des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

27

Upload: others

Post on 08-May-2022

5 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com
Page 2: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com
Page 3: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

des fleurs sur la neige

est le deux cent soixante-douzième livrepublié par Les éditions JCL inc.

Page 4: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

© Les éditions JCL inc., 1985Édition originale : septembre 1985Édition format de poche : juin 2002Première réimpression : juin 2007Deuxième réimpression : août 2009Troisième réimpression : octobre 2010

Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays. La reproduction d’un extrait quel conque de cet ouvrage, par quelque procédé que ce soit, tant électronique que mécanique, en particulier par photocopie ou par microfilm, est interdite sans l’autorisation écrite des Éditions JCL inc.

Données de catalogage avant publication (Canada)

T., Élisa, 1957-

Des fleurs sur la neige

2e éd.

(Collection Second souffle)Autobiographie.Suivi de : Un nœud dans le cœur.

ISBN 978-2-89431-272-8

1. T., Élisa, 1957- . 2. Enfants maltraités - Québec (Province) - Biographies. I. Titre. II. Collection : Collection Second souffle (Chicoutimi, Québec).

HV745.Q8T3 2002 362.76’092 C2002-0940868-7

Page 5: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com
Page 6: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

© Les éditions JCL inc., 1985930, rue Jacques-Cartier Est, CHICOUTIMI (Québec) G7H 7K9

Tél. : (418) 696-0536 – Téléc. : (418) 696-3132 – www.jcl.qc.caISBN 978-2-89431-272-8

Cet ouvrage est aussi disponible en version numérique.

Page 7: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

Des fleurs sur la neige

Élisa T.

Page 8: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

DE LA MêME AUTEUrE :

éDitions originaLes :

Des fleurs sur la neige, témoignage, Éditions JCL, 1985, 385 p.

Un nœud dans le cœur, témoignage, Éditions JCL, 1990, 412 p.

La Mal-aimée, témoignage, Éditions JCL, 1996, 358 p.

Pourquoi ne m’as-tu jamais aimée?, témoignage, Éditions JCL, 2010, 368 p.

éDitions De poChe :

Des fleurs sur la neige, témoignage, Éditions JCL, 2002, 310 p.

Un nœud dans le cœur, témoignage, Éditions JCL, 2002, 312 p.

La Mal-aimée, témoignage, Éditions JCL, 2006, 314 p.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Nous bénéficions également du soutien de la SodeC et, enfin, nous tenons à remercier le Conseil des Arts du Canada pour l’aide accordée à notre programme de publication.

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SodeC

Page 9: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

À mes enfants

Page 10: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com
Page 11: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

9

Avant-propos

Les parents sont des dieux pour leurs enfants. Disposant d’une autorité absolue, ils ont l’immense pouvoir de créer ou de détruire, de louanger ou de maudire, d’affaiblir ou de renforcer, de punir ou de récompenser, de favoriser la vie ou de permettre la mort.

L’histoire que vous allez lire est malheureuse ment authentique dans ses moindres détails. Toute fois, nous avons cru bon d’omettre les lieux et les dates et de changer les noms des acteurs réels de ce drame peu comm un. Ce véritable voyage aux enfers a connu son dénouement dans un coin du Québec, en 1975. La victime principale a, aujourd’hui, quarante-cinq ans et tous les témoins sont encore vivants. Très peu d’entre eux cependant ont tenté un mouvement quel-conque afin de soustraire Élisa aux tourments inhu-mains qu’elle a vécus pendant seize ans. Voici, nous en convenons, une partie importante du problème soulevé ici : le mutisme chronique des témoins.

Le but de cette publication n’est pas de raviver la souffrance de cette enfant mais de l’atténuer, pas de condamner ses abuseurs mais de convaincre la popu-lation qu’ils existent et qu’ils ont besoin d’aide eux aussi, pas d’effrayer mais d’inciter à réfléchir sur ce grave problème des enfants martyrs.

Il est vrai que la lecture de cette histoire invrai-semblable fera probablement naître chez le lecteur des sentiments d’agressivité envers les coupables les plus

Page 12: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

10

apparents de cette situation pour le moins inha bituelle. Les personnes sensibles, intelligentes et équi librées n’éprouvent aucun plaisir à la description de la souf-france humaine surtout lorsqu’il s’agit de celle d’une enfant. Aussi pénible que cela soit, il est impératif tou tefois que le drame des enfants maltraités puisse être porté à la connaissance du public autrement qu’à tra vers des études statistiques, médicales ou socio-lo giques. On le fait très ouvertement pour les bébés phoques de Terre-Neuve, pour les chiens attachés aux arbres sans nourriture en France et pour le braconnage des orignaux pendant l’hiver!

En écrivant ses mémoires, cette courageuse auteure, Élisa, a essayé de naître à nouveau, de s’éloi gner de ce cauchemar en le narrant une dernière fois en détail, d’accoucher elle-même, sans aide exté rieure, de toute la peine et l’angoisse contenues dans ce corps qui se souvient encore trop bien tant des moin dres sévices physiques et mentaux que des quelques rares marques d’amour que la vie lui a réser vées.

Élisa toutefois n’a pas les capacités de tirer toutes les conclusions philosophiques et psychologiques d’un tel vécu; elle ne connaît pas non plus tous les noms exacts des délits qui ont été commis envers elle; plus encore, elle était même convaincue, il y a quel ques années, que chaque famille dissimulait un souffre-dou leur à son exemple… Le lecteur aura donc une double tâche, celle d’abord de parcourir à son rythme ce témoi gnage exceptionnel et celle aussi de se faire une opi nion vraiment personnelle du problème à mesure de sa progression. Il devra donc lui-même lais ser émerger en lui les impressions du moment, les messages directs, les rappels intimes de certains pas-sages de sa propre existence pour ensuite tirer ses pro-pres conclusions. Peut-être changeront-elles tan tôt son comportement futur, tantôt son opinion sur le sujet.

Page 13: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

11

Malheureusement, dans la plupart des pays où existe une législation destinée à protéger les enfants, les lois qui ont été votées ne remettent pas réellement en question l’arbitraire de l’autorité parentale et se contentent de sanctionner les crimes après qu’ils ont été commis. En d’autres termes, on sévit lorsque le mal a été fait et que les enfants sont déjà des victimes.

Mais si vraiment la première chose à faire est de briser le mur du silence devant ces crimes contre les enfants qui sont perpétrés dans l’ombre, nous voulons bien fournir notre quote-part pour dénoncer, expliquer, convaincre, éduquer, mobiliser les énergies et faire appel aux bonnes volontés pour que cesse le massacre des jeunes, ces adultes de demain.

L’Éditeur

Page 14: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com
Page 15: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

13

Prologue

Mes deux enfants dorment profondément dans leur petite chambre. Je suis seule au salon et je regarde la télévision. Mon homme, mon mari est parti tra vailler; il quitte la maison le dimanche et ne revient que le ven-dredi. Moi, je reste là, toute seule…

Il y a des moments où j’aimerais changer ce monde dans lequel je vis. Je me sens si triste, si craintive et dépressive que je ne peux m’empêcher de revivre mon passé… Ce passé qui me trouble profondément et qui m’amène parfois à me demander si ce n’était pas plutôt un affreux cauchemar. Malheureusement, ce fut la réalité, ma réalité, un cauchemar inoubliable auquel je me confronte sans cesse.

Pour apaiser ma souffrance, je me tourne vers mes deux enfants que je couve de toute l’affection pos sible. Il m’arrive parfois d’être un peu jalouse et de me dire que j’aurais aimé avoir une vie semblable à la leur et avoir tout ce qu’ils ont aujourd’hui. Je me demande souvent s’ils se sentent heureux… J’imagine et j’es-père que oui. J’essaie de leur donner tout ce qui ne m’a jamais été donné par mes parents dans ce passé mau dit. Je voudrais les gaver d’amour, de tendresse, d’affection, de confiance et de sécurité surtout.

Je pense souvent à ce temps infernal de mon enfance où je n’étais pour mes parents qu’une sorte de colis que l’on trimballait tant bien que mal, que l’on devait supporter faute de pouvoir le faire dispa-raître. Mes parents me considéraient comme un déchet,

Page 16: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

14

et pourtant j’étais une partie d’eux-mêmes, une de leurs enfants. La vie s’est acharnée sur moi. J’ai eu désespérément besoin d’être aimée et je n’ai récolté que c oups et blessures, haine et mépris. Je crois que c’est la pire chose qui puisse arriver à un enfant. Jamais mon père ou ma mère ne m’ont pris dans leurs bras pour me dire : « Je t’aime. » Ni ces deux mots pour tant si faciles à dire, ni encore moins un simple bai ser ni même aucun geste d’encouragement.

Nous étions dix enfants et je fus la seule à subir un tel traitement. Je ne sais pas pourquoi; j’ai retourné cette question dans ma tête jusqu’à l’obsession. Je n’ai jamais su véritablement la raison de cette haine; je sais seulement que j’étais de trop dans cette famille. Ils ne m’ont jamais aimée. Ils ne m’ont jamais donné les mêmes droits qu’à mes frères et sœurs. Tout ce qui leur importait était d’avoir une parfaite emprise tant physique que mentale sur ma petite personne. M’at tendre à une pensée gentille de leur part était comme de vouloir faire pousser des fleurs sur la neige.

Je ne me suis jamais sentie comme les autres enfants; on aurait dit que j’appartenais à un autre monde que celui de ma famille. J’ai désespérément voulu qu’ils m’aiment… J’ai tellement essayé de les aider de mon mieux, qu’à la fin, je ne savais plus com ment exister pour les satisfaire. J’aurais tant voulu me faire aimer. J’aurais décroché la lune, et donné ma vie en échange d’un tout petit peu d’amour. Souvent j’ai pensé que j’étais punie pour quelque vie antérieure où j’aurais été cruelle et méchante. Si tel fut le cas, ma peine et mon cauchemar auront duré seize années.

Maintenant, tout ce que je veux, c’est essayer d’ef facer la peur qui me ronge depuis des années et qui est devenue pour moi une maladie incurable. Elle est ancrée en moi, gravée, emprisonnée pour le

Page 17: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

15

reste de ma vie. Cancer, pourriture qui me grugent. Comme la petite fille tyrannisée qui pleure dans ma tête… encore et toujours.

Je livre ce témoignage pour mieux m’en délivrer! J’accepte de revivre une fois de plus ces affreux tour-ments afin que plus jamais ils ne m’habitent. Rien qu’à y penser j’en ai la chair de poule. Je n’ai plus le choix cependant, j’ai choisi de vivre. Je demande à Dieu de m’aider à me rendre jusqu’au bout. Je demande la force de regarder encore une fois la petite fille que je fus, qui pleurait à demi gelée sur un bout de galerie. Qui pleurait sur elle-même, elle dont même la mort ne voulait pas.

Page 18: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com
Page 19: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

17

Première partie

À la recherche de la tendresse impossible

Mon pèreIl y a très longtemps que j’essayais de retrouver mon

père; je le cherchais mais n’aboutissais toujours à rien. Jusqu’au jour où j’ai entendu discuter deux hommes au restaurant où je travaillais. Mon attention a été attirée par leur conversation : il était question de mon père. Je les connaissais un peu, car dans un res tau rant où la cuisine est acceptable, les clients deviennent parfois familiers. J’attendis le moment pro pice et je m’approchai d’eux tout en m’excusant. Je leur demandai simplement s’ils savaient où demeurait mon père. Ils m’ont regardée d’un air surpris en me deman dant :

— Serais-tu la fille à Gérard T., toi?— Oui, j’aimerais savoir où il habite.— Je crois qu’il demeure à l’arrière du magasin

X., dans un logement au sous-sol. Je suis presque sûr que tu devrais le trouver à cet endroit.

La journée s’étirait interminablement. Lorsque j’eus fini mon travail, je m’habillai en vitesse et sor-tis pour rejoindre mon père. C’était l’hiver et le vent gla cial soufflait de toutes ses forces. Je marchais péni-ble ment, mais je voulais absolument revoir mon père. Arrivée à l’endroit désigné, je contournai cette bâtisse grise et anonyme. C’était un grand édifice de plusieurs logements avec un magasin qui faisait face à la rue principale. À l’arrière il y avait trois portes. Je frappai à la dernière. Je reconnus la voix de mon père qui me répondait d’entrer. Alors j’ouvris, et je le vis, ce père.

Page 20: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

18

— Enfin je vous ai retrouvé!Et je me jetai dans ses bras pour l’embrasser. Il

pleurait en me disant :— Je suis très heureux de te revoir, ma petite fille.Puis nous nous sommes assis. Papa, dans sa chaise

berceuse, baissa la tête et se croisa les bras. Silence. Malaise. Je jetai un coup d’œil autour de moi. L’ap-par tement était petit; deux pièces et demie. Dans le salon, un seul divan, dans la cuisine, une table, quatre chaises, un poêle, une petite armoire et un vieux con-gélateur sur lequel on pouvait encore lire « Coca-Cola ». Le tout sur le ciment; il n’y avait ni prélart ni tapis excepté dans la chambre dont je pouvais voir l’in té rieur par la porte entrouverte. Un lit défait, des draps frois sés. Un univers pauvre et triste pour un homme faible et écrasé. Papa enchaîna :

— Moi aussi, je te cherche depuis déjà un bon bout de temps.

Cela me fit chaud au cœur, car j’avais un peu peur qu’il ne soit pas content de me revoir. D’une certaine manière, je me sentis aimée. L’après-midi passa à dis cuter de tout et de rien jusqu’au moment où je lui posai cette question, depuis toujours restée sans réponse :

— Papa, pourquoi maman ne m’a-t-elle pas aimée?Papa se tut quelques secondes; il semblait réflé-

chir. Je crus qu’il n’avait pas compris ma question, alors je la lui posai à nouveau :

— Papa, dites-moi pourquoi maman ne m’aimait pas.

Ce fut le silence. Rien ne semblait vouloir sortir de sa bouche. Il avait toujours la tête baissée et l’on aurait dit qu’il ne voulait pas répondre. Alors j’in sis tai :

— Répondez, papa, c’est très important pour moi. Je me pose cette question depuis longtemps et je n’ai jamais été capable d’y trouver une réponse sensée.

Page 21: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

19

Vous qui avez vécu auprès d’elle plusieurs années, vous pourriez sûrement me répondre.

Il laissa passer un court instant, et enfin, d’un air coupable et malheureux, il me dit :

— Pauvre petite fille, il faut que je te dise : ce n’est pas ma faute si je t’ai battue, c’est à cause de ta mère; elle me poussait à bout pour que je te batte. Ta mère a toujours répété à qui voulait l’entendre qu’elle ne t’avait jamais aimée et qu’elle te haïrait pour le reste de ses jours.

Ces mots me firent très mal. J’avais le cœur serré, mais il n’avait pas pour autant répondu à ma question; il semblait embarrassé et désolé tout à la fois. Je sentis mon cœur se durcir et mon sang bouillir et battre fol-le ment dans mes veines. Je choisis d’oublier cette question sans réponse et j’enchaînai sur mon passé en lui remémorant certaines choses qui m’étaient arri-vées. Ça n’a pas été très dur de lui faire avouer le mal que parfois il m’avait fait. Il aurait voulu nier, mais il en était incapable. Je me sentais implacable. Je lui rap pelai aussi ma mère, cette mère qui m’avait tant fait souffrir. Il me jura qu’il n’avait jamais pensé qu’elle me maltraitait ainsi. Il se sentait en faute à mon égard; il disait qu’il regrettait, que ma mère était une crisse de folle.

J’en avais assez entendu. Je ne voulais pas de ses remords, ni de sa faiblesse.

— Assez, papa. Le bon Dieu est là pour juger.Il ajouta en pleurant :— Je sais qu’elle t’a toujours haïe, tu l’as sûrement

constaté par toi-même qu’elle ne t’a jamais aimée; elle ne pouvait même pas te sentir près d’elle.

J’éprouvais en moi une drôle de sensation; j’avais le visage brûlant, toute la peine de mon enfance me revenait brusquement, toute l’angoisse, toute la peur. Je regardai mon père avec froideur. On aurait dit qu’il

Page 22: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

20

voulait absolument se disculper, qu’il voulait mettre la faute entière de ses actes sur le compte de ma mère. Il en faisait pitié. Il est vrai que c’est elle qui était la cause de tout; elle n’avait qu’à inventer un méfait, un mensonge à mon sujet, et lui, le pauvre, la croyait sans le moindre doute.

— Arrêtez, ça ne sert à rien de pleurer comme vous le faites, cela n’arrangera pas les choses. Ce fut ma vie et non la vôtre et maintenant j’aimerais que l’on oublie. Disons que ma vie commence aujour-d’hui. Changeons de sujet. Je crois que ce sera mieux pour moi comme pour vous.

Au plus profond de moi, je savais que je devrais revoir ma mère un jour, face à face. Il faudrait bien qu’elle me réponde, au risque de lui arracher la langue. Ce qui me préoccupait le plus à cet instant pré cis, c’était la vengeance; je voulais vivre rien que pour y arri ver.

J’avais le cœur gros. Je ne faisais que penser à ce petit bout de phrase que mon père m’avait répété : elle ne t’a jamais aimée, elle ne t’a jamais aimée.

Ces quelques mots retentissaient en moi comme un disque égratigné qui revient toujours sur la même note. C’était à devenir folle. Je me levai, bien décidée à partir de là :

— Vous allez m’excuser, papa, mais j’ai des choses à faire chez moi. Venez me voir quand le cœur vous en dira. Vous serez toujours le bienvenu.

— Oui, Élisa, comme tu veux, je te remercie. Tu sais, je ne sors pas souvent d’ici, mais il se peut que j’y aille un bon jour. Si, par contre, tu veux revenir me voir, ne te gêne pas, tu es ici chez toi.

Alors je m’habillai en hâte, car tout ce que je voulais, c’était de sortir, d’être seule avec moi-même. Dehors je me suis mise à pleurer. Pourrais-je seulement oublier un jour? Ne pourrais-je donc jamais trouver la paix?

Page 23: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

21

Tout en marchant, je pleurais toutes les larmes de mon corps. Je pleurais même arrivée chez moi.

J’essayais de me changer les idées, mais, n’ayant per sonne à qui me confier, j’y arrivais à peine.

Je voulais désespérément comprendre pourquoi ma mère m’avait tant haïe. J’étais la seconde; peut-être n’avait-elle pas eu envie d’un autre enfant si tôt. Pour tant il y avait huit autres enfants après moi. Peut-être ma naissance avait-elle été difficile ou dou-lou reuse? Peut-être lui rappelais-je des moments ter-ribles de sa vie? Alors pourquoi ne m’a-t-elle pas pla-cée dans une famille ou simplement à l’orphelinat? Pour quoi a-t-elle voulu que je devienne son esclave? Elle me battait comme on bat un vilain chien, sans jamais un instant de pitié. Tant de fois, j’ai lu la haine dans ses yeux. Même pour la famille, j’étais une sorte de bâtard, un fardeau qu’il fallait supporter.

Ce soir-là, je réussis à m’endormir, bien résolue à revenir en arrière pour comprendre et peut-être effa-cer cette enfance maudite.

L’escalierDu plus loin que je me souvienne, je ne me

rappelle ma mère qu’avec crainte. Aucune souvenance d’une mère berçante et caressante. Mon plus vieux souvenir me ramène un matin d’hiver, de neige et de gris. Je n’avais pas encore deux ans. J’étais assise dans ma chaise haute tout près de la fenêtre. Je regardais dehors, il neigeait et ventait très fort. Il faisait telle ment tem pête qu’on ne voyait presque rien sauf une grosse voi ture noire garée en avant de la maison. Il y avait des hommes dans l’auto qui attendaient mon père. Il tra vaillait alors dans une grande ferme. Ce matin-là, je m’en souviens très clairement, mon père était là ainsi que ma mère. Il y avait aussi mon frère Richard, un petit garçon à peine plus âgé que moi, car dix mois et

Page 24: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

22

demi environ nous séparent. Richard était assis à table et mangeait en silence. Mon père, un homme assez costaud, s’habillait pour aller à son travail. Ma mère était debout non loin de moi. Elle était petite, noire et nerveuse, mais elle avait fière allure en ce temps-là. Ils s’engueulaient tous les deux, terriblement. Et moi, assise tout près et si petite, j’ai commencé à avoir peur. J’entendais le klaxon de l’auto garée devant chez nous et je vis mon père s’apprêter à sortir. Ma mère criait de plus en plus. Je me suis mise à pleurer, je ne voulais pas qu’il parte, mais il est sorti sans me jeter un coup d’œil. Et ma mère était encore debout à gueuler et gueuler. Je ne pouvais plus me contrôler; j’avais si peur que je ne cessais de hurler. Mon père était parti et moi, j’étais complètement paniquée de la violente chicane et de la colère de ma mère. Elle me cria de me taire. Puis elle s’approcha de moi avec un bol de gruau et la moitié d’une toast :

— Arrête ça, et mange ton déjeuner.Et moi, je pleurais trop, je ne pouvais rien manger.— Crisse, vas-tu fermer ta grande gueule!De sa main, elle me serra les joues de chaque côté

afin que j’ouvre la bouche et que j’avale une cuillerée de gruau. Je me débattais, je hurlais de plus belle. J’ai tout rejeté, j’ai été malade. Ma mère reprit mon gruau vomi et me le fit remanger de la même manière. Je me suis mise à vomir une seconde fois. J’avais si peur, j’étais incon-trôlable. Je hoquetais. Elle me sortit de ma chaise haute en me secouant et me monta dans ma chambre où elle me coucha. Je pleurais encore dans mon petit lit. J’étais sur le point de m’endormir quand j’en tendis ma mère remonter l’escalier en criant. Je ne com pre nais pas mais elle semblait très en colère. Elle me prit furieusement dans mon lit, se dirigea vers le bord de l’escalier et me laissa tomber dans les marches. Je ne me rappelle plus ce qui est arrivé ensuite, j’ai perdu conscience.

Page 25: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com

23

Une de mes tantes, sœur de mon père, venait chaque semaine à la maison pour aider ma mère au ménage. C’est elle qui me trouva au pied de l’escalier.

Bien des années plus tard, elle me raconta qu’en me trouvant, elle m’avait crue morte. Combien elle fut soulagée de voir que je respirais encore même s’il avait fallu beaucoup de temps pour que je revienne à moi.

Pendant tout ce temps, ma mère était restée figée en haut de l’escalier, certaine qu’elle était de m’avoir tuée. Cette tante décida alors de ne plus revenir aider ma mère, trop écœurée de voir les traitements qu’elle me faisait subir quand elle était en colère. Selon elle, ma mère était très « malade », une folle; et mon père aussi fou de l’avoir mariée.

Les patatesLes années passèrent, j’avais maintenant quatre

ans. Pendant ces années qui m’ont souvent été pénibles, une petite sœur est née. On l’appela Diane. Elle était fort jolie; une petite fille aux yeux bruns et aux cheveux d’un blond châtain. Ma mère et mon père l’aimaient beaucoup. Elle était d’un an et demi ma cadette.

C’était un dimanche, un dimanche avec un soleil splendide. J’étais assise sur la galerie à l’avant de la maison. Je regardais mes frère et sœur qui s’amusaient ensemble dans le sable. J’aurais bien aimé jouer avec eux, mais il me fallait la permission de ma mère, et celle-ci ne me la donnait que très rarement sous pré-texte que j’étais indocile et que je n’écoutais jamais.

J’essayais de lutter tant bien que mal à l’en-vie d’al ler les rejoindre, mais je savais la volée qui m’at ten dait si j’avais le malheur de désobéir. C’était l’heure du dîner et mon père nous cria de venir man-ger. Richard et Diane y allèrent en courant, mais moi, je ne bou geais pas, car il me fallait aussi la permission

Page 26: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com
Page 27: Des fleurs sur la neige - storage.googleapis.com