déconstruire kraepelin : considérations historiques sur la nosologie kraepelinienne

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L’évolution psychiatrique 79 (2014) 239–260 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect Article original Déconstruire Kraepelin : considérations historiques sur la nosologie kraepelinienne Deconstructing Kraepelin: Historical reflections on the Kraepelinian nosology Thomas Lepoutre (Allocataire moniteur, chercheur associé, psychologue clinicien) a,,b a EA 3522, CRPMS, université Paris-Diderot, Sorbonne-Paris-Cité, 5, rue Thomas-Mann, 75205 Paris cedex 13, France b Établissement public de santé Érasme, 143, avenue Armand-Guillebaud, 92161 Antony, France Rec ¸u le 18 octobre 2012 Résumé Objectifs. Alors que la psychiatrie vit aujourd’hui dans un « monde kraepelinien », il y a encore, s’agissant de Kraepelin, un mythe à défaire. Invitant à prendre la mesure de ce mythe, par lequel Kraepelin est simul- tanément l’un des personnages les plus célèbres de l’histoire de la psychiatrie et l’une des figures les mieux ignorées, cet article invite à ressaisir ce que Kraepelin a réellement dit. Méthode. Nous proposons de réviser un à un certains des grands lieux communs qui saturent absolument tout discours sur Kraepelin : l’article envisage ainsi, successivement : a) une discussion des orientations de recherche du jeune Kraepelin, constitutives de sa réforme de la « science clinique des troubles mentaux » ; b) une réévaluation de l’influence du cadre expérimental de la psychologie de Wundt, et du rôle épistémologique qu’il tient dans la première recherche de Kraepelin ; c) une critique de l’avènement, dans la maturité, du modèle des « entités naturelles » et de la mise en place de sa « méthode clinique ». Résultats. Cette généalogie de la recherche de Kraepelin ayant permis de rappeler les principes de sa nosologie, l’article aboutit ainsi à déconstruire la rationalité kraepelinienne. Discussion. Sous l’apparente unité d’ensemble du projet de recherche, il faut reconnaître et pointer un hiatus existant dans le texte kraepelinien, comme si une coupure séparait l’idéal du projet (d’atteindre des natürliche Krankheiteinheinten) de sa réalisation effective comme si le modèle de la maladie naturelle était toujours maintenu en droit et jamais atteint en fait. Toute référence à cet article doit porter mention : Lepoutre T. Déconstruire Kraepelin : considérations historiques sur la nosologie kraepelinienne. Evol psychiatr 2014;79(2): pages (pour la version papier), ou adresse URL et date de consultation (pour la version électronique). Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] 0014-3855/$ see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.12.001

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Page 1: Déconstruire Kraepelin : considérations historiques sur la nosologie kraepelinienne

L’évolution psychiatrique 79 (2014) 239–260

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

Article original

Déconstruire Kraepelin : considérations historiques surla nosologie kraepelinienne�

Deconstructing Kraepelin: Historical reflections onthe Kraepelinian nosology

Thomas Lepoutre (Allocataire moniteur, chercheur associé,psychologue clinicien) a,∗,b

a EA 3522, CRPMS, université Paris-Diderot, Sorbonne-Paris-Cité, 5, rue Thomas-Mann, 75205 Paris cedex 13, Franceb Établissement public de santé Érasme, 143, avenue Armand-Guillebaud, 92161 Antony, France

Recu le 18 octobre 2012

Résumé

Objectifs. – Alors que la psychiatrie vit aujourd’hui dans un « monde kraepelinien », il y a encore, s’agissantde Kraepelin, un mythe à défaire. Invitant à prendre la mesure de ce mythe, par lequel Kraepelin est simul-tanément l’un des personnages les plus célèbres de l’histoire de la psychiatrie et l’une des figures les mieuxignorées, cet article invite à ressaisir ce que Kraepelin a réellement dit.Méthode. – Nous proposons de réviser un à un certains des grands lieux communs qui saturent absolumenttout discours sur Kraepelin : l’article envisage ainsi, successivement : a) une discussion des orientations derecherche du jeune Kraepelin, constitutives de sa réforme de la « science clinique des troubles mentaux » ; b)une réévaluation de l’influence du cadre expérimental de la psychologie de Wundt, et du rôle épistémologiquequ’il tient dans la première recherche de Kraepelin ; c) une critique de l’avènement, dans la maturité, dumodèle des « entités naturelles » et de la mise en place de sa « méthode clinique ».Résultats. – Cette généalogie de la recherche de Kraepelin ayant permis de rappeler les principes de sanosologie, l’article aboutit ainsi à déconstruire la rationalité kraepelinienne.Discussion. – Sous l’apparente unité d’ensemble du projet de recherche, il faut reconnaître et pointer unhiatus existant dans le texte kraepelinien, comme si une coupure séparait l’idéal du projet (d’atteindre desnatürliche Krankheiteinheinten) de sa réalisation effective – comme si le modèle de la maladie naturelle étaittoujours maintenu en droit et jamais atteint en fait.

� Toute référence à cet article doit porter mention : Lepoutre T. Déconstruire Kraepelin : considérations historiquessur la nosologie kraepelinienne. Evol psychiatr 2014;79(2): pages (pour la version papier), ou adresse URL et date deconsultation (pour la version électronique).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.12.001

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Conclusions. – De plus amples recherches doivent être conduites pour réévaluer la place de mythe que laméthodologie kraepelinienne occupe dans l’épistémologie de la psychiatrie actuelle.© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Kraepelin E. ; Psychiatrie ; Nosologie ; Nosographie psychiatrique ; Étiologie ; Symptomatologie ; Évolution ;Freud S. ; Épistémologie ; Histoire de la psychiatrie

Abstract

Objectives. – In the case of Kraepelin, we still need to debunk a myth. This is all the more important aspsychiatry still lives in a “Kraepelinian world”. The article invites psychiatrists to understand the full extentof this myth, through which Kraepelin, the so called “father of modern psychiatry”, is at the same time oneof the most famous nouns in the history of psychiatry, and one of its most ignored figures. There is still aneed to re-evaluate what Kraepelin really said.Method. – The article therefore invites us to revise one by one some of the main clichés that overloadany speech on Kraepelin. Thus, it considers successively: a) a discussion on the early development ofKraepelin’s directions for psychiatric research ; b) a reassessment of the influence of the Wundtian psychologyexperimental framework, and the epistemic role it played in the first years of Kraepelin’s research; c) a criticalre-reading of Kraepelin’s concept of “natural disease entities”, and its “clinical method”.Results. – Finally, through this return to Kraepelin’s works, the article invites us to deconstruct the Kraepe-linian episteme.Discussion. – Thus, under the apparent unity of his overall project, an essential hiatus is pointed out in theKraepelinian text, as if a break were separating the ideal of his project (to discover true natural mentaldisease) and its carrying out – as if the Kraepelinian natural disease model was always maintained de jure,and never reached de facto.Conclusions. – More research still needs to be conducted to re-examine the role of myth of the Kraepelinianmethodology in the epistemology of modern psychiatry.© 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: E. Kraepelin; Psychiatry; Nosology; Psychiatric classification; Aetiology; Symptomatology; Disease course;S. Freud; Epistemology; History of psychiatry

Il faut rouvrir, aujourd’hui, la question de la nosologie kraepelinienne. Le motif de cettereprise n’est pas très énigmatique – il est bien assez désigné par la place fantasmatique qu’occupeKraepelin, pour chacun, dans l’histoire de la psychiatrie – et l’enjeu immédiat en est assez clair :il y a encore, s’agissant de Kraepelin, un mythe à défaire.

1. Le Nom du père, ou le mythe Kraepelin

Dans une appréhension imaginaire et spontanée de cette histoire, chacun associe en effetle nom de Kraepelin à une gigantesque entreprise nosographique. Or cette association soutientsimultanément une intuition tout à fait correcte, et une étonnante méconnaissance : si Kraepelinest assurément le grand « bâtisseur » de la nosographie moderne, produisant cette gigantesquecartographie des maladies mentales – dans laquelle on situe un peu sommairement comme soninnovation propre la grande dichotomie des pathologies de la chronicité, partagées entre « démenceprécoce » et « folie maniaco-dépressive », manquant d’emblée aussi bien l’innovation capitale queconstitue la (re)définition moderne de la paranoïa « au sens étroit », que la tentative tardive d’yinscrire les « paraphrénies » – on ignore en revanche presque tout du sol conceptuel sur lequel ill’établit.

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L’intuition d’un « Kraepelin nosographe » est légitime : elle tient au fait que, dans sa tentativede synthèse générale du savoir psychiatrique – dont les huit éditions de son Lehrbuch, passantde 380 pages dans sa première forme à plus de 2500 pages réparties sur quatre tomes dans sadernière édition [1–8]1, constituent une sorte d’emblème obligé pour tous ses commentateurs –Kraepelin a inlassablement donné la priorité à la « délimitation et au groupement préalables desformes de maladies [die Umgrenzung und Gruppierung der Krankheitsformen], qui doivent êtremis au premier plan de notre tâche. Ils constituent la base de toute recherche ultérieure. Tous lesefforts pour attaquer les problèmes psychiatriques sans tenir compte des différentes formes demaladies doivent nécessairement échouer très vite, à cause de ce fait, que l’essence [Wesen] etle comportement des différents processus morbides ne sont absolument pas comparables entreeux. » ([10], p. 224). Entre le primat qu’il a sans cesse accordé à cette « délimitation » préalabledes maladies mentales dans la tâche psychiatrique, et la masse des innovations positives qu’il nousa léguées, c’est-à-dire entre son projet méthodologique d’ensemble et sa réalisation concrète, toutsemble ainsi justifier que « Kraepelin » représente en quelque sorte le nom propre de la nosographiepsychiatrique.

Mais ce qui est plus énigmatique, c’est l’épaisseur de mystère qui s’est progressivement consti-tuée autour de la double opération kraepelinienne – opération de réforme du savoir psychiatriquesur un plan épistémologique, d’une part ; opération de refonte des entités psychiatriques sur unplan nosographique, d’autre part.

De sorte qu’il faut bien le constater, car la tension est manifeste : alors que le sens de la« révolution kraepelinienne » devrait s’être élucidé depuis longtemps tant son influence sur notreprésent paraît considérable, alors que cela fait près d’un siècle qu’en matière de psychiatrie, nousvivons « dans un monde kraepelinien » [11] (quelle que soit la facon de s’y situer), la figure de ce« fondateur » reste bizarrement floue, et le mode de rationalité qu’il engage, fatalement trouble.Au point qu’aujourd’hui, on hésite encore à statuer sur ce que Kraepelin a réellement fait.

Mis en position d’avoir à s’expliquer sur ses raisons d’être, tout texte sur Kraepelin peut donccommencer par évaluer ce fait, qu’il y a dans l’histoire de la psychiatrie, c’est-à-dire dans l’histoiretelle qu’elle s’est écrite jusqu’à présent, un paradoxe qui reste attaché à notre connaissance deKraepelin : il n’y a pas de personnage plus célèbre, et pas de figure mieux ignorée.

« Ignorance » au cœur de la célébrité qu’on se doit d’expliciter : non, bien sûr, qu’on ait manquéd’assiduité, pour ainsi dire, envers Kraepelin – assurément, on lui a rendu tous les éloges descérémonies, on a fêté ses anniversaires, on lui a consacré d’innombrables articles encyclopédiques,on a rituellement fait « l’historique » de ses « découvertes », pour célébrer son aggiornamento ;mais tout ceci, alors que dans sa lettre, le texte kraepelinien n’est plus lu par personne.

Il y a donc une « fidélité » qui lie à Kraepelin d’une facon bien particulière, parce qu’elle semet au service d’une figure plus légendaire que réelle ; une célébration officielle qui sert uneméconnaissance, d’abord en ce qu’elle dispense de retourner à son texte. Tout se passe commesi la référence au nom détournait de l’œuvre – tant et si bien qu’on ne connaît plus Kraepelin,aujourd’hui, que par rapport à sa réception posthume.

En cause, il y a probablement le fait que Kraepelin a trop servi d’emblème dans les bataillesde la rationalité clinique. C’est qu’il a été mobilisé, le plus couramment, dans une intentionexclusivement polémique : à travers lui, on a cherché à se prononcer vis-à-vis d’une rationalitéparticulière – et qu’il s’agisse de la combattre ou de la défendre, Kraepelin s’est ainsi imposé

1 En toute rigueur, il faut même compter neuf éditions, si on y inclut l’édition posthume de 1927, terminée par son élèveJohannes Lange [9].

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comme une figure obligée, devant laquelle il fallait se déterminer. Ainsi a-t-il été régulièrementrecruté comme « bouc émissaire de bon nombre de psychiatres contemporains, qui lui reprochaientd’avoir eu pour seule préoccupation de coller une étiquette diagnostique » ([12], p. 313), servantainsi, avec ce topos, à la réfutation de l’option biomédicale de la psychiatrie, au profit de lapsychanalyse, voire de l’antipsychiatrie ; de l’autre côté, il a servi, avec au moins autant de profit,de justification dans la réorientation biologisante de la psychiatrie américaine, menée sous l’égided’une « révolution néo-kraepelinienne » [13] (qui n’a vraisemblablement de « kraepelinien » quel’épithète), pour laquelle il fonctionne encore comme une sorte de caution épistémologique.

Or dans ces deux sortes de convocations, c’est le nom seul qui est rentable : le rappel du nomse double d’un silence sur l’œuvre – comme si le nom propre signifiait plus ou mieux que l’œuvreelle-même. Plus encore : comme si ce nom était utilisé, mais pour ne pas prendre réellementconnaissance de la logique desdites « découvertes » ; comme si ce nom servait à faire écran à lalettre du texte.

Car à bien y regarder, cela n’a cessé de se confirmer : plus Kraepelin s’est élevé en « pèrede la psychiatrie moderne » (c’est-à-dire plus la psychiatrie contemporaine a choisi de faire deKraepelin sa loi), plus notre connaissance de son texte s’est obscurcie – comme si, à mesure queles positions kraepeliniennes se répandaient, on avait dû bâtir un mythe pour les abriter, ou lesjustifier ; comme si la « fondation » ne pouvait s’établir que sur un terrain mythique qu’il n’yaurait plus à interroger, une fois accomplie. La célébration du père s’assortissait cependant d’uneinterdiction : celle de ne pas toucher à Kraepelin, de ne pas mettre en question les constructionsde ce « Bismarck de la psychiatrie » [14] – cette dernière formule exprimant assez combien on avoulu, au sujet de Kraepelin, construire une image.

On croit donc connaître Kraepelin, parce qu’on a travaillé au mythe, ou dans le mythe2, et qu’ona reconnu en lui un fondateur : mais dans les faits, Kraepelin a plutôt été enseveli sous la massedes commentaires qu’on lui a consacrés, et qui ont obscurci ses commencements. D’où la figure àla fois fondatrice et oubliée, simultanément reconnue et déniée : comme si une double postulation,héroïque et anonyme, enfermait dès lors Kraepelin dans le paradoxe d’un texte enfoui dans lapoussière des livres et enterré dans les bibliothèques, mais qui ressuscite sans cesse dans chaquetentative de saisir la folie, parce que son héritage organise entièrement le champ du pathologique,jusqu’à le surdéterminer.

Singulièrement, ce paradoxe de la réputation et de l’ignorance est peut-être plus vif encore pourla tradition psychiatrique francaise que, sous l’influence d’Henri Ey3, la fidélité à la nosographiekraepelinienne y est plus grande qu’ailleurs – et donc le silence sur Kraepelin plus pesant. C’est cequi boucle la motivation du texte publié ici – et ce qui justifie en quelque sorte son adresse, pourautant que c’est, historiquement, le groupe de l’Évolution psychiatrique [18–22] qui a fait de factoplus que tout autre pour adopter en France la classification kraepelinienne (tout en réinvestissant sesentités par une référence d’ensemble à la psychanalyse4), et qui a ainsi joué le rôle principal danscette espèce de fidélité tronquée à Kraepelin : fidélité tronquée parce qu’il y a simultanément, dans

2 Une récente contribution pour un dictionnaire biographique, publiée suite à la récente thèse de Jérémie Sinzelle [15],terminait son très sérieux hommage par cette formule : « Kraepelin est entré dans la mythologie » ([16], p. 693) – il fautdonc l’en faire sortir.

3 Ainsi Henri Ey pouvait-il « affirmer sans crainte d’être contredit sérieusement que [. . .] rien de neuf n’a été fait [. . .]depuis Kraepelin. Et toutes les fois que l’on essaie de classer les maladies mentales en voulant rester “classique” on revientà peu près au type de classification kraepelinienne » ([17], p. 27).

4 Si la nosographie kraepelinienne était connue, en France, dès les premières années du siècle, il reste qu’elle mettra uncertain temps à être adoptée, et ne le sera qu’à partir d’une subversion d’origine du cadre nosologique d’ensemble, quirendra méconnaissable, pour ainsi dire, l’origine kraepelinienne des catégories mises en usage – subversion fondatrice à

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cette importation, homologation des formes nosographiques qu’il a promues (même lorsqu’ellessont rebaptisées) et désaveu (très probablement à juste titre) du cadre nosologique supposé enrendre compte. Situation paradoxale, par laquelle le succès des entités kraepeliniennes ne vapas sans une forme de reniement, attendu que leur mise en usage dans le discours psychiatriques’effectue en général en les dissociant du cadre de référence, et donc de l’épithète kraepelinien.

Ainsi se retrouve-t-on confronté à cette tâche d’autant plus exigible pour la littérature franco-phone qu’elle semble y avoir été curieusement ajournée, d’avoir à expliquer ce désaveu, d’avoir àdéterrer, dans la « fondation », ce qui a été laissé de côté, d’avoir à retrouver, en somme, la véritéde Kraepelin – du moins celle de son premier projet, à son origine.

2. Le temps des Kraepelin studies

S’agissant de Kraepelin, il faut donc se défaire du poids de la légende, briser le cercle du mytheet de l’ignorance. Il faut parler de Kraepelin à partir de Kraepelin, pour réévaluer ce qui, dansl’œuvre à l’origine ouverte, a été comme filtré par les décisions de la descendance.

C’est précisément à cette nécessité qu’ont commencé à répondre, depuis une trentaine d’années,les travaux passionnants de plusieurs historiens européens, suffisamment assidus dans cet effortpour constituer ce qu’il faut bien appeler, comme il y a des Freud studies, des Kraepelin studies.

Contre le mythe – dont l’effet objectif est là : le nom de Kraepelin parle plus que l’œuvre deKraepelin – on a senti le besoin d’« instaurer » très officiellement une « histoire de Kraepelin »[24]. Une équipe de chercheurs groupés autour du Max Planck Institut für Psychiatrie5, où sontconservées ses archives, a mis en place un gigantesque projet de transcription de sa correspondanceet de réédition critique des textes majeurs [25,26]. Prenant acte de la complexité révélée par untel « retour au texte », constatant que la postérité kraepelinienne « avait elle-même une histoire »,on a voulu retrouver « ce que Kraepelin a réellement dit » [27], comme s’il y avait un mensonge àdissiper, ou un « vrai Kraepelin » à découvrir, enfoui derrière la série des malentendus cristallisésautour d’un nom. Opération de démythification, donc, par laquelle on a voulu retrouver la massedes faits, dans leur complexité : on a ainsi cherché à dépeindre, contre la linéarité du mythe, « lesdeux visages d’Emil Kraepelin » [28] ; sur la voie de cette complexité retrouvée, on a même insistésur le fait que « Kraepelin a bien plus que simplement deux visages » ([29], p. 390).

En retrouvant les effets de son influence sur les champs les plus hétérogènes de la psychiatrie(psychologie expérimentale, psychiatrie médico-légale, épidémiologie, psychiatrie transcultu-relle, anatomie, neurobiologie, neuropharmacologie, génétique, etc.6), en s’intéressant à son rôlecrucial dans l’organisation institutionnelle de l’hôpital psychiatrique, en rouvrant l’enquête surson engagement politique, en redessinant les contours de sa vie, en retrouvant jusqu’à ses poèmes,

laquelle s’est attelé le groupe de l’Évolution psychiatrique, c’est du moins ce que Georges Lantéri-Laura confirmait deson autorité : « Le groupe de l’Évolution psychiatrique, avec E. Minkowski, H. Ey, J. Rouart et quelques autres [. . .], pourrompre [. . .] avec le classicisme en général [. . .] employaient certes une référence d’ensemble à la psychanalyse, maisc’était en important la classification de Kraepelin ; à vrai dire, ils en changeaient un peu les noms : ils abandonnaient lalocution maladroite de démence précoce, ils la remplacaient par celle de schizophrénie, et ils faisaient grand usage desparaphrénies. » ([23], p. III).

5 On pourra consulter, en anglais, les enjeux et les attendus de ce projet pharaonique sur le site du Max Planck Institut,à l’adresse suivante : http://www.mpipsykl.mpg.de/en/research/themes/other topics/weber m 01/index.html.

6 On ne développera pas les nombreuses contributions (objectives) de Kraepelin aux différents types de savoirs plus oumoins adjacents à sa recherche proprement nosologique – mais on soulignera, parce que cela est constitutif du « mythe »que l’on cerne ici, que l’œuvre de Kraepelin est régulièrement le lieu d’une projection où chaque discipline retrouve cequi la concerne.

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on a donc rendu à Kraepelin la multiplicité de ses visages – mais il reste que Kraepelin n’a qu’unnom, et que c’est sur ce qui a fait ce nom que l’œuvre signée doit s’évaluer.

C’est qu’en abordant son œuvre qui fonctionne, dans l’après-coup, comme une fondation, onne peut laisser entière l’énigme quant à ce qui l’a rendue possible. Mobilisé sur une telle tâche,l’effort historien ne doit pas tenter de réexhumer tout le passé perdu – passé éventuellement sansefficacité sur notre présent – mais s’employer à dégager des origines. On invitera donc, pour notrepart, à faire la part du sens définitivement mort, pour cerner au plus près ce qui fait problème chezKraepelin – quitte à négliger l’afflux documentaire, et privilégier la cohérence de l’analyse.

Ce qui l’impose, c’est qu’on s’est jusqu’alors essentiellement interrogé sur les catégories deKraepelin, pour évaluer leur pertinence, pour tester leur validité, mais en omettant, d’une part, dequestionner comment s’est constitué le patrimoine de son expérience, en laissant de côté, d’autrepart, ce qui se constitue comme le socle de son épistémè. En fait, en voulant souligner la portéede son œuvre dans l’histoire, on en a oublié sa position propre, en sa généalogie complexe. Or ilse trouve que ce n’est pas simplement dans ses innovations concrètes que se manifeste ce en quoiKraepelin fait « fondation », mais aussi dans l’invariable sens de sa recherche, et dans l’ambitionépistémologique qui la définit.

D’où la nécessité d’entreprendre l’« histoire conceptuelle » du « développement des idées deKraepelin sur la classification » – pour reprendre le titre programmatique d’un travail de G.E.Berrios et R. Hauser ayant fait date [30] puisqu’il a marqué, pour les historiens, le début du« retour à Kraepelin ».

Prolonger cette impulsion, aujourd’hui, exige de le formuler explicitement : il semble que cedont nous avons vraiment besoin, c’est bien d’une « heuristique » des découvertes kraepeliniennes.Comment l’inventeur est-il parvenu à son invention ? Pour rouvrir cette généalogie, qui doit nouspermettre de caractériser précisément le fonctionnement de sa « recherche », on peut partir d’unparadoxe qui peut servir d’enjeu majeur à la position du problème. C’est qu’il y a chez Kraepelin,simultanément, un programme épistémologique et une recherche empirique. Le texte kraepelinienest toujours tendu entre ces deux dimensions : il y a, d’une part, son aptitude à exhiber dans la clartéson projet instaurateur, son « programme épistémique » et, d’autre part, sa mise en œuvre, soit ses« découvertes » concrètes. Entre ces deux pans de l’œuvre, il y aurait simultanément rapport et cou-pure, à la fois lien et distance. D’une part, on ne cesse de rappeler que les « entités » nosographiquespromues par Kraepelin ne se comprennent que par rapport à l’arrière plan théorique qui définit toutefolie comme une maladie naturelle ; de l’autre, on élude sans cesse – ou on échoue à l’expliciter – lelien de dérivation entre ce cadre nosologique d’ensemble, celui du modèle de la maladie naturelle,et les entités « découvertes », soit le redécoupage des formes concrètes de la nosographie.

Ce qu’il faut mettre en question, donc, c’est la manière dont l’épistémè de Kraepelin estimpliquée dans la « découverte » de ses entités nosographiques et, inversement, la manière dontces « découvertes » ont pu être forgées ou gênées par cette épistémè.

Donner à voir ce rapport problématique entre, d’une part, disons, le paradigme de l’entiténaturelle ainsi que la « méthode synthétique » appelée à la déchiffrer et, d’autre part, ses résultatsnosologiques, ses innovations positives, cela suppose de réévaluer un à un les grands lieuxcommuns qui saturent tout discours sur Kraepelin. Il faudrait donc envisager successivement,dans leur solidarité :

a) une discussion des orientations de recherche que Kraepelin entend promouvoir en psychiatrie,dès ses premiers travaux, pour « forger une clinique des troubles mentaux » [ein Klinik derGeistesstörungen] ;

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b) un rappel de l’influence du cadre expérimental de la psychologie de Wundt sur le jeuneKraepelin ;

c) une critique de l’avènement, dans sa maturité, du modèle des « entités naturelles », et la miseen place de sa « méthode clinique » ;

d) une analyse de l’« empirisme » problématique de sa démarche de recherche, dont il faudraitmontrer les ambiguïtés ;

e) un commentaire des enjeux de sa Verlaufspsychiatrie, avec l’adoption du critère évolutif pourla construction de sa nosographie – critère inséparable d’une mutation du regard kraepelinienporté sur la folie.

Mais la masse des faits à déconstruire imposera de se limiter ici à la mise en place du« programme de recherche » orientant Kraepelin. On se restreindra donc, au moins pour ce pre-mier volet de notre recherche, aux éléments majeurs intervenant dans la constitution progressivede son projet méthodologique de réforme de la psychiatrie et dans la définition du cadre noso-logique d’ensemble de la recherche kraepelinienne (ce qui renvoie, schématiquement, aux troispremiers points mentionnés ci-dessus). Ce faisant, et pour autant que la mise en œuvre de ce vasteprogramme semble répondre, à de nombreux égards, à des enjeux qui n’apparaissent que partiel-lement et certainement pas en pleine lumière dans le projet initial, on programmera pour un travailultérieur7 la réévaluation des innovations concrètes de la nosographie kraepelinienne : c’est qu’ilfaut commencer par analyser l’horizon d’idéalité où se situe la recherche kraepelinienne, à sonorigine.

3. L’épistémè kraepelinienne : quelles « orientations de recherche en psychiatrie » ?

On rattache souvent Kraepelin, à juste titre, au vaste mouvement par lequel le XIXe siècle psy-chiatrique a progressivement « naturalisé » la maladie mentale. C’est d’ailleurs l’une des ambitionsdéclarées marquant de son sceau toute la recherche kraepelinienne : répondre du statut scientifiquede la psychiatrie comme Naturwissenschaft [31].

Le « naturalisme » épinglerait ainsi l’enjeu essentiel du Zeitgeist plus ou moins implicite deKraepelin, si présent qu’il n’aurait même pas besoin d’officialiser ses sources dans l’œuvrepubliée. Encore faut-il bien comprendre que le « naturalisme » en question est bien plus dictépar la psychologie wundtienne [32] – et le socle de son « parallélisme psychophysique » – que parl’« organicisme » historique des Somatiker allemands. C’est un point essentiel : outre que cela doitpermettre de démarquer Kraepelin, une bonne fois pour toutes, de l’image-écran que sa réception,en France, a conduit à adhérer à un anatomisme intégral (au titre du poids qu’il a pu accorderà « l’endogène » dans la dernière édition de son Lehrbuch [8]), cela doit aussi nous permettrede retrouver la vérité d’un commencement : car le projet kraepelinien tire son origine du refusde toute « mythologie cérébrale », et ne prend sa véritable source que dans une critique fermeadressée au matérialisme de nombreux de ses contemporains – en atteste le fait que Kraepelin aitappelé, dès le début de son parcours, à engager la psychiatrie dans une réorientation d’ensemble.

Pour restituer le double mouvement de continuité et de rupture par lequel Kraepelin s’inscritdans la psychiatrie de son temps, tout en promouvant sa réforme, il faut donc, pour être précis,resserrer ce contexte historique autour des figures majeures ayant influencé le jeune médecin.D’autant plus que, pour cette enquête visant à réinscrire Kraepelin dans sa position d’origine, on

7 « Déconstruire Kraepelin. L’empirisme de la recherche kraepelinienne devant les figures du destin », en préparation.

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dispose désormais d’un excellent document. Dans son cours inaugural de Dorpat sur « les orienta-tions de la recherche en psychiatrie »8, donné à l’orée de son trajet intellectuel, en 1887, Kraepelins’est effectivement lui-même situé par rapport à l’épistémè de son temps, en se confrontant expli-citement à son intertexte historique. Sorte de mise en situation du savoir psychiatrique dans lechamp plus général de ses « sciences auxiliaires », le texte permet de reconstituer avec précisionles grands axes de la recherche de Kraepelin, ses priorités, le contexte où il les inscrit – on lecommentera dans son long, autant parce qu’il n’en existe encore aucune traduction francaise, queparce qu’il fixe un cadre dont Kraepelin ne déviera à aucun instant.

S’il y salue le programme épistémique de Griesinger et ses « espoirs quant au développementdu savoir psychiatrique reposant sur l’étude des maladies neurologiques » ([34], p. 351), c’estpour inscrire toute la « psychiatrie moderne » dans sa filiation :

« La psychiatrie moderne s’est efforcée d’atteindre cet objectif avec le plus grand zèle depuisl’époque de Griesinger. Si l’unique conviction partagée sans réserve par tous les aliénistesest correcte, c’est-à-dire si toutes les psychoses sont en fait liées à des processus morbidesdes tissus cérébraux, alors on peut raisonnablement s’attendre à trouver, à un moment donné,des marques pathologiques dans lesdits tissus. » [34], p. 352.

Mais l’hommage ne va pas sans quelque ambiguïté vis-à-vis du programme puisque Krae-pelin s’empresse de statuer : « Néanmoins, à ce jour, on ne saurait dire que les résultats desétudes anatomo-pathologiques du cerveau ont fait notablement avancer notre compréhensiondes troubles mentaux. » Le constat, encore d’actualité, va même plus loin, pour mettre direc-tement en cause l’orientation même de la recherche : « Il n’y a aucun résultat définitif dont lapsychiatrie serait redevable à l’anatomie pathologique. » Étonnante déclaration de la part decelui que d’aucuns tiennent pour un anatomiste acharné. . . En fait, la position de Kraepelin estcomplexe mais précise : certes « le but de trouver une base anatomo-pathologique aux troublesmentaux n’est pas en lui-même inatteignable [. . .] Mais en même temps, nous sommes encore trèsloin de notre but ; plus loin encore qu’il n’y paraît au premier regard. » ([34], p. 352). C’est qu’ily a là, dans la psychiatrie issue des principes posés par Griesinger, une double source d’erreur :d’une part, les hypothèses matérialistes et mécanicistes ont conduit à prendre des conclusionscliniques à partir d’un travail de laboratoire, et des conclusions bien souvent menées par une« imagination [qui], entravée jusque-là par les chaînes contraignantes des faits, se met à enjamberla lente marche de la recherche empirique » ([34], p. 353) ; et d’autre part, et ceci est presqueplus grave, même lorsque leurs études sont conduites « avec la détermination stricte et résignéede n’établir que ce qui est réel », l’anatomie et la physiologie restent en elles-mêmes incapables,quels que soient leurs résultats, de saisir la complexité des « processus mentaux » – ce qui estpourtant le seul objet de la « science clinique » – en quoi on vérifie qu’elles échouent à s’intégrerde jure dans la psychiatrie.

Rapportée à l’état du savoir et au tempo de la science, on trouve donc chez Kraepelin uneprise de position agnostique qui motive le reproche essentiel qu’il adresse aux représentants dela Gehirnpathologie – et qui le décale, lui, de la lignée issue de Griesinger, dont tant d’élèvesont été conduits, au risque de se détourner de leur objet propre, à « abandonner la pénible culturedu labeur aliéniste pour tourner leur attention vers ces sciences auxiliaires qui leur procuraientl’opportunité de conduire des recherches empiriques » ([34], p. 355). En somme, au moment où

8 Comme il reste cependant difficile de mettre la main sur le texte original [33], nous le citerons depuis sa traductionanglaise [34], parue récemment dans la revue History of Psychiatry.

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Kraepelin évalue l’axe principal de la clinique de Griesinger, il retient surtout ses dérives médico-spéculatives, celles qu’illustrent toutes ces « tentatives de jeter un pont, au moyen d’insoucieusesconstructions de l’imagination, sur le fossé séparant les événements du corps et ceux de l’esprit. »([34], p. 351).

Ce qui se trouve ainsi visé, en première place, c’est cette tendance aux « constructionsd’imagination » pouvant s’épanouir pleinement devant la pauvreté des faits, constructions bâtiessur « un sol qui restera toujours du pur domaine des hypothèses », et dont Theodor Meynert estalors le meilleur représentant. Résumant brièvement les travaux de ce dernier, entièrement placés,selon lui, sous le signe de cette tendance à « enjamber le lent progrès des études de cas indivi-duels », Kraepelin critique fermement sa volonté de réduire les phénomènes de la clinique à leursupport anatomique ou leurs déterminations physiologiques – volonté qui se signifiait remarqua-blement dès le titre du traité de Meynert, qui assimilait sa Psychiatrie à la Clinique des maladiesdu cerveau antérieur9.

Mais justement : c’est ce que Kraepelin, résolument plus prudent et plus proche du dualismede son maître Wundt, ne peut accepter, en tout cas sous la forme de cette correspondance linéaire.La critique est drastique :

« Que l’on songe aux tentatives de transcrire un processus mental simple dans le langage dela psychophysique, aux efforts pour découvrir l’origine des troubles mentaux dans la mortprogressive du cœur de la substance neuronale, ou enfin aux essais plein d’imagination quisondent les profondeurs de la biologie moléculaire en vue de saisir les processus physiolo-giques censés se produire dans le cerveau lésé en termes d’interaction de forces élémentaires,d’échange d’énergie cinétique en énergie potentielle et vice versa, ou même de mouvementsd’atomes. . . Devant tout cela, un observateur impartial serait à peine capable de contenir sastupéfaction, en découvrant que, dans la discipline médicale même, il existe cette tendance,d’autant plus florissante qu’on manque de preuves empiriques, factuelles et scientifiquementexploitables, à dérouler la théorie tout le long du chemin menant à l’état le plus primordialdes phénomènes. » [34], p. 354.

Saisir cette tendance qui corrèle l’ignorance à la théorie, la vacuité des preuves à l’ambitionexplicative, revient pour Kraepelin à formuler une mise en garde : « Il est dangereux [. . .] devouloir décorer et habiter tout de suite les monuments que Meynert a élevés dans les airs, avantd’avoir solidement établi leurs fondations et d’avoir resserré, par un travail acharné, les jointslâches de sa théorie, afin qu’ils ne s’effondrent pas sous le poids du premier fait brutalementincontestable. » ([34], p. 354).

En abordant de front l’enseignement de Griesinger – qu’il semble réduire à sa maxime apo-cryphe au point de le méconnaître10 – Kraepelin nous livre donc l’aveu d’un profond scepticismedevant ce qu’il dénonce comme un « matérialisme naïf » : « Nous devons tenir fermement au

9 Dans l’introduction de son traité intitulé Psychiatrie. Clinique des maladies du cerveau antérieur basé sur sa structure,ses fonctions et sa nutrition, Meynert écrivait : « Le lecteur ne trouvera pas, dans ce livre, d’autre définition de la psychiatrieque celle renfermée dans la dénomination positive qui lui sert de titre, clinique des maladies du cerveau antérieur. » ([35],p. III).10 La formalisation par Griesinger du « problème psychophysique » recevait de fait une articulation précise dans laquelle

chacun des termes n’était nullement réductible à l’autre. Pour mesurer à quel point Kraepelin, en poursuivant le fantôme deGriesinger, critique non pas l’œuvre même, mais la seule maxime apocryphe que la descendance a inscrit au frontispicede la psychiatrie, on pourra se reporter à son traité : « Et d’ailleurs, quand même on arriverait à savoir tout ce qui seproduit dans le cerveau quand il entre en action, à pénétrer tous les secrets de la chimie, de l’électricité, etc., à quoi celanous servirait-il ? Oscillations, vibrations, électricité, mécanique, tout cela n’est pas un état de l’âme, une pensée. Mais

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principe selon lequel il existe un parallélisme entre les phénomènes corporels et mentaux, quiest gouverné par des lois. Abandonner ce principe reviendrait à abandonner la science psychia-trique du même coup. Mais aussi fondamental que soit ce principe, nous devons toujours resterconscients du fait que ce rapport ne doit pas se réduire à l’hypothèse qu’il serait gouverné parune relation causale simple, comme Griesinger l’a fait à tort dans sa remarque célèbre “la mala-die mentale est une maladie cérébrale” » ([34], p. 358). Sur le « problème psychophysique » quidonne à la psychiatrie son caractère bifrons – la référence à Janus est là pour attester des « deuxcatégories fondamentalement différentes de phénomènes » sur lesquelles elle doit légiférer pourconstruire son objet – Kraepelin adopte donc une position curieuse, qui est celle d’un monisme deprincipe, au sein duquel va travailler de facto un dualisme qui ne s’y réduira pas, et auquel tentede donner forme ce « parallélisme ». Ceci explique aussi bien le contexte de « division du travail »qui organise le champ psychiatrique – Kraepelin en appellera toujours à une « collaboration systé-matique »11 des « sciences auxiliaires » mais selon une participation qui ne peut se faire que dansles limites de leur pouvoir – que cela justifie le recentrement sur la « clinique » – recentrementjustement chargé d’unifier les différentes pratiques vers « un but commun, nommément l’étudeclinique des troubles mentaux, c’est-à-dire la détermination empirique des formes de la folie,individualisées selon leur cause, leur évolution et leur terminaison » ([34], p. 357).

On découvre là la prudence agnostique qui a fait l’originalité de la position kraepelinienneau milieu de la psychiatrie allemande des dernières années du XIXe siècle : soit le refus métho-dologique de déchiffrer dans les termes de la neuropathologie ou de l’anatomo-pathologie lesdonnées solides de la clinique – car un tel projet, mené dans l’enthousiasme d’une sorte de préci-pitation, est immanquablement voué à n’établir qu’une « mythologie cérébrale ». C’est que seulel’investigation du « matériel clinique » peut permettre la constitution d’une « science clinique »,dans la mesure où les troubles qui s’y manifestent sont eux-mêmes « assujettis aux lois de lanature » ([34], p. 357).

Ici, et de facon incidente, on pourra souligner que ce positionnement d’ensemble concernantles « orientations de la recherche en psychiatrie » nous avertit à quel point le « premier Kraepelin »s’oppose au « premier Freud » (ce qui n’est pas fait pour nous étonner), mais selon une oppo-sition à redécouvrir, car ses grandes lignes, insoupconnables à l’origine, sont inverses à cellesque l’on connaît habituellement. C’est que Freud, à la même époque, est tout aussi concerné parle « parallélisme » en question, puisqu’il cherche alors à édifier « une psychologie relevant dessciences de la nature, c’est-à-dire présenter les processus psychiques comme des états quantitati-vement déterminés de parties matérielles repérables » ([39], p. 603). Or dans cette confrontationau « parallélisme » de Kraepelin, le Freud du début des années 1890 apparaît en un certain sensbeaucoup plus matérialiste et réductionniste, puisque lui codifie intégralement sa découverte dansle cadre d’un monisme, dans le langage de Herbart qu’utilisait justement Griesinger, et sous lepatronage d’une référence entièrement physicaliste [40] que récusait Kraepelin – soit dans le cadred’un déterminisme beaucoup plus serré qui fonde à ses yeux la « scientificité » de sa première« psychologie » promue « à l’usage des neurologues ».

S’agissant du trajet freudien, de l’« Entwurf » au chapitre VII de la Traumdeutung, on voiten effet se dessiner ce double mouvement, qui chiffre d’une part dans le langage de Meynert

comment ces faits peuvent-ils se transformer en des faits spirituels ? Ce problème restera toujours insoluble pour l’hommejusqu’à la fin des temps, et je crois que, quand même un ange descendrait du ciel pour nous expliquer ce mystère, notreesprit ne serait pas capable seulement de le comprendre. » ([36], p. 7–8).11 « Collaboration systématique » des « sciences auxiliaires » à laquelle il donnera d’ailleurs concrètement forme dans

le Forschungsinstitut fondé à Münich [37,38].

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l’espace théorique d’un « appareil neuronique », tout en s’émancipant, d’autre part, de son ambi-tion localisationniste12 – ce qui donne in fine à « l’appareil psychique » son statut autonome, pourpeu que l’on maintienne cette « représentation auxiliaire » sur la ligne d’une « fiction théorique »,« sans prendre l’échafaudage pour la construction » ([42], p. 589). C’est, schématiquement, ce ren-versement essentiel dans l’heuristique freudienne qui permet l’émergence de l’inconscient comme« pouvoir autonome » : le monisme des premières années permet une « percée » psychopatholo-gique qui fait découvrir l’inédit d’un territoire neuf – à partir duquel Freud pourra revendiquerl’autonomie de son objet, les processus psychiques étant gouvernés par des lois propres. Or Krae-pelin accomplirait plutôt le chemin inverse : parti d’une position résolument dualiste, dans laquelleil faut « interroger séparément les processus psychiques, d’une part, et les processus organiques del’autre », il évoluera en refermant de plus en plus ce dualisme sur des hypothèses où l’organicismeprésumé s’assume progressivement (le conduisant, à l’occasion, jusqu’à la transgression de la pru-dence d’origine) – comme si une « tendance implicite au monisme » ([43], p. 267) travaillait deplus en plus le texte kraepelinien.

En sorte que notre enquête se solde déjà par la mise au jour de la tension qui travaille cedouble renversement : paradoxalement, Freud hérite de son temps, notamment via Meynert, unfondement résolument moniste qui compose une part de son origine, quand Kraepelin, lui, prendson commencement de s’y opposer ; entre ces deux situations d’origine et les thèses qu’ils serontamenés à défendre dans l’après-coup, une sorte de chiasme dessinerait alors leurs trajets dans lesavoir.

4. La réforme de la « science clinique » : l’ambition psychologique de Kraepelin

Reste qu’à l’origine, c’est bien de là que part Kraepelin : d’une volonté affichée de pur« recentrement sur la clinique » – c’est une intention épistémique dont il faut prendre acte sanspréjuger, d’abord, de sa réussite ou de son échec. C’est le mot d’ordre qui constitue, pour ainsidire, le « manifeste » officiel de sa refondation : « Plus notre science sera capable d’échapper àl’influence de la spéculation théorique, et trouver sa voie à travers l’observation stricte et la simplenotation des faits, plus il sera possible de forger une clinique des troubles mentaux [Klinik derGeistesstörungen]. » ([34], p. 360).

Or si la constitution d’une telle « science clinique » exige, nous l’avons rappelé, de mettre àdistance les « spéculations de l’étiologie » et les faibles données de « l’anatomie pathologique »– inefficaces à saisir la « réalité clinique » en tant que telle, même dans leurs résultats positifs –elle exige aussi de réhabiliter la « dimension psychologique », au travers d’une investigation queKraepelin a sans cesse voulu réintroduire au cœur de son propre dispositif de recherche : « Aucours de la dernière décennie, la psychologie est devenue une science naturelle comme une autre,et pour cette raison, elle a légitimement le droit de s’attendre à ce que ses résultats recoivent lemême respect et la même reconnaissance que les autres disciplines auxiliaires dont nous nousservons pour bâtir notre demeure scientifique » ([34], p. 356). On trouve ici un visage de Kraepelinméconnu du roman psychiatrique : c’est celui qui a maintenu, tout au long de sa carrière, des efforts

12 C’est qu’après avoir doté sa « psychologie scientifique » devenue « métapsychologie » de son objet propre « les proces-sus inconscients », Freud, parvenu à une première maturité de ses formalisations, réintégrera un agnosticisme au titre de ceque « la localisation des processus animiques et toutes les tentatives pour penser les représentations comme emmagasinéesdans les cellules nerveuses, et pour faire voyager les excitations sur les fibres nerveuses, ont radicalement échoué. [. . .]Il y a là un vide béant qu’il n’est actuellement pas possible de combler, ce qui d’ailleurs ne relève pas des tâches de lapsychologie » ([41], p. 216).

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désespérés pour faire entrer l’expérimentation psychologique dans le répertoire diagnostique despsychiatres – en atteste sa fondation des Psychologische Arbeiten.

Ce « Kraepelin méconnu », on a tenté de l’oublier soit en minimisant l’importance épistémiquequ’il accordait à la psychophysique issue de Wundt, soit en notant laconiquement que sa nosologieétait méthodologiquement dissociée de ses recherches expérimentales – voilant dans les deux cas,au travers la mise en place de sa postérité, tout un versant de l’œuvre originaire. Cela dessine unesorte de contradiction interne dans l’œuvre kraepelinienne, que l’excellent travail d’Eric Eng-strom [44,45] a bien mis en valeur : on lui doit d’avoir redonné sa force à la tension que l’on peutfaire jouer entre l’importance que Kraepelin accordait constamment à l’expérimentation psycho-logique, d’une part, et l’échec manifeste à intégrer les résultats positifs de cette expérimentationdans son schéma nosologique, d’autre part13.

Mais il faut en prendre pleinement la mesure, pour faire un sort à l’image d’un Kraepelin « rétifà la psychologie » : si la psychologie est ainsi convoquée dans le premier programme kraepelinien,ce n’est pas seulement pour ses résultats attendus, que Kraepelin sait difficiles à obtenir, mais aussiet surtout pour la méthodologie expérimentale qu’elle met ainsi à la disposition du psychiatre– comme si elle était chargée de donner au psychiatre la conscience épistémologique dont lapsychiatrie serait en sursis, en lui fournissant son cadre empirique : « en effet, depuis que lapsychologie, grâce à son impartiale investigation des faits, s’est élevée au statut de disciplinescientifique naturelle, elle a réussi à créer des méthodes de recherches strictement empiriques quipourront s’appliquer, à mesure qu’elles se développeront, à l’étude difficile des états mentauxpathologiques. » ([34], p. 356).

Et il y a plus encore : tout se passe comme si, dans la clinique du regard, l’investigation expé-rimentale était ainsi chargée de voir plus ou mieux que l’œil clinicien lui-même. L’« empirisme »de l’expérimentation psychologique, loin de s’en tenir à la pure constatation des apparences, semet en effet chez Kraepelin au service d’un désir de voir d’une vue qui excède la simple notationdes faits – d’une vue qui transgresse ce que peut le regard :

« Lorsque l’aliéniste se retrouve face à son patient et essaie d’établir quel est son état mental,il n’est armé de rien d’autre que de l’expérience issue de sa pratique quotidienne. Sur la basede ses connaissances acquises, il peut bien être plus apte à évaluer les détails du diagnostic,du pronostic et de la thérapeutique d’un cas qu’un profane. Mais en définitive, il ne peutpas voir plus dans le patient que ne le pourrait, avec un peu de pratique et d’attention, unfin observateur non formé à la psychiatrie. Si l’on veut améliorer les règles du diagnosticpsychopathologique, alors il nous faut accéder à une connaissance qui reste cachée dansl’expérience de la pratique quotidienne. Il semble que les méthodes d’investigation de lapsychologie expérimentale soient pleines de promesses pour combler, au moins en partie,ces lacunes de nos connaissances. »

[34], p. 356.

On touche là au cœur d’un motif qui va obséder la recherche kraepelinienne, dès ses pre-mières formulations, et l’orienter jusqu’à sa maturité : c’est l’idée qu’il y aurait quelque chose defondamentalement caché dans le pathologique, qui demeurerait insaisissable dans l’expérience

13 On pourrait nous reprocher de statuer un peu rapidement sur cet échec manifeste, en soulignant qu’une série de travauxpsychologiques se sont justement lancés dans ce défi d’historiens, de démontrer l’influence effective de la psychologiewundtienne sur la nosologie kraepelinienne. On interprètera pour notre part le sens de cette promesse historiographique,en pointant qu’elle ne fait que reconduire, à distance, l’espoir sans cesse décu de Kraepelin lui-même à intégrer les donnéesde sa Messendepsychologie à sa recherche clinique. . .

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clinique, et que la « méthode » aurait à rendre visible. C’est l’idée que le psychiatre devrait secontraindre à « voir plus » pour appréhender, sous l’évidence sensible, une réalité dérobée quiexigerait, par sa fuite même, d’être ressaisie par le désir de trouver.

On comprend que la quête kraepelinienne s’engage sur une « promesse » : celle d’atteindreune « réalité » masquée au regard du clinicien, qu’il faudrait littéralement découvrir en portantson attention au-delà des apparences où elle se dissimule : comme si, dans une dialectique du« montré » et du « caché », du manifeste et du latent, l’expérience n’offrait au regard qu’unemanifestation de la vérité, mais pas la vérité elle-même, sous-jacente à ses expressions. Commesi le psychiatre, du coup, s’il voulait être plus que le simple profane, avait la charge de porter sonregard plus loin que le visible, pour objectiver cette sorte de « réalité » masquée à l’expérience dechacun.

Or cette exigence du regard dépassant l’immédiateté de la réalité sensible se retrouvera dansl’investigation kraepelinienne bien au-delà de ses premières ambitions psychologiques. Chez leKraepelin parvenu à sa maturité, c’est en effet la même dialectique du visible et de l’invisibleque l’on retrouve, avec la même « promesse » : ce que Kraepelin, devenu lui-même, continuerad’essayer de réaliser, n’est-ce pas de mettre au jour, sous la diversité des « tableaux d’état », le« processus morbide sous-jacent » ?

De fait, dans la nosologie kraepelinienne constituée, celle que l’on connaît, les « tableauxcliniques » désignent, derrière eux, une logique de vérité supposée plus solide que ses expres-sions cliniques : quelque chose qui les détermine mais ne s’y livre pas spontanément. C’est direqu’entre l’investigation des indices psychologiques discrets supposés permettre de brosser, der-rière le portrait profane, la véritable « cartographie psychologique de l’individu » ([46], p. 69),et la délimitation des « processus sous-jacents » à la diversité visible des états syndromiques, la« réalité » à appréhender peut bien avoir changé de forme, c’est la même nécessité qui se fraye :celle de ne pas s’en tenir à ce qui se montre, celle de réclamer davantage, pour saisir l’essentiel(das Wesentliche) au-delà des apparences.

5. « L’essence de la maladie naturelle », ou la « méthode clinique »

C’est bien ce qui, depuis l’origine, met Kraepelin sur la voie de sa recherche nosologique :en l’état du savoir, le clinicien ne sait pas voir ce qui est essentiel dans le cas. Sur ce point,il faut prendre le constat kraepelinien à la lettre, pour mesurer à quel point il va motiver lesens de sa recherche : « Aujourd’hui, nous ne pouvons pas trouver d’issue dans le labyrinthedes symptômes cliniques. Pour le moment, nous devons reconnaître le fait que nous sommesincapables d’identifier, dans le vaste nombre des éléments d’un cas concret, ceux des signes quisont caractéristiques et essentiels. » ([34], p. 360).

C’est que, dans ce « labyrinthe de symptômes » qui perd le clinicien, la maladie se présenteau regard du psychiatre, dans sa manifestation clinique, sous son versant le plus chaotique : nonseulement parce que la symptomatologie désordonnée, à l’intérieur d’un cas donné, s’y montrechangeante et polymorphe, mais aussi parce que ses signes caractéristiques peuvent être les plussilencieux, alors que ses signes les plus frappants peuvent bien lui être contingents.

On comprend la préoccupation qui oriente le regard kraepelinien, s’agissant de « délimiterl’essentiel » : d’autant qu’en fait, la difficulté est plus vive encore pour le psychiatre que l’extrêmelabilité des configurations symptomatiques, aussi stables puissent-elles paraître au premierregard au sein d’un même cas clinique, se redouble d’un cas à l’autre : « Les malades relèventd’expériences singulières, sans qu’aucun point commun ne puisse se dégager entre plusieurs

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impressions semblables. ». En conséquence, dans la plupart des tableaux cliniques, « l’essentielne se distingue pas de l’accessoire, pas plus que le général du particulier. » ([5], p. 128).

Tant et si bien que Kraepelin le note fermement : si tout tableau clinique superpose sur une mêmeimage des symptômes caractéristiques et des symptômes sans valeur pour le diagnostic (qu’ondirait aujourd’hui transnosographiques), des symptômes généraux valables pour tous et des symp-tômes individuels propres à chacun, des symptômes spécifiques, stables, inscrivant au tableau unemarque identifiable, aussi discrète soit-elle, et des symptômes saillants mais éphémères et ubiqui-taires, et donc de valeur médiocre, il reste que, dans ce qui vient ainsi à expression, cliniquement,le clinicien ne sait pas comment faire la part des signes « wessentliche » et « unwessentliche ». Àce niveau clinique où se mêlent signes superflus et signes importants, on ne sait pas faire passer deligne de démarcation entre l’anecdotique et le typique : c’est constater, en un mot, que la maladietrompe quant à ce qui lui est essentiel.

Ce constat, qui est aussi l’héritage d’une époque puisqu’il est en grande partie motivé par ladécouverte de la paralysie générale14, va alors s’investir dans la recherche d’une « méthode » visantà discriminer l’essentiel de l’accessoire et déboucher, dans les années 1890, sur la formulationd’une « nouvelle facon de considérer la maladie mentale » qui fera l’originalité kraepelinienne.L’enjeu en est de percer l’extrême variabilité des tableaux cliniques individuels et de lever le voilesur leur composition associant nécessairement des signes superflus aux signes caractéristiques,en rapportant cette diversité désordonnée du visible à un « processus sous-jacent » mieux défini.C’est ce qui animera, dès lors, le projet kraepelinien : tenter d’épingler, sous la surface sensible dela clinique où se recueillent des signes relativement muets parce qu’il reste à les caractériser, une« maladie naturelle réelle » à la fois plus déterminante et mieux déterminée, qui pourrait rendrecompte de la succession, à l’intérieur d’un même cas, des manifestations les plus hétérogènes, etramener le pluriel des états à l’unité d’un processus.

Le changement d’axe de la nosologie opéré par Kraepelin peut en effet se résumer par ceténoncé majeur, qui met en perspective le décalage entre « l’essence du processus morbide » etl’aspect trompeur de ses « manifestations » : « Certains tableaux morbides, très différents les unsdes autres dans leur essence, peuvent parfois présenter la plus grande ressemblance extérieure,et, inversement, certains états semblant de prime abord parfaitement incompatibles, parce queprésentant les contrastes les plus marqués, peuvent être légitimement tenus, aujourd’hui, pourl’expression d’un seul et même processus morbide. » ([5], p. 3).

Cela se marquera dans le texte kraepelinien par une obsession à sans cesse souligner l’écart entrele « tableau clinique » tel qu’il se présente à une « observation extérieure », et le « processus plusprofond », celui qui part de plus loin ; une obsession, aussi, à traquer les « signes extérieurs » pourles dénoncer comme accessoires face au processus réel que représente la maladie. Ainsi apparaîtdans la clinique kraepelinienne, sous la diversité des états manifestes dans laquelle la folie sedonne à voir, toute une profondeur qui se fait passer pour « essentielle » : c’est, littéralement, dasWesen des Krankheitvorganges [l’essence du processus morbide] qu’il s’agira dès lors de saisir.

14 C’est là, en effet, un fondement majeur de la clinique kraepelinienne : « Ce qui rendait si incroyablement difficileles avancées dans ce domaine [celui des classifications], c’est que toutes les tentatives de classification suivaient presqueexclusivement les manifestations extérieures de la folie [den äußeren Erscheinungen des Irreseins], et échouaient à causede l’impossibilité d’introduire dans des cadres bien délimités les tableaux constamment changeants et intriqués, telsqu’ils se donnent dans l’observation des malades. Ce n’est que très progressivement que [. . .] se détacha de plus en plusnettement de la masse vague des tableaux cliniques la paralysie générale, dont les médecins francais avaient déjà reconnula spécificité alors que Griesinger continuait à ne voir en elle qu’une manifestation accompagnatrice de la folie. » ([47],p. 241).

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La manière d’y parvenir est rendue explicite, une décennie après le cours inaugural de Dorpat,dans le « discours de la méthode » que Kraepelin formalise durant ses années à Heidelberg, qu’ilinscrit dans les diverses éditions de son Lehrbuch, et qu’il entend promouvoir, en psychiatrie, pourrépondre du modèle des « entités naturelles ». La mise en place progressive d’un tel « discours »,dispersé dans les différents textes, exigerait sans doute une reconstitution trop minutieuse pourpouvoir l’établir ici – on peut en revanche en marquer le principe, et l’aborder, non dans sagénéalogie, mais dans sa cohérence établie.

L’axiome central qui l’oriente est bien connu : c’est en effet la grande idée de la maturitékraepelinienne, donnant aux différentes éditions du Traité leur cadre nosologique d’ensemble etleur unité méthodologique (au moins de la 2e à la 8e), et qui se formule ainsi : « les maladiesvraiment naturelles possèdent toujours les mêmes causes, doivent toujours produire les mêmessymptômes, et donner les mêmes résultats anatomo-pathologiques. ».

On mesure rarement les implications d’une phrase en apparence si innocente – Kraepelin ytient pourtant suffisamment pour la rappeler immanquablement chaque fois qu’il s’agit, pourlui, de présenter les « délimitations des maladies mentales ». C’est que la pleine originalité de la« méthode synthétique » promue par Kraepelin ne se saisit qu’à partir de ce postulat, qui exigeune solidarité des plans où la maladie se définit. Car cela s’inscrit radicalement contre le faitque jusqu’alors, tout à l’inverse, les différentes délimitations de la folie n’ont pu se découperque selon des unités éloignées et disjointes selon qu’y prévalent, pour leur définition même,tantôt la corrélation des signes, tantôt les lésions anatomo-pathologiques, tantôt les étiologies :comme si chaque niveau de définition de la maladie mentale (symptomatique, anatomique etétiologique), pris un à un, n’avait pu produire d’unités qu’autonomes, incapables de recoupercelles des niveaux adjacents. C’est bien ce qui motive le reproche essentiel que Kraepelin faitaux classifications de son temps, et appelle sa refondation nosologique : alors qu’elles auraientdû coïncider dans les registres des causes, des symptômes et de l’anatomie, les définitions desdifférentes formes de la folie n’ont pu se découper et se donner que dans une pertinence limitéeet provisoire, parce que valables qu’à l’intérieur d’une approche définie. Facon élémentaire dedénoncer à quel point les unités ayant organisé le pathologique n’étaient pas « naturelles », maisartificielles (puisque dépendantes d’une approche tantôt étiologique, tantôt symptomatique, tantôtanatomo-pathologique), Kraepelin pointe que presque aucune « maladie mentale », à l’exceptionnotable de la paralysie générale, ne se révèle homogène dans ces trois registres : c’est donc quechacune de ces approches de la folie n’a pu l’ordonner qu’à des distinctions arbitraires, selondes délimitations « artificielles et trompeuses », puisque essentiellement divergentes par rapportà celles que chacun des autres critères a pu produire, pour son compte propre.

En fait, si chacune des approches mentionnées a défini ses propres unités et ses propres cor-rélations, obligeant pour chacune d’elle à une description indépendante, c’est qu’aucune n’aété capable comme telle de saisir « l’unité » d’aucune maladie en son « essence » – sans quoielles devraient coïncider. C’est que, conformément au postulat naturaliste, toute unité apparte-nant à un certain niveau ne trouve sa « délimitation naturelle » et pour ainsi dire sa légitimiténosologique que si elle peut s’intégrer à un niveau complémentaire, se recouper avec une unitéproduite selon d’autres critères : le même « objet » doit s’identifier dans les mêmes contoursquel que soit l’angle de vue où il se profile et par lequel on l’appréhende. C’est pourquoi Krae-pelin réclame d’une « entité morbide réelle » qu’elle puisse redéfinir son unité et se retrouverdans ses limites naturelles quelle que soit la facon de l’envisager : qu’on la regarde du pointde vue de sa cause, de sa symptomatologie, de sa signature anatomique, une telle « maladienaturelle » doit présenter la même unité. Contre les distinctions autonomes, valables que tropprovisoirement parce qu’à l’intérieur d’une seule et même approche, Kraepelin exige donc le

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minimum de convergence qu’« une maladie réellement naturelle » doit pouvoir tracer entre lestrois registres.

Concrètement, puisqu’on ne peut que relativiser les promesses de l’anatomo-pathologie « toutcela n’est que de la musique de l’avenir » ; puisque l’étiologie des maladies mentales reste la plu-part du temps inaccessible et hautement hypothétique, et ne peut donc servir à circonscrire aucuneunité légitime « dans la plupart des cas de folie, les causes du trouble mental nous sont cependantencore complètement inconnues » ; puisque l’approche symptomatique se trouve dévaluée parcequ’elle se confronte à ce fait, que le tableau clinique ne permet pas « de distinguer l’essentielde l’accidentel et du secondaire », et ne livre jamais d’emblée la clé de son organisation (toutau plus offre-t-il une couleur trompeuse, mais non ses lignes de force) ; puisque enfin ces troisapproches, travaillant séparément, n’ont pas permis de produire de classification stable d’« unitésmorbides cohérentes », mais seulement des unités divergentes et concurrentes, alors il convientde s’appuyer simultanément sur ces trois registres, qui, convergeant vers la maladie naturelle,devraient se confirmer les uns les autres ultérieurement, en recoupant leurs unités.

Chacune des éditions du Traité, au moment d’introduire au cœur du « problème des classifica-tions en psychiatrie », rappelle cette méthode synthétique et cette ambition naturaliste, en brodantsur cette trame inchangée :

« Si nous possédions une connaissance approfondie et exhaustive de tous les détails dansun seul de ces trois domaines – l’anatomie pathologique, l’étiologie ou la symptomatologiede la folie – alors non seulement il serait possible d’en tirer une classification cohérente etcomplète des psychoses, mais en plus chacune des trois classifications ainsi obtenues coïnci-derait – cette exigence est la pierre angulaire de notre recherche scientifique – avec les deuxautres pour les choses essentielles. Les cas morbides produits par les mêmes causes présen-teraient toujours les mêmes manifestations et les mêmes lésions anatomo-pathologiques.Il ressort de ce point de vue fondamental que, [pour le moment], la classification cliniquedes troubles psychiques doit s’étayer simultanément sur les trois principes de classement,auxquels on devra aussi ajouter les informations tirées de l’évolution, du pronostic et biensûr, du traitement. » ([3], p. 238).

Voir également la répétition littérale de cette profession de foi dans chacune des éditionsultérieures ([5], p. 314) ; ([6], vol. II, p. 4) ; ([7], vol. II, p. 5) ; ([8], vol. II, p. 14).

On notera qu’une telle conception fonctionne encore comme une promesse – que signale leconditionnel – et on en comprend l’enjeu rêvé : définir des entités morbides réelles, c’est-à-direhomogènes pour les différentes approches de la folie, et les fixer définitivement, un peu commeon y épingle un spécimen botanique15, dans le système d’une classification naturelle. Établir uneclassification d’unités morbides identiques pour toutes les compétences régionales. Avec, commecorollaire de la solidarité des causes, des traces anatomiques et des effets symptomatiques, lacertitude que, quelle que soit la méthode employée (anatomique, étiologique ou symptomatolo-gique), si celle-ci est suffisamment développée, les unités qu’elle définit devraient converger verscelles des deux autres : à l’extrême, la convergence des approches serait telle qu’au cœur de leurarticulation, leurs distinctions propres s’effaceraient au profit d’une « pure » unité partagée.

Cette exigence de « convergence » des approches vers un centre naturel, selon le mot justeque Paul Hoff a trouvé pour nommer l’ambition kraepelinienne ([43], p. 269), a une stabilité

15 À la suite d’un témoignage par Kraepelin lui-même [48], on a souvent souligné sur ce point la proximité qu’il atoujours entretenue avec son frère, le zoologiste Karl Kraepelin (1848–1915): il lui devrait la passion pour la botaniquequ’il a poursuivie toute sa vie durant.

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App rochesymptom atolo gique

App roche étiolo gique

Enti tés morbidesnaturelles

App roche anatom o-

patholo gique

Fig. 1. Principes de la nosologie kraepelienne : l’idéal-cible de l’« entité morbide naturelle » (Natürliche Krankheitsein-heiten).

d’ensemble dans la nosologie kraepelinienne telle qu’on pourrait aisément la donner à voir, en lafigurant par un schéma (Fig. 1).

On y lit que seules les entités pouvant faire valoir leur unité auprès des trois niveaux de définition– la même anatomie pathologique, les mêmes causes, la même forme symptomatique, bref, lesmêmes coordonnées dans « toutes les particularités du tableau » – forment des unités morbidesréelles, naturelles : voilà placé au centre de la nosologie kraepelinienne l’idéal qui, plus que toutautre problème, a mis en mouvement sa propre recherche.

Mais l’on a tôt fait de repérer qu’un tel idéal « soulève d’inextricables difficultés » ([49], p. 493).La réception immédiate d’un tel modèle n’a d’ailleurs pas manqué de soulever son lot d’objections,parmi lesquelles celles de Jaspers sont probablement les plus incisives – il a parfaitement pointéque « l’idée d’unité morbide est en vérité une idée dans le sens que lui attribue Kant : c’est leconcept d’une tâche dont le but est impossible à atteindre parce qu’il est situé à l’infini ; [. . .]l’idée de l’unité morbide n’est pas une tâche accessible, mais [seulement] une table d’orientationtrès utile. [. . .] L’erreur commence dès qu’à l’idée on substitue une apparence de résultat » ([50],p. 442). On ne reprendra pas le détail de ces critiques, qu’appelle nécessairement l’importationdans la psychiatrie d’un « modèle de maladie »16 qui lui est somme toute extérieure, mais onsoulignera comment il interroge l’organisation de l’édifice kraepelinien elle-même.

C’est qu’on a déjà trop œuvré, d’une facon générale, à reconstituer fidèlement l’argumentationkraepelinienne dans sa cohérence, à rappeler comment elle s’est historiquement constituée dansson temps, à voir à quoi elle répondait et à qui elle s’adressait, en omettant de l’interroger danssa constitution indigène : on s’est jusqu’alors employé à reconstruire la rationalité kraepelinienne

16 Sur ce point, on invitera le lecteur à se reporter à l’analyse des « modèles médicaux et la pluralité des savoirs enmédecine » entreprise par Georges Lantéri-Laura. Notons qu’il y concluait (de facon éloquente pour notre texte tant il viseun modèle qui intéresse Kraepelin) que « les maladies mentales n’ont en rien l’obligation de se modeler sur la paralysiegénérale, car la maladie de Bayle correspond seulement à l’un des modèles possibles du concept opératoire de maladie. »([51], p. 456).

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dans son ensemble, pour voir ce qu’elle influence, alors qu’il s’agit de la déconstruire, pour voircomment elle fonctionne.

Et voilà l’énigme centrale de l’heuristique kraepelinienne : la présentation d’un tel modèle épis-témologique n’explique en rien la « découverte » (les guillemets s’imposent) des entités concrètes.Tout au plus concoit-on qu’il appelle une refonte totale de la nosographie jusqu’alors en vigueur :mais rien n’explique comment il a pu produire les nouvelles unités que l’on connaît. Là où chacunindique que la méthode kraepelinienne est déterminante pour comprendre la promotion de sa noso-graphie effective17, on ne peut que s’étonner que son rappel puisse se faire sur le fond d’un silenceconcernant les innovations positives – comme si la solidarité tant proclamée entre la méthode etla construction des entités kraepeliniennes n’était qu’un effet de surface, ou un effet d’écriture.

C’est ce que l’on essayera de rendre sensible au lecteur – et pour ce faire, pour illustrer cettedistance du modèle aux entités concrètes, on peut commencer par retourner le schéma kraepeliniensur lui-même : si l’on convoque les entités promues par Kraepelin dans la nosographie, les soi-disantes « découvertes », et qu’on tente de les distribuer sur le schéma nosologique dont il s’estdoté et que l’on a formalisé, on ne sait pas où les positionner. Qu’on mobilise les formes de la« démence précoce », la « folie manique-dépressive », la « paranoïa » dans la redéfinition étroitequ’elle recoit de Kraepelin, ou mêmes les « paraphrénies », qu’on choisisse les définitions quinous arrangent dans l’intégralité du corpus, on ne parviendra pas à les situer au centre naturel dece schéma sans avoir le sentiment de ce qu’une telle décision comportera d’arbitraire : car tantd’un point de vue étiologique que symptomatologique, et, plus encore, anatomo-pathologique,aucune de ces entités n’est suffisamment déterminée pour prétendre s’y inscrire.

Or ce n’est pas l’effet d’un manque plus ou moins provisoire dans le savoir « si nouspossédions. . . » : ce qui est réellement en cause, c’est d’une part que la « naturalité » de la maladiementale est ce qu’il y a de plus inaccessible dans le schéma kraepelinien, et d’autre part le fait quela caractérisation positive des entités kraepeliniennes, envisagées chacune pour elle-même, pro-cède d’une construction qui ne passe pas par ce schéma nosologique, et ne répond pas à l’ambitionaffichée en pleine lumière.

D’ailleurs, pour le lecteur moderne d’emblée mis en face d’un tel modèle, l’obscurité desdécouvertes kraepeliniennes s’efface-t-elle entièrement ? L’ambition qui définit toute l’entreprisekraepelinienne, de décrire des maladies vraiment naturelles en synthétisant les données étiolo-giques, anatomo-pathologiques et symptomatologiques, explique-t-elle seule comment se sontconstituées, concrètement, leurs délimitations successives et leurs définitions ? Il faut assurémentreconnaître que non.

Du reste, on peut redoubler ce constat en procédant d’une facon inverse, c’est-à-dire, non pasen partant du schéma pour tenter d’y distribuer les entités, mais en s’intéressant aux entités qu’ilgouverne soi-disant, pour essayer d’y retrouver la marque de ses déterminations. Si l’on convoquepour cela les passages de l’œuvre où Kraepelin présente leurs définitions – ou même si l’on s’entient à la littérature secondaire leur ayant consacré d’innombrables « historiques », tout en passantsous silence le modèle de maladie auquel elles étaient supposées s’articuler – chacun pourra alorsnoter comme un indice supplémentaire de la discordance énigmatique que l’on veut pointer, le faitque, dans tous les cas où l’on envisage ces entités de front et isolément, le modèle kraepeliniensous-jacent, qui soi-disant commande tout, y apparaît si peu solidaire des entités définies, qu’on

17 « Rien ne peut être compris à l’étude des maladies mentales, telle que la concevait Kraepelin, si on ne s’est pas assimiléau préalable sa méthode. » ([52], p. 336).

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ne se le rappelle pas sans y être aidé. Comme s’il n’était, finalement, ni impliqué ni nécessairedans la voie de leur mise au jour.

C’est qu’il y a une cassure qui travaille l’œuvre de Kraepelin, et qu’il faut faire apparaître sousl’apparence de cohérence qui boucle le monument kraepelinien sur lui-même. Cette cassure par-tage deux pans disjoints, quoiqu’ils puissent apparaître solidaires au premier regard : c’est, d’unepart, l’espace de l’ambition méthodologique, du programme de recherche, du modèle naturaliste,c’est-à-dire de la promesse que l’on analyse ici, d’autre part, l’espace de la réalisation effective, desinnovations nosologiques, de la construction nosographique aboutie, et dont on a renvoyé l’analyseà plus tard. Entre ces deux espaces dont on souhaite montrer l’autonomie, il faut savoir lire ce hiatusdu texte kraepelinien, que l’on repère aisément si l’on saisit, derrière la bravoure rationaliste quereprésente le modèle de « l’unité morbide naturelle », qu’il demeure incapable d’expliquer seul lemécanisme de composition des entités concrètes. Comme si chez Kraepelin, en fait, l’ambitiondu modèle devait s’établir fermement dans une déclaration liminaire, mais que pour être mieuxoubliée dans le temps second de sa mise en œuvre ; comme si la profession de foi scientifique devaitse poser d’abord, pour s’en dispenser ensuite. Car la « découverte » ne vient pas, chez Kraepelin,dans la droite ligne du « programme épistémique » qui la prépare et du « discours méthodologique »qui l’encadre officiellement : elle se met en place ailleurs. Et si elle ne répond pas aux exigencesde la méthode qu’il place au frontispice de son entreprise, si elle ne s’obtient pas conformémentà la voix méthodologique qui l’annonce, c’est qu’elle se concrétise de facon plus obscure.

Il y a un paradoxe qui manifeste encore un peu plus cette cassure, cette coupure invisible dutexte kraepelinien : la stabilité de sa conception nosologique d’ensemble (et la promesse qu’ellecomporte de saisir en son essence, et comme définitivement, la maladie naturelle) y est toujoursopposée à l’instabilité chronique des unités finalement définies, et sans cesse remaniées. C’est cequi frappe quand on parcourt les éditions successives du Lehrbuch : alors que l’ambition naturalisteest toujours maintenue et inlassablement rappelée dans les mêmes termes, les descriptions desentités qui y prétendent, en revanche, sont sans cesse amendées, remaniées, voire totalementrefondues – comme si le modèle de la maladie naturelle était toujours maintenu en droit et jamaisatteint en fait.

C’est pourtant bien ce qui se formule dans cette rhétorique de la promesse : approcher uncentre naturel vers lequel convergeraient toutes les « données » du savoir, mais un centre quin’est pas atteignable, toujours fuyant, qui se dérobe au moment où l’on croit l’atteindre – d’où latransformation continue des entités. Car bien sûr, il faut bien le noter, les catégories définies sonttoujours susceptibles d’être transformées par la suite ; il y a toujours appel chez Kraepelin, aucunjugement concernant la folie n’est définitif. On l’a souvent souligné, mais comme pour l’innocenterde la rigueur obsessionnelle qu’on prête si volontiers au nosographe : on en a fait le signe d’unequalité, celle de n’avoir pas d’idée suffisamment arrêtée pour s’interdire d’en changer, et approcherainsi toujours un peu plus la vérité ; mais dans les faits, si les définitions kraepeliniennes ne peuventêtre que provisoires, ce n’est pas par souci d’y intégrer le cumul indéfini des connaissances, maisparce que la « naturalité » de la maladie kraepelinienne est ce qu’il y a de moins établi.

6. Conclusion

C’est ici que s’achève la définition du premier programme de recherche de Kraepelin. Maisc’est ici aussi que se dessine ce que l’on veut pointer comme le pli essentiel du texte kraepeli-nien : car si la construction des entités kraepeliniennes ne déploie pas à partir de cette méthodesynthétique, si elle s’effectue ailleurs et autrement – à preuve que les « maladies » que Kraepelincroit « découvrir », il ne saurait les épingler sur ce schéma nosologique – il reste à caractériser

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leur mode de production effective. C’est que, si la nosographie kraepelinienne s’est constituée defacon autonome par rapport à cette ambition programmatique, si elle répond à d’autres règles, ensorte qu’elle est pour ainsi dire flottante au-dessus de ce schéma, sans jamais parvenir à s’y ancrerréellement, il reste à comprendre comment elle s’est organisée, et comment elle fonctionne – celadésigne légitimement la place d’une future recherche.

On peut cependant en anticiper la direction : elle viserait à confronter ce programme épistémo-logique aux découvertes concrètes, qui passent chez Kraepelin, on le sait, par l’adoption massived’un critère d’évolution comme définition des différentes formes de psychoses elles-mêmes.

Tel est l’axiome central qui va en effet finir par orienter Kraepelin, dans la mise en place de saVerlaufspsychiatrie – littéralement, la « psychiatrie évolutive », la psychiatrie œuvrant à un suiviau long cours : « Concernant la classification des troubles mentaux, je fus progressivement forcéde constater l’importance de l’évolution de la maladie. Néanmoins, je ne parvins alors à aucuneconclusion claire, parce que, pour un grand nombre de patients, je n’avais pas l’opportunité desuivre le développement entier du trouble, depuis son début jusqu’à son dernier état » ([48], p.44). Inutile de détailler les conditions institutionnelles et l’épopée administrative qui permirentà Kraepelin de mettre en place le cadre de sa recherche18 – il suffit d’en rappeler simplementl’intrigue centrale : « Le suivi systématique du destin au long cours de mes patients nous permitde faire des progrès considérables. [. . .] Pour cette raison, je décidai d’examiner les patients quiavaient été transférés de la clinique vers les grands asiles psychiatriques, avec l’intention d’obtenirune idée claire des changements que la maladie avait causés avec les années. » ([48], p. 44).

Ainsi se constituera, chez Kraepelin, tout un second discours sur la folie, qui visera à ladéchiffrer sur le seul critère de son évolution – « second discours » qui viendra en quelque sortese superposer, sans s’y intégrer pleinement, au discours méthodologique encadrant sa conceptionsynthétique de « l’entité morbide », telle qu’on l’a située plus haut.

C’est ce qui explique que la construction des entités kraepeliniennes ne répondra pas au schémanosologique intégratif que l’on a présenté : c’est qu’elles ne s’isoleront, dans la masse des cas, quepar le trajet qu’elles dessinent dans l’espace du pathologique, et non la synthèse des données quisont, la plupart du temps, muettes ; c’est qu’elles apparaîtront et se découperont dans le mouvementqu’elles imposent au cas, et non par la couleur qu’elles donnent au tableau clinique ; c’est qu’elless’établiront, dans leur unité, sur la seule perspective de leur évolution.

Tout se passe alors comme si, en affichant en pleine lumière son ambition méthodologiqueet son schéma nosologique, Kraepelin exhibait en fait un faux problème, et (se) trompait surl’intrigue essentielle de l’heuristique kraepelinienne : soit la transformation du regard clinicienvisant à déchiffrer la maladie mentale comme une évolution. C’est cela qui dessinera le pli dutexte kraepelinien (pli ayant tout à voir avec l’hiatus pointé plus haut) : la « méthode synthé-tique » poursuivie sans relâche, cherchant patiemment et péniblement à fusionner les donnéessymptomatologiques, étiologiques, anatomiques, y sera en effet toujours « ralongée » in extremispar l’adoption d’une analyse évolutive, ou, pour mieux dire, doublée – à tous les sens du terme,c’est-à-dire augmentée et dépassée – par le recentrement de l’analyse sur l’unique critère évolutif,seul à être véritablement efficace.

Or c’est aussi l’efficacité cachée de ce ressort de la nosographie kraepelinienne – qu’on sepropose de mettre en lumière ailleurs – qui justifiera que les entités définies par Kraepelin, sansjamais s’ancrer dans aucune « naturalité » définitive, seront bien plus ouvertes que ne pourraitle laisser supposer leur cadre nosologique officiel : d’où leur réinvestissement possible par la

18 Sur l’épopée administrative qui permit à Kraepelin de mettre en place les conditions de son travail, voir [53].

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phénoménologie ou la psychanalyse, alors chargées de leur (re)donner la consistance nosologiqueque Kraepelin n’a pu leur prêter que sur une erreur, ou leur conférer que par un abus. C’étaitd’ailleurs strictement la position de Freud à l’origine19, et à sa suite, celle d’une partie de lasociété de l’Évolution psychiatrique, dans son moment fondateur.

D’où, aussi, ce destin paradoxal de l’héritage kraepelinien, par lequel, aujourd’hui, les entitéskraepeliniennes trouvent un abri plus sûr dans des cadres théoriques a priori éloignés de sonépistémè, alors qu’à l’inverse, elles se trouvent sans cesse sous la menace d’une déconstructiondans la recherche dite « néo-kraepelinienne » [16,55,56], usant du nom pour mieux faire écran àla lettre du texte.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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19 « Je tiens pour une démarche tout à fait justifiée de Kraepelin de fusionner beaucoup de ce qu’on a précédemmentappelé paranoïa avec la catatonie et d’autres formes en une nouvelle entité clinique, pour laquelle à vrai dire le nom dedementia praecox a été choisi d’une facon particulièrement maladroite. » ([54], p. 298).

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