devisme, laurent. ressorts et ressources d’une sociologie de l’expérience urbaine

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    Article

    Laurent DevismeSociologie et socits, vol. 45, n 2, 2013, p. 21-43.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/1023171ar

    DOI: 10.7202/1023171ar

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    Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

  • Sociologie et socits, vol. xlv, no 2, automne 2013, p. 21-44

    laurent devismeLAUA (Laboratoire langage action urbaine altrits)cole nationale suprieure darchitecture de Nantes6, quai Franois MitterrandBP 1620244262 Nantes cedex 2FranceCourriel : [email protected]

    Ressorts et ressources dune sociologie de l exprience urbaine 1

    La ville ne se prsente pas dabord comme un objet conceptuel, construit par la recherche. Elle est avant tout un objet intuitif dont lexploration a pu prendre bien des chemins parmi lesquels celui des sciences sociales. Dj le passage de telle ville la

    ville relve-t-il dun coup de force2, mais ce saut est encore plus manifeste propos de

    lurbain qui dsigne pour sa part un champ plus englobant que la ville et qui renvoie

    plus explicitement la thorie spatiale. On a pu ainsi voir se dvelopper une sociologie

    de la ville et de lurbain distincte dune sociologie dans la ville tendue vers un

    projet de connaissance des cadres et contextes daction et dont les mots-cls sont

    notamment la proximit, la densit et laltrit, poss entre autres par lcole de

    Chicago. Ce projet sappuie centralement sur une spcificit de lexprience urbaine

    intervenant dans des moments durbanisation rapide certes (Chapoulie, 2001). Le

    phnomne urbain stant gnralis (Paquot, 2000) et ayant gnr bien des proposi-

    tions thoriques pour qualifier laprs-ville la fin du xxe sicle, il semble devenu

    plus difficile dexprimer ce que le devenir urbain du monde a pu produire prcisment

    1. Je remercie Pierre Hamel pour sa relecture attentive, critique et suggestive.2. Mme si lon repre que les thoriciens de la ville sont souvent indexs une cole situe, que lon

    songe Chicago, ou bien Los Angeles, ou encore Manchester

  • 22 sociologie et socits vol. xlv.2

    en termes dexpriences. Ce mouvement est loin dtre achev, on peut mme le consi-

    drer comme une ligne de fuite. Je voudrais ds lors remettre en question nouveaux

    frais ce quaborder lexprience urbaine contemporaine peut vouloir dire. Est-elle

    finalement inqualifiable pour la raison que les villes contemporaines seraient dabord

    sans qualits et disperses3 ? Les sciences de lurbain nauraient-elles plus vocation

    qualifier lexprience urbaine ? Se seraient-elles retires tantt dans les cuisines de

    laction organise (sociologie de laction publique), tantt dans les questions poses

    par loprationnalisation dun nouveau paradigme (le dveloppement durable) ou

    encore dans dautres sous-thmatiques de disciplines acadmiques, en dlaissant un

    questionnement qui se situe tout contre dautres domaines de reprsentations des

    ralits ?

    Cest ces questions que ce texte cherche ici rpondre, dabord en se ressaisissant

    de ce quont pu tre ces villes expressives, qualifies et qualifiantes. Il y avait certes des

    auteurs pour les faire parler et il faut revenir leurs grilles de lecture et leur hritage,

    dautant que je fais lhypothse dune vritable clipse dun champ de recherches

    partir des annes 1980 ; mais il y avait surtout des quipements rendant possible la

    spcificit de lexprience de la ville, comme en attestent les dispositifs des assises et

    des belvdres. Ces deux ressources une fois mises en avant (des programmes tho-

    riques et des scripts de dispositifs urbains), il est possible de revenir vers les cons-

    quences de la mtropolisation contemporaine dont Bruce Bgout affirme quelle met

    au cur de lexprience urbaine le rapport lIllimit, la difficult de connatre

    lautre, le trouble de la rencontre et de la relation, la tendance pallier le dfaut de

    protection par la production de structures dfensives visant ltablissement de lassu-

    rance, etc. (Bgout, 2013 : 7-8). Je proposerai enfin un regard sociologique expri-

    mental4 prenant nouveau au srieux les relations entre forme et exprience urbaines

    et osant les pourparlers avec lurbanisme.

    et pourtant la ville a t expressive !

    Mme sans aborder les diffrents vecteurs artistiques par lesquels la ville a pu tre

    exprime (arts visuels, littrature, cinma notamment), force est de constater que

    plusieurs programmes de recherche scientifiques ont galement pos une question

    spcifique ce cadre quest la ville. Quelles en sont les caractristiques ?

    Dabord, il semble que ce sont souvent des programmes cheval entre philosophie

    et sociologie, impliquant un relatif no mans land disciplinaire pour localiser les

    analyses du rgime ou du niveau de lexprience urbaine5. Lexprience a en effet

    3. Bruce Bgout dit prcisment dans lavant-propos de son dernier ouvrage que cest en tant que philosophe quil sest perdu dans cette priphrie quasi illimite (Bgout, 2013 : 7).

    4. Ce regard, prcisons-le, nest pas un exercice solitaire. Il sest en bonne partie forg dans un laboratoire de recherche (le LAUA, ensa Nantes) au sein duquel nous essayons de dvelopper une telle pratique des sciences sociales.

    5. La notion de rgime est ici proche de celle que lon rencontre dans des acceptions pragmatiques cherchant identifier par exemple diffrents rgimes dengagement (dans laction). Cf. le travail de Laurent

  • 23Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    t documente par la phnomnologie notamment et plusieurs chercheurs urbains

    qui ont pu sintresser cette dimension sont caractriss par une formation et une

    culture philosophiques6. Quatre auteurs franais en tmoignent bien : Henri Lefebvre,

    Michel De Certeau, Isaac Joseph et Pierre Sansot. Avant eux, il faut bien sr indiquer

    lhritage de Georg Simmel dont limportance pour lui dun couplage entre sociologie

    et philosophie est bien rappel par Gregor Fitzi et Denis Thouard (Fitzi, Thouard,

    2012 : 6). De quel ordre est lexprience chez ces auteurs de la deuxime partie du xxe

    sicle ?

    Si Lefebvre a rgulirement articul une approche philosophique marxiste et

    dmystificatrice avec des observations sociohistoriques, la nature de cette articulation

    est loin dtre explicite. Elle est certes clairement luvre dans un article approchant

    le dploiement dun nouveau phnomne quest lennui (Lefebvre, 1960) puis elle se

    retrouve dans le projet de critique de la vie quotidienne dont diffrentes dimensions

    ont t abordes sur prs de 40 ans. Si le quotidien est lespace temps du dploie-

    ment de la valeur dusage oppose la valeur dchange , il est aussi dcoupage,

    agencement et programmation, appelant a contrario un intrt pour des pratiques

    diffrentielles7. Mais lexprience est la plupart du temps restitue chez lui dans une

    perspective de libration des usages, la vise se faisant explicitement politique.

    Le projet de De Certeau est davantage port vers la mise en lumire des ruses et

    tactiques du niveau de la culture ordinaire, considre comme une science pratique du

    singulier, caractrise par loralit, loprativit et lordinaire. Il peut ainsi traquer la

    prolifration dissmine de crations anonymes et prissables qui font vivre et ne

    se capitalisent pas : Ce travail a donc pour objectif dexpliciter les combinatoires

    doprations qui composent aussi (ce nest pas exclusif) une culture , et dexhumer

    les modles daction caractristiques des usagers dont on cache, sous le nom pudique

    de consommateurs, le statut de domins (ce qui ne veut pas dire passifs ou dociles). Le

    quotidien sinvente avec mille manires de braconner (De Certeau, 1980 : 36). De

    Certeau est souvent considr aujourdhui comme un inspirateur des travaux ult-

    rieurs sur la marche et plus gnralement le sensible. Cest le cas de Sansot, troisime

    auteur que lon peut convoquer ici, qui se situe pour sa part dans un projet de remy-

    thisation (cest son propre terme) de lespace urbain, non dans une vise nostalgique

    (mme si elle perce dans un ou deux de ses ouvrages), mais dans un projet cognitif

    cherchant retrouver des diffrences significatives, expressives, entre espaces plus ou

    moins apparents. Quest-ce qui distingue le bistrot du caf ou encore de la brasserie ?

    Thvenot notamment (2006). La notion de niveau se rencontre plutt dans les travaux dHenri Lefebvre, dans le prolongement de conceptions marxistes de la socit.

    6. Ajoutons, pour le cas franais, que les premiers diplmes universitaires sociologiques datent des annes 1960, expliquant la prpondrance de cursus philosophiques chez les auteurs ici voqus.

    7. Le philosophe B. Bgout reproche une telle approche dadopter la perspective historique de la Kulturkritik et de passer outre une analyse approfondie de ce quest la vie courante (2005 : 34-35). Pour sa part, via une mthode phnomnologique, il cherche plutt les fondements dune philosophie du monde quotidien, dtectant des logiques de quotidianisation (Quest-ce qui est immuable, quest-ce qui est amendable ?), le monde quotidien tant plutt vu comme puissance de familiarisation.

  • 24 sociologie et socits vol. xlv.2

    interroge-t-il par exemple. Pour rpondre ce genre de question, lauteur suggre den

    passer dabord par limaginaire, posant la question que peut-on rver de tel ou tel

    espace8 ? Le projet est bien celui de sauver le sensible ou encore de () sensibi-

    liser le concept tout en dcouvrant par ailleurs les significations enfouies dans le sen-

    sible (Sansot, 1986 : 31). Ce questionnement est directement li une critique de la

    pauvret langagire urbanistique et une injonction retrouver lpaisseur du langage

    du sens commun avant que lhomme ne se spare de son uvre et en prenant pour

    rfrence un temps dans lequel existait pleinement ce quil nomme la dnivellation des

    lieux (Sansot, 1984)9. Sa mthode relve plutt de la ncessit de coupler remythisation

    et dmystification. Cest une telle perspective qui le met aussi dans une position sug-

    gestive lamenant faire lloge dun urbanisme de la lenteur : je dsirerais que lon

    conserve ou que lon restaure des espaces dindtermination o les individus auraient

    la libert de demeurer dans un tat de vacance ou de poursuivre leur marche (Sansot,

    2000 : 158).

    Mais probablement lhritage de Joseph est-il ici le plus utile afin de tenter de

    mieux comprendre les rapports entre lexprience et ses cadres. Sa contribution au

    premier numro des Carnets du paysage est cet gard rvlatrice dune observation

    ncessairement attentive aux volutions concrtes des espaces, leur amnagement et

    aux gestes, scnes et usages qui sy dploient. Les paysages urbains considrs comme

    des choses publiques (vise principale de son article) sont alors passibles dune analyse

    dordre ethnographique de la ville qui lie ses dimensions politique et esthtique. On

    peut ajouter que le sociologue engage dpasser les analyses du paysage comme rele-

    vant dune apprciation distance et visuelle de certains espaces, au profit dapproches

    embarques bien rsumes par Jean-Paul Thibaud : le mouvement tend se subs-

    tituer au point fixe, le social lindividuel, le pluri sensoriel au visuel, limmersion la

    distanciation (Thibaud, 2004 : 152) qui ajoute lenjeu dune articulation entre le

    paysage en pratique et le sentiment de la situation (Thibaud, 2004 : 154). Que lon

    remplace le mot paysage par urbain ne change rien ici. On voit que la possibilit

    de qualifier la ville est lie la particularit de certains de ses quipements, nous allons

    y revenir.

    Malgr dimportantes diffrences entre ces auteurs, retenons une tonalit philo-

    sophique et plus prcisment lenjeu de la perspective dcrire sur la vie ordinaire (De

    Certeau) ou quotidienne (Lefebvre) et de chercher ne pas craser lpaisseur du sens

    commun, au contraire de ce que font toutes les dmarches de modlisation (comme

    8. Ce qui peut donner ceci : La gare a autrefois attir elle les hommes en qute de pas perdus, de gestes inachevs, de regards inaccomplis. Aujourdhui, la gare ne constitue plus le temple du dpart. Elle ne fait pas entendre par ses stridences les chants de lailleurs, pas plus que les sirnes ne mugissent dans nos ports. On a fait en sorte que les hommes ne sy rfugient plus, en vidant le hall de ses siges, en camouflant les salles dattente (Sansot, 2000 : 160).

    9. Cest aussi une remarque de lcrivain F. Maspero propos de son livre Les passagers du Roissy-Express dont la rception importante chez les urbanistes avait pu ltonner en son temps, convaincu quil tait que tous les urbanistes devaient a minima en passer par une connaissance fine des lieux-mouvements quils ont pour mission de transformer.

  • 25Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    le formule Sansot). Retenons galement la notion dcisive de cadrage qui invite ne

    pas opposer analyses paysagres et analyses interactionnistes et qui promet un lien

    entre connaissance des formes concrtes et connaissance des comportements.

    Un autre trait saillant de cette connaissance urbaine est sa caractrisation par ce

    que lon peut nommer des cas limites . Lexprience urbaine a en effet t gratifie

    dune rfrence majeure, quasi initiatique, qui est celle de la modernit de la grande

    ville europenne du xixe sicle. Elle a t remarquablement dcrite, par Simmel puis

    Walter Benjamin. Cette figure a dvelopp un imaginaire vigoureux, un rapport parfois

    mythifi aux grandes villes quont pu tre Berlin, Paris ou Chicago au dbut du xxe

    sicle, mais aussi une difficult saisir plus rcemment et en dautres contextes lex-

    pressivit despaces moins denses et divers. Srement cette rfrence blouit-elle autant

    quelle claire, crasant donc la saisie dautres urbanits toujours vues comme dfi-

    cientes.

    Enfin, la connaissance de lexprience urbaine, en sociologie, a t marque par

    un moment smiologique-structuraliste, aujourdhui devenu difficilement audible.

    la diffrence dcritures subjectives comme celle mentionne de Sansot et que lon

    retrouverait galement chez Alain Mdam ou encore Rgine Robin , plusieurs cher-

    cheurs dans les annes 1970, dans le prolongement des travaux de Roland Barthes, se

    sont faits thoriciens de la ville-langage, contrant des usages strictement fonctionnels

    de la ville. Langage et systmes de signes sont incontournables et il est possible de les

    investiguer en tant que tels pour comprendre des spcificits. Sil y a une tension cri-

    tique dans ces travaux (Soucy, 1971 ; Laurentin, 1974), elle se repre clairement dans

    lenjeu de rappeler une d-smantisation de la ville par lidologie fonctionnaliste

    qui rgne notamment parmi les urbanistes. Aussi ces auteurs maintiennent-ils une

    approche phnomnale et indicielle des centres anciens10, dans un contexte dinqui-

    tude quant la ville qui est en train de passer : En ce sens, nous suivrons volontiers

    Roland Barthes, lorsquil nous dcrit le centre comme espace de subversion, daltrit,

    de rencontre, o lachat tend supplanter lEros, mais o celui-ci resurgit sans cesse,

    dans la mesure o la dialectique du dsir dborde toujours les analytiques du besoin.

    Et encore lorsquil le dcrit comme vide, suspension de toutes les rgles sociales, lieu

    du possible et donc, objet de discours et lieu de pratique privilgi pour dchiffrer la

    socit urbaine. (Soucy, 1971 : 18). Par son analyse de quatre romans (Prec Les

    choses, Le Clzio La guerre, Rochefort Printemps au parking, et Butor La modification),

    Soucy souligne des rgularits : le centre nest plus lieu de rencontres, cest un lieu de

    consommation des signes do est absent le sens. Il pointe aussi lexistence dans chaque

    roman de tentatives de nouvelles transgressions, dappropriations diffrentielles du

    centre. Laurentin, la suite de Soucy, cherchait dvelopper une analyse structurale

    de lurbanisme en sintressant aux langages dvelopps sur les centres anciens et plus

    prcisment les images et mythes quils vhiculent dans un objectif de prservation de

    10. Que lon peut apparenter au travail que Benjamin avait qualifi de physiognomonique par importation dune notion alors employe dans les sciences mdicales.

  • 26 sociologie et socits vol. xlv.2

    la centralit traditionnelle. Mais les investigations relatives la logique du sens ont

    fortement volu depuis cette poque, principalement affectes par la philosophie

    pragmatique qui nous dit quil ny a rien derrire les apparences et quil faut dvelop-

    per les analyses de ce que lon peut nommer la sphre du visible.

    Cette analyse succincte participe certes dune histoire des ides. Mais lobjectif est

    bien de sen servir ensuite. Retenons que les investigations relatives la connaissance

    de lexprience urbaine doivent dautant plus tre actualises quelles ont t saisies par

    des contextes thoriques aujourdhui moins audibles (pour de bonnes et de mauvaises

    raisons dont lexplicitation sortirait de notre projet) et quelle rencontre des ralits

    urbaines sensiblement diffrentes. Srement la perspective qui est celle de Bruno

    Latour et milie Hermant tait-elle des plus explicites cet gard : la question initiale

    de Paris, ville invisible11 est en effet lexprience du dcalage entre le panorama de

    cramique bleute que lon trouve sur la terrasse de la Samaritaine, grand magasin au

    cur de Paris (difi par les fondateurs du magasin, les Cognac-Jay, au milieu du xixe

    sicle) et la vue contemporaine. La mise jour du panorama est-elle possible ? Oui,

    certes, concernant la visibilit paysagre , mais la question est aussi celle de rendre la

    ville visible ses propres habitants, on peut alors parler dune visibilit citadine, dont

    Latour cherche depuis plus de 25 ans renouveler lappareillage sociologique12. La

    question de lexprience urbaine est certes bien de lordre du sensible mais elle

    dclenche aussi une rflexion sur lensemble dont on fait partie, disons une socit

    urbaine situe, do lexpression de Latour renvoyant une exprience de prpara-

    tion du collectif (cf. infra). Cest ce qui autorise parler dune exprience politique,

    adressant de fait un questionnement aux instances urbanistiques de production de la

    ville concrte, instances qui sont prcisment concernes par larticulation du sensible

    et du sens.

    prises et panoramas des espaces publics urbains

    Mdiateur entre le systme politique, les secteurs privs du monde vcu auxquels il

    donne un espace dexpression et les systmes daction fonctionnellement spcifis,

    lespace public est le ressort de la dmocratie et loprateur dun accord entre citoyens

    ou simples membres dune socit (Joseph, 1988 : 15).

    Ce rappel de Joseph est aussi une incitation, comme il le dit plus loin, moins

    tabler sur les motivations avant laction que sur les catalyseurs de perception , les

    prises et les procdures disponibles dans laction (Joseph, 1998 : 158). Cest une invi-

    tation une connaissance de lexprience urbaine partir de ses dispositifs, au sein de

    lensemble form par les espaces publics urbains. Deux dentre eux me semblent plus

    11. Rappelons quils en ont propos une version lectronique, consultable ici : www.bruno-latour.fr/virtual/index.html

    12. Et entirement remis en perspective dans son dernier ouvrage enqutant sur les diffrentes formes dexistence (Latour, 2012).

  • 27Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    particulirement loquents : le banc, considr comme une prothse de lassise et le

    belvdre la fonction panoramique dj dcrite13.

    Ce que les assises rvlent

    Cest dabord lchelle du piton que peut sprouver la qualit de lurbanit. Bien

    des objets dans lespace public permettent ou restreignent laccomplissement de ses

    squences daction. La place du banc public est spcifique cet gard et son histoire

    urbaine rvle lvolution des conceptions de lespace ouvert. Si le dplacement peut

    tre considr comme un procd dancrage du piton dans lenvironnement, il

    dpend toujours dun couplage entre des prises et des comptences. Le banc fait bien

    partie de ces prises. Aujourdhui, les reprsentations scuritaires tendent transformer

    radicalement lassise spatiale en ville. On peut ainsi nourrir une inquitude quant au

    devenir de la sphre et des espaces publics. Mentionnons, dans la manifestation de

    cette inquitude, les expressions dnonciatrices que lon peut trouver dans le film de

    Gilles Pat et Stphane Argillet intitul Le repos du fakir et dautres ralises par lasso-

    ciation Ne pas plier14. La scurisation croissante des espaces ouverts au public fait

    craindre, simultanment, le dveloppement dune ville hostile au repos et la flnerie.

    On peut suggrer une lecture en trois temps de lvolution du mobilier urbain

    limitatif ou contraignant : tout dabord un principe de rajout qui consiste, sur un

    type de mobilier, venir a posteriori ajouter un lment qui permet de contrer lusage

    ou les personnes identifis comme indsirables cest galement vrai de lirrup-

    tion dune signaltique dsignant les usages autoriss ou tolrs heures de frquen-

    tation, signification de la destination des quipements ; ensuite une remonte dans

    la filire qui consiste en une intgration, dans la conception mme, dlments propres

    diffrer ou empcher notamment ceux qui sont susceptibles dy passer trop de temps.

    Enfin, solution radicale, cest la suppression des assises existantes dans les lieux pro-

    blmatiques qui peut tre observe, au profit de ralisations page ce qui sobserve

    de manire quasiment gnralise dans les halls de gare en France avec diffrents salons

    grands voyageurs offrant des services aux abonns et dlaissant la partie strictement

    circulatoire de la gare. On fait le constat aujourdhui dune difficult penser limmo-

    bilit dont tmoigne bien la suppression des accroches et des prises si elles ne sont pas

    immdiatement finalises : on pense des bornes, des espaces affaires ou clubs mais, en

    dehors de ces bulles, cest plutt un espace public lisse qui est valoris, en rfrence

    une ville douce et apaise (vocable fort usit) o lon se fraie sans se cogner, mouve-

    ment lent ventuellement mais permanent, sans point darrt.

    13. Prcisons, pour les assises comme pour les panoramas, que nos observations ont surtout port sur la rgion nantaise. Nantes nappartient pas au registre des villes iconiques, spectaculaires, ni nest le paradigme dune privatisation de lespace public : ce nest pas un cas limite et il nous intresse pour sa rela-tive reprsentativit de ces villes moyennes europennes qui se sont (r) empares du devenir de leurs espaces publics, aussi bien concernant leurs centres sdiments, leurs projets urbains dmonstratifs que lamnagement souvent gnrique despaces publics de leurs villes de banlieue.

    14. Le film est visible sur Internet : www.gilfakir.com/fakir.html

  • 28 sociologie et socits vol. xlv.2

    Lhistoire du banc nous rappelle quil est n avec les projets dembellissement et

    daration, quil est dautant plus ncessaire que le trafic est dense. Il accompagne ainsi

    des parcs, des kiosques et se gnralise bien des espaces publics avant leur confine-

    ment, leur mutilation, mais aussi leur nouveau dploiement que dsignent bien les

    emparements par le design. Mais il fait encore partie des rflexes de la panoplie de

    larchitecte-urbaniste, partie prenante dune vision du lieu public (le banc public ).

    Lobservation attentive peut en reprer de plusieurs types, qui diffrent selon le lieu o

    il se situe (un lieu de passage ou une place), la manire dont il est implant et ce quil

    regarde (un paysage, un btiment, la ville au loin), ou encore son association

    dautres objets du mobilier urbain (dautres bancs, un lampadaire, une poubelle).

    En somme, le banc est un ingrdient de base de recettes damnagement de lespace

    public, partir duquel se dclinent toutes sortes de formules minimales la plupart

    du temps, mettant en jeu lobjet de faon autonome dans lespace public. En se don-

    nant mme pour seule contrainte de sasseoir systmatiquement sur tout banc repr,

    on prend conscience que le point de vue du pauseur (quil soit ou non lorgneur15 )

    est assez rarement intgr lorsque lon dispose un banc quelque part : vues aveugles,

    sur les espaces-poubelle, face aux immeubles (le banc est alors prolongement de les-

    pace priv plutt quaccroche publique) donnent penser que bien des bancs ont t

    poss pour que cela ne gne pas ou encore pour cadrer un ensemble immobilier Une

    autre question surgit, celle de la sous-occupation des bancs : parfois mal placs, parfois

    non associs ( des activits ou encore des commerces ambulants, si rares en France).

    En outre, ce qui se rarfie et se scurise dans le centre-ville a tendance se rpandre

    dans les espaces publics priphriques, de manire quelque peu standardise. Srement

    lide de dvelopper telle ou telle ville-parc agrmentant les secteurs rsidentiels nest-

    elle pas trangre cette volution16. Se dploient galement, dans le cadre des projets

    urbains, des conceptions scnographiques de lespace public le ramenant une fonc-

    tion de dcor. On peut a contrario rappeler que lespace, cest dabord du plein !

    De tels constats mettent sur la voie de propositions ralistes17, entre provocation

    et rvlation. On peut en effet chercher, a contrario de ces tendances, exprimer une

    assise implicite, jouer pour ne pas rouiller , conforter pour accommoder ,

    dmultiplier des usages, lgender certains points de vue, rorienter des lieux sans motif

    apparent. On retrouve alors lenjeu pos par Latour et Hermant : que seraient des

    panoramas contemporains ? Peuvent-ils se saisir de la perception en mouvement qui

    caractrise nos manires dtre dans lespace public ? Si la perspective dnonant lvo-

    lution dune conception limitative du mobilier urbain est ncessaire, elle nest pas

    suffisante. En cho aux occurrences historiques mentionnes, on saperoit en effet que

    15. Samuel Bordreuil revient finement sur les figures qui encadrent le flneur au xixe sicle dans sa communication au colloque de Cerisy-la-Salle sur les sens du mouvement (Bordreuil, 2004).

    16. Cest bien ce que nous avons constat en banlieue nantaise, Saint-Herblain, dans un travail dobservation men de concert avec larchitecte Ludovic Ducasse en 2006-2007.

    17. Et lurbanographe gagne ici ctoyer au plus prs lurbaniste et larchitecte. Cf. infra propos des pourparlers.

  • 29Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    lapparition des bancs dpend dune conception de certains espaces publics comme

    espaces de promenade, de distraction-reconcentration, de dambulation, lis la den-

    sit du trafic alentour. Cest probablement ce qui est rendu problmatique aujourdhui.

    Avec cette moindre densit, on rejoint lhypothse de Bordreuil relative la description

    de plusieurs scnes de rue, selon laquelle on assisterait de manire croissante un

    effondrement local du cadre participatif qui dfinit la structure de lespace public

    (Bordreuil, 2002). Il y voit aussi bien une dfaillance des contrles formels (les prpo-

    ss lordre public font dfection) que personnels et informels (avec, pour reprendre

    ses termes goffmanniens, loutrage rsonnant du comme si on ntait pas l ). Mme

    si ses descriptions prennent leur origine dans des scnes new-yorkaises, nos observa-

    tions confirment leur validit ailleurs, propos de lvolution de la tonalit des espaces

    publics. Le rapport entre prsents et tmoins potentiels sest altr. Lvolution relative

    aux quipements des petits riens urbains18 renvoie bien une telle altration.

    Ce que les panoramas promettent

    On peut associer les bancs et les panoramas. Latour nous rappelait quils sont ce qui

    prpare la composition du collectif, donnent voir au public ce quil est, ce quil a

    t, ce quil peut tre, notamment via des processus de figuration. Si le ce quil est

    renvoie par exemple aux portraits de ville des expositions19, le ce quil a t renvoie

    assurment aux dispositifs que sont les mmoriaux, qui conjuguent lespace et le

    temps pour actualiser la puissance dun vnement ou retracer les garements (sou-

    vent) ou prouesses (plus rarement) dune poque20 et le ce quil peut tre renvoie

    notamment aux travaux prospectifs citoyens qui expriment les trajectoires possibles

    dun ensemble humain et se donnent voir galement parfois par des expositions21.

    Lactualisation du panorama du xixe sicle renvoie une fonction plus labore que

    lassise, qui est celle de la prparation la composition du collectif. Dans toutes les

    villes, mais des degrs divers, depuis ces lieux publiquement accessibles que sont

    des terrasses publiques en hauteur, peut se dcouvrir un paysage auquel une cons-

    cience urbaine peut facilement sarrimer22. On peut alors voir diffrents emblmes de

    lagglomration, accder visuellement aux grands quipements de gestion des flux

    (une centrale thermique, une usine dincinration de dchets, un pont qui boucle le

    18. Titre retenu pour le dossier de la revue Urbanisme, n 370, janv.-fv. 2010.19. ABC Montral par exemple, au CCA en 2012-2013.20. Ainsi du mmorial labolition de lesclavage difi en 2012 Nantes sur le quai de la Fosse pour

    commmorer labolition dune pratique dont Nantes a tir sa richesse pendant toute une priode, en lien avec le commerce triangulaire.

    21. Ainsi de lexposition nantaise clturant lexercice de prospective citoyenne, Ma Ville Demain, Nantes en 2030, dans lune des anciennes cales de lancement de bateau de lle de Nantes (Devisme, Ouvrard, 2013). Ainsi, plus substantiellement, de lexposition Karlsruhe Making things public sous le commissariat de B. Latour et P. Weibel.

    22. On pourrait bien sr dvelopper une analyse des vedute en ces termes, le vedutisme tant un mouvement artistique qui nest pas tranger cette possibilit contemplative que sont des belvdres, des promenades. Venise tant larchtype de cette fonction.

  • 30 sociologie et socits vol. xlv.2

    priphrique23), prendre conscience de lampleur du vert dans le paysage, quand bien

    mme limage de ville-bton reste souvent mobilise. Ces lieux particuliers permettent

    une rflexion urbaine o la fonction premire revient assurment la question de la

    lisibilit (Devisme, 2013). Mais dautres prolongements sont envisageables si on les

    relie notamment lenjeu de lexprience. Cest ce que dcrit patiemment Stphane

    Tonnelat quant au dispositif dune plateforme La Nouvelle-Orlans (Tonnelat,

    2012) : la plateforme dobservation du bayou aprs le passage de louragan Katrina en

    2005 a fait partie dun ensemble dactants du quartier Lower 9th Ward permettant

    dargumenter sa viabilit par rapport des visions catgoriques qui cherchaient le

    transformer en espace vert, submersible et donc impossible habiter. Ce sont bien les

    dimensions sensibles du problme public quil met en avant, en reliant dispositifs et

    conscience urbaine. On voit ds lors lactualit urbanistique du belvdre pdago-

    gique. Lorsque certains critiquent un effet de mise distance de la ville (participant

    de sa patrimonialisation) dclench par les belvdres et panoramas qui tablent en

    effet principalement sur le sens visuel, dautres insistent sur le potentiel de rencontre

    et lenjeu de tenir, dans les amnagements des quartiers, un rle structurant de

    lespace public.

    Les bancs comme les panoramas expriment bien la dimension sensible des ques-

    tions publiques. Sil faut bien sr diffrencier des contextes urbains, nous avons plutt

    cherch montrer ce que des micro-quipements peuvent faire pour exprimer la ville

    auprs de ses usagers. Reprenant au srieux lexprience panoramique, il se trouve

    quelle interpelle quant la transposition que lon peut faire dexpriences qui appar-

    tiennent lhistoire et dont la butte-tmoin la plus forte rside srement dans ldifi-

    cation de la tour au centre ddimbourg par lurbaniste cossais P. Geddes. LOutlook

    Tower avait une vise dificatrice et a pu reprsenter un cas intressant dassociation

    des savoirs de lespace un dispositif construit (Chabard, 2001)24. Que peut signifier

    lactualisation de cette proccupation ?

    lexprience urbaine dans le contexte de mtropolisation contemporaine

    Lun des phnomnes les plus importants ayant transform la structure des villes au

    xxe sicle est probablement leur desserrement. La plupart des auteurs gographes et

    sociologues qui ont travaill sur lvolution de la forme de lurbanisation saccordent

    sur ce point, rendu possible dabord par la destruction des fortifications lorsquelles

    existaient et par des mutations lies aux formes de la mobilit collective et individuelle.

    Sans revenir ici sur les diffrentes raisons du phnomne de dcentrement de la ville,

    dsormais bien connues (Devisme, 2005) mais ayant des traductions diffrentes sui-

    23. Cest ce que ralise tout fait le panorama de la tour de Bretagne Nantes, seule mergence relevant de la catgorie du gratte-ciel dans louest de la France !

    24. Mentionnons un cas de panorama intressant, lobservatoire de la ville, propos par lassociation Ne pas plier partir dune terrasse dun immeuble de la ville dIvry-sur-Seine (rgion parisienne) et visible ici : www.nepasplier.fr/citoyens/lire/panoramique-ivvry/pano.html

  • 31Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    vant les configurations urbaines, concentrons-nous sur ses consquences, prcisment

    en termes exprientiels. Lenjeu dune telle focalisation provient notamment du fait

    que les amnageurs et urbanistes ont eu tendance dvelopper des visions unilatrales,

    souvent stigmatisantes de ce phnomne.

    Le dphasage du rpertoire urbanistique

    Alors mme que la discipline urbanistique tait ne de la pense de larticulation des

    logiques circulatoires et rsidentielles, elles se sont nettement dconnectes, produisant

    des situations amorphiques dans des rgions qui sont de plus en plus des bassins de

    trafic. Autrement dit, la morphogense, qui a longtemps t une grille de lecture des

    espaces urbains, est devenue illisible. Les ensembles urbains sont devenus de plus en

    plus difficiles border et organiser perceptivement autour de motifs centraux. Il est

    alors commun de recourir des mtaphores de lparpillement pour dsigner une

    illisibilit des territoires urbains. Au ras du sol, il ny aurait que juxtaposition, chaos,

    laideur (des entres de villes ) et inconscience dun milieu de vie. Si les aires rsiden-

    tielles et les flux communicationnels se sont nettement distendus au xxe sicle, lexp-

    rience de leur relation na pas disparu pour autant, mais se fait massivement via des

    units vhiculaires individuelles. Pour ce qui est de loccupation des rgions urbaines,

    lespace se remplit la manire dune ligne de mtro, dans laquelle on sinstalle plus

    grande distance possible des pr-occupants , en divisant par deux, et inexorable-

    ment, les espaces vacants (Bordreuil, 2000). Quelles sont les consquences dune telle

    volution structurelle sur les urbanits ? Peut-on parler dune exprience priurbaine

    spcifique ? Quel serait lquivalent de cet urbanism as a way of life dfini par Louis

    Wirth dans le cadre du programme de lcole de Chicago (Wirth, 1938) ? Un subur-

    banism as a way of life ? Sans reprendre les nombreux travaux et dbats relatifs la

    priurbanit on peut parler dun vrai dveloppement des tudes priurbaines

    (Cailly, Vanier, 2010), disons quil y a un accord pour quune meilleure connaissance

    de lentre-ville (selon lexpression de lurbaniste Thomas Sieverts) soit mise jour,

    en particulier relativement aux urbanits et citadinits qui sy dploient.

    La question pourrait tre pose ainsi : comment rendre la ville dcentre visible

    elle-mme ? Cest bien la visibilit citadine qui est en jeu, dautant que les producteurs

    dimages (iconiques et verbales) anti-urbaines sont bien prsents ; en tmoignent de

    nombreux produits immobiliers priurbains, des positionnements de collectivits

    locales J. Salmon-Calvin la bien mis en avant dans le contexte suisse par des arch-

    types du discours anti-urbain dans le pays. Ainsi du village dont la reprsentation

    mythifie est celle de la communaut rurale et solidaire qui a tendance tre dissoute

    par la grande ville. La synthse de lanti-urbain associe une communaut (le village),

    une conomie (le sol nourricier), une dimension (le proche), une esthtique (le pay-

    sage harmonieux du village suisse), un milieu (la nature), un temps (le pass) et un

    principe dorganisation (lquilibre). Autre exemple, la recherche par de nombreux

    urbanistes dun rpertoire formel qui puisse rpondre aux questions didentit urbaine.

    Si le binme gare-boulevard du xixe sicle nest plus de mise, le couple htel de ville

  • 32 sociologie et socits vol. xlv.2

    (ou de rgion) place publique ne semble pas non plus trs performatif et bien

    des centres-villes secondaires sont dserts au profit de polarits marchandes (larch-

    type se situant probablement dans les villes nouvelles franaises qui taient vues dans

    les annes 1970 comme le laboratoire de rconciliation du civil et du politique). Cest

    en tout cas prcisment en raction lamorphisme croissant et ses effets supposs que

    plusieurs pouvoirs urbains ont cherch de nouveau manifester la ville , par un

    rinvestissement des villes centres qui nest certes pas du mme ordre en Europe et en

    Amrique du Nord25, mais qui semble gnral, la croise dune promotion nouvelle

    des qualits de lurbanit, dune poque de marketing urbain accentu et dune sen-

    sibilit, diffuse mais relle, lhorizon dune crise cologique dont ltalement priur-

    bain serait aussi bien un symptme quun facteur constituant. Limaginaire btisseur

    est en tout cas ici mis en question (Ostrowetsky, 1983). Ne peut-on lui trouver de

    nouvelles prises ?

    Lenjeu de ressources narratives contre la critique radicale

    Cest en tout cas ce que suggre limagibilit contemporaine du priurbain qui se

    rsume de moins en moins au pavillon isol au milieu de sa parcelle. Si la lisibilit de

    lespace renvoie gnralement nos capacits nous y orienter, son imagibilit

    tmoigne quant elle des images et valeurs quil suscite. Ces deux qualits, travailles

    par bien des professionnels, sont dabord prouves par tout usager des espaces urbains

    qui peut aujourdhui faire lexprience de la discontinuit certes, dune lisibilit pro-

    blmatique certes, bien que les images abondent. Elles sont, comme toujours, un

    mlange de discours dexistence, dimagerie et dignorance (Chalas, 2000). On peut les

    traquer travers les vecteurs du cinma, de la photographie, de la publicit, mais aussi

    de la carte mentale. Tous ces supports sont bavards mme sils ne disent pas les mmes

    choses.

    Sil faut pointer le ct rducteur de certains notamment dans les magazines

    culturels il faut aussi tre en mesure de qualifier lexpressivit dautres. () le

    modle priurbain nest plus tant centr sur un objet (le pavillon), mais renvoie un

    monde et un environnement peupl de toute une quantit dobjets auquel il contri-

    bue donner une consistance et une cohrence () (Boss, Devisme, Dumont, 2007 :

    142). Attentifs la dimension narrative de certaines fictions, nous pouvons chercher

    voir en quoi les espaces priurbains permettent le dploiement de certaines intrigues,

    comment ils imprgnent des caractres, des qualits dinteraction Lespace de la

    condition priurbaine acquiert dsormais un statut part entire, constitue un univers

    mythique propre et il faut pouvoir se donner les moyens danalyser des images inter-

    prtatives des diffrents tats durbanisation la fois en mettant au jour limage per-

    sistante de la ville concentre et en considrant les urbanisations disperses comme

    des parties de la ville territoriale polycentrique daujourdhui (Barattucci, 2006 : 48)

    25. Le mouvement de renaissance urbaine y tant dautant plus fort que lon ne trouve pas le fond patrimonialis europen.

  • 33Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    qui ne sont pas dnues dimages interprtatives. Le cas des sries tlvises est certai-

    nement des plus instructifs cet gard et le succs populaire de Desperate Housewives

    comme de Weeds (toutes deux diffuses partir de 2004-2005 en Amrique du Nord)

    tmoigne dune entre significative des banlieues chic amricaines dans des rcits

    dune vie quotidienne dboussole. Dans le premier cas, les principales protagonistes

    vivent Wisteria Lane, banlieue de Fairview (ville fictive) et incarnant un archtype de

    banlieue blanche de classe moyenne suprieure. Dans le deuxime cas, lintrigue se

    noue principalement Agrestic, banlieue californienne dans laquelle se dploie une

    grande violence des changes, cornant srieusement la vision pacifie et scurise des

    gated communities (Boss, Devisme, 2011). Il sagit bien dun matriau permettant de

    relativiser la banalit, la srialit et lhomognit des paysages priurbains26.

    Cela passe toutefois par certaines conditions. Dabord celle de reconnecter des

    plans que le monde acadmique a eu tendance sparer. Lun renvoie aux reprsenta-

    tions, limaginaire, au domaine symbolique. Lautre renvoie lexprience mme de

    cette visibilit citadine et met en avant des preuves sensibles, ce que vivre lurbain

    rclame comme dispositions, comptences, apptits La spcialisation de diffrents

    sous-champs disciplinaires dans la recherche urbaine a eu pour effet, depuis les annes

    1980 tout particulirement, dattnuer un questionnement spcifiquement urbain,

    gnral, et augmenter lcart entre des approches littraires et des approches scienti-

    fiques. Cette situation correspond srement plus une perte qu un gain. Il existe en

    effet des territoires du savoir particulirement suggestifs par rapport ma question

    principale. Outre les ressources filmiques mentionnes, tout un pan de littrature

    urbaine descriptive, en France notamment, tmoigne dune forte expressivit de

    lurbain. Cinq exemples peuvent en attester. Franois Bon, entre expriences dateliers

    dcriture collectifs et livres en propre, se fait souvent documentariste de la vie urbaine

    contemporaine, quil sagisse de lexprience du dplacement, ou de celle du station-

    nement, ou encore plus rcemment dun portrait dune trajectoire durbanisation

    partir dune autobiographie des objets (Bon, 2000 ; 2012). Franois Maspero, en com-

    pagnie dAnas Frantz, a exprim la rgion parisienne dans les annes 1990 dans une

    chronique des stations de RER de la ligne B, simposant la description des urbanits

    dployes sous leurs regards respectifs (Maspero, 1990). Annie Ernaux, au sein de son

    uvre littraire, a plusieurs fois capt la condition dune habitante dune ville nouvelle

    (Cergy-Pontoise) partir dun journal du dehors ou journal extime27 dont on peine

    voir des quivalents chez les chercheurs urbains (Ernaux, 2000). Jean Rolin se fait

    souvent arpenteur des espaces priphriques, lhomognit apparente, descripteur

    26. Cf. aussi les travaux du groupe Figura sur limaginaire contemporain. Un colloque organis lUQAM en avril 2013 intitul Suburbia, lAmrique des banlieues permettait de saisir comment le champ littraire et cinmatographique peut tre travers par le questionnement spatial et en quoi la banlieue peut constituer un paysage mental.

    27. Journal extime est un nologisme forg par Michel Tournier. En opposition au journal intime, un journal extime sonde lintimit non pas de lauteur, mais du territoire qui lui est extrieur. Cette criture a une double porte : littraire et sociologique. On retrouve cette criture du dehors chez Annie Ernaux.

  • 34 sociologie et socits vol. xlv.2

    sur commande ou en auto-commande, associant ralit et fiction mais toujours dans

    la perspective de restituer une paisseur des expriences sub- et priurbaines (Rolin,

    1995 ; 2002). Plus rcemment, dans son roman Les lisires, Olivier Adam exprime son

    tour un vcu li une trajectoire priurbaine dmontrant l aussi une certaine expres-

    sivit des espaces priurbains lorsque le narrateur fait retour dans sa ville natale de

    banlieue parisienne (Adam, 2012).

    Cette veine est probablement plus riche et nuance que la critique radicale de

    certaines figures de lurbanisation contemporaine. Lexposition Dreamlands (2010),

    monte au centre Georges Pompidou Paris28, montrait ainsi essentiellement les

    marques dune contamination des villes par les parcs thme, sous la pression dune

    condition touristique gnralise intgrant la concurrence urbaine. La culture des

    loisirs serait dsormais le principal levier du dveloppement urbain lui confrant un

    caractre factice29. Cette critique renvoie aussi au conditionnement (qui pouvait tre

    celui des passages parisiens dcrits par Benjamin, lieux des illusions par excellence) et

    met en avant la force de simulacres, ces dispositifs qui ne permettent pas de penser les

    formes dans lesquelles on se trouve. Elle est du mme ordre chez Michael Sorkin fai-

    sant lhypothse du dveloppement de villes agographiques dont la qualification

    est sans appel : ltalement sans forme des nouvelles banlieues infinies non relies

    une ville (ma traduction) (Sorkin, 1992 : 11)30. La thmatique de lalination est

    reprise avec cette ide des masques entre expriences du monde vcu et conscience31.

    Aussi bien les recherches dordre ethnographique que la philosophie pragmatique

    tendent nous loigner de la position de surplomb dont tmoignent ces analyses.

    la sociologie urbaine comme exprimentation

    Ou bien on travaille craser ce rsiduel, ou bien on le considre comme lirrduc-

    tible, comme le prcieux contenu des formes abstraites et des diffrences concrtes

    (Lefebvre, 1968 : 36).

    Outre les enjeux dactualisation dvelopps plus haut, lorsque le gographe Ola

    Sderstrm suggre de reprendre une thorie sensible de la modernit, il prcise deux

    conditions dactualisation : se rendre plus attentif la diversit des urbanits dune part

    et dvelopper des mthodes contemporaines et systmatiques dautre part ; le go-

    graphe pointant cet gard lintrt de lanthropologie de la mondialisation et de

    28. Cf. le catalogue dexposition Dreamlands : des parcs dattractions aux cits du futur, Paris, ditions du Centre Pompidou, 2010.

    29. Il faudrait, dans la gnalogie de cette critique, mentionner la thorie de la ville gnrique de larchitecte Rem Koolhaas (1995) et, avant lui, des dcouvertes des architectes Venturi, Izenour et Scott-Brown (1972).

    30. Disons plutt quun appel alternatif est lanc dans une certaine direction : un retour des urbanits plus authentiques, des espaces de vie bass sur la proximit physique et lide que la ville est notre meilleure expression dun dsir de collectivit (ma traduction) (Sorkin, 1992 : XV).

    31. Cest prcisment linterrogation de la porte de cette critique qui tait au centre dun sminaire que nous avons organis avec Anne Boss au laboratoire Laua en 2011 sous lintitul mtropoles mondia-lises prouves .

  • 35Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    lethnomthodologie des espaces urbains pour une analyse de la condition humaine

    lheure de la ville mondiale (Sderstrm, 2010). Trois arguments expriment en outre

    lenjeu contemporain de la relation entre les formes et les expriences urbaines : le

    rappel que les formes construites matrialisent des normes sociales ; le fait que la mon-

    dialisation urbaine est caractrise par lintensification de la mobilit des formes

    construites ; enfin, lide que ces formes mobiles mettent en uvre des pdagogies de

    la modernit , des programmes de transformation des pratiques32 . Cest dans cette

    direction que je voudrais, pour terminer, suggrer un double enjeu de mthode et de

    dialogue.

    Du regard en ville au regard sociologique

    Il peut sembler paradoxal dinciter revenir au plancher des vaches la suite de

    lanalyse des enjeux des panoramas et belvdres et dans le cadre dun texte vhiculant

    des enjeux thoriques. Et pourtant ! Lenjeu de la connaissance de lexprience urbaine

    est aussi celui de la pratique de certains moments de recherche quil faut restituer. Ils

    sont notamment lis ce qulisabeth Pasquier a pu nommer la battue , en cho

    direct aux pratiques de chasse, consistant, sur un temps ramass et de manire collec-

    tive, interroger cette fois (et non plus abattre !) la ville saillante (Pasquier, 2011). La

    consigne, simple en apparence, peut tre rsume par linjonction Allons voir !33 . La

    mthode denqute consiste, sur un temps ramass, relever, partir de lespace public,

    tous les signes de transformation du territoire, des plus manifestes aux plus discrets.

    Elle peut tre associe diffrentes problmatiques, par exemple pour montrer ce

    quun projet urbain prfigur peut gnrer du ct dappropriations phmres ou

    encore pour documenter comment diffrents espaces tendent se cloisonner au fil du

    temps (sous leffet de laction de multiples gestionnaires par exemple). Dans tous les

    cas, cest une mthode qui permet, en sobligeant saisir sur le vif des signes de chan-

    gement, de remettre en question la position des chercheurs : mise lpreuve par

    exemple entre ceux surtout agis par le regard (on le constate travers leur usage de la

    photographie par exemple) et ceux qui font monter du sens par la double action de

    lobservation et de linteraction. Dans les deux cas de figure, le rle de la photographie

    est dterminant, tantt comme capteur pense-bte , tantt comme matriau de

    ralisation de montages photographiques, dioramas sociologiques, dont un modle est

    prcisment le Paris, ville invisible dj cit mais qui, plus modestement par la mise en

    uvre de diptyques, triptyques, visent exprimer des ralits contrastes. Le travail

    photographique est alors bien un afftage dhypothses et participe entirement de

    lanalyse ; il sagit bien dune sociologie avec les images, qui complte une sociologie

    32. Arguments livrs lors de la confrence de Sderstrm dans le cadre du sminaire du LAUA : Pdagogies urbaines de la modernit dans des villes en mondialisation , 15 avril 2011.

    33. Initialement, . Pasquier et E. Volpe avaient crit Une semaine, une ville (VRD, ensa Versailles, 2005) la suite de lexploration de la ville de Montpellier en 2001.

  • 36 sociologie et socits vol. xlv.2

    sur les images en mouvement comme celle voque plus haut propos des sries

    tlvises34.

    Images 1 et 2 : les prothses des assises dans des amnagements rcents despaces publics sur lle de Nantes (photographies : Cline Cassouret, 2012-2013)

    34. Notons que LAnne sociologique prpare un numro spcial sur les sociologies visuelles (vol. 65, 2015).

  • 37Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    Image 3 : vue sur la ville centre depuis le toit-terrasse de lEnsa Nantes (photographie : Cline Cassouret 2012)

    Aux immersions rapides des battues peuvent succder des productions crites presque

    sur le vif, allant de la description la leve de nouvelles hypothses, chaque texte ren-

    voyant des squences au croisement du hasard des interactions, des manires de voir

    et des problmatiques portes par le ou les observateurs. Cest bien la confiance dans

    la saisie depuis lespace public (inspire de Georges Prec notamment) qui permet le

    dclenchement dune criture qui table sur le vocabulaire non fix (Rmy, 1998) et qui

    a toujours en tte de pouvoir rejoindre le sens commun. Cette coupe spatiotemporelle

    ramasse35, qui relve plusieurs gards du cruising diurne36, nest pas trangre aux

    propositions faites par Charles Soukup pour remobiliser le regard du flneur dans les

    pratiques ethnographiques afin de comprendre des caractristiques des cultures

    contemporaines (Soukup, 2012). Ces mthodes nont rien dexclusif, elles peuvent

    coexister par exemple avec un suivi au long cours (des activits de projet sur un terri-

    toire, de lengagement des acteurs sur telle ou telle scne). Elles permettent notam-

    ment de mener des pourparlers avec les orientations urbanistiques et amnagistes.

    Des exprimentations critiques

    On pourrait reprocher le caractre micro et pi-phnomnal des connaissances obte-

    nues par le regard microsociologique ici voqu. Notre perspective est plutt de mon-

    trer quil ne faut plus opposer micro macro, que derrire les phnomnes se logent

    tout simplement dautres phnomnes. Le vocabulaire que lon utilise pour dcrire

    les phnomnes est celui qui dcoupe les phnomnes en ce que lon appelle ensuite

    des objets. Lobjet nest en aucune faon une notion ou une ralit qui aurait une quel-

    conque forme dantriorit ou de priorit sur le vocabulaire (Putnam, 1992 : 57).

    Lattention porte lexpressivit vise reprer des mergences, des saillances, un

    monde social en train de se faire. On peut lui adjoindre lenjeu de la restitution ceux

    35. Le protocole une semaine-une ville a t mis en uvre sur Montpellier et Tbilissi par Pasquier et Volpe, puis sur Miami et Duba par nous-mmes (cf. Lieux communs n 13 et 14).

    36. Le cruising est voqu par Bgout dans son essai Lblouissement des bords de route (Verticales, 2004).

  • 38 sociologie et socits vol. xlv.2

    qui sont les usagers de lurbain dans la mesure, comme le dit rcemment Latour, o

    lon sait combien il est difficile dapprendre bien parler quelquun de quelque

    chose qui lui importe vraiment (Latour, 2012 : 58).

    Quel genre dutilit une science sociale exprimentale comme celle propose ici

    peut-elle soutenir ? Outre des connaissances ethnographiques, jaimerais insister sur

    les pourparlers urbanistiques, entendus comme une activit dialogique, que les

    sciences sociales peuvent mener avec diffrentes puissances du monde, en loccur-

    rence celles qui construisent et formatent des espaces urbains37. Si les sciences sociales

    se donnent un rle dinterpellation, elles peuvent, sur le registre examin, alerter sur

    des tendances certes (le marketing, le storytelling, la scurisation-privatisation), mais

    aussi mettre en avant des constituants de la ville saillante que lurbanisme peut ngliger

    ou craser . Elles peuvent ainsi pointer lenjeu de linformalit de la vie urbaine, qui

    comporte bien plus de ressources que de problmes, pointer lintrt des tiers-espaces

    qua pu analyser et promouvoir le paysagiste Gilles Clment par exemple , cher-

    cher convertir des frontires en lisires et promouvoir des pratiques de rsistance par

    exemple. Il revient aussi aux sciences sociales dexpliciter le rle de lambigut qui

    renvoie limagination de lieux o les gens ne savent pas bien o ils sont et en tablant

    sur limprovisation qui est clairement un art dusager. On peut par extension mettre

    en avant les enjeux despaces publics indtermins en tablant sur les vertus de ce que

    Sansot avait appel de ses vux sous les oripeaux dun urbanisme du retardement

    (Sansot, 2000).

    Ce regard, qui relve de la pratique dune sociologie des contextes, peut tre asso-

    ci de prs aux promesses de la sociologie de Richard Sennett. Dans son intrt rcent

    pour les mtiers des activits qui donnent forme il pointe notamment lenjeu de

    la conscience matrielle : les gens investissent dans les choses quils peuvent changer

    (Sennett, 2010 : 166). partir des qualits des artisans (o lon retrouve lintuition, la

    rsistance et lambigut), il poursuit un questionnement dordre philosophique en se

    demandant sil y a des techniques permettant aux gens de ne pas renoncer ou encore

    comment faire un usage imaginatif des outils (ou des dispositifs). Les trois aptitudes

    de lartisan, rsume Sennett, sont : la facult de localiser (o se passe quelque chose

    dimportant), la capacit de remettre en question les lieux et la capacit douvrir un

    problme. Ces aptitudes rejoignent clairement une problmatique de lexprience : il

    sagit bien dune cologie sensible du monde quotidien (Thibaud) qui doit appro-

    cher le concret de lexprience urbaine38 alors que celle-ci est sujette une mise en

    37. Gilles Deleuze explique pour sa part quil revient la philosophie de mener non des batailles mais une guerre sans bataille, une gurilla avec les diffrentes puissances dorganisation du monde. On ne sait plus trop, crit-il sils font encore partie de la guerre ou dj de la paix , mais les pourparlers associent colre et srnit (Deleuze, 1972-1990).

    38. en donnant lenvironnement sensible une paisseur socio-historique (esthtique de la moder-nit), en introduisant des questions dordre thique dans lapprciation esthtique des milieux urbains (esthtique de lenvironnement) et en thmatisant nos manires dprouver et de fabriquer le monde sen-sible (esthtique des ambiances), ces dmarches permettent de dvelopper des modles dintelligibilit des mutations urbaines en cours (Thibaud, 2010 : 209).

  • 39Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    ambiance : le milieu urbain semble travers par un double mouvement de program-

    mation du festif et dintgration du scuritaire, par un large spectre allant dune co-

    logie de la peur (Davis) une cologie de lenchantement (Boyer) (Thibaud,

    2010 : 209).

    Avec quelles armes le retour la ville sensible, saillante, celle qui offre des prises,

    qui se manifeste, peut-il soprer (Sderstrm, 2010) ? Lanalyse de lexprience

    urbaine, qui marge aujourdhui soit des travaux dordre historique (retour sur le

    choc des mtropoles de la fin du xixe sicle), soit des investigations dordre phno-

    mnologique et relevant clairement de lessai (Bgout, 2003 ; 2004), doit aussi retrou-

    ver une vigueur dans les sciences de lespace des socits. La problmatique initiale

    invitait une actualisation des programmes sociologiques relatifs lexprience

    urbaine, tant il semble important dtre en capacit de rexaminer des textes au croi-

    sement de la sociologie et de la philosophie, et ce, au prisme des questions poses

    aujourdhui par une mtropolisation la fois intense et htrogne. La motivation tait

    double : dune part lenjeu de lincarnation tant lespace est bien dabord ce qui rend

    visible la socit39 ; dautre part lenjeu de la manifestation des socits elles-mmes,

    les villes ayant traditionnellement t de tels dispositifs qui, sils tendent sclipser,

    ne sont peut-tre pas pour autant hors de porte, condition de parvenir dabord

    correctement dcrire lexpressivit de lurbain contemporain. La question de la visi-

    bilit apparat comme centrale, supposant une attention forte aux oprateurs de fac-

    tualit. linstar de ce que propose Francis Chateauraynaud, on peut insister sur

    limportance de la tangibilit (Chateauraynaud, 2011, chapitre 6) et des preuves par

    lesquelles on peut rendre telle ou telle cause tangible. Cest bien ce qui motivait dans

    ce texte lenjeu de ne pas ngliger la production intentionnelle de dispositifs spatiaux

    visant rendre visible et danalyser leurs effets.

    Le chemin indiqu par Sennett relatif aux inquitudes quant au devenir de la

    sphre publique est proche, de mme que celui de Lyn Lofland (1998) qui a pu mettre

    en avant aussi bien le rle croissant combin des nouvelles technologies, du tourisme

    et de la timidit dans le dclin du public que limpact (lassaut, dit-elle) du contrle

    par le design. Si lvolution de la tonalit des espaces publics tmoigne de tendances

    du dveloppement urbain et suburbain qui ne semblent pas aller dans le sens dun

    plus grand ctoiement de populations diverses (Tonnelat, Jol, Kornblum, 2007),

    alors cest bien lexprience du pluralisme qui est en jeu dans lamnagement contem-

    porain.

    rsum

    La connaissance de lexprience urbaine, si elle relve principalement dune microsociologie, comporte des intrts qui vont bien au-del, interrogeant notamment la tonalit des espaces publics, les performances des quipements et des dispositifs urbains. Ce texte vise en quelque sorte son exhumation alors que dune part le contexte acadmique a eu tendance segmenter

    39. Sans oublier le besoin incessant dauthentifier le rel et ce got du dtail concret dont parle Barthes dans Le bruissement de la langue.

  • 40 sociologie et socits vol. xlv.2

    les savoirs urbains et que dautre part la mtropolisation contemporaine a mis mal la fi gure (souvent fantasme) de la ville centre, dlimite, dense et diverse, expressive.

    La premire partie du texte revient sur les caractristiques de la sociologie de lexprience urbaine ; la deuxime montre lenjeu de comprendre les quipements qui soutiennent cette exprience partir des cas du banc public et du belvdre ; la troisime interroge les ressources dont nous pouvons disposer pour comprendre le contexte contemporain de la ville dcentre, sans reprendre les visions homognes et dprciatives que les spcialistes tendent souvent construire son gard ; enfi n, cest la question du regard sociologique qui est pose et de certaines mthodes que nous pouvons activer pour ne pas dlaisser une fonction dinterpellation de la recherche urbaine lgard des pratiques de lamnagement, du design jusquau paysage. Si lenjeu du texte est dabord thorique, il nest donc pas sans poser des questions au champ de la production et de la transformation intentionnelles des espaces construits.

    Mots cls : exprience urbaine, espaces publics, expressivit, dispositifs, formes urbaines, regard sociologique

    abstract

    Knowledge of the urban experience, if it is primarily a microsociology, has interests that go well beyond, including the questioning tone of public spaces, the performances of urban facilities and devices. This paper is somehow its unearthing while on the one hand, the academic context has tended to segment the urban knowledge and that of other, contemporary metropolisation has jeopardize the fi gure (often imagined) of the city centered, bounded and diverse, expressive.

    The fi rst part of the text discusses the characteristics of the sociology of the urban experience ; the second shows the challenge to understand the equipments that support this experience from the case of the public bench and belvedere ; the third questions the resources we can have to understand the contemporary context of the decentred city, without taking homogeneous and disparaging visions that experts often tend to build towards about it. Finally, is the question of the sociological perspective that is asked and of some methods that we can use for not to abandon an interpellation of urban research against management practices, from design to landscape. If the challenge of the text is fi rstly theoretical, it is not without questions in the fi eld of production and of the intentional transformation of the built spaces.

    Key words : urban experience, public spaces, expressiveness, devices, urban forms, sociological perspective

    resumen

    El conocimiento de la experiencia urbana, si sta depende principalmente de una microsociologa, conlleva intereses que van ms all, que interrogan principalmente la tonalidad de los espacios pblicos, el desempeo de los equipamientos y de los dispositivos urbanos. Este texto busca en cierta forma su exhumacin, mientras que, por una parte, el contexto acadmico ha tendido a segmentar los saberes urbanos y, por otra, la metropolizacin contempornea ha maltratado la fi gura (con frecuencia imaginada) de la ciudad centrada, delimitada, densa y diversa, expresiva.

    La primera parte del texto retoma las caractersticas de la sociologa de la experiencia urbana ; la segunda, presenta la importancia de comprender los equipamientos que sostienen esta

  • 41Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine

    experiencia a partir del caso del banco pblico y del mirador ; la tercera nos interroga acerca de los recursos de los que podemos disponer para comprender el contexto contemporneo de la ciudad descentrada, sin retomar las visiones homogneas y despreciativas que, con frecuencia, los especialistas tienden a construir al respecto ; fi nalmente, se trata el tema de la postura sociolgica y de ciertos mtodos que podemos activar para no abandonar una funcin de interpelacin de la investigacin urbana con relacin a las prcticas del ordenamiento, del diseo al paisaje. Si el texto es ante todo terico, no deja de cuestionar el terreno de la produccin y la transformacin intencionales de los espacios construidos.

    Palabras claves : Experiencia urbana, espacios pblicos, expresividad, dispositivos, formas urbanas, mirada sociolgica

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