des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

12
Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation Extrait du site Débordements http://revuedebordements.free.fr/spip.php?article66 Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation - Recherche - Par : Patrick Barrès Date de mise en ligne : mardi 22 mai 2012 Débordements Débordements Page 1/12

Upload: others

Post on 21-Jun-2022

3 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Extrait du site Débordements

http://revuedebordements.free.fr/spip.php?article66

Des pratiques du trait dans le

cinéma d'animation- Recherche -

Par : Patrick Barrès

Date de mise en ligne : mardi 22 mai 2012

Débordements

Débordements Page 1/12

Page 2: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Hubert Damisch repère dans les drippings de Jackson Pollock un « principe d'organisation des surfaces »tout à fait singulier, caractéristique d'une « dialectique de l'invention ». Celle-ci tient, selon son expression, àune « destruction progressive du dessin » : « le trait étant moins tracé que traîné » [1]. La « dialectique del'invention » intègre la rupture avec les normes attachées à la culture visuelle classique. Elle privilégie le libre jeu desmodelés, au détriment des modèles instaurés. Une invention créative se fonde sur une plasticité reconsidérée ; ceque convoquent les deux termes du modelé et du modèle, impliqués dans la définition de l'art plastique. Elle reposesur une culture des matériaux (et non plus sur une stricte culture visuelle), qui privilégie par exemple la couleur, lalumière, le mouvement et le temps.

Dans les pratiques plasticiennes des arts visuels et du cinéma d'animation, les traits se rapportent aux textures,autant du point de vue du matériau poïétique que du signe plastique. Nous pouvons parler, suivant les cas ou suivantle niveau de lecture (ou suivant les conditions de visibilité), d'images-textures ou d'images texturées. La questiond'une « matière de l'image » se pose, que l'expressivité du trait renvoie aux ressources plastiques, ou qu'elleaccompagne un propos iconique. Dans tous les cas, les images sont travaillées par un cinéaste plasticien et saisiespar un spectateur au travers de sa tactilité ou de sa tactilomotricité.

Avec le trait et la texture, la pensée de la forme et les présupposés de la Gestalt ne tiennent plus. Du point de vue duspectateur, c'est une distance critique qui est stimulée. Les plans cinématographiques deviennent ici des plans decontact. Dans les pratiques plasticiennes du cinéma d'animation, rien n'existe vraiment en dehors de ceux-ci. Lesespaces ne renvoient qu'à eux-mêmes, à ce monde « créé de toutes pièces », un monde qui prend son identité dansles mouvements du dessin.

Autour de ce registre plastique se définissent de nouvelles catégories d'images. Rappelons ici que Gilles Deleuze faitdu tactile le constituant d'une « image sensorielle pure », « d'une situation optique (et sonore) pure », qui nous metau contact d'une « image-perception », et qui assure le « renversement » de l'image-mouvement en une «image-temps » : « le temps n'est plus la mesure du mouvement (...). Le mouvement est la perspective du temps » [2]. L'expression « le trait étant moins tracé que traîné » invite donc à porter attention au tactile. Le trait, de la trace à latraîne, inscrit la « pression du temps » (Tarkovski) dans l'image et dans le flux des images [3].

Débordements Page 2/12

Page 3: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Trait tracé et trait traîné

Le trait tracé réunit deux modes de conduite créatrice et deux schèmes opératoires : le trait coordonné à une ligned'épure, à une assise géométrique ; le trait assorti à un mouvement d'esquisse, à une impulsion physique (un traitqui devient trace). La matérialité du trait et sa valeur expressive s'abstraient derrière la ligne savante du trait d'épure,derrière le modèle. Elles se révèlent dans les délinéaments de circonstance ou d'occasion du trait d'esquisse, auplus près des modelés. Le trait traîné est un trait de mémoire, un trait qui « prend son temps » et « qui fait retour »,un trait qui fait surface et qui se prolonge. Le trait traîné « entraîne ». Il exhibe les épreuves physiques avec lasurface. Il communique des marques du fugitif et de l'instable. Avec le trait traîné, il ne reste du trait que la traîne ouune trace-mouvement. Le trait traîné restitue les ressorts poïétiques articulés autour des deux pôles de la mise enmouvement (une énergie) et de la mise en forme (une construction). Il demeure ainsi attaché aux marques duchantier, spatiales et temporelles : des éléments graphiques, un espace plastique en développement « de proche enproche » et un temps qui dure, du mouvement (une emprise spatiale) et du mouvant (une prise temporelle).

Du trait tracé au trait traîné, au niveau de la synthèse cinématographique et au niveau de ce qui prend forme àl'écran, se manifestent des brouillages du plan et des « coupures irrationnelles » (Deleuze). Un espace singulier etautonome se constitue, qui s'exprime dans une seule coulée, rapporté à un moment qui dure. Le cinéma d'animation,avec ces ressorts plastiques, témoigne d'une « intériorité ». Finalement, les « mondes intérieurs » des filmsd'animation plasticiens (nous faisons référence par exemple aux films de Youri Norstein, de William Kentridge, deCaroline Leaf, de Gianluigi Toccafondo ou de Florence Miailhe) restent attachés aux marques de fabrique et auxcadres d'expériences, à tous les « espaces ou dispositifs cadres » qui sont souvent eux-mêmes « contaminés » parles textures, par des milieux de textures. Les milieux de culture des textures rencontrent enfin une certaine culture dumilieu : de la vitre poussiéreuse de l'atelier de Norstein jusqu'aux constructions scénographiques dévolues à laplasticité, de la boîte noire livrée à toutes sortes d'opacités jusqu'à la matérialité des plans supports et des surfaces,du calque brouillé à l'image altérée.

Débordements Page 3/12

Page 4: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Géométrie mobile et cinéma « au trait traîné »,dichotomies et dialectiques

Des dichotomies entre trait d'épure et trait d'esquisse, et entre trait tracé et trait traîné, se repèrent au XXe siècledans différents domaines artistiques, dans des créations des arts visuels et du cinéma d'animation, au pointd'attester d'une proximité entre les différentes formes d'expression artistique, au niveau des problématiquesplastiques. Le plan cinématographique se rapporte, dans certaines réalisations, au modèle de l'espace du tableau.L'espace graphique d'une image fixe s'inspire parfois des travellings cinématographiques ou des coulées plastiques(les déroulés d'une image texture-mouvement ou couleur-mouvement). De ces rencontres, des relations entre cesdifférents champs de pratiques, découle la question des catégories. L'aventure créatrice dans ces domaines donne,depuis le milieu du XXe siècle, de nouveaux genres : le cinéma graphique, le cinéma structurel, le cinéma abstrait, leroman graphique, etc. Les dichotomies se reconnaissent dans les déclinaisons plastiques organisées autour de motifs. Le motif du pli estsouvent convoqué par les artistes et les théoriciens des arts visuels impliqués dans la création ou dans la recherchede dénominateurs communs à ces différents domaines. Sur ce terrain, on peut relever les oppositions entre la ligneondulée de Kandinsky et la ligne d'inflexion de Paul Klee. La ligne de Kandinsky est régulée au moyen deparamètres formels et se coordonne à l'entité géométrique du plan. La ligne de Klee relève d'une dynamiquegestuelle, qui conduit au renouvellement des systèmes graphiques, à l'épanouissement de pleins et de déliés. Ellene se rapporte à aucun plan de référence à caractère géométrique. Gilles Deleuze a lui-même distingué dansL'image-temps un « âge géométrique » et un « âge ciselant », au regard des systèmes de « tension linéaire » deKandinsky (qu'illustre par exemple La symphonie diagonale d'Eggeling) et au regard des systèmes « d'expansionpunctiforme » de Paul Klee (que manifeste Rhytmus 23 de Richter) [4].

Le cinéma d'animation, dans ses chantiers d'expériences plastiques, intègre cette dichotomie, entre épure etesquisse, ou entre trace et traîne. Il en fait une question spatiale, par la mobilisation de paramètres spécifiques à cechamp d'expression, de matériaux (le mouvement notamment) et d'opérations choisies (cadrage/décadrage,fragmentation, altération, etc.). L'espace se compose en référence à un système cadre ou se construit « de l'intérieur». Le cinéma de « géométrie mobile » (Fernand Léger) ou de « géométrie animée » (Jean Mitry) rejoint un exercicede composition et travaille des formes en mouvement ; alors que le cinéma au trait traîné (comme on parle d'un «dessin au trait ») s'oriente vers une construction d'espace et exploite des formes de mouvement (des mouvementplus ou moins fluides, hachés, hoquetants, etc.). Des formes en mouvement aux formes de mouvement, nouspassons d'une question spatiale à une problématique temporelle.

Dans certaines réalisations cinématographiques, ces catégories constituent enfin les deux pôles d'un espace detensions dialectiques ou dialogiques (suivant les niveaux de complexité). Il ne s'agit plus de simples dichotomies. Le

Débordements Page 4/12

Page 5: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

cinéaste passe successivement d'un pôle à l'autre, ou trouble l'un par l'autre, au point d'introduire de l'hétérogénéitéou de la discontinuité. C'est dans ces voies de synthèse ou de complémentarité (une complémentaritéproblématique), sans doute, que l'intériorité se manifeste « à plein régime ».

Dans ses créations, Bill Plympton « force le trait » : la marque graphique fait « grésiller » l'espace plastique del'image et devient un trait de caractère, un trait qui sous sa valeur expressive fait de ses personnages descaricatures. Les figures répondent ici encore à une logique interne propre au dessin.

Robert Breer inscrit ses recherches dans cette voie dialectique : « pour moi, le cinéma est une forme d'expressionfondée sur un arbitraire, à savoir qu'il doit reproduire l'illusion du mouvement naturel. Il faut alors briser cet arbitraire,s'attaquer aux matériaux de base, détruire le cinéma pour ainsi dire afin de découvrir ce qu'il peut encore nousdonner. (...) J'aimerais que le public ne s'attende pas à découvrir dans mes films la notion conventionnelle decontinuité. Au début de chaque bande, je tente de fournir au spectateur les éléments formels d'une nouvelle espècede continuité à laquelle il n'est pas habitué. Ce peut parfois être de l'anti-continuité » [5]. Dans son film A Man andHis Dog Out for Air (1958), Robert Breer alterne ou combine des formes ou des traits d'épure en mouvement et destraits d'esquisse en développement, assortis à différentes formes de mouvement. Le rythme est soutenu.S'enchaînent ou s'imbriquent des traits tracés, clairs, et des traits traînés, brouillés. La fatigue de l'outil traceur se faitparfois sentir, associée à un épuisement du geste. Puis le geste se reprend et le trait gagne en vivacité avant des'interrompre à nouveau.

Débordements Page 5/12

Page 6: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

La dialectique entre l'épure et l'esquisse, ou entre la trace et la traîne, caractérise un « cinéma à transformations »,un cinéma qui problématise le processus de changements d'états. Elle rejoint les dynamiques deconstruction/déconstruction au niveau des plages graphiques et de formation/déformation au niveau des images. Lanarration est intimement liée à ces processus. Elle dépend de ces scénarios poïétiques. Dans le film de Breer,l'image d'un homme promenant son chien se coordonne aux ressorts graphiques. Dans cette séquence, l'image,soumise à des opérations de répétition et d'altération, finit par épuiser la référence au modèle extérieur. Elle recentrele fonctionnement symbolique sur l'exemplification du jeu graphique et rythmique (tels qu'ils apparaissent sur l'écranlors de la synthèse cinématographique). Le film projeté, d'une certaine manière, en reste là. Il communique ledéroulé de ces plans et l'épanouissement de ces mouvements qui finissent par prendre comme sujet l'expressiond'une véritable « geste ».

Dans Retouches (2008), Georges Schwizgebel met en oeuvre des tensions entre le trait d'épure et le traitd'esquisse. C'est d'ailleurs l'une des constantes de son travail. Le flux des images en mouvement développe cestensions autour de systèmes de lignes géométriques, de trames et de dispositifs cadres d'un côté, et de marquesd'esquisse, de traits traînés et grésillants de l'autre. Les éléments en représentation accompagnent ces dialectiques.Les balais d'essuie-glace, les lignes de marches d'escaliers et les tracés des courts de tennis révèlent les actionsplastiques d'essuyer, de marcher et de courir. Ils relancent le mouvement. Ils assurent, sur un plan plastique,l'altération des signes d'épure. Les figures se maintiennent alors en état d'esquisse, en situation de retouchepermanente.

Débordements Page 6/12

Page 7: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Dans le travail de Gianluigi Toccafondo, dans La Piccola Russia par exemple (2003), les figures se modèlent en setransformant sans cesse. Elles s'anamorphosent jusqu'au point limite de dissolution ou de disparition. Dans denombreux plans, il ne subsiste plus des corps en représentation, en formation et en déformation continues dans leflux des images, que quelques vestiges qui ramènent les corps à l'état de traîne ou de sillage : un vêtement ample,des membres disproportionnés, des chevelures abondantes et des ombres qui finissent par absorberl'environnement. Une fluidité se dégage de l'ensemble, motivée par le sillage des formes.

Débordements Page 7/12

Page 8: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Sur le plan chromatique, les figures de La Piccola Russia s'intègrent à des « opacités blanches » (Deleuze), auxblancs mats et aux blancs réfléchissants qui alternent et donnent le ton, d'un bout à l'autre du film, des blancsmulticouches et des blancs de surface. La dialectique touche ici aux domaines de l'intensif et du réflexif. Nousretrouvons les catégories que Deleuze a avancées à propos de l'image-affection : « la lutte de la lumière avec lesténèbres » et « l'aventure de la lumière avec le blanc », le clair-obscur (une voie baroque) et le « blanc sur blanc »(en référence à une « profondeur maigre », spécifique à l'espace pictural) [6]. Dans le film de Toccafondo (et cela sevérifie aussi dans d'autres créations du cinéma d'animation, telles que Le petit hérisson dans le brouillard (1975) deYouri Norstein ou Beelines (1999) de Rachel Bevan Baker), les opacités blanches réunissent un « blanc sur blanc »(le régime réflexif selon Deleuze) et un « blanc de blanc » (un régime intensif, qui fonctionne sur le modèle duclair-obscur).

Les superpositions et les recouvrements, les foyers lumineux et les points de « réflexion » se rapportent à un « blancsur blanc ». Le développement des masses, l'épanouissement des matières et le modelé de profondeurs, du côté del'intensif, sont caractéristiques d'un « blanc de blanc » : un blanc fait de blanc, de matières blanches, de substancesblanches [7].

Débordements Page 8/12

Page 9: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Le trait tracé ou le « trait sur trait » concerne le « blanc sur blanc ». Le trait traîné ou le « trait de trait » rejoint le «blanc de blanc ». Les motifs plastiques de La Piccola Russia peuvent alors être identifiés : un trait et un blanclumière-mouvement réflexif (le « trait sur trait » et le « blanc sur blanc ») ; un trait et un blanc couleur-mouvementintensif (le « blanc de blanc » et le « trait de trait »).

Poïétiques du trait traîné

L'expression « le trait étant moins tracé que traîné » invite à identifier et incite à explorer les différentes poïétiques dutrait, à expliciter les motivations, à reconnaître les conduites créatrices en jeu dans les pratiques plasticiennes ducinéma d'animation. C'est toute la question du dessin qui est posée ici. Elle est introduite par cette distinction entre letrait tracé et le trait traîné. Et elle est relancée par la voie poïétique, lorsque le trait traîné redouble « l'abandon audessin » du trait d'esquisse d'un « abandon au dessein ». L'expression « abandon au dessin » est utilisée par legraphiste, illustrateur et réalisateur de films d'animations Stefano Ricci [8], pour caractériser le rejet des conventionsattachées aux voies classiques de construction de la représentation, aux codifications plastiques au niveau de lahiérarchisation des espaces (une forme sur un fond) et sur le plan des relations entre couleur et dessin (des rapportsde subordination). Cette injonction ouvre le jeu vers la création d'espaces plastiques autonomes, vers desdéveloppements de surface, vers une nouvelle pensée couleur. Elle redéfinit le chantier d'expériences sur un fond decontraintes renouvelées et suivant de nouveaux processus instaurateurs. Plus fondamentalement encore, cetteincitation redéfinit la conduite créatrice, la démarche de création et la conduite de projet. La notion même de projetest revisitée, dans le sens où l'expérience prend le pas sur le programme. Les films centrés sur des expériences detexture graphique et de couleur, attachés à une activité d'animation directe sous caméra ou à une pratique image parimage, privilégient l'expérience. Le story-board règle le dispositif général et définit une trame de fond qui fait officed'invitation à cheminer, d'incitation à faire. Du trait tracé (en trait d'esquisse) au trait traîné ne se programme qu'untout premier terme. Ces traits répondent au mot d'ordre « à l'origine, le mouvement » que prononçait André Massonà propos de ses dessins automatiques dans les années 1920.

Débordements Page 9/12

Page 10: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Poïétiques de l'incertain, du chaos, de l'altération

Les cinéastes plasticiens adoptent une ligne de conduite artistique qui valorise les chantiers d'expériences et lesvoies d'esquisse, ou qui donne à l'artiste la possibilité, comme l'écrit Pierre-Michel Menger, de « se mouvoir enhorizon incertain » [9], d'intégrer ce qui survient sous le crayon et sous la main. Suivant des voies poïétiquesreconsidérées, en phase avec des expériences aventureuses et au plus près des démarches de créationrenouvelées, l'artiste adopte une posture d'aveugle. Et le spectateur subit parfois lui-même de véritables épreuvesvisuelles (au contact des films peints expérimentaux de Stan Brakhage par exemple). Une conduite à l'aveuglecontraint à ouvrir l'espace plastique aux dynamiques internes, à livrer l'image et le film à différentes sensations quivalorisent des registres tels que le tactile et le sonore. Les expériences sont, du point de vue du spectateur, desexpériences souvent singulières [10]. La conduite à l'aveugle et l'abandon au dessein rejoignent ici des poïétiquesde l'incertain, du chaos et de l'altération. En introduction à son livre, Stefano Ricci évoque « une espèce de chaos »incontrôlable et renseigne sur le processus de création : « interrompre, renvoyer à plus tard, comprendre quands'arrêter, chercher à ne pas fermer chaque dessin, peut-être continuer » [11]. Ces scénarios poïétiques évoquent lesexercices de la ligne « tête chercheuse » d'Henri Michaux : « Je laisse courir, jusqu'à force d'errer sans se fixer danscet espace réduit, il y ait obligatoirement arrêt. Un emmêlement, ce qu'on voit alors, un dessin comme désireux derentrer en lui-même » (...). La ligne cherche sans savoir ce qu'elle cherche » [12]. L'incertain admet les imprévus etles accidents, qui deviennent les occasions ou les circonstances des images en train de se faire. Mais pour se faire,l'image doit d'abord se défaire. « Je n'ai rien à faire, je n'ai qu'à défaire », déclarait encore Henri Michaux [13]. GillesDeleuze et Félix Guattari ont éclairé dans Qu'est-ce que la philosophie ? les fondements et les caractéristiques d'une« oeuvre de chaos » (une oeuvre réalisée à partir du chaos, une « composition du chaos » et un « chaos composé»). « L'oeuvre de chaos » résulte d'une « lutte » avec celui-ci, admet des variables chaotiques dans le chantier et desvariétés du chaos dans la composition. De même qu'elle assume les « destructions » ou les ruptures avec lesconventions et les opinions. Elle consiste enfin à « rendre sensible » le chaos. Elle constitue un « chaosmos »,suivant le mot que les philosophes empruntent à James Joyce, qui traduit « l'identité interne du monde et du chaos »[14]. Autrement dit, « l'oeuvre de chaos », suivant cette dynamique, inscrit la déconstruction comme premier termedans le projet de construction, et attache à la construction les signes de la déconstruction.

Dans ce sens, le trait traîné et le mouvement d'esquisse, les grains, les macules et les taches deviennent lesvariables chaotiques de l'espace plastique en déconstruction/construction. Ils traduisent une plasticité du chaos,fondée sur des dynamiques de changements d'états. L'altération, l'effacement et la dissolution constituent des «méthodes au service de la production artistique » (suivant les termes du landartiste Robert Smithson qui s'employaitau milieu des années 1960, dans une forme de manifeste artistique et esthétique, à rabattre la spirale géométriquede Spiral Jetty sur un chaos géologique en signe d'esquisse, auquel le film et quelques feuilles de notes ou d'écriturefournissent la clef). Ces opérations rejoignent à terme (toujours selon Smithson) l'expression d'une nouvelle «conscience esthétique ».

Débordements Page 10/12

Page 11: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Trait d'invention

Le trait traîné s'abandonne à lui-même et fait retour sur lui-même, sur ce qui le motive. Il concentre le motif et lemoteur, le signe graphique et le ressort plastique. Il se rapporte au motus, au mouvement. Le trait traîné réunitl'inflexion du trait et l'impulsion du geste, autrement dit (en insistant sur l'abandon au dessein) le trait d'inflexion et legeste impulsif. C'est la main dessinée par Schwizgebel, dans le film Retouches, qui se reforme en répétant le mêmegeste, en rejouant la geste ; pour dire finalement que c'est le trait qui « reprend la main », tourné vers son propremouvement [15]. C'est à partir de ces termes plastiques que ce qui figure prend forme et surtout « prend force ».Nous pouvons ainsi rapporter les fictions construites à ce qui « frictionne » à même la surface, et corréler la figure etses traits de caractère aux seuls traits d'invention.

Post-scriptum :

Ce texte constitue, dans ses grandes lignes, la communication que j'ai prononcée au Studio national des arts contemporains Le Fresnoy, à

Tourcoing, le 15 mars 2012, à l'occasion de la journée d'étude Traces et rémanences dans les oeuvres d'animation, organisée par Jessie Martin,

en lien avec l'exposition Visions fugitives.

Patrick Barrès est professeur en arts appliqués, arts plastiques, à l'Université Toulouse 2 le Mirail (LARA).

[1] Hubert Damisch, Fenêtre jaune cadmium, Paris, Seuil, 1984, p. 76-77.

Débordements Page 11/12

Page 12: Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

Des pratiques du trait dans le cinéma d'animation

[2] Gilles Deleuze, Cinéma 2 - L'image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 34.

[3] Les drippings de Pollock exemplifient cet exercice de la « traîne ». A propos de la citation de Tarkovski, nous renvoyons au propos de Gilles

Deleuze (Cinéma 2 - L'image-temps, op. cit., p. 60).

[4] Gilles Deleuze, Cinéma 2 - L'image-temps, op. cit., p. 279-280.

[5] « Une notion nouvelle de continuité - Entretien avec Robert Breer », Positif, N°54-55, juillet-août 1963, p. 54.

[6] Gilles Deleuze, Cinéma 1 - L'image-mouvement, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 134.

[7] Lors d'un entretien (réalisé avec Yseult De Pelichy en 2007 pour le Forum des Images), Gianluigi Toccafondo précise la différence qu'il établit

entre la couleur et le noir et blanc : « c'est une différence essentielle, la couleur est picturale, le noir et blanc me rappelle l'imprimeur, la gravure.

Noir sur noir, blanc sur blanc, c'est la Piccola Russia ». « Noir sur noir » et « blanc sur blanc » sont à comprendre, en lien avec notre propos,

comme des propositions intensives du noir et du blanc : « noir de noir » et « blanc de blanc » ([ZewebAnim - webzine sur le Cinéma d'Animation

[site Internet consulté le 16 mai 2012]]).

[8] Stefano Ricci, Depôtnoir/02 centvingtdessins, Turin, Infinito Ltd edizioni, 2002., p. 5.

[9] Pierre-Michel Menger, Le travail créateur, Paris, Seuil/Gallimard, 2009, p. 206.

[10] Comme le propose Francine Markovits, « l'aveugle nous introduit à une logique du singulier » (Françoise Markovits, « Une figure paradoxale

des Lumières : l'aveugle », L'aveugle et le philosophe, ou Comment la cécité donne à penser, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 44).

[11] Stefano Ricci, Depôtnoir/02 centvingtdessins, op. cit., p. 6-7.

[12] Henri Michaux, Emergences-résurgences, Genève, Editions Skira, 1972, p. 11-12.

[13] Henri Michaux, Emergences-résurgences, op. cit., p. 35.

[14] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit, 1991, p. 191-192.

[15] Nous rencontrons ici les signes d'une « réflexivité » qui rejoint l'une des composantes du cinéma d'animation, qui fait de celui-ci, comme le

précise Sébastien Denis, « le seul art qui puisse se montrer en train de se faire » : « le procédé de la main traçant un trait est ancien : dès 1908

dans Fantasmagories, la main de Cohl apparaît pour dessiner le personnage, et à la fin du film pour le "réparer" après ses nombreuses péripéties.

Cette technique est très populaire chez les animateurs » (Sébastien Denis, Le Cinéma d'animation, Paris, Armand Colin, 2007, p. 33-34).

Débordements Page 12/12