu devrais envoyer unmessage à tamère, dis-je la bouche pleine. Pour lui dire qu’on est
arrivés.—Ahoui,mince.Iltapotesonécranensurveillantsespâtes.Jedétaillesesépaulessilarges,puissesbicepsjusqu’à
sestatouagesquidépassentdelamanchedesontee-shirt,avantdemerendrecomptequejelefixe.—Jepeuxteposerunequestion?—Oui,fait-ilenretournantàsoncouteau.—Pourquoitunevoulaispasqu’ellesachequ’ons’estarrêtéscheztesgrands-parents?Ilpousseunsoupiretreposesoncouteau.—Parcequ’ellenesaitpasquej’airepriscontactaveceux.Onneleurparlaitplusquandmon
pèreaétémisenprison.Ilsontdéménagéetonnelesvoyaitjamais.Personnenefaitneufheuresderoutepourallervoirlesparentsdesonex-mari.EtMamandétestetoutcequiluirappellemonpère.Doncinutiledeluienparler.
Pendantlesilencequis’ensuit,jetournemacuillèredansmonboletils’intéresseàlapoêlesurlefeu.
—Tamèreestgéniale,dis-jepourfinir.Aucasoùtunelesauraispasdéjà.Jel’aidéjàditàElla,etc’estlavérité.JemedemandesimplementsiTylerenaconscience.—Si,jelesais.Elleatoujoursététop,mêmedanslesmomentsdifficilesquandelleasuceque
faisaitmonpère.Elleétaitaufonddugouffre,àl’époque.Rienàvoiravecaujourd’hui.J’attendsqu’ildéveloppe.J’aimeconnaîtreleursvies,parcequej’enfaispartiemaintenant.Jene
sauraijamaistoutàfaitcequelafamilledeTyleratraversé,maisjepeuxessayerdelecomprendredumieuxquejepeux.J’aibeaucoupappriscestroisdernièresannées.
Ilpasseunemaindanssescheveuxcommes’ilréfléchissaitàcequ’ilallaitdireounon,puisiléteintlaplaque.
—Elle aimaitmon père à la folie, tu sais. Et lui aussi. Quand j’y repense, tout ce que jemerappelledemonenfancec’estqu’ilsétaientaccrochésl’unàl’autre.Doncquandelleadécouvertlavéritéetquemonpèreaétéarrêté,ça l’adétruite.Etmêmesielle l’aimait,ellenepouvaitplus leregarderenface.Alorselleademandéledivorcedèsqu’ilaétécondamné.
Ilsetaitetregardeparterreuninstant.
—Elleaarrêtédetravailler,etpendantunan,elleaeudumalàmeregarder,moiaussi.Ellesesentait tellementcoupableden’avoir rien remarqué.Un jour, jemesuisbattuà l’écoleetquand jesuis rentréavec levisage toutgonflé, ellea fonduen larmes.Sesparentsdisaientqu’ellene seraitjamaisunebonnemère,etjecroisquependantlongtemps,ellelesacrus.Etmoncomportement,laboisson,lafumette,çan’arrangeaitrien.
Ilse taitànouveauetvientseplacer justedevantmoi.Puis ilparledecettevoixdouce,si rareavant,etdeplusenplushabituellemaintenant:
—Etpuisellearencontrétonpèreetelleaarrêtéderesterdevantlatélétoutelajournéeàboireducafé.Elles’estmiseàsortir,etçasemblebête,maiselleparaissaitdenouveauheureuse.Jesavaisqu’elleavaitrencontréquelqu’unavantqu’ellenousl’annonce.C’étaitévidentetcontrairementàcequ’ellecraignait,jen’aipasflippéquandellenousl’aenfindit.J’étaiscontentquetonpèreentredansnosvies,parcequec’estàcemoment-làqueMamanacommencéàredevenirelle-même.
Ils’approchepourposerlesdeuxmainssurmesgenoux.Ilhésite,commes’ils’attendaitàcequejelerepousse,maismoncœurseserre.Soncontactmeparalyse.C’estleseulquimefasseceteffet.Leseulquej’accepte.
—Doncj’airencontré tonpèrepourlapremièrefoisquandj’avaisquinzeans.Onétaitcenséstoussecomportercorrectement,maisévidemment,jefaisaismacrised’ado,j’étaissortipicoleravecdestypesbienplusvieuxquemoietjesuisrentrécomplètementivre.Tonpèreaàpeineeuletempsde se présenter que j’ai vomi sur le carrelage de la cuisine. Je sais, c’est dégueu. Super commepremière impression.Mamèreétaitmortedehonte, tonpèreétaithorrifiéet je suismêmesurprisqu’il soit resté après ça. Bref, j’ai un peu extrapolé mais en gros, ton père me déteste depuis lepremierjour.(Lesilences’abatsurlacuisine.Ilreprendtoutbas.)Etjenepeuxpasm’empêcherdecroirequesijen’avaispasfaitçaplusjeune,alorspeut-êtrequ’ilneseraitpasautantcontre…
Il respire profondément. J’ai les yeux rivés sur ses lèvres qui s’approchent demoi. Sesmainsremontentlelongdemescuisses,jesenssonfrontcontrelemien.Nousfermonslesyeux.
—Ceci,termine-t-ildansunmurmure.Maisjenepeuxpas.Pasencore.Ilyatropdechosesàrégler.L’embrassermaintenantseraitune
fuiteenavant.Jesaisisdoucementsonmentonentremesmains,etsecoue la têteavecunpetit sourirecontrit.
Lentement,ilsedétachedemoi,d’aborddemonvisage,puisdemesjambes.Ilreculeetquandj’ouvreenfinlesyeux,ilestentraindem’observer.Jevoisdanssesyeuxqu’il
n’est pas en colère. Plus déçu qu’autre chose. Il acquiesce avec un sourire chaleureux etcompréhensif,puisseretourneverslaplaque.
J’ailasensationétrangequemoncorpsestdifférent.Mescéréalessonttoutesmollesmaintenant,jelesmélangeencoreetencoredansmonboltoutendévorantTylerduregard.
15
Àmonréveil,j’ail’impressiond’avoirdormilongtemps.Jesuisdanslebrouillard,impossibled’ouvrirlesyeux,alorsjerestesousmacouverture.J’auraisdûdormirsamedisoir,manuitblanchemerattrape.Unemainmemassel’épaule.Cen’estpasdésagréablemaisçametiredematorpeur,etjemedégageenmeretournantavecungrognement.
LerirefamilierdeTylerretentit.Àlaseulepenséequ’ilestlà,àmescôtés,mesyeuxs’ouvrentd’uncoup.
Pendantunefractiondeseconde,jenemerappelleplusoùjesuis,nipourquoiTylerestlà,puistoutmerevientd’uncoup.Ahoui,Portland.Unepenséequiréveille.
Ilestaccroupidevantlecanapé,touthabillé,etsonparfumflottedansl’air.—Pardondeteréveiller.J’ail’impressiond’êtreaumilieudemanuit,pourtantlesoleilfiltreparlesgrandesfenêtres.Je
m’assiedsenplissantlesyeuxdanslalumière.—Quelleheureest-il?Jesuisépuisée.Commentpeut-onavoirunetellegueuledeboissansavoirbuuneseulegoutte
d’alcool?C’estunautregenredegueuledebois,untrop-pleindevoyage,oudedemi-frère.Jemesensenpiteuxétat.
—8heurespassées.—8heuresdumatin?Unlundi?Enété?Jedoisavoirdesyeuxdefuretsousstéroïdes,maisjem’enmoque.—Désolédetel’apprendre,fait-ilenriant,maisonn’estpastousenvacances.Lesgensdoivent
travailler.—Travailler?—Enquelquesorte,fait-ilenregardantsamontre.Est-cequ’ilyaunechancequetusoisprête
d’icitrenteminutes?—Quelgenredetravail?—C’est…compliqué.JenedevaisrentrerdeSantaMonicaqu’aujourd’hui,doncj’ailajournée
libre.Jenesuispascenséallerautravail.Maishiertum’asdemandéoùj’avaispassél’année,doncaujourd’hui,jevaistemontrer.
Çasuffitàmefairesortirdulit.Ouplutôtducanapé.Jemeprécipiteàladouchesansdemandermon reste. Je suis trop impatiente de découvrir ce qu’a été sa vie.C’est la raison pour laquelle ilvoulaitquejevienneàPortlandaudépart.Ilvoulaitmemontrerpourquoiilestparti.
Tyleresttrèsimpressionnédemevoirrevenirausalonvingtminutesplustard,prêteàpartir.J’aienfilé mon sweat bordeaux de la fac, même s’il va probablement faire chaud, et mes Converseblanches.
Iléteintlatéléetjetteuncoupd’œilcurieuxàmeschaussures.Jesaiscequ’ilsedemande:est-cequec’estlapairequ’ilm’aofferteàNewYork,cellesurlaquelleilaécrit?
—Ellessontneuves,jel’informeenlevantlepiedpourluimontrer.LesConversequ’ilm’aoffertesl’étéderniersontdansmonplacarddepuisunan.Impossiblede
lesporter.Maismalgrél’insistancedeRachaelpourquejelesjetteàlapoubelleouquejelesbrûle,jen’aipaspu.
—D’accord,dit-ildoucement.Iln’apasl’airravi,maisilenchaîne:—Jecomprends.Bon,commençonsparlecommencement:onvaprendreuncafé.—Jenevaispasm’yopposer.Etnousrevoilàenterrainneutre.Lavilleestréputéepoursesdélicieuxcafésetjecroisfermementqu’onnepeutpasêtreunvrai
localsionneboitpasdecafélematin.Noussortonsavant9heures.Lesoleilestencorebas,l’airestfrais.Jenesuispasdumatin,mais
j’aimecedébutdejournée.—Avantdepartir,dis-jeàTyler,unefoisdanslavoiture,s’ilteplaîtdis-moiquetunevaspas
chezStarbucks.—Non,fait-ilenriant.Jemedétends.—Trèsbien.Alors,onvaoù?—Danslecentre.—D’accord,maisoù?Ilsetourneversmoiavecungrandsouriresuspect.Ondiraitqu’ilagagnéauloto.Jeluifaisune
grimacequisignifie:«Quoiencore?»Ilestexpertquandils’agitd’éviterlesquestions.Ill’atoujoursété.— Tes interrogatoires m’ont manqué. Et tes avis très arrêtés aussi. Et ton obstination. Et tes
conclusionshâtivesdébiles.Ettapersévérance.—Tuveuxquejesortedelavoiture,untruccommeça?Parcequ’ondiraitvraimentquetun’as
pasenviequejesoislà,dis-jeenouvrantlaportière.—J’aiditqueçamemanquait,pasquejelesdétestais.Ilsepenchepar-dessusmoipourlarefermer.J’essayedefairecommesiderienn’étaitmaisje
retiensmonsouffle.LeboncôtédePortland,c’estquelacirculationmatinalen’estpasaussidensequ’àLosAngeles,
carlesgensempruntentletramousedéplacentàvélo.Nousmettonsmoinsdevingtminutes.Je ne me rappelle pas avoir jamais autant apprécié Portland. Nous dépassons de nombreuses
boutiques,bars,cinémasoùl’onpeutmêmeacheterdelabière,etunnombreincalculabledeclubsdestrip-tease.Danslecoin,onnetrouveaucunfast-food,touslesrestaurantscuisinentsansgluten,lesSDFnesontjamaiscontrôlés,conduireunevoituren’estpascooletlesgensmarchentoùbonleursemble.NouspassonsmêmedevantPowell’s, la plusgrande librairie indépendantedumonde.Lesheurespasséeschezeuxàchercherlesbonsmanuelsscolairesparmileursmillionsdebouquinssontloinderrièremoi.
Àl’époque,Portlandmesemblaitinintéressante,ennuyeuseetbeaucouptropindie.Indie,ellel’esttoujours.Maisellenemeparaîtplusinintéressante.Plutôtcoolenfait.
À9h30,noussommesgarés.Jesuisunpeudéstabilisée,c’estétrangequecesoitTylerquimeservedeguidedanscecadrefamilier.Çadevraitêtrel’inverse.
—Tusais,Portlandn’estpasaussinullequetuledisais.Je refuse de lui donner raison et d’admettre que j’avais tort d’en dresser un portrait aussi
horrible,alors jemecontentedehausser lesépaules.Deux ruesplus loin,noussommesàPioneerSquare.
—LesalondePortland,jemurmure.—Oui,jesais.Je lui jetteun regardmauvais.Mêmesi jeplaisante, je suisagacée.C’estunpeuégoïsted’être
aussipossessive,maisjenesuistoujourspashabituéeaufaitquemonchez-moisoitsonchez-lui.NoussommesprèsdelaboutiqueNordstrom.Tylerobserveuninstantlaplace.C’estcenséêtre
l’unedesplusjoliesdumondeetjesuisd’accord.Elles’étendsurtoutunpâtédemaisons,etlecentreest construit comme un amphithéâtre. Sur les briques du sol sont gravés des milliers de noms.ContrairementàHollywood,iln’yapasbesoind’êtreconnupouravoirsonnomparterre,ilsuffitdepayer.
J’adoraisveniriciavant.Ils’ypassetoujoursquelquechose,commel’illuminationdel’arbredeNoëlgéantoùm’emmenaientmesparentschaqueannée,oulecinémaenpleinairoùdescentainesdegensserassemblentavecleurschaisespliantesetleursnappesdepique-niquepourregarderdesfilmslesoirenété.
Ilyapeut-êtredesplages,unejetéeetunepromenadeàSantaMonica,maisPortlandaWillametteRiver,MountHoodetPioneerSquare.Deuxmondesdifférentsetuniquesenleurgenre.
—Cool,hein?faitTyler.(Jelui jetteunregarddédaigneux.Iloubliequej’aivécuicipendantseizeans.)Onpourrayreveniraprèssituveux.Peut-êtreplustarddanslasemaine,quandonauradutempslibre.
—Quandonauradutempslibre?—Quandj’auraidutempslibre,corrige-t-il.Commejel’aidit,onn’estpastousenvacances.On
valeprendre,cecafé?—Oui,oui.D’accord.Je jetteunderniercoupd’œilpar-dessusmonépaule,puisnousmarchons jusqu’àunpetitcafé
indépendant.Jen’ysuisjamaisallée.Onvitpeut-êtrepourlecaféàPortland,maisilyenatellementqu’onn’apasletempsdetouslestester.
— Oublie le Refinery de Santa Monica. Cet endroit déchire tout, à côté. Mais je ne suis pasobjectif.
Ilrigoleetpousselaporte.Jesourisquandilmelaisseentrerlapremière.Unedeseshabitudesqu’iln’apasperdue.
L’intérieur est petit et agréable, et la file d’attente s’étire jusqu’à la porte. Les gens viennentchercherleurcaféavantd’allerauboulot.
Tylersuspendseslunettesdesoleilaucoldesachemiseetsortsonportefeuille.—Lattevanilleavecsupplémentcaramel,bienchaud,c’estça? fait-il en réprimantunsourire
malin.—Tutesouviensdecequejeprends?—Cen’estpastrèscompliqué.—J’imagine…Je scrute la file d’attente, les caissiers, et mon propre corps. Même en sweat, je me sens
complexée.—Jevaispassersurlecaramelpouraujourd’hui.Jedoutequecelafasseunegrandedifférence,maisjemesentiraimoinscoupable.
—Pasdeproblème.Tunousgardescetteplace?fait-ilendésignantunetableprèsdelafenêtre.Jevaiscommander.
Je vaism’installer. D’habitude, j’aime bien observer les gens dans la rue par la fenêtre,maisaujourd’hui,jenevoisqueTyler.
C’estétrangecommeil se fonddans lamassealorsqu’ilnedevraitpas, ilestdeLosAngeles.Pourtant il ne se démarque pas, c’est peut-être sa chemise à carreaux, sa barbe de deux jours, lestatouagessursesbras,ousonattitudetrèsouverteetdécontractée.Jenesaispaspourquoi,maisilal’aird’êtrechezlui.
Ilamorceuneconversationavecletypedevantlui.Tylerritplusieursfois.Aucomptoir,ilfaitlaconversationauserveur,unjeuneavecdestasdepiercingssurlevisage.Ilsontl’airdesmeilleursamisdumondeet jemedisqueTylerdoit êtreunhabitué. Iln’arrêtepasdeparlerpar-dessus lesmachinesàcafépendantque le typepréparenosboissons.PuisTylermedésigneet le serveurmesouritavecunsignedelamain.
Dans unmouvement de panique, je fais signe àmon tour du genre je-ne-sais-pas-qui-tu-es-ni-pourquoi-tu-me-fais-signe-mais-ce-serait-malpoli-de-t’ignorer.
—C’étaitqui?jedemandequandTylerrevient.—C’estMikey.Ilsaittoutdetoi.Ilestcontentdetevoirenfin.Derrière lamachine à expresso,Mikey lève les pouces en l’air àmon intention.Bizarre qu’il
parledemoiau serveur,mais jeneposepasdequestions.À laplace, jedésigne le typede la filed’attenteavecquiilparlait,àprésentassisàunetable.
—Etcegars?C’étaitqui?—Ils’appelleRoger.Ilvienttouslesmatins.Ilprendunlattedécasansmousse,dansungrand
gobelet.—Hein?—Etelle,làbas,fait-ilenmontrantunefilleàqueue-de-chevalavecunsacàdos,c’estHeather.
Engénéralelleprendungrandmochablancsansmousse,avecsupplémentfraise,vanille,crèmeetcannelle.Légersurlacannelle.
—Tutravaillesici?—Ehoui.D’habitudec’estmoiquilessers.—C’estvrai?Ilrigole,lescoudessurlatable.—Biensûr.Monpremierréflexeestdecroirequ’ilplaisante.L’imagedeTylerservantducafénecollepas
aveclepersonnage.Maisdansunsens,c’estlogique.Iladorelecaféautantquemoi.Ilalesourireamical qu’il faut.Ça ne demande pas de diplôme particulier et c’est facile de trouver ce genre deboulotàPortland.LamoitiédesétudiantsbossentchezStarbucks.
—C’estlàquetuastravaillétoutel’année?J’observeMikeyetuneserveuses’activerderrièrelecomptoirenessayantdem’imaginerTyler
danscerôle.Etj’yparviens.—Oui.Touslesmatins,de6heuresàmidi.Ilfautbienquejegagnemavie,enplusdureste.—Quelreste?—Monautreactivité,fait-ilsuruntonmystérieux.Je crois que ça le fait rire que je n’aie aucune idée de ce qu’il raconte.Une étincellemaligne
brilledanssesyeux.Jesuistropconcentréesurcequ’ilditpourcommencermoncafé.—Tonautreactivité?
—Oui,etc’est làqueje t’emmène.Cen’estpas loin,quelquesrues.J’yvaisdirectementaprèsmonservice.
—Tuasdeuxboulots?—Pastoutàfait.Neposepasdequestions.Tuvasvoir.Jemetais,curieusecommejamais.J’aihorreurdenepassavoir.Tyleral’airdevouloirfaire
durerleplaisir.QuandilretournesaluerMikeyaucomptoir,jemedemandesoudaincequejevaisbien pouvoir faire demain quand il sera au travail. On verra plus tard, pour l’instant tout ce quim’intéresse,c’estoùilcomptem’amener.
Nous sortons, café à la main, sous le soleil. Pendant une seconde j’ai l’impression d’être deretouràNewYork,loindetouslesgensquenousconnaissions,libresdenosmouvementsetdenossentiments.Cetteépoquedésinvoltememanque.MêmeàPortlandc’estunpeurisqué,malgrélafaibleprobabilité quequelqu’unme reconnaisse. Je n’arrivemêmepas à effleurer samain. Je déteste cesentimentdeculpabilité.
Nous nous dirigeons vers la rivière Willamette, qui divise la ville en deux. Je me prends àapprécier cette promenade dans le centre. Ça fait du bien de voir autre chose que des chaînes demagasins et des restaurants.Deux rues plus loin, Tyler s’arrête et désigne une grande porte noireentreunsalondetatouageetuneboutiquedevêtements.
Ilouvreetjemeretrouvedansunepetiteentrée,faceàunescalierquidoitmenerau-dessusdusalondetatouageetdelaboutique.L’éclairageaunéonesttropbrillant.
Jecommencemêmeàm’inquiéterunpeu.—Oùest-cequ’onest?—Suis-moiettuverras,dit-ilengrimpantl’escalier.Jeluiemboîtelepassanssavoiràquoim’attendre.QuandTylerpousseunesecondeporte,jesuisaussisoulagéequesurprise.Delamusiqueforterésonnedansunegrandepièceauxmursrougevifetàlamoquettenoire.Ily
adestasd’ados,certainsaffalésdansdesgrandsfauteuils,d’autrespenchéssurdesbaby-footsoudestables de air hockey au centre de la salle.D’autres encore sont plantés devant des distributeurs oucollésàlarangéed’ordinateursinstalléscontrelemurdufond.Ilyamêmequelquesécransplasma,etleplafondestrecouvertdecitations.Desslogansetdesmantraspleinsd’espoiretd’inspiration.
—Tyler,onestoù?Ilscrutelasalle,unsourireauxlèvres,puissetourneversmoi,sérieux.—C’estunclubdejeunes.—Unclubdejeunes?Ettutravaillesici?—Alorsdéjà,c’estuneassociationàbutnonlucratif,fait-ilcommesic’étaitévident.Doncnon,
jenetravaillepasici,c’estmoiquiladirige.Bénévolement,d’oùlejobd’appoint.—Cetendroitt’appartient?—Toutjuste,fait-ilavecunsourireradieux,lafiertéperçantdanssavoix.—Ettut’enoccupestoutseul?SoudainunevoixappelleTyler.Unevoixféminine,avecunaccentbritannique,suiviedebruits
depassurlamoquette.Jesaisdequiils’agitavantmêmedemeretourner.Quandjemeretourne,lavued’Emilyquiseprécipiteversnousmedonneletournis.
16
Jen’aipasvuEmilydepuisunan.DepuisNewYork.TyleretmoisommesrepartispourL.A.,etellepourLondres.Jenepensaisjamaislarevoir,maispourtantlavoilàquiserrebrièvementTylercontreelle.
—Turentresplustôtqueprévu!Jecroyaisquetunerevenaisquedemain.—Çaaprismoinsdetempsquejenelecroyaispourconvaincrequelqu’undem’accompagner,
fait-ilenmejetantunregardappuyé.—Ah!Eden,tueslà!s’exclame-t-elleensejetantàmoncou.J’adoresonparfum.Sescheveuxsoyeuxeffleurentmonvisage.Ilssontplusfoncésquedansmon
souvenir.Elleaussiremarquemonchangementdecoiffure.—Tut’escoupélescheveux?—Çafaitunboutdetemps,jemurmure.Qu’est-cequetufaisici?—Dubénévolat.J’aideTylerpendantquelquesmois.Ilal’airtoutgêné.Cettetimiditéneluiressembletellementpas.—J’aifiniparmerendrecomptequejenepouvaispastoutgérermoi-même,alorsj’aiappelé
Emilyàlarescousse,dugenre:«Hé,çatediraitderevenirauxÉtats-Unis?»—Etbiensûr,j’aiaccepté,termine-t-elleavecunsourireradieux.C’estfouàquelpointilssemblenttousdeuxfiersdecequ’ilsfont,toutenrestanthumbles.—C’estlameilleuredécisionquej’aieprisedemavie,aveclesconférences,évidemment.—Vousétieztouslesdeuxici,àPortland?JeregardeEmily.Tylern’apasétéleseulàmelaisserdanslenoir.Aucundesdeuxn’acrubon
dememettreaucourant,commes’ilsnemefaisaientpasconfiance.—Ettunemel’asjamaisdit?Çafaitmal.Emilyouvredegrandsyeuxdésolés,puiselleportelesmainsàsonvisage.—Jesais…excuse-moi.Tylernevoulaitpasquejet’enparleparcequesinontuauraisposédes
questionsetj’auraisétéobligéedementir.J’ysongeuneseconde,etc’estvraiquejecomprends.Jesaisqu’ilavaitbesoind’espace,qu’ilne
voulait pasqu’on sacheoù il était.Cequim’échappe, en revanche, c’est cequi l’empêchait demeparlerdesonactivité.UnSMSauraitsuffi.Unseulmalheureuxmessagepourmedirequetoutallaitbienpourlui.Toutcequej’aieucetteannée,c’étaitlesmiettesd’informationsqu’Ellaparvenaitàmeglisser l’air de rien dans nos conversations, quandmon père n’était pas dans les parages. Elle nesemblaitjamaissefairedesoucipourTyler,doncjecroisquej’aitoujourssuqu’ilallaitbien.Quand
ilafiniparm’appeler,c’étaitbientroptard.Monméprispourluiavaitprisledessusetjen’aijamaispumerésoudreàluirépondre.Peut-êtrequesij’avaisdécrochémontéléphone,ilm’auraitracontétoutcequ’ilmemontremaintenant.
—Çava?demandeTyler.Jem’aperçoisquejen’aipasrépondu.—C’estjusteque…C’estdingue,Tyler,dis-jeensecouantlatête.Emilyreculelentementetnousregardeàtourderôle.—Jevaisvouslaisserendiscuter.Jesuisvraimentcontentequetusoisvenue,Eden.Onsevoit
après,d’accord?J’acquiesceetelles’éloignedanslasalle.Jel’observes’intégrertoutsourireàuneconversation
decollégiennes.JemetourneversTyler.—Qu’est-cequevousfaites,exactement,ici?—Viens.Ildésigneuneporteauboutdelapièceetmeprendparlamain.Àcetinstant,ungarçons’approchetimidement.Ilnedoitpasavoirplusdeseizeansettiresurles
manchesdesonsweatavecnervosité.—Salut,Tyler.Emilyavaitditquetunerevenaisquedemain.—Ouijesais.Tylernelâchepasmamainimmédiatement,commeill’auraitfaitunanauparavant.Lasensation
de samain dans lamienne aumilieu de tous ces gens est étrange,mais je pourraism’y habituerfacilement.Jepourraismêmeneplusmesentiraussicoupable,unjour.
—Jesuisrevenuenvillehier.Tuaseudesnouvellesdetamère?—Pasencore,faitlegaminenbaissantlesyeux.Monpèredoitm’appelerquandellesortiradu
bloc.—C’estbien.Jereviensdansuneminute,d’accord?Aufait,jeteprésenteEden.Ilpassesonbrasautourdemonépaule.J’aidumalàmeconcentrer,maisjem’efforcedegarder
lesyeuxsurl’adodevantmoi.—Salut,dis-jeavecleplusdouxsouriredontjesoiscapable.Ilsecontented’unsignedetête,lesyeuxparterre,avantdesedirigerverslesordinateurs.—C’estBryce,expliqueTylerenpoussant finalement laporte.Samèreesthospitaliséedepuis
deuxsemaines,iltraîneicipours’occuper.Ilestsupertimide.Nousnousretrouvonsdansunepetitepiècemeubléed’unénormebureauenchêneetd’unfauteuil
decuirnoir.Lesmurssontdumêmerougequedanslasalle,maisilyaduparquetausol.Destasdedossierssontempiléssurunmeubleàtiroirslelongd’unmur.
Tylerrefermelaporte,meprendmoncaféqu’ilposesurlebureauetmefaitsignedem’asseoir.—Hein?—Assieds-toi,quejepuisseteparler.Aprèsunehésitation,jem’installedanslefauteuilconfortableetlefaispivoteruneoudeuxfois.—Pasmal.Ils’esclaffe,écartequelquespapiersets’assiedsurlecoindubureau.Ondiraitunavocatouun
proviseurquis’apprêteàmebombarderd’informations.—Donc,fait-ilensirotantsoncafé.Bienvenuedansmonassociation.Noussommesouvertstous
lesjoursde8heuresà22heuresenété.Emilyestlàde8heuresà17heures.J’arriveàmidi,aprèsmonserviceaucafé,et je reste jusqu’à22heures,donc ilya toujoursquelqu’undeprésent,voirenousdeux,plusquelquesbénévolespournousaiderdetempsentemps.Quantànotreactivité,noussommesicipourparler,offrirunlieuoùl’onpeutvenirquandonenabesoin.Nousaccueillonsdes
adosdelasixièmeàlaterminale.Tousviennentpourdifférentesraisons.Certainspoursefairedesamis.D’autrespoursortirdechezeuxencasdedisputeparentale.D’autresencoresimplementpourtrouverquelqu’unàquiparler.Jepensequeçafonctionneparcequenousn’avonsquevingtans,tuvois?Onn’estpasdesparentsdecinquantebalaisquiessayentdeleurdirecequiestbienoucequiestmal.C’estplusfacilepoureuxdenousparler,onestplusàleurportée.
Sansmelaisserletempsdeposerdesquestions,Tylerpoursuitenjouantaveclecouvercledesongobelet:
—Ils’estpasséuntrucfou.Ilyaungossedeseconde,Alex,quivienticitoutletemps.Ilyadeuxmois,ilm’aenvoyéunSMSasseztardunvendredisoir,alorsquejerentraischezmoi.Ilétaitàunesoiréechezdestypesqu’ilneconnaissaitpasbien,etilétaitcensédormirlà-bas.Maisàunmoment,ilssesontmisàsortirduLSD.Alexestunbongars,ilnevoulaitpasrester,maisiln’apaslepermisetilvoulaitéviterd’appelersonpère,alorsilm’aappelé.Jesuisallélechercheretiladormichezmoi,parcequ’il nevoulait pasque sesparents luiposentdesquestions. (Il arboreun regarddouxmaispresquepeinéquejeneluiaijamaisvuauparavant.)Jecroisqu’àcemoment,jemesuisdit:«Hé,jesuisentraindefairequelquechosedebien.»
C’estfoudegrandiretchangeràcepoint,pourdevenir…unetellesourced’inspiration.Jecroisqu’il n’existe pas meilleure personne que Tyler pour diriger ce genre d’endroit. Il a traversébeaucoup d’épreuves, des abus à l’addiction, en passant par l’implosion de sa famille, lesmanipulations, l’isolement et l’obligation de faire comme si tout allait bien. Il comprend ce quepeuventtraversercesados.Ilsaitcequ’ilsressentent.
—Ici,c’estunlieupositifoùsedistraire,recevoirdesconseils,s’amuser.Emilyappelleçaunrefuge.
—Jetrouveçagénial.Je suis sincère, pourtant je ne peux m’empêcher de penser que les choses auraient pu être
différentes entre nous s’il m’en avait parlé avant. Je n’aurais peut-être pas été autant en colère,j’auraiscompris.Jen’auraispaspassétoutcetempsàmeposerdesquestions.
—Tamèreestaucourantdetoutça?—Engrandepartie,oui.Ilselèveetsedirigeversl’undestiroirsd’oùilsortundossierqu’ilexamineuninstantavantde
mejeterunregardpar-dessussonépaule.—Tusais,jeneluidispastout.Ilyaplusieurschosesquejeneluiaipasracontées.—Comme?—Lesmêmesquejenet’aipasditesnonplus.Maisj’yviens,fait-ilenrefermantlecabinet.Je
chercheseulementlesbonsmots.Jemelèvepourlerejoindre.—Tusaisquetumestressesquandtudiscegenredetrucs?—Désolé,dit-ilavecungrandsourire.OnfrappediscrètementàlaporteetEmilypasselatêteàl’intérieur.—Jevousdérange?Inconsciemment,jereculed’unpas,mêmesijenesuispasdutoutprèsdeTyler.—Non,jeréponds.Ellepousselaporteetentre.Ellearelevésescheveuxenunequeue-de-chevalhautequiluitombe
surlesépaules.—Brycet’attend.Ilapasséleweek-endàdemanderquandturentrais.Jesaisquec’esttonjourde
congé,maistuveuxbienallerlevoir?—Oui,j’yvais.Ilsedirigeverslaporteavantdeserappelermaprésence.
—Vas-y,dis-jeavecunsignedelamain.Ilmeremercied’unsourireetmelaisseseuleavecEmilyquis’approche, lesyeuxbrillantsde
joie.Jemedemandecequeçafaitd’êtreaussiheureuse.—Jesuissupercontentequetusoislà,dit-elleenmetirantdenouveauverslagrandesalle.Ça
faittroplongtemps.—Etmoi,jesuissuperperduedetevoirici.Moiquitecroyaischeztoipendanttoutcetemps,à
souffrirdelamétéobritanniquedonttuteplaignaisconstamment.Malàl’aise,ellerigoleetm’amèneprèsdelafenêtrequilaisseentrerlesoleilmatinaldansla
pièce.— Franchement, rentrer chez moi c’était l’horreur. Je n’ai pas pu dire non quand Tyler m’a
appeléepourl’aidercetété.J’aidûattendreplusieursmoisavantdepouvoirvenir.—Ettuesvenuecommeça?Ellehausselesépaulesets’assiedsurlereborddelafenêtreencroisantlesjambes.Jel’imite.—Jenefaisaispasgrand-chosedeproductif,detoutefaçon.J’étaisdanslamêmesituationque
Tyler.Tuterminesleprogrammedeconférences,laréalitéterattrapeettutedis:«Merde,jefaisquoimaintenant?»QuandTylerm’aappelée,j’étaisàdeuxdoigtsdemourird’ennuiàlacaissedeTesco,alorsçan’apasétédifficiledemedécider.Enfait,jemeplaismêmeplusiciqu’àNewYork.
—C’estvrai?—C’estunegrandevilleavecl’ambianced’unvillage.C’estrare.Jesuisd’accordavecelle.Danslasalle,quelquesadosnousobserventducoindel’œil,sûrement
àsedemanderquijepeuxbienêtre.D’autresviennenttoutjusted’arriver.Cetendroitestincroyable,avectouscessupportstechnologiques.C’estétranged’apprendreenfin
cequ’afaitTylercetteannée,etenmêmetempsc’esttrèssatisfaisant.Ilafaitdeschosespositives,quivalentlapeine,quiontdusens.
— Comment ça se fait que tous ces ados soient levés à cette heure-ci ? Il n’est même pas10heuresetc’estlesvacances.
—Crois-moi,làc’estplutôtcalme.Attendsdevoiràmidi,çaseremplit.Auboutdelapièce,TylerdiscutechaleureusementavecBryce.Jel’observehocherlatêteàtout
cequelegaminluidit.Ilestvraimentàsaplaceici.— Il faut que je te présente, dit Emily. Enfin, ils savent déjà à peu près tous queTyler a pris
quelquesjoursdevacancespouraller tevoir.Maisdis-moi,fait-elleenselevant, lesmainssurleshanches,tupréfèresqu’onteprésentecomment?Lademi-sœurdeTyler,ousa…
—Onvadiredemi-sœurparalliance.J’ignore ce queTyler etmoi sommes,mais je ne suis pas sa petite copine. Et étant donné les
circonstances, jenesuispassûrede ledevenirun jour.MêmesimonpèreetJamiefinissaientparl’accepter, je dois quandmême retourner àChicago, à plus de troismilles kilomètres d’ici, et deTyler.Çaparaîttoutbonnementimpossible.
Emilyacquiesceetmeconduitverslegroupeleplusproche,desfillesinstalléesdanslesfauteuilsducoin.EllemeprésentecommeEden,lademi-sœurdeTylerquivitàLosAngeles,maisquivientenfaitdePortlandàlabase.Lesfillesémettentquelques«ah»et«salut»,avantderetourneràleursoccupations.Nousrépétonsleprocessusdegroupeengroupe,jusqu’àcequetoutlemondedanslapièceconnaissemonprénom.
PuisTylernousrejoint,toutsourire.Jenesaispaspourquoi,maislevoirsourirecommeçamefaitmal.
—Çava?—J’aiprésentéEdenàtoutlemonde.Maisvoussavez,vousn’avezpasbesoinderesterici.Allez
passerlajournéeensemble,etTyler,jeneveuxplustevoirjusqu’àdemain,commeprévu.
J’espèresecrètementqu’ilvaluiobéir.Çanemedérangeraitpasqu’onpasselajournéejustetouslesdeux.C’est la raisondemavenueàPortland. Je suis làpour savoir s’il subsistequelquechoseentrenous,etdepuisjeudi,chaquejour,chaqueheure,chaqueminutemedémontrequec’estbienlecas.Jesuislàpourdécouvrirsiçaenvautlapeine.
—Tuasraison,acquiesceTyler.Jeréprimemonsourire.Heureusement,ilneleremarquepas.—Tuessûredepouvoirgérertouteseule?—Ohjet’enprie,jel’aifaittoutleweek-end.Nousrionsbrièvement,puisTyleretmoinousdirigeonsverslaporte.Sesbrasquisebalancent
surseshanchessonttellementtentants.—Tuasenvied’allerquelquepartenparticulier?demande-t-il.Jedétachemesyeuxdesveinesdesesmains.Pourvuqu’ilneremarquepasquejerougis.—Pasvraiment,jemurmure.Jebaisselatêtepourquemescheveuxmasquentmonvisage.—J’aiuneidée,fait-il,enthousiaste.—Quiest…?—Jevaistemontrer.Lesyeuxbrillantd’unéclatespiègle,ilm’ouvrelaportepoursortir,maisjenevaispasloin,car
jemecognedansunepersonne.Probablementunadounpeutroppressé.—Pardon,dis-jerapidementenreculant.Tylerm’attrapeparlebrasetjelèvelesyeuxsurlepauvregossequej’aibousculé.Quin’estpas
dutoutungosse.C’estunhomme,quisetientàquelquescentimètresdenous,trèsperplexe.Ilarboreunemontre
dorée,unechemiserentréedanssonpantalon,unecravatelâcheautourducou,ettientundossieràlamain.Iladûsetromperd’immeuble,c’estunemaisondejeunes,pasuncentredeconférences,niunbureau.MaisTylerouvrelabouche.
—Qu’est-ceque tu fais là ?demande-t-il, aussi surprisquepressant.Tunedevais arriverquevendrediprochain.
L’homme,prochedelaquarantaine,jetteunœilàsondossier.—Lecomptableaterminélesprévisionsplustôtqueprévu,jemesuisditquej’allaispasserles
déposer.Pourun typeà l’airsicoriace,savoixestétonnammentdouce.Quelquechosedanssonvisage
bienrasém’interpelle.—C’estplutôtàmoidetedemandercequetufaislà.Tun’étaispascensérentrerplustard?—Finalementjesuisrevenuhier.Mal à l’aise, les deuxmains dans les poches,Tyler déglutit quand le typeme lance un regard
interrogateur.—JeteprésenteEden.—Ah.Ilmedévisageavecunsourirecrispé.Jen’arrivepasàdétachermesyeuxdelui.Monestomacse
tordtandisquejedétaillesonteintmat,sescheveuxnoirsetsesyeuxbrillants,vertémeraude.Ilmerappellequelqu’un.Trèsprécisément,lapersonnequisetientfaceàlui.
—EtEden,jeteprésente…Tylerdéglutitunefoisdeplus,hésitant.Ilsereprendpourmaîtriserl’angoissesoudainequivient
delefrapper.Jesaisdéjàcequ’ilvadire.—…monpère.
17
—Quoi?jelâchetouthaut.Surladéfensive,jemerapprochedeTylerpourm’éloignerdecetypequej’aiapprisàhaïrces
dernières années. J’ai la nausée, au point de devoir me retenir de vomir. Je n’arrive pas à meconcentrer,mespenséess’éparpillentdanstouslessenstantjesuischoquée.
Un seul mot tourne dans ma tête :Quoi ? Quoi ? Quoi ? Que fait-il ici, à Portland, dans cebâtiment,justedevantnous?
—Jevaist’expliquer,meditTylerquiseplacedevantmoi.Ondiraitqu’ilvoitlalistedequestionssedresserdansmonesprit.Illitlapaniqueetlaconfusion
dans mes yeux, comme je vois le stress dans les siens. Encore des explications. Alors que jecommençaisenfinàcroirequejesavaistout…
—Tuneluiaspasencoredit?demandesonpère.Quoi?Ilal’airsurprisetmoi,malgrémondédainpourcettepersonne,jesuisincrédule.Iln’a
rien du criminel que je m’imaginais. Il présente bien. Je neme suis jamais attendue à le voir, etencore moins à ce qu’il soit tout à fait normal. Pas de regards noirs, de poings serrés ni d’airmenaçant.Non.Ilal’airrespectable,etc’estencorepire.
—J’allaisyvenir,marmonneTyler.Jecroyaisavoirjusqu’àlasemaineprochaine.—Ehbiendésoléd’êtrepasséàl’improviste,ditlesaletypeavecunsourirechaleureuxquime
metdansunecolèrenoire.Peter,ajoute-t-ilavecunbrefhochementdetête.—Jesaisquivousêtes.Ledégoûtpercedansmavoix.Jehaiscethomme,jenepeuxtolérersaprésenceetencoremoins
êtrecordialeaveclui.Ilneméritepasmonrespectetnel’aurajamais.—Qu’est-cequec’estquecettehistoire,Tyler?jedemande.Malàl’aise,cedernieral’airdevouloirdisparaîtresousterre.—Jepeuxrevenirplustard…,proposePeterenbattantenretraite.Iln’apasl’airdecomprendrepourquoil’atmosphèreestsoudainaussitendue.J’imaginequesa
premièreimpressiondemoin’estpasterrible,maisfranchement,jem’enfichetotalement.—Non,faitTyler,donnelesdossiersàEmily,ajoute-t-ilfermement.C’est étrange et très satisfaisant de le voir s’adresser avec autorité à son père. Cette fois le
pouvoirnesemblepasêtredanslesmainsdePeter.—Allons-y,Eden.Quand il me prend par la main, nos doigts s’entremêlent automatiquement, avec un naturel
déconcertant.Ilm’entraîneavecurgencedansl’escalieretnouslaissonsderrièrenoussonpèrequise
passeunemaindanslescheveux,exactementcommelefaitsouventTyler.Jeserrelesdentsquandlaporteserefermedansnotredos.
Nousnousregardonslonguementsurletrottoir.Tylerrespirefortetserremamainencoreplusfort.Ils’adosseàlavitrinedutatoueur,s’assiedsurlerebordetm’attireplusprèsdelui.Danssonregardsemêlentdescentainesd’émotions,commes’iln’arrivaitpasàdéciderlaquelleressentir.
—C’estcequejedevaisvousdire,àmamèreetàtoi,dit-iltoutbas.Jecroiselesbras.—Quoidonc?Jenecomprendsrienàcequisepasse.S’ilteplaît,explique-moicequetonpère
fabriqueici.—Laversioncourte?Ilestrevenudansmaviedepuisseptembre.Lentement,jerelâchemesbras,enfaisantungroseffortpourgardermonsang-froid.—Pourquoi…?Ne pas comprendre m’exaspère. Pourquoi Tyler aurait-il laissé faire ça ? Les questions se
pressentdansmatête.—Comment?Ilseredresseetobservelespassants.—Viensàmavoiture.Jenepeuxpasresterlàpourtedirecequej’aiàterévéler.Je lesuis,hébétée, tandisquenousrebroussonscheminpar lecaféoù il travaille,versPioneer
Square.Desquestions,toujoursdesquestionsquiontbesoinderéponses,etlaplusimportantenepeutpasattendre.
—Est-ceque…est-cequeçava?jeluidemandetoutsimplement.Cen’étaitclairementpaslapremièrefoisqu’ilrevoyaitsonpèrefaceàface.Iln’estpaspaniqué,
maisétrangementdéstabilisé.—Oui.C’estjustequejen’étaispas…prêt.Ildétourne lesyeux,sonpoucedécritdescerclessur ledosdemamain.Cen’estpaspourme
rassurer, mais bien parce qu’il est stressé. Il ne cesse de se mordiller les lèvres, perdu dans sespensées.Àchaqueseconde,lalistedecequ’ilpourraits’apprêteràmerévélernecessedegrandir.
Quandnousarrivonsauparking,j’ail’impressionqu’ilpourraits’évanouiràtoutmoment.Nousmontonsdanslavoiture,etsoudain,lesilences’abatsurnous.Plusdepassants,leparkingestdésert,ilnerestequenousdeux.
—Alors,qu’est-cequisepasse?Ilregardedroitdevantluiavantdesepencher,lefrontsurlevolant,lesbrasautourdelatête.—Jen’avaispasencoreréfléchiàcommentj’allaisteledire,alorssoisindulgente.—Dis-moisimplementcequetonpèrefaitàPortland,Tyler.Laraisonquijustifiequesonpèresetrouvedansunrayondemoinsdecentkilomètresdelui:
c’esttoutcequejeveuxsavoir.—Parcequec’estluiquifinancel’association,fait-ilenlevantlatêteversmoi.C’estluiquipaye
l’assurance,leloyer,quis’occupedelapartielégaleetdetoutcequejenepeuxpasfaire.—C’esttout?Cenesontpaslesréponsesquejecherchais.Dumoinspastoutes.—Commentc’estarrivé?Depuisquandtuluireparles?Il tressailleàchaquequestion.Sonattentionestattiréeparquelqu’unqui traverse leparking. Il
attendquel’hommedisparaissepourcontinuer.—Cen’estpasfacileàraconter.—Cen’étaitpasfaciledemedirelavéritéàsonsujetaudépart,jeluirappelledoucement.Mais
tul’asquandmêmefait,non?Alorsjet’écoute.
Parfois, Tyler a seulement besoin qu’on le presse un peu pour s’ouvrir. Mon sourire estrassurant,pourluimontrerquejesuislà,jel’aitoujoursété.Jecroisqu’ilatendanceàl’oublier.
Ildéglutit,hochelatête,puisseredressepours’enfoncerdanssonsiège.Ilal’airdesedégonfleràvued’œil.Ilposelesdoigtssurlevolantetscrutesesmains.
—Lanuitoùjesuisparti…Jemeprépareàlalonguehistoire.AvecTyler,c’esttoutourien.—Jene savaispasoù aller.Alors j’ai conduit auhasard, et en traversantRedding, jeme suis
arrêté chez mes grands-parents. J’avais conduit toute la nuit, j’étais crevé. Je crois que j’étais ladernièrepersonnequ’ilss’attendaientàtrouverdevantleurporte.
Il lève les yeux, lesmains toujours agrippées au volant, etm’adresse un léger sourire. Je suiscontentequ’ilpuissemeregarderenface.
—J’aipassélajournéelà-basàmedemandercequejefichaisetoùj’allaisbienpouvoiraller.Ettoutes cesphotosdemonpèreauxmurs, jen’enpouvaisplus. J’aivoulu les enlever, ilsm’enontempêché. J’étais tellement énervé. Je me suis mis à hurler, c’est là qu’ils m’ont dit que j’étaisimpossibleàvivre.(Ilsetait,blessé,commesicetteidéeétaittropdureàsupporter.)Etlepire,c’estquejelesavais.C’étaitpourçaquej’avaisquittéSantaMonicaaudépart,etjesavaisqu’ilfallaitquej’yremédieauplusvite.Jenevoulaispasêtreunéternelcolérique.
C’est toujours si déchirant quand Tyler se livre. Ses révélations sont sincères, crues et metouchentauplusprofonddemoi-même.Jecroisquec’estàcausedesonpassé tragique, tellementinjusteetdéroutant.Tout,danslaviedeTyler,estcommeça.
—Personnenepeutt’envouloird’êtreencolèrecontretonpère,luidis-jeenréprimantl’enviedeleprendredansmesbrascommeavant,chaquefoisqu’ilavaitbesoinderéconfort.
—Maisonpeutm’envouloirdenepasmecontrôler,conclut-ild’untonsévère,lesyeuxsurlepare-briseàprésent.Jevoulaistevoir.
—Hein?—Quandj’étaisénervéàcausedecesphotos,j’avaisenviedetevoir.Iltraceletourduvolantduboutdesdoigts,une,deux,troisfois,leregarddanslevide.—Jesavaisquec’étaitmalsaindedépendreautantdetoi,jenepouvaispaspassermavieàavoir
besoin que tume calmes ou que tume dises que tout allait bien.C’est pour ça que je ne suis pasrevenu. J’aurais pu. Je le voulais vraiment.Mais c’était la solution de facilité. J’étais àmi-cheminentrePortlandettoi.EtjesavaisquejedevaischoisirPortland,parcequesijenepouvaispast’avoir,toi,aumoinsjepouvaisavoirunepetitepartdetoi.
J’ailachairdepouleetlagorgesèche,j’enoublieraispresquederespirer.Inspire,expire.—EtPortlandt’amenéàtonpère?C’estlàquetuveuxenvenir?—Laisse-moicontinuer.Ilneveutpasêtreinterrompu.Plusdequestions.Jemecontented’écouter.—Doncjesuisvenujusqu’ici.Lespremièressemaines,jen’airienfaitdutout.J’étaisénervéla
plupart du temps et je ne savais pas commentme sentirmieux sans, tu sais, frapper dans quelquechose.(Ilserrelepoingavecunrictus,avantdeposerlesdeuxmainssursesgenoux.)Jen’arrivaispasà surmonter l’idéequemonpèreétait sortideprison, ilme fallaitunmoyendeme libérerdetoutecettecolèrequejeretenaisdepuisdesannées.Alorsj’aicommencéàpenseràdessolutions.Etpourfinir,j’aicompriscequejedevaisfaire,mêmesijedétestaisl’idée.Ilfallaitque…C’estgênant.(Uneautrepause.Ilrespireprofondément.)Finaoût,reprend-il,jemesuisdécidéetj’aiprisrendez-vousavecune…unepsy.
Silence.Çac’estunesurprise.L’atmosphères’épaissittoutàcoup.Lemotrésonneàmesoreilles.Tyler
fermelesyeux.Enfait,ilserrelespaupièresaussifortqu’illepeut.
—Unepsy?Ilacquiesce,latêteentrelesmains.Jenel’aijamaisvudanscetétat.—Maman a toujours voulu que j’aille en voir un,murmure-t-il.Quand tout est arrivé.Quand
monpèreaétémisenprison.Ellevoulaitquejepuisseparleràquelqu’undeneutrepourévacuer.Maisj’avaisrefusé.
Ilbaisselesmains,lesyeuxtoujoursclos.—J’avaistreizeansàl’époque.Jenevoulaispasêtrevuaucollègecommelegaminquiabesoin
d’aide.Jevoulaisêtrenormal.Siseulementj’avaisaccepté.Jen’arrêtaispasdepenserquesij’yétaisallé,leschosesauraientétédifférentes,etpuisj’aicomprisqueçapouvaitencorechanger.Alorsj’aiprisrendez-vousetj’airegrettéàlasecondeoùj’aipassélaporte.Pendantlapremièreséance,jenemesuisjamaissentiaussibête,assissurcecanapédébile,avecuneplanteau-dessusdematêteetcettefemmededeuxfoismonâgequimedemandaitcommentj’allais.Elles’appelleBrooke.Elleavoulusavoirpourquoijevenais,alorsjeluiailâchélediscoursquejefaisaisauxconférencesl’andernier.Jeleconnaisparcœur,c’estplusfaciledeparlersijemesensdéconnecté.
Je sais qu’il ne veut pas que je l’interrompe,mais je ne peux pasm’en empêcher. Sansm’enrendre compte, je lui prends lamaindélicatement.C’estmieuxcommeça.Nospeaux l’une contrel’autre.Jenedétachepaslesyeuxdesonvisage.
—Commemaintenant?Immédiatement,ilouvrelesyeux.Quandilsetourneversmoi,ilal’aircomplètementvidé.—Pardon,marmonne-t-il.J’aidumalàaffrontertonregard.—Cen’estpasgrave.Jesaisqu’iln’aimepastrops’ouvrir,pourtantilseforce.Ilestbienmeilleurquemoiàcejeu-là.—Qu’est-cequis’estpasséensuite?—Onasimplement…parlé.Jelavoyaisdeuxfoisparsemaine.Cen’étaitpassimal,jusqu’àce
qu’un jour,ellemedemandesi j’avaisdéjàpenséàparleràmonpère.Dugenre, levoirenfaceàface,dansunendroitsûr.Selonelle,çapouvaitm’aider.Jemesuisditqu’elleétaitcinglée.Maisàlaséancesuivante,j’aiaccepté.C’étaitlogiqueenfindecompte,etj’avaistoujoursvouluquemonpèresoit forcé deme regarder en face. Je ne voulais pas qu’il s’en sorte facilement, alors j’ai appeléTontonWesetj’airaccrochédèsqu’ilarépondu.Puisj’airappeléetjeluiaidemandédedireàmonpèredemerejoindreàPortland le lundisuivant.Je luiaidonné l’adresseducabinetet j’aiditquec’étaitlaseulechancequejeluidonnerais.Etj’airaccrochéavantderegretter.
—Ilestvenu?—Oui.Jemesentaistellementmalcematin-là.J’aicruquej’allaism’évanouirsurplace.J’avais
l’impressionqu’ilneviendraitpas,maisBrookeétaitplusoptimiste,etelleavaitraison.Ilestarrivépile à l’heure.C’était super bizarre. Il est entré, il s’est arrêté net, et il n’a pas cessé deme fixer,mêmependantqueBrookeseprésentaitetluiserraitlamain.Iln’apasditunmot,moijeleregardaisenmedemandantcommentçasefaisaitqu’ilsoitexactementcommedansmonsouvenir.Jevoulaisqu’ilsoitdifférent,qu’ilaitl’aird’avoirchangé.
—Çafaisaitcombiendetemps?—Huitans.Ilnem’avaitplusvudepuismesdouzeans.Douzeans…c’estdingue.J’enaivingt
maintenant. Je croisqu’il est resté abasourdipendant aumoinsdixminutes. Il avait raté toutemonadolescenceetjepariequepourlui,c’étaitétrangedeseretrouverfaceàunhommeplutôtqu’àungamin.
—Ettuétais…encolère?jedemandedoucement.—Non,répond-ilfièrement.Jenesaispastropcommentjemesentais.Unpeuvide,jecrois.On
s’estassisetonn’arienditpendantcinqminutes.
Ses doigts passent de mon poignet à ma main. Il tapote chacune de mes articulations toutdoucement.Ondiraitqu’ilessayedeseconcentrersurautrechosequesesparoles,poursedistraire.
—EtBrookem’aforcéàtoutdéballeràmonpère.—Tout?—Dumomentoùilaétémisenprison,jusqu’àaujourd’hui.Ilrespireprofondément,clignedesyeux,resserresamainsurlamienne.C’esttoujourscomme
çaquandTylers’apprêteàrévélerdeschosesdifficiles.—Jeluiairacontélestroisfoisoùjemesuisfaitvirerdel’école.Quej’avaisquatorzeansla
premièrefoisquej’aifuméunjoint.Seize,lapremièrefoisquej’aiessayélacoke.Jeluiaiditquej’avaisdesmauvaisesnotesparcequejem’enfoutais,quejetraitaisMamancommedelamerde,quej’adoraispicoler.Jeluiairacontétouteslesfoisoùjemesuisfaitarrêteretcelle,aulycée,oùj’aicassélenezd’untype.JeluiaiparlédeNewYork,etdetoi.Jeluiaiditpourquoij’étaisàPortland.Jeluiaiditquej’étaislààcausedeluietquej’avaisbesoinderéparercequ’ilavaitfaitdemoi.
Meslarmescoulenttoutesseules.J’aidumalàrespirer.Jesavaisdéjàtoutça,maislasouffrancequipercedanssavoixmefrappeenpleincœur.Jenecroispasquesonpèrepuisseunjourenvisagerà quel point il a détruit son fils. La maltraitance était physique, mais les dégâts sont bel et bienpsychologiques.
—Çaaétéunvraisoulagement,Eden.Quandjem’essuielesyeux,jevoisqu’ilmeregardedenouveau,aveclaplusgrandesincérité.—J’aipuleregarderenfaceetluireprochertoutcequ’ilavaitfait…c’étaitpresquesatisfaisant.
Ils’esteffondrésousmesyeux.Iln’ajamaisétédugenreàpleurer,crois-moi.J’aiétésurpris,etpuisj’aicomprisquec’étaitpeut-êtreparcequ’ilregrettait,qu’ils’envoulait.Ilrépétait:«Désolé,désolé,désolé.»Ensuitejemesuislevécalmement,etjesuisparti.Jel’ailaissélà-basentraindebégayercommeunidiot.Etfranchement,jemesuissentimieux.
Jeme penche vers lui, la joue contre son bras.Mes larmes coulent à flots sur sa chemise. Jedétestepleurer,maischaquefois,c’estàcausedeTyler.
—Pourquoitupleures?Illèvemonmentonversluietessuiemeslarmesduboutdesdoigts.Ilserremamainsifortdans
lasiennequel’uneoul’autrevafinirparexploser,c’estcertain.—Tun’espasdétruit.C’estmoiqui lesuis.C’estmoiquipleurecontresonépaule, incapablede réparermarelation
avecmon père. C’estmoi qui n’arrive pas à refuser une glace sur la jetée, qui compte les jours,soulagéequ’ilsse terminent,au lieude lesrendremeilleurs.Voilàpourquoi j’admire tantTyler. Ilétaitdéterminéàchangerleschoses.Iladéménagédansuneautreville,ilestallévoirunepsy,ilaparléàsonpère,montéunemaisondejeunes,iltravaille,ilaunappartementàlui.Toutçan’estpasarrivéenpassantsontempsàsemorfondre.
La première fois que j’ai rencontré Tyler, je n’aurais jamais cru qu’un jour, je voudrais êtrecommelui.
—Plusmaintenant,dit-il.Brookem’abeaucoupaidé.C’estpourçaquej’ysuisretourné.Maisjenem’attendaispasàcequePapasoit lààlaséancesuivante.J’étaisperduenarrivantaucabinet,etBrookem’aditqu’ilallaitresterquelquetempsdanslecoin.Onavaitencoredestasdetrucsàrégler,alors il est restéàPortlandet il estvenuàchaqueséance, trois foispar semaine,pendant les troissemainessuivantes.Chaquefois,çadevenaitunpeuplusfaciledeluiparler,alorsj’aifiniparluidirequejepensaismontermoncentredejeunes.Ilaproposédem’aider.Iln’apasledroitdetravailleravec desmineurs, alors il a dit qu’il s’occuperait du financement. Selon lui, c’était lemoins qu’ilpuissefaire,dit-ilensouriantàceteuphémisme.Ilatenuparoleetpayélesfactures.Ilpasseunefoisparmois àPortlandvoir comment ça sepasse. Il habite àHuntingtonBeachmaintenant. Il investit
dansdessociétésdepuisunanpouressayerdeserefaire.C’estterribleàdire,maisils’ensortbien.Jenepeuxpasluienvouloird’essayerdereprendrepied,c’estexactementcequejefais.
—Pourquoic’étaitaussidifficilepourtoidemediretoutça?Ilgrogneetdétournelesyeux,ànouveaunerveux.—C’estjuste…lapsy.Jevoulaistelediremaisc’étaitduràavouer.—Pourquoi?—Parcequetutrouvesquec’estcoold’allervoirunepsy?Cen’estpasuntrucdontonpeutêtre
fier,fait-ilsanss’énerver.—Maispourquoipas?—Hein?—Tudevrais,Tyler,dis-jefermementenluilâchantlamain.Çaneveutpasdutoutdirequetues
faible, tu sais.Çaveutdireaucontraireque tues fort, etque tudevraisêtre fierd’avoirpris cettedécision.Regardecommetuesheureuxmaintenant.
—Pourquoitufaistoujoursça?—Quoidonc?Unsouriresedessinesursonvisage,etsesyeuxs’illuminent.—Mefairemesentirmieuxjusteavectesparoles.Je lui rends son sourire. Il n’est peut-être pas fier de lui,maismoi je le suis. Il est tellement
incroyable,jesuissûrequ’ilmesurprendratoujours.—C’estparcequequandonaimequelqu’un,onveutqu’ilsesentebien.Unéclairpassedanssesyeux,sivitequejenesaispasledécrypter.Ilsetourneversmoiavecun
sourirejoyeuxetsoulagé.—Quandonaime,hein?Jemesensrougirsouslapressiondesonregardintense,etjebaisselesyeux.—Depuistoujours,jemurmuretoutdoucement.J’enfouislevisagedanssachemiseetilm’attireàlui.Nousrestonsenlacéscommesinosviesen
dépendaient.J’aimelasensationdesoncorpscontrelemien.J’aienviedel’embrasser.J’aivraimenttrès,très,enviedel’embrasser.Jesuisamoureusedelui.
Je le sens dans chaque fibre, chaque cellule demon corps.Mon amour pour lui a toujours été là,malgrétoutcequej’aifaitpourmeconvaincreducontraire.Iln’ajamaisdisparu.Jesuisamoureusedeluidepuismesseizeans.
Jesuisprêteàl’embrasser.Maiscen’estpaslebonmoment.Soncorpscontrelemien,c’estdéjàsuffisant. Il pose le menton sur ma tête, je sens son souffle lent et tiède contre mon front. C’estagréable, nous restons ainsi un instant, dans les bras l’un de l’autre, aumilieu du parking.Un anauparavant,jen’auraisjamaisimaginéquelaviepuisseêtreànouveauainsi,maisc’estmanouvelleréalité,etjen’enchangeraispourrienaumonde.
Laprochainefois.Laprochainefois,jel’embrasse.
18
L’idéemevientsubitement.Noussommesdanslavoiture,lesyeuxmi-clos,quandsoudain,jemeredressed’uncoup.Tyler
sursaute.Iln’estmêmepas11heures,nousavonslajournéedevantnous.Unejournéeentièreavantqu’il
neretournetravaillerdemain.Emilynousaditdenousamuser,etc’estexactementcequenousallonsfaire.FaçonPortland.
—Changementdeplan,passe-moilesclés,dis-jeenréprimantunsourire.Jeveux le surprendre,pourune fois.D’habitudec’est l’inverse,c’est luiqui trouve lesbonnes
idées, comme m’emmener sur la jetée pour la première fois, ou réserver une table dans desrestaurants italiens,m’apprendre à jouer au baseball et nous acheter des billets pour lematch desYankees,ouencoremelaisserconduiresasupervoituresurunparkingduNewJerseyenpleinenuitetm’acheterdesnouvellesConverseavantd’écriredessusenespagnol.Tylera toujoursdes superidéespourmefairepasserunbonmoment.Alorsàmontour.
—Hein?—Lesclés.J’enaibesoinpourconduire.Il a l’air de croire que je prépare un truc dangereux.Mais loin de là, c’est seulement un peu
aventureux,c’esttout.Ilfinitparcéder.—Maisj’aipenséqu’onpouvait…—Contente-toidechangerdeplace.Etfais-moiconfiance.Ilneselefaitpasdiredeuxfoisetsortpourfaireletourdelavoiture,tandisquejepassepar-
dessus la boîte de vitesses pourm’installer derrière le volant. Je n’ai jamais conduit cette voiture,maiscommeelleestloind’êtreaussipuissantequel’ancienne,jesuisàl’aise.Dieumerci,c’estuneautomatique.
— Elle est légale, ton idée ? demande Tyler, intrigué. Pas d’infraction ? Pas de conduiteinconsidérée?
—Évidemmentquec’estlégal.Cen’estpasmongenre.—C’estvraiquetuesasseznulleàcejeu.Nous éclatons de rire comme si la conversation précédente n’avait jamais eu lieu. Il est de
nouveaudebonnehumeurettrèsàl’aise.Jecroisqu’ilestcontentquenouschangionsdesujet.Lavien’estpasfaitequedeproblèmes,ilfautaussipenseràsefaireplaisir.
Jesorsduparkingetm’engagedanslesruesensoleilléesdePortland.Jeneveuxpasqu’ilsacheoùnousallons.Nousnousapprêtonsàsortirdelaville.
—Alors,fait-ilàunfeurouge,c’estunenlèvement?Jesaisquetunem’aspasvudepuisunan,maisc’étaitpaslapeined’enarriveràdetellesextrémités.Voldevoiture,kidnapping…
—Nouspartonsàl’aventure.Onaplusieursétapes.Lapremièreestdansquarante-cinqminutes,etj’espèrequetunel’aspasencorevisitée.
Iléclated’unriresincèreetuneexpressionnouvelle,commedelareconnaissance,passedanssesyeux.
L’atmosphère a changé dans la voiture, il ne reste que de bonnes vibrations, des rires et dessourires. La radio distille ses derniers tubes sous le soleil qui transperce le pare-brise. Pour lapremièrefois,j’aivraimentl’impressiond’êtreenété.C’estàçaqueçasert,l’été:profiterdusoleiletfairedesescapadesaveclesgensqu’onaime.
La circulation est fluide, nous traversons Willamette sans souci et nous retrouvons vite surl’autoroute.Lepaysageestincroyable,difficiledecroirequemonpèrem’emmenaitsurcetteroutequandj’étaisplusjeune.Nouspartionsnousbaladerchaquesamedimatin,unehabitudequiaprisfinquand sa relation avecMaman a commencé à se détériorer.Àprésent, nous supportons à peine laprésencel’undel’autre.Commec’esttriste,lafaçondontleschoseschangentavecletemps.
NousquittonsPortlandparl’estenadmirant lavuedelarivièrequiscintilleausoleil.Letrajetpassevitecarnousn’arrêtonspasdeparler.Tyleressayedesavoiroùnousallonsetnecessedesetromper.Non,jenel’emmènepasdansl’ÉtatdeWashington.Non,jenel’emmènepasausommetdeMountHood. Et non, on ne va certainement pas faire de jet-ski,même si c’est ce qu’il espère ensecret.Quandnousnesommesplusqu’àquelquesminutesdemabrillanteidée,sonvisages’éclaireetiléteintlaradio,toutsourire.
—LeschutesdeMultnomah,dit-il.Jemanquedepiler.—OhnonmaisfranchementTyler!Commenttusais?—Onvientjustedepasserlepanneau,fait-ilenéclatantderire.Multnomah est la plus grande cascade de l’Oregon et la principale attraction touristique de la
région.Ça faitdesannéesque jen’ysuispasallée,maisc’étaitmonendroitpréféréavant, surtoutavecmon père. Onmontait à pied et on se faisait prendre en photo au sommet pour l’envoyer àMaman.
—Pitié,dis-moiquetun’yesjamaisallé.Jeveuxtelafairedécouvrir.—Jenesuisjamaisvenu.Pour moi, les chutes de Multnomah sont spéciales et c’est pour cette raison que c’est notre
premièrehalte:aujourd’huiestunjourspécial.Ilyaquelquechosequiflottedansl’air,jelesensetj’aimeça.
Nous nous garons en face du restaurantMultnomahFallsLodge.Tyler se crispe tandis que jemanœuvrepourmegarerentredeuxvoitures,sansperdreaucundesdeuxrétros.
—J’imaginequec’estici?demandeTyler.Inutiledemeretournerpoursavoirqu’ilregardelacascade.Onl’aperçoitdel’autoroute.—Ehoui.—Jetesuis.Je l’entraîne par le bras et nos mains se trouvent à nouveau. Depuis une heure, tout semble
s’accorderparfaitement.Jen’aiplusd’hésitationquantàsavoircequejeressenspourTylercar jesuisencoreamoureusedelui,c’estindéniable.Jelecomprendsàprésent.Jecomprendspourquoiildevaitpartir. Jecomprends,etmaintenantque j’ai les réponsesà toutesmesquestions, lacolèreetl’incertitudem’ontquittée. Ilnemeresteplusque l’amouret lepardon.Lecontactdesapeaum’atellementmanqué…Maintenantquejesaiscequejeressens, jeveuxabsolument leretrouver,et jesaisischaqueoccasion.Heureusement,çan’apasl’airdeledéranger.
Ilyadéjàpasmaldemondesurlesite,ungroupedefillesetuncoupled’âgemûrsedirigentverslecheminpavé.Nouslessuivons.
C’estunebonnechosequeleschutessoientsifacilesd’accès.Lamarchenedurepasplusdecinqminutesetilestpossibledemontertoutenhautsionveut.
Nous marchons main dans la main, comme si tout était normal. Personne ne sait que noussommes demi-frère et sœur. Comment pourraient-ils le deviner ? Et pourquoi avais-je si peur duregarddesinconnussiondécouvraitlavérité?Cenesontquedesinconnus,justement.Leuravisnecomptepasetnedevraitpasnouspréoccuper.Cequiimporte,c’estquejemesentesiheureuseavecTyleràmescôtés.
Quelquesminutes plus tard, nous atteignons le point de vue au pied des chutes.C’est là qu’onprend pleinement conscience des cent quatre-vingts mètres de hauteur. Les gens enfilent leursponchos et prennent des photos. Il fait plus frais ici qu’en ville, une légère brume flotte enpermanenceetlesolesthumide.
—Plutôtcool,s’exclameTylerpar-dessuslebruit.—Onvamonter.JedésigneBensonBridge,unepasserellequisurplombelepremier tiers.Pourmoi,c’est l’une
desplusbellesvuesdumonde.Cen’estpasloin,maisnousdevonscomposeravecleflotdetouristesquionteulamêmeidée
quenous.JepréféreraisqueMultnomahnesoitpasaussiconnue,lapasserelleseraitmoinsbondée.Tylermetientcontreluiparlesépaulesjusqu’àcequenousdénichionsuneplacepournousarrêter.Etlà,enfin,jemesenschezmoi.
Là-haut,au-dessusdecettecascade,jesuisàdesmillionsdekilomètresdelaCalifornie.L’odeurdemoussehumide,lafraîcheurdel’air,lesarbressivertsetvivants,c’estça,l’Oregon.
—Unephotos’impose,dis-jeenmeretournantversTylerquiscrutel’autrecôtédelacascade,lesourireauxlèvres.
Sanshésiter,ildégainesonportable.—Alorssouris,murmure-t-ilenlelevantversmoi.Jem’appuiecontrelarampeetmonsourirevientsinaturellementqu’ililluminetoutmonvisage.
Jesuissiheureusequej’enoubliedeposeretjefinisparéclaterderire.NouséchangeonsdeplaceetTylerlèvelespoucesenl’airtandisquejelecadre,puisjelerejoins
pourquenousprenionsunephotoensemble,commel’annéedernièreàNewYork.Aumoment où je lui rends son téléphone, son sourire disparaît. Ses yeux s’attardent surmon
poignet qu’il saisit délicatement et retourne. Mon tatouage. Je crois qu’il ne s’en aperçoit quemaintenant.Cenesontplusles troismotsdesonsouvenir.Ilyamaintenantunecolombeavecuneaileplusgrossequel’autreàlaplace(jecroisqueletatoueurdeSanFranciscoétaitunapprenti).
Tylersaisitmonautrepoignet.Rien.Ilobservecethorribleoiseauavecmépris,puismelâchelebras.
—Oùest…?Jesaiscequ’ilveutsavoir.OùestNoterindas,oùestsonécriture,oùestlederniersouvenirde
l’étédernier,oùestmonespoir?—Tul’asfaitrecouvrir?J’aienviededisparaître.Jesuistropgênéepourleregarderenfacealorsjetiremamanchepar-
dessusetbaisselesyeux.—Auxdernièresvacances,dis-je.—Pourquoi?Jesuissurprisequ’ilposelaquestion,maisjemesuisdéjàrenducomptequeTylern’estpastrès
douépourcomprendrelesnotionslesplusévidentes.Jeneveuxpasluimentir.
—Parcequej’avaisfiniparabandonner.—Jevois.Ilseretourneversleschutes,lesbrassurlarambarde.Jenesaispastropquoidire,j’aipeurque
l’atmosphère géniale qui régnait entre nous soit détruite. Je suis étonnée de voir un petit sourireapparaîtresurseslèvresquandilmedemande:
—Ettuabandonnesencore?Encoreuneréponseévidente—Tusaisbienquenon.—Alorsprouve-le.Ildésignemonpoignetetattendquejecomprennecequ’ilsous-entend.—Tuveuxquejemelerefassetatouer?jedemandesanssavoirs’ilplaisanteounon.—Tudevrais.Peut-êtrequemoiaussi,ajoute-t-il.Sanshésiter,jeluitendslamain.Ill’adit,nelelaissepaschangerd’avis.—Marchéconclu.—Eden,jedéconnais.—Pasmoi.Ilobservemamaintoujourstenduepuis,avecunsoupirdéfait,illaserre.—J’appellemontatoueurdemainpourvoirs’iladelaplace.—Horsdequestion.Onyvatoutdesuite.Aujourd’hui,onfaittoutsuruncoupdetête.Ilhésiteunefoisdeplus,etquandilcomprendquejeneplaisantepas,ilsourit.—Alorsallons-y.
19
LetatoueurpréférédeTylerestuntypedunomdeLiam.IltravailledansunpetitsalonducentredePortland.C’estluiquiatatouétoutsonbicepsgauche,enfaisantbienattentionànepasrecouvrirmonprénom.
Nousattendonsdepuisdeuxheurespourpasser,carilesttrèsdemandé,etnousavonsvudéfilerun tas degens tandis quenous tentionsde choisir l’emplacement denotrenouveau tatouage.Noussommes allés nous promener dans le quartier plusieurs fois pour patienter, mais nous étions siexcitésquenousnesommesjamaisallésbienloin.
Lapierceusequitravailledanslaboutiquemefaitsignedepuissonbureau.—Tuessûrequetuneveuxpasdepiercing?Tuasencoredixminutesàattendre.Jepeuxt’en
faireunaucartilage.Çatedit?—Çava,merci,jerépètepourladix-neuvièmefois.Tylerestmortderire,jecroisquec’estàcausedetoutelacaféinequ’ilaabsorbéeenattendant.Il
apassésontempsàfairedesallers-retoursaucafévoisin.Ça,oul’odeurdel’encrequicommenceàluimonteràlatête.
—C’estbon,dit-il,jemesuisdécidé.—Ahoui?Ilselève,songobeletvideàlamain,etdésignelecôtédroitdesontorse.—Surlepec’.Jen’aipastropenvied’ajouterd’autresmotssurmonbras.Monprénomestleseulmotquis’ytrouve,perdudansl’océand’encrenoirequicouvresapeau.—Etj’aidéjà«guerrero»écritdansledos,doncletorsec’estbien.On aura le même tatouage, mais pas au même endroit, ça c’est certain. Je veux le mien à
l’intérieurdemonavant-brasdroit.Etlepluscooldanstoutça,c’estquenostatouagesserontdansl’écrituredel’autre.
Laportedustudios’ouvreetunclientensortavecunpansementsurlemollet.Liamsortaprèslui,etmêmesijel’aidéjàaperçuplusieursfoisaujourd’hui,jenepeuxm’empêcherd’êtresurprise.Iln’apasl’aird’untatoueur.Ilparaîtàpeineplusâgéquemoi,etleseultatouagequ’onvoitsurluiestuneboussolederrièresonoreille.Iln’estpastrèsintimidant,cequim’arrange.Ilal’airduvoisindecampusàquionvaemprunterdespâtesparcequ’onsaitqu’ilesttropgentilpourrefuser.
Liamsalueletypeavantdesetournerversnous,unpeuconfus.Ilsaitqu’onaattenduunmoment,maisqu’onatellementenviedenostatouagesqu’onétaitprêtsàpatienteretmêmeàêtreharcelésparsacollèguependantdeuxheures.
—Àvous,lesamis,dit-ilenplongeantderrièrelacaisse.
Ilémergeavecunepiledepapiersqu’ilposesurlatablebassedelasalled’attente.—Vousvoulezledessinervous-mêmes,c’estça?Nevousinquiétezpaspourlataille,jevaisle
faireàl’ordi.Écrivezjustelesmots,fait-ilavantd’allerpréparerlestudiopournous.Tylerattrapeunstyloetsemetàécrire.Noterindas.Jamaisjen’auraiscrulerevoirtracerces
mots, et je tombe amoureuse de la façon dont il plie le poignet en écrivant. Puis il se redresse etexaminesonpapier.Leslettresnesontpastoutàfaitalignéesnirégulières,jetrouveçaenfantinetadorable, mais il n’a pas l’air du même avis car il froisse la feuille en secouant la tête, etrecommence.Cettefoisiltenteenmajuscules,maisçaneluiconvienttoujourspas.
Frustré,ilpasseunemaindanssescheveux.—Tropdepression,murmure-t-ilavantdeseconcentreràfond.Siçadoitresterpourtoujours,
autantquecesoitparfait.—Jeneveuxpasquecesoitparfait,Tyler.Jeveuxjustequecesoittoi.Ilsedétendunpeuetsemetàgriffonnerlesmotssansypenser.C’estencoreunpeutordu,mais
c’estsimple,naturel,exactementcequejeveux.—Çavacommeça?—Hmm.Jefaisminederéfléchirenimaginantlesmotssurmonavant-bras.—J’adore,dis-jepourfinir.Sansprévenir,jemelèveetplanteunbaisersursajoue.Apparemment,cettejournéeestplacée
souslesignedelaspontanéité.Àmon tour, je tentede faireensortequemonécritureait l’airplusmasculinequed’habitude,
puisLiamnousrejointensefrottantlesmains.—Bien.Quicommence?Toi,Tyler?Lesfillesneveulentjamaispasserlespremières.Jem’avancesansattendre,unpeuparcequejesuisnerveuseetquejeveuxparaîtrefortedevant
Tyler,etaussipourdéfiersaremarque.—Moijeveuxbiencommencer,dis-jed’untonfermemalgrémonappréhension.—Tuessûre?demandeTyler.—Ouais.—C’estparti,ditLiam.Viens.Ilouvrelaportedupetitstudioetnouslesuivonsàl’intérieur.Danslaminusculesalle,lesmurssontcouvertsdedessinsencadrés,desplusénormestigresaux
plusminusculesroses.Tylers’assiedaubordd’unetabledetatouageavecunairespiègle.Ondiraitqu’ilattendquejechanged’avisetquejeluidemandedepasseraprèslui.
—Installe-toi,meditLiamendésignantunsiègeencuir.Donc,tuleveuxàquelendroit?—Justelà.J’ai toujourscette stupidecolombesur lepoignetgauche.Si seulementRachaelnem’avaitpas
convaincue.Liam attrape la feuille et se tourne vers son ordinateur pour la scanner, ajuster la taille et la
réimprimer.Puis il trace lemotif surdupapier à transfertqu’il vientpresser à l’intérieurdemonavant-bras.
—Commenttutrouves?Ce n’est ni trop petit ni trop gros. Environ sept centimètres de long. Ça correspond à ce que
j’imaginais.—Çameva,dis-je.Jesouffleettentedememettreàl’aise.LetatoueurdeSanFranciscoavaitlamainlourdeetj’ai
souffert pendant quinze bonnes minutes. Le pire, c’est toujours l’appréhension. Je ne sais pascommentTylerpeutlefairesisouvent.
Liamenfiledesgantsenlatex,préparesonencreetsamachine,etmeditdemedétendre,cequimeparaîttoutbonnementimpossible.Merde.
Pourquoi suis-je si nerveuse ? Je l’ai déjà fait avant. Deux fois, et je n’ai jamais été aussiangoissée.Jecroisquec’estparcequec’estunénormeengagement.Lapremièrefois,jen’avaispaspensé une seule seconde que j’allais finir par le regretter. Je croyais que Tyler et moi serionsensemblepourtoujours.Jemefaisaisdesillusions,puisquedeuxsemainesplustard,ilestpartisansseretourner.Etpourtantmevoilààreprendreunrisque.Toutpourraitpartirenvrilledansquelquesmois.
MaisleregardchaleureuxetaimantdeTylermerappellequejesuisprêteàtoutdonnerpourqueçafonctionne,quenotrefamilleetnosamisl’acceptentounon.Jesuisprêteàm’engagermaintenant,àlefairesanslaisserpersonnenousbarrerlaroute.C’estcequesignifiecetatouage.Jesuisprête.
—Tuveuxquejetetiennelamain?metaquineTyler.—Oui,maispasàcausedeladouleur,hein.J’aiunefortetolérance.N’importequoi.Vraimentn’importequoi,mafille.Jesuisenpanique.Tylerrigoleets’avancepourcaresserledosdemamain.Liamapprochesonsiègedumienetsepenchesurmapeau.—Prête?—Mmm.Jesuisdéjàentraindememordrel’intérieurdesjoues.Et ça commence. Je serre les dents et ferme les yeux, agrippée à Tyler.Ça en vaut la peine.
Difficileàcroirequandmapeauestenfeuetquej’ail’impressionqu’onmemarqueauferrouge.J’entendsTylerréprimerunfourireetquandj’ouvreunœil,ilalamainsurlabouche.
—Désolé.C’estjuste…tatête,Eden.Hautetoléranceàladouleur,hein?—Distrais-moi.—Euh…qu’est-cequetupensesdeça?Jesuissonregardversundesdessinsencadrésquireprésenteunetêtedeclownridiculeavecdes
dentspointues.—Horrible.—Hé!faitLiamavecunregardsévèreavantderigoleretdeseremettreàl’ouvrage.Plusqu’unmot.Heureusementquec’estunpetittatouage.Durantlesdernièresminutesqu’ilprendpourleremplissage,jemedemandequellesserontles
réactions à ce nouvel ajout.Mon père détestait le premier sansmême savoir qu’il était associé àTyler,doncj’imaginequ’ilneserapasenchantéquandilverraqu’ilareparu.Maman,aucontraire,l’aadorédèsquejeluiaiexpliquésasignification.Elleaimaitbienquecesoit l’écrituredeTyler.Trèsmignonetpersonnel,selonelle.Ellevaêtrecontentedelerevoir.
—Etvoilà,annonceLiam.Qu’enpenses-tu?J’ouvre les yeux et lâche lamain de Tyler en observant avec satisfactionmon bras. Je souris
commeuneabrutie.Çasaigneencoreunpeu,maisçanemedérangepas.—J’adore.—Nickel,confirmeTyler.Nouséchangeonsunsourire.Liamenduitmontatouagedecrèmeetlepanse,puisjelaisselaplaceàTyler.—Vousêtesensembledepuiscombiendetemps?demandeLiam.JelèvelesyeuxaucieletlaisseàTylerlesoind’expliquerquenousnesommespasensembleet
quenoussommesdemi-frèreetsœur.—Çadoitfairetroisans,répondcelui-ciavecunsouriremalin.—Cool.
Tyler lui tend lepapieravecmonécritureet ilseremetau travail.Trèsvite,Tylerseretrouvetorsenu,lepochoirsurlapoitrine,prêt.
—Tuveuxquejetetiennelamain?dis-jequandlamachineseremetenmarche.—Oui,maispasàcausedeladouleur,hein.J’aiunetolérancetellementhaute.Jesuisplusintéresséeparsoncorpsqueparlaprogressiondutatouage.Jeluitienslamain,àmoitiéentranseàlaseulevuedesesabdos.Pourvuqu’ilneleremarque
pas.Sansmêmesecrisperunpeu,ilsortsontéléphoneavecnonchalanceetsemetàfairedéfilersesmessages. J’essayedenepas l’épier,mais je levoisenvoyerunSMSàEllaetunàEmily.Endixminutes,sontatouageestterminéetmêmesijenesuispastrèsobjective,jetrouvequemonécriturerendvraimentbiensursontorse.
— J’aimebien l’idée d’avoir chacun l’écriture de l’autre, commenteLiam tandis queTyler serhabille.Envoyez-moidesphotosquandvousaurezenlevélespansements.
—Pasdeproblème,ditTyler.LiamnousraccompagneàlaporteetTylerluiditqu’ilreviendradansquelquessemainespour
des retouches sur ses autres tatouages.Liamme regarde comme s’il comptait que jedisequemoiaussi,maissincèrement,jemepasseraidenouveauxtatouagespourlemoment.Alorsjemecontented’un«peut-être».
En retournant à la voiture, nous sommes surexcités, nous nous esclaffons chaque fois que nosregards secroisent et j’ai enviede retirermonpansementpourmontrermonnouveau tatouageaumondeentier.Moncœurbat la chamade,pas seulement à causedunouveau tatouage,mais surtoutparcequeTylerarborelemême.C’estsûrquec’estungroscliché,et lesstatistiquesnousdiraientcertainementquenousallonsleregretterdanstroismois,maislà,c’estparfait,pilecequ’ilfaut,etlameilleurechosequ’onauraitpufaireaujourd’hui.JecroisqueTylernepensemêmeplusàcequis’estpassécematin.
Ils’installederrièrelevolant,commeànotreretourdeMultnomah,etattendmesordres.Saufquejen’enaipas.J’aipassélajournéeàdéciderpournousdeux,alorsjedoismecreuserla
cervelle pour nous trouver une nouvelle excursion. Il est 17 h 30 et le soleil commence déjà àdécliner.Unjolicield’étélégèrementbrumeuxquinedemandequ’unejolievue.
Jesaisoùaller.—TuvoisVoodooDoughnut?SurlaIIIeAvenue?—Ah.Jecroisquej’aidevinéoùonva.—Tugâchestout!Maisjemeficheunpeuquecesoitunesurpriseounon.Tylerl’aforcémentdéjàvu,onnepeut
pashabiteràPortlandetignorerlesloganpeintengrosaumilieuducentre-ville.Nous y arrivons en quelques minutes malgré les bouchons de fin de journée qui ne nous
préoccupentpas lemoinsdumonde.Tyler chantepar-dessus la radioetmoi je le filmeavecmontéléphone,mortederire.Jenel’aijamaisvuaussiinsouciantetavenant.Jenemelasseraijamaisdelui.
Sur la IIIeAvenue, la file d’attente deVoodooDoughnut arrive jusque sur le trottoir, commesouventenété.QuandnouspassionsdevantavecMaman, ilyavait toujoursunmondefouentraind’attendredepouvoirmettrelamainsurl’undeleursdonutsaubacon.Maisnousnesommespaslàpourlesbeignets.Enfacedelaboutiquetrônentleslettresiconiquesquejen’aiplusvuesdepuisdesannées.
Sansquej’aiebesoindeleluiindiquer,Tylersegarejusteenfacedumurquinousintéresse.Àl’arrièred’unbâtiment,troismotsgigantesques,peintsenmajusculesjaunes.C’estladevisede
cettevilledepuisunedizained’années,dontseshabitantssontfiers,presqueuncodedevie:KEEPPORTLANDWEIRD1.
Portlandatoujoursétéunevilleétrange,inhabituelle,excentriqueetoriginale.Ailleursqu’ici,untypehabilléenpèreNoëlquijoueraitdelacornemuseenflamméesurunmonocycleseraitcataloguécommequelqu’undetrèsbizarre.ÀPortland,c’esttoutàfaitacceptable,voirenormal.Onpeutfairetoutcequ’onveutsansêtrejugéparl’opinionpublique,çam’amanqué.ÀL.A.,lapressionsocialedemener une vie parfaitemedevient insupportable, car c’est impossible.Les gens n’aspirent qu’à sefondredanslamasse.Ici,ontientàsedémarquer.
—Viens,ditTylerenfaisantletourdelavoiturepourm’ouvrirlaportière.Ilfaitencorechaudmalgrél’heuretardive.Jen’auraispasdûmettrecejean,etjedoisavoirl’air
d’une idioteavec lamanchedemonsweat remontéeetcegrospansement sur lebras. Je retrousserapidementmonautremanche,histoirequeçafassemoinsnul.
Tylers’assiedsurlecapotdelavoitureetretirevitesamainavecunegrimace.—Ouhlà,c’estpluschaudquejenecroyais.Monte.Jenevoispascequ’ilcomptefaire,maisj’aimecetteimprovisation,alorsjem’exécutetantbien
que mal. Il finit par m’attraper par le poignet pour m’aider à grimper. Nous nous installonsconfortablement,luiadosséaupare-brise,jambesallongées,etmoientailleur.Noussommesjusteenfacedugraffiti, sur leparking.Lesoleil tapeencoresur laville.C’estagréable, jeveuxapprécierchaqueminutedecettejournée.
—ÇanevautpasvraimentlepanneauHollywood,hein?commenteTyler.IlestentraindescruterKEEPPORTLANDWEIRDavecsonéternelsourire.Ilaraison,leslettres
d’Hollywoodsont certainementplusglamour,voyantes, etvisibles àdeskilomètresà la ronde. Icic’estbienplusmodeste,plusréaliste,çaressembleplusauxhabitantsdePortland.Unsimplegraffitisurlemurd’unvieuxbâtiment,dansunpetitparkingaumilieud’unquartieranimé,accessibleàtous.Pouvoirs’enapprocherdesiprèsdonnel’impressionqu’ilnousappartient,etjecroisquepourcetteunique raison, je lepréfère largementàces lettres idiotesperchées surMountLee,àuneheuredemarche.LepanneauHollywoodestdéconnectédumonde.
Plusj’ysongeetplusjecroisqu’enréalité,jepréfèrePortlandàSantaMonica.Jen’auraisjamaiscrucelapossible,etpourtant.Cetteville,ettoutcequ’ellereprésente,memanque.
—Jecroisqu’onestmieuxici,dis-jelesyeuxsurlemur.Excentrique,bizarre…Bizarres,c’estexactementcequenoussommes,Tyleretmoi,parceque
ceseratoujoursbizarre,detomberamoureusedesondemi-frère.Lesgensseronttoujourssurprisaudépart, ils mettront quelquesminutes à comprendre.Mais à Portland, on accepte l’étrangeté, et jecommenceàcroirequenousserionsbienplusintégrésiciquecheznous.Ici,onnoustrouveraitcooletaudacieuxdefaireuntrucdifférentetunpeurisqué.
—C’estparcequec’estlecas,ditTyler.Unequestiontourneenboucledansmatête,jedoislaposer.—Donctucomptesresterlà,n’est-cepas?TunereviendraspasàSantaMonica?Ilpousseunsoupir.Noussavonstouslesdeuxcommentçavasepasser:ilvaresterlà,etmoije
vaisretourneràlafacàChicagopourmadeuxièmeannée.Nousseronsséparés,ceàquoinousnesommesquetrophabitués.Jecommenceàtrouvertoutcelaextrêmementinjuste.
—J’avaisprévuderentrer,Eden.Jel’aitoujoursprévu,tulesais.Maisjenecroispaslepouvoirmaintenant,etsincèrement,jenesuispassûrdelevouloirnonplus.MavieestàPortland.Toutemavie, sauf toi. (Il rapproche les genoux de sa poitrine et les entoure de ses bras.) Je sais que çacomplique encore plus les choses,moi ici et toi à l’autre bout du pays pour trois ans,mais c’estcommeça.
Jemerapprochedoucementdelui.Toutdevientsoudaincalmeautourdemoi,malgrélebruitdesvoitures,lesvoixetlechantdesoiseauxdanslesarbres.Jen’entendsplusquelesondemoncœurquibat.
—Jecroisqu’onesthabituésauxchosescompliquées,dis-jedansunmurmure.Çapeutmarcher.Illèvelatêteversmoi,lesyeuxétincelants,uneesquissedesourireauxlèvres.—Qu’est-cequipeutmarcher,Eden?Saproximitémefaittournerlatête.Ilsaitexactementdequoijeparle,ilveutmel’entendredire.Et c’est si facile à dire, puisque pour une fois, cette pensée ne me rend pas nerveuse et ne
m’effraiepas.Enfait,ellem’excite.—Nous.Maintenant. C’est l’instant parfait que j’attendais. Situation, ambiance, timing, c’estma chance.
C’estmaprochainefois.Unemainsursajoue,j’attiresonvisageaumien,etjemelance.Jen’ypensemêmepas,jelefais,
c’est tout. Je ferme les yeux et mes lèvres trouvent les siennes, en douceur. Enfin, après avoir silongtempscruqueçan’arriveraitplusjamais.Jesuistellementsoulagéedel’embrasser,d’avoirfaitle premier pas.Très vite,Tyler pose unemain dansmes cheveux etm’attire à lui par la taille. Jeressens son soulagement, à lui aussi, tandis qu’il m’embrasse langoureusement en me tenantfermement,commepourneplusjamaismelaisserpartir.Luiaussiaattendulongtemps.Ils’estbattupourgagnermonpardon,avecunehonnêtetéetunesincéritéquejenepeuxqu’accepter.Parfois,ondoit se montrer égoïste. Parfois, on doit faire passer ses besoins avant ceux des autres, et je nepourraijamaislehaïrpourça.
Lentement,seslèvressedétachentdesmiennes,maisilnes’écartepas.—Si tuveuxqueçamarche,murmure-t-il, le frontcontre lemien,alors il fautqu’on le fasse
exister.Çafaittroplongtemps.J’attrape son visage dans mes mains et le regarde avec de grands yeux. Tout en moi est en
ébullition.Jem’étonnequemoncœurn’aitpasencorejaillidemapoitrine.—Est-cequeTylerBruceseraitentraindemedemanderdesortiraveclui?Ilnepeutréprimersonsourire,pluslargequejamais,débordantdebonheur.—Ondiraitbien,dit-il.Jenemelasseraijamaisdel’admirerdesiprès.Jeprendsunesecondepourplongermonregard
danssesyeuxvertémeraudequej’aimeàlafolie.—Alorsondiraitbienquejevaisdireoui.Jeposeànouveaumes lèvressur lessiennesetme laissealleràcette sensationavecaviditéet
impatience. J’oublie totalement que nous sommes aumilieu de Portland, jusqu’à ce qu’un type semetteàsiffler,unautreànousencourager,etunautreàfaire«ooohh».Toutesttellementparfaitàcetinstant,commesitouts’emboîtaitenfincorrectement.JemefichebienqueTylersoitmondemi-frèreparallianceounon.Çan’aplusd’importance.Nousavonsledroitd’avoirdessentiments l’unpourl’autre.D’êtreensemble.Nousenavonstoujourseuledroit.
Nous avons passé ces trois dernières années à nous battre pour que les autres nous acceptent,alorsquelesdeuxseulespersonnesquidevaientnousaccepter,c’étaitnous-mêmes.
Etaprèstoutcetemps,jecroisquec’estenfinlecas.
1.Cesloganpourraits’interpréterpar«Fiersdenosdifférences»,commeuneincitationàfaireensortequePortlandresteunevilleexcentrique(N.d.T.).
20
Jenemeréveillequ’à10heures.Cesderniersjoursm’ontépuisée.Unrayondesoleilfiltreparlestoreetillumineunepetitepartiedelapièce.JesuisdanslachambredeTyler,pasdanslesalon,danssonlit,passurlecanapé.Jesomnole,enveloppéedanssacouette.Avecunbâillement,jemeretournepourrencontrersesyeuxvertsetsonsourire.
Maislelitestvide.Jejetteuncoupd’œildanslachambre.JecroisqueTylers’estinspirédugraffitid’hiersoircar
aumilieudumur,ilainscrit,aumarqueurnoir:
J’aidûpartirbosser,désolémaistumemanquesdéjàetj’ailedroitd’écriresurmesmursparcequedetoutefaçonjevaislespeindrebientôt.Teamo.
Je ne peuxm’empêcher de sourire. Il est au travail, évidemment. Je passe unemain dansmescheveuxtoutemmêlés,j’aiencoremonmaquillagedelaveillesurlafigure.HeureusementqueTylern’estpaslàpourvoirça.
Jenemerappellemêmeplusqueljouronest.Mardi,jecrois.Qu’est-cequejesuiscenséefaireaujourd’hui?Commençonsparprendreuncafé.UncaféfaitparTyler,plusprécisément.
Jemelèvepourallerchercherdesvêtementspropresdansl’autrechambre.D’aprèsmes souvenirs, il termine son service àmidi, ce quime laisse peu de temps pourme
prépareretretrouvermoncheminjusqu’aucafé.Jenepassequedixminutessousladoucheenfaisantattentionànepastropmouillermonnouveautatouage,puisjem’habilleetmesèchelescheveuxdanslasalledebainspuisquec’estlaseulepiècedelamaisonquipossèdeunmiroir.Lesmecs.Aprèsunrapidemaquillage,jememetsenquêtedemontéléphone.
Je leretrouvesous lesoreillers.J’ai reçuunnombreinhabitueldemessagesdepuishiermatin.J’étais tropoccupéeparTyler et tout le restepour lesvérifier,mais c’est tout demêmebeaucouppourvingt-quatreheures.
Lepremierprovientdemonpère,à10h14hier.
Situcomptesremettrelespiedscheznousbientôt,inutiledetefatiguer.
Unautreà10h16.
Aucasoù tun’auraispascompris, tun’esplus labienvenuedanscettemaison.Vachez tamère.
Sonméprisnemefaitnichaudnifroid.JesavaiscequejefaisaisenquittantSacramentoavecTyler.Jesavaisqueçal’énerveraitencoreplus.
J’aiquelquesSMSdeMamanquiacomprisparelle-mêmequej’étaisàPortland,puisquej’auraisdûrentrerhier.Elleditquej’aifaitlebonchoixetmedemandedel’appelerquandj’aurailetemps.
Ilyamêmeunmessaged’Ellaquimedemandesitoutsepassebien.Jenerépondsàaucuncar jem’intéresseauxSMSdeRachael,ainsiqu’aunombrealarmantde
notificationssurmoncompteTwitter.Lepremiermessageestarrivéà7h58.
EuhtufaisquoiàPortland?
Puisunautre.
Tupeuxmedirecequisepasse??Jecroyaisquetuledétestais.
Untroisième.
Tuasrefaitcetattoo.Puréej’ycroispas.
Unquatrième,àquelquessecondesd’intervalle.
Sitonpèretetuepasavant,c’estmoiquileferai.
Jerelissesmessagesplusieursfois.Jeneluiaijamaisditquej’étaisàPortland,etencoremoins
pour le tatouage. En fait, je n’en ai parlé à personne, comment est-ce possible ? C’est là que jeregardemonTwitter.
J’aiété taguéedansun tweetetcen’estpasparRachael,quiest la seuleà faireçad’ordinaire.C’estTylerquim’ataguée.J’hésitequelquessecondesàcliquersursonprofil,etmacuriositéprendledessus.
C’estsapremièremiseàjourdepuisjuindel’andernier.
PassimalPortland,avecmacopine.
Postéà5heuresdumatin,avecdeuxphotosattachées.Lapremièremontrenos tatouages,monbrastendusursontorse.Nousl’avonsprisehiersoirenrentrant,aprèsavoirretirénospansements,etnousl’avonsenvoyéeàLiam.LadeuxièmephotoestunedemoientrainderiredevantleschutesdeMultnomah.
Cinquante-neuf likes, et pas un seul commentaire. Pas une insulte moqueuse. Pas une seuledémonstrationdedégoût.Rien,commesipersonnen’enavait rienà faire.Soitça, soit ilsont troppeurqueTylerleurbottelesfessess’ilsdisentcequ’ilspensent.C’estcequel’ancienTylerauraitpufaire.Paslenouveau.
Je comprends le message de Rachael maintenant. Elle est perdue. Vendredi dernier, je meplaignaisdedevoir passer leweek-end avecTyler, et tout à coupnousvoilà ensemble àPortland,avecdestatouagesassortisetdegrandssouriressurlevisage.Cechangementsoudainm’aprisedecourt,moiaussi.JenemerendaispascomptequeceseraitsifacilederetomberamoureusedeTyler.
J’envoieunmessagevagueàRachaelpourempêchersacombustionspontanée.
Les choses changent et les gens aussi☺ je te raconte en rentrant (et nemedemande pasquandparcequej’enaiaucuneidée).
Jevaischerchermabatteriedeportablecarmontéléphoneestpresqueàplatetmedirigeverslaporte.Tyler a heureusement pensé à scotcher un double des clés sur lemur, entouré aumarqueurpourquejelevoiebien.
Dehors,jechaussemeslunettesdesoleiletj’arrêteunedamequipromènedeuxchienspourluidemanderoùsetrouvelastationdetramlaplusproche.J’ail’aird’uneparfaitetouristeperduedansunezonerésidentielle.Jemarchequinzeminutes jusqu’à lastation,puis j’aivingtminutesde trajetjusqu’àPioneerSquareoùj’arriveàonzeheuresetdemie.
LecaféoùtravailleTylerestrempli,maispasbondé.Jefaislaqueueenscrutantlesserveurs.IlyaMikey,letyped’hier,ainsiquelafilledontjeneconnaispasleprénom.EtpuisilyaTyler,quial’airleplusheureuxetleplussympadesgarçons.Sesmanchesrelevéesjusqu’auxcoudesnelaissentapparaîtreaucundesestatouages.Tropaffairé,ilnem’apasencoreremarquée,etçamevatrèsbien.De cette façon, je peux l’observer autant que je veux, en toute tranquillité. Il est parfait sans faireaucuneffort.Jesongeàsesmainssurmoncorpshiersoir,seslèvressurmapeau,sesyeuxbrillantsquinequittaientjamaislesmiens,mêmedansl’obscuritédesachambre.
C’estMikeyquiprendlescommandesaujourd’hui.Ilmereconnaît.—SalutEden.Qu’est-cequecesera?Sespiercingsscintillentchaquefoisqu’ilfaitunmouvement.—Unlattevanilleavecdoublesupplémentcaramel,s’ilteplaît.Jemesensdéjàcoupable.Ilfautquej’arrêteça.Ilfautquej’arrêtedemeplaindrequejegrossis
en continuant à ingurgiter les aliments lesplusgras. Il fautque j’adopte lemêmeétat d’esprit queTyler:fairedeschangementsaulieud’attendrequ’ilsseproduisenttoutseuls.
—Attends.Enfaitjevaisprendreunamericanoavecdulaitécrémé,c’estpossible?Pasaussibon,maismoinsgras.—Pasdeproblème.Ilcollelepost-itaveclesautrescommandesetm’encaisse.Leprixestextrêmementbas.—Réduction amis et famille, fait-il avec un clin d’œil. J’ai écrit que tu étais là, ajoute-t-il en
baissantlavoix.IllanceunregardappuyéversTylerqui,toujourstourné,estoccupéàremplirdesgobelets.—Donne-luiquelquessecondespourqu’ilcomprenne.Jeglousse.Parfois,Tyleresttellementàcôtédelaplaque,cen’estpassûrqu’ilremarque.—Merci!Jemedéplace sur le côté pour attendremon café. Je regardeTyler avec un souriremalicieux
tandis qu’il lit une commande avant de faire le café avec la plus grande et la plus adorableconcentration.Ensuite la serveuse tend sa boisson au client etTyler prépare une autre commande,jusqu’àarriveràlamienne.Illèvelatêteetparcourtlasalledesyeux.Quandilmedécouvre,jeneluiaijamaisvuuntelsourire.
Ildonneleticketàl’autreserveuseetbousculeMikeypourrigoleravantdes’approcherdemoi.Moiquivoulaisqu’ilfassemoncafé,tantpis.
—J’espéraisque tuviendrais,dit-il ensepenchantpar-dessus lecomptoirpourm’entendreaumilieuduvacarme.Désolédenepasavoirétélàcematin.Jesuispartiavant6heures,jenevoulaispasteréveiller.
—Pasdesouci.J’aieutonmessage.Difficileàlouper.Ilrougitunpeuetbaisselatête.—Jevoulaist’écrireunmot,commedanslesfilms,tuvois,maisjen’avaispasdepapier.—Tuvasrefairelapeinturealors?—Ehoui.Sesyeuxtombentsurmonbras.Noterindasbrilletoujoursdetoutesanouveauté.—J’aivutontweet.JecroisqueRachaelafaitunecrisecardiaque.Ils’esclaffeensecouantlatête.—Jenecomptaispasleposter,etpuisjemesuisrappeléqu’onavaitdécidéden’enavoirrienà
fairedel’opiniondesautres.Aumoinsilsletiennentdirectementdemoi.—AttendsqueJamieledécouvre.Ohnon.Jelevoisdéjàbalancersontéléphoneàtraverslapièceavantdecourirlemontreràmon
père. Je n’imaginais pas vraiment annoncer ma relation avec Tyler à ma famille via les réseauxsociaux.
—Troptard,ditTyleravecdésinvolture.Ilm’aenvoyéunmessagequidisait:«C’estquoicebordel?»
Sacollègueapparaîtàsescôtés.—Tiens,fait-elleenmetendantmongobeletbrûlant.JelaremercieetTylerluiditqu’ilvalaremplacerdansuneseconde.Quandelledisparaîtànouveau,ilregardesamontre.—Encorevingtminutes.Jevaisaucentreaprès.Ettoi,tufaisquoi?—Jenesaispastrop.Maisj’ypasseraiplustard,c’estsûr.—Cool.Puis il prend un air penaud et jette unœil à sa collègue qui semble avoir dumal à garder le
rythmedescommandes.—Ilfautquej’yretourne.Il sepenchepourmeplanterun rapidebaiser aucoindes lèvres, et j’aperçoisMikeyquinous
regarde,laboucheencul-de-poule.JelaisseTyleràsontravailetsorsfaireuntour.Je connais le centre-ville de Portland commema poche, alors je me dirige droit sur Pioneer
Squareetmetrouveunemarchepourm’installeretsirotermoncafé.Franchement,ilestinfect.Ilestbienpréparé,maissongoûtn’arienavoiravecunlattevanille.
Pioneer Square est bondé, comme souvent. C’est l’été, le soleil nous fait l’honneur d’être aurendez-vous,etl’endroitesttoutindiquépourprofiterdelachaleurenobservantlespassants.Maissoudain, assise là à souffler surmoncafé, jeprendsconsciencequemêmesi je suisnée ici, jeneconnaispersonne.Lamoitiédesamisquej’avaisiciàseizeansontdéménagépourleursétudes.MafamillecôtématernelestàRoseburg,toutcommecelledemonpère.Enfait,jeneconnaisqueTyleretEmily,ici.EtAmelia.
Comment ai-je pu oublier Amelia ? C’était ma meilleure amie. Depuis notre rencontre ensixième,nousfaisionstoutensemble,maisnousnoussommeséloignéesquandjesuispartie.C’estlavie.C’est devenu compliqué de rester en contact,mais elle habite toujours ici, elle est à la fac dePortland.
Jesorsmontéléphone.Nousnousenvoyonsquelquesmessagesde tempsàautre,pourprendredesnouvelles,maisçafaittroisansquejenel’aipasvue.Ons’étaitprisesdanslesbras,enlarmes,
devantchezelle,ensedemandantcommentonallaitfairepourvivrel’unesansl’autre.Quandonestjeune,toutsembleêtrelafindumonde.Etauboutducompte,çanel’étaitpas.
Jel’appelle.Ceseraitinespéréqu’ellesoitdanslecoin,maisçanecoûteriend’essayer.Detoutefaçon,jedoislaprévenirquejesuisàPortland.
Ellefinitparrépondreaprèsplusieurssonneries.—Eden?fait-elle,trèssurprise.—Devinequoi!Elleréfléchitunesecondeetfinitparrépondre:—Aucuneidée,maistuvasmeledire.—Ehbien,jesuisencemomentmêmeassisedansPioneerSquare.—HEIN?TuesàPortland?—Ehoui!Depuisdimanchesoir.—Tropbien!Qu’est-cequetufaislà?Sonenthousiasmeestcontagieux.Ellem’aplusmanquéquejenecroyais.—C’estunelonguehistoirequejeteraconteraiquandjeteverrai.Tuesoùlà?Tuesoccupée?—Jesuissurlecampus,répond-elle,penaude.Elle sait que je vais lui demander ce qu’elle peut bien fabriquer à la fac pendant les vacances,
alorselleanticipe.—Jeprendsdescoursd’été,j’essayederattrapercertainesmatières.Maisviens!Jesuisdehors,
là.Tuvoisoùestlabibliothèque?Jelèvelesyeuxauciel.Amelian’apaschangé.Elleparlesuffisammentpournousdeux,ceque
j’appréciaisplusjeune.JesaisquelafacdePortlandn’estpastrèsloin.Jepeuxmarcheretmêmesilecampusestgigantesque,j’imaginequelabibliothèqueneserapasdifficileàtrouver.
—Jesuisenroute.—Jen’arrivepasàcroirequetusoislà!—Moinonplus.Àtoutdesuite.Écouteursauxoreilles,lavoixdeHunterHayesàfondmeprocureunesensationtrèsagréable.Je
suisd’excellentehumeur,lameilleurehumeurdecesdouzederniersmois.Jeprendsladirectiondusud,sourireauxlèvres,lunettesdesoleil,café,musiqueettatouagetout
neuf,commeunevraiePortlandienne.Jenemesuisjamaissentieautantchezmoidanscetteville.Laquitterduranttroisansestlameilleureidéequej’aieeue,etfinalement,jesuiscontentequeTylersoitvenuhabiterici.Çan’auraitpasétépareildansuneautreville.
J’atteinsrapidementlecampus.J’ysuisdéjàpasséeplusieursfoisquandj’étaisplusjeune,avecAmelia qui se plaisait à imaginer ce que serait la vie étudiante. Au départ elle voulait aller àl’universitépubliquedeCorvallis,dansl’Oregon,maisaumomentdefaireseschoix,elleapréféréPortland.Peut-êtrequecespromenades sur le campus l’ont fait changerd’avis.Quoiqu’il en soit,contrairementàmoi,ellenecomptaitpasquitterl’Oregon.J’aibienfaitunevisiteguidéeducampus,quand j’avais seize ans, mais c’était uniquement pour faire plaisir à Maman. Elle s’accrochait àl’espoirquejepuisseêtreintéresséeetquejenepartepas.Maispourmoi,lafac,c’étaitmonbilletpourquitterPortland.
Quelle ironie,derevenir troisansplus tardpourrevoirAmeliasur lecampus,commesinousavionsremontéletemps.Saufquecettefois,lesourireplaquésurmonvisagen’estpasforcé.Cettefois,toutvamieux.
Jesuisuninstantlespanneauxd’indication,avantdedevoirdemandermoncheminàuncouplequimedésigne lecoinde la rue.Arrivéedevant lebâtiment, je retiremes lunettespourscruter lesgensassisdansl’herbe,àl’ombredesarbres,ousurdesbancs,penchéssurdesbouquins.LecampusestbienpluscalmeenétéetjenemetspaslongtempsàtrouverAmelia.
Assise en tailleur dans l’herbe, un livre sur les genoux, une pomme dans unemain, téléphonedans l’autre, les écouteurs emmêlés dans ses cheveux, elle ne m’a pas vue arriver. Je me faufilediscrètement entre les arbres, avantdebondirpour l’attraperpar les épaules.Elle a tellementpeurqu’ellehurleetsapommeatterritsurlapelouse.
Toutlemondenousregardeetmoi,jesuismortederire.—Bonsang,Eden!s’exclame-t-elle,lesoufflecourt.Unemainsurlapoitrine,elleinclinelatêteetmerendmonsourire.Jesuispardonnée.Puiselle
meprenddanssesbraspourmefaireleplusgroscâlindemavie.Jelaserredeuxfoisplusfortetnousrestonsainsipendantlongtemps.
—Sérieusement,fait-elleensecouantlatête,qu’est-cequetufabriquesàPortland?Sescheveuxsontpluslongsquedansmonsouvenir,etplusblonds,jecrois.Jeluiaiditquec’étaitunelonguehistoire,maisenfait,c’estassezsimple.Jeprendsmoncourage
àdeuxmainsetdis:—Moncopainhabiteici.Mes paroles embrasent quelque chose enmoi, je sensmapeau se consumer à la seule joie de
pouvoirenfinprononcercemot.Jerougissanscomplexe.Jesuistellementheureused’êtrelà,souslesoleildePortland,avecAmelia,etdepouvoirparlerdeTylercommedemonpetitcopain.Jen’auraisjamaiscruçapossible.
—Waouh!Toncopain?Tusorsavecquelqu’undePortland?—Enfait,jesorsavecquelqu’undeSantaMonicaquiviticimaintenant.Elleestdanstoussesétats.Elleatoujoursadoréleshistoiresd’amouretlesfinsheureuses.—C’estqui?presse-t-elle.L’idéede ledirenemefaitpluspeur.Prononcersonprénomestsimplecommebonjour,mais
m’yhabituervaprendredutemps.—JesorsavecTyler,dis-jed’unevoixsûre,sanslaquitterdesyeux.Tutesouviensdelui?Mon
demi-frère?JenevaispascacherqueTylerestmondemi-frèreparalliance.C’estlavéritéetjen’enaiplus
honte.Levisageauxtachesderousseurd’Ameliasebrouille.Ellesembleattendrequej’éclatederireen
luidisantquec’estuneblague,maisjemecontented’arracherdesbrinsd’herbeavecunpetitsourire.C’estl’airdePortlandquimemonteàlatête.
—C’estvrai?faitAmelia.Elleparledoucement,aucasoùceseraitunsujetsensible,etcontinueàmefixer,incrédule.—Oui.Ilaemménagéiciilyaunan.Jeviensjustepasserquelquesjours.Ettoiçava?Comment
çasepasse,lesétudes?dis-jepourchangerdesujet—Oh,c’esttropbien!Sonvisages’illumine.Elleramassesonlivredechimie,unematièreàlaquellejen’aijamaisrien
comprismaisqu’Ameliaatoujoursadorée.—Moncursusestgénial,etlessoiréessontencoremieux.Jet’aiditquejemesuisfaitarrêter?Arrêtée?Amelia?N’importequoi…—Turigoles.—Pasdutout.Onm’alaisséerentreràpiedd’unesoiréealorsquej’avaisbeaucouptropbu.J’ai
dûpasserlanuitencellulededégrisementetpayerdeuxcentsdollarspourtroubleàl’ordrepublic.Apparemmentceseraitundélitdehurlerdanslarue,maintenant.
—Tuesdingue,dis-jeenriant.Ameliaesttoujourslapremièreàvouloirs’amuser.Elleprendtoutàlarigolade,çamemanque
denepluspasserdetempsavecquelqu’uncommeça.
—Jesais.Jem’appliqueàmecontrôlerpourquemesparentsnesoientpasobligésdemerenier.C’estsibonderireànouveauavecelle.Saprésencenefaitquerenforcerlesbonnesraisonsde
tomberamoureusedePortland.C’estpeut-êtreégoïste,mais jeveuxremplirmaviede toutcequej’aime.CommeTyler,Amelia,Portlandetlecafé,RachaeletEmily,lafac,lesexcursions,Maman,Ella,desidéesspontanéesetlachancedepouvoirtoujoursêtreaussiheureusequemaintenant.C’esttoutcequejesouhaite,toutenmêmetemps,parfaitementcombiné.
Jesorsdemespenséesetcroiseleregardd’Amelia.—Tuesobligéederesterlà?jedemande,innocemment.—Pasvraiment,pourquoi?Jeme lèveet rangeson livredanssonsacàdosavantde luiattraper lamain.Ellemeregarde
aveccuriosité,alorsjeluitendssonsacetdésignelechemind’oùjesuisarrivée.—J’aidesgensàteprésenter.
21
Surlecheminverslamaisondejeunes,j’aitoutletempsderaconteràAmelialaversionlongue.Je lui explique que Tyler et moi sommes amoureux depuis trois ans, mais que nous ne sommesofficiellement en couple que depuis environ dix-huit heures. Je lui parle de Dean, de la véritableraisondenotrerupture,quin’étaitcertainementpasunedécisionmutuelleetenbonstermes,commeje l’avaisprétenduavant. Je luiparledemonpère,qui est encoreplus conqu’avant, etquidétestenousvoirensemble.Jeluiracontel’étédernier,quandTylerestpartipendantunanetqu’ilétaiticiàmontersoncentred’accueilpourlesjeunes.Jeluidisquequandilestrevenu,jevoulaisqu’ils’enaille,maisquejesuiscontentedeluiavoirdonnéunesecondechance,parcequejen’ai jamaisétéaussiheureuse.
Ameliaécouteethochelatêteenessayantdedigérertoutescesinformations.Elledoitsûrementpenserquejenesuispluslamêmepersonne.L’ancienneEdenn’auraitjamaispristouscesrisques,elleneseraitjamaisrevenueàPortland,etn’auraitpasrougiàlaseuleévocationd’ungarçon.
—Voilà,tusaistout,jeconclusquandnousarrivonsaucentre.Ilsdevraientmettreunpanneaud’indicationici,lesgensdevraientsavoircequisecachederrière
cetteporte.Je la pousse et Ameliame suit à l’intérieur. Elle est nerveuse à l’idée de rencontrer Tyler et
Emily,maisjesuiscertainequ’ellevabiens’entendreaveceux.Impossibledenepaslesaimer,etjeveuxqu’ilsseconnaissent.
On entend de lamusique depuis les escaliers.Dans la salle, il y a bien plus demonde qu’hiermatin,l’endroitestaniméetremplidemusique,deriresetd’éclatsdevoix.
—Waouh,s’exclameAmelia,lesyeuxécarquillésdevantlapièceimmense.C’estlui?Tylernousaaperçuesets’approcheavecsonsempiternelsourire.—Oui,jemurmure,c’estlui.—Mmm.Tuasd’oresetdéjàmonapprobation.Jelèvelesyeuxaucieltandisqu’elleserecoifferapidement.—Contentdeterevoir,fait-il.Çafaitmoinsdedeuxheuresquenousnoussommesvusaucaféetmerevoilààsescôtés,comme
si j’étais incapable de rester loin de lui trop longtemps. Je peux. C’est juste que je n’en ai passpécialementenvie.
—Tunousprésentes?demande-t-il.—VoiciAmelia.
Pasbesoindeplusd’explications,ilsaittrèsbienquielleest,jeluiaidéjàparlédemameilleureamiedePortland.Monuniqueamie.
—Salut,faitcelle-cienclignantnerveusementdesyeux.Elles’apprêteàtendremaladroitementlamainmaisseraviseenpensantcertainementquec’est
tropformel.—Ah,enchantédeterencontrerenfin.JesuisTyler,le…—Copainetdemi-frèred’Eden,coupeAmelia.—Voilà!Il a l’air soulagé qu’elle le sache.Nous avions assez demal à être honnêtes avant,mais nous
faisonsdesprogrès.—OùestEmily?jedemandeenscrutantlafoule.J’espèrequ’ellen’estpaspartie,jeveuxqu’Amelialarencontre.—Àl’arrière,ditTylerendésignantuneportequejen’avaispasremarquéehier.Venez.NouslesuivonsetAmeliamedonnedescoupsdecoude,lesyeuxécarquillés.—Ilestmignon,glisse-t-elleenfaisantminedes’éventer.Certaines choses ne changent jamais. Au lycée, nous passions notre temps à baver sur les
terminaleenrougissantquandilsnousentendaient.Jelabousculeenréprimantunéclatderire.Tylernes’enrendmêmepascompteetsecontentedetaperuncodepourouvrirlaportedufondquidonnesurunesortederéserve.Emilyémergedederrièredescartons.
—Salut!fait-elleenreposantunpackd’eau.—Emily?faitAmeliacommesiellelareconnaissait.—Çaalors!Qu’est-cequetufaislà?J’échangeunregardconfusavecTyler,etdemande:—Vousvousconnaissez?—Euh, oui, répondEmily.Elleme fait le pop-corn gratuit chaque fois que je vais au cinéma
parcequ’elleveutabsolumentquejesorteavecsoncollègue.—C’estvrai,j’aihonte,ajouteAmeliaenrougissant.Jen’arrivepasàmerappelersiellem’adéjàditqu’ellebossaitdansuncinéma.Jel’imaginetrès
bienrenverserdupop-cornpartout.—MaisGreggaunfaiblepourtoi,c’esttropadorable.Tudevraisluidonnersachance.—Noooon,s’exclameEmilyquirougitàsontour.Aufait,jen’aijamaissutonprénom.— Amelia. Je suis la meilleure amie d’enfance d’Eden, précise-t-elle en prenant conscience
qu’Emilynesaittoujourspascequ’ellefaitlà.—Paspossible!—Lesfilles,jepeuxvousemprunterEdenuneseconde?demandeTyler.AmeliaetEmilyacquiescent.—Oui?jedemandeunefoisquenousavonsquittélaréserve.—Monpèreestencorelà.Ilal’airhésitant,presquecommes’ils’enexcusait.Jesaisquesonpèreestcenséêtreunrepenti
qui tented’arranger leschoses,mais j’aidumalàmedébarrasserde lahaineque j’éprouveàsonégard.
—Pourquoi?—Iltermineuntrucavantd’alleràl’aéroport.Ilvoudraitterencontrer.Officiellement,quoi.Il
trouvequevousn’êtespaspartisdubonpiedhier,c’estunpeumafaute,jenet’avaispasprévenue.—Hmm.BienquejemépriselepèredeTyler,macuriositél’emporte.J’aibienenviedesavoircequ’ilaà
dire.Çafaittroplongtempsquej’entendsparlerdeluipourlaisserpasserl’occasion.
—D’accord,jevaisluiparler.UnéclairdegratitudepassedanslesyeuxdeTylerquimeprendparlamainpourm’emmenerau
bureau.Çam’agaced’êtreaussinerveuse.—Papa,Edenestlà,dit-ilenpoussantlaporte.Jen’entendspaslaréponsedePetermaisTylermefaitentrerdanslapetitepièce.Sonpèreestassisdanslegrosfauteuildecuir,despapiersétaléssurlebureaudevantlui.Ilporte
unechemisebleupâleboutonnéejusqu’enhaut,ettientunstyloplumeentrelesdoigts.Unemontreenordépassedesamancheetjemedemandecommentuntypeaupassésihorriblepeutsedonnerl’aird’avoirréussidanslavie.
—BonjourEden.Commehier,savoixdouceetlachaleurdanssonregardmesurprennent.PluspetitqueTyler,ila
les yeux d’un vert moins brillant et le menton moins bien dessiné. Il va pourtant falloir que jem’habitueàleurressemblance.
—Bonjour.Pendantlesilencequis’ensuit,jevoisTylerreculerpoursortirdubureau.— Il vaut mieux que je retourne bosser, dit-il avec un sourire crispé, avant de disparaître en
refermantlaportederrièrelui.JemeretrouveseuleavecPeter.C’estatrocementgênant,d’autantqu’ildoitsentirmonhostilité.
Lefaitquejemetiennedevantlebureauetqu’ilsoitdanscegrosfauteuilnefaitrienpourarrangerlasolennitédelasituation.Heureusement,ilselèveetfaitletourdubureaupourmerejoindre.
—Jecomprendsque tunem’aimespas, commence-t-il. Jene t’enveuxpas. Jenem’aimepastropnonplus.Maistuesla…lapetitecopinedeTyler,c’estbiença?
—Oui.—Alorsj’aimeraisquenoussoyonsenbonstermes.Monvisagerestedemarbre.Est-ceque jepeuxresterenbons termesavecquelqu’unquiafait
vivreunenferàTyler?Jenepourraijamaisluipardonner,alorsdelààl’apprécier…—Cequevousavezfait…Jenepeuxmêmepasterminermaphrasetellementçamerendfurieuse.Rienqueleregarderme
vrillelesnerfs,alorsjefermelesyeuxetbaisselatête.JecommenceàcomprendreàquelpointçaadûêtredurpourTylerdeluireparler.Moi,jen’yarrivepas,alorsquejenefaismêmepaspartiedel’histoire.
—Jeregrettechaquejourcequej’aifait.Quandjelèveenfinlatête,Peterarboreuneexpressiondetristesseinfinie.Pendantunefraction
deseconde,sesyeuxnesontplusverts,maisdeuxnéantsnoirsetlas,lerésultatd’annéesderegrets.Sonairabattusemblenaturel,commesisestraitsétaientrestéscommeçadepuistroplongtemps.
—J’aitoutperdu,etjeleméritais.J’aiperdumonaffaire,macarrière,maréputation,maliberté,mesparentsetmoi-même.Maislepiredanstoutça,c’estquej’aiperdumafemmeetmesenfants.Tuas ledroit denepasm’apprécier,Eden,mais il fautque tu sachesque je faisdemonmieuxpourarrangerleschosesavecTyler.Sijesuislà,c’estpourlui,parcequ’ilméritequesonpèrefassetousleseffortsdumondepourluimonteràquelpointilestdésolé.
Jenesaispastroppourquoiilmedittoutça,maisjesuiscontentequ’illefasse.L’entendredesabouchemerassure,d’autantquesesparolesont l’airsincères,mais jeveuxquandmêmeexprimermonopinion.
—Jevoisquevousessayez,dis-je,ethonnêtement,jerespectelefaitquevoussoyezalléàtoutescesséancesdepsyavecTyler.Maisvousn’avezpasvudansquelétatilétait, ilyatroisans.Voussaviezquetoutlemondepensaitquevotrefilsétaituncon?Toutlemondeavaitpeurdeselemettreàdoscarilétaitagressifetviolent.Ilbuvaitetsedroguaitpournepasavoiràpenseràl’enferque
vous lui avez infligé.Peut-êtrequevous savez tout ça,maisvousne l’avezpasvudevospropresyeux.Vousn’avezpasvucommeilétaitdétruitetjenecroispasquevoussachiezàquelpointilatravaillédurpourdevenirmeilleurqueceenquoivousl’avieztransformé.
Jereculepourmieuxlefusillerduregard.—Donc vous avez peut-être mon respect, mais vous n’aurez jamais mon pardon. Et je vous
promets…jevousprometsquesivousfichez toutçaen l’air,vousn’aurezpasaffairequ’àTyler,vousaurezaussiaffaireàmoi.C’estvotredernièrechance.
Petersecontented’acquiescer.Ilestpeut-êtrehabituéàcegenredediscours,oualorsill’accepte,toutsimplement.Ilretourneaubureauetjel’observerassemblersesaffairesetrangerdesdossierspourvoirs’ilalesmêmesmaniesqueTyler,maisheureusementnon.Saufquandilpasseunemaindanssescheveux,commehier.
—Jedoisyaller,medit-il.Jerevienslemoisprochain,onseverrasi tuesencorelà.J’aiétécontent de te rencontrer enfin, et vraiment, tu peux me croire quand je te dis que tu n’as pas àt’inquiéter.
—D’accord.Nousnesommescertainementpasenbonstermes.Çavaprendreplusdetempsqu’unediscussion
dequelquesminutespourquejeparvienneàtolérersaprésence,maisjeveuxessayer,pourTyler,etparcequejeveuxmoiaussitenterd’améliorermavie,pasàpas.AlorsjevaisfairedeseffortsavecPeter.
Avec un petit sourire, il sort du bureau, et quand je le suis quelques secondes plus tard, jel’aperçoissedirigerverssonfils.Jenepeuxm’empêcherdelesregarderensemble.C’esttellementdéstabilisant,çamedonne lanausée.C’estdifférentmaintenant, suis-jeobligéedeme rappeler. Ilsessayentd’arrangerleschoses,ceseralongcarilsn’ontpasl’airtrèsprochesl’undel’autre.Cequinelesempêchepasd’échangerunepoignéedemain,aprèsquoi,Peters’enva.
Tylerretourneàsesoccupations,c’est-à-direparleràunefillemaussade,adosséeaumur,brascroisés,alorsjevaischercherAmeliaàlaréserve.Nousdécidonsderesterunpeuaucentre.Nousn’avons rien à faire de particulier aujourd’hui et Tyler et Emily ont l’air d’apprécier notrecompagnie.
Nousdonnonsmêmeuncoupdemain :Amelia remplit lesdistributeurs etmoi, j’organise lescartons dans la réserve.Entre lamusique à fond et les allées et venues des ados, l’atmosphère estvraimentgéniale.L’après-midipasseàunevitessefolleetjesuisraviequ’Amelias’entendesibienavec Tyler et Emily, ce sont trois personnes qui comptent beaucoup pour moi. D’ailleurs Emilys’amusetellementqu’elledécidederesteraprèssesheuresdetravail.
Mêmelesadossemontrent trèsamicaux.Jemebaladeparmieuxpourbavarderet rireà leursremarquesetleurssarcasmes.JecomprendspourquoiTyleretEmilyaimentveniricitouslesjours.Cet endroit irradie la positivité. Mais être heureuse comme ça, c’est épuisant quand on n’est pashabituée.
Ilest21heurespasséesquand lederniergamins’enva.Tyler luiaparlé longtemps.Emilyestpartieà19heuresetAmeliaà20heures.Ilnerestequenousdeux,etj’aipatientépournepasavoiràprendreletrametrentrertouteseule.
—Alors,qu’est-cequetupensesd’Amelia?jeluidemandeunefoisquelecentreestplongédansunsilenceinhabituel.
—Elle est sympa.C’est cool que tu aies pu la voir, et encore plus cool qu’elle soit encore àPortland.Çatefaitunepersonnedeplusquetuconnaisici.
—Oui,ondiraitquePortlandn’estpassimalfinalement.Sonrictusm’indiquequ’ilseretientdedire:«Jetel’avaisdit.»
Dehors,lecrépusculeesttombéetlecielassombrieststriéderoseetd’orange.TandisqueTylerverrouille la porte, je collemonvisage contre son dos et passemes bras autour de sa taille. Il seretourne.
—Çateditunepetiteexcursionnocturneàlaquincailleriepouracheterdelapeinture?
Jemets du temps à le convaincre de choisir le blanc cassé au lieu du rouge vif. La règle descouleursneutresn’apasl’airdeluiparler,maisaprèsuneheured’argumentation,noussommesderetouràl’appartementarmésdehuitpotsdepeintureblanccassé.
Lesmursdusalonsontblancsetontbesoind’unsérieuxrafraîchissement.Notreplanconsisteàrepeindre l’appartement entier dans les prochains jours. Dans la voiture, l’idée semblait chouette,mais maintenant, pinceau en main, vêtue d’un vieux jean et d’un grand tee-shirt de Tyler, monenthousiasmes’amenuise.
—Ondevraitcommencerparmachambre,pourcouvrircemessage,proposeTyler.Ilaenfiléunjogginggrisetuntee-shirttoutsimpleetcommetoujours,ilestsexysansfairele
moindreeffort,alorsquejeressembleàuneclodo.—C’estparti.Nousattraponschacununpotetallonsdanssachambre.Çanenousprendquequelquesminutes
pourdéplacerlelitdansl’autrechambreetcouvrirlesol.Ilest22heurespasséesetjecommenceàmedirequenousdevrionspeut-êtreattendrelelendemain.Ilsefaittard.
Jemeprendsàsourirebêtementdevantlesmotsgriffonnéssurlemur,quandTylerentredanslapièceetmelanceunregardcurieux.
—Ilesttempsdes’ymettre,dit-il.Il s’accroupit pour ouvrir le pot et verser la peinture dans un plateau. Je ne m’étais jamais
imaginéTylerdugenrebricolo.Ilesttropadorablequandilessayedeseconcentrer,çamefaitrire.Jesaisque jesuiscenséepeindre lesplinthes,mais jesuis tropoccupéeà l’observerpourêtre
utileàquoiquecesoit.Ilsemetàrecouvrirlesmots,maismoi,jenevoisquelui:chaquefoisqu’iltendlebras,sontee-shirtsesoulèvepourrévélerl’élastiquedesonboxernoir.
—Commenttutrouves?demande-t-ilenmesortantdemarêverie.Surlemur,touslesmotsontdisparu,saufdeux.Teamo.Tylermeregardedesesyeuxbrûlants,jecroisqu’ilmemetaudéfidel’embrasser.Défiqueje
relèveraisansmefaireprier,maisnonsansl’avoirtaquinéavant.Jem’avancepourplanterunrapidebaisersurseslèvresavantdemereculertoutaussivite.
—Oùestlemarqueur?—Danslacuisine.Premiertiroiràgauche.Jem’éclipseavecunsouriremalinetjereviens,feutreenmainpourmeplacerderrièrelui.—Alors,àquoivateservircemarqueur?Jecroisqu’illesaitdéjà.Jem’approchedumuret,endessousdesdeuxmotsrestants,j’écris:je
t’aime1.—Commenttutrouves?dis-jeenl’imitant.Cettepeinturen’avancepastrèsvite.LesyeuxdeTylers’illuminent,sonsourires’élargitetsoudain,ilestdevantmoietm’embrasse
avectantd’énergiequejesuisforcéedereculerdequelquespas.Pas le temps pour les longs baisers langoureux ce soir, nous sommes trop impatients, trop
joueurs, notre attirance est difficile à ignorer. Sa langue trouve lamienne. Je crois que je nemelasseraijamaisdel’excitationquemeprocurentsesbaisers.J’enailachairdepouleetmesjambessedérobentsousmoi.C’estlasensationlaplusfantastiquedumonde.
Ses mains descendent sur mes hanches, puis sur mes cuisses. Il me soulève. Mes jambess’accrochentàsataille,mesbrasautourdesoncou,jesenssesmainssurmesfessestandisqu’ilmepoussecontrelemur.Lapeinturehumidesecolleàmontee-shirt.
Detoutl’espacedumur,Tylerachoisileseulendroitdepeinturefraîche.—Tul’asfaitexprès!jem’exclamedevantsonsourireespiègle.—Ilvautmieuxquetul’enlèves.Maisillefaitpourmoi.Ilmetienttoujourscontrelemuretmeretiremontee-shirtd’unemain.Lapeintureestglacéecontremapeau,maisçanemedérangepas.Lesmainsdanssescheveux,je
fermelesyeuxetmelaissealleràlasensationdesabouchesurmonoreille,monmenton,moncou.Sesdoigtssontchaudssurmeshanches,unedesesmainsremonteàmonsoutien-gorgequ’ildétacheetlancederrièrelui.
Jeluiretiresontee-shirtàmontour.J’aimelacouleurdesapeau,naturellementmate.Sesabdosnesontplusaussiprononcésqu’avant,maisilssonttoujourslà,bienvisibles.Chaquemuscledesontorse est bien dessiné, de ses pectoraux, où se trouve son nouveau tatouage, aux muscles de seshanchesquidisparaissentdanssonboxer.Sesbicepssecontractentsousmonpoidsetsesveinessontsaillantes.
—Tantpispourlapeinture,fait-ilenriant.Il embrasse mon front, mon nez, mes joues, le coin de mes lèvres, et me regarde, plein
d’admiration,dedésiretd’amour.Mesyeuxdoiventrefléterlamêmeexpression,jecroisquejeseraiéternellementamoureusede
lui.Ilestparfaitpourmoi.—Est-cequ’onallaitvraimentrepeindre,detoutefaçon?—Non.Çac’estbeaucoupmieux,ajoute-t-ildansunmurmure.Seslèvrestrouventànouveaulesmiennes.Ilmedécolledumuretmeporte,toutencontinuantà
m’embrasser,jusqu’àl’autrechambre.—Donne-moiuneseconde,dit-ilenmereposantpourinstallerlelitaussivitequepossible.Mesyeuxtombentsurlasalledebainsetuneidéemetraversel’esprit.Jerepenseàcettenuit-là,à
New York l’été dernier, dans la douche de chez Tyler, le soir du 4 Juillet. Tout s’était arrêtéprécipitammentavecl’arrivéeinopportunedeSnakeetEmily.
Jeletireparl’élastiquedesonpantalonpourl’entraînerjusqu’àlasalledebains,avecunsourireenjôleur.
—Est-cequ’onaterminécequ’onavaitcommencéàNewYork?Il met une seconde à comprendre à quoi je fais allusion, et ce que je suggère. Quand ça lui
revient,ilafficheungrandsourire.—Non,jenecroispas.Noustitubonsdanslapiècesombre,lecarrelageestfroidsousnospieds.Jemetiensaulavabo
pour enlever mon jean et j’entre dans la douche. L’eau jaillit et les éclaboussures de peinture sedétachentpetitàpetitdemondos,commelesmotsqu’yavaitinscritsTylerl’annéedernièreaufeutrenoir.
L’eaudégoulinesurmonvisage.LasilhouettedeTylersedétachedansl’obscurité.Ilenlèvesonjogging,puissonboxerethésiteuninstant,lesyeuxsurmoi.
Je lui prends la main et l’entraîne dans la douche, nos corps enlacés sous l’eau, comme ladernièrefois.Saufquecettefois,iln’yapersonnepournousinterrompre.
1.Enfrançaisdansletexte(N.d.T.).
22
Tylerasonjeudimatindelibreetadécidéd’échangersesheuresavecEmily,pourquejepuissepasser lamatinéeavecelle. Ilestpresquemidietnousnouspromenonsdans lecentre-villedepuisbientôttrenteminutes,àfairelesmagasins.Letempsn’estpasaubeaufixeaujourd’hui.Ilfaitchaud,maisd’épaisnuagescachentlesoleil.
— Qu’est-ce que tu penses de celle-ci ? demande Emily qui a enfilé une mini-jupe noire ets’admiredanslaglace.
Jenesaispaspourquoiellemedemandeça,jenesuispasvraimentlareinedelamode.—Pourquelleoccasion?—Jenesaispas,unesoirée?—Pasmal.Jesorsdumagasinpendantqu’ellepaye.Cesdeuxderniersjours,jesuisunpeuailleurs.Jesuisprésentephysiquement,maisdansmatête,
c’est une autre histoire. Il s’y passe beaucoup trop de choses, il y a trop de questions encore sansréponses. Recoller lesmorceaux dema vie ne se limite pas à faire se rencontrermes amis. Hiermatin,j’aiprislentementconsciencequemêmesij’adoreêtreàPortland,cen’estquetemporaire.JedoisretourneràChicagodansdeuxmois,etalors,toutpourraitpartirenfumée.Jen’arriveplusàmedébarrasserdel’idéequetrèsbientôt,Tyleretmoiseronsànouveauséparés.Çamedonnelanausée.
—OndevraitallervoirAmelia,suggèreEmilyensortantdumagasinavecsonsacdecourses.Lecinéoùellebossen’estpastrèsloin.
—Allons-y.Je suis sûre qu’elle sera contente de nous voir, le cinéma doit être vide un jeudi enmilieu de
journée.Pourtant,mêmel’idéedevoirAmelianeparvientpasàmemettredemeilleurehumeur.Àdirevrai, jenedétestepas simplement l’idéededevoirpartir, je suis terrifiée.Tout sepasseenfincommej’enrêvais,nousnoussommestellementbattuspournotrerelationqu’uneséparationpourraitl’endommager.Onneserapeut-êtrepascapablesdelagérer.
—Emily,jepeuxteposerunequestion?—Évidemment.Elleatoujoursétédebonconseil.J’adoreluiparlerparcequejesaisqu’ellemediratoujoursla
vérité.—TucroisqueTyleretmoionarriveraàgérerunerelationlonguedistance?«Longuedistance»,rienquelenomestnul.Elles’arrêtenet,etmeregardedroitdanslesyeux.
—C’estàcausede la fac?Oui, je suis sûrequeçamarcherait.Vousêteshabituésàêtre loin.Allez, Eden, ajoute-t-elle, en constatant la tristesse quim’envahit. Essaye de ne pas trop y penser.Profitedetonété.
Ellen’apas tort : jeneveuxpaspasser lepeude tempsqu’ilmeresteavecTylerdemauvaisehumeur.
Nousarrivonsdevantlecinéma.Ilyaquelquesclientsmaisrienàvoiravecleslonguesqueuesdu vendredi soir. Amelia est à son guichet, occupée à observer sesmains. Elle a l’air demourird’ennui.Lajoieselitdanssesyeuxquandellenousaperçoit.
—Salut!fait-elleensortantdesonguichet.—Jolichapeau,dis-jeenriant.Sonuniformeestridiculeetcommec’estunebonneamie,j’ailedroitdelataquiner.—Etquediredecepantalon,jecommenteenpouffant.—C’estl’enfer.Elleretiresonchapeauetsescheveuxrestenten l’airquelquessecondesàcausede l’électricité
statique,cequinefaitqueredoublermonfourire.—Qu’est-cequej’aifaitpourmériterça?Jesuisbonneélève.Jeprendsdescoursd’été.Jen’ai
jamaisditàmesparentsquejelesdétestais.Jen’aifrappémasœurqu’uneseulefoisdansmavie.Jen’aijamaisfaitdequeuedepoissonsurl’autoroute.JemefaisarrêteruneseulefoispouravoircriédanslarueetDieulà-hautdécidequejemériteça?
C’estcequej’adorechezAmelia,c’estunevraiecomédienne.Àl’école,elleétaitàfonddanslethéâtreetparticipaitàtouteslespièces.
—Àquelleheuretutermines?demandeEmily.—14heures.Ellepousseunprofondsoupirenconstatantqu’iln’estquemidietdemi.—Aprèsj’aiuncoursde15heuresà17heures.Jedétestelejeudi.Ah,etGreggt’avue.Elledésignedelatêtelestanddepop-cornoùuntype,affublédumêmechapeausurmontécette
foisd’unhot-dogenplastique,nousobservesanssecacher.IldoitavoirlavingtaineetnoussouritavecdegrandsgestesversEmilyquandnousnousretournons.
Ellesecontentedesecouerlatête.—Bonsang,Amelia,pourquoituluiasditqu’ilm’intéressait?—Maisregarde-le!Commentétais-jecenséeannonceràcettepetitebouilled’angequetun’avais
paslamoindreenviedesortiraveclui?Jeme détourne un instant de la conversation car un petit groupe de spectateurs vient de sortir
d’une salle. Trois types portent des vêtements de la fac de Portland. Un en sweat vert marquéPORTLANDSTATEdevant,unautrearborantunecasquettePSU,etletroisièmeentee-shirtvertPSUVIKINGS.
PortlandStateUniversity.Soudain, je ne pense plus qu’à ça. Amelia va en cours là-bas. Le campus. Les innombrables
tentativesdemamèrepourmeconvaincredem’yinscrire.Oui, soudain, toutdevientclaircommede l’eaude roche.Lesmorceauxdupuzzle s’emboîtent
parfaitement.—Eden?—Hein?EmilyetAmeliameregardentd’unairsoucieux.J’aidûpartirassezloin.—Amelianousdemandesionveutvoirunfilm.Moijen’airienàfairejusqu’à14heures.—Emily,dis-jed’unevoixdécidéequilesétonnetouteslesdeux.Jesuisvraimentdésolée,mais
j’aiuntructrèsimportantàfaire.
—Quoi?Jem’éloignedéjà.Pasletempsdeleurexpliquer,maintenantquej’ail’idéeentête,çadevientune
urgence.—J’aiuncampusàallerrevoir,jelancepar-dessusmonépaule.
JerentrechezTylerpar le tram,unepiledenotesdanslesmains.Ilest18heureset lesoleila
enfinpercélesnuages.Tylerseralàpuisqu’ilm’aenvoyéunmessageilyauneheureensortantducentrepourmedemanderoùj’étais.
Jesuissurexcitée.Jemerépètecequejem’apprêteàluidire,impatientedevoirsaréaction.J’aiprisladécisionlapluslogique,cellequimesemblelameilleurepourquemavieprenneladirectionque je souhaite : je serai entourée de gens que j’aime, dans une ville que j’apprendsmaintenant àdécouvriretàapprécier.J’aienviedemesentirtouslesjoursaussibienquecesdernierstemps.
Quand j’arrive à l’appartement, j’ai la gorge sèche : comment vais-je annoncerma décision àTyler?Unefoisqueceseraprononcéàvoixhaute,çadeviendraréel.
Leseffluvesdepeinturem’assaillentdèsl’entrée.Ilyadelamusique,lecanapéadisparuetlesolestbâché.Tyleradéjàpeintlamajeurepartiedesmurs.Ilmetourneledos,torsenu,etj’admireseslargesépaules,lacourbedesacolonnevertébrale…
Ilnem’apasentendueentrer.Jem’approchesurlapointedespiedsetl’entouredemesbras,avecunbaisersursonomoplate,àl’endroitdesontatouageguerrero.Ilsursaute.
—Enfin!s’exclame-t-ilenseretournant.Emilym’aditquetuluiavaisfaussécompagniesansraisoncematin.Tuesalléeoù?
Je souris jusqu’aux oreilles etme colle contre sa peau tiède. Soudain, toutmon petit discourss’envole,jenemerappellepluscequej’avaisprévudeluidire,ettoutcequisortc’est:
—JeresteàPortland.Tylerhausseunsourcil.—Toutl’été?—Non.JeresteàPortlandpourdebon.—Mais…tudoisretourneràlafac.—C’estcequejevaisfaire,dis-jeencaressantsontorse.MaisàlafacdePortland.Lesilencequis’ensuitdureuneéternité.Sonregardestemplidepanique,alorsquejem’attendais
àlevoirravi.Déçueparsaréaction,jem’écarte.Rienàvoiraveccequej’espérais.—Jevaisfairetransférermondossierd’étudiante,Tyler.Ici.Àl’universitédePortland.Encoreunsilence.Puis,ilexplose:—Tuescomplètementdingue!Jenepeuxpastelaisserchangerdefac,Eden.Onpeutavoirune
relationàdistance.JeviendraitevoiràChicago.Quoiqu’ilarrive,tunepeuxpaschangercommeça.Tu n’arrêtais pas d’encenser ta fac, etmaintenant tu vas laisser tomber comme ça ?Mais d’où çasort?
Jeluitendsmapiledenotes.—J’aipassélajournéeàfairedesrecherchesàlabibliothèque.Ameliam’alaisséeutiliserson
compte.J’ail’impressiondedevoirdéfendremoncas.Soudain,toutesanégativitémeremetlespiedssur
terre.—C’estsûrquecen’estpasaussibienqueChicago,maisleurcursusdepsychoaboutittoutde
mêmeà l’unde leursmeilleursdiplômeset jepeuxfacilementfaire transférermescrédits.Tusaisquej’adoreChicago,maisc’esttellementloindeceuxquej’aime.J’aidescopineslà-bas,maiscenesont pas mes meilleures amies, alors que toi tu es là, Amelia aussi, Emily aussi, du moins pourquelque temps, et ma mère habite dans l’État d’à côté. Ça signifie aussi que mon père sera plus
proche. C’est dommage,mais je peux survivre. Et l’université de Portland fait très facilement lestransferts.VenantdeChicago,c’estquasimentsûrqu’ilsm’acceptent.
Tylermerendmespapierssansmêmeyjeterunœil.J’aiécrit toutcequej’avaisàsavoiretàfaire.
—Depuisquandtupensesàça?Pourquoitunem’enaspasparléavant?—Jemesuisdécidéeaujourd’hui.Ildoitavoirl’impressionquejemeprécipite,maiscen’estpaslecas.Çameparaîtlameilleure
solution.Jesuisplusqu’enthousiasteetjenepensequ’àçadepuiscematin.—Pourquoiprendreunetelledécision?melance-t-il,incrédule.Ilmecontournepouralleréteindrelamusique,ets’adosseàlafenêtre,brascroisés.—TuneveuxpasquejeresteàPortland?Jenecomprendspassaréaction.—Biensûrquesi,murmure-t-ildansunsouffle.Soudain,sonvisageetsavoixs’adoucissent.—Maispascommeça.Pasauprixde tesétudes.Parcequeje te jure,Eden, je te jure…quesi
c’estparcequetuneveuxpasêtreàChicagopendantquejesuisici,tun’aspasintérêtàlefaire.Çan’aaucunsens,etenplusjemesenscoupable,commesituabandonnaistoncursusàcausedemoi.
Ah.C’estdoncça.Jem’approchelentementdelui.—Quandjemedemandequellevillej’auraisleplusdemalàquitter…laréponse,c’estPortland,
Tyler.Jenefaispasçapourtoi.Je lefaispourmoi.Tuasfait teschangements,maintenantc’estàmontour.
—Tumelepromets?J’acquiesceetleprendsànouveaudansmesbras.—C’estpromis.Jesuisplusheureuseici.C’estpourçaquejeveuxrester.Jeveuxfairemavie
ici.Ilsaisitmonvisageentresesmains.—Tuessûredetoi?—Plusquejenel’aijamaisété.—Alorsemménageavecmoi,dit-iltoutbas.Sesmotsrésonnentdansmatêtetandisqu’ilmecouvredebaisers.—Jen’aipasencorebeaucoupdemeubles,maislesmurssontfraîchementrepeints.Lequartier
estagréable.Ilyabeaucoupdechiens.Lecentre-villen’estpasloin.Qu’est-cequetuendis?C’estsûrementmieuxqu’unechambred’étudiant.
—Jediscarrément!Maispourcommencer,jedoisretourneràSantaMonicaleplustôtpossible.Jevaisréservermonvol.
—Pourquoiça?—J’aibeaucoupdechosesàrégler,dis-jeavecunlongsoupir.L’idéederentrerpourparleràmesparentsmestresseénormément.— Juste avant de partir pour Sacramento, je me suis disputée avec ma mère. Je lui dois des
excuses,etsurtout,ilfautquejemetteleschosesaupointavecmonpère.Jedoisluidirequenoussommesensemble,etjeveuxsavoiroùonenestluietmoi,parcequejen’enaiaucuneidée.
—D’accord.Onpeutpartirsamedi,conduiredenuitetprendrelaPacificCoastHighwaypourleretourdimanche.Qu’enpenses-tu?Riendemieuxqu’unroadtriplelongduPacifiqueenété,non?
—Oh.Jenecroyaispasquetuviendraisavecmoi.Celameparaissaittropluidemanderdemanquerencoredesjoursdetravail.
—Jesais,maismoiaussij’aideschosesàrégler.Jedoisdireàmamèrequejerevoismonpère,etj’aivraimentbesoindeparleràmesfrères,surtoutàJamie.Etpuisondevraitannoncerlanouvelleensemble;cettefois,jenetelaisseraipasgérerçatouteseule.
Cetteidéemerassure.—Alorstantmieux.Jesuiscontentequetum’accompagnes.Maintenant,passe-moiunpinceau,
quejefinissedepeindrenotresalon.Tyleréclatederireetremetlamusique.Ilmeplanteunbaisersurlajoueavantdemetendreun
pinceauenduitdepeinture.Nousnousmettonsautravail,enmusique,sansjamaiscesserdesourire.Jesaisquej’aiprislabonnedécision:Portlandestlemeilleurendroitoùjepuissevivre.Nous
rentronsàSantaMonicadansdeuxjourspourparlerunebonnefoispourtoutesànosparents,direlavérité,arrangercequipeutl’être.Nousn’avonspluspeur.Cettefois,noussommesprêts.
23
Les quarante-cinq minutes de marche jusqu’à l’appartement de Tyler ne se révèlent pas sidésagréables.Nous sommes vendredi soir, il est 21 heures passées, et le soleil vient tout juste dedisparaîtreàl’horizon.L’airesttièdeetlecield’unbleuprofond.Tyleradécidéquelevendredisoirseraitdorénavantnotrejourdesortie,cequisignifiequ’àpartirdemaintenant,chaquevendredi,nousnousmettonssurnotre trenteetun.Cesoir, ilm’aemmenéedînerdansun restaurant français trèsréputéducentre-ville,etnousrentronsàpied.Majupevolettedanslabriselégère.
—Jen’arrivetoujourspasàcroirequeceserveurt’aitrenverséceverredessus,dis-jeenriant.Sachemisebleueestencoremouillée.—Voilàpourquoiiln’aeuqu’undemi-pourboire.Ilmetientlamain.Emilyleremplaceaucentrecesoir,pourqu’ilsoittoutàmoi.Àquelquesruesdel’appartement,ils’arrêtebrusquementets’accroupit.—Monte,dit-ilendésignantsondos.—Maisjesuisenjupe.—Etalors?Iln’enfautpaspluspourmeconvaincre.Jepose lesmainssursesépaulesetmehissesurson
dos.Ilselèveetseremetenmarchesansefforttandisquejetrituresescheveux,lajouecontresoncrâne.
—Jepeuxteposerunequestion?demande-t-ilauboutd’unmoment.—Oui?—Tuétaisvraimentfâchée,le4juillet?Jerelèvelatête,surprise.Ellaadûluidire.—Ehbien,oui.C’estunpeunotrejour.Onapassédes4Juilletmémorablesensemble…tune
trouvespasquec’estunjourspécial?C’estlàquetoutacommencéentrenous.—Çan’apascommencélejouroùtum’asembrassé,plutôt?metaquine-t-il.Heureusementqu’ilnepeutpasmevoirparcequejesuisrougecommeunepivoine.—Tunepeuxpasm’envouloir. J’avaisseizeanset je tedétestais.T’embrasser,c’était leseul
moyendefairebougerleschoses.NousnousesclaffonsetTylermereposeparterrecarnoussommesarrivésdevantl’entréedela
résidence.—Donctuétaisvraimentfâchée,hein?Il arbore un drôle de sourire, mais avant que je puisse dire quoi que ce soit, un cri collectif
retentit:
—SURPRISE!Jesursautepuisresteparalyséesurplace,incréduledevantlascènesousmesyeux.Lacourestcomplètementdifférentedetoutàl’heurequandnousl’avonsquittée.Uneguirlande
depetitsdrapeauxaméricainsestaccrochéeauxarbresdumilieu,deplusgrandssontplantéssurlapelouse. Une enceinte invisible diffuse de la musique et des lampions suspendus un peu partoutdispensentunedoucelueurdanslecrépuscule.
Aumilieudelapelousecentrale,deschaiseslonguessontdisposéesencercleautourd’unpetitfeudecampimproviséetplusieurspersonness’enextraientavecdegrandssourires.
IlyaEmilyetAmelia.Mikeyducafé.Gregg,ducinéma.Rachaelest là.EtSnakeaussi, jen’ycroispas!
Jelesobserve,bouchebée,sanscomprendre.Derrièremoi,Tylermeprendparlatailleetm’attireàlui.Jesenssonsoufflechaudcontrema
nuque.—Joyeux4Juillet,machérie,chuchote-t-il.—Mais…maisc’étaitilyadeuxsemaines.—Oui,fait-ilenmefaisanttournerversluiavecungrandsourire.Maiscettefois,onvalefêter
ensemble.Soudain, jecomprends toutet la joiem’envahit.Tylerapréparécettesurprisepourmoi,parce
qu’ilsaitqu’ilauraitdûêtreavecmoiladernièrefois.Jemehissesurlapointedespiedspourpassermesbrasautourdesoncou.Personnen’ajamaisrienfaitdetelpourmoiauparavant.
Ensuite,jemeprécipiteversRachaelpourlaprendredansmesbras.Jenel’aipasvuedepuisquejesuispartiepourSacramentoetj’aitantdechosesàluiraconter.Ellearboresonbandanaaméricaindanslescheveux,lemêmequelorsduvrai4Juillet.Ellelerajusteunefoisquejemedétached’elle.Comme toujours, elle porte son parfum que j’adore, ses cheveux ondulent librement et elle estlégèrementmaquillée.
—Qu’est-cequetufaislà?Elle n’a jamais mis les pieds en Oregon et encore moins à Portland – d’après elle, nous ne
sommesqu’unebanded’écolosàlanoix.—Ilse trouvequeTylerpossèdeunfortpouvoirdepersuasion.Ilm’aappelée ilyaquelques
jours,maisjenevoulaispasrépondre,alorsilacarrémentappelésurlefixe.QuiappelleencoresurlefixeauXXIesiècle,sansdéconner?Ilesttenace.(C’esttellementRachael,des’énerverausujetdesdétails.J’adoresafaçonderaconter.)Doncmonpèresepointedansmachambre,genre«IlyaTylerBruceau téléphonepour toi»,etmoi jedis«hein,sérieux?»Alors, j’aipris l’appeluniquementpourpouvoirluidiredemelaissertranquille,maislàilmedemandedemebougeràPortlandpourleweek-end.On a parlé aumoins vingtminutes. J’ai trouvé que c’était tropmignon, alors je suisvenue.Çaseraitpasunefêtesanstameilleurepote,si?
Ellecognesahanchecontrelamienneavecunclind’œil,etmetendlegobeletqu’elletientàlamain.
—Tiens,garde-le.Jevaism’enservirunautre.Letypeàsescôtésn’estautrequeStephenRivera.Jenel’aiplusvudepuisl’étédernieràNew
York.Jesaisqu’ilyapassél’annéepourterminersoncursusàl’université.Iln’apaschangé,avecsesyeuxbleupâle,presquegris,sescheveuxblondsetcourtsetsonsourireespiègle.Ilestbienplusbronzé,enrevanche,etporteungranddrapeauenguisedecape.
—Stephen!Tueslàaussi!—Ehouais,unpeuquejesuislà,répondSnakeavecsonaccentdeBoston.Ilmeserrebrièvementcontreluipuisreculeenavalantunegorgéedesabière.—Jesuisvenufêterle4Juilletun18juillet,commetoutunchacun.
—Quandest-cequevousêtesarrivés?—Cematin,répondRachael.Ilséchangentunsourirecompliceetelleleprendparlebraspourserapprocherdelui.—Stephenestd’abordvenujusqu’àSantaMonica,etpuisonaprisl’avionensemble.Çaalors.L’étédernier,ilssontsortisuneoudeuxfoisensemblependantlesquelquesjoursque
RachaelapassésàNewYork,etilssemblaientbiens’aimer.—Ensemble?—Exactement, dit Snake. J’ai déménagé à Phoenix lemois dernier, pourmon boulot. Ce qui
signifie que je ne suis plus qu’à cinq heures de route de cette beauté, explique-t-il en regardantRachael.
Voilàquiexplique lebronzage. Ilpasseunbrassur sesépauleset luiébouriffe lescheveuxentirantlalangue.
Rachaelnem’apasparléuneseulefoisdeSnakecetteannée.Niqu’ilétaitàPhoenix,nimêmequ’ilsétaientrestésencontact.Maisplusj’ysonge,plusçameparaîtclair.
—Toutescesfoisoùtuallaisrendrevisiteàtesgrands-parents…EnfaittuétaisàPhoenix?Rachaelrougitd’uncoup,honteused’enavoirfaitunsigrandsecret.Snakeestquelqu’undebien.
Ilestdrôleetilsvontbienensemble.Ellen’avaitpasbesoindemelecacher.—Oui,avoue-t-elle,unemainsurlafigure.Jenevoulaispasteledireparcequejenevoulais
pasêtrelegenredemeilleureamiequinefaitqueparlerdesoncopainalorsquetuétaistellementmalàcausedeTyler.Jesavaisquetutesentiraisencoreplusmal,etnemedispaslecontraire, tupassaistontempsàfusillertouslescouplesduregard.
Unpointpourelle.Jenepeuxpasnierquej’étaisd’unehumeurexécrable.—Copain?jerépète,lesyeuxécarquillés.— Eh oui, fait Rachael avec un sourire radieux. Et Tyler et toi, alors ! D’où ça sort, cette
histoire?—Jecroisqu’onajustearrêtédeseprendrelatête.Mavoixestlégère,pleined’uneénergiepositivequiparcourttoutmonêtre.—Oh,faitSnakeenmetapotantlatête.Mescolocsgrandissentsivite.Enfinilétaittemps,toutde
même.NouséclatonsderireetjecroisqueRachaeln’estplusvraimentchoquéeàcetteidée.Elleal’air
del’accepter.—Jevaistechercherunebière,luiditSnake.—Jen’arrivepasàcroirequevoussortiezensemble!jem’exclamedèsqu’iladisparu.—Moinonplus!fait-elle,toutexcitée.—Jesuistrèscontentepourtoi.C’est la vérité. Elle est souvent tombée sur des nuls qui se fichaient d’elle, par le passé,mais
Snaken’estpasdecegenre.—TuasrencontréAmelia?jeluidemande.RachaelestmameilleureamiedeSantaMonica,AmeliacelledePortland,etEmilycelledeNew
York.QuandRachaelarencontréEmilyl’étédernier,ellessesontbienentendues,etj’espèrequ’ellevaapprécierAmelia.
—Oui,Emilynousaprésentées.Ellemereprendlegobeletpourboireunegorgéeavantdemelerendre.—Elle râle autant quemoi, alors forcément, je l’aime déjà. Il faudrait la présenter à ce beau
gosseducafé,là,fait-elleendésignantMikey.Ilestdifférent sansson tee-shirtnoiret son tablier. Ilporteunmarcelqui laisseapparaître ses
tatouagessurdesbrasbienplusmusclésqu’iln’yparaît.IldiscuteavecTyleretSnakeautourdufeu.
—Tun’as pas tort, il est super sympa.EtAmelia essaye demettreEmily etGregg ensemble.C’estlui,là.
—Mignonaussi.Jesuisraviequ’elleetSnakeaientfaitledéplacement.Çan’auraitpasétépareilsanseux.C’est
incroyable,delapartdeTyler,d’avoirpenséàinvitertousmesamis.Nousrejoignonslesautresautourdufeuetjemeglissedansunechaiselongueàcôtéd’Emily,
quiparleavecAmeliaetGregg.—Bienvenueàton4Juillet,lanceEmilyentrinquantavecmoi.Jenesaispascombiendetempsilsontattendunotrearrivée,maisàenjugerparlenombrede
canettesetdegobeletsvidesentassésaupieddesarbres,jediraisunbonmoment.Emilyportelajupenoirequ’elleaachetéeplustôtcettesemaine.Ondiraitbienquec’étaitdecettesoiréedontelleparlait.
—Tunet’endoutaispasdutout?demandeAmelia,unverredanschaquemain.ÇafaitdesjoursqueTylerl’organise.Ilnousenaparlémardi.
—Jen’enavaispaslamoindreidée.Iln’ajamaisparlédu4Juilletavantcesoir.Je n’ai jamais trop aimé les fêtes, mais celle-ci est différente. Une petite soirée intime, en
compagnied’amisetdansunebonneambiance,l’idéal!—C’esttropmignondesapartdefaireçapourtoi,Eden,faitAmelia.Jecroisqu’elleestdéjàunpeupompette.EncoreunpointcommunavecRachael:ellesrâlenttout
letempsetnetiennentpasl’alcool.—Emily,quis’occupeducentreencemoment?—Personne!Onaferméexceptionnellementpourlasoirée.Greggnousobservediscuter,unpetitsourireauxlèvres.Jeneluiaijamaisparlé,enfait.Jejette
uncoupd’œilappuyéàAmelia.—Ahoui!fait-elle.Eden,jeteprésenteGregg.Gregg,voiciEden.—Salut,dis-je.JesoupçonneAmeliad’avoirinsistépourfairevenirGreggafinqu’ilpuisseapprocherEmily…
Cequin’apasl’airdeladéranger,sinonelleneresteraitpasdanslecoin.—Çava?demandeGreggd’unevoixétonnammentgrave.Jemedemandes’ilneseraitpasplusvieuxqu’iln’enal’air.Ilestvraimentmignonetmêmes’il
estunpeutroppressant,jemedisqu’Emilydevraitpeut-êtreluilaisserunechance.Levolumedelamusiquediminue.RachaeletSnakes’installentdansdeschaiseslongues,Mikey
s’assieddansl’herbeprèsdufeu,avecsabière.— J’aurais bien acheté des feux d’artifice, nous dit Tyler, mais je voulais éviter d’alerter la
police.Cetteépoqueestrévolue,désoléEden,fait-ilenriant.Maisonpeutfairelafêteicitantqu’onbaisse lamusiqueàminuit.Touslesvoisinssontd’accord.J’aperçoisMmeAdamsquinousguettedepuissafenêtre,maisçaneladérangepas.Jeleuraiditdepasserboireunverres’ilsvoulaientetilsont promis de ne pas en parler à notre proprio.Ah, et une dernière chose, ajoute-t-il en levant sabière,untrèsjoyeux4Juilletàtous.
EmilyapplauditavecemphaseetSnakepousseuncridejoie.—Joyeux4Juillet!Lesvoisinssontsûrementsympasmaisilsdoiventnousprendrepourdesidiotsàcélébrerlafête
nationaleavecdeuxsemainesderetard.J’adorelaspontanéitédetoutça,etlessouvenirsgéniauxquenousnouscréons.
—En fait, dis-je tout fort enme levant, tant que vous êtes tous là, j’ai quelque chose à vousannoncer. (Tylerme lance un regard curieuxmais il comprend vite ce que jem’apprête à dire ethochelatêteavecunsourirerassurant.)J’aidécidédechangerdefacetdem’inscrireàPortland.Jeviensvivreici.
L’assembléerestesilencieuseavantqu’Amelianesemetteàhurler.Ellelâchesesdeuxverresetbonditde sa chaisepourme sauter aucou, sanscesserdecouiner.Nousallons êtredans lamêmeuniversité, commeelle l’a toujoursvoulu. Je suis auxanges, jusqu’à ceque j’ouvre lesyeuxpourapercevoirRachael.Ellenousobserveavecunairdéçu.Jenesaispassielleestjalouseousielleestsimplemententraindedigérerlanouvelle.
Ameliafinitparmelâcher,lamusiquerésonneplusfortettoutlemondeseremetàdiscuter.Jeperçoisdes«C’esttropbien!»etdes«Paspossible!»
Rachael,quantàelle,restemuette,assisetouteseule,détachéedugroupe,lesyeuxdanslevague.Jecontournelefeupourlarejoindre.Jenesaispasquoidire,maisellelèvedesyeuxécarquillésversmoi.
—Tuvasvraimentdéménager?—Oui.L’idée ravitAmelia etEmily, puisqu’elles habitent ici,mais pourRachael, cela signifie que je
vaisquitterSantaMonica.JevisdéjàdansunautreÉtat,maisnoussavionstouteslesdeuxquemonséjour à Chicago n’était que temporaire, jusqu’à mon diplôme. Portland devient mon lieu derésidencepermanent.
—Mais tu vas quandmême revenir àSantaMonicade temps en temps, hein ?Comme tu faismaintenant,pourlesfêtesetpourl’été?
—Évidemment,dis-jeencognantmongenoucontre le sien.Enplus,ondiraitbienque tuvaspassertontempsàPhoenix,non?Jenevaismêmepastemanquer.
—Pasfaux.Jemedemandesielleserendcomptequ’ellesouritchaquefoisqu’ellejetteunœilàSnake.Ce
dernierestengrandediscussionavecTyleretjesuisvraimentcontentedesavoirqu’iln’habitepassiloindecheznous,maintenant.Onpourralevoirplussouvent.
—Aufait,murmureRachael,tuavaisraison.Jemetrompaissursoncompte.C’estdeTylerqu’elleparle.J’aipasséuntempsfouàessayerdelaconvaincrequ’ilavaitchangé,
maisjecroisqu’ilfallaitqu’ellelevoiepourlecroire.—Ilestdifférent,tunetrouvespas?—Complètement,acquiesce-t-elle.Elleboit sonverrepuis le jettepar terre, se redresse, attrapemonbras et étudiemonnouveau
tatouageavecunrictus.—Toujours aussinul,marmonne-t-ellepourplaisanter.En revanche,pour cequi estde sortir
avecTyler…passinulqueça.Jepensecomprendrecommentilt’aconquisesifacilement.Ilm’aeuemoiaussi,etjesaisquetun’aspasbesoindemonapprobation,maistul’asquandmême.
Soulagée,jemelèveetl’entraîneavecmoipourdanser.Jelafaistourneraumilieudelapelouseen secouant la tête en rythme avec lamusique.Amelia nous rejoint, Emily sur les talons, et nousdansonstouteslesquatreenriantcommedesfolles.
Quandjem’arrêtequelquessecondespourreprendremonsouffle, jevoismes troismeilleuresamies s’amuser ensemble comme si elles se connaissaient depuis des années. J’ai une chanceincroyablede les avoir.Ellesm’acceptentpourqui je suis,mêmequandmeschoixdeviepeuventparaîtredingues,ellesdansentcommedesfollesavecmoidanslacourd’unerésidencedePortlandpourcélébrerle4Juilletun18juillet…ellessontcegenred’amies.
Ces derniers temps, tout semble se passer à la perfection. J’ai l’impression d’avoir attendu çatoutemavie.Enfin.C’estleseulmotquimetournedanslatête,encoreetencore.
Enfin,enfin,enfin.Enfin,toutcommenceàsepasserbien.Enfin,jesuisheureusepourdevrai.
Àmesurequelanuitavance,nousnousretrouvonstousautourdufeu,àjoueràActionouVérité.Mikey a escaladéun arbre enboxer.Amelia a confessé une seconde arrestation, cette fois-ci pouravoirprisunbaindeminuitdanslarivièreWillamettel’étédernier.Rachaelaavaléunebièreculsecavantdetoutrégurgiter.
Il estminuitpassé, il faitnoir,mais les lampions illuminentencore lacouret le feunous tientchaud.JesuisassiseentreEmilyetTyler.C’estautourdeSnakedefairetournerlacanettevide.Elles’arrêtesurmoi.Unéclairdemalicepassedanssesyeuxetilm’adresseunsouriretordu.Sansmelaisserlechoixentreactionouvérité,ilmedit:
—Jetemetsaudéfid’embrassertondemi-frère.Toutlemondeentredanssonjeu.—Mec,faitGregg,c’estabusé.Ameliaretientsonsouffledemanièrethéâtrale.—Oui,Stephen,faitRachael,tuvastroploin.Tyler secoue la têteen réprimantunéclatde rire,mais il rougitetquandsesyeuxcroisent les
miens,jedécidedejouerlejeumoiaussi.—Beurk,tropdégueu,dis-jeavecunegrimace.Et puis je me jette dans ses bras, dans l’herbe. Il me serre contre lui. Notre baiser est plein
d’énergie,nourriparl’excitationdes’embrasserdevanttoutlemonde.Jenepeuxpasm’empêcherdeglousserquandj’entendsRachaelquinousencourage.—C’esttoutcequetusaisfaire?faitTylerd’unairdedéfi.—C’esttoutcequej’aijusqu’àcequ’onrentre,jeluimurmureàl’oreille.Puis,aprèsunbisousurlajoue,jemedétachedelui.Ildéglutit.EmilysemetàbâilleretMikeyregardesamontre.Ilestminuitetdemiet,mêmes’ilestencore
tôt, nous sommes épuisés. Nous avons passé une excellente soirée tous ensemble, c’était une fêtespéciale.Jecroisquec’estlebonmomentpourallersecoucher,etlesautressemblentd’accord.
Nousnettoyonslacour,rangeonsleschaiseslongues,décrochonstouslesdrapeauxetéteignonslefeu.
LasœurdeMikeypasselechercheretilmeprometuncafégratuitlaprochainefoisquejepasse.Amelia et Gregg commandent un taxi, finalement rejoints par Emily. Je crois que le courantcommenceàpasserentreeux.Finalement,ilnerestequeRachaeletSnakequiattendentleurtaxipourrentreràleurhôtel.
—Vousrestezjustecesoir?jedemandeàRachael.—Oui.Onrepartdemain.Stephendoitbosserlundi,donconn’amêmepaseuletempsdevisiter
cettevillenulle.C’esttoiquidisaisça,pasmoi.—Ellen’estpassinulle,dis-jeenluidonnantuncoupdecoude.Aufait,onrentredimanchepour
parlerànosparents,jepasseraitevoiravantderepartir.—Ah,tesparents.Ilssontaucourant?—Pasencore.—Alorsbonnechance.Jelaprendsunedernièrefoisdansmesbrasquandletaxiarrive.C’étaitsuperdelesavoirtous
lesdeuxavecnouscesoir.Nousnouspromettonsdenousrevoirtousbientôt.Laportièreclaqueetletaxis’éloigne.Tyleretmoinousretrouvonsseuls.Lacourestsombreet
silencieuse,unétrangecontrasteavec laviequiyrégnait ilyamoinsdevingtminutes.L’airs’estrafraîchi, je m’approche des cendres encore rougeoyantes du feu de camp. Tyler m’observe del’autrecôté,dansl’obscurité.
—Merci,luidis-jesanslequitterdesyeux.Mercipourtout,Tyler.Çametoucheénormément.
Ilhoche la tête. Ilestparfait, lesmainsdans lespoches,ses traitsdoux,sonpetit sourireet sesyeuxpleinsd’amour.
—Jeferaistoutpourtoi,murmure-t-il.Les dernières lueurs du feu s’éteignent tandis que Tyler m’embrasse, à la perfection, comme
d’habitude.
24
Nous partons pour SantaMonica le samedi soir et conduisons à tour de rôle toutes les deuxheures.À8 heures le lendemainmatin,Tyler prend le volant pour la fin du voyage, tandis que jesomnoleàcôté,sourireauxlèvres,aveclaradioenfondetsamainsurmacuisse.
Je neme réveille qu’àmidi. Je dois avoir un sixième sens, car quand j’ouvre les yeux, noussortonsdel’autoroutepourentrerdanslavillequin’estdésormaispluslanôtre.Lesoleilm’éblouit.
Tylerserendcomptequejesuisréveillée.—Bonjour.Onestarrivés.Jepasseunemaindansmescheveuxenobservantlavillederrièrelavitre.J’adoreSantaMonica.
Jetrouvequec’estunevillegéniale,maispourd’autresraisonsquePortland.Ici,j’aimelajetée,laplage, les belles banlieues à explorer tout autour, le glamour d’Hollywood et les stars incognitoqu’onpeutcroiserunpeupartout.Ici,j’aiterminélelycéeetrencontréTyler.Mafamilleyhabite,jeseraitoujoursliéeàcetteville,maisPortlandresteramamaison.
—Onpeutallerchezmamèreenpremier?Jevaisavoirbesoind’êtrebienréveilléepourparleràmonpère.
Tyleral’airencoreplusstresséquemoietjesaispourquoi.IlapeurdeparlerdesonpèreàElla,autantqu’ilavaitpeurdemeledire.Ildoitcraindrequ’ellenes’emporte,ethonnêtement, j’ignorecomment elle va prendre la nouvelle. Elle sera choquée, c’est certain. Et sûrement loin d’êtreenchantée.Jenecroispasqu’elleaitpardonnéàPeteretjedoutequ’ellesoitàl’aisedelesavoirànouveaudanslesparages.MaisTylersaitcequ’ilfaitetEllaestcompréhensive;jepensequ’elleluiferaconfiance,commejel’aifait.
De mon côté, je dois voir mes deux parents, mais c’est ma rencontre avec mon père quim’inquiète le plus. Je ne suis pas nerveuse, car je suis enfin prête à lui tenir tête. J’ai passé cesderniers jours à préparer ce que j’allais lui dire. Je ne veux pasmemontrer agressive, seulementhonnête,parcequ’iln’yariendetelquelasincérité.J’espèrequ’ilapprécieraquejenememettepasàluihurlerdessus.
NouspassonsdevantchezDean.Chaquefois,jemesensmal,jen’arrivemêmepasàjeterunœilàlamaison,maisaujourd’hui,jelaregardefixement.Tylersoufflediscrètement.Jemedemandesinousnouspardonneronsunjourdeluiavoirfaitdumal,etsiluinouspardonnera.Nousavonsfaitdenombreuseserreursparlepassé,maisnousentironslesleçons.
Quelquesminutes plus tard, nous arrivons chezmamère.Sa voiture et la camionnette de Jacksontdansl’allée.
—Ceneseraitpaslavoituredemamère?faitTyler.
UneRangeRoverblancheestgaréeenfacedelamaison.—Ondiraitbien.Qu’est-cequ’ellepeutfaireici?Ellaetmamères’entendentbien,maisellesnesontpasamiesnonplus.Ellessesaluentdansla
rueetellesonttrinquéensembleàmasoiréederemisedediplômeaulycée,maisellesnevontpasjusqu’àserendrevisitecommeça.MêmesiMamanaimebienElla,ilyauratoujoursunepointedejalousieentreelles.
—Aucuneidée,ditTyler.Ilsegareavecunsoupir,soulagédepouvoirenfins’arrêteraprèsdesheuresderoute,puissort
delavoitureensefrottantlesyeux.Nouséchangeonsunregardsoucieuxavantd’aller jusqu’à laported’entrée.Tylermeprend la
mainpourmerassurer.Guccisemetàaboyeravantmêmequenousayonsatteintlaportequ’ellegratteavecinsistance.
Ellevanoussauterdessussij’ouvre,alorsjemecontentedefrapper,etd’attendre.La nervositém’envahit soudain. Je ne sais pas commentMaman va réagir àmon départ pour
Portlandetàmonchangementd’université.Ellepeuttrouverçaridicule,ouaucontraire,penserquec’estunebonnechose.Aucuneidée.Leseulmoyendelesavoir,c’estdeluidire.
Laportes’entrouvreetJackapparaît,retenantGucciparlecollier.—Oh!C’estvous,entrez!Excellenttiming.Gucciremuelaqueueetgémit,alorsjelacaressederrièrelesoreillesetplanteunbaisersursa
truffe.—Eden!Raviedemevoir,mamèreaccourtavecungrandsourire,commesinousnenousétionsjamais
disputées.Ellemepardonnetoujourssansriendire.—C’étaitbienPortland?Jenepensaispastevoirdesitôt.Jecroyaisquetuallaisresterencore
deuxsemainesaumoins.Jet’avaispréparéassezd’affaires?Jecroisquej’aimistoutetapenderiedanstavalise.
Je rigole, contente que les tensions aient disparu, puis j’aperçois Ella qui se lève du canapé,surprisedenousvoir.Elleaussidevaits’attendreàcequejerestepluslongtempsàPortland,maiscequ’ellesignorent,c’estquenousrepartonscesoir.
—Qu’est-cequevousfaitesici?demandeElla,plussoucieusequ’autrechose,enprenantsonfilsdanssesbras.
—Qu’est-cequetoi,tufaisici?luiretourneTyler.Qu’est-cequisepasse?—Ondiscutait,c’esttout.ElleéchangeunregardentenduavecMaman,etajoute:—Jevenaislesféliciter.—Pourquoi?jedemande.—OhEden,ditmamèreenessayantderéprimersongrandsourire.Jenevoulaispasteledireau
téléphone.Jevoulaisattendredetevoir.—Medirequoi,Maman?Depuisleseuil,JackluisouritencontinuantàretenirGucci.Mamanmemetsouslenezsamain
gaucheoùétincèlemaintenantunanneau.Bouchebée, j’examine labagueendiamantetargent,puis je regardeJackquisourit jusqu’aux
oreillesethochelatêtecommepourmedire:«Oui,jel’aienfinfait.»Quandjeprendsconsciencequemamèreestfiancée,jememetsàhurlerd’excitation,etluisaute
au cou, en larmes. Je crois queMaman pleure aussi. Je suis tellement contente pour elle. Je saisqu’ellealongtempsattenducemoment.Jacklatraitebien,bienmieuxquePapanel’ajamaisfait,etilss’aimenténormément.Ilétaittempsqu’ilselance.
Ellaaussis’éventeunpeudelamainetessayedesecontenir,sourireauxlèvres.JemedirigeversJackpourmejeteràsoncouégalement.Maintenantj’aiunebelle-mèreetun
beau-père.C’estpeut-êtreunpeuégoïste,maisj’adoreavoirdeuxpairesdeparents.J’adoreElla,etj’adoreJack,jen’auraispaspurêvermieuxcommefamille.
Guccin’arrêtepasd’aboyerdanslevacarmeambiantetmaintenantqueJackl’alâchée,ellesautepartoutdanslesalon.TylerféliciteàsontourmamèreetJack.
—Maisças’estpasséquand?jedemandeenessuyantmeslarmes.—Vendredi!Jelaprendsànouveaudansmesbras.Jenem’attendaisvraimentpasàtoutçaetjesuistellement
distraitequej’enoublielaraisondenotreprésence.—Maisassezparlédemoi,ditMaman.Jecroisquenoussommestousimpatientsd’avoirdevos
nouvellesàtouslesdeux.Tylerrougitetsouritd’unairpenaud.—Euh…,commence-t-il.Jenevoispascequil’arrête,nosdeuxmèressontdéjàdenotrecôtéetprêtesànoussoutenir.Et
surtout,nousl’avonsdéjàfaitavant.—DoncEdenetmoinoussommes…Noussommesensemble.—Jelesavais,ditEllatoutsourire.Mamannemelâchepasdesyeuxet,pourlapremièrefoisdepuislongtemps,nousnousrendons
comptequenoussommesheureuses toutes lesdeux.Ellea l’air fière.EllesaitcommeçaaétédurpourmoidedonnerunesecondechanceàTyler,maisjel’aifait.Elleestfièrequejen’aiepassuivisonexempleetlaissétouttomberquandleschosessesontcompliquées.Elleestfièrequej’aieprisletempsd’écouterTyler,quenoussoyonsenfinensemble,sanslaisserlapeurdesregardsnousarrêter.
—Ondiraitquenosgossessortentensemble,non?dit-elleàElla.EllesrientetTyleral’airsoulagé.Pendantqu’ellescontinuentàplaisanter,ilhausseunsourcil
versmoietarticule:—Portland.C’était la raisonpremièredemavenue : annoncer àmamèreque je retourne àPortlandpour
continuermesétudeslà-bas.—Maman,ilyaautrechose.Ellesetourneversmoi,inquiètecettefois.—D’accord.Quoidonc?Elles’assiedsurlecanapéetJacklarejoint.Tylerfaitasseoirsamèreaussiets’installeàcôté
d’elle,tandisquejememetsentailleursurlamoquette,avecGucci.—J’aiprisunegrandedécision,dis-jeenregardantmachiennepournepasavoiràregarderma
mère. J’y ai bien réfléchi, c’est ce que je veux et je ne te demande pas ta permission, je te disseulementmonprojet.Jevaisfairetransférermondossieràl’universitédePortland,etjeparsm’yinstaller.
C’estaussisimplequeçaenal’air.Mamanseredresse.—TuquittesChicago?—Oui,etj’emménageavecTyler.Ellaregardesonfilsquiluisourit.Maman,enrevanche,ouvredegrandsyeux.Ellecherchedu
soutient auprès de Jack qui ne doit pas avoir d’avis sur le sujet car il se contente de hausser lesépaules.
—Cen’estpasunpeuprécipité,Eden?demande-t-elle,songeuse.
Jesaisquec’estuneétapeimportante,etelleatouslesdroitsdes’inquiéterquejecommetteuneerreur,maisjesaisauplusprofonddemoi-mêmequejenemetrompepas.
—Jesuisuneadulte.Jesaiscequejefaisetcequejeveux.Tupeuxmefaireconfiance?—Oui,biensûr.Ellemefaitmeleverpourmeserrercontreelle.Uncâlinquisignifiequ’ellemesoutient.—Sic’estvraimentcequetuveux,alorsfais-le,Eden.Jedevinequepourelle,cen’estpasladécisionlaplusintelligente,maisellemesoutient,etçame
suffit.—NousrepartonspourPortlandaujourd’hui,d’ailleurs.—Sitôt?—Oui.Onvaprendrelaroutequilongelacôteets’arrêterdanstouteslesvilles,expliqueTyler.
Onestjustevenuspourmettreleschosesauclair.Je m’approche de lui et lui prends le bras. Je suis contente qu’il soit venu avec moi, ça
m’encourageàannoncerleschangementsquejesouhaiteentreprendre.—JevaisparleràPapa,dis-je.Aprèsunlongsilence,Ellaselève.—Onparlaitjustementdelui…Ilaétéinsupportablecettesemaine,Eden,depuisquevousêtes
partis.Jenesaisplusquoifaire.Heureusementquetun’étaispaslàpourl’entendre.Elle semble craindre de me blesser, mais ce n’est pas le cas, ce n’est pas comme si c’était
nouveau. Cela prouve bien que quelque chose cloche : aucun père n’exprimerait verbalement sonméprisenverssafille.
—Tuessûredevouloirluiparler?Parcequ’ilnerisquepasd’êtregentil.—Jevaisluiparler.Jemefichequemonpèresoitunsalecon,jevaislefaire.Jevaisluitenirtête.MamanetEllasemblenttouteslesdeuxpenserquecen’estpasunebonneidéedeluiparleralors
qu’il est déjà furieux contremoi,mais je ne vais pas attendre qu’il se calme, ça pourrait prendrebeaucoupdetemps.
—Tuveuxquejevienneavectoi?proposeMaman.Jesaisqu’ellen’aaucuneenviedeluifaireface,maisellesesacrifie,parcequec’estcequefont
lesmamans.—Non.Jeveuxlefaireseule.Ilestchezvous?—Oui,répondEllaàcontrecœur.—Parfait,alorsallons-y.Avecunsourirecourageux,jemedirigeverslaporte,etjecroisquemêmeTylerestsurprisde
mevoirsidéterminée.—Laissez-moiyallerlapremière,intervientEllaenattrapantsonsac.Jenel’aijamaisvueaussistressée,elleal’airdevieillirdeminuteenminute.—Justeletempsdeleprévenirquevousarrivez.Ce n’est pas unemauvaise idée. Si je débarque à l’improviste, il pourrait devenir fou. Ça lui
donnerapeut-êtreletempsdelibérersacolèreavantnotrearrivée.—D’accord.—Félicitationsencore,Karen,lanceEllapar-dessussonépaule,avantdecouriràsavoiture.—Ilestvraimentsihorriblequeça?demandeTylerunefoisquesamèreadisparu.—Sûrement,jeréponds.Ilétaittellementméchantlasemainedernièrequejenepensaispasquecelapuisseempirer.Jene
saispasdutoutàquoim’attendre.—Jecroisqu’ilnechangerajamais,remarquemamèreavecamertume.
Ellesaisittouteslesoccasionspourexprimersahaineenversmonpère.—Eden,laisse-moitedirequetuessacrémentcourageuse.Je fais une grimace et baisse les yeux surmes Converse. Quelque choseme travaillemais je
n’arrivepasàmettreledoigtdessus.Etpuisçamerevient.IlmeresteunechoseàfaireavantdedireaurevoiràMaman,JacketGucci,etd’allerchezmonpère.Quelquechosequejenepeuxpaslaisserderrièremoi.
—Attendezuneseconde.Je me précipite dans ma chambre, bien mieux rangée qu’à mon départ. Maman a dû faire le
ménagederrièremoi.J’ouvrelapenderie,quiestvide.Elleavraimenttoutmisdansmavalise.À la fin de l’été, je reviendrai récupérer le reste demes affaires pour les apporter àPortland.
Maisilyaunechosequ’ilmefauttoutdesuite:lavieilleboîteàchaussurescachéedansuncoindel’étagèreduhautdemonplacard.
Sur la pointe des pieds, je parviens à l’attraper. Je souffle pour chasser la fine couche depoussièrequilarecouvreavantdel’ouvrir.
C’estlapairedeConversequeTylerm’aoffertel’étédernieràNewYork.CelleoùilainscritlesmotsNoterindas,surlecaoutchouc.L’encreestencoreparfaitementlisible.
Assisesurmonlit,jeretiremeschaussuresetenfilecellesdeTyleràlaplace.EllesviennentavecmoiàPortland,et jenecomptepasarrêterde lesporterde sitôt. Je rangemapaire rougedans laboîte,puisdansleplacard,etfermelaporte.
Unjour,j’aijurédeneplusjamaislesporter,maisjelesaigardées,parcequ’aufonddemoi,jesavaisqu’ilme restaitunespoir. J’aieu raisondedonnerunesecondechanceàTyleretdesuivremoncœur.Parfois,çavautlecoupdeprendredesrisques.
25
Quandnousnousgaronsdevant lamaison,monpèrenousattenddevant l’entrée,brascroisés,poitrinegonflée.Sesyeuxlancentdeséclairs,ondiraitqu’ilcomptefairebarrage.Iln’aclairementpasenviedediscuterdanslamaison.
TylersegarederrièrelavoituredeJamieetregardemonpèreparlavitre.—Etducoup,c’estquoileplan?—Tudislavéritéàtamèreàproposdetonpèrependantquejem’occupedelabouledenerfsici
présente.Monpèrenousobservetoujours.Ildoitcroireques’ilal’airassezmenaçant,ilarriveraànous
fairepeur.Commesisonpathétiqueregardnoirallaitsuffireànousfairedécamper.—Çaal’airbeaucoupplussimplequeçanel’est,murmureTyler,nerveux.—Dis-luiexactementcequetum’asdit.Jeluiprendslamainetluisouris.Çavaêtrebienplusdurpourluiquepourmoi.Parleràmon
pèreneserapasunepartiedeplaisir,c’estcertain,maislavéritédeTylersursathérapieetsursonpèrevaserévélerforteenémotions,jesaisàquelpointiladumalàselivrer.
—C’esttamère,Tyler.Ellecomprendra.Ellecomprendtoujours.—Jesais.Tuvast’ensortiravectonpère?Jepeuxluiparleravectoi.—Pourquoipersonneneveutcroireque jepeuxmedébrouiller touteseule?C’estmoiquiai
besoinde luiparler,etmoiseule.C’estdemarelationavec luiqu’il s’agit.Personnenepeutnousaider.
Tylermedévisage,àlarecherchedesignesdefaiblesse,maisjenesuispasentraindemementiràmoi-même:jesaisquejepeuxmedébrouiller,jeveuxmedébrouiller.
Soudain,onfrappeàmavitreavecviolence.Jefaisvolte-face.Monpère.—Situtienstellementàmeparler,alorssorsdecettefichuevoiture!ordonne-t-il,desétincelles
danssesyeuxremplisdemépris.—Quelcon,marmonneTyler.Ilneleluidiraitjamaisenface,maisillepensesincèrement.Iln’apastort,monpèreestbelet
bienun con.Unconquine s’arrêtepasde cogner contre lavitrede lavoiture, commeungamin.C’esttriste.C’estluiquiestcenséêtreleparent,etc’estluilepluspuéril.Lentement,Tylersortdelavoiture.
J’ouvrelaportièred’uncoup,manquantmonpèredepeu.—Bonsang,Eden!C’estunaccident,c’estluiquiestdanslepassage,maisilestcertainquejel’aifaitexprès.
—Tuessayesdemebriserunehanche?grogne-t-il.—Non.J’essayederesterpolie.Est-cequetupourraisfairedemême?—Polie,c’estça,aboie-t-il.Est-cevraimenttropdemanderàsonpèrequederestercalme?D’arrêterdetoutprendremalet,
pourunefois,d’écoutersafille?Apparemment,oui.—Oui.Polie,ditTyler.Jeluilanceunregardpaniqué.Pitié,nedémarrepasunedispute.Maisiln’enfaitrien.—PourEden.—Oh,regardez-moiça,ditmonpèreencroisantlesbras,c’estledroguédeservicequiatraîné
mafillejusqu’àPortland.Jeparviensàmaîtrisermacolère.Çaneserviraitàriendes’énerveretd’ailleurs,Tylerneréagit
pas.Ilpinceleslèvresets’éloignedemonpère.—Jenesuispaslàpourteparler,Dave.Jet’aidéjàdittoutcequej’avaisàtedire,ettuaspréféré
m’ignorer,doncjenevaispasperdremontempsàessayerdefaireensortequetum’apprécies.Jesuisquelqu’undebien,etsitunepeuxpaslevoir,c’esttonproblème.JesuislàpourparleràMamanetàJamie.
Mon père est pris de court et je jurerais qu’un éclair de déception passe dans ses yeux quandTyler ledépassepourentrerdans lamaison.Presquecommes’ilespéraitqueTylers’énerve, justepourquesonméprisenvers lui soit justifié.Mais lavérité,c’estqu’iln’aplusaucune raisonde ledétester,parcequeTylerachangé.Laseulechosedemal,sil’onpeutdire,qu’ilaitfaitecesdernierstemps,c’estdedireàmonpèrequ’iln’yavaitplusrienentrenous.C’étaitunmensonge,maisnousnousmentionsànous-mêmes,doncjenesuismêmepassûrequeçacompte.
J’aperçoisEllaquiobservelascènedepuislesalonetJamieetChaseàlafenêtredemachambreàl’étage,quidisparaissentdèsquejelesvois.Tylerentredanslamaison.
Quandjeregardemonpère,c’estpresquedouloureux.C’estmonpère,jedevraisl’aimer,orcen’estpaslecas.
—Papa,ilfautqu’onparle.Vraiment,sérieusement.—Jen’airienàtedire.—Dommage,parcequemoij’aidestasdetrucsàtedire.Jemedirigeverslaported’entrée.Ilgrognederrièremoi,puis,àcontrecœur, ilm’emboîtele
pas.Ilsaitqu’ilvadevoirmeparler,qu’illeveuilleounon.Ilmesuitdanslamaisonsansriendire.NoustrouvonsChaseassisaubordducanapé,quisetord
lesmainsnerveusement.—Salut,dis-je.OùsonttamèreetTyler?—Danslebureau.—EtJamie?—Aussi.Ila l’air tristedenepasêtreimpliquédanslesconversationsimportantesquisedéroulentdans
cettemaison,maisàdirevrai,ilensaittroppeusurlepassédesafamille,çaluiferaitbeaucouptropderévélationsd’uncoup.SelonElla,lavéritéleblesseraitbienplusquelesmensonges.
—Vousallezvousdisputer?demande-t-il.Vousnedevriezpas.J’enaimarredesdisputes.OnnepourraitpastousallerenFloride,àlaplace?
—Onnevapassedisputer,jelerassure.Bon, j’ai l’intention de rester calme et sereinemais je pourrais bien exploser simonpèreme
pousseàbout.—Onvajusteparlerpourréglercertainsproblèmes.
—Ettamèreetmoi,onvousemmènera,avecJamie,enFloride,ajoutemonpère.Sonchangementdetonsoudainm’énerveauplushautpoint.Jenecomprendraijamaispourquoi
il est aussi gentil avec Jamie etChase et pas avecTyler etmoi.Cene sontmêmepas ses propresenfants.
Chasemanquedetomberducanapé.DepuisNoël,iln’arrêtepasderadotersurlaFloride.—C’estvrai?—C’estvrai.MaisseulementsiturestesicipendantquejevaisparleràEden.D’accord,fiston?Chaseacquiesceetallumelatélédansl’espoird’avoirl’airtrèsoccupéetdistrait.PetitChase.Il ne connaîtra jamais toute la vérité. Peut-être que dans quelques années, Ella décidera de lui
parlerdesonvraipère,maispourl’instant,sonpère,c’estmonpère.Jesorsdusalonenrefermantlaporteetmetourneverslui.Évidemment,sonsourireadisparu.—Danslacuisine?jesuggère.Jen’aipasenviedemonterpourdétournerTylerdesonproprebut.Monpèreseplaceauboutdel’îlotcentral,lesmainsappuyéessurleplandetravail.Ilattend,pas
dutoutamusé.—Assieds-toi,luidis-je.Jeveuxêtreenpleinepossessiondemesmoyens,or,l’avoirsiimposantau-dessusdemoineme
metpasvraimentàl’aise.Jenesuispaslàpourledéfier,maispourêtrehonnêteaveclui.—Horsdequestion.—Assieds-toi.Mavoixfermelesurprend,etjesuissoulagéedeconstaterqu’iln’opposepastropderésistance
aujourd’hui.Ildoitdécelermadétermination,parcequ’ilbaisselesbrasplusvitequed’habitude.Iln’essayemêmepasdem’empêcherdeparler,ets’exécuteavecunprofondsoupir.
—Bon,Eden.Qu’est-cequ’ilya?Il n’a plus l’air aussi furieux,maintenant queTyler n’est plus dans les parages,mais toujours
aussi agacé.Comment ai-jepu laissernotre relationenarriver là ?Avant, nous étionsproches. Jel’adoraiscommeunefilledevraittoujoursadorersonpère.Quandj’étaispetite,jecomptaislesjoursjusqu’au week-end où il aurait prévu des activités géniales à faire ensemble. C’est différentmaintenant.Noussommesdifférents.Quandjesuisvenuem’installeràSantaMonica,ilyatroisans,c’étaitenprioritépourquemesrelationsavecluis’améliorent,maisellesn’ontfaitqu’empirer.
—Pourquoionestcommeça?Un silence gênant s’abat sur la cuisine, car aucun de nous n’a la réponse. Les raisons sont
nombreusesetsesontmultipliéesd’annéeenannée.C’estdifficiled’entrouverlasource,maismonpèren’yréfléchitpastellementetsecontentedehausserlesépaules.
—Tusaispourquoi?—Non,enfait,pasdutout.Est-cequetupeuxmeledire?Ilresteànouveaumuetetdécroiselesbraspoursefrotterlementon,lesyeuxausol.Jesaisqu’il
abiendumalàsemontrersincère.Ilpinceleslèvres,puissouffle.—Eden,qu’est-cequetuesvenuefaireici?—Jesuisvenueparcequej’aiunpèreavecquijen’aiplusaucunlien.Contrairementàlui,moi,j’aipenséàtoutça.J’aipréparémesparolesetcequejeveuxluifaire
comprendre.Enfin,jepeuxm’exprimer.—Jeneveuxpascontinuercommeça,àsedisputerchaquefoisqu’onestdanslamêmepièce.Je
veuxunevraierelationpère-filleavectoi,maisc’estimpossiblesitucontinuesàmetraitercommetulefais.Jesuis ta fille.Tuescensémesoutenir,pasessayerdemerabaisseretcritiquer toutesmesdécisions,mêmesiellessontstupides.Tuescenséêtredemoncôté,pascontremoi.
—Eden…—Non.Écoute-moi.Cette famillepart en lambeauxet tu le sais.Nous le savons tous, et toi tu
persistesàvouloirrejeterlafautesurTyleretmoi.Maistusaislavérité,Papa?Lavérité,c’estquenousnesommespasleproblème.Leproblème,c’esttoi.C’estàcausedetoi,toutça.C’esttacolèrequinoussépare,alorsquetun’asaucuneraisond’êtreénervé.Onaétéhonnêtesavecvous,ettusaisàquelpointc’étaitterrifiantdeveniricivousrévélercesecret.C’étaitlachoselaplusdurequej’aieeueàfairedemavie,ettoitunousl’asrenvoyéenpleinefigure.Onnes’estjamaisattenduàcequetusoisd’accordavecnous,maisonvoulaitquetunousacceptes.Peut-êtrepastoutdesuite,maisavecle temps, et pourtant, non, jamais. Pourquoi tu es contre nous à ce point ? Pourquoi tu nous haisautant?D’oùest-cequeçavient?
Jesuishorsd’haleine,moncœurbatlachamade.J’aibesoinderéponses.Entendrelavéritédelabouchedemonpèreestleseulmoyendeprogresser,d’avancer.
—Bon,dit-il.Mettonsdecôtélefaitquec’esttondemi-frère.Çajepeuxvivreavec,maiscequejenesupportepas,c’estquemafillefréquentequelqu’und’aussiinstable.J’aimaisbienDean.C’étaitungentilgarçon.Iltetraitaitbien.MaisTyler?Iln’estbonqu’àignorersespropresproblèmes.
—Unpeucommetoi,non?CommetuasignoréMamanparcequetunevoulaispassimplementessayerd’arrangerleschosesavecelle?Commetum’ignoresparcequec’estplusfaciledehaïrqued’accepter?Combiende fois faudra-t-ilque je te répètequeTylern’estplus legaminqu’ilétaitàdix-septans?Quandjel’airencontré,jenepouvaispaslesupporter.Jedétestaistoutcequ’ilfaisait.Alorscrois-moiquandjetedisques’ilétaitencorecommeça,jeneseraissûrementpasamoureusedelui.
—Doncterevoilàamoureusedelui,dit-ilauboutd’unmoment,aprèsavoirditetrépétéquecen’étaitpluslecas.
—Ce n’était plus le cas. Ilm’a quittée, Papa. Il est parti. Tu sais très bien à quel point j’étaisfurieuse,maisj’ai…j’aiécoutétoutcequ’ilavaitàdire,etpartirétaitvraimentlameilleuresolutionpourlui.Jenepeuxpasluienvouloiretjeluipardonne.
Jemarqueunepause.J’aiencoreunechoseàluidire,jecroisquec’estlebonmoment.—JenesaispassiEllat’enadéjàparlé,jebalbutiesanscroisersonregard,maisTyleretmoi,
nous nous installons ensemble. Nous sommes en couple et je vais emménager à Portland. Je faistransférermondossieràl’universitédelaville.Madécisionestprise.
—Tiensdonc,commec’estgénial,fait-ilsarcastique.—C’estgénial,parcequejesuisheureuse,etn’est-cepascequetuescensévouloirpourmoi?
Quejesoisheureuseetquejemènelaviequej’aime?— Je veux que tu sois heureuse, admet-il d’une voix plus douce.Mais je ne crois pas que tu
puissesl’êtreavecTyler.—Etcommentpourrais-tu lesavoir,Papa? Iln’yaquemoiquipuissesavoircequimerend
heureuse,etilsetrouvequejelesuisavecTyler.Jeprendsunegrande inspirationen rassemblantmespenséeset tireunechaisepourm’asseoir
juste devant lui.La tension semble s’être dispersée.Gardermon calme était lameilleure attitude àadopter.Iln’yapasdeplacepourlacolère.Seulementpourl’honnêteté.
—Écoute seulement ce que je te dis, je le supplie doucement. Tyler a changé, d’accord ? Çaarrive. Les gens peuvent devenirmeilleurs. Tyler a laissé tomber la drogue une bonne fois pourtoutes. Il n’est plus en colère. Il a appris à semaîtriser. Il est plus heureux et plus avenant. Il estprévenant et attentionné. Il a son propre appartement. Il a un boulot. Il dirige bénévolement unemaisondejeunes.Ilestmêmeallévoirunpsyetilarecontactésonpère.C’estcequ’ilestentraind’annonceràEllaencemomentmême.
Jelevoisécarquillerlesyeux,tellementc’estimprobabledelapartduTylerqu’ilconnaît.
—Etvraiment,Papa,ilesttrèsattachéàmoi.Ilnemeferaitjamaisdemal.—Unemaisondejeunes?répète-t-il.—Oui,unendroitgénial.Ilessayed’aiderlesadosendifficultécommeluil’aété.(Jemeprends
àsourireenparlantdeça,parcequejesuissifièredelui.)Alorsn’essayepasdemedirequ’ilnesaitpascequ’ilfait,parcequ’ilemprunteuntoutautrecheminmaintenant.
Monpèrerestemuetetimmobile.Ilévitemonregard.—Sic’estvrai…alorsdisonsqu’ilpeutavoirunechance.C’estunprogrès.Tylerapeut-êtreunedeuxièmechanceavecmonpère,maisçanesignifiepas
quemoiaussi.Notre relationn’existe toujourspas, et tantquenousne sauronspaspourquoinousn’arrivonspasànousentendre,toutcelanesertàrien.Qu’iltolèreTylerestunechose,maisçanesuffitpas.
—Pourquoitunem’aimaispas,avantmêmequetudécouvreslavéritésurTyleretmoi?Jesaisque la situation s’améliorait un peu,mais j’avais quandmême l’impression que tu ne voulais pasm’avoir comme fille. Que tu aurais été plus heureux sans moi. J’ai toujours cette impression.CommentçasefaitquetusoisunpapasigénialpourJamieetChase,maispaspourmoi?
Mavoixsefragiliseàchaquemot.C’estplusdouloureuxquejenelepensais.—Pourquoituveuxmehaïràcepoint?Ilpousseunnouveausoupir,sedélestantchaquefoisunpeuplusdesacolère.Lesétincellesdans
sesyeuxsesontéteintes.Maintenantqu’ilm’écoute,ilsemblesesentircoupable.—Jenetehaispas.Jeneveuxpasquetupensesça.—Alorsc’estquoi,Papa?Jevaismemettreàpleureràtoutmoment.Jenem’attendaispasàcequ’ilm’écouteaujourd’hui,
maismaintenantqu’ilréagitàcequejeluidis,jeprendsconsciencequ’onauraitdûfaireçailyatrèslongtemps.
—Carcen’estcertainementpasdel’amour.—Jenesaispas,dit-ilenbaissantlatête.Ilal’airhonteux,commes’ilsavaitqu’ilnem’avaitpastraitéecorrectement,etqu’ilseretrouvait
faceàseserreurs.—Dis-moi pourquoi, j’exige d’une voix de plus en plus faible. Dis-moi seulement pourquoi,
Papa.Uneseuleraisond’avoirétésihostileenversmoi.—Parcequetuasprislepartidetamère,OK,Eden?lâche-t-ilenselevantd’uncoup.Ildevientdeplusenplusrouge,commes’ilgonflaitsouslapression.—Quoi?—Tut’esrangéeducôtédetamère.Tuasdécidéquej’étaislesaletypedel’histoire,mêmesi
j’étaisunbonpère.Tamèreetmoi…onsedisputaitparcequ’onavaitdescaractèresetdesavistropdifférents.Onnesedisputaitpasparcequej’étaisunimbécile,mêmesijesaisquec’estcequ’ellet’araconté.Cen’étaitpasjustequetoutmeretombedessus,alorsquecen’étaitlafautedepersonne.Etjesaisquenousétionsjeunes,maisàchaquedispute,turestaisavectamèreettumefusillaisduregard,même si ce n’était pasmoi qui avais commencé. Je traversais desmoments horribles, moi aussi,Eden.Iln’yavaitpasquetamère.
Je reste sansvoix. Jen’ai jamais soupçonnécequ’il ressentait. Jen’ai jamais suquec’était enpartiemafaute.J’aigrandiencroyantquemonpèreétaitlaraisondecedivorceet,mêmesijesavaisquemesparentsnes’entendaienttoutsimplementplus,c’étaitplusfaciledetoutluimettresurledos.
—Jesaisquejesuispartisansdireaurevoir,continue-t-ilenfaisantlescentpasdevantmoi.Jesaisque j’ai ratéça,mais jesuispartiparceque jesavaisque toutescesdisputesétaientmauvaisespour toi. Je suis parti pour ton bien, Eden, parce que tu méritais mieux que deux parents qui sehurlaientdessusconstamment.
—Mais…maistun’asjamaisappelé.—Jepensaisquetunevoudraispasmeparler.Voilàpourquoijevousailaisséestoutesseules.Et
situveuxvraimentsavoirpourquoij’aiautantdemalàtesupporter,c’estparcequetupensesencorequeledivorceétaitmafaute.
Jenem’excusepas,maisjememetsàpleurer.Leslarmesmesubmergentenquelquesminutes.Encore des progrès. Peut-être qu’un jour, nous y parviendrons. Pasmaintenant, pas encore. Ça vaprendredutempspourrestaurerlaconfianceetlepardon,maisc’estundébut.Découvrirlavéritéestunbonpointdedépart.C’estmaintenantqueleplusdifficilecommence.
—Nepleurepas,ditmonpèreens’avançantversmoi.Ilal’airdevouloiressuyermeslarmes,maisilestincapabledemetoucher.Ilreculerapidement
ensefrottantlanuque.—Écoute,je…jesaisquej’aicommispasmald’erreurs.Etjesaisquetoiaussi.Onenfaittous.
Je ne veux pas me battre avec toi, Eden. Vraiment pas. Mais je vais avoir besoin de temps pourréfléchiràtoutça.Jesuisprêtàfaireceteffortsitulefaisaussi,parcequetuasraison.C’estmoiquimetslapressionàtoutecettefamille.
—SurtoutsurEllaettoi.EllecommenceàteregardercommeMamanavantledivorce.Jet’ensupplie,negâchepasça.
—Jesais.Ilpasseunemaindanssescheveuxgrisonnants,unœilsurlapendule.— Je ne vais pas te prendre dansmes bras, parce que je suis encore fâché que tu sois partie
commeça lasemainedernière.Se réveillerpourdécouvrirquesa filles’estenfuieavecunancienvoyou,cen’estpaslameilleurenouvelledel’année.
Alorsnousoptonspourunepoignéedemainetacceptonsdefairetoutnotrepossiblepourqueçamarche,dorénavant.
Aumomentoùjelâchesamain,despasretentissentdansl’escalier.C’estElla,suivideTyleretJamie.Ilsnousrejoignentdanslacuisine.
Ellaapleuré,ellen’essayepasdelecacheretrenifleenmelançantunregardinterrogateur.Elleveutsavoirsinousavonsunpeuavancédenotrecôté.Jeluiadresseunlégersignedetêtequisignifie«jel’aifait».
Tyler est un peu pâle. Les mains dans les poches, il se mordille la lèvre inférieure. Nouséchangeonsunsouriresoulagé,satisfaitetfier.Ondiraitquenousavonsdûescaladerunemontagnepouratteindrecemoment.
DerrièreTyler,Jamiearboreuneexpressionvide.Jenesaispascequisepassedanssatête,maisj’imaginequel’idéedeTylerreparlantàsonpèrel’asecoué.
Monpèretoussoteets’avanceversTyler.—Félicitations,pourlamaisondejeunes,précise-t-il.—Oh.Merci.Etenfin,enfin,ilsseserrentlamain.C’estungrandpasenavant.Ellaesttellementraviequ’elle
sembleauborddel’évanouissement.ChaseapparaîtauxcôtésdeJamiesurleseuil,avecl’aird’essayerdedéterminersil’atmosphère
esttoxiqueounon.Cen’estpaslecas,elleestremplied’espoir.—Ondevraityaller,ditTyler.EllarenifleetChaseseplaintquenousvenonsàpeined’arriver.Jamieetmonpèrenedisentrien,
jecroisquec’estparcequeçanelesdérangepasquenouspartions.—Onpourravenirvousvoir,undecesjours,suggèreElla.David?MonpèredévisageTyler.Jesaisqu’ilesttroptôtpourquetoutecettefamillenousrendevisiteà
Portland,maisilenvisagenéanmoinsl’idée.
—Peut-êtreàl’avenir,dit-ilavecunpetitsourirerévélateur,avantdesedirigerverslejardin.C’est dur pour lui, mais j’apprécie le fait qu’il m’ait écoutée. Je ne crois pas qu’il puisse en
supporterdavantagepouraujourd’hui.—J’espèrequevousserezbienàPortlandtouslesdeux,nousditEllaquiseremetàpleurer.ElleattireTyleràelle,puisvientmeprendredanssesbras.—Merci,jemurmurecontresonépaule,pourtout.Ellenousatoujourssoutenusetjeluienseraiéternellementreconnaissante.Jamie refuse de nous regarder.Tyler pose unemain sur son épaule,mais je crois qu’accepter
notrerelationvaluiprendrebeaucoupdetemps.Maissimonpèrepeutlefaire,alorsn’importequilepeutaussi.JecroisfermementqueJamiearrêterades’yopposer,quecesoitdanstroismoisoudanstroisans,maisillefera.
Chasenousserretouslesdeuxcontreluiparcequec’estChaseetqueChaseaimetoutlemonde,peuimportecequel’onpeutdireoufaire.
—Tun’avaispasditquec’étaitnul,Portland?fait-ileninclinantlatêted’unairsoupçonneux.—J’aimenti.Tyler part d’un grand rire et me prend la main pour sortir de la maison. Ella et Chase nous
suivent.Jecroisquetoutcommemonpère,Jamieaeusadosepouraujourd’hui.Certainespersonnesmettentplusdetempsqued’autresàdigérercertainesinformations.
—N’oubliezpasd’appelerdetempsentemps,ditElla,lesjouesruisselantesdelarmes.ChaquefoisqueTylerdoitquitterlaville,elleestdanstoussesétats.Leurlienestprécieux.—Oumêmetouslesjours,çanemedérangepas,ajoute-t-elle.Nous passons la porte de la maison qui n’est désormais plus la nôtre. C’est Portland notre
nouvellemaison,notrenouvelleaventureetnotrenouveaurisque.Dehors,larueestcalmeetpaisiblesouslesoleildudimancheaprès-midi.Tylermesouritenme
dévorantdesesyeuxverts.—Commentc’était?demande-t-il.—Bien.Jecroisqu’onarriveenfinquelquepart.Etpourtoi?Ilhausselesépaulesmaiscontinuedesourire,satisfait.Plusdesecretsmaintenant.—Mamanvamettredutempsàl’accepter,maisças’estpasséaussibienquepossible.—EtJamie?— Toujours pas, mais il finira par comprendre que les gens méritent une seconde chance.
Commemonpère,etmoi,etnous.Jesuissifièredetoutcequ’ilaaccomplietdecequ’ilestdevenu.Jesuisfièred’êtreàsescôtés,
desavoirqu’ilestenfinàmoietquenouspouvonsnousafficheràlafacedumonde.C’esttoutcequej’aitoujoursvoulu.Jemerapprochedeluietjeserresamainplusfort.
Ducoindel’œil,j’aperçoislavoituredeRachaeldel’autrecôtédelarue.Jenepeuxpaspartirsansluidireaurevoir.JedemandeàTylerdem’attendreetjemeprécipitedroitchezelle.Nousnesommes pas pressés,mais je suis si excitée que jem’acharne sur la sonnette.Heureusement, c’estRachaelquiouvre.Jemejettedanssesbrassansattendre.
Quandjem’écarteenfin,elleaundesespetitssourirestristesquejedétestetant.—Alorstut’envasvraiment,hein?—Jerepasseraiàlafindel’été,maispourl’instant,oui.—Alorstuferaismieuxdetedépêcher,parcequeleprincecharmants’impatiente.Derrièremoi,Tylernousobserve,sourireauxlèvres,adosséàsavoiture.Ilesttellementbeauau
naturel.—BonnechanceavecSnake,dis-jeàRachael.—Bonnechanceavectondemi-frère,répond-elle.
Nouséclatonsderire,etçan’apasdeprix.Lablagueestdevenuecommune,jen’auraisjamaiscruquenouspuissionsenrireunjour,etçamontreàquelpointnousavonsavancé.
J’envoieunbaiseràRachaelavantdemeretournerversTyler,radieuse.Jel’aimetellement.Jem’élanceverslapersonnequiatoujoursété,etseratoujours,dansmoncœur.
Quandj’arriveàsahauteur,meslèvrestrouventlessiennesavectantdepassionquechaquefibredemonêtres’embrase.Unfrissonmeparcourtlecorps,j’ailachairdepouleetdespicotementsdanslesdoigts.Jesouriscontreseslèvres,incapabledecontenirmonbonheurpluslongtemps.Jesoulèvelespaupièrespourdécouvrirsesyeuxémeraudequiétincèlent.
Derrièrelui,jeremarqueEllaquicouvrelesyeuxdeChase,avecungrandsourire,etj’entendsRachaelsifflerdel’autrecôtédelarue.
JesaisislevisagedeTylerentremesmains,etchuchote:—Regardeparterre.Lentement,ilbaisselesyeuxetjetournelepiedpourqu’ilpuissevoirquellepairedeConverseje
porte.Sonécrituredel’étédernierestlà.Ilrelèvelatête,levisageilluminé.Après toutes ces années, tous les obstacles que nous avons surmontés, nous sommes enfin
heureux.Toutn’estpasparfait.Nousavonsencoreducheminàparcouriretdeschangementsàfaire,maisleprincipal,c’estquenousessayons.Nousavonsgrandi,nousavonsappriset,plusimportantencore,nousnoussommesenfinacceptés.
Enfin.
Remerciements
Commetoujours,merciàmeslecteursquiontsuivicettehistoiredepuisledébutavecamouretdévouement. Je n’aurais pas pu faire tout ça sans vous, et je vous en serai éternellementreconnaissante. Merci à ma famille, tout spécialement à mes parents, Fenella et Stuart, pour leurpatienceetleursoutiendurantcescinqannéesdetravailsurcettetrilogie.Merciàmesmeilleursamisd’avoirfaitensortequejeneperdepaslatête.Merciàmesrelectrices,Karyn,KristenetJanne,pourleurscompétences,leursconseilsetleurenthousiasmepourl’histoiredeTyleretEden.MerciàtoutlemondechezBlack&WhitePublishingdem’avoirsibienaccueilliedansleursbureauxdurantlesdernièressemainesd’écrituredecelivre.Jen’auraispaspurêverd’unemeilleureéquipeet jesuistellementfièred’êtrel’undevosauteurs.Vousavezréalisémonrêve.Merci.
L’auteur
Estelle Maskame, jeune Écossaise de dix-neuf ans, est une dévoreuse de livres et une faninconditionnellederomansYoungAdult.Elleécritdepuisl’âgedetreizeans.DidIMentionILoveYou?estsapremièretrilogie.
Titreoriginal:DidIMentionIMissYou?Publiépourlapremièrefoisen2016parBlack&WhitePublishingLtd
Contribution:GuillaumeFrançois
©EstelleMaskame2016
©2016,éditionsPocketJeunesse,départementd’UniversPoche,pourlatraductionfrançaiseetlaprésenteédition
Couverture:StuartPolsonDesign–Photos:©Shutterstock
ISBN:978-2-823-84343-9
Loino49956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse:novembre2016
«Cetteœuvreestprotégéeparledroitd’auteuretstrictementréservéeàl’usageprivéduclient.Toutereproductionoudiffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite etconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelaPropriétéIntellectuelle.L’éditeurseréserveledroitdepoursuivretouteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»